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Brosses, Charles de. Formation méchanique des langues. Tome premier – T01

Traité
de la formation
méchanique
des langues
et
des principes physiques
de l'étymologie.

Chapitre premier.
Plan général de cet Ouvrage.
Que l'art étymologique n'est
pas un art inutile ni incertain.

1. La fabrique des mots roule sur quatre
élémens entierement dissemblables entre
1eux ; l'être réel, l'idée, le son, &
la lettre.

2. Leur réunion en un même point
prouve, que malgré leur dissemblance,
elles se tiennent par un lien secret,
principe nécessaire de la fabrique des
mots, & qu'il est question de découvrir.

3. Cause de leur réunion & des premiers
germes ou racines des mots.

4. Cause de leur écart immense dans le
progrès & le développement des Langues ;
maniere de les réduire par l'analyse aux
mêmes principes généraux & communs.

5. Nécessité de rassembler de petites observations
particulieres, pour en déduire
les principes généraux.

6. Ce Traité roule sur l'opération matérielle
de la voix, non sur l'opération spirituelle
de l'ame qui la dirige.

7. La vérité des mots est leur conformité
avec les choses nommées.

8. L'étymologie n'est pas un art incertain.

9. L'étymologie n'est pas un art inutile.2

1. La fabrique des mots roule sur quatre
élémens entiérement dissemblables entre
eux ; l'être réel, l'idée, le son, & la
lettre.

Le but principal de ce Traité
est d'examiner le matériel de la
parole, ce grand appanage de
l'humanité, qui contribue à élever l'homme
au-dessus des autres animaux, au même
dégré qu'il a plû au Créateur de douer
l'espece humaine par-dessus toute autre,
de cette importante faculté naturelle. Son
usage consiste à rendre par la voix ce que
l'ame a reçu par les sens ; à représenter de
nouveau au-dehors ce qui est au-dedans,
& qui y étoit déja venu du dehors. L'objet
extérieur & physique ; l'impression que
son image porte & laisse dans le cerveau ;
l'expression de cette image par un son vocal
qui s'y rapporte réellement ou conventionellement ;
la peinture de ce même son
fixé par des caracteres qui lui donnent de
la permanence, qui montrent tout à la fois
3l'objet, l'idée de l'objet, & l'expression
vocale de l'idée, dans le tems même où
tout cela est absent : Que de choses éloignées,
disparates, inalliables, à ce qu'il
semble, & pourtant réunies en un fort
petit point, & par des moyens fort petits
en apparence ! Que de merveilles, qui,
pour être devenues trop communes, ne
touchent plus que ceux qui s'appliquent à
considérer de près le jeu admirable des
ressorts d'une Méchanique si composée dans
ses effets, si simple dans ses principes, si
étendue dans son progrès, si naturelle
dans son opération ! Comment tant de
lignes si divergentes ont-elles pu se rencontrer
dans un même centre ? Comment
l'être réel, l'idée, le son, & la lettre,
quatre choses d'une nature si opposée, &
qui paroissent si peu conciliables, se sont-elles
ainsi rapprochées ? Je laisse à part la
transmission des objets corporels à l'ame :
c'est une Métaphysique encore plus haute
que celle qui m'occupe ici. Mais quel
rapport entre l'idée & le son vocal si
différent de l'idée, si différent de l'objet,
4produit par le mouvement matériel des
organes situés dans la bouche ? Quel
rapport entre le son invsible, mobile,
aërien & la peinture littérale, fixe &
visible ?

2. Leur réunion en un même point, prouve
que malgré leur dissemblance, elles se
tiennent par un lien secret, principe
nécessaire de la fabrique des mots, &
qu'il est question de découvrir.

Il faut bien néanmoins qu'il y ait entre
toutes ces choses une relation cachée qui
ait pu conduire de l'une à l'autre. Je dis
une relation physique & nécessaire dans
son premier principe, non simplement
arbitraire & conventionnelle, telle que
nous l'appercevons aujourd'hui, depuis que
l'homme, à force d'usage, d'habitude &
d'inadvertance, a bâti, détruit, rebâti
l'édifice immense & toujours ruineux des
langages quelconques, en s'écartant du
fondement solide sur lequel il avoit été nécessité
de poser les premieres pierres, qui,
seules dans toute la construction, restent
5éternellement stables sans s'écrouler. Quelques
écarts qu'il y ait dans la composition
des Langues, dans la fabrique des mots,
quelque part que l'arbitraire puisse y avoir,
la convention n'a pu s'établir qu'en vertu
d'une raison effective, née de l'existence
même & de la propriété des choses. L'expérience
nous montre qu'on retrouve cette
raison, en suivant le fil pied à pied jusqu'aux
premieres sources. Sans elle l'arbitraire
même, qui la cache ou la défigure,
n'auroit jamais eu lieu. L'homme n'est
pas créateur de la matiere ; obligé d'employer
l'organe vocal, tel qu'il l'a reçu
de la nature, il n'est pas même ici l'artiste
de l'instrument dont il se sert : il ne fait
donc que donner bien ou mal, la forme
dont le sujet est susceptible ; car c'est la
matiere qui détermine la forme ; c'est
dans ses propriétés que réside le principe
physique & primordial de toute l'opération.
Quand la nature a mis des barrieres insurmontables
entre les êtres, nul pouvoir
humain ne peut les réunir ; & puisqu'il
l'a fait ici pour des especes qui paroissent
6si peu susceptibles d'être amenées à ce
point de réunion, il faut qu'elles se tiennent
par un lien secret, qu'il est question
de découvrir.

3. Cause de leur réunion & des premiers
germes ou racines des mots.

Essayons d'y parvenir, selon la maxime
ci-dessus établie, par l'examen du matériel
de la parole & des mots, par l'analyse
exacte de chaque partie de la machine
vocale, de chaque mouvement propre
aux diverses parties, résultant nécessairement
de leur construction naturelle, telle
qu'elle sera décrite dans les chapitres de
l'organe de la voix : de l'opération propre
de chacune de ses parties
 : de l'alphabet
organique
.

Nous y verrons d'abord que chaque
organe de la bouche, imprimant à l'air
un certain mouvement déterminé par la
nature de sa construction, produit un bruit
pareillement déterminé, & qui n'est susceptible
que d'une légere variation. Que ces
bruits sont en petit nombre. Que, dès
7qu'une fois la construction & le mouvement
propre de chaque organe est connu,
l'oreille qui entend les bruits reconnoît
sans peine de quel organe chacun d'eux est
parti. Qu'elle peut facilement discerner ce
qui n'est qu'une variété du même mouvement,
d'avec les bruits essentiellement
différens, comme étant provenus
d'un autre organe ; & ranger ainsi tous
les mouvemens imprimés à l'air par la
voix humaine, chacun sous la classe de
l'organe qui les a modulés. Chacun de ces
sons ou mouvemens articulés, est le premier
germe d'un certain nombre de racines.
Le nombre des racines ainsi produites
n'est pas grand ; mais celui des
branches, ou dérivés qui sortent des racines
est presque infini.

Nous verrons ensuite, que lorsque
l'homme veut représenter par la voix
quelque objet réel, & faire passer dans
l'oreille d'autrui l'idée de cet objet qu'il
a lui-même dans l'esprit, il ne peut employer
de méthode plus naturelle, plus
efficace, plus prompte, que de faire avec
8la voix le même bruit que fait l'objet qu'il
veut nommer. Car il y a peu d'objets qui
n'en fassent ; & c'est de ce bruit sur-tout
dont on se sert pour imposer les noms
originaux. Rien de plus simple que d'adopter
cette méthode, puisque la parole
s'adresse à l'ouïe. Un Sauvage qui veut
nommer un fusil, ne manque pas de l'appeller
pouh. On veut nommer un certain
oiseau, on dit Coucou, parce que l'oiseau
a fait entendre un pareil son. Premiere
méthode méchanique &c naturelle de la
formation des mots.

L'organe prend, autant qu'il peut, la
figure qu'a l'objet même qu'il veut dépeindre
avec la voix : il donne un son
creux si l'objet est creux, ou rude si l'objet
est rude ; de sorte que le son qui résulte
de la forme & du mouvement naturel de
l'organe mis en cet état, devient le nom de
l'objet ; nom qui ressemble à l'objet par
le bruit rude ou creux que la prononciation
choisie porte à l'oreille. A cet effet, la voix,
pour nommer, emploie par préférence celui
de ses organes dont le mouvement propre
9figurera le mieux à l'oreille, soit la chose,
soit la qualité ou l'effet de la chose qu'il
veut nommer. C'est la nature qui conduit la
voix à se servir, par exemple, d'un organe
dont le mouvement soit rude pour former
l'expression racler. Seconde méthode.

Ces principes, auxquels je joins en
passant quelque exemple évident & familier,
propre à les éclaircir, sont généraux,
naturels & physiques. Ce n'est pas ici le
lieu de leur donner tout leur développement.
J'y viendrai dans la suite, pied
à pied. Il en faudra conclure que si les sons
vocaux signifient les idées représentatives
des objets réels, c'est parce que l'organe a
commencé par s'efforcer de se figurer lui-même,
autant qu'il a pu, semblable aux
objets signifiés, pour rendre aussi par-là
les sons aëriens qu'il moule le plus semblables
qu'il lui est possible à ces objets.
Nous en aurons la preuve dans les Chapitres
de la Langue primitive & de l'Onomatopée
.

Avant que d'aller plus loin, passons un
moment des sons vocaux au caractere
10d'écriture. Nous verrons le même systeme
naturel de ressemblance s'établir entre le
caractere & l'objet qu'il veut désigner ;
car la premiere méthode d'écriture a été
de figurer grossiérement aux yeux les
objets même qu'on vouloit faire connoître.
La vue de la figure réveillant l'idée de
l'objet dépeint, la voix appliquoit aux
caracteres tracés le même son par lequel
elle avoit nommé l'objet. Ainsi dans l'ancienne
écriture Chinoise, le caractere par
lequel on écrit Soleil en a la figure, &
se prononce par le même son qui signifie
soleil. Cette méthode-ci ne regarde encore
que l'écriture représentative la plus
sauvage. Mais nous verrons bientôt que
cette formule grossiere a donné naissance
aux hiéroglyphes plus composés, desquels
on a enfin tiré la figure des plus anciens
caracteres alphabétiques.

Le tout donc tendoit d'abord, dans
l'écriture comme dans la voix, à cette
ressemblance avec l'objet exprimé. Si le
caractere écrit signifie les sons vocaux,
c'est donc parce qu'il a commencé par
11ressembler, autant qu'il a été possible, à
l'objet nommé & signifié, ainsi que je
le montrerai dans le Chapitre de l'écriture
primitive
. De sorte que la réunion de
trois especes par elles-même aussi disparates
que le sont l'idée, la voix, & la
lettre, résulte de ce commun effort d'assimilation
& de leur tendance vers l'objet
signifié, où elles trouvent un centre commun
établissant entr'elles une relation
non seulement intuitive, mais réelle,
& dont l'effet est d'une extrême promptitude.

La parole commence dès l'enfance, dès
que les organes de la voix ont acquis
assez de force pour articuler. Mais tous les
organes vocaux n'acquierent pas à la fois
cette faculté d'opérer ; elle ne se développe
que successivement, selon que l'organe
est plus mobile, ou son opération plus
aisée. L'enfant qui ne peut encore mettre
qu'un de ses organes en jeu, est dans la
nécessité de rendre les seuls sons que cet
organe peut produire. Cet enfant veut
parler & nommer. Comment le pourroit-il
12faire autrement qu'en employant les
seules articulations dont il est encore capable ?
Il faut qu'il dise papa & mama,
qui sont les inflexions simples de l'organe
labial, le premier & le plus mobile de
tous : il faut que ces syllabes deviennent
les noms qu'il impose aux objets qu'il
nomme. Il n'y a ici aucun choix de sa
part, car il ne peut articuler autrement :
c'est l'opération nécessaire de la nature ;
opération qui doit être à-peu-près la même
dans tous les langages, dans tous les pays,
puisqu'elle n'a rien d'arbitraire, de conventionel,
ni d'autrement possible. Troisieme
méthode naturelle de former les mots.

Je dis donc que s'il y a certaines
expressions qui se développent reguliérement
les premieres, dès que la faculté
de parler commence à se mettre en exercice ;
que si ces expressions se retrouvent
essentiellement les mêmes chez les
peuples des quatre angles de la terre, il
en faudra conclure qu'elles sont natives au
genre humain ; nécessairemént résultantes
de la structure physique de l'organe vocal,
13& du produit de son plus simple exercice.
L'examen des premiers mots du langage
enfantin nous en fournira la preuve.

Une des observations précédentes (sçavoir,
que chaque organe, en raison de sa
construction, a un mouvement qui lui est
propre, d'où il résulte dans l'air un son
déterminé) nous conduit à de plus étendues.

En comparant le son rendu par un organe
avec le nom donné à cet organe, nous
aurons lieu de remarquer qu'ils sont semblables ;
qu'on s'est servi de ce son naturel
à l'organe, pour le nommer lui-même :
que l'articulation gheu est, par exemple,
l'articulation propre à la gorge ; & que le
mot gorge a. pour base ou racine cette
articulation, & la fait entendre. Voilà
donc une relation habituelle entre le mouvement
propre d'un organe, entre le son
produit par ce mouvement, & les mots
servant à exprimer les noms, tant de cet
organe que des choses relatives à son
action, à sa figure, &c. comme les noms
même donnés à ces organes, aux dérivations,
14aux comparaisons qui en sont
tirées, nous l'indiquerons ci-après. Il est
clair que le mouvement propre de l'organe
& le son qui en résulte, ont tout
naturellement déterminé à nommer l'organe
par un tel son. En deux mots, le
mouvement d'un organe produit un certain
son : on veut nommer l'organe : on se sert
de ce son pour le nommer ; avec raison
assurément ; car il ne pouvoit être mieux
désigné que par son opération propre :
Quatrieme méthode.

Nous avons vu que l'instrument vocal,
lorsqu'il veut nommer, cherche naturellement
à imiter les bruits aisés à contrefaire
Il va plus loin sur le même principe.
L'expérience & les observations en très-grand
nombre, nous montreront encore
une liaison habituelle entre un certain son
provenant d'un certain organe, & tout
un genre d'idées ou de choses considérées
sous une certaine face. Nous observerons
que la plûpart des objets qu'on a pu
considérer comme étant par leur nature
dans un état de stabilité (par exemple)
15tirent leur nom d'une certaine racine, ou.
d'un certain mouvement d'organe plus
propre que nul autre à désigner cet état.
Que ceux qu'on a pu considérer comme
étant dans un état de fluidité, d'excavation,
de rudesse, &c. fournissent de pareilles observations.
Qu'en chacun de ces cas, on a,
pour former la racine du nom de l'objet,
naturellement fait usage du mouvement de
l'organe le plus fixe, ou le plus mobile,
ou le plus creux, ou le plus rude, &c. comme
étant sur-tout propre à dépeindre l'effet
qu'on vouloit désigner. Ceci n'est qu'une
extension de la séconde méthode un peu
plus développée.

Nous aurons un juste sujet d'en induire
que la nature a mis un rapport entre la
forme du son & la maniere d'exister des
objets nommés, & que ce rapport est
naturellement fondé entr'elles sur une espece
de ressemblance imparfaite, telle que
le mouvement d'organe employé par préférence
peut la produire mieux qu'aucun
autre. C'est en effet ce qu'il sera difficile
de nier à la vue d'une foule d'exemples
16qui nous montreront que chaque classe de
choses, ou de considérations sur les choses,
se rapporte, quant aux noms qu'elles ont
reçus, à un certain mouvement propre
à l'un des organes, & s'articule presque
toujours par ce même mouvement vocal.

Arrêtons-nous quant à présent à ce
petit nombre de premiers principes ; &
n'indiquons dans le début que les plus
simples & les plus communs. Comme
premiers germes généraux du langage
humain, ils ont produit les racines d'où
sont sortis les mots usités dans le langage.
Il n'est pas tems encore d'indiquer par
quelles méthodes secondaires, & en vertu
de quelle force naturelle les mots sont
immédiatement sortis de leurs racines
pour former l'appareil immense de toutes
les langues. Car dans le mêlange & l'assemblage
confus de toutes les branches
dérivées, on ne parvient à connoître la
cause efficiente & constitutive de l'état
actuel de chacune, qu'en remontant à sa
racine, où l'on découvre comment &
pourquoi elle a été formée telle que nous
17la voyons ; comment & pourquoi il arrive
si souvent qu'un terme dérivé, pris dans
son acception commune & vulgaire, ne
participe plus à la nature spéciale de sa
racine, que par la forme, & non par le
sens ; car chaque principe simple du genre
de ceux que je me suis contenté d'exposer,
est devenu la source d'une dérivation fort
étendue, où la nature de sa cause premiere
subsiste encore, quoique souvent cachée
& difficilement apperçue, à moins qu'on
ne soit exercé à cette espéce d'examen. Les
premiers germes originaux sont en fort
petit nombre, correspondant au petit
nombre de leurs causes potestatives ; mais
leur développement est prodigieux. Telle
une graine d'orme produit un grand arbre
qui poussant des nouveaux jets de chaque
racine produit à la longue une véritable
forêt.

Si les expériences & les observations
réitérées nous montrent les choses telles
que je viens de les exposer, n'aurons-nous
pas un juste lieu de croire que, dans les
cas ci-dessus énoncés, tout roule primordialement
18sur deux principes matériels ;
l'imitation des objets par la voix, & le mouvement
propre à chaque organe en conformité
de sa structure ; qu'ainsi les premieres
opérations sur lesquelles s'est propagé tout
le systême de la parole, sont nées de la
nature physique des choses, ou de la
nécessité des effets résultans d'une cause
donnée, bien plus que de la réflexion
ou d'un choix arbitraire fait par l'esprit
humain ?

Mais puisque c'est la nature qui a posé
les premiers fondemens, puisqu'elle est l'auteur
véritable des premiers germes & des
vrais mots primitifs que les grammairiens
ont avec raison nommé racines ; puisqu'on
lui doit tous les termes qui sont
incontestablement radicaux ; n'en faut-il
pas tirer cette conséquence, qu'elle a
beaucoup influé dans le développement
du total ; qu'il est à propos de s'attacher
sur-tout à suivre, à démêler son opération
dans le progrès immense des langages
quelconques, si multipliés, si variés, si
dissemblables, mais peut-être, au moyen
19de cet examen, réductibles à un même
principe ? Les branches participent toujours
plus ou moins à la nature de leur racine,
quoique plus elles s'en éloignent, plus les
formes en deviennent arbitraires, bizarres
& anomales.

L'examen des premieres questions que
je viens d'exposer, joint aux observations
détaillées qui en donnent la solution, fera
voir d'où viennent les mots qu'on peut
appeller primitifs, comme étant immédiatement
engendrés des signes radicaux,
comme étant des troncs sortis de la racine,
& qui vont pousser un nombre infini
de branches.

L'examen de la derniere question montrera
où vont ces mêmes mots primitifs ;
comment les branches se propageant sur
le tronc même, & se subdivisant en une
infinité de dérivés, forment enfin sur un
petit nombre d'origines l'assemblage immense
& total d'une langue quelconque,
& de tous ses dialectes. Je traiterai ces
matieres dans les chapitres des racines : de la
dérivation : & de l'accroissement des mots.20

4. Cause de leur écart immense dans le
progrès & le développement des langues ;
maniere de les réduire par l'analyse aux
mêmes principes généraux & communs.

On ne pouvoit, au premier coup d'œil
comprendre comment quatre choses aussi
diverses que l'être réel, l'idée, le son,
& la lettre avoient pu converger en un
même point, pour y produire un même
effet. Mais quand on a percé ce mystère
difficile, on n'est pas moins étonné, dans
le progrès de l'observation, de reconnoître
à quel excès ces quatre choses, après
s'être ainsi rapprochées d'un centre commun,
s'écartent de nouveau par un systême
de dérivation qui rassemble toutes les irrégularités
que peuvent accumuler à l'envi
leur totale disparité d'actions, & qu'on
trouvera développées dans les chapitres
de la dérivation & du nom des êtres
moraux
. Chacun des quatre principes
élémentaires de la fabrique des mots
travaille à multiplier l'irrégularité de cette
21fabrique ; chacune diverge sur sa propre
trace, ou, qui plus est, s'égare sur la
trace de l'un des autres. L'esprit dérive
d'idée en idées ; la voix, de sons en sons ;
la main, de figures en figures. Que sera-ce,
si l'idée vient à s'écarter sur la route du
son, ou sur celle de la figure, lorsque
leurs opérations n'ont aucune ressemblance
avec la sienne ? De-là tant de locutions
si peu analogues à leur origine, mais
pourtant invétérées par l'usage. Disons
plus ; de-là tant d'opinions bizarres, tant
d'existences imaginaires, nées de l'empire
que les mots usités prennent sur l'esprit
humain, qui s'accoutume fort vîte, & sans
réflexion, à prendre de simples paroles
pour des êtres très-effectifs, lors même
qu'elles ne signifient rien de réel. La parole
& l'écriture sont les instrumens de l'esprit ;
souvent l'ouvrier guide l'instrument ; souvent
aussi l'instrument guide l'ouvrier,
qui auroit opéré d'une toute autre maniere,
s'il eût eu en main un tel outil au lieu d'un
tel autre. Cependant l'ouvrage reste, bien
ou mal fait, passable ordinairement dans
22son total, quoique par-fois mal assemblé
dans ses parties. S'il y en a qui paroissent
s'écarter de leur but, ou n'y tendre que
d'une maniere trop indirecte, on en trouvera
cependant un grand nombre parmi
celles-ci, qu'on peut ramener à l'analogie
commune, en les examinant, en les décomposant,
en repassant sur la piste qui
s'est écartée de la route ordinaire. Quant
à celles qu'il n'est plus possible de décomposer,
ne sera-t-il pas juste de croire que,
par l'analyse, elles auroient donné les
mêmes résultats connus, & qu'elles peuvent,
ainsi que les autres, être ramenées
aux mêmes principes généraux & communs ?

5. Nécessité de rassembler de petites observations
particulieres, pour en déduire.
les principes généraux.

C'est le but que je me propose ; & je
sens que je suis plus obscur que je ne le
voudrois dans l'exposition rapide que j'en
viens de faire, comme on l'est toujours,
lorsqu'à la vue des conséquences on veut
23tout d'un coup remonter aux sources,
& faire toucher les deux extrémités sans
passer par les propositions intermédiaires,
sans parcourir le fil qui les tient l'une
l'autre. Mais je demande qu'on m'écoute
jusqu'au bout. Alors la liaison clairement
apperçue entre des choses où l'on n'en
auroit pas soupçonné, & les traces de
l'esprit humain mises à découvert, malgré
l'irrégularité de sa marche, rendront intelligible
ce qui ne l'étoit pas d'abord.
Ex fumo dare lucem cogitat. On verra
que la these que je me propose d'établir
n'a pas le défaut ordinaire des systêmes,
d'être gratuite & de s'éloigner de la
nature & de l'expérience.

Pour l'ordinaire on juge des esprits moins
par eux-mêmes que par la grandeur ou
par la petitesse des objets sur lesquels ils
s'exercent. En ce cas, un étymologiste
doit s'attendre sur le seul titre, à être
peu favorablement jugé de la plupart des
gens. Dans le cours de cet ouvrage, je
serai souvent obligé de procéder à l'anatomie
des mots. Le genre de mon sujet
24exige cette espece de travail, réellement
minutieux aux yeux de tout le monde
comme aux miens, & que beaucoup de
personnes, à qui je ne serai pas en peine
de répondre bientôt, regarderont comme
inutile, même dans son objet. Mais je
ne m'arrête aux mots que pour arriver
aux choses. Si j'en examine la fabrique
c'est dans l'espérance qu'elle me découvrira
celle des idées, & au lecteur intelligent
celle des opinions :

Sicque adopinamur de causis maxuma parvis.
Lucret.

C'est sans doute ce qui a dès-long-tems
fait penser à de très-bons esprits, que
la forme matérielle du langage mériteroit
bien que la philosophie lui consacrât une
science particuliere. Mais il faut se garder
de rédiger cette science en systême, avant
que l'expérience n'en ait recueilli les détails.
On ne fait point de grands bâtimens
sans amasser de petites pierres. Ce.n'est
qu'en rassemblant de petites observations
détaillées, qu'on parvient à généraliser
les idées. Les réflexions naissent des faits
25les propositions générales, presque toujours
abstraites, ne seroient ni facilement
entendues, ni suffisamment prouvées sans
le secours des exemples particuliers, dont
le concours uniforme donne la conclusion
demandée. Mon dessein est de me porter
toujours, autant qu'il sera possible, au centre
où toutes les lignes viennent aboutir :
de tâcher par des observations, des
analyses & des exemples, de mettre à
la main le nœud de toutes les petites
vérités de détail qu'on auroit à rechercher
sur cette matiere : de montrer les
les vues générales, qui embrassant les
rapports éloignés, & les réunissant en
une même classe sous leurs principes
communs, décident à la fois une infinité
de questions. Que s'il vient à m'arriver
de m'arrêter parfois à des remarques
qui paroissent n'avoir trait à aucune
proposition générale, quelle est la science
dont il faille exclure à la rigueur toute
recherche de pur amusement, de simple
curiosité ? Souvent même il arrive qu'elles
ont l'avantage imprévu d'amener quelque
26découverte qu'on n'attendoit pas. Un
homme réfléchi, s'il s'adonne à observer
la vérité avec des yeux exercés par l'étude
& par l'expérience, découvrira des
principes généraux où d'autres ne voyent
que des faits particuliers.

6. Ce Traité roule sur l'opération matérielle
de la voix, non sur l'opération spirituelle
de l'ame qui la dirige.

J'avertis d'avance que mon premier but
est d'observer les opérations corporelles
de l'organe vocal. Celui d'observer les
opérations de l'esprit humain dans l'usage
de la parole & dans la fabrique des mots,
n'est que le second. C'est en vertu de la
constitution physique des organes de la
voix humaine que je veux examiner comment
l'intelligence spirituelle parvient à
faire résonner un instrument que la nature
a mis en sa disposition, pour en
tirer parti selon sa fabrique : d'où il arrive
que l'esprit intellectuel, dans la suite des
sons qu'il lui fait rendre, est souvent
guidé ou entraîné par les propriétés de
27l'instrument, comme l'instrument l'est
lui-même, par les propriétés des objets
sensibles. Ainsi l'examen de la suite &
de la génération des sons doit souvent
conduire à reconnoître quelle a été la suite
& la génération des pensées, & faire
découvrir la marche de l'esprit humain
dans son opération ; car on sçait assez
que la raison se laisse guider par l'imagination,
& l'imagination par les organes
& par les sens. Des exemples à milliers
pourroient confirmer cette méthode d'observations.
Je n'en citerai dans cet Ouvrage
qu'un petit nombre. L'esprit humain
tire de l'instrument vocal des consonances
& des dissonances ; car on peut appeller
consonances les mots pris dans leur sens
vrai, physique, propre & primordial : &
dissonances, les mots pris dans un sens
détourné, relatif, figuré, abstrait, moral
& métaphysique, en un mot, tout ce qu'en
termes de grammaire on peut appeller
trope dans le discours. Les accords, qui
résultent du mêlange cy-dessus, forment le
langage commun, par lequel l'opération
28extérieure & corporelle rend sensible,
l'opération intérieure & spirituelle. Ce
n'est que de l'opération matérielle qu'il
sera question dans ce Traité. Dans les remarques
qu'il contient l'organe de la voix
n'est considéré que comme un instrument
méchanique, que comme une machine
propre par sa construction à rendre des
sons articulés & à les rendre nécessairement
tels qu'il les rend, en vertu d'une
organisation donnée ; & abstraction faite
de l'opération toute spirituelle de l'ame
humaine qui dirige le jeu de la machine.
Mais il arrivera souvent que les effets
nous feront découvrir les causes ; & qu'au
moyen du jeu de l'instrument nous connoîtrons
la conduite & la direction de
la puissance intérieure qui le régle.

7. La vérité des mots est leur conformité
avec les choses nommées.

Dans le langage comme dans l'harmonie
les consonances sont les premiers sons
fondamentaux : les dissonances n'y sont
engendrées qu'en second ordre par les
29consonances même. La vraie signification
propre & physique des mots, les noms
appellatifs des objets réels qui ont une
existence sensible, y sont antérieurs au
sens détourné de ces mêmes mots, au
développement prodigieux que la culture
du langage a produit dans les mots primitifs,
en faisant jetter à leurs racines
des branches très-étendues & très-divergentes.
La premiere régle, la plus simple
qu'indique la nature dans la formation
des mots est qu'ils soient vrais ; c'est-à-dire
qu'ils représentent la chose nommée,
aussi-bien qu'il est possible à l'instrument
vocal de la représenter. La vérité
des mots, ainsi que celle des idées,
consiste dans leur conformité avec les
choses : aussi l'art de dériver les mots ;
a-t-il été nommé étymologie, c'est-à-dire
discours véritable ; ετυμος verus ; λογος sermo
(d'ετος, verus, quod est ou d'ειμι sum)
Nul doute que les premiers noms ne fussent
convenables à la nature des choses qu'ils
expriment : en juger autrement ce seroit
croire les hommes insensés : car ce seroit
30dire que leur but en parlant n'étoit pas
de se faire entendre.

8. L'étymologie n'est pas un art incertain.

Mais comme il y a dans les choses une
quantité de points que nous n'avons jamais
connus ou dont la connoissance est perdue,
faut-il s'étonner si nous ne pouvons connoître
la cause de tous le noms ; sur-tout
si l'on considere qu'elle se tire non-seulement
des objets, mais encore de
mille circonstances de fait qui y sont relatives,
qui ont paru propres à les représenter
lors de la premiere institution, &
que nous ne pouvons qu'ignorer pour la
plûpart ? Des exemples clairs & sans
nombre, en nous montrant la vérité de
de ces deux propositions dans les cas
particuliers auxquels elles sont applicables,
nous apprennent ce que nous
devons juger des autres cas pareils, où le
fil de l'application se trouve interrompu.
N'est-il donc pas plus juste d'admettre
l'étymologie comme un art certain, par
les exemples assurés que l'on en donne,
que de le nier sur ceux dont on ne peut
31rendre raison. Igitur de originibus verborum
qui multa dixerit commodè, potiùs
boni consulendum, quàm qui aliquid nequiverit
reprehendendum ; præsertim cùm dicat étymologicè
non omnium verborum posse
dici causas
. Varro, (L. lat. I. vj, c. 1.)
Cependant mille gens vont jusqu'à croire
que cette science n'a presque rien de réel
même à l'égard des mots. On sçait combien
Ménage eut de railleries à essuyer
quand il donna son curieux & sçavant
Ouvrage sur l'origine des mots de notre
langue françoise. Il y a encore aujourd'hui
des personnes qui par ignorance ou
faute d'y avoir réfléchi, se figurent que les
étymologies sont chimériques ou purement
arbitraires. Elles croient sans doute que
les noms ont été imposés aux objets sans
raison suffisante, & par hazard. C'est, à
proprement parler, dire qu'il se produit
des effets sans cause ; ce qui est contre
les premieres notions du sens commun.

9. L'étymologie n'est pas un art inutile.

D'autres personnes, en convenant que
les expressions dérivent véritablement les
32unes des autres ne laissent pas de se figurer
pour l'ordinaire que la recherche de leur
origine n'est qu'un pur amusement grammatical
assez frivole, puisqu'il ne roule que
sur des mots. Quelques réflexions où je
ne ferai que jetter le premier germe de
mes idées sur ce sujet suffiront pour faire
voir combien cette façon de penser est
peu juste. Certaines observations que l'on
peut faire sur cette matiere, & qui ne
paroissent d'abord que de simples questions
de grammaire, s'élevent en les
genéralisant jusqu'à la plus subtile métaphysique,
jusqu'à la naissance même de
nos idées. Non-seulement la science
étymologique n'est pas inutile dans cette
partie de la philosophie, où elle nous
montre les rapports des noms aux choses,
& nous développe le fil des idées humaines ;
mais elle est d'un si grand usage
dans presque toutes les parties de la
littérature, sur-tout pour ce qui regarde
l'histoire ancienne, qu'elle y sert (pour
ainsi dire) d'instrument universel ; comme
l'algebre & la géométrie en servent à ceux
33qui s'adonnent aux sciences mathématiques.
C'est ce qu''il faut montrer en peu de mots
dans le Chapitre suivant, qui pourra me
servir d'apologie près d'un grand nombre
de personnes, si je parviens à faire voir
que l'art en question n'est imaginaire, méprisable,
ni frivole ; & qu'il n'y a guères
de sciences auxquelles on n'en puisse étendre
l'usage. Peut-être ce résultat seroit-it
mieux placé à la fin de ce Traité, comme
un corollaire & une application des conséquences
qu'on doit tirer des principes
qui y sont établis. Mais je ne puis m'empêcher
de le faire précéder dans l'unique
vue d'adoucir la sécheresse de la matiere
par la considération préalable du profit que
peut apporter cette méthode assez nouvelle
d'observer de ce côté méchanique l'expression
verbale de nos connoissances & de
nos sentimens, ainsi que la structure de
la machine complette dont la nature nous
à doués pour une pareille opération. 34

Chapitre II.
Utilité qu'on peut retirer de
l'art étymologique pour les
autres sciences.

10. Utilité de l'examen méchanique des
mots.

11. Utilité métaphysique de l'étymologie
servant à faire connoître les différents
ordres d'idées humaines, simples &
composées. La fabrique des Grammaires
est une suite de cet ordre.

12. L'usage des mots détermine souvent
l'usage des choses, & peut faire croire
la réalité de ce qui n'existe pas.

13. Les mots font les fondemens de la
science ; leur examen découvre ces fondemens.

14. L'examen des expressions découvre le
faux ou le frivole des opinions. Exemple tiré de l'Astrologie.35

15. Erreur des hommes, née de ce qu'ils
ont mis dans l'expression ce qui n'étoit
pas dans la chose ; & de ce qu'ils ont
ensuite pris l'expression pour la réalité.
Exemples & effets de ceci.

16. Moyen de reconnoître les erreurs métaphysiques
en remontant à l'analyse
des idées par la décomposition des
mots.

17. Circulation des idées vraies ou fausses
par le commerce des mots qui est le
plus grand lien de la société universelle.

18. Utilité de l'étymologie dans la Physique.

19. L'étymologie sert à faire connoître les
variétés de conformation anatomique
dans l'organe vocal selon les différens
climats.

20. Elle indique le caractere d'ame des
peuples.

21. Qui est aussi très-marqué par les
idiotismes & par la syntaxe de chaque
langue.

22. L'arrangement des termes propres à
36chaque langue, indique quel genre
de considération prévaut dans l'esprit
de chaque peuple. Quel est l'arrangement
qu'on doit nommer ordre, ou
inversion ? Faut il pour plus de clarté
du discours le tirer de la nature des
perceptions, ou de la nature des
affections.

23. Elle indique aussi la police plus ou
moins ancienne des peuples, leurs
inventions, leurs connoissances.

24. Utilité de l'étymologie dans l'histoire
ancienne & dans la mythologie.

25. Exemples.

26. Nécessité d'entrer dans l'examen des
termes appellatifs & des noms propres,
dont l'altération a été une source continuelle
d'erreurs dans l'histoire ancienne.

27. Utilité de l'étymologie pour recouvrer en
partie les anciennes langues perdues. Maniere d'y parvenir.37

10. Utilité de l'examen méchanique des
mots.

La plûpart des gens sont,
comme je l'ai remarqué,
dans l'habitude de regarder
les observations étymologiques
comme frivoles dans leur objet,
& inutiles dans leurs conséquences. A
l'égard de la frivolité, il est vrai que
le détail des remarques particulieres qui
ne roulent que sur les mots a toujours
un air de petitesse assez propre à le faire
dédaigner des lecteurs, qui ne vont pas
au de-là d'une premiere apparence des
choses. Cependant, quoique les observations
grammaticales soient toutes de
ce genre, beaucoup de personnes spirituelles
& sçavantes n'ont pas laissé que
d'en faire l'objet de leurs études. Deux
des plus illustres compagnies de gens
de lettres qu'il y ait en Europe, l'académie
Françoise & celle de Crusca ont
choisi cette matiere pour le sujet de leur
travail habituel. Le plus grand homme
de l'univers à tous égards, le plus grand
38génie qu'aucun siécle ait jamais produit,
Jules César, n'a pas cru qu'il fût au-dessous
de lui d'écrire un ouvrage sur l'analogie des
mots. Messala, dit Quintilien, L. j, ch. 7,
en a usé de même, sans être taxé de pédanterie,
sans rien perdre de la réputation
d'homme poli. An vim C. Cæsaris fregerunt
éditi de analogia libri ? Aut ideo minùs
Messala nitidus, quia quosdam totos libellos
non verbis modo singulos, sed etiam litteris
dedit ?
Si l'on regarde les petites remarques
de Grammaire comme annoblies
par leur but, qui tend à la perfection du
discours, on doit voir d'un œil plus
favorable encore les remarques étymologiques
qui tendent à l'examen & à la perfection
des idées : car c'est sous cette face
que je me propose sur-tout de les employer
dans cet Ouvrage. Non obstant hæ disciplinæ
per illas euntibus, sed circa. illas
hærentibus
, ibid. Ainsi, toutes minutieuses
que pourront paroître la plûpart des petites
observations auxquelles il faudra que je
m'arrête ici, elles n'en seront pas plus
méprisables. Les grands objets qui excitent
39notre admiration ne sont composés que
de petites parties qui n'ont rien d'admirable.
Ce n'est qu'en décomposant l'assemblage,
& qu'en observant le détail
qu'on peut parvenir à connoître l'art de
la fabrique, & la structure intérieure des
sciences. Ceux qui sont frappés d'étonnement
à la vue d'un superbe édifice,
ne songent guères aux fondations que la
terre couvre, & qui d'ailleurs n'ont
rien de capable d'attirer les yeux. C'est
néanmoins la base sur laquelle tout porte,
sans quoi l'édifice n'auroit pu être élevé.
Quintilien s'écrie à ce propos, L. j, ch. 4 :
Minùs ferendi sunt qui hanc artem ut
tenuem & jejunam cavillantur ; quæ nisi
fundamenta fideliter jecerit, quidquid
superstruxeris corruet. Nequis igitur tam
parva fastidiat elementa, &c.
(Voyez
l'épigraphe). Le sentiment de ce sçavant
rhéteur sert de réponse à ceux qui
croient l'art étymologique inutile dans ses
conséquences. Il sçavoit mieux que personne
combien l'examen suivi de ses
petits élémens, & du progrès de leur40

assemblage met de connoissance à découvert :
il sçavoit que cet examen montre
ce qu'a de solide ou de mal fondé l'édifice
des sciences & des opinions humaines
dont il déterre, pour ainsi dire, la base.
Les sciences se prêtent un secours mutuel,
& tiennent toutes l'une à l'autre par quelqu'endroit,
enchaînées comme elles
sont par un lien encyclopédique ; mais
sur-tout elles tiennent toutes à cet art-cy
qui s'exerce sur les mots, comme étant
la peinture naturelle ou métaphysique
des idées ; à cet art qui recherche dans
la dérivation des noms imposés aux
choses, quelles ont été les perceptions
primitives de l'homme ; quel germe celles-ci
ont produit dans son esprit ; quel développement
ce germe a donné à ses sentimens
& à ses connoissances.

11. Utilité métaphysique de l'étymologie
servant à faire connoître les différens
ordres d'idées humaines simples &
composées. La fabrique des grammaires
est une suite de cet ordre.

C'est en dire assez pour indiquer de
41quelle utilité l'étymologie peut être dans
l'étude de la philosophie. M. Loke a
tellement senti combien l'examen des
mots étoit nécessaire pour parvenir à
la connoissance de l'esprit humain, qu'il
n'a pas craint d'y employer une partie
considérable de son Traité de l'entendement.
Indépendamment de ce qu'il en
a dit, à quoi le lecteur peut avoir rerecours,
il est constant que cette matiere
considérée avec des vues métaphysiques
devient une partie essentielle de l'histoire
de l'esprit humain.

Elle nous indique comment les hommes
doués de la faculté de se servir des
sons comme des signes de leurs conceptions
intérieures sont parvenus par certaines
considérations naturelles & primitives
à appliquer certains sons à certains
objets.

Comment après avoir établi un premier
ordre d'idées simples, étant venus à considérer
un objet d'une maniere réfléchie,
relative & combinée avec un autre objet,
ils ont établi un second ordre d'idées &
42un second ordre de sons qui conserve avec
le premier la même corrélation qu'ont
entr'eux le premier & le second ordre
d'idées.

Comment de ce second ordre est né
un troisieme ordre pareillement proportionnel
& correlatif d'idées plus combinées,
& de sons plus composés ; de ce
troisieme un quatrieme ; & ainsi de suite.

Comment les hommes les variant à
l'infini à mesure que leurs mœurs se
poliçoient, & que leurs esprits s'exerçoient,
ont trouvé le secret d'exprimer
d'un seul mot une quantité de circonstances
de leurs idées, par ce qu'ils appellent
noms, pronoms, verbes, adverbes,
déclinaisons, conjugaisons, &c. en variant
ou augmentant un peu le son radical de
la chose.

Comment ces terminaisons une fois
établies pour une chose ont servi de
regle pour les autres dans la même
langue, & d'exemples dans d'autres
langues ; ce qui a donné naissance aux
grammaires.43

Comment on est venu à bout d'exprimer
par le son non-seulement les objets
réels, mais même la négation de
ces objets, en joignant par la dérivation
une idée positive à l'absence de la chose
dont cette idée est le sujet.

Comment pour remédier à l'inconvénient
de la multiplicité des sons, qui
en auroit trop embarrassé l'usage, on a
inventé les termes généraux qui comprennent
sous un même signe une multitude
d'êtres particuliers : comment ces termes
sont devenus d'un usage encore plus
fréquent que tous les autres ; & comment
l'esprit humain dans les dérivations a tantôt
conclu du général au particulier, & tantôt
du particulier au général : tantôt a tiré les
noms généraux des qualités, de celui de
certaines substances où elles dominoient,
& plus souvent les noms des substances de
celui des qualités qu'il y appercevoit.

En effet les qualités sensibles des corps
telles que leur couleur, leur figure, leur
étendue sont ce qui a d'abord frappé les
hommes, plus promptement même, en
44quelque facon, que la substance simple qui
en est le sujet. C'est ce que l'on apperçoit
dès que l'on commence à sentir l'usage
de ses sens & à jouir de la faculté de
concevoir. Les termes qui expriment ces
qualités sont néanmoins de ceux que nous
regardons comme destinés à n'exprimer
que des accidens ; ce sont des adjectifs.
Mais dans l'ordre primitif de nos connoissances,
ils ont la priorité sur les
substantifs : ils servent à former le concept,
& ensuite la définition de chaque objet
particulier. Rien n'est donc plus naturel
que de penser que ces adjectifs ont souvent
servi de racines aux noms d'une
infinité d'objets particuliers ; soit que ce
nom se trouve tiré d'une des principales
qualités extérieures de l'objet, également
frappante pour tout le monde ; soit comme
il arrive parfois, que le premier qui a
donné le nom à la chose ait été par
hazard frappé d'abord de quelque particularité
singuliere, qui n'auroit peut-être
pas tant affecté d'autres personnes. Car
rien ne vous montre mieux la marche
45de l'esprit de l'homme dans la suite de
ses idées, que la suite exacte de certaines
dérivations ; & alors on est étonné de
voir la bizarrerie de la route qu'il a
souvent prise ; & de quelle maniere la
moindre circonstance superficielle des
qualités extérieures d'un certain objet a
suffi pour le faire ranger dans une certaine
classe.

12. L'usage des mots détermine souvent
l'usage des choses & peut faire croire
la réalité de ce qui n'existe pas.

Rarement cette acception incomplette
a-t-elle manqué d'entraîner d'un certain
côté la direction des connoissances, &
quelquefois celle des mœurs & des usages :
sur-tout, par la facilité avec laquelle on
vient à se figurer que les paroles signifient
aussi la réalité des choses, & que les
choses existent dans la nature, parce
qu'elles ont un nom dans la langue.
Ce dernier point est de plus grande
conséquence qu'on ne le sçauroit dire.
(Vide N° 4.) Avec un peu d'attention,
46l'on reconnoîtra que dans tous les siécles
la plûpart des disputes dans les Ecoles
ne roulent que sur des mots dont les
choses n'existent point ; quoique l'on en
ait une fois donné une définition reçue,
qui bien approfondie ne signifie rien, &
sur laquelle néanmoins on ne cesse de
disserter. Il n'est donc pas étonnant que
les disputes autrefois élevées sur de telles
matieres n'ayent jamais pu prendre fin ;
puisqu'il n'y a point d'originaux auxquels
on ait pu comparer les termes de la
définition reçue, & vérifier lequel des
deux partis avoit tort ou raison. On peut
en dire autant de ce.qui a fondé quantité
de dogmes & d'usages reçus parmi les
nations. Le langage, dit Michaëlis,
de l'influence des opinions sur le langage,
perpétue les erreurs comme les vérités :
lorsqu'une fausse opinion s'est glissée,
soit dans la dérivation d'un terme, soit
dans une phrase entiere, elle s'enracine
& passe. à la postérité la plus reculée :
elle devient un préjugé populaire ; quelquefois
un préjugé scavant, pire que
47le préjugé populaire ; & par malheur il
y a des préjugés pires encore que les
préjugés sçavans.

13. Les mots sont les fondemens de la
science, leur examen découvre
ces fondemens.

Quoique les mots ne soient en eux-même
que les signes dont on est convenu
pour s'entendre, ils ne sont devenus que
trop souvent les fondemens de la science.
A la vérité cela ne devroit pas être,
mais comme l'imposition des noms a
souvent été faite sur des rapports arbitraires,
& en conséquence des différens
points de vue sous lesquels on s'est avisé
de considérer les objets, la route s'est
ouverte sur les traces de ces rapports ; elle
a tourné de ce côté la direction ainsi
que la suite des idées subséquentes : on
a frayé le chemin où il étoit ouvert ;
on l'a étendu dans la même ligne. Les
esprits des hommes se sont formés sur
les idées de leurs prédécesseurs. C'est
ainsi que de peu-à-peu s'est construit
48l'édifice entier de chaque opinion générale.
Car les hommes ne font que
porter au tas où les autres avoient fait
un amas : rarement font-ils quelque
construction nouvelle ; & encore n'est-ce
la plûpart du tems que sur les vieilles
ruines d'un ancien édifice.

Nos opinions générales n'embrassent
d'ailleurs que des idées générales ; &
celles-ci, n'étant composées que des
idées particulieres, sont relatives à l'échelle
continue des objets particuliers, &
des noms qu'on leur a souvent donné d'une
maniere très-imparfaite en ne considérant
qu'une petite partie de l'objet.

14. L'examen des expressions découvre
le faux ou le frivole des opinions.
Exemple tiré de l'astrologie.

Ainsi pour retrouver le fondement
d'une opinion, pour déterrer la base
de tous les accessoires dont on l'a grossie ;
pour connoître la liaison qu'ont entr'elles
les diverses parties de la machine, pour
suivre le plan sur lequel elle est construite,
49& sentir combien le pivot sur lequel elle
porte est foible, il ne faut quelquefois
que remonter à la source des expressions
qu'une science ou qu'une croyance met
en usage ; ou que démêler toutes les différentes
ramifications d'une même racine,
en considérant combien de matieres hétérogenes
elles ont elevées avec elles en
s'écartant de leur tronc.

Y eut-il jamais d'art plus faux, plus
insensé, plus dénué de liaison dans sa
pratique, plus généralement reçu en même
tems, & plus impérieux sur la conduite
des hommes que celui de l'astrologie judiciaire ?
Comment a-t-il pu s'établir une
premiere fois, & subsister encore parmi
des peuples qui ne sont pas imbécilles ?
Comment n'a-t-on pas vu qu'il n'y a pas
la moindre relation entre les préceptes
de cette prétendue science & leurs résultats ?
On n'a pour le sçavoir qu'à rechercher
l'origine & la signification des
premiers noms donnés aux astres, des
riches épithétes attribuées à la lumiere
admirable de ces beaux objets : on n'a
50qu'à réfléchir à l'idée de puissance naturellement
jointe à de telles expressions
qu'on avoit employées comme les
plus belles ; à l'affinité de dérivation
entre les termes qui expriment le respect
& ceux qui expriment le pouvoir ; au
culte des astres établis en conséquence ;
à l'identité des titres donnés aux rois &
aux astres : identité de mots qui a fait
naître l'opinion connue de l'ancien
orient que les rois devenoient des astres ;
c'est-à-dire que les ames des grands
souverains alloient après leur séparation
d'avec le corps habiter, animer, régir
les étoiles ; d'où elles continuoient à
gouverner le monde comme auparavant,
à y envoyer les influences dont elles disposoient.
Ces influences ne peuvent manquer
d'avoir les qualités conformes à la
signification du terme arbitraire employé
pour nommer l'astre ; tristes si elles viennent
du vieillard Saturne, sanglantes
si elles partent du guerrier Mars. Les
principes chimériques de cette science
sont-ils fondés sur autre chose que
51sur les noms que certaines allusions ont
jadis fait donner aux étoiles ? On se figura
que ces noms exprimoient leurs fonctions
& spécifioient leurs influences. Le
moment le plus décisif à choisir pour
que les influences pussent déterminer la
destinée générale d'un homme, parut être
celui de sa naissance : & le moment
le plus marqué du pouvoir de l'étoile
celui où elle monte sur l'horison. Ainsi
l'homme né à l'instant où le lion se
leve devoit être courageux. Le scorpion
mal-faisant ne pouvoit donner que des
inclinations pareilles ; au lieu que la balance
étoit le présage d'un esprit d'ordre
& d'équité. On rafina davantage sur l'art
en combinant l'ascension de l'étoile avec
celle du soleil & des planetes ; au moyen
de quoi on parvenoit à rendre un peu
mieux raison de la grande différence qui
se trouve entre les destinées ; article fort
embarassant pour les artistes. Comme les
astres décidoient des inclinations & de
la fortune générale d'un homme au moment
de sa naissance, l'aspect du ciel
52pouvoit aussi avoir son influence sur chaque
action particuliere de la vie, &
marquer l'instant essentiel où il étoit à
propos de l'entreprendre. On attend
encore aujourd'hui cet instant en Asie ;
on le combine avec le plus grand scrupule.
C'est un usage commun, & reçu
dans les actions ordinaires de la vie, dès
qu'on y attache quelque importance. La
profession d'astrologue demande beaucoup
d'appareil, d'exactitude & de calculs :
tellement qu'on est parvenu à joindre à
cet art ridicule un travail réel & une
apparence de scavoir qui n'a fait que lui
donner plus de relief. Que sert de s'étendre
sur de telles absurdités où les mots
seuls n'ayant qu'un rapport absolument
faux aux choses qu'ils désignent (pour
mieux dire n'y en ayant aucun) n'ont pas
laissé que d'établir une science reçue,
qui s'est long-tems attiré par-tout un
respect aveugle ? L'Europe infatuée de ce
préjugé pendant tant de siécles n'en est
entiérement guérie que depuis peu. Mais
les Persans, peuple spirituel & policé,
53sont aussi crédules que jamais sur ce point.
Le meilleur moyen de faire revenir ceux
qui y croient, seroit de leur montrer
l'origine des mots, dont celle de leur
croyance n'est qu'une suite.

15. Erreurs des hommes nées de ce qu'ils
ont mis dans l'expression ce qui n'étoit
pas dans la. chose ; & de ce
qu'ils ont ensuite pris l'expression
pour la réalité. Exemples & effets de
ceci.

Nous sommes les créateurs des mots.
Il est vrai que nous les appliquons aux
choses réelles suivant ce que nous y
voyons. Mais souvent nous croyons y
voir ce qui n'y est point ; & c'est en
vertu de cette préoccupation que nous
imposons le nom : de sorte que souvent
aussi il n'y a dans l'expression des choses
que ce que nous y avons mis nous même.
Cependant l'expression de la chose, née
d'une considération qui lui est étrangere,
vient à tenir lieu de la chose même &
de la réalité. Toute la suite de nos
raisonnemens se fait en conséquence de
54cette expression, que nous regardons comme
le compendium de la définition c'est-à-dire
d'une courte description de l'objet.

Il est si vrai que nous voyons dans
les choses ce qui n'y est point, que souvent
même nous ne cherchons pas à les
voir autrement : sur-tout lorsque nous
les envisageons eu égard à certaines relations
imaginaires ou à un certain
ordre de classes que nous nous sommes
fait pour notre propre commodité. C'est
presque toujours là-dessus que nous imposons
les noms. Mais cet ordre, ces
relations ne sont point dans l'objet, &
n'ont rien à faire à lui. Cependant l'expression
de la chose, née d'une considération
qui lui est étrangere détermine la
classe en laquelle on la range. Cette
classe guide la façon de penser sur l'objet,
jugement dont les branches se propagent
ensuite, bien ou mal, fort au loin.

Prenons pour exemple l'idée de pudeur
& de chasteté, idée bonne & vertueuse en
soi ; sagement réglée par la législation au
juste exercice d'une faculté naturelle, de
55maniere à prévenir l'abus qu'on pourroit
faire de cette faculté par deux excès
également contraires l'un à la politique
& l'autre aux mœurs.

Mais cette idée, ce préjugé raisonnable
& réfléchi est-il naturel, comme on
convient qu'il est moral ? Comment a-t-il
pu naître au tems de la loi de pure
nature (**)1 ; s'établir fortement ensuite
56conformément à la loi positive, & malgré
le desir de la nature ; se porter même à
des excès quelquefois nuisibles à la société.
Le préjugé presque général parmi les
nations non sauvages, qu'il est glorieux
de se priver des besoins & des plaisirs
naturels, a contribué sans doute à mettre
en honneur le célibat. Mais convenons que
cette cause n'est ni la plus ancienne ni la
57plus naturelle. Il est aisé d'en assigner
d'autres qui le sont davantage. L'usage
nécessaire, mais désagréable aux sens
pour lequel la nature a disposé les conduits
inférieurs du corps humain ; les changemens
involontaires auxquels les parties des
sexes sont assujettis ; la facilité de les
blesser en dedans ou en dehors, lorsqu'on
habite tout nud au milieu des bois, a
porté les hommes à les couvrir les premieres,
tant pour les cacher que pour
les garantir. On ne trouve guères d'hommes
assez brutes pour ne pas vouloir
éviter eux-mêmes ou cacher aux yeux
l'excessive mal-propreté. Parce que ces
parties étoient la sentine du corps humain,
& parce qu'elles étoient par préférence
dérobées à la vue, on y a attaché une
idée de turpitude, & on les a nommées
honteuses. Mais il ne faut pas prendre
ici la cause pour l'effet ; la nature n'a
point fait d'ouvrage dont elle doive rougir.
Ce qui est nécessaire peut être déplaisant,
convenable à cacher, mais non pas
honteux, selon le sens que l'on attache
58ici à ce terme. Et si l'on y prend garde,
pudor ne signifioit dans son origine que
ce qu'il devoit réellement signifier (*)2 : car
c'est précisément le même mot que putor
synonime de fœtor. Ainsi le mot pudeur,
si l'on s'en fût tenu à son origine, n'auroit
jamais été employé que pour exprimer
une certaine espece de sensation désagréable.
Mais ayant égard aux circonstances
dont la chose qu'on vouloit exprimer
étoit accompagnée, on s'est servi du
même terme pour exprimer l'observation
des bienséances
. Or perdant de vue le
physique de l'expression, on l'a tout-à-fait
tournée du côté moral. Le besoin,
l'occultation, la honte, la bienséance,
toutes ces idées, fort différentes, mais
exprimées par un même terme, & par-là
souvent confondues, ont formé un
mêlange dans la tête des hommes, ont
dirigé la façon de penser, & l'ont entraînée
fort loin. C'est ce qui arrive très-souvent,
au moyen du pouvoir que les
59mots ont sur les idées, sur-tout lorsqu'ils
sont pris du côté moral, où les termes
ne sont pas fixes & déterminés, comme
ils le sont dans le sens physique. Ne
pourroit-ce donc pas être de cette fausse
application d'idée, faite en conséquence
de l'introduction d'un terme ou épithéte
impropre, que pourroient être nées en
premiere origine les idées primordiales de
pudeur, c'est-à-dire honte honnête, le plus
souvent très-bonnes en soi, & conformes
à l'humanité mais qui s'étendent si loin
parmi certaines nations ? Ne seroit-ce
pas aussi de-là qu'est venue la gloire
stérile mise dans la virginité, qui a produit
tant d'effets dans les mœurs & dans l'état
des hommes ; ainsi que l'honneur attaché
au non-exercice de l'une des facultés
naturelles les plus utiles au genre humain.

16. Moyen de reconnoître les erreurs métaphysiques,
en remontant à l'analyse
des idées par la décomposition des mots.

Nous pouvons bien sur tout ceci faire
une réflexion pareille à celle qu'un ecrivain
60célebre fait sur les sciences numérales.
Sçavoir bien distinguer ce qu'il y a de
réel dans un sujet d'avec ce que nous y
mettons d'arbitraire en le considérant :
démêler clairement les propriétés qui
lui appartiennent, de celles qu'on pourroit
lui prêter, seroit le meilleur fondement
de la méthode d'imposer les noms.
Si les premiers impositeurs des noms
avoient été en état de fixer leur vue
sur ce principe, on n'auroit pas vu
paroître ensuite tant d'erreurs souvent
reçues pour des vérités ; tant de fausses
peintures des objets réels, tant de paradoxes,
d'opinions, de fausses croyances,
tant de questions insolubles parce qu'elles ne
roulent que sur des mots pris pour des choses,
quoique ces mots ne fussent pas applicables
avec justesse aux objets réels : on
n'auroit pas transporté dans le sujet réel
ce résultat idéal qui n'est que dans le
terme, & dont on a par dérivation
tiré tant de fausses conséquences : on
s'entendroit mieux aujourd'hui sur la métaphysique
des sciences ; on auroit moins
61à faire à décomposer nos idées par la
décomposition des mots qui les expriment,
pour en suivre ainsi le fil, qui mieux
qu'aucun autre guide nous peut faire remonter
aux premieres traces de nos opinions,
& reconnoître les préjugés & les
erreurs que nous avons nous même portées
dans les sciences réelles.

17. Circulation des idées vraies ou fausses
par le commerce des mots, qui est le
plus grand lien de la société universelle.

Enfin soit qu'il soit question d'idées
abstraites ou de toute autre connoissance
humaine quelconque & plus usitée, la
bonne ou mauvaise maniere de procéder à
l'imposition des noms, a jetté de profondes
racines éternellement durables. L'étymologie
nous montre comment les nations se
prêtant un secours mutuel, & faisant entre
elles plus de commerce des mots que de
toute autre chose que ce puisse être, chaque
peuple pour augmenter l'étendue de ses idées
combinées a profité des idées & des sons
62originels de son voisin ; en les détournant
par des dérivations conformes à sa propre
maniere de penser & d'articuler : &
comment il a fait par-là de la faculté de
parler le grand instrument universel, &
le lien commun de la société.

18. Utilité de l'étymologie dans la physique.

Ce n'est pas seulement à la partie intellectuelle
de la philosophie que l'art
en question peut devenir utile. Il l'est
encore à sa partie matérielle dans les
sciences physiques lorsque les nomenclatures
sont bien faites. L'étymologie en
instruisant du vrai sens & de la juste
signification des mots, apprend à connoître
les propriétés des choses, dont
le nom, s'il est bien imposé, doit être
un compendium de la définition, & comme
une courte description de la chose
nommée. Ainsi la connoissance de la
force des noms donnés aux choses naturelles
est déja d'un grand avancement
pour les connoissances physiques. Les
physiciens & en particulier les botanistes
63ont été plus exacts dans les dénominations
que nuls autres artistes ; s'étant
attachés à dresser leur nomenclature sur
les qualités de chaque plante les plus
propres à la distinguer. Par exemple, le
nom ortie c'est-à-dire brûlante annonce
d'abord le suc caustique contenu dans
les pointes dont cette plante est couverte.
Urtica dérivé d'uro vient du Chaldéenur
ignis, que les Grecs articulent avec un
mouvement labial en disant en leur langue
πῦρ. Il est vrai que l'opération des
nomenclateurs devient plus aisée à pratiquer,
quand il ne s'agit que de former
logiquement, par observation & par
étude un nouveau langage technique que
le vulgaire n'a pas encore gâté : & c'est
ce qui rend le langage des arts ignorés
du peuple, plus juste dans ses expressions
& plus facile à composer.

19. L'étymologie sert à faire connoître les
variétés de conformation anatomique
dans l'organe vocal sélon les différens
climats.

Ajoûtons qu'on peut indirectement tirer.
64de l'art étymologique quelques connoissances
de la structure intérieure d'une
partie du corps humain ; & qu'il n'est
pas sans quelque usage pour l'histoire
physique de la conformation de l'homme.
On observe que chaque peuple procede
à la fabrique de son langage propre avec
une certaine méchanique qui lui est particuliere ;
& qu'on pourroit comparer à ce
que les peintres appellent maniere, laquelle
fait reconnoître la main ou l'école de.
l'artiste. L'observation montrant de quelle
maniere un peuple a coutume d'altérer les
mots qu'il tire d'une nation voisine, elle
fera connoître l'aptitude que la nature a
donnée à l'homme, selon la diversité
des climats où elle l'a fait naître, à se
servir facilement de tels ou tels des organes
de la parole. Car c'est de-là que dépendent
les accens qui caractérisent une nation.
Chaque peuple a son alphabet qui n'est
pas celui d'un autre, & dans lequel
plusieurs lettres sont impossibles à prononcer
pour tout autre. (Voyez n° 23.)
Le climat, l'air, les lieux, les eaux,
65le genre de vie & de nourriture produisent
des variétés dans la fine structure
de l'organisation. Ces causes donnent plus
de force à certaines parties du corps ou
en affoiblissent d'autres. Ces variétés qui
échapperoient à l'anatomie peuvent être
facilement remarquées dans les organes
servans à la parole, en observant quels
sont ceux dont chaque peuple fait le plus
d'usage dans les mots de sa langue, &
de quelle maniere il les emploie. On
verra par-là que l'Hottentot a le fond de
la gorge & l'Anglois l'extrémité des
levres doués d'une très-grande activité.
On verra que dans l'émigration des mots
d'un langage à un autre, d'une contrée à
une autre, à mesure qu'ils s'avancent vers
le nord, l'homme les charge de sifflement
labial & nasal : comme au contraire à
mesure qu'ils s'avancent vers le midi, il
les recule au fond du canal vocal, en les
chargeant d'aspirations gutturales ; (Voyez
n° 91.) d'où il suit qu'en général vers ;
le septentrion le bout extérieur de l'instrument
vocal est plus agile, & se met
66plus aisément en jeu ; & que vers les contrées
méridionales c'est au contraire l'extrémité
intérieure du canal que la nature a formé
plus facile à mouvoir : disposition générale
qui ne peut naître que de l'influence
qu'a le climat sur l'organisation humaine.
Ces petites remarques sur les variétés de
la structure humaine peuvent quelquefois
conduire à de plus importantes. En une
matiere aussi difficile à connoître que l'est
la configuration de notre propre corps, &
où les moindres détails ont tant d'intérêt
pour nous, on ne doit pas négliger d'y
appliquer les observations & les méthodes
des arts étrangers : sur-tout à des points
où les opérations propres à l'art même,
seroient probablement insuffisantes.

20. Elle indique le caractere d'ame des
peuples.

Cette habitude d'un peuple d'employer
certains sons par préférence, ou de fléchir
certains organes plutôt que d'autres, étant
donc un bon indice du climat, il l'est en
même tems du caractere de la nation, qui
67en beaucoup de choses est déterminé par
le climat ; comme le génie de la langue
l'est par le caractere de la nation.

L'usage habituel des lettres rudes désigne
un peuple sauvage & non policé.
Les lettres liquides sont dans la nation
qui les emploie fréquemment une marque
de mollesse & de délicatesse tant dans
les organes que dans le goût. Citons pour
exemple d'une part les langues du nord ;
& d'autre part la langue italienne, &
sur-tout la chinoise. On peut tirer un
fort bon indice du caractere mol de la
nation Chinoise, assez connu d'ailleurs,
de ce qu'elle n'a aucun usage de l'articulation
rude R. La langue italienne qui,
n'est qu'un latin corrompu a perdu sa
force, s'est amollie en vieillissant, en
même proportion que le peuple qui la
parle a perdu de la vigueur des anciens
Romains. Mais comme elle étoit plus
près de sa source, qu'elle a moins contracté
de barbarie, que sa mollesse est
tombée sur une langue fort mâle, dont le
caractere sévere avoit peut-être besoin
68d'être adouci, elle est encore restée la
plus belle entre les dialectes de l'Europe

La langue latine est franche & séche
ayant des voyelles pures & nettes, &
n'ayant que peu de diphtongues. Si cette
constitution de la langue latine en rend
le génie semblable à celui des Romains,
c'est-à-dire propre aux choses fermes &
mâles, elle l'est d'un autre côté beaucoup
moins que la grecque, & même moins
que la nôtre, aux choses qui ne demandent
que de l'agrément & des graces
legeres. Aussi notre langue est-elle, ainsi
que notre nation, beaucoup plus semblable
à la grecque qu'à la romaine ;
quoique plus éloignée de celle-là dans
l'ordre de la filiation. Mais le génie du
peuple l'a emporté & a déterminé la ressemblance ;
outre que les exemples sont
communs de gens qui ressemblent plus
à leur aïeul qu'à leur pere. On sent assez
que je n'entends parler ici que d'une
ressemblance dans l'idiotisme & dans
certaines tournures de phrases qui dénotent
le caractere d'une nation ; non de
69la ressemblance dans les termes qui chez
nous est plus grande avec les mots de
la langue latine dont les nôtres sont
immédiatement sortis.

La langue grecque est pleine de
diphtongues qui en rendent la prononciation
plus allongée, plus sonore, plus
gazouillée : c'est ce qui rend la poésie
plus belle, plus harmonieuse encore que
la poésie latine. La langue grecque a
par elle-même un certain ramage facile
à reconnoître en lisant à haute voix les
vers d'Homere. La langue françoise
pleine de diphtongues & de lettres mouillées
approche davantage en cette partie
de la prononciation du grec que de celle du
latin. Que si la poésie Françoise est, malgré
cela, fort au-dessous de celle des Latins,
ceci ne vient que du peu de prosodie
de notre langue, de la monotonie de
nos pieds toujours équivalens aux anciens
spondées, & du retour fatiguant
de nos rimes plates, insupportable à l'oreille
dans un poëme de longue haleine
en vers hexametres. Quant à notre prose
70selon l'opinion commune elle l'emporte
sur toutes celles des autres nations par
la clarté : & c'est un des principaux
mérites que puisse avoir un langage.

La réunion de plusieurs mots en un
seul, ou l'usage fréquent des adjectifs
composes, marque dans une nation
beaucoup d'esprit, une appréhension vive,
une humeur impatiente, & de fortes
idées : tels sont les Grecs & les Anglois.

On remarque dans l'espagnol que les
mots y sont longs, mais d'une belle proportion,
graves, sonores & emphatiques,
comme la nation qui les emploie.

L'habitude de changer la voix franche
en voix nasale, d'atténuer l'articulation
d'un organe, de transposer les inflexions
fermes pour les rendre plus souples, provenant
d'une prononciation vicieuse,
affectée ou molle, est un signe de peu de
force dans la nation qui en use. Exemple,
Campidoglio pour Capitolium ; Drento
pour Dentro. Quoique ces deux exemples-ci
soient tirés de l'italien, qu'on se garde,
encore une fois, de croire que je veuille
71insinuer par-là, que la langue italienne
est une langue foible ou médiocre. Si
elle abonde en diminutifs & en paroles
molles, si elle se prête aisément aux
petits jeux de mots & d'imagination,
aux pointes puériles & recherchées qu'on
appelle mal-à-propos du beau nom de
concetti, c'est qu'elle est souple, insinuante,
spirituelle, & exagérée comme
la nation qui la parle. Mais ces foiblesses
n'empêchent pas que d'un autre côté elle
ne soit sonore, vocale plus qu'aucune
autre, vive & pathétique au dernier
point, dans les sujets grands & sublimes.
Pour se convaincre qu'elle est propre à
tous les styles & à tous les sujets, il n'y
a qu'à lire l'Arioste.

21. Le caractere des peuples aussi très-marqué
par les idiotismes & par la syntaxe de chaque langue.

Il n'est pas inutile non plus d'observer
les idiotismes tant de construction que
d'expression particulieres à chaque peuple.
La plûpart naissans de ses mœurs ou de
72son tempérament peuvent être d'assez bons
indices de sa façon générale de penser.
Les François se plaisent sur-tout à ce qu'ils
appellent avoir de l'esprit. Cette expression
qui caractérise le ton habituel de
leur conversation & de leurs livres,
est propre à leur langue & ne se trouve
dans aucune autre. Ils aiment les jolies
femmes, plus que les belles : & ce mot
joli n'est pas ailleurs que chez eux. Ils
s'entendent eux-même beaucoup moins
qu'ils ne le croient sur la signification
précise de ces façons de parler si communes,
un homme d'esprit, une jolie
femme
 ; c'est une chose qu'on sent mieux
qu'on ne la définit ; & pour marque
évidente, très-souvent ils ne sont d'accord
ni de la définition, ni de l'application
particuliere. Les mots anglois, humour,
splen, &c. ne se peuvent traduire
exactement. Les termes de cette espece
n'ont point d'équivalens ni même de
dérivés dans d'autres langues : ils restent
confinés chez la nation qui se les est
rendu propres par son caractere d'ame.73

22. L'arrangement des termes propres à
chaque langue indique quel genre de
considération prévaut dans l'esprit de
chaque peuple. Quel est l'arrangement
qu'on doit nommer ordre ou inversion ?
Faut-il pour plus de clarté du discours
le tirer de la nature des perceptions,
ou de la nature des affections.

Nous vantons par exemple la clarté de
l'esprit de notre nation indiquée par l'extrême
clarté de notre langue qui procede
toujours comme les choses procedent elles-même
dans la nature, & ne se permet point,
à l'exemple de beaucoup d'autres, d'en
intervertir l'ordre. Notre phrase présente
d'abord l'acteur qui agit (le nominatif)
puis son action (le verbe) ; puis sa maniere
d'agir (l'adverbe) ; puis le sujet
sur lequel il agit (l'accusatif) ; puis la
qualité de ce sujet (l'adjectif), &c.
Nous sommes fortement persuadés que
c'est la maniere la plus naturelle de procéder.
Cependant ceux qui auront lu le
Traité de l'Inversion de M. le Batteux
74(Cours des Belles-Lettres, tome II.)
ouvrage rempli d'une métaphysique très-critique
& très-fine, verront que c'est
le défaut de terminaisons propres à distinguer
le nominatif de l'accusatif qui
nous a forcé à prendre cet ordre moins
naturel qu'on ne le croit : que l'inversion
est dans notre langue, non dans la langue
latine comme on se le figure : que les
mots étant plus faits pour l'homme que
pour les choses, l'ordre essentiel à suivre
dans le discours représentatif de l'idée
des objets n'est pas tant la marche commune
des choses dans la nature, que la
succession véritable des pensées, la rapidité
des sentimens ou de l'intérêt du
cœur, la fidélité de l'image dans le
tableau de l'action : que le latin en
préférant ces points capitaux procede
plus naturellement que le françois, &
sans crainte de l'amphibologie, parce que
ses terminaisons annoncent d'avance la
distinction de l'agent & du sujet, du
nominatif & de l'accusatif, &c.

On peut consulter la-dessus le livre
75de M. Pluche de la maniere d'étudier
les langues. Il y raporte cet exemple, L. 2,
p. 115.

Goliathum, proceritatis
inusitatae virum (1)
David adolescens (2)
impacto in
ejus frontem lapide (3)
prostravit (4) : & allophylum
cùm inermis
puer esset (5) ei detracto
gladio (6), confecit (7).

Le jeune David (2)
renversa (4) d'un coup
de fronde au milieu du
front (3) Goliath homme
d'une taille prodigieuse (1)
& tua (7) cet
étranger avec son propre
sabre qu'il lui arracha (6) :
car David
étoit un enfant désarmé (5).

« Dans la marche que l'on fait prendre
à la phrase françoise, on renverse entiérement
l'ordre des choses qu'on y rapporte ;
& pour avoir égard au génie,
ou plutôt à la pauvreté de nos langues
vulgaires, on met en piéce le tableau
de la nature. Dans le françois, le jeune
homme renverse avant qu'on sache qu'il
y ait quelqu'un à renverser : le grand
Goliath est déja par terre, qu'il n'a encore
été fait aucune mention ni de la
fronde, ni de la pierre qui a fait le
coup : & ce n'est qu'après que l'étranger
76a la tête coupée, que le jeune homme
trouve une épée au lieu de fronde pour
l'achever. Ceci nous conduit à une
vérité fort remarquable, que c'est se
se tromper de croire, comme on fait,
qu'il y ait inversion ou renversement
dans la phrase des anciens tandis que
c'est très-réellement dans notre langue
moderne qu'est ce désordre. Le latin
présente dans sa simplicité historique
un vrai tableau du fait ; & si vous y
considérez l'adresse avec laquelle la langue
latine dispose ses termes, vous y
trouverez plus que l'art des peintres
même ne peut fournir. Ceux-ci n'ont
qu'un instant à vous livrer : au lieu que
vous avez ici la continuité de l'action,
& le progrès des circonstances qui se
succedent. Vous voyez d'abord (1 & 2)
selon l'ordre de la nature les deux
champions en présence, & la disproportion
de l'un à l'autre : puis on les
met aux prises. (3) La pierre partie de
la fronde du jeune homme, brise le
front du géant : il tombe (4). Le jeune
77Hébreu se trouvant sans armes (5) lui
enleve son épée (6) & l'acheve (7).
Ici l'ordre grammatical du latin se rend
esclave de la nature ; & quoiqu'il
conserve ses droits en donnant à chaque
terme l'inflexion & la terminaison
qui en caractérise l'emploi, cependant
la suite des choses signifiées n'est point
dérangée par l'ordre du latin : au contraire
la marche de la phrase est précisément
comme celle de l'action ».

Je ne voudrois pas néanmoins conclure
de ceci que les Romains avoient plus de
clarté que nous dans l'esprit, mais seulement
qu'ils y avoient plus de vivacité ;
qu'ils ne regardoient pas les objets du
même biais, ni dans le même ordre que
nous les regardons, & que concevant
plus vivement les choses, ils suivoient
dans leurs expressions l'ordre des sentimens
préférablement à celui des choses.

Durum sed levius
fit patientiâ quidquid
corrigere est nefas.

Tout ce qui est sans
remede est cruel, mais
la patience l'adoucit.

Les idées sont rangées dans le latin
78selon l'ordre qui a frappé l'esprit. La
plus vive est la premiere, durum : celle
qui affecte le plus promptement ensuite
est l'adoucissement cherché à l'affliction,
levius : puis le moyen d'obtenir cet adoucissement,
patientiâ. Ce n'est qu'après
que l'esprit a marqué ainsi les principaux
objets dont il est frappé qu'il ajoûte les
autres mots qui ont fait naître ses affections.
Le francois suit l'ordre de l'intelligence ;
mais le latin suit l'ordre du
sentiment & des mouvemens du cœur : en
quoi il est plus vif & plus noble. De même.

Usque adeone mori
miserum est ?

La mort est-elle donc
un si grand mal ?

Le françois parle d'abord de l'objet
considéré qui est la mort ; mais le Romain
sent & s'écrie : Usque adeone ? Danet
de qui j'emprunte ces exemples & ces
reflexions (Préfac. du Dict. fr.) ajoûte
ingénieusement : « Le latin est un langage
de gens passionnés qui ie pressent
d'exprimer ce qu'ils sentent davantage.
Le francois est un langage de philosophes
79tranquilles, qui tend à faire
connoître les choses telles qu'elles sont
en effet, & dans un ordre tout-à-fait
naturel. »

Je n'en dirai pas davantage sur une
matiere fort curieuse qui appartient aux
tropes & à la syntaxe des langues, plus
encore qu'aux mots simples dont je m'occupe.
« Mais les mots même, selon la
remarque de M. Falconet, ne méritent
pas moins ici une considération particuliere.
La formation des mots ne
scauroit être approfondie, si l'on n'en
examine les relations avec le caractere
d'esprit des peuples & la disposition
primitive de leurs organes ; en un mot
si l'on étudie l'homme de tous les
siécles & de tous les climats, pour ainsi
dire en l'envisageant de tous les côtés,
c'est-là peut-être un des objets les plus
dignes de l'esprit philosophique. Quelle
vaste carriere d'ailleurs les recherches
de l'origine des mots n'ouvrent-elles
pas à la vraie critique qu'on doit regarder
comme l'exercice de ce même
80esprit. » (Mém. de l'Acad. des B. L.
tom. XX).

23. Elle indique aussi leur police plus ou
moins ancienne : leurs inventions,
leurs connoissances.

On peut juger de la police ancienne
ou récente d'un peuple, de l'ancienneté
ou de la nouveauté de sa langue, par
la quantité plus ou moins grande des mots,
par la variété plus ou moins nuancée des
constructions. L'abondance des mots, la
richesse d'expressions nettes & précises
supposent dans la nation un esprit qui
s'exerce depuis long-tems, un grand
progrès de connoissances & d'idées.
(Buffon, Hist. nat. tom. I, Disc. I.) De
même pour connoître à quel peuple un
art doit son, invention & ses développemens,
ou du moins pour remonter à
ce sujet autant qu'il est possible, la meilleure
méthode est d'examiner en quelle
langue se trouvent les plus anciens termes
de cet art. Nous voyons par-là de combien
de choses les Grecs avoient des
81idées précises, qu'ils ne pouvoient avoir
acquises que par une étude de ces mêmes
objets, par une longue suite d'observations
& de remarques. « Ils ont même », dit
l'auteur que j'ai cité, « des noms pour
les variétés, & ce que nous ne pouvons
représenter que par une phrase
se nomme en leur langue par un seul
substantif ». Il remarque ailleurs que la
meilleure preuve que la boussole, par
exemple, est une invention moderne dûe
Italiens
, & que les Arabes n'en ont pas,
comme le rapporte Bergeron, anciennement
connu l'usage, est qu'il n'y a
dans l'arabe aucun mot relatif à cette
connoissance ; les Arabes qui se servent
de la boussole se servant aussi du mot
italien qui la nomme.

Il est certain que le langage d'un peuple
contient, s'il m'est permis de m'exprimer
de la sorte, les véritables dimensions
de son esprit. Il est la mesure de
l'étendue de sa logique & de ses connoissances.
Lascaris disoit de la langue grecque
qu'elle est aux sciences & aux arts ce que
82la lumiere est aux couleurs : qu'elle paroît
avoir été formée moins par le besoin &
par la convention que par la nature même.
Un écrivain moderne, qui possede le
talent d'approfondir les objets qu'il traite,
enchérit encore sur cet éloge. Selon lui,
la langue grecque fut incontestablement
l'ouvrage des hommes les plus sensibles &
les plus heureusement organisés. On diroit
que la nature s'étoit offerte à eux par ses
côtés les plus frapans & les plus riches ; qu'avant
que d'avoir rien nommé ils avoient
parcouru l'universalité des choses, & en
avoient saisi les rapports, les différences,
l'enchaînement, en un mot toutes les propriétés :
tant cette langue est l'image
fidelle de l'action des objets sur les sens
& de l'action de l'ame sur elle même.
Des mots qui par le mêlange heureux des
élémens qui les composent, forment, ou
plutôt deviennent des tableaux ; qui s'étendent,
se nuancent & se ramifient,
conformément à la nature des sensations,
ou des idées, dont ils sont non-seulement
l'instrument, mais la plus vive image ;
83qui par leur aptitude à s'unir & à ne
former qu'un corps avec une infinité d'autres
mots, obtiennent le double avantage
de rapprocher & de multiplier les idées,
& de devenir en même tems plus majestueux
& plus sonores ; qui par la transposition
à laquelle ils se prêtent, tantôt
procedent comme la raison tranquille,
tantôt s'élancent, se troublent, se désordonnent
comme les passions. Des systêmes
entiers renfermés dans son sein ; des
combinaisons variées à l'infini, d'où
résulte une harmonie enchanteresse, mais
dont la partie la plus sensible (les accens)
a péri. Une marche pleine de mouvement,
&c. (Arnaud. Journ. étrang.)

La source de tant de louanges données à
la langue grecque, la plus belle en effet
de celles que les hommes ont jamais parlé,
du moins de notre connoissance, vient de
ce qu'elle est plus facile à reconnoître
pour l'ouvrage de la nature ; de ce qu'elle
a mieux réussi qu'une autre à peindre les
objets extérieurs, en se tenant attachée
de plus près au systême de la nature,
84qui n'est autre que ce penchant qu'elle a
donné à l'homme de combiner la forme
d'une inflexion vocale avec la forme d'un
objet physique, pour les assimiler l'une
à l'autre : systême dont le développement
fait la matiere du Traité que j'écris. Convenons
cependant de bonne foi que la
langue grecque, à force de culture &
d'abondance, est devenue bien moins sage
dans la fabrique de l'énorme quantité de
composés & de dérivés qu'elle possede,
lorsqu'ils ont à exprimer des noms d'êtres
relatifs, abstraits, métaphysiques, &c :
qu'il lui est souvent arrivé d'en former
les dénominateurs sur des considérations
singulieres & peu apparentes : qu'elle
auroit en les formant pu faire un choix
plus simple & plus heureux des approximations
ou des comparaisons : qu'elle a
quelquefois pris des routes trop détournées,
& poussé des branches bizarrement
écartées du tronc : qu'en un mot
elle a trop obéi au génie vif & fin d'une
nation qui s'exprimoit avec promptitude
& s'entendoit à demi-mot, par la facilité
85qu'elle avoit à saisir les objets, lors
même qu'ils n'étoient présentés que sous
les plus petites faces. Mais ce n'est pas
ici le lieu d'entrer dans les discussions que
demanderoit une pareille thèse.

24. Utilité de l'étymologie dans l'histoire
ancienne & dans la mythologie.

Venons à l'histoire ancienne. Il faudroit
n'en avoir qu'une bien médiocre
teinture pour ignorer tous les secours que
lui fournit la matiere étymologique : combien
elle sert à débrouiller le chaos de
la mythologie ; à réduire à des événemens
fort simples le faux merveilleux dont se
pare l'antiquité ; à reconnoître la nature
& la situation des climats, les noms des
villes & des nations, leurs mœurs, leurs
usages, leurs rits religieux. Rien sur-tout
ne contribue davantage à nous mettre
au fait des émigrations des peuples, de
leurs navigations, & des colonies qu'ils
ont portées en des climats éloignés. Il
n'y a point de meilleure maniere de suivre
un peuple, que de le suivre à la trace de
86sa langue. En ceci il est à propos d'observer,
non-seulement les termes primitifs & leurs
dérivations, mais aussi les idiotismes &
la syntaxe, non moins essentiels & décisifs
que les mots simples. C'est par-là que l'on
parvient à connoître, le mieux qu'il est
possible, l'origine des peuples, leurs mélanges,
le progrès de leurs connoissances,
la variation de leurs usages, la
source de leurs coutumes & de leurs
dogmes : pourvu toutefois que les preuves
étymologiques que l'on apporte soient
solides & réitérées ; que l'on ne se laisse
pas emporter à l'esprit de systême ; &
que l'on ne prenne pas à tâche de
vouloir, comme il n'arrive que trop
souvent, tout ramener à un seul principe
que l'on s'est fait. Il ne faut donner
d'autres preuves de cette proposition que
l'excellent ouvrage du célebre Bochart.
Avec une profonde connoissance des
langues orientales & par le seul secours
de l'étymologie, quelle lumiere ce sçavant
homme n'a-t-il pas jetté sur ce que
l'histoire ancienne a de plus obscur ? &
87malgré le petit reproche qu'on peut lui
faire d'avoir trop embrassé de choses dans
son systême, y a-t-il un autre livre sur
cette matiere dont on puisse tirer autant
d'utilité ?

25. Exemple.

A l'aide des explications que Bochart &
les autres personnes versées dans les anciennes
langues d'orient nous ont données des
termes de ces langues, il ne seroit peut-être
pas difficile de montrer, si c'étoit ici
le lieu de le faire, que tous les noms des
anciennes divinités n'expriment qu'une
seule & même idée relative au soleil &
aux astres, ou aux épithétes qu'on leur
donnoit : Que dans les premiers tems il
n'y a eu chez tous les peuples d'orient,
si on en excepte les Hébreux, d'autre
religion que le Sabeïsme, ni d'autre
divinité que le soleil, objet naturel du
culte de tous les peuples qui ne sont ni
tout-à-fait grossiers, ni assez philosophes :
Que presque tous ces noms de divinités
fabuleuses Grecques & Romaines sont
88dérivés de certains mots Egyptiens,
Phéniciens, Chaldéens, Assyriens, ou
Persiques qui tous signifient le soleil,
ou un adjectif exprimant une épithéte
donnée au soleil : Que ces adjectifs personifiés
dans la suite par les peuples qui
n'entendoient pas les langues orientales
sont devenus autant de divinités particulieres,
d'où est né le Polythéisme : Que
ces adjectifs donnés pour épithétes, soit
par flatterie, soit par honneur, soit par
convenance de signification, aux anciens
rois d'orient ont introduit l'idolatrie :
& enfin que ces mêmes adjectifs mal
entendus, pris dans un sens équivoque,
altérés dans la prononciation, ou rapportés
par les Grecs (peuple menteur &
ignorant en histoire étrangere) à certains
mots de leur langue assez semblable pour
le son, leur ont donné lieu de débiter
sur les histoires anciennes mille circonstances
fausses & ridicules ; mille contes
puériles, métamorphoses & fables de toute
espece : ce qui a donné naissance à la
mythologie, c'est-à-dire à la chose du
89monde la plus absurde & la plus dénuée
de liaison, si l'on n'y porte le flambeau de
l'étymologie.

26. Nécessité d'entrer dans l'examen des
termes appellatifs & des noms propres
dont l'altération a été une source
continuelle d'erreurs dans l'histoire
ancienne.

On ne sçauroit croire combien l'aversion
pour les sons barbares & la grande sensibilité
pour l'euphonie ont introduit
d'erreurs dans l'histoire, par la mauvaise
habitude d'estropier les noms propres
étrangers, à qui l'écrivain veut donner une
tournure & une terminaison conformément
à son idiome national. La langue
grecque affectoit sur-tout cette délicatesse.
On voit qu'Herodote s'excuse quelque-fois
d'être obligé de rapporter des noms
qui rendent un son étranger : il y a même
des cas où il aime mieux les omettre
tout-à-fait. Les écrivains Grecs alterent
les noms barbares ; ils les plient à la
forme de leur langue, & les grécisent
90si bien (par exemple eutychios, pour
Evochous) qu'ils semblent alors dérivés
d'une racine grecque (eu-tychius, bene
fortunatus :
) ou bien, ils rendent par
des équivalens ou traduisent en leur langue
les noms des dieux. Parce que le nom
d'une ville d'Egypte Babel, Babylon,
signifie porte ou ville du soleil, ils l'appellent
Heliopolis. Cette habitude est
devenue la source de mille erreurs particulieres ;
& n'a pas médiocrement contribué
à un préjugé général encore plus
erroné, en vertu duquel les Grecs, sans
hésiter, faisoient honneur à leur nation
de tous les faits étrangers. Comment
s'empêcher de croire que tant de personnages
célebres dont les noms avoient
un air national, appartenoient à la nation ;
que tant de villes & de peuples lui dévoient
en effet leur origine ? Quelle idée plus
flateuse pour une nation naturellement
si vaine ! Elle avoit d'ailleurs un air de
patriotisme ; (Michaëlis, de l'influence des
opinions sur le langage.) Il n'en falloit pas
tant pour l'établir comme préjugé populaire
91généralement reçu. Les Grecs,
comme on l'a déja remarqué ailleurs,
(Mémoires de l'Académie des Belles
Lettres, Liv. XXV, page 68) ont par-là
tellement brouillé les temps, les personnes,
& les faits, qu'ils ont rendu l'histoire
ancienne, déja si ténébreuse, presqu'entiérement
méconnoissable. De sorte
qu'il est difficile de dire, si dans l'étude
des anciennes origines & des premiers
siécles, les auteurs Grecs, de qui nous
tenons presque tout ce qui en reste, (les
originaux des autres nations étant perdus)
nous servent plus, par ce qu'ils nous apprennent
réellement, qu'ils ne nous nuisent
en nous le transmettant d'une telle
maniere.

Tout ceci pour être développé autant
qu'il le faut, demanderait des explications
fort étendues, ou plutôt un livre entier.
J'y pourrai revenir, quoique succintement,
dans un chapitre particulier vers la fin
de ce Traité : mais ce n'est pas le cas
d'arrêter plus long-temps le lecteur au
début. Je ne le dis ici que pour montrer
92que la science étymologique est la vraie
clef de l'histoire ancienne. C'est ce que
je me propose d'expliquer avec plus
de détail dans un Mémoire sur les
dieux Cabires, ou je ferai voir que le
culte de ces dieux n'étoit autre chose
que l'adoration du soleil sous la figure
du feu, & la religion actuelle des
Guebres, dont le nom, comme on le
voit, est le même que celui des Cabires.
Tout l'ancien monde a été partagé entre
cette religion Sabéenne, & le culte plus
grossier de certaines divinités matérielles,
animées ou inanimées, tels qu'un animal,
un arbre, un lac, &c. culte assez semblable
à celui que les peuples Negres
rendent à leurs Fétiches, dont on nous
a depuis peu donné l'histoire. Ces deux
religions sont antérieures à l'idolatrie
proprement dite, c'est-à-dire au culte des
hommes déifiés : le développement de
l'origine de ce dernier culte appartient
plus proprement à l'histoire des regnes
& des évenemens particuliers de chaque
pays.93

27. Utilité de l'étymologie pour recouvrer
en partie les anciennes langues
perdues ; maniere d'y parvenir.

A ne regarder l'étymologie qu'en ce
qu'elle a de grammatical, il est certain
qu'outre son usage le plus commun qui
est de faire la généalogie des mots, elle
en peut avoir un autre beaucoup plus
curieux ; ce seroit de recouvrer en partie
les anciennes langues, en décomposant
les langues modernes. Voici la méthode
que je proposerois pour y parvenir. Que
l'on ôte du françois, par exemple, tout
le grec & le latin qu'y ont apportés les
Marseillois & les Romains, tout le saxon
ou le theuton qu'y ont apportés les Francs :
que l'on ôte du résidu tout ce que l'on
reconnoîtra par la comparaison des langues
d'orient venir des colonies Phéniciennes,
il est presque certain que le
restant seroit le pur celtique des anciens
Gaulois. Par de pareilles opérations on
auroit le cambrique ou cimraéc en Angleterre ;
le cantabre en Espagne ; l'osque,
94le sabin, l'umbre en Italie ; l'illyrien en
Esclavonie ; le runique en Scandinavie.
La confusion que le mêlange des peuples
a mise entre leurs langues n'empêche pas
d'en pouvoir démêler l'origine & le fond,
en séparant l'alliage qui les déguise. Il
faudroit choisir, en faisant ce travail, le
langage de la campagne dans les provinces
de chaque royaume où la vieille
langue s'est le mieux conservée ; telles
que la Bretagne, le pays de Galles, la
Biscaye. Peut-être tireroit-on aussi d'assez
grands secours de l'irlandois : mais c'est
sur quoi je ne puis rien dire, n'ayant
aucune connoissance de cette langue.

Je citerai encore un exemple de la
même méthode qu'on pourroit employer
par rapport à la langue punique. L'isle de
Malte, au rapport de Diodore, l. 5,
est originairement une colonie de Phéniciens,
qui dans l'habitude où ils étoient
de voyager jusqu'au grand océan occidental
pour les affaires de leur commerce,
y établirent un entrepôt commode, parce
qu'elle est située en haute mer à moitié95

chemin de Tyr à Gades, & qu'on y
trouve de bons ports. Ce récit de Diodore
est confirmé par l'étymologie du
nom des trois isles de ce canton de la
mer : Malit en Phénicien. i. e. Refugium :
Gaulos. i. e. Rotunda : Lampas ou Lampedusa
vient de Lapid, i. e. Lampas. Le
géographe Scylax rapporte en effet qu'il
y avoit dans cette derniere isle deux
grandes tours qui probablement servoient
de phares. (Voyez Bochart, Chan. I. 26.
& Soldani, Della lingua Punica usata
da Maltesi
.) Le langage de l'isle de Malte,
dit Jean Quintin dans la description qu'il
nous a donnée de cette isle, est fort
mêlée d'africain. J'ai vu à Malte en 1533
certaines colonnes de pierre sur lesquelles
sont gravées des lettres puniques avec des
especes de points, leur figure approche
assez de l'hébreu. Et il est si vrai que
l'idiome maltois participe du phénicien
que les insulaires entendent, prononcent
fort bien, & ont dans leur langue quelques-uns
des mêmes termes que l'on trouve
dans la scene de. Plaute, dans Avicenne,
96& dans l'Evangile, entr'autres ceux-ci de
l'Evangile Eloi, epphta, kumi. On scait
que les mots de cette espece ne s'écrivent
pas facilement en caracteres latins, & ne
se prononcent bien que par ceux à qui
la langue est naturelle. Si les restes du
vieux langage qu'on retrouve à Malte
viennent véritablement de la colonie
Phœnicienne, comme le croit Quintin,
il seroit fort à souhaiter qu'un homme
habile dans les langues d'orient s'y
transportât pour rechercher les vestiges
du phœnicien & du punique. Mais il ne
faudroit pas qu'il bornât sa course à ce
seul endroit. Peut-être les découvertes
seroient-elles plus assurées dans deux
autres isles de la Méditerranée, la Sardaigne
& la Corse. Il est constant, à la
vérité par le rapport de tout le monde
que le langage vulgaire de Malthe est à
demi mêlé d'oriental : mais les Arabes
& les Sarazins ont occupé cette isle il y
a peu de siecles, & ce peut être la raison
pour laquelle les Maltois entendent si bien
les termes d'Avicenne. Il est à craindre que
97l'oriental qu'on trouve mêlé dans leur langue
ne vienne au moins autant de ces derniers
que des Tyriens ou des Cartaginois.
Pour travailler avec succès sur cette matiere
il faudroit séparer tous les mots Maltois
qui peuvent venir des racines grecques ou
latines par les langues modernes d'Europe.
Puis séparer tous les termes qui sont purement
arabes & ne laisser que ceux qui ne se
trouvant point dans l'arabe, auroient un
rapport analogique pour la figure, le son
ou la signification avec les langues d'orient ;
sur-tout avec le samaritain & le chaldéen.
Alors on pourroit assurer que ces mots
sont vraiment phœniciens. Mais comme
ils seroient sans doute difficiles à démêler
d'avec les termes de la langue arabe qui
n'est elle-même qu'un dialecte assez semblable
au phœnicien, on travailleroit avec
succès à vérifier ce qui est punique en
observant avec soin les langues sarde &
corse moins mêlangées que celle de Malte.
Les peuples de ces deux isles, sur-tout
de celle de Corse, sont vraiment le reste
des anciens Sauvages de l'Europe. Nul
98pouvoir n'a pu les assujettir parfaitement :
nul gouvernement les policer. Les grandes
puissances Cartaginoise & Romaine auxquelles
ils ont été soumis n'ont pas autrefois
mieux réussi à cet égard que leurs
maîtres modernes. Les contrées intérieures
de l'isle de Corse ne sont pas fréquentées
par les étrangers ; les Sarazins l'ont possédée
trop peu de temps pour que leur
langue y ait pu faire de grands progrès.
Avant les Cartaginois, on n'y avoit vu
d'autres étrangers qu'une colonie de Phocéens
& une d'Etrusques. Ainsi je regarde
la langue des Corses comme une
des moins mêlangée parmi celle où l'on
peut faire des recherches. Leur idiome
doit être composé, 1° De l'ancienne
langue barbare des insulaires Autochtones.
2° De quelque teinture de phocéen
d'Asie, & d'étrusque. 3° De punique.
4° De grec, latin & italien qui y domine.
Mais comme la langue barbare des
insulaires étoit sans doute aussi pauvre que
le sont d'ordinaire les langues des Sauvages,
& que ce n'est que par le moyen
99des Cartaginois, dont les établissemens
dans la Sardaigne & la Corse furent
grands & durables, que les naturels
du pays commencerent à acquerir un
plus grand nombre d'idées & connoissances,
& par conséquent de mots, il
y a apparence que langue corse doit
abonder en termes puniques, & qu'ils y
doivent être moins difficiles à démêler
& à comparer que nulle part ailleurs.100

Chapitre III.
De l'organe de la voix & de
l'opération de chacune des
parties qui le composent

28. Découverte de l'alphabet & du nombre
des articulations de la voix. Méthode
de figurer chaque articulation par un
caractere. Défaut de cette méthode d'un
alphabet général.

29. Chaque peuple a son alphabet propre
assez différent de celui d'un autre.

30. Il n'y a qu'une voyelle & six consonnes
primitives correspondantes aux
six organes.

31. La voyelle est le son conduit dans le
canal de la parole.

32. La consonne est la maniere dont le son
est affecté par l'organe, & la forme qu'il
en reçoit.101

33. Des variations infinies de la voyelle.

34. Des six consonnes produites par les
six organes du canal vocal.

35. La multiplication des lettres, n'est que
l'effet du mouvement plus fort ou plus
foible dans chaque organe.

36. De l'articulation propre à chaque
organe ou de l'esprit qu'il affecte naturellement.

37. Effet du mêlange des esprits de divers
organes.

38. De la consonne nazale.

39. Des muettes & des liquides, des rudes
& des douces, & de leur mêlange.

40. Des di-lettres ou consonnes doubles.

41. Des accents.

42. Des diphtongues.

43. De la voyelle muette.

44. Des trois caracteres de la voyelle.

45. Composition de l'alphabet. Cause de
l'ordre des lettres.102

28. Découverte de l'alphabet & du nombre
des articulations de la voix. Méthode
de figurer chaque articulation par
un caractere. Défaut de cette méthode
d'un alphabet général.

L'art de l'écriture qui peint
& fixe la parole suppose une
découverte antérieure & tout
merveilleuse : c'est celle
de l'alphabet, par laquelle avant que de
peindre les objets on a observé, reconnu
fixé & déterminé ce qu'on auroit à peindre.
Ce qu'il y a de plus admirable, à
mon gré, dans l'art de l'écriture c'est-à-dire
dans la plus belle invention de
l'esprit humain, n'est pas tant d'avoir
figuré des caracteres pour représenter les
articulations de la voix, que d'avoir sçu
discerner la variété des mouvemens qui
forment une parole, & distinguer chaque
articulation simple. Mais il est arrivé à
l'auteur de cette découverte, ce qui arrive
à tous les premiers inventeurs, qui
103après avoir, par un coup de génie, découvert
le principe originel d'un art,
n'employent ensuite dans le détail &
dans la pratique qu'une méthode assez
défectueuse. En effet il seroit difficile que
le talent d'inventer se trouvât joint à la
patience nécessaire pour perfectionner.
Les inventeurs de l'alphabet crurent avoir
trouvé le nombre des articulations de
la voix, & jugerent qu'il ne restoit plus
qu'à l'exprimer par autant de figures conventionelles.
Il est certain néanmoins que
d'un côté ils ont été au-delà du vrai,
s'ils n'ont voulu tendre que les mouvemens
primitifs de la parole ; & que d'un
autre côté ils sont restés infiniment au-dessous
s'ils ont crû figurer toutes les
variations dont est susceptible en soi
chacun de ces mouvemens primitifs.

29. Chaque peuple a son alphabet propre
différent de celui d'un autre.

Il n'y a pas une contrée qui n'ait sa
maniere d'articuler qui lui est propre, &
que ceux d'un autre pays n'imitent jamais
104parfaitement, ou ne peuvent point imiter
du tout. On ne vient pas mieux à bout, dit
Quintilien, de prononcer les mots comme
un autre homme les prononce, que de
jouer d'un instrument comme un autre
homme en joue. An cujuslibet est exigere
literarum sonos ? non Hercule magis quàm
nervorum
, (Quintil. l. I, c. 4). Nous
avons en Europe des lettres qu'il est impossible
aux Chinois de prononcer : &
tous nos efforts sont inutiles pour copier
les inflexions des Hottentots. Sans aller
si loin, quelle différence entre un Anglois
qui fait sortir toutes ses paroles en siflant
du bout des levres, & un Florentin qui
les fait toutes rentrer dans le fond de sa
gorge ? Les consonnes de l'allemand,
du françois, & de l'espagnol sont-elles
parfaitement les mêmes ? non sans doute,
& chaque peuple qui veut prononcer
un mot d'une langue voisine ne fait
qu'employer les lettres de sa propre langue
qui en approchent le plus, en se servant
du même organe, qu'il fléchit à la maniere
de son pays. A peine un François
105peut-il entendre un Allemand qui lui parle
en latin à cause de la grande différence
de prononciation. Plus les nations sont
éloignées, plus la différence est remarquable.
Quant aux voyelles tout le monde
en Europe emploie les mêmes figures :
mais tel peuple donne à une de ces figures
le son qu'un autre peuple donne à une
autre. Il est donc constant que chaque
nation a son alphabet qui lui est propre ;
& sans doute le premier inventeur n'avoit
porté son attention que sur sa propre
langue. Il s'ensuit de-là que si l'on vouloit
compter combien il y a de lettres qui
ne sont pas parfaitement les mêmes, il
faudrait compter combien il y a de sons
dans les voix, & combien il y a d'inflexions
différentes dans la maniere dont chaque
peuple de la terre varie le mouvement de
chacun de ses organes : ce qui produiroit
un nombre de lettres infini.

30. Il n'y a qu'une voyelle & que six consonnes
primitives correspondantes
aux six organes.

Ramenons les choses à une méthode plus
106simple & plus certaine, c'est-à-dire au principe
invariable de leur origine & de leur
cause efficiente, par l'examen de l'organe,
ou des organes qui s'emploient successivement
à former la parole, par-tout ou il y a
des hommes. Nous trouverons que toutes
les lettres ou inflexions possibles, dont le
nombre est infini, en raison de leur legere
différence, peuvent être rangées par
classes sous l'organe primitif qui les forme :
que le nombre de ces organes composant
l'instrument de la parole, est très-petit :
& qu'il en est de même par conséquent
du nombre des lettres qui correspond
justement, sans plus ni moins, à celui
d'autant d'organes dont chacun produit son
articulation propre. Ainsi pour avoir une
méthode générale applicable à toutes les
langues, dont la vérité sera bientôt
démontrée, je pose pour principe que
dans tous les langages de l'univers, dans
toutes les formes quelconques de prononcer,
il n'y a qu'une voyelle, & que six
consonnes correspondantes à autant d'organes
107servant à la parole. Je m'explique.

Mais avant que de commencer, je
préviens le lecteur que je suis obligé d'entrer
dans un détail d'observations curieux,
nécessaire, mais minutieux & peu amusant.
Le maître de philosophie de M.
Jourdain se rend ridicule, lorsque déployant
un appareil déplacé, il remonte
aux principes physiques, & explique l'opération
des organes à un bourgeois, qui
opere fort bien sans sçavoir comment, &
qui ne demande qu'à apprendre un peu
d'orthographe. Il ne l'eût pas été, s'il eût
eu à traiter des principes & des regles
d'un art, lequel ne consiste qu'en oblervations
des pratiques naturelles et primordiales
qui en sont le fondement.

31. La voyelle est le son conduit dans le
canal de la parole.

La voyelle en général n'est autre chose
que la voix, c'est-à-dire que le son simple
& permanent de la bouche que l'on peut
faire durer, sans aucun nouveau mouvement
des organes aussi long-tems que la
108poitrine peut fournir l'air. Les consonnes
sont les articulations de ce même son
que l'on fait passer par un certain organe,
comme à travers d'une filiere, ce qui
lui donne une forme. Cette forme se
donne en un seul instant & ne peut être
permanente. Que si elle paroît l'être dans
quelques articulations fortes qu'on appelle
esprits rudes, ce n'est plus un son clair
& distinct ; ce n'est qu'un siflement
sourd qu'on est obligé d'appeller du nom
contradictoire de voyelle muette. Ainsi la
voix & la consonne sont comme la matiere
& la forme, la substance & le
mode. L'instrument général de la voix
doit être considéré comme un tuyau long
qui s'étend depuis le fond de la gorge
jusqu'au bord extérieur des levres. Ce
tuyau est succeptible d'être resserré selon
un diametre plus grand ou moindre,
d'être étendu ou racourci selon une longueur
plus grande ou moindre. Ainsi le
simple son qui en sort représente à l'oreille
l'état où on a tenu le tuyau en y
109poussant l'air. Les différences du son simple
sont comme les différences de cet état ;
d'où il suit qu'elles sont infinies ; puisqu'un
tuyau flexible peut être conduit par
dégradation insensible depuis son plus
large diametre & sa plus grande longueur,
jusqu'à son état le plus resserré & le plus
racourci. On remarque communément
sept divisions plus marquées du son simple,
ou sept états du tuyau qu'on appelle
voyelles, a. η. e. i. o. ου. u. Mais il est
clair qu'une ligne ayant autant de parties
qu'il y a de points indivisibles qui la
composent dans toute sa longueur, il y
a autant de voyelles qu'il peut y avoir
de divisions intermédiaires entre les sept
ci-dessus ; d'où il fuit qu'il y en a une
infinité. On remarque facilement en effet
qu'une nation ne divise pas précisément
comme une autre le diapason ou échelle
de sa voix, & que les voyelles des Anglois,
par exemple, ne sont pas celles
des François. Aussi ne reconnoît-on plus
rien dans le son des voyelles du même
110mot prononcé dans deux langues différentes.

32. La consonne est la maniere dont le son
est affecté par l'organe & la forme
qu'il en reçoit.

Je dis donc qu'il est à propos, pour
éviter l'embarras de ces variétés infinies,
de considérer la voyelle ou le son simple
comme unique, quel que soit l'état où
chacun tient le tuyau de sa voix ; &
d'observer seulement, pour fixer un alphabet,
l'état particulier de chacune des parties
qui composent le tuyau ou instrument.
Car ce canal est formé par plusieurs parties
ou organes, chacun desquels a un mouvement
qui lui est particulier, une articulation
qui lui est propre, & qui sert
à faire distinguer que le son simple en
passant par le tuyau a été affecté par cet
organe, & non par un des autres. Il y
a donc autant de manieres d'affecter le
son & de lui donner, pour ainsi dire,
une figure, qu'il y a d'organes le long
111du tuyau, & il n'y en a pas plus. Ce
sont ces mouvemens imprimés au son que
l'on appelle lettres ou consonnes. Elles ne
sont par elles-mêmes que des formes qui
n'existeroient pas sans la voix qui en est
la matiere & le sujet. Ainsi tout le méchanisme
de la parole peut être, quoiqu'imparfaitement,
comparé à une flûte.
L'air poussé dans le tuyau de cette flûte
en est le son simpie, ou la voix. Les
trous par lesquels il sort sont les divisions
de cette voix simple : & ces divisions
peuvent aussi-bien être dans un endroit
du tuyau que dans un autre. La position
ou figure des doigts sur ces trous sont les
lettres ou consonnes qui donnent la forme
a tout le son : forme qui par elle-même
n'auroit aucune existence pour le sens de
l'ouïe, sans l'air ou voix qui en est la
matiere & le sujet.

33. Des variations infinies de la voyelle.

La chose ne sera pas moins sensible si
nous comparons la voix, ou le son
112simple de la voyelle, à celui que rend
une corde tendue sur un instrument où
les divisions sont marquées par des touches
dans toute sa longueur. Il n'y a
personne qui ne se soit apperçu que pour
former dans leur ordre les cinq voyelles
vulgaires, on ne fait qu'accourcir succes-
sivement la corde. a est la voix pleine
& entiere, ou la corde tenue dans
toute sa longueur depuis la gorge aux
levres. i est la corde raccourcie de moitié,
tenue du palais aux levres. ου est le bout
de la corde à l'extrémité des levres. Nous
allongeons les levres en dehors, & tirons,
pour ainsi dire, le bout d'en-haut de cette
corde pour faire sonner dessus u (voyelle
particuliere aux François, & que n'ont
pas les autres nations) ; tandis que les
Orientaux la prolongent tant qu'ils peuvent
d'en-bas pour former dessus un son profondément
guttural, H. Ainsi les deux
extrémités les plus marquées de la corde,
le complementum acuti, & le complementum
imi
, sont le siflement u & l'aspiration
113H. Elles sont le par-dessus & la
basse-contre sonnés sur la corde de la
parole.

Comme la corde dans toute sa longueur
est divisible à l'infini, il y dans la ligne une
infinité de points où l'on peut placer la division :
de sorte que les diverses voyelles de
tous les peuples de l'univers, quoique variées
à l'infini, ne diffèrent cependant, qu'en
ce qu'un peuple divise sa corde dans un
endroit, & un autre dans un autre. Aussi
les anciens Orientaux dans leur écriture
négligerent-ils de marquer la voix,
qu'en lisant ils suppléoient par intervalles
entre les vraies lettres qui sont les consonnes.

Au reste, ce n'est que pour une intelligence
plus facile que j'ai comparé la
voyelle à une simple ligne étendue,
divisible dans sa longueur. La véritable
image de la voix, conforme à celle de
la bouche ouverte, est un entonnoir
flexible dont on diminue à volonté les
deux diametres pour dégrader le son
114voyal : en sorte que A est le plus grand
entonnoir, & U est le plus petit.

image a. η. é. i. o. ου. u.

Mais je me contente ici d'exprimer la
grandeur de chacun de ces entonnoirs
concentriques par une ligne faisant partie
de l'axe qui les traverse tous.

34. Des six consonnes produites par les six
organes du canal vocal.

Je viens de dire que chaque organe
qui est dans la bouche a sa figure & son
115mouvement propre formant une lettre qui
lui est particuliere : qu'il y a autant de
lettres ou consonnes que d'organes : & qu'il
n'y en a pas plus. Ce sont 1. les levres.
2. la gorge. 3. les dents. 4. le palais. 5. la·
langue
. Il y en a un sixieme, sçavoir, le
nez
, qui doit être regardé comme un
second tuyau à l'instrument. Car ainsi
qu'on pousse l'air du fond de la gorge à
l'extrémité des levres, on peut le pousser
du fond de la gorge à l'extrémité des
narines. Cet organe a sa consonne ; il a
même, comme nous le verrons bientôt
sa voyelle an, in, on, &c. ou son simple
qui lui est propre ; & dont je traiterai
en particulier dans le chapitre suivant.
En ce sens on doit dire qu'il y a réellement
deux voyelles ; celles de la bouche,
& celle du nez : cependant, quoique la
voyelle soit susceptibie d'une différence
effective selon le tuyau par lequel l'air
est conduit, je ne laisserai pas de la
considérer comme unique, tant que je ne
la regarderai que comme l'air sortant d'un
116instrument. On peut nommer chaque lettre
ou consonne du nom de son organe propre,
ce qui la rendra reconnoissable à toutes
les nations de la terre, sous quelque
caractere que l'on la figure. Nous les
figurons ainsi : levre, Be ; gorge, Ke ;
dent, De ; palais, Je ; langue, Le ;
nez, Se. Je joins ici aux lettres, pour
les faire sonner un peu, la voyelle sourde
que nous appellons e muet. De ces six
lettres, les trois premieres sont parfaitement
muettes ; les trois autres sont un
peu liquides & permanentes, en ce
qu'étant coulées ou siflées, la forme du
mouvement de l'organe peut se continuer
un peu plus long-tems par une espece de
voix sourde ; au lieu que dans les trois
précédentes, la forme est purement
instantanée.

35. La multiplication des lettres n'est que
l'effet du mouvement plus fort ou
plus foible dans chaque organe.

Chaque organe peut donner son mouvement
propre d'une maniere douce,
117moyenne, rude ; plus ou moins douce,
plus ou moins rude. Les modifications
rudes sont celles qui poussent le son en
dehors ; je, te, re, ke, che, se : les
douces sont celles qui semblent le retenir ;
ve, the, ne, ghe, ze. Ces manieres produisent
dans chaque lettre des variations
qui ont fait croire qu'il y en avoit un
nombre plus grand qu'il n'est en effet.
Et si l'on vouloit distinguer par un caractere
particulier chacun des degrés de ces
différences, on auroit un nombre infini
de lettres consonnes, par la même raison
que j'ai rapportée plus haut en parlant du
nombre infini des voyelles. Mais à considérer
seulement les trois mouvemens
doux, moyen, & rude, on trouve trois
différences dans chaque lettre primitive,
& on les appelle lettres permutables, ou
de même organe. Elles s'emploient très-souvent
l'une pour l'autre dans le même
mot, & dans la même langue ; à plus
forte raison quand le mot passe d'une langue
à une autre. Cette observation, qu'on
sçait être très-sensible dans la langue
118grecque, ne l'est guères moins dans les
autres, si on y fait attention.

Levre doux, Be ; moyen, Pe ; rude Fe.
Gorge doux, Gue ou Gamma Grec ;
moyen, Ce, Ke ; rude Que en grec Xi.

Dent doux THe en anglois, ou Theta
en grec ; moyen De ; rude Te.

Palais doux Ze ; moyen Je, rude CHe.

Langue doux Ne, moyen Le ; rude Re.

Dans la lettre de langue Le Ne Re, le
moyen Le s'opere du bout de la langue :
le doux Ne du milieu de la langue un
peu soulevée contre le palais, en rechassant
l'air par le tuyau du nez ; le rude Re
de la racine de la langue gonflée en chassant
l'air de la gorge par soubresault.

Quant au nez, comme c'est un organe
moins flexible, il ne varie pas son siflement
nasal, Se.

Le palais qui est encore plus immobile
que le nez, n'agiroit guères sans le secours
de la langue ; de sorte que l'on peut presque
considérer la lettre de palais & la
lettre de langue comme procédans d'une
même cause.119

Les dents infixées aux mâchoires, dont
le mouvement est peu varié, s'aident
beaucoup aussi pour la lettre qui leur est
propre du secours de la langue, qu'on
regarde avec raison comme l'agent général
de la parole. (*)3 C'est en effet le
120plus flexible de tous, & celui qui se
121trouve placé au milieu de l'instrument. Il
n'y a que la gorge & les levres situées
aux deux extrémités qui se puissent passer
de son secours. Mais aucun, pas même
la langue, ne peut se passer des poumons,
qui sont les soufflets de cette espéce
d'orgue vocal qui poussent l'air resserré &
rendu plus fort dans le canal étroit du
larinx. C'est du larinx & des poumons
que vient l'intensité & le volume de la
voix, le fort & le foible de l'intonation,
qu'il ne faut pas confondre avec le fort
& le foible de l'articulation. L'intonation
forte ou foible n'appartient qu'à la voyelle :
l'articulation forte ou foible n'appartient
qu'à la consonne. Vainement la langue
feroit-elle dans l'air libre ses mouvemens
& ses figures, il n'en résultera rien de
sensible à l'oreille, si cet air n'est en
même tems chassé au-dehors par l'exipiration
des poumons, & resserré au
passage du larinx. C'est ce resserrement qui
donne le son à la voix, & qui sa distingue
de la simple exspiration non sonore.122

Exprimimus, rectoque foras emittimus ore :
Mobilis articulat verborum daedala lingua ;
Formaturaque labrorum pro parte figurat.

Lucret.

36. De l'articulation propre à chaque
organe, ou de l'esprit qu'il affecte
naturellement.

Outre la maniere particuliere de moduler
appartenante à chaque organe, il
y a encore dans la voix certains esprits,
ou tournures dans la maniere de conduire
l'air. Que l'on me permette d'employer
ici pour les consonnes ce terme
esprits, que la langue grecque applique
le plus souvent aux voyelles. Chaque
organe affecte communément ceux qui
conviennent le mieux à sa conformation.
Les levres battent ou siflent ; la gorge
aspire ; les dents battent ; la langue
frappe ; la langue & le palais ensemble
coulent, frolent ou siflent ; le nez sifle :
chacun de ces effets se produit d'une
maniere douce, moyenne ou rude. Chacun
de ces siflemens a un caractere propre
123à l'organe qui opere, & qui chasse l'air
avec un bruit résultant de sa configuration :
ce qui contribue encore beaucoup à la
variété de la lettre primitive. Par exemple :
si les deux levres battent fort rudement,
elles produisent un son particulier & presque
impermutable que nous figurons Me.
Les mâchoires auxquelles les levres sont
attachées servent alors à lui donner ce
mouvement plus fort ; de sorte qu'elles
sont l'instrument propre de cette articulation
dans la classe des lettres des levres.
Le mouvement de la mâchoire inférieure
la produit en se joignant à celui de la
levre qui y est attaché. La mâchoire
étant un organe solide & bien moins
flexible que la levre, l'M devient par-là
une lettre plus forte, & moins permutable
que les autres lettres de levres. Si les levres
siflent doux, au lieu de sifler rude, comme
c'est l'ordinaire, elles produisent le son
figuré Ve, qui auroit été Fe, si on l'eût
siflé rude. Mais aucun de ces siflemens
ne donnera à l'air chassé la forme qu'il
reçoit des autres organes qui siflent aussi,
124soit du siflement nazal Se, ou des siflemens
de langue & de palais Ze, Je, Che,
Re
 : chacun même de ces quatre derniers,
fait entendre une variété à mesure que
l'air poussé entre la langue & le palais,
est poussé du bout, du milieu, ou de la
racine de la langue.

37. Effet du mêlange des esprits de divers
organes.

Il arrive souvent aussi qu'un organe se
sert subitement de deux esprits qui lui
sont habituels ; ou qu'il employe, quoiqu'avec
moins de facilité, l'esprit habituel
d'un autre organe ; ou que deux organes
s'employent en même tems à articuler
si vite, qu'on diroit que la voyelle n'a
passé que par une seule filiere. Cependant
on s'apperçoit si bien de la complication,
que le plus souvent dans les cas
ci-dessus on est obligé d'employer deux
caracteres pour figurer la lettre. Par exemple :
si le palais doux est battu avec l'esprit
doux, au lieu d'être Ze il est DZe ; si
le palais moyen est battu avec l'esprit
125doux, au lieu d'être Je, il est DJe, à
l'italiene : si le palais rude est battu
avec esprit rude, au lieu d'être CHe,
il est TCHe encore plus rude, à l'italienne.

Si la gorge douce aspire en battant doux ;
au lieu d'être Ge, elle est DGHe : si la
gorge moyenne aspire rude, au lieu d'être
Ke, elle est CHe, Que.

Si la levre moyenne frole au lieu d'être
Pe elle est PRe : si elle sifle rude, au
lieu d'être Pe, elle est PSe : si la levre
douce
sifle doux au lieu de Ne, elle est
GNe à l'espagnole ou N mouillée.
Si la langue moyenne aspire doux, au lieu
de Le simple, elle est GLe à l'italienne
ou mouillée : ainsi du reste.

Dans le mélange des lettres & des esprits,
on trouvera toutes les inflexions possibles
de la voix humaine de quelque peuple
que ce soit sur la terre. Toutes seront
réductibles sous la classe d'une des six
lettres primitives que l'on aura nommée
du nom de chaque organe. Toutes seront
permutables entr'elles dans chaque classe
126& passeront d'autant plus facilement
dans une classe voisine, qu'elles en approcheront
davantage, soit par elles-mêmes,
soit par les esprits étrangers
qu'elles affectent le plus habituellement :
remarque très-essentielle pour l'étymologie.
Cette espece de permutation est dans la
nature. Il ne faut pas la confondre avec
quelques autres altérations qui ne naissent
que de la mauvaise habitude d'un certain
peuple, ou de la méthode défectueuse
qu'il met en usage, au moyen de laquelle
il y a des lettres qui sans être du même
organe, sont devenues permutables par
l'abus de la prononciation vitieuse d'un
peuple, ou de son orthographe habituelle.
Tel est parmi nous le G. permutable en J ;
& le C. & le T. permutables en S.
Nous nous servons des premieres de ces
lettres dans l'écriture, & nous les lisons
comme si nous avions écrit les secondes.
L'exception produite par cet abus, ou
par tel autre de même espece qui peut
se trouver dans d'autres langues, mérite
aussi beaucoup d'attention en étymologie :
127mais elle ne doit entrer pour rien dans
l'examen du systême général de la nature
dont il s'agit ici.

Il arrive souvent qu'un peuple habitué
par l'éducation à moduler ses organes
d'une certaine maniere, figure tout à la
fois par un seul caractere la lettre, l'esprit,
& l'aspiration. Alors un autre peuple se
voit obligé de figurer trois caracteres pour
écrire celui-ci, & encore très-imparfaitement ;
l'alphabet d'une nation n'étant
pas celui d'un autre
. Par exemple : le Ci
des Italiens est chez nous TCHi., Cicero,
Tchitchero. De-là vient que certaines langues
étrangeres, sur-tout celles qui employent
beaucoup d'aspirations & d'esprits
rudes, nous paroissent avoir tant de
consonnes.

38. De la consonne nazale.

Le nez fait un second tuyau à l'instrument :
son siflement ou lettre nazale Se
est par-tout d'un très-grand usage, par
l'habitude que l'on prend de pousser le
son de la bouche au nez, ou de le ramener
128du nez à la bouche. Ce qui fait que le
nez n'ayant pas le pouvoir de varier par lui-même
sa lettre moyenne, parvient à la
rendre douce, ou rude en s'aidant d'un
autre organe. Elle est douce, si l'air passe
du nez à la bouche. Exemple : Ste ou ς
(sigmatau) des Grecs ; elle est rude si
l'air passe de la bouche au nez. Ex.
TSe ou צ (tsade) des Hébreux. Si on la
rend fort rude, ramenant une seconde
fois l'air le long du palais après l'avoir
poussé de la gorge aux narines, c'est
TSCH des langues barbares. Par la facilité
qu'on a dans l'usage de la parole
à se servir du second tuyau, il arrive que
le siflement nasal se trouve mêlé dans une
grande partie des mouvemens combinés
ou lettres doubles, & se marie volontiers
à l'articulation de tout autre organe.
BSe, PSe, SBe, SPe, SFe, SVe,
CSe, SCe, SGe, STe, TSe, SDe,
SCHe, SNe, SLe. Aussi la lettre S. est-elle
la plus commune de toutes. Elle ne
differe du Z. qu'en ce qu'elle est un
coulé rude le long des narines, au lieu
129que le Z. est un coulé doux le long du
palais.

39. Des muettes & des liquides : des rudes
& des douces & de leur mêlange.

Des six lettres primitives, trois étant
muettes, & trois autres liquides semivoyelles,
vous ne verrez presque jamais
de consonne combinée qui ne participe
des deux especes ; & si la consonne est de
trois figures, la muette est entre deux liquides,
qui lui donnent du corps, comme dans
eSCRime, aSTRingent, eSCLave,
SPLendeur. Que si dans quelques mots
grecs ou orientaux on trouve une consonne
combinée de deux muettes, la voix sourde,
ou e muet qui les sépare s'y fait fortement
sentir ; comme dans PTOlomée,
CTesiphon, BDellion. Mais jamais il
n'arrive qu'une consonne double soit composée
de deux figures du même organe :
comme seroit, BP. TD. CG. LR. ZJ.
Car un organe se replie bien sur un autre,
mais ne peut se replier sur lui-même ;
non plus que l'œil qui voit tout, ne peut
130se voir lui-même : ce qui est une suite
de l'impénétrabilité physique des corps.
De plus quand les deux inflexions procédent
du même organe, sans être identiques,
il faut bien que l'une soit rude,
& l'autre douce. Or la rude pousse le
son au-dehors, & la douce le retient au
dedans. (Voyez n° 35.) Des mouvemens
si opposés ne sçauroient être effectués ensemble.
Aussi est-il bien rare que deux
articulations disparates puissent être rapprochées
assez vite pour en former une
double sans aucune séparation sensible.
Si le siflement nazal se joint un peu mieux
aux autres inflexions, c'est que l'organe
dont il dépend n'est pas dans la bouche,
& que deux instrumens ont plus de facilité
pour exécuter en un même instant
des choses différentes qui ne pourroient
être que successives sur le même instrument.
Vous avez pu remarquer que dans
les syllabes de trois consonnes dont je
viens de citer quatre exemples, l'une des
trois est toujours la lettre S. Vous ne
trouverez presque jamais trois consonnes
131ainsi cumulées, à moins que l'organe du
nez, situé hors de l'instrument principal,
n'y joigne son opération propre.

Observez encore que les trois consonnes
muettes ou fixes sont principales dans
la parole, plus que les trois liquides ou
semi-voyelles : c'est-à-dire, que quand
une fixe & une liquide sont immédiatement
jointes ensemble dans la même syllabe,
la fixe affecte le premier rang, & la liquide
qui la suit ne paroît quasi qu'une modulation
singuliere de la fixe. Jamais en commençant
le mot ou la syllabe, la liquide de
langue ou de palais ne précéde la fixe.
Du moins je ne connois pas d'exemple
d'assemblage initial, tel que seroit LPa,
RTa, &c. dont le son seroit horriblement
dur, dissonant, & difficile à exécuter :
au lieu que les exemples de l'arrangement
contraire PLa, TRa, sont fréquens
& doux tant à la bouche qu'à
l'oreille. Si la liquide S. peut précéder
les fixes, j'en ai dit la raison, sçavoir
qu'elle est produite par l'organe nasal qui
a son opération à part. Il est vrai aussi
132que l'ordre que les fixes & les liquides
tiennent presque invariablement entre elles,
n'a lieu qu'en commençant le mot ou la
syllabe. Nos langues grecques & dérivées
du grec l'observent de même en finissant :
mais les langues barbares suivent souvent
l'ordre contraire à la fin de la syllabe,
en faisant précéder la liquide aLT, oLD,
eRD. C'est même ici un des principaux
caracteres qui marque la différence entre
les langages venus du grec, & ceux qui
viennent de la langue barbare de l'Europe
septentrionale.

40. Des di-lettres ou consonnes doubles.

Il n'y a peut-être de vraies di-lettres
marquées, c'est-à-dire, de véritables
consonnes doubles que celles qui sont
composées de deux muettes, de deux
de même organe ; celles en un mot dont
la double articulation ne peut s'exécuter
sans qu'on entende une division sensible
entre les deux mouvemens d'organes qui
la produisent. Il y a de fréquens abus à
cet égard dans la méthode vulgaire. Si
133c'est une erreur dans l'usage de ne faire
qu'une syllabe de certaines di-phtongues
formant deux sons, (Voyez n° 42) ce n'en
est pas une moindre que d'écrire deux
figures pour une seule lettre, comme les
Latins dans leur QU. les François dans
leur CH. ou comme les Italiens dans
leur CH.. que les Grecs écrivoient plus
correctement par X. J'ai même peine
à regarder comme vraies di-lettres les
consonnes doubles, lorsqu'elles ne se
forment, comme c'est l'ordinaire, que
du mêlange d'une lettre muette avec une
lettre liquide ; parce qu'alors les deux
articulations se replient l'une sur l'autre
sans effort & sans intervalle ; agissant par
des mouvemens qui se peuvent effectuer
ensemble sans se contrarier. Ces mouvemens
ajoutés viennent presque toujours
de la langue ou du nez, comme dans
FLambeau & dans SPirale. Les deux
consonnes sont ici fondues : on pourroit
dire qu'il n'y en a qu'une : car en effet
c'est un organe qui agit, en joignant à son
action l'articulation habituelle d'un autre
134organe au lieu de la sienne propre. Mais si la
consonne double est composée de deux
lettres muettes, dont le mouvement se
contrarie & ne peut être simultané comme
dans CTésias, alors il y a réellement deux
consonnes séparées par un e muet, deux
vrais sons & deux syllabes. Car ces deux
mouvemens d'organes ne peuvent se succéder
sans un certain effort qui sépare les
articulations, & par conséquent les syllabes.
De tels mots sont fort rares, &
quand ils passent d'une langue dans une
autre, celle-ci leur ôte aussi-tôt cette
double inflexion contrariante, difficile à
exécuter. Exemple Ptolemeus, Tolomei ;
Psalmus, Salmo ; πτισανη, tisane.

41. Des accens.

De même que les lettres sont sujettes
aux esprits, la voix est sujette aux accens.
Il n'y en a que deux ; le grave & l'aigu :
mais ils peuvent être à l'infini plus ou
moins graves, & plus ou moins aigus,
selon que le diametre du tuyau est plus
grand ou moindre : ainsi que tout instrument
135musical est grave ou aigu, selon
que son coffre est plus moins gros. La
voix peut aussi allonger ou abréger le son,
le rendre sourd ou distinct. Le son grave
& le son allongé paroissent redoubler la
voyelle. (Exemple : mâle, faire, nêgre,
isle, prône, voûte, flûte.)

42. Des diphtongues.

Les diphtongues doivent être soigneusement
distinguées. Il ne faut pas donner
dans l'erreur ordinaire des grammairiens
qui dès qu'ils voyent deux ou plusieurs
voyelles écrites de suite les appellent
diphtongues ; & qui d'un autre côté par
une maxime contraire enseignent que ces
compositions de trois ou quatre voyelles
de suite ne sont qu'une seule syllabe ;
erreur à la vérité autorisée par notre
usage général tant en vers qu'en prose.
Mais les défauts de notre écriture & de
nos usages ne sont point dans la chose
même. Regle générale ; si le son est
simple, soit qu'il soit bref ou long, il n'y
a pas diphtongues, bien que l'on employe
136plus d'un caractere pour le figurer comme
dans faīre, feŭ, pigeŏn, fleŭr, eău, coŭp,
Seĭgnĕur, Reīne, or-geăt, deūx, œŭil,
rouīlle, jeŭn. Tous ces sons n'ont que la
voix simple touchée dans un endroit ou
dans un autre sur la corde de la parole,
& devroient régulierement être notés par
un seul caractere. Si le son est double, il
y a toujours diphtongue ; soit qu'on le
prononce bref ou allongé, grave ou aigu ;
soit qu'on l'employe pour monosyllabe ou
pour dissyllabe, comme dans li-ard,
chi-ourme, hu-is, bi-ais, cordi-aux,
passi-on, ri-en, pi-ed, Di-eu, ou-i, bo-is,
lo-i, ou-ais, lo-in. Ecrivez ces derniers
à la grecque Βουῆς, λουῆ, ουῆς, λοεν ; car c'est :
par un défaut de l'alphabet françois que
nous ne sçavons pas les écrire juste ; &
par abus que nous les employons pour
monosyllabes, puisque la voix, dont chaque
son marque une syllabe, s'y fait évidemment
sentir deux fois. L'au françois est
de deux voix si on le prononce emphatiquement
à la latine, aotorité. Il n'est que
d'une voix en prononçant couramment
137otorité. La voix se redouble aussi frequemment
qu'elle le veut, en employant à
chaque fois le pur son simple, sans le
faire passer par aucune des filieres propres
aux organes particuliers. On peut faire
de suite autant de voyelles que l'on veut.
Il n'y a nul doute qu'il ne pût exister un
langage entiérement composé de voyelles
combinées entr'elles sans aucunes
consonnes.

43. De la voyelle muette.

Il y a dans notre langue certaines voix
que l'on prendroit d'abord pour des diphtongues
quoiqu'elles ne soyent réellement
qu'une seule voix allongée. Ce sont toutes
celles où après avoir fait entendre une
voix franche, on finit en l'assourdissant
par une voix muette : comme dans raye,
fée, vie, bleue, joue, rue, qui n'ont aucune
différence avec Rāi, , , bleū,
joū,  : sur quoi il n'est pas inutile de
remarquer 1° que nous ne passons jamais
de la voix muette à la voix franche :
mais toujours de la voix franche à la
voix muette, en laissant mourir le son dans
138la bouche. 2° Que toute division de la
voix est susceptible de finir sourdement ;
(comme le prouvent les exemples qu'on
vient de lire), mais que la voix pleine &
entiere a l'est moins qu'une autre ; sans
doute parce que le son de la corde pleine
& entiere est trop net & trop franc pour y
rendre sensible un assourdissement, qui se
peut plus aisément exécuter sur les divisions
de cette même corde. Quant à l'effet que
fait après la consone cette voix sourde
ou e muet il fréquent dans notre langue,
ce n'est pas la peine de s'y arrêter puisqu'il
n'en produit aucun. La voix muette
nous paroît être dans notre langue d'un
plus grand usage que dans nulle autre :
ce qui ne vient que du peu d'habitude
que nous avons des langues étrangeres.
Plusieurs nations élident par une prononciation
précipitée la voix finale de leurs
mots. L'us des Latins, l'os des Grecs,
l'o des Italiens, terminaisons habituelles
dans ces langues, n'ont qu'une voix
muette
ainsi que l'e des François, des
Anglois & des Allemands. Nous en avons
139la preuve dans certains mots terminés
en os ou en us, qui ont passé dans notre
langue sans aucune altération ; sur-tout
dans plusieurs noms propres qui en perdant
seulement l'o ou l'u ont conservé l's finale
dans l'orthographe, quoiqu'on n'y ait aucun
égard dans la prononciation : tels que
Nicolaos, Nicolas ; Carolus, Charles, &c.
L'eu est un son simple qui appartient
proprement à la voix muette plus fortement
poussée.

44. Des trois caracteres de la voyelle.

Pour plus de précision on doit compter
trois différences dans la voyelle comme
dans la consonne. De même que celle-ci
est douce, moyenne ou rude, l'autre est
sourde, franche, ou sonore ; cette derniere
est la voix nazale & chantée. Nous
figurons les trois voix ainsi, e, é, en.
La voix sourde & la voix franche se
peuvent également produire soit par le
flux soit par le reflux de l'air, soit en
inspirant soit en exspirant ; mais presque
toujours de cette derniere maniere, à
140la différence de la voix nasale, qui ne peut
se produire qu'en exspirant l'air & non en
l'inspirant.

45. Composition de l'alphabet. Cause de
l'ordre des lettres.

L'alphabet, tel que nous l'avons, a
résulté d'une partie des principes ci-dessus,
inspirés par la nature même & par la
construction méchanique de l'instrument
vocal, encore plus que reconnus ensuite
d'un examen médité. L'ordre qu'on y a
suivi dans la disposition des lettres a
d'abord été plutôt nécessaire qu'arbitraire,
sur-tout dans le commencement. Dans
la suite l'indication de la nature n'étant
plus si forte, l'application s'est relâchée :
on a fait usage de la méthode défectueuse
de particulariser un trop grand nombre
d'articulations, sans assez d'égard à la
classe d'organes à laquelle chacune appartient ;
on a successivement inventé de
nouveaux caracteres ; car je suis persuadé
qu'il n'y en avoit d'abord eu que très-peu,
lors de la premiere invention. Tout
ceci fait qu'une partie des lettres se trouve
141rangée dans l'alphabet d'une maniere un
peu confuse.

Nul doute que la voyelle ne dût occuper
le premier rang dans l'alphabet,
sur-tout la voyelle pleine, où la corde
est, tenue dans toute sa longueur sans
aucune division. Est A, dit Scaliger, (de
Causis ling. lat. I. 38.) prima notissimaque
infantis vox, cum quâ vitæ hujus spiritum
primum hausimus ; neque re ullâ eget aliâ,
quàm hiatu oris solo sine ullo cœterorum
motu instrumentorum
. La voix A étant
le premier & le plus simple de tous les
sons, c'est donc avec raison qu'on en
a fait la premiere lettre dans presque tous
les alphabets. Voici comment s'exprime
Plutarque à ce sujet, Symposiac. ix. 2.
« Il est certain que les voyelles précédant
à juste titre les muettes & les demi-voyelles
voyelles, l'alpha doit entre celles-là
tenir le rang de capitaine, puisqu'elle
va toujours devant & jamais après les
deux autres : car si vous la joignez avec
iota, ou ipsilon pour ne faire qu'une
seule sillabe, elle s'y accordera pourvû
142qu'elle aille devant, ai, au ; mais elle
ne veut jamais seconder, ni suivre les
autres.... Lamprias mon grand-pere
disoit que la premiere voix distincte
& articulée que l'homme prononce
c'est A : car le vent & l'esprit qui sort
de la bouche par le simple mouvement
de l'ouverture des levres, est le premier
son simple qui n'a besoin de l'aide d'aucun
autre instrument, n'appellant pas
même la langue à son secours. Aussi
est-ce la premiere voix que les enfans
jettent : & nous avons dans notre langue
plusieurs termes que je crois n'avoir été
ainsi nommés, qu'à cause de l'entrebâillement
& ouverture des levres par
laquelle sort le son de ces mots. »
Exemple. Αω, Ααζω, Hiatus, &c.
Voici déja une premiere indication de
la langue primitive donnée à l'homme par
la nature, & de la maniere, conforme
à son organisation, dont elle l'a guidé
dans la fabrique des mots : méchanique
qu'il faudra bientôt suivre avec soin dans
les diverses branches de son opération.
143Pour ce moment ne quittons pas de vue
notre objet actuel qui nous montre que
la voix A devoit nécessairement précéder
toutes les autres dans la composition de
l'alphabet, puisqu'elle est la premiere dans
l'ordre de la nature. Cur non ea princeps,
dit Juste-Lipse, quæ naturæ ductu principium
voci dat ? Infantes vide ; per hanc
vagiunt : pueros ; per hanc babant, lallant,
tatant : viros fœminasque ; præcipuos affectus
efferunt per istam
. Dans l'alphabet hébreu
Aleph n'est pas une lettre, mais une
aspiration qui ne désigne que la simple
ouverture du gosier.

Parmi les consonnes la lettre B. ou de
levre douce est la premiere dans l'ordre
que nous montre la nature, partant de
l'organe le plus extérieur, & très-facile
à mouvoir. C'est le premier qu'un enfant
met en jeu Ba Ba, Pa Pa, Ma Ma.
Et si le climat, la conformation ou
l'exemple lui refuse la facile habitude de
ce mouvement des levres, le premier
organe qu'il met en jeu est le plus voisin
de celui-ci, sçavoir, le mouvement dental :
144il dit aTTa, TaTa, DaDa. Il se sert
ensuite de l'articulation de gorge ; de sorte
qu'il commence à toucher l'instrument
sur les deux extrémités ; puis au milieu,
par la lettre de langue L. N. ou par celle
du palais Z. J. Ce n'est qu'après avoir
pratiqué ces trois-ci qu'il fait usage des
parties intermédiaires ; employant communément
l'articulation douce avant que
de pratiquer la rude qui demande plus
de force & d'exercice. J'en ai fait l'expérience
sur des enfans ayant pris soin d'observer
de suite & avec exactitude l'ordre
du développement de leurs organes vocaux ;
il est tel que je viens de le décrire.
Ils exécutent de bonne heure & avec
facilité les articulations de la levre, de
la gorge & des dents, Ba, Ga, Da.
Au bout d'un certain tems ils exécutent
ensuite l'articulation de langue ; mais
seulement l'articulation douce, Na. J'ai
remarqué avec surprise qu'il leur faut
encore du tems & de la peine pour prononcer
la pure lettre de langue La, qui
nous paroît aisée, provenant du simple
145exercice d'un organe si flexible. Ils parviennent
même plutôt à prononcer l'articulation
rude de cet organe Ra : il est
vrai que d'abord ils le prononcent mal
& en grasseyant. Mais depuis le moment
où ils sont parvenus à prononcer les lettres
simples, il se passe encore un long tems
avant qu'ils puissent exécuter les di-lettres
ou consonnes doubles. Ce n'est que quand
l'âge a donné une certaine force à leurs
organes, qu'ils acquierent la faculté d'en
employer deux à la fois, & d'effectuer
ces sortes de mouvemens combinés.

L'ordre naturel a d'abord été bien suivi
dans la disposition des lettres de l'alphabet,
en mettant la voix la premiere ; la levre
la seconde ; la gorge la troisieme ; les dents
la quatrieme ; ainsi que l'enseigne la nature.
Mais bientôt on s'en est écarté dans les
détails faute d'avoir assez examiné la
matiere. Cependant cet ordre ne diffère
pas essentiellement au fond de celui de
notre alphabet vulgaire & grammatical,
que nous tenons des Phœniciens. Cet
alphabet de Chanaan est le plus ancien
146que nous connoissions, & doit être cité par
préférence. Nous verrons qu'il n'a pas été
disposé sans étude ni sans justesse, si nous
l'examinons dans la disposition de ses
élémens simples, laissant à l'écart les
répétitions de lettres de même organe,
qui ne sont que des variétés d'un élément
déja figuré, comme est N. par rapport
à L. Nous trouverons qu'il débute par
les trois muettes. ב. Β. b. Beth, Βητα, Bé,
levre ; ג. Γ. G. Gimel, γαμμα, Gé, gorge ;
ד. Δ. D. Daleth, Δελτα, Dé, dent : Ensuite
dans l'ordre nous trouverons les
trois liquides ז. ζ. Z. Zain, ζητα, Zed,
palais ; ל. λ. L. Lamed, λαμβδα, el, langue ;
ס. Σ. S. Samech, σιγμα, esse. Nez.
Dans l'alphabet grammatical les consonnes
sont mêlées & répétées ; mais à chaque
fois qu'il commence à indiquer le premier
emploi d'un organe, c'est dans l'ordre
que je viens de décrire.

Il résulte de la méthode des rédacteurs
de l'alphabeth 1° & en général que les
muettes doivent précéder les liquides :
ce qui est vrai :147

2° Qu'ils ont jugé, que la premiere
partie la plus mobile, la plus aisée de
l'instrument, est le bout extérieur, levre :
en quoi leur observation est certainement
juste.

De-là ils ont été à l'autre bout de
l'instrument, au bout intérieur de la
gorge, & lui ont assigné le second rang.
Les expériences que j'ai faites ne m'ont
pas toujours donné le même résultat. J'en
aurois quelquefois pu conclure qu'il falloit
mettre au second rang la touche voisine
du premier organe, qui est la touche
dent, & ne mettre qu'au troisieme rang la
touche du fond, gorge.

Quant aux liquides, j'aurois cru que la
langue, ce grand & principal organe de
la machine, devoit tenir le premier rang
entre celles-ci. Les rédacteurs l'ont assigné
au palais. Il faut respecter autant qu'il
est possible l'ancien usage, & leur travail
ingénieux : ils ont peut-être mieux discerné
que moi le méchanisme & le vrai jeu
de l'instrument.

L'organe nez, qui est un second tuyau,
148hors & à côté de l'instrument, est constamment
le dernier des six. Le nez seroit
la Iere lettre dans l'ordre des liquides de
l'alphabet grec si l'on s'arrêtoit au sigmatau
ς. Mais je crois que cette inflexion
composée n'est que le siflé-battu, & qu'une
variété de l'articulation dentale déja marquée
dans l'alphabet. Le siflé nazal n'est,
à ce que je crois, qu'accessoire aux consonnes
muettes, auxquelles il se mêle si
souvent pour leur donner une inflexion
composée : en pareil cas la muette est
principale.

Les lettres fort rudes ou composées
comme Tsade, Khof, Resch, Schin en
hébreu ; Phi, Chi, Psi en grec, ne
viennent qu'à la fin de l'alphabet, après
toutes les autres.

Pour les voyelles, les rédacteurs de
l'alphabet hébreu ont à-peu-près suivi dans
l'arrangement le même procédé par eux
employé pour celui des consonnes. Ils
ont mis en tête de tout l'alphabet un
signe, qui n'indique chez eux que la
simple ouverture de la trompe vocale ;
149premier mouvement nécessaire à la parole.
Mais ce mouvement, dès qu'on le rend
sonore, produisant naturellement le son A,
la voix Aleph, Alpha, A, se trouve en tête
des alphabets. Les Hébreux ont marqué
trois divisions de la corde vocale, aux
deux bouts & au milieu. Sans avoir des
voyelles proprement dites (car les points
sont une invention postérieure dont le
commerce avec les peuples Occidentaux
leur a donné l'habitude) ils indiquent par
trois caracteres, s'il faut donner le son
à la consonne au bout, au fond, ou au
milieu de la trompe. Dans l'ordre de
leur alphabet la premiere indication ה
est au fond dans la gorge ; la seconde ו Vau
est au bout extérieur sur les levres ; la
troisieme י lod est au milieu sur la langue.

Quand aux rédacteurs grecs, ils ont
très-bien disposé les voyelles selon l'ordre
& la diminution de la voix & des diametres
de la trompe vocale Αλφα a : επσίλον é :
ίοτα i : ομίκρον o : υψιλον y. ΗΤα devroit précéder
εψιλον, s'il étoit notre voix ai
intermédiaire entre, a & e. Mais dans
150l'alphabet grec, il représente l'aspiration
profondément gutturale que nous figurons
H : nous lui avons dans notre alphabet
conservé la figure & le rang qu'elle a
dans le grec. Quant a l'u siflé, cette
voyelle appartient en particulier à la
langue françoise. L'upsilon grec a un son
plus doux, plus tenu, quoique labial &
sonné sur l'extrémité de la corde vocale :
il est moyen entre notre i & notre u. Les
Latins en faisoient usage dans grand nombre
de mots comme Sulla, maxumè &c.
où il a ce son moyen dont parle Quintilien.
Medius est quidem u & i litteræ
sonus : non enim sic
optumum dicimus ut
optimum ; Verrius Flaccus dit qu'il est
à peu-près le même que celui de l'upsilon
grec. Videtur eandem esse apud nos u
litteram quæ apud Græcos y.

Voici l'ordre des consonnes dans les
trois alphabets, hébreu, grec & latin ;
où, à quelques petites variétés près, on
trouvera le même fond d'arrangement.
On y obsèrve que la suite totale des
élémens n'est qu'un composé des mêmes
151indications d'organes, répétées selon que
l'articulation est moyenne, douce, ou
rude : mais qu'à chaque répétition du véritable
alphabet naturel, composé de six
consonnes seulement, l'ordre des organes
ci dessus décrit est conservé dans l'alphabet
grammatical, sur-tout dans l'hébreu qui
est le plus ancien.

tableau Hébreu | Grec | Latin | Levre | ב ו ם פ | β μ π φ | B.F.M.P.V. | Gorge | ג ח כ ע ק | γ κ χ | C.G. Q. Dent | ד ט ת | δ θ τ | D. T. | Palais | ז י | ζ ξ | J. Z. | Langue | ל נ ך | λ ν ρ | L. N.R. | Nez | ס צ ש | σ ς | S.152

Chapitre IV.
De la voix nazale & de l'organe
du chant.

46. De la voyelle nazale & lyrique. Pourquoi
on l'exprime par les consonnes
N & M.

47. Différence de la voix pure à la voix
nazale.

48. La voix nazale exprime l'idée négative.

49. Du chant : & des paroles qui lui conviennent.

50. Les accens forment une espece d'articulation
mitoyenne entre la parole & le
chant.

51. Causes du chant. De son organe propre.

52. Analyse des circonstances & modifications
dont la voix de parole & la voix
de chant sont susceptibles. Quelles sont
celles qui forment le caractere de différence
entre les deux voix. De la loi
des corps sonores qui constitue les principes
nécessaires de l'harmonie.153

46. De la voyelle nazale & lirique, Pourquoi
on l'exprime par les
consonnes N. & M ?

EXPLIQUONS ce que j'ai
dit plus haut, n° 28, qu'à proprement
parler il y avoit deux
voyelles, correspondantes aux.
deux tuyaux de l'instrument. L'air poussé
de la gorge à l'extrémité des levres
parcourt une ligne à-peu-près droite.
Mais l'air poussé de la gorge à l'extrémité
des narines se courbe au de-là de son
milieu & forme un angle aigu. Cette
courbure change beaucoup le son simple,
qui, outre cela, retentit dans les narines,
comme dans un instrument sonore ; la
structure propre des narines & leur séparation
par un mince diaphragme les rendant
très-susceptibles d'oscillations. Ce n'est
plus une voix franche, mais une voix
demi-chantée & nazale : de-là vient que
cette espéce de voyelle est si propre à la
poësie lyrique. Au lieu de faire a, η, é,
154i, o, ou, u, elle fait an, ain, en, in,
on, oun, un. Pourquoi figurons-nous ainsi
la voix nazale, qui est une pure voyelle
& qui ne passe nullement par l'articulation
de langue figurée N ? C'est un défaut
dans la méthode ordinaire : mais dès qu'on
vouloit se servir d'un caractere consone
pour figurer une vraie voyelle, il étoit
juste d'y employer par préférence la plus
douce de toutes les lettres liquides, &
par conséquent celle qui se rapprochoit le
plus de la voyelle. En ceci, comme en
beaucoup d'autres choses de ce même
genre, la méchanique même de l'instrument
a entraîné par instinct le choix
de l'inventeur ; plutôt qu'il n'a été décidé
par aucune observation physique, à laquelle
je ne pense pas qu'on se soit beaucoup arrêté
pour lors. Une marque évidente que la
lettre N n'entre pour rien dans les voyelles
nazales, an, in, on est que la langue
n'y agit point du tout, mais seulement
le nez. La lettre de mâchoire, ou de
levre double M, si elle est finale dans la
syllabe, prend, par la maniere dont on
155la prononce, quelque chose de nazal qui
la distingue des autres articulations du
même organe. Aussi s'en sert-t-on quelquefois,
quoique mal à propos pour figurer
les voix nazales am, im, um ; & remarquez
que lorsque dans les langues
latine, françoise, &c. on se sert de l'M
au lieu de l'N pour figurer la voyelle
nazale, ce n'est jamais que lorsque la voix
nazale précède une lettre labiale, comme
dans imbécille, imprudent, ambigu, empêcher,
&c. alors au lieu de figurer la
voix nazale ordinaire in, ou la figure
nazale-labiale par im, à cause de la
consonne de même organe qui va suivre
& qui l'attire : ce qui est bien une marque
de cet instinct dout j'ai parlé tout
à l'heure, par lequel une lettre d'un organe
en attire une autre de même organe.
Car j'ai peine à croire que cet usage se
soit introduit ensuite d'aucune observation
méditée ; mais plutôt parce que lorsqu'un
mot porte la forte labiale M précédée
d'une voyelle pure, s'il passe d'une langue
en une autre, il change sa voyelle pure
156en nazale formée par M qui y reste englobée :
& on y substitue, au lieu de l'M
qui ne sonne plus comme elle devoit
sonner, une moindre labiale pour la
suivre & la remplacer. Exemple. Numerus,
nombre. Cumulus, comble. Camera,
chambre.

47. Différence de la voix pure à la voix
nazale.

Une personne à qui le second tuyau manqueroit
dans l'instrument de la parole ne
pourroit avoir dans son langage ni M.
ni N. finales, ni S, ni voyelles nazales ;
mais il pourroit facilement prononcer avec
pureté toutes les autres lettres. On s'exprime
à contre-sens, quand on dit, parler
du nez
 ; c'est une espece d'antiphrase : on
parleroit du nez si on n'en avoit point.
S'il est bouché, si l'air n'y passe pas librement,
on parlera, on chantera du nez.
Il faut pour parler, ou pour chanter à
voix pure & nette, que l'air passe librement
par ce tuyau sans y faire d'impression.
Mais l'oscillation nazale qu'il y
157cause, entremêlée avec la voix pure, si
elle est bien ménagée, donne de l'agrément
& une certaine mélodie à la
parole ; au lieu quelle nuit presque toujours
au chant ; comme on le verra ci-après,

48. La voix nazale exprime l'idée négative.

L'idée privative s'exprime volontiers
avec la voix nazale qui a l'air d'un
geste de négation. Exemple. incroyable,
improuver, infidele. Par cette même raison
naturelle la consone nazale S est devenue en
certaines langues le signe & le caractere
de l'idée privative ; dans l'Italienne par
exemple : Sfortunato, smontar, svaligiato,
snaturale sproposito, &c. Cette rencontre
de la voyelle & de la consonne nazale
dans les expressions toutes différentes d'une
même idée marque sensiblement que la
nature a déterminé cet organe chez plusieurs
nations pour exprimer la négative.
Car il n'y a nulle ressemblance entre la
voyelle nazale in & la consonne nazale S.
Ceci n'est donc pas l'effet d'un choix
158volontaire ni raisonné, mais la suite d'une
analogie secrette, résultante du physique de
la machine, comme on le verra, n° 189.

49. Du chant : & des paroles qui lui
conviennent.

La voix nazale est harmonieuse & retentissante ;
par-là convenable au genre
lyrique, mais plutôt à la poësie, où elle
met une espéce de musique, qu'à la musique
même. Le chant & la parole sont
deux choses si différentes dans leurs premiers
principes, qu'il n'est pas aisé d'en
comparer les inflexions, les élémens, &
les organes. Le chant pour être pur, ne
doit sortir qu'a plein canal, de la bouche
ouverte, & non d'aucun autre tuyau ou
partie de l'instrument. Il ne veut donc
que des voyelles simples & franches. Car
il ne porte que sur la voix, sans qu'il y
ait d'action ni de réaction entre le chant
& les inflexions des six organes que
nous appellons consonnes : même dans
les mots chantés c'est la parole seule
qui articule les consonnes ; le chant n'y
159prend point de part, & ne s'exerce que
sur la voyelle. Les voyelles nazales peuvent
le contrarier, en ce qu'elles font
retentir dans le nez un son qui ne doit
sortir que par la bouche : en ce que le nez
est un second tuyau à l'instrument mal
d'accord en musique avec l'autre tuyau. Il la
contraint & l'importune : elle n'aime pas
à s'en servir. Aussi les voyelles pures dont
la langue italienne est remplie ont-elles
assuré la prééminence à la musique de
cette nation : aussi notre musique françoise
quand elle fait des roulemens sur
certaines syllabes nazales familieres à la
poësie lyrique, telles que chan-ter triom-phe,
&c. ne fait entendre dans le roulement
que la voix franche A, O ; &
ce n'est que lorsqu'elle s'appuye sur une
tenue ou en finissant le roulement qu'elle
fait sonner la voix nazale an, om. On
en peut faire l'expérience : elle fera connoître
que si en roulant sur la premiere
syllabe du mot chanter on faisoit entendre
la voyelle an au lieu de la voyelle pure a,
on chanteroit, non gutturalement, mais
160tout-à-fait nazalement d'une maniere très
désagréable. La musique se déplaît si fort
à certaines syllabes dures, quoique lyriques,
comme amour, erreur, où l'articulation
frolée est jointe à la voyelle sourde, la
parole a tant à travailler dans de tels sons,
que le chant, dont le son est déja si
différent de celui de la parole, ne peut venir
à bout d'y adapter son opération propre.

La musique en effet a sa mélodie propre.
Elle ne veut être gênée dans sa
marche ni par aucun effort, ni par aucune
mélodie trop marquée dans les paroles ;
l'opération du chant & ses principes
efficiens étant bien moins variés & en
plus petit nombre que ceux de la parole,
ne peuvent la suivre dans toutes ses marches.
Par cette raison elle veut des mots doux
coulans & faciles ; se trouvant également
gênée, s'il y a trop de rythme dans
les paroles, & s'il n'y en a point du tout :
car ce dernier point seroit contraire à
son essence. Les vers latins d'un genre
prosodique & fortement mesuré ne lui
conviennent pas : la prose françoise tout
161à fait plate & sans quantité ne lui convient pas.
Mais elle s'accommode de la prose
latine & des vers françois, parce qu'à
vrai dire notre poësie n'a pas plus de mesure
que la prose des Latins. Elle ne se
plaît pas aux vers hexametres des langues
vulgaires trop longs pour elle, parce que
le discours musical, bien plus borné que
celui des idées, fait ses phrases courtes,
les chargeant à tout momens de petits
repos : ce qui sera facilement reconnu par
ceux qui voudront prendre une pièce de
symphonie & y mettre des points, deux
points, & virgules par-tout ou le sens
musical le demandera. Ils y verront la
raison primordiale pour laquelle la musique
veut de petits vers coupés : combien
elle se plaît aux rimes redoublées, à cause
de leur analogie avec le chant : combien
elle exige que dans les phrases le sens &
les demi-repos des paroles soient d'accord
avec ceux du chant ; rien n'étant plus choquant
quant à l'oreille que de trouver comme il
n'arrive que trop, une virgule musicale qui
coupe un mot par le milieu. Aussi est-il nécessaire
162que le plus fort accommode sa marche
à celle du plus foible, s'ils veulent aller
ensemble. Dans nos opéras, les chansons
fort mélodieuses ne se sont qu'après l'air
musical & sur sa marche : de-là vient qu'il y
en a si peu de bonnes quant à la poësie.
Mais s'il est si difficile de faire sur la musique
les vers de ces sortes de chansons,
qu'on appelle parodies, il le seroit encore
plus de faire précéder la poësie. Quinault
est venu à bout de faire sur une gigue de
Phaëton la chanson, Ce beau jour ne
permet qu'à l'aurore
, &c : mais on peut
assurer que Lulli, tout grand maître qu'il
étoit, n'auroit pas fait son chant tel qu'il
est sur les paroles de Quinault.

Dans l'impossibilité de faire sur nos
poëmes d'aussi beaux chants que ceux des
Italiens, nous commençons depuis peu
à faire des paroles, telles qu'elles, sur les
chants Italiens. Ceux de cette nation n'ont
pas cette peine : il ne leur importe guères
par où ils commencent ; la musique sympathisant
tout-à-fait avec leur langue.

La nôtre, au contraire, n'est guères
163propre qu'à cette déclamation chantante ;
conforme à son rythme & à notre goût, que
nous appellons récitatif & récit. Dans le
grand nombre que nous avons de bons
morceaux de musique chantante, expressifs,
nobles & bienfaits, presque tous sont des
récits dans ce genre déclamatoire. A peine
pourrions-nous citer dans tous nos opéras
une douzaine d'airs de musique vocale faits
sur la poësie, & qui méritent véritablement
le nom d'airs chantans. Nous en avons
davantage à proportion dans nos cantates,
dont la fabrique approche plus de celle
de la musique italienne. Je n'entends pas
parler ici des parodies : car notre musique
excelle par la variété & le nombre infini
de charmantes symphonies, menuets,
chaconnes, rigodons & autres ballets à
danser, pleins de mélodie & de cadence.
Ils deviennent de fort jolis airs à chanter,
lorsqu'on parvient à faire de bonnes
paroles sur la musique, ce qui n'est
pas commun. La langue latine nette &
sonore est aussi très-propre à la musique
du genre noble, harmonieux & sublime,
164Je ne crois pas qu'aucune nation ait mieux,
ou peut-être même aussi bien réussi que
la nôtre à faire usage de cette belle langue
dans la musique.

50. Les accens forment une espece d'articulation
mitoyenne entre la parole & le chant.

Les accens qui forment, comme je le
dirai ci-après, un des ordres de mots naturels
de la langue primitive (voyez n° 84)
entrent pour beaucoup dans la musique.
Mais selon mon sentiment ils appartiennent
au son vocal ; & je croirois qu'il ne faut pas
les confondre, comme on a fait quelques
fois avec le ton musical, qui n'est pas la
même chose que le son vocal ; l'organe de la
parole n'étant pas le même que l'organe du
chant : si bien que nous ne reconnoîtrions
pas un homme à la voix du chant, bien que
la voix de parole nous fût familiere, & que
l'on remarque quelquefois des personnes
dont la parole est d'un son rude & déplaisant,
quoique leur chant soit très-agréable ;
ou au contraire. Il est vrai
néanmoins que les accens sont la modification
165du son vocal qui approche le
plus de la musique, tellement qu'ils paroissent
former dans la nature une espece
moyenne, intermédiaire entre la parole
& le chant ; comme leur nom même le
désigne. (Accentus id est, ad cantum, prope
cantum
.) Convenons encore que lorsque
l'accent est poussé fort loin dans le mouvement
d'une passion véhémente de douleur
ou de joie, il devient assez sonore
pour se convertir presque tout-à-fait en
chant. Aussi le bon goût des accens entre-t-il
pour beaucoup dans la composition
musicale, sur-tout dans le récitatif & dans
les airs passionés. Le compositeur & le
chanteur y doivent avoir le plus grand
égard, s'ils veulent rendre avec vérité
l'expression du sentiment. Mais on doit ici
les distinguer avec soin, comme séparés,
dans l'examen des principes qui ne sont
peut-être pas les mêmes ; ou dont l'action,
s'ils sont les mêmes, est infiniment plus
atténuée dans le discours que dans le chant.
Cela est si vrai, que la déclamation de
l'opéra & la déclamation de la tragédie
166sont toutes deux extrêmement chargées
d'accens, quoique la premiere ait du chant,
& que la seconde, pour être bonne, n'en
doive point avoir. Il y a de l'accent &
le même genre d'articulation dans : Zaïre
vous pleurez
, & dans : Seigneur, vous
changez de visage
, que dans : Quoi ! Sangaride
est morte ?
& dans : Le vainqueur
de Renaud, si quelqu'un le peut être
. Ces
exemples nous montrent que l'accent, y
est du ressort de la parole, & appartient
au débit de la déclamation parlée. Dans
les mouvemens de l'amé subits & véhémens,
il produit un grand effet sur l'auditeur
par une intonation imprévue & appuyée.
On doit l'employer en toute espéce
de déclamation, si l'on veut émouvoir
avec force. En pareil cas, ce qui distingue
en musique un bon compositeur d'un
médiocre, c'est de sçavoir, comme a fait
ici Lully, mettre sur de telles paroles un
chant qui indique au chanteur l'accent
demandé par le sentiment ; qui le force
même à saisir cet accent particulier. Au
surplus, on n'a pas pour le marquer autant
167de facilité que pour écrire les paroles, ou
pour noter le chant. On ne prescrit pas
l'expression du sentiment. L'accent qui le
manifeste est le langage du sens intérieur.
Nous n'y sommes conduits que par l'émotion
qu'excitent en nous les passions
qui nous agitent. Les acteurs ne mettent
de vérité dans leur jeu, qu'autant qu'ils
excitent en nous les mêmes émotions.
(Voyez n° 51. bis.)

51. Causes du chant. De son organe propre.

Voici ce que l'on peut remarquer sur
l'organe propre du chant. La voix chantante
a de plus que la simple voix parlante,
un mouvement de tout le larinx, de cette
partie de la tranchée-artere qui se termine
à la glotte, qui en enveloppe & soutient
les muscles. Le balancement & les vibrations
du larinx y produisent une espece
d'ondulation qui n'est pas dans la voix de
la parole, si ce n'est qu'elle se fait un peu
sentir dans la voyelle nazale, où le passage
de l'air fait onduler un peu les narines &
le diaphragme du nez. Mais sur-tout la voix
168du chant consiste dans les vibrations &
la tension plus grande ou moindre de la
glotte. On doit cette belle découverte à
M. Ferrein. Il est parvenu à faire entendre
le chant humain, & même les cris des
animaux, en soufflant dans les larynx tirés
des corps & faisant onduler les rubans
membraneux des glottes. Les contractions
& les dilatations de ces rubans en
tout sens semblables à celles des cordes
de violons, forment avec une extrême
rapidité dans un petit espace, les tons plus
ou moins graves du chant. Les vibrations y
font le chant même ; l'air y fait l'office de
moteur ou d'archet : le poumon qui le
pousse avec plus ou moins de force, de
rapidité, ou de quantité, y fait celui de
la main droite qui manie l'archet. De la
dose de cette force ou quantité, résulte
l'intensité du son, le fort & le doux,
en un mot ce qu'on appelle en musique
le volume de voix. Il est vraisemblable
aussi que l'abbaissement ou l'élévation du
larynx, le plus ou le moins de diametre
169que, l'on donne au tuyau, contribuent à,
former le grave ou l'aigu.

Ainsi la voix de chant est un orgue à
cordes, qui a des soufflets pour inspirer
l'air, un tuyau pour le conduire, & des
rubans oscillatoires. C'est un instrument
monté de cordes mues par le vent ; deux
conditions qu'on n'a jamais cru pouvoir
réunir dans la fabrique d'aucun instrument,
& qu'on regarde comme les plus propres
à lui donner la plus grande perfection
possible, en y réunissant la rondeur &
la legéreté. Le premier est un attribut de
l'air, le second est celui des fils tendus,
& la diversité qui se rencontre dans la
construction de nos instrumens factices,
soit à vent, soit à cordes, exclut l'une
ou l'autre de ces propriétés qu'il faudroit
y pouvoir rassembler. Aussi voyons-nous
que l'orgue est moëlleux & plein de majesté,
mais il n'est pas fin ; le clavessin est
brillant & leger, mais il est sec. L'instrument
chantant de la voix humaine, par
sa construction, réunit tous ces avantages.
170Il faut consulter sur cette construction les
excellens Mémoires de MM. Dodart
& Ferrein dans le Recueil de l'académie
des sciences.

52. Analyse des circonstances & modifications
dont la voix de parole & la voix
de chant sont susceptibles. Quelles sont
celles qui forment le caractere de différence
entre les deux voix ? De la loi
des corps sonores, qui constitue les principes
nécessaires de l'harmonie.

Dans ceux de l'académie des belles-lettres,
tom. xxj, M. Duclos a donné des
observations très-ingénieuses & très-justes
sur le genre caractéristique de la déclamation
théatrale, soit en parlant, soit en chantant.
Il définit parfaitement bien la déclamation,
& ce qu'il en dit convient également
aux accens. « C'est, dit-il, une
affection ou une modification que la
voix reçoit, lorsque nous sommes émus
de quelque passion, & qui annonce cette
émotion à ceux qui nous écoutent, de
la même maniere que la disposition des
171traits de notre visage l'annoncent à ceux
qui nous regardent. » Analysons avec
lui tout ce qui se trouve dans le son de
la voix humaine, c'est-à-dire dans le passage
de l'air poussé par les poumons, &
sortant du tuyau par la fente de la glotte.
Nous y remarquerons, en décomposant
ses modifications, pour les considérer
chacune à part.

Le son simple.

Le volume & la force du son, selon
que les poumons en donnent plus ou moins
à l'air, & qu'il retentit dans les cavernes
de la bouche.

La lenteur & la rapidité, selon que
l'air est chassé du poumon avec plus ou
moins de précipitation.

Les différens degrés d'abbaissement
ou d'élévation, selon que la fente de la
glotte est plus ou moins ouverte ; que
tout le conduit du canal est tenu dans un
état plus ou moins resserré, que le son
retentit plus près ou plus loin de l'orifice
extérieur. Toutes ces circonstances sont
autant de modifications différentes, qu'on
172ne doit pas prendre l'une pour l'autre.
De la seconde provient le fort & le doux :
de la troisieme la tenue & la vîtesse : de
la quatrieme le grave & l'aigu. Toutes
appartiennent également à la parole &
au chant, piano e forte, adagio ed allegro
soprano e basso : la troisieme appartient
sur-tout à la tactique musicale, à ce qu'on
appelle mesure & mouvement qui forme
le vrai rythme de la musique. La quatrieme
caractérise la différence des especes de voix
& d'instrumens : elle appartient ainsi que
la seconde à l'intonation tant de la parole
que du chant ; mais aucune ne doit
être confondue avec le chant, puisque leurs
variétés se remarquent dans la prononciation
du discours ordinaire.

L'accent & la déclamation, qui en
faisant usage de tout ce que je viens de
dire, en y participant, paroît encore
former une nouvelle modification dans la
substance même de la voix ; modification
inspirée par le sentiment de l'ame, différente
de la parole & du chant, puisqu'elle
peut s'unir à l'une & à l'autre, ou en être
173retranchée. « C'est une affection qui
arrive à notre voix, lorsque passant d'un
état tranquille à un état agité, notre
ame est émue de quelque passion ou de
quelque sentiment vif. Ces changemens
de la voix sont involontaires. Ils accompagnent
nécessairement les émotions
naturelles. Dans le chant comme dans
la voix l'expression du chant est quelque
chose de différent du chant même, &
des intonations harmoniques. L'acteur,
sans manquer à ce qui constitue le chant,
peut ajoûter l'expression ou y manquer. »

Le chant, qui ajoûte au son vocal
une modulation toute particuliere, une
ondulation mélodieuse, une intonation
beaucoup plus variée & plus étendue,
laquelle ne procede que par certains intervalles
réglés. Les loix de ces intervalles
sont données par la nature : elles
partent toutes d'un certain principe fondamental,
physique & nécessaire, appellé
la loi des corps sonores : sçavoir, qu'un corps
retentissant, frappé d'un seul coup, fait
entendre, non-seulement le son principal,
174mais encore la quinte aiguë de l'octave,
& la tierce plus aiguë de la double octave,
que le même coup fait frémir un autre
corps sonore voisin s'il est plus grave d'une
quinte que le corps frappé. De cette résonance
des aigus, de ce frémissement des
graves naissent la progression harmonique,
l'ordre réel & véritable des gammes quelconques,
la variété des modes majeur &
mineur, les régles des accords, en un mot
tous les principes de la mélodie & de
l'harmonie (*)4. C'est, comme l'ont observé
les deux habiles physiciens que j'ai cités,
le balancement du larynx, la vibration de
ses rubans oscillatoires qui ajoûte au son
vocal cette espece d'ondulation particuliere
qui n'est pas dans la simple parole.
On peut imprimer ou n'imprimer pas le
coup harmonique au corps sonore : c'est-à-dire,
à la machine vocale du corps humain :
175alors la voix sera chantante ou
simplement parlante. La différence entre
les deux voix vient de celle qu'il y a
entre les rubans du larynx mis en vibration
ou laissés en repos sur leurs attaches.
Que la voix soit de chant ou de parole,
elle vient toute entiere de la glotte tant
pour le son que pour le ton. Mais l'ondulation
vient entiérement du balancement
de tout le larynx. C'est une modification
qu'on n'ajoûte que quand on veut. Sans faire
une partie nécessaire de la voix, elle en affecte
la totalité & la substance même du son.

Toutes les variétés que je viens de
décrire n'affectent que la voyelle, sans
aucun rapport aux consonnes qui la figurent.
Elle reçoit seule les modifications
soit d'accens dans la simple parole, soit
d'intonation musicale dans le chant. J'ai
déja observé, n° 49, que la consonne
n'avoit aucune part au chant. Elle n'en
a d'autre à l'accent produit par l'émotion
de l'ame, que d'être plus appuyée, plus
fortement articulée dans une prononciation
véhémente.176

Chapitre V.
De l'alphabet organique & universel
composé d'une voyelle
& de six consonnes.

53. Maniere de figurer la voyelle de l'alphabet
organique.

54. Consonnes de l'alphabet organique.

55. Alphabet factice.

56. Usage de cet alphabet.

57. Exemple.

58. Autre tablature d'écriture organique.

59. Du point dagesch.

60. Utilité de la seconde tablature.

61. Exemples des langues conférées par la
seconde, tablature.

53. Maniere de figurer la voyelle de l'alphabet
organique.

Si nous voulons, sur les observations
que je viens de faire, fabriquer les
caracteres radicaux d'un alphabet
primitif applicable à toutes les langues de
177l'univers, on y pourra figurer la voix ordinaire
ou franche par une ligne droite,
Planche I, fig. 1 : la voix sonore & nazale
où le cours de l'air est courbé formant un
angle aigu, lorsqu'après être monté par la
tranchée-artere il descend par les narines
ainsi, fig. 2 : & la voix sourde ou e muet
qui mérite peu qu'on s'y arrête, ne faisant
presqu'aucun effet, par une simple ligne
plus courte, fig. 3.

Si la ligne droite a un petit trait au
milieu, plus haut ou plus bas, tout en haut
ou tout en bas, ainsi, fig. 4, 5, 6. Cette
section désignera la longueur dans laquelle
on tient la corde ou le tuyau : elle montrera
que le son se donne au milieu, un
peu plus haut ou un peu plus bas, tout
en haut ou tout en bas. Car j'ai dit (n° 33,)
que pour former dans leur ordre les cinq
voyelles vulgaires, on ne fait qu'accourcir
successivement la corde de la voix en la
touchant sur ses divisions plus grandes ou
moindres. La fig. 4 marque i qui est
à-peu-pres le milieu de la corde, ou sa
division par la moitié. La fig. 5, qui est178

Planche I
La Voix ou Voyelle
avec ses Sept divisions
qui peuvent être intermédiairement
divisées à
l'Infini

imageinsert

la ligne droite ayant sa touche ou division
tout à l'extrémité marque la corde à vuide,
désignant la voix pure & franche a. La
fig. 7, différenciée d'a par la division marquée
à gauche, au lieu de l'être à droite,
est l'aspiration h profonde & gutturale,
complément du bas : La fig. 6 est le siflement
u complément de l'aigu. La section
placée plus haut ou plus bas, fig. 8, 9,
marque les voix intermédiaires, dont le
nombre peut être infini & l'est en effet,
puisqu'il y a dans la ligne une infinité
de points où la touche peut être placée.
Son placement marquant ainsi le caractere
particulier du son simple, on aura de cette
sorte par une clef presque uniforme toutes
les voyelles possibles de tous les peuples
de l'univers qui les varient à l'infini.

Si la voyelle est d'un accent grave &
d'un son allongé qui paroît la redoubler
comme dans les exemples cités, n° 41,
il faut allonger la section transversalement
de côté & d'autre de la ligne verticale,
& la figurer ainsi dans l'alphabet factice,
fig. 10, 11, 12.179

S'il y a véritable diphtongue où la vont
se fasse entendre deux fois comme dans
les exemples cités, n° 42, il faut figurer
aussi deux fois le caractere voyelle dans
l'alphabet factice, marquer double le son
qui est tel en effet, & ne pas donner
dans l'erreur d'usage notée ibid. Exemple
des trois voix, sourde, franche & sonore
e, è, en, fig. 3, 8 & 2.

54. Consonnes de l'alphabet organique.

Les six consonnes primitives ne seront
pas moins faciles à figurer dans notre
alphabet factice. Planche II. Levre, fig. 1.
Gorge, fig. 2. Dent, fig. 3. Palais, fig. 4.
Langue, fig. 5. Nez, fig. 6. Il est aisé de distinguer
par un point à droite, si la lettre est
douce fig. 7, & par un point à gauche, si elle
est rude fig. 8 ; si elle est fort douce ou fort
rude, on peut redoubler le point. Les esprits
peuvent se marquer ainsi : Battu, fig. 9.
Aspiré, fig. 10. Coulé, fig. 11. Frôlé, fig. 12.
Frapé, fig. 13. Siflé, fig. 14. Quand un organe
n'emploie que l'esprit qui lui est propre
il est inutile de le figurer. Que s'il affecte celui
d'un autre organe, il faut l'ajoûter à la
lettre primitive.180

Planche II
Les articulations ou inflexions des six
organes de la trombe Vocale.

imageinsert

55. Alphabet factice.

Tel seroit donc un alphabet factice
composé des lettres les plus communes.
Voyez Planches III & IV.

56. Usage de cet alphabet.

Vous voyez que cette tablature a quelque
chose de l'écriture figurée & hiéroglyphique,
en ce que j'y représente chaque articulation
par une grossiere image de l'organe qui
l'a produit. La voix franche y est figurée
comme une corde tendue, ayant sa touche,
ou division marquée dans l'endroit de
sa longueur où le son doit être frappé.
Dans la voix nazale, où la ligne décrite
par le son se plie dans le nez, on représente
la ligne brisée en angle à son sommet.
L'articulation de langue est représentée
comme Planche II. fig. 5. Celle de
nez comme Planche II. fig. 6. La double
lettre de levre comme vous voyez la
lettre M Planche IV. L'esprit frôlé, l'esprit
siflé, &c. comme vous le voyez, ibid.

Le but d'un tel alphabet n'est pas de
servir à l'usage ordinaire dans lequel il181

Planche III
La voix, ou les voyelles du nouvel
alphabet organique.

imageinsert

Planche IV
Les six lettres ou consonnes du nouvel
alphabet organique.

imageinsert

ne s'établira jamais. Mais je le propose
ici à ceux qui voudront s'adonner aux
recherches d'étymologie comme un instrument
très-propre à les vérifier. Quiconque
voudra vérifier si une dérivation
est juste, n'a qu'à écrire avec les caracteres
ci-dessus le dérivant & le dérivé,
par où il verra si on emploie pour l'un
& pour l'autre le même ordre dans
le mouvement des organes. C'est après
l'identité de signification, la meilleure
preuve que l'on puisse avoir que deux
mots viennent d'une même source ; &
quand l'identité de signification s'y trouve
jointe, la preuve est démonstrative.
Observons seulement en employant cette
méthode qu'il ne faut pas avoir égard à
certaines prononciations anomales qu'affectent
quelques langues, & dont il a
été parlé, (n° 37.) On peut aussi se servir
utilement de l'alphabet organique pour
comparer les diverses langues. Lorsque
l'on aura un modèle de chaque langue
fait sur un même discours, soit sur l'Oraison
Dominicale, ou sur tout autre,182

il faudra écrire chacune des traductions
en caracteres de cet alphabet. Alors par
la conformité presqu'entiere qu'auront
ensemble un grand nombre des copies
ainsi transcrites, on verra d'un coup
d'oeil toutes les langues réduites à trois ou
quatre formant autant de classes générales.

57. Exemple.

Pour donner un exemple de l'extrême
facilité que donne l'alphabet organique de
reconnoitre si un mot est formé sur un
autre, je n'en choisirai pas un autre que
celui qu'a cité Wachter, en parlant des
altérations multipliées auxquelles les mots
sont sujets. Ce scavant homme s'éleve
contre ceux qui voudroient nier ou tourner
en raillerie ce que les étymologistes
disent des changemens de lettres. Il
s'emporte jusqu'à les traiter de bêtes ou
de méchans. Il fait voir combien un mot
peu altéré souffre néanmoins de changement,
en passant d'une langue à
une autre. Il en remarque jusqu'à sept
dans le changement du latin Peregrinus
183en Bilgram. 1° B. au lieu de P.i
au lieu d'é. 3° L. au lieu de R.é
supprimé. 5° a au lieu d'i. 6° M au lieu
de N.us supprimé. Mais les deux mots
fussent-ils plus différens qu'on ne les voit
de son & de figure, quelle facilité n'auroit-on
pas à les reconnoître pour le
même par l'opération suivante, après
avoir ôté, comme il est raisonnable de
le faire, les voyelles, & la terminaison
en us affectée au latin ?

Peregrinus. Bilgram
1 2 3 4. 1 2 3 4.

1. Levre P.
2. Langue R.
3. Gorge frôlée GR.
4. Voix nazale in

1. Levre B.
2. Langue L.
3. Gorge frôlée GR.
4. Voix nazale am.

Ecrivons ces deux mots selon l'alphabet
organique, les lettres seulement sans voyelles
franches, & ceci nous montrera combien
ils sont semblables. Voyez Planche V.

58. Autre tablature d'écriture organique.

Voici une seconde tablature d'alphabet184

Planche V

imageinsert

organique, la plus simple, la plus méthodique
& la plus expéditive, ce me semble,
que l'on puisse imaginer. Voyez Planche VI.
Observons d'abord, pour la faire comprendre,
que des six lettres consonnes, trois sont
muettes, sçavoir levre, dent & gorge,
trois sont liquides sçavoir langue, palais &
nez. Cela étant, je figure les muettes par une
ligne droite : les liquides par une ligne
courbée à son extrémité inférieure. Voilà
déja les deux caracteres distingués à l'œil.
On distinguera de même si la lettre est
douce ou rude ; par un point à droite,
si elle est douce ; par un point à gauche,
si elle est rude ; & si elle est moyenne,
elle sera seule sans aucun point. La ligne
droite perpendiculaire représente la lettre
levre : oblique de 45 degrés penchant à
droite par son sommet, la lettre dent :
oblique penchant à gauche par son sommet,
la lettre gorge. La ligne courbe perpendiculaire
représente la lettre langue : inclinée à
droite, la lettre palais : inclinée à gauche,
la lettre nez. Je ne change rien aux figures
185voyelles, les laissant telles qu'elles sont
formées dans la tablature précédente,
avec quelque legere différence qui sera
expliquée cy-après. J'en forme les traits
plus longs & plus déliés que ceux des
consonnes, & je place chacune d'elle
au-dessus de sa consonne, pour représenter
les points massorettes, & former une sorte
d'écriture syllabique. L'aspiration labiale
ou e muet est marquée par le même trait
voyel plus court & incliné à droite par
son sommet : de même, incliné à gauche,
il marque l'aspiration gutturale h. Quant
aux esprits au lieu de les figurer comme
dans la premiere tablature, je mets au-dessous
de chaque lettre le trait représentatif
de l'organe étranger dont la lettre
affecte l'esprit. Reste une observation à
faire sur la consonne M. lettre de levre,
ou, si l'on veut, de mâchoire, articulation
très-forte, presque impermutable, agissant
par elle même, s'en tenant a son
propre esprit fortement battu des deux
levres, sans jamais affecter ceux des autres186

Planche VI
Autre tablature d'Alphabet
organique.

imageinsert

organes. Dans la seconde tablature je
figure M par la ligne droite perpendiculaire
ayant un point à son bout inférieur.
L'organe de levre est bien mobile : il
exécute très-facilement : aussi a-t-il cinq
variétés distinctes Pe, Be, Fe, Ve, Me,
au lieu que les autres organes n'en ont
que trois. Rien n'empêche qu'on ne figure
le siflement Ve du bout extérieur des levres
par un point mis au bout supérieur de la
ligne droite perpendiculaire.

Et le reste, comme dans la tablature précédente ;
à cette différence que cette seconde
tablature-cy étant syllabique, la
division marquée à droite dans le trait
voyel peint la voix finale dans la syllabe ;
marquée à gauche, elle peint la voix initiale
dans la syllabe ; des deux côtés elle peint
la voix intermédiaire dans la syllabe entre
deux consonnes. Exemple. A final dans
Sa ; initial dans as ; intermédiaire dans
Sac. Voyez Planche VI.

59. Du point dagesch.

Il seroit bien facile dans cette tablature
187de marquer la consonne redoublée comme
j'ai marqué la voyelle allongée par un
point au-dessus ou au-dessous dont l'effet
seroit le même que celui du dagesch hébreu.
Mais cette méthode seroit souvent défectueuse.
Le mot où se trouve la consonne
redoublée est communément un mot composé.
La consonne double appartient à
deux syllabes différentes, le mot étant
pour l'ordinaire un verbe précédé de sa
préposition, applico pour ad-plico ; irritus
pour in-ritus ; collata pour con-lata ;
suppressit pour sub-pressit. On a trouvé
plus d'euphonie à ne faire qu'une articulation
fortement appuyée qu'à les marquer
toutes deux par deux coups d'organes.
Mais dans la tablature, ou en se conformant
à l'usage il ne faut s'écarter que le
moins qu'il est possible du principe des
choses, il vaut mieux figurer deux fois
la lettre repliquée, que de représenter le
redoublement par un point dagesch, qui
dans deux des quatre exemples ci-dessus
ne représenteroit pas la voix nazale in &
188on ; & qui dans les deux autres ne convient
qu'au premier p, non au second où la
levre module avec l'esprit de langue, rude
dans pressit, plus doux dans plico. Indépendamment
de ceci la lettre redoublée,
quoique la même en figure, diffère
quelquefois dans la prononciation, &
n'appartient pas toujours à la même syllabe.
Exemple. Accessit, ac-ces-sit. Or dans
une tablature syllabique il seroit hors de
propos de confondre les syllabes. On ne
doit donc faire usage du point dagesch que
quand la voyelle se trouve redoublée dans
la même syllabe, sans autre cause que de
rendre la prononciation plus fortement
appuyée, & les exemples en seront rares.

60. Utilité de la seconde tablature.

La premiere tablature avoit quelque
chose d'hiéroglyphique en ce que chaque
figure de lettres y représente l'organe qui
les articule. Ce seroit un grand avantage,
si cette peinture pouvoit être assez ressemblante
pour que toute nation vît par
189l'image de la lettre quel organe il faut
employer pour la prononciation ; tellement
que la même écriture devînt lisible
pour tous les peuples. Mais outre que la
lecture ne donne pas l'intelligence des
mots, si ce n'est dans les mêmes dialectes,
on sent assez que l'image ne peut être que
très-imparfaite. Ainsi j'abandonne cet
avantage en faveur de l'extrême simplicité,
de la méthode & de la facile expédition
d'écriture courante qui se trouve dans la
seconde tablature. Voyez l'exemple rapporté
ci-après. En même tems que cette
écriture est organique, ce qui est sa propriété
particuliere à laquelle je m'attache
dans tout mon systême, elle réunit les
diverses formules (Voyez Chap. VII.)
des peuples de la terre : elle est syllabique :
elle est alphabétique : elle est par clefs, non
pas à la vérité par clefs idéales mais par
clefs d'organes & de prononciations vocales ;
& elle est si simple qu'elle n'en
contient que six avec la voyelle qui fait la
septieme. Les clefs d'organes amenent à
190beaucoup d'égards la connoissance des clefs
idéales, par la liaison physique & presque
nécessaire que nous avons reconnue par
expérience se trouver entre certaines modalités
générales des objets extérieurs, &
certaines modifications des organes intérieurs
appropriées par la nature à exprimer
ces modalités. Je m'expliquerai suffisamment
là-dessus dans les Chapitres suivans.

Cette écriture organique en restant
écriture littérale a donc l'utilité considérable
de joindre à ses propres avantages
quelques-uns de ceux de l'écriture idéale
qu'ont les clefs chinoises. On sçait que
les caracteres chinois représentent aux
yeux des idées de l'esprit, & non des
lettres ou articulations de l'organe vocal.
Cette écriture a pour opération principale
de parvenir à l'ame par les yeux ; & notre
écriture européanne a pour opération principale
de parvenir à l'ame par les oreilles,
en supposant dans la méthode que les
paroles écrites seront prononcées tout haut.
Au milieu de mille & mille inconvéniens
191qui se trouvent dans l'autre méthode
employée par les Chinois, il en résulte
pourtant, à ce qu'on dit, cet avantage
extrême, que parmi tous les peuples de
différent langage qui se servent des clefs
chinoises pour leur écriture chacun peut
lire sans traduction les caracteres figurés
du même livre en mots de son propre
langage. Cela est facile à concevoir par
la comparaison des figures d'algebre ou
d'arithmétique qui n'expriment que des
idées & des résultats. Si j'écris 1752 en
chiffres arabes, un François lira mil sept
cent cinquante-deux
, & un Anglois tousand
seven hundred fifteen two
. Tous
deux entendront également bien ce que
j'ai voulu exprimer. Voilà un prodigieux
avantage de l'écriture idéale. Dans l'écriture
organique, il ne sera pas à la vérité
si étendu : mais on le retrouvera, à peu
de chose près, dans tous les dialectes
d'une même langue. Tellement qu'un
Latin, un Italien, un Espagnol, un
François pourront lire l'écriture organique,
192chacun dans leur idiome propre, non
pas tout-à-fait à la vérité sans exception
d'aucun mot, ni bien correctement
pour la syntaxe ; mais assez pour fort
bien entendre ce qu'on aura voulu exprimer ;
& il n'en faut pas davantage.
Exemple tiré de la premiere phrase du
Pater. Voyez Planche VII.

61. Exemple des langues comparées par
la seconde tablature.

Exemple de l'écriture organique sur la
même phrase en quatre dialectes de la
même langue. Planche VII.

On voit dans cet exemple la legere
différence qui se trouve entre les quatre
dialectes disparoître presqu'entiérement
par l'usage de l'écriture organique. Je pourrois
nommer cette tablature un glossometre,
instrument d'une grande commodité pour
mesurer le degré de comparaison entre les
langues, pour voir d'un coup d'œil entre
plusieurs idiomes moins rapprochés que les
quatre cy-dessus ce qu'ils ont de commun,193

Planche VII

imageinsert

la maniere dont ils nuancent leurs
changemens, ce qu'ils ont de tout-à-fait
différent, leurs procédés particuliers, leurs
caracteres spécifiques, leurs articulations
favorites, &c.194

Chapitre VI.
De la langue primitive & de
l'onomatopée.

62. Sur quoi se fonde l'assertion qu'il y
a eu une langue primitive.

63. Il n'est plus possible à présent de reconnoître
quelle est la plus ancienne
langue sur laquelle toutes les autres
se sont formées.

64. Il n'y a nulle preuve en faveur, soit
de l'hébreu soit d'aucun autre langage
connu, qu'il soit la langue primitive.

65. Il faut rechercher par l'examen de la
nature comment elle procéderoit à la
formation d'une langue primitive.

66. Les mots sont premierement faits pour
désigner ce qui est en nous, ou ce qui
est hors de nous.

67. Les causes de l'imposition des noms
sont de deux espéces : soit immédiate
195par la peinture ou imitation de la
chose même : ou médiate par simple
dérivation tirée d'un mot déja reçu.

68. Observation sur la langue primitive
telle que les enfans la parlent.

69. Premier ordre des mots primitifs : les interjections
qui expriment le sentiment.

70. Rapports généraux entre certains sentimens
& certains organes.

71. Liaison nécessaire entre les sentimens,
& les sons de la voix.

72. Second ordre. Les mots nécessaires
nés de la conformation de l'organe indépendamment
de toute convention :
les racines labiales : les mots enfantins.

73. Des mots Papa & Maman.

74. A défaut de l'organe de la levre, le plus
voisin de celui-ci s'emploie le premier
dans l'enfance.

75. Formation des mots primitifs chez un
peuple qui n'auroit point d'organe
labial.

76. Dans tous les siécles, & dans toutes
les contrées on emploie la lettre de
levre ou à son défaut la lettre de dent
196ou toutes les deux ensemble pour
exprimer les premiers mots enfantins
Papa & Maman.

77. Troisieme ordre. Les mots presque nécessaires :
les noms donnés aux organes
tirés de l'inflexion même de l'organe.

78. Quatrieme ordre. Les noms qui tiennent
au physique de l'objet. Les mots qui
peignent par onomatopée.

79. Exemple des mots qui peignent les
choses par l'impression qu'elles font
sur les sens.

80. Cinquieme ordre. Les mots consacrés
par la nature à l'expression de certaines
modalité des êtres.

81. Il y a de certains mouvemens des
organes appropriés à désigner certaines
classes des choses.

82. L'émigration des peuples est prouvée par
l'identité des mots conventionels, mais
non par celle des mots nécessaires &
naturels.

83. Fabrique des noms d'objets qui n'agissent
que par le sens de la vue.

84. L'altération des mots nécessaires n'est
197que dans la terminaison. Exemple tiré
du mot Maman.

85. Sixieme ordre servant d'appendix au
premier ordre : les accens ou l'expression
jointe à la parole. De l'accent
né des affections de l'ame.

86. De l'accent né du climat. Qu'il pourroit
y avoir un langage où la diversité
des mots ne consisteroit presque qu'en
la variété des accens.

87. Puissance & effets de l'accent.

88. Comment le systême de dérivation commence
à s'établir sur les mots nécessaires
& naturels.

89. Comment le systême de dérivation peut
influer sur les opinions humaines.

90. Difficulté dans la fabrique des noms
qui n'appartiennent qu'au sens de la
vue.

91. On les fabrique par comparaison ou
par approximation.

92. L'insuffisance de cette méthode fait
naître l'écriture primitive, c'est-à-dire
celle qui s'exprime par la peinture des
objets.198

62. Sur quoi se fonde l'assertion qu'il y a
eu une langue primitive.

Y a-t-il une langue primitive,
& quelle est-elle ? Deux questions
que je ne prétends examiner
ici ni en théologien, ni en littérateur :
mais seulement selon la méthode
que j'ai jusqu'à présent suivie, en m'attachant
à prendre toujours la nature pour
guide, & à suivre dans leur ordre les
opérations de l'organe vocal résultantes de
sa propre construction. J'ai déja remarqué,
& la chose est évidente en soi, qu'aucune
langue connue n'a été formée en bloc &
tout d'un coup ; qu'il n'y a point de
langage nouveau qui ne soit l'altération
d'un autre plus ancien, précédemment
usité ; & que toute langue est étendue
ou bornée en même proportion que le
sont les idées de ceux qui la parlent, &
l'exercice qu'ils font de leur esprit. Si en
remontant de degrés en degrés la filiation
199généalogique des langages, on parvenoit
à en rapporter toutes les branches à une
seule souche ou langue primitive, c'est-là
sans doute qu'il faudroit chercher les véritables
racines des mots. Qui la sçauroit
parfaitement, verroit avec évidence la
cause de l'imposition des noms, laquelle
doit être tirée des qualités extérieures
des choses. Mais après les révolutions
que les élémens, dans une longue suite
de siecles, ont causées sur la surface de
la terre, révolutions dont il subsiste tant
de traces physiques, où chercher cette
langue primitive ? Il n'est que trop ordinaire
aux hommes d'appeller premier dans
un sens absolu, ce qui n'est premier que
relativement à l'ordre de leurs connoissances
qui ne s'étendent pas fort loin. Si la
révélation ne fixoit nos idées à cet égard,
il ne seroit pas, à parler philosophiquement,
plus aisé de décider s'il n'y a eu
autrefois qu'une seule langue primitive,
que de décider s'il n'y a eu qu'un seul
homme primitif. On voit bien que toutes
les langues orientales sont dérivées les
200unes des autres. Mais n'est-il pas aisé
de faire la même remarque sur les langues
européennes des pays méridionaux ? Cependant
on raisonneroit fort mal dans
cinquante siécles, si, ne connoissant rien
alors au-delà de notre tems moderne,
comme cela pourroit absolument arriver,
ou vouloit prouver par-là que la langue
mère des dialectes européens, soit la
grecque, soit la latine, est l'unique langue
primitive. Quoiqu'il soit constant que
l'une des langues orientales est la primitive
de toutes autres dû même pays, ce n'est
pas à dire que cette vieille langue ne
soit elle-même un mêlange dérivé de
plusieurs autres plus anciennes, ainsi que
la langue latine n'est qu'un composé de
plusieurs idiomes où le grec éolique domine :
& comme le latin n'a aucun rapport
avec la langue Malaye, de même
la langue mere de Khanaan n'en avoit-elle
aucun avec celle qu'on parloit alors
en Guinée. Ainsi toute la question par
rapport à la langue primitive se réduit
à sçavoir si tous les hommes viennent
201d'une premiere & unique famille ; & ce
n'est que par la foi que nous sommes
assurés qu'il y a eu une telle langue,
puisque n'y ayant eu qu'une seule famille,
il est très-certain qu'il n'y a eu alors
qu'une seule langue, dont toutes les autres
sont dérivées ; mais avec des altérations
si fortes, que souvent il ne reste plus
aucune trace, qu'elles ayent eu rien de commun,
& qu'on ne l'auroit même jamais imaginé,
si la religion ne nous l'eût appris.

63. Il n'est plus possible à présent de
reconnoître quelle est la plus ancienne
langue sur laquelle toute les autres se
sont formées.

La premiere des deux questions est
donc fixée par le dogme qui, une fois
annoncé, ne permet plus d'examen. Ainsi
il est inutile de considérer plus long-temps
les choses sous cette face. Il n'y a donc
d'abord eu qu'un seul langage commun
aux premiers hommes & à leur postérité.
Il est naturel, & le témoignage de l'histoire
paroît s'y joindre, que le langage soit
resté le même, tant que les hommes
202vécurent ensemble réunis dans une même
contrée. L'époque de la diversité des
langages est marquée au tems où les
hommes, abandonnant leur projet de
continuer l'édifice de Babel, se séparerent
en diverses colonies, & allèrent loin les
uns des autres habiter des régions fort
écartées. Mais l'histoire sacrée ne nous
dit pas que la langue originelle de la
première famille ait été pour lors tout-à-fait
abolie, ni détruite jusques dans ses
principes. Les sçavans disputent encore
entr'eux sur la question de sçavoir si cette
langue originelle est l'hébraïque ou quelqu'autre.
Parmi les plus habiles commentateurs
de la Bible, grammairiens ou critiques,
il y en a même plusieurs, tels
que Réland, le Clerc, & autres, qui ne
pensent pas que, suivant le texte sacré,
la diversité des langages ait aucun rapport
à la dissension qui se mit entre les constructeurs
de Babel. Selon leur sentiment ceux
qui soutiennent l'extinction totale & subite
de la premiere langue au moment que
les hommes abandonnerent la construction
203du grand bâtiment qu'ils élevoient
dans la plaine de Chaldée, pour se disperser
en différentes peuplades sur la
surface de la terre, entendent, mal-à-propos,
d'une uniformité & d'une diversité
de langage cette expression de l'histoire
sacrée, Genese xj. 1. Erat autem universa
terra, unius labii eorumdemque sermonum
.
Ils tenoient dans tout le pays le même
langage.... Ils se dirent l'un à l'autre,
Allons.... Bâtissons pour nous une
ville & une tour....
Il est plus naturel
& plus simple d'entendre cette narration
d'une conformité de volonté dans l'exécution
du même projet de bâtir un très-grand
édifice, qui leur servit de signal,
de lieu de ralliment & de retraite dans
les vastes plaines de Sennaar. Ce projet
n'avoit en soi rien de mauvais, comme on
le voit par le silence de la Bible qui ne condamne
pas l'entreprise comme téméraire en
elle-même, & ne dit nulle part que Dieu eût
fait quelque défense à cet égard. Si le bâtiment
fut abandonné, c'est que les hommes
après avoir eu une volonté unanime de le
204construire, changerent de pensée, se
diviserent sur cet objet & laisserent un
ouvrage sur lequel ils n'étoient plus d'accord.
Le germe du langage usité entr'eux
n'en subsista pas moins, sur-tout parmi
ceux qui ne s'étant pas beaucoup éloignés
de la premiere demeure, conserverent
ensemble de plus fréquentes relations,
& furent moins exposés aux altérations
que l'extrême diversité de climat peut
produire dans la disposition native des
organes vocaux, & dans les articulations
qui en sont l'effet. Le Clerc rapporte un
bon nombre de passages parallelles du
texte sacré, où les mots unius labii,
ejusdem sermonis
ne signifient qu'un accord
de sentiment, qu'une même façon de
penser & de parler. Ceux qui croient,
dit Réland, « que l'ancienne langue des
habitans du monde fut tout-à-coup abolie
en punition de leur dessein téméraire,
& que de nouveaux langages subitement
créés les forcerent, faute de s'entendre,
à se disperser sur la terre, donneront-ils
quelque raison plausible d'un fait
205très-constant, & qui détruit leur opinion ?
Les langages des diverses colonies
placées aux environs de l'Euphrate
avoient entr'eux beaucoup d'affinité,
tandis que ceux qui en étoient bien
loin ne leur ressembloient nullement.
Il auroit au contraire fallu laisser ceux-ci
sur place & transporter au loin ceux-là :
mettre les Chinois vers l'Euphrate &
les Chaldéens à l'autre bout de l'Asie :
sans quoi il étoit à craindre que les
hommes ne reprissent aisément l'exécution
de leur premier projet ».

Mais quelle est cette langue primordiale ?
Subsiste-t-elle encore ? Et parmi
les langages connus entre lesquels on peut
le plus vraisemblablement choisir, y en
a-t-il un qui par de justes raisons doive
obtenir la préférence ? C'est une seconde
question sur laquelle la littérature peut
s'exercer en dissertations infinies, sans
que le fait en soit par-là mieux vérifié.
A force de variété, de mêlange, de
multiplicité dans les langages, les fils
sont devenus trop nombreux, trop embrouillés
206pour espérer de les démêler. Si
l'on supposoit que la langue quelconque,
Indienne, Assyrienne, Phœnicienne, ou
d'Egypte, que l'on croira devoir mériter
la préférence, étoit encore alors restée dans
les premiers principes de l'opération de
la nature tels qu'ils sont par-tout & que
je vais bientôt les décrire, on pourrait
peut-être espérer de réussir dans une telle
recherche. Mais dès-lors sans doute, elle
étoit déja fort chargée d'altérations, de
dérivations & d'ornemens. C'est-à-dire
que les premiers principes y seroient déja
très-difficiles à reconnoître, & les germes
de la nature fort dépravés. N'est-ce donc
pas une chimere que de croire comme
Woston (De Confus. Babylonic.) & Stiernhielm
(Prefat. ad Evang. Ulphilæ) qu'à
force d'examen & de comparaison des
langues actuelles, on puisse les ramener
toutes à la seule langue primitive que les
hommes parloient avant le déluge. Outre
que d'autres langues primitives ont pu
se former par l'abandon de quelques
enfans dans les déserts, assez naturel à
207supposer au milieu de tant d'émigrations
qui ont suivi de près le déluge,
l'intervalle de tant de siécles a tellement
travaillé sur les langues, & les a dénaturées
de cette primitive à tel point, que ce
seroit un projet absurde que de prétendre
les y ramener. Stiernhielm convient lui-même
que ceci ne lui paroît praticable
que pour les langues d'Asie, d'Europe &
d'Afrique, & qu'ayant bien examiné la
chose pour les langages d'Amérique &
des isles il n'y a trouvé aucune espece de
rapport avec celui de Noë. Il n'a même,
dans les trois parties de l'ancien monde,
probablement observé que les dialectes
orientaux, les dérivés du grec & du
latin qui par-là tiennent au phœnicien,
& les dialectes maures dérivés de l'arabe.
S'il eût jetté la vue sur ceux des Foulis,
des Mandigos & autres barbares au-delà
du Sénégal, il en auroit peut-être porté
le même jugement que de ceux de l'Amérique :
& je doute que dans l'examen des
langages chinois & de leurs dialectes usités
dans l'Asie orientale, il eût trouvé plus d'analogie
208avec les objets de sa recherche.

64. Il n'y a nulle preuve en faveur, soit
de l'hébreu soit d'aucun autre langage
connu, qu'il soit la langue primitive.

La question de sçavoir quelle étoit la
langue que parloit Abraham a été agitée,
dans la supposition que cette langue, étant
la même que parloient Heber & Noe,
seroit aussi le langage de la premiere
famille du genre humain. Les Rabbins
soutiennent avec opiniâtreté que le langage
de la premiere famille étoit l'hébreu,
c'est-à-dire le samaritain ou phœnicien du
pays de Chanaan. Ils jugent la gloire
de la nation Juive intéressée à le prétendre
ainsi ; comme si les autres peuples anciens
ne descendoient pas même de la premiere
famille, & n'avoient pû aussi aisément &
aussi probablement que les Hébreux conserver
ce premier langage. Les Rabbins
appuient beaucoup sur certains jeux de
mots fréquens dans la Bible ; lesquels
selon eux se rapportent mieux à la langue
hébraïque qu'à nulle autre. On en trouve
en effet plusieurs sur Adam, sur Eve, Seth,
209Japhet, Babel, &c. Il paroît que les anciens
peuples d'Orient aimoient les jeux de mots :
on reconnoît ce même goût chez nos Sauvages
modernes : & dans le cours de mes
observations je l'ai souvent remarqué chez
les enfans, qui se plaisent à corrompre les
mots qu'ils sçavent fort bien, à dépraver
les terminaisons, à rapporter les mots à
d'autres à-peu-près semblables à l'oreille ;
& rient de bon cœur de leur procédé. Mais
ces jeux de mots qu'on allègue en preuve,
sont souvent forcés & sans justesse : on y
a quelquefois plus d'égard à la parité de
mots qu'à celle du sens. D'autres se déduisent
aussi-bien d'une autre langue que
de l'hébreu : ce qui est fort naturel ; tous
ces dialectes voisins les uns des autres
étant déduits des mêmes primitifs. Ainsi
le nom d'Eve (vie) donné à la premiere
femme comme mere de tous les vivans
sera aussi heureusement tiré du Chaldéen
Hhavah (vivens) que de l'hébreu Hhaï
(vivens). On le tireroit encore aussi-bien
des mots paralleles venus de la même
source, tels qu'Αἰών (vita) & le latin
210ævum ; sans en être mieux fondé à dire
que la premiere famille parloit grec ou
latin. Il est vrai que le mot Adamah
(terre) ne se trouve aujourd'hui que dans
le dialecte hébreu, & qu'il y a par hazard
un jeu de mots dans cette phrase, Jaoh
Elohim fit Adam poussiere de terre, Adam
pulverem ex adamah
. Mais cet argument,
le plus fort de ceux employés par les
Rabbins, prouve-t-il davantage que ne
feroit le raisonnement d'un Latin, s'il
s'avisoit de dire : L'homme a été formé
de terre, Homo ex humo, & ce n'est
qu'en notre langue latine qu'on trouve
un tel rapport entre ces deux mots.

On ne sçait si le langage de la premiere
famille a été conservé ou perdu lors de
la dispersion des peuples. Les Juifs avancent
sans aucune authorité qu'Héber le
conserva dans le sein de sa seule famille.
Mais Héber, comme le porte son nom
qui signifie l'homme d'au de-là, habitoit
au de-là de l'Euphrate dans un pays où
l'on ne parloit pas hébreu. Il eut deux
fils Phaleg & Joktan. Ce dernier est la
211tige des Arabes, qui ont leur langue
particuliere, différente de l'hébreu. Abraham
& Laban descendoient tous deux
de Phaleg. Laban parloit, non l'hébreu
mais la langue de son pays natal. Il s'exprime
en pur Chaldéen (Genes. xxxj. 47.)
Comment douter qu'Abraham né à Ur de
Chaldée, d'une famille qui y étoit établie
depuis plusieurs générations ne parlât aussi
la langue du pays. Il en sortit jeune avec
Tharé son pere, qui cherchoit à s'établir
ailleurs. Ils vinrent d'abord demeurer à
Charran en Mésopotamie ; puis à Sichem
en Chanaan. Enfin toute sa famille & sa
postérité se fixa dans cette dernière contrée,
où, comme il arrive toujours, la
famille Abrahamite prit l'habitude de
parler la langue du pays & perdit celle
du langage de sa patrie. Or la langue du
pays, aujourd'hui l'hébraïque, étoit le
chananéen de la race de Cham ; race qui,
selon les Juifs eux-mêmes, n'avoit nullement
mérité les faveurs particulieres du
vrai Dieu. Car les Rabbins voudroient
qu'on regardât cette conservation du
212langage primitif dans leur nation, comme
une espece de grace spéciale. Les critiques
reconnoissent encore dans les idiotismes
de l'hébreu les traces des anciennes mœurs
Cananéennes fort différentes en certains
points capitaux de celles des Hébreux.
Rien n'étoit plus éloigné de la façon de
penser de ceux-ci que d'admettre comme
les Cananéens la pluralité des Dieux.
Cependant la Bible parle souvent de Dieu
au pluriel ; ce qui ne vient que du génie
de l'ancienne langue du pays qu'on suivoit
par habitude dans le langage vulgaire. On
peut aussi regarder toutes les locutions
hébraïques qui tendent à revêtir Dieu
d'une forme humaine, ou des passions des
hommes, comme un défaut inhérent au
langage qui devoit sa formation à un
peuple idolâtre. Les Hébreux, par leurs
mœurs propres, abhorroient la seule
pensée que Dieu pût être représenté sous
aucune forme. (Voyez le Clerc, Dissert. de
ling. hebraïc.
) Cette langue de Chanaan
avoit ses jargons dans le pays même, tels
que celui d'Azot, ville des Philistins,
213dont Néhémie se plaint, (Esdr. xiij. 24.)

On ne peut donc pas dire que l'hébreu
soit la langue primitive. Il y a même des
raisons qui font plutôt présumer qu'elle
ne l'est pas. Il en faut dire autant des
langues voisines de celle-ci, où l'on n'apperçoit
autre chose que l'affinité qui se remarque
par-tout entre les langages des pays
voisins, qui tous rapportent leur origine
à un ou plusieurs autres langages plus
anciens, dont ils se sont peu-à-peu formés,
& c'est en vain que par la critique ou par
la comparaison on voudroit rechercher
auquel d'entr'eux appartient sans contestation
le droit de primogéniture.

65. Il faut rechercher par l'examen de
la nature comment elle procéderoit
à la formation d'une langue primitive.

Abandonnons cette méthode infructueuse.
Ramenons de nouveau la chose
à ses premiers principes : considérons-la
en elle-même seulement comme si
elle en étoit à son origine. Supposons
même pour un moment l'étrange hypothèse
de quelques anciens philosophes, qui prétendoient
214que l'homme dans les premiers
tems de l'humanité vivoit isolé dans les
bois à la maniere des brutes, sans sçavoir
encore faire un usage utile de sa faculté de
parler ; & que ce ne fut que petit à petit &
par développement qu'il commença d'inventer
& de dresser les signes de la parole.

Cùm prorepserunt primis animalia terris,
Mutum ac turpe pecus, glandem atque cubilia
propter,
Unguibus & pugnis, dein fustibus atque ita porro
Pugnabant armis, quæ post fabricaverat usus :
Donec verba, quibus voces sensusque notarent
Nominaque invenere. Dehinc absistere bello.

Horat. Serm. I. 3.

Voyons abstraction faite des langages
usités sur la terre comment il en peut
éclore un du premier germe des organes,
& de la faculté naturelle donnée à l'homme
d'en varier les articulations.

En exposant (Chap. III.) les effets
résultans de la fabrique de chaque partie de
l'instrument vocal, je cherchois à pénétrer
le méchanisme interne & primitif du langage
quelconque. Après l'avoir connu,
215cherchons à présent à saisir l'instant où
les premiers mots naissent des premieres
sensations. Voyons nos sentimens & nos
premieres perceptions créer par l'organe
de la voix leurs signes représentatifs, tels
qu'ils peuvent convenir aux choses signifiées,
& autant qu'il est possible à la
voix d'effectuer cette convenance, selon
ses facultés naturelles. Hos natura modos
primùm dedit
(Virgil.) Suivons pas à pas
les premieres variétés des sentimens &
des perceptions, pour voir les modifications
de la parole suivre insensiblement
celles de la pensée ; sans que la nuance
des uns ni des autres s'écarte encore
beaucoup de la premiere forme. De-là
descendant à la formation progressive &
développée du langage, nous verrons
l'analyse des mots nous donner celle de
l'opération de l'esprit, & réciproquement
les opérations de l'esprit nous donner les
causes de la propagation infiniment variée
du très-petit nombre des germes de la
parole, & nous découvrir jusque dans
sa source tout le systême grammatical.216

66. Les mots sont faits premierement pour
désigner ce qui est en nous, ou ce
qui est hors de nous.

Une langue primitive si nous en pouvons
discerner la trace nous donnera les racines
des termes habituels servant à exprimer
nos idées, ou à dénommer les objets qui
tombent sous nos sens. L'homme parle
pour faire connoître à un autre homme
ce qui est en lui, ou ce qui est hors de
lui ; c'est-à-dire, ce qu'il sent, ce qu'il
perçoit, ou ce qu'il a perçu. Ceci comprend
les trois sens intérieurs, qui sont
la volonté, l'intelligence, & la mémoire.
S'il est question d'une simple sensation intérieure
(car il ne s'agit pas encore ici de réflexion
ni d'idée combinée) il la dénote fort
bien par le geste, l'accent, le simple cri ; &
cette partie du langage est donnée à l'animal
comme à l'homme. S'il faut dénoter un
objet extérieur & lui donner un nom,
dans le peu de relation qui se trouve entre
le mot & la chose, l'homme imite au
moins du mieux qu'il peut avec sa voix
la peinture de l'objet. C'est ce qu'on
217appelle onomatopée ou vox repercussa
naturæ
. Le mot grec onomatopée signifïe
à la lettre, formation du nom. Mais on ne
l'applique que lorsque le nom est formé par
la peinture sonore de l'objet même. Ainsi
le mot même d'onomatopée & son acception
particuliere concourent à nous montrer
que cette maniere de former les noms
a été la plus naturelle & la premiere
employée.

67. Les causes de l'imposition des noms sont
de deux especes : soit immédiates par
la peinture ou imitation de la chose
même : ou médiates par simple dérivation
tirée d'un mot déja reçu.

La fabrique des mots qui servent à
désigner les objets extérieurs, ou (ce qui
est le même) les causes qui ont fait imposer
les noms aux choses sont donc de
deux especes. Elles sont médiates lorsque
le terme est fabriqué sur un autre terme
déja fait. Les termes de cette espece
composent le plus grand nombre, sans
comparaison : & c'est de ceux-ci que j'ai
218dit qu'il n'y avoit aucun mot qui ne fut
dérivé de quelqu'autre : il n'en est pas
encore question ici. Elles sont immédiates
lorsque le terme est fabriqué à l'imitation
même de l'objet, comme dans les mots
françois bruit, trictrac, taffetas, racler,
flairer faits par onomatopée. Les termes
de cette espece directement formés sur
la chose même, sont véritablement primitifs
& radicaux. Il n'y a aucune langue
ancienne ou moderne qui n'en possede plusieurs,
lesquels ont des dérivés dans d'autres
langues voisines. C'est en rassemblant de
chaque langue tous les mots ainsi formés
qu'on auroit une langue véritablement
primitive. Car le premier & le plus naturel
mouvement de l'homme est d'imiter dans
le nom qu'il donne aux choses l'impression
que la chose même fait sur les sens. Nous
aurions ainsi, par abstraction, une langue
primitive que personne ne parleroit, ni
n'auroit jamais parlé, du moins dans tout
son contenu, quoique tout le monde en
ait en soi tous les germes primitifs. On
assure qu'un tel langage formé par abstraction
219contiendroit en soi beaucoup de
racines hébraïques ; ce qui est très-naturel
à penser. Skittius dixit ex omnibus linguis
fieri per abstractionem posse linguam universalem
matricem radicalem quam nemo
loquatur ; sed quæ sit omnium radix. In
hac plurima Hebræa
. (Lettre de Leibnitz.)
Ce que je remarque ici sur la formation
primitive & naturelle des mots par onomatopée
n'est qu'une observation préliminaire
que je jette d'abord en avant :
mais dont l'application se rencontrera si
fréquemment dans la suite que je crois la
devoir faire précéder avant que d'entrer
en matiere. Venons à prendre les choses
d'une maniere tout-à-fait générale & dans
leurs premiers germes.

68. Observation sur la langue primitive
telle que les enfans la parlent.

Puisqu'il faut renoncer à chercher la
langue primitive dans l'histoire, les traditions
& les grammaires ; puisque nous
manquons de mémoires sur la langue que
parloient les premiers d'entre les hommes,
220ou que du moins les enseignemens qu'on
nous veut donner la-dessus sont si peu
satisfaisans, & les auteurs qui s'en prévalent
si peu d'accord entr'eux ; ne pourrions-nous
pas employer à la recherche de cette
langue une méthode générale & métaphysique
prise au sein de la nature ? C'est-là
que la raison nous dit qu'il auroit fallu la
chercher d'abord, & que pour sçavoir
comment le langage humain a commencé
de se former, il falloit premiérement
tourner nos yeux vers ceux qui commencent
à le parler ; ce sont les enfans :
puis considérer en second lieu quelles
sont les premieres causes qui excitent la
voix humaine à faire usage des facultés ;
ce sont les sentimens ou sensations intérieures,
& non les objets du dehors qui
ne sont, pour ainsi dire, encore apperçus
ni connus. Entre les huit parties de l'oraison
les noms des substantifs ne sont
donc pas la premiere, comme on le croit
d'ordinaire : mais ce sont les interjections
qui expriment la sensation du dedans, &
qui sont le cri de la nature. L'enfant commence
221par elles à montrer tout à la fois
qu'il est capable de sentir & de parler.
Examinons-les sous ce coup d'œil : nous
verrons qu'elles sont les premiers mots de
la langue primitive, & nous les trouverons
les mêmes chez tous les peuples. Ce premier
pas nous mettra peut-être dans la
bonne route, & pourra nous conduire
plus loin.

69. Premier ordre des mots primitifs : les
interjections qui expriment le sentiment.

Les interjections méritent d'être fort examinées,
non pas seulement comme simple
cri & vagissement d'un enfant nouveau-né,
qui lui est commun avec d'autres animaux,
mais telles qu'elles sont dans nos langues
formées & articulées, où l'on ne les
apprend pas par sa propre audition & par
l'intonation d'autrui ; mais tout homme
les tient de soi-même & de son propre
sentiment ; du moins dans ce qu'elles ont
de radical & de significatif qu'on trouve
le même par-tout, quoiqu'il puisse y avoir
quelque legere variété dans la terminaison.
222Les interjections sont courtes : elles partent
du mouvement machinal & tiennent partout
à la langue primitive. Ce ne sont
pas des mots, mais quelque chose de plus,
puisqu'elles expriment le sentiment qu'on
a d'une chose ; & que par une simple voix
prompte, par un seul coup d'organe
elles peignent la maniere dont on s'en
trouve intérieurement affecté. Toutes
sont primitives en quelque langue que
ce soit, parce que toutes tiennent immédiatement
à la fabrique générale de
la machine organique, & au sentiment
de la nature humaine qui est par-tout le
même dans les grands & premiers mouvemens
corporels. Les interjections, quoique
racines, n'ont que peu de dérivés.
J'en viens de dire la raison. Elles n'expriment
pas des objets extérieurs, mais des
affections intérieures. Or l'homme lie
fort volontiers les appréhensions de son
esprit qui lui viennent du dehors : il les
tire les unes après les autres comme avec
un cordon, les combine, & les emmêle.
Mais les mouvemens de son ame qui sont
223au-dedans de lui, qui appartiennent à son
existance, y sont fort distincts, y restent
isolés chacun dans leur classe, selon le
genre d'affection qu'ils ont produit tout
d'un coup, & dont l'effet quoique permanent,
a été subit. La douleur, la surprise,
le dégoût, le doute n'ont rien de
commun, chacun de ces sentimens est
un, & son effet a d'abord été ce qu'il
devoit être. Il n'y a ici ni dérivation dans
les sentimens, ni connoissance acquise, ni
combinaison factice, comme il y en a dans
les idées.

70. Rapports généraux entre certains sentimens
& certains organes.

C'est une chose curieuse sans doute que
d'observer sur le systême exposé dans le
Chapitre de l'organisation vocale, sur quelles
cordes de la parole se frappe l'intonation
de chacun des divers sentimens de l'ame ;
& de voir que ces rapports se trouvant
les mêmes par-tout où il y a des machines
humaines, établissent ici, non plus une
relation purement conventionnelle, telle
224qu'elle est d'ordinaire entre les chose &
les mots, mais une relation vraiment
physique & de conformité entre certains
sentimens de l'ame & certaines parties de
l'instrument vocal.

La voix de la douleur frappe sur les
basses cordes : elle est traînée, aspirée &
profondément gutturale, heu !, hélas ! Si
la douleur est tristesse & gémissement,
ce qui est la douleur douce ou à proprement
parler l'affliction, la voix quoique
toujours profonde devient nazale, parce que
la plainte qui de sa nature approche du chant
emploie le plus sonore des deux tuyaux.

La voix de la surprise touche la corde
sur une division plus haute : elle est franche
& rapide. Ah Ah : Eh : oh oh. Celle de
la joie en diffère en ce qu'étant aussi
rapide elle est fréquentative & moins
breve Ha Ha Ha Ha, Hi Hi Hi Hi.

La voix du dégoût & de l'aversion est
labiale : elle frappe au-dessus de l'instrument
sur le bout de la corde, sur les
levres allongées, Fi, , pouah. Au lieu
225que les autres interjections n'emploient
que la voyelle, celle-ci se sert aussi de la
lettre labiale la plus extérieure de toutes,
parce qu'il y a ici tout à la fois sentiment
& action ; sentiment qui répugne, &
mouvement qui repousse : ainsi dans le
son il y a tout à la fois voix & figure :
voix qui exprime, & figure qui rejette
par le mouvement extérieur des levres
allongées.

La voix du doute & du dissentement
est volontiers nazale hum, hom, in, non :
à la différence, que le doute est allongé,
étant un sentiment incertain, & que le
pur dissentement est bref, étant un mouvement
tout déterminé. Je l'ai déja remarqué
que le son nazal appartient naturellement
à la négation. Cela est si vrai que dans le
latin, dans le françois, &c. la négation,
l'idée privative s'exprime par la voix du
nez, in ; (Exemple. Ingratus, infestare,
infini, intempérie) & que dans l'italien
ces mêmes idées s'expriment par
la lettre de nez S. (Exemple. Smontare,
226spiantato, sfortunato.) Cependant ce n'est
le rapport ni de son ni de figure qui a
conduit ici, car il n'y en a aucun entre la
consonne & la voyelle nazale ; & il seroit
absurde de se figurer que ces formules si différentes
en apparence & les mêmes au fond
se fussent introduits dans les langues ensuite
d'une observation réfléchie telle que je
la viens de faire. Si la chose est arrivée
ainsi, c'est tout naturellement sans y
songer ; c'est qu'elle tient au physique
même de la machine, & qu'elle résulte
de sa conformation, du moins chez une
partie considérable du genre humain.

71. Liaison nécessaire entre les sentimens &
les sons de la voix.

Telle est la connoissance métaphysique
qu'on peut tirer de l'examen des interjections.
Elles nous démontrent fort bien
qu'il y a dans la conformation de l'homme
certains rapports généraux entre certaines
parties de l'organe vocal & certains sentimens,
dont on ne peut qu'assez difficilement
assigner les causes, mais dont on
227voit clairement les effets. Elles nous
donnent les premieres traces d'une liaison
nécessaire, indépendante de toute convention,
entre certaines idées de l'ame &
certains sons de la voix, elles sont les
premieres expressions des langues, les
plus anciens mots de la langue primitive,
de tout langage enfin quel qu'il soit. Car
elles expriment des sentimens & non
pas des idées externes : & l'on a des
sentimens avant que d'avoir des idées.
Le langage d'un enfant avant qu'il puisse
articuler aucun mot, est tout d'interjections.
Les cris même qu'il fait en naissant
sont-ils autre chose ? N'annonce-t-il pas
bien aux autres qu'il sent, & ce qu'il sent,
avant qu'on le puisse soupçonner d'avoir
acquis aucune idée des objets placés hors
de lui, bien moins encore, d'avoir l'art
& l'invention d'y appliquer des sons ;
art que la nature lui suggéreroit sans doute
de très-bonne heure indépendamment de
l'exemple, & quand même il existeroit
seul au monde, puisque c'est une
228suite nécessaire de sa nature qui l'a fait
animal parlant, tout autant qu'animal
voyant ?

L'enfant commence donc l'exercice de
sa faculté de parler par des sons qui ne
sont d'abord que de simples accens, mais
qu'il figurera bientôt avec une facilité &
une variété que la nature n'a donnée à
aucun autre animal. La peinture d'aucun
objet n'est encore entrée en lui par les
portes des sens extérieurs, si ce n'est
peut être la sensation d'un toucher fort
indistinct. Il n'y a que la volonté, ce
sens intérieur qui naît avec l'animal, qui
lui donne des idées, ou, pour parler plus
juste, des sensations, des affections, auxquelles
il impose des noms par le son de sa
voix, non volontairement, mais par une suite
nécessaire de sa conformation méchanique,
& de la faculté que la nature lui a donnée
de proférer des sons. Cette faculté
lui est commune avec quantité d'autres
animaux. Aussi ne peut-on gueres douter
que ceux-ci n'ayent reçu de la nature le
229don de la parole à quelque petit degré,
plus ou moins grand : mais je n'examine
ici que ce qui regarde le développement
de cette faculté dans l'homme qui la
possede à un degré fort éminent. Je dis
que les noms des affections du sens intérieur
sont les premiers mots, les plus
anciens, les plus originaux de la langue
primitive : qu'ils sont invariables : qu'ils
ont une liaison nécessaire & physique en
vertu de la conformation humaine avec
l'affection intérieure dont ils sont l'expression :
& qu'ainsi le son, la formation des
mots premiérement primitifs est indépendante
de toute convention des peuples,
& née de la constitution de l'homme. Il
y a donc dans la langue primitive des
mots nécessaires, & ce sont ceux qui
signifient les idées nées de l'affection intérieure,
le premier de tous les sens ; qui
peignent la douleur ou la joie, l'aversion
ou le desir. Ce ne sont d'abord que des
accens, des voix simples, tels qu'en profèrent
aussi beaucoup d'autres animaux.230

72. Second ordre. Les mots nécessaires,
nés de la conformation de l'organe indépendamment
de toute convention : les
racines labiales : les mots enfantins.

Mais bientôt l'homme figure ses accens,
bien plus diversement qu'aucun autre
animal, les parties de son instrument
étant plus fines & plus flexibles. Il commence
à caractériser ses accens ; à les
figurer sur les parties les plus faciles à
mettre en jeu, d'abord sur les levres,
& ensuite sur la gorge. Quoiqu'il n'ait
point encore de dents, les gencives
commencent par en faire imparfaitement
l'office. La langue, toute flexible qu'elle
devient ensuite aux mouvemens de la
parole, n'est pas d'abord d'un usage
aussi facile qu'on le croiroit. Le palais
n'est pas mobile ; le nez rude & difficile
à mouvoir. L'enfant commence donc à
se servir des lettres labiales, puis des
gutturales. Mais il ne s'est d'abord servi
que de la simple voyelle, & il n'employera
l'un de ces deux organes à la
figurer qu'après avoir acquis un peu plus
231de force & d'exercice. C'est un second pas
qu'il fait naturellement sans avoir besoin
d'être guidé par l'exemple, & duquel il
faut conclure que la formation des paroles
labiales est encore nécessairement dérivée
de la conformation humaine indépendante
de toute convention. Suivons les premieres
productions de la voix humaine par l'examen
des enfans au berceau. Tous en quelque
pays que ce soit ayant pour premier
mouvement plus facile d'ouvrir la bouche
& de remuer les levres, forment la voix
pleine, & articulent la lettre labiale. Cum
cibum & potionem buas & papas vocent ;
matrem mammam, patrem papam.
(Cato,
de Liber. educand.) Ainsi dans toutes les
langues les syllabes, Ab, Pap, am, ma,
sont les premiers qu'ils prononcent. De-là
viennent Papa, maman & autres qui
ont rapport à ceux-ci. Il n'y a point de
langue en aucune contrée où les mots de
Pere, mere, & mammelle ne viennent de
ces racines. L'histoire de l'enfant qu'un
ancien roi curieux de connoître la langue
primitive fit élever parmi des chévres
232& qui imita le cri bek que rendoient ces
animaux, ne peut contrarier ceci. Il est
donc certain que les syllabes cy-dessus
sont les premieres racines qui ayent existé
en quelque langue que ce soit. Qu'on
examine tous les premiers mots prononcés
par les enfans, & les petits mots que leur
disent les nourrices pour les contrefaire &
les amuser, on les trouvera tous de voix
simples, ou liées avec les lettres labiale
& dentale (baba, teter ; mamma teton ;
bobo : poupon ; papoute, &c.) Voici
donc encore un ordre de mots nécessaires,
existans indispensablement dans la langue
primitive. Les mots Baba, Papa, Mama,
Atta, Tata, Gaga, Nana, sont des
racines primordiales nées de la nature
humaine, & dont la naissance est une
conséquence absolue de cette vérité
physique, l'homme parle. Aussi verrons-nous
ces racines croître dans toutes les
langues & y étendre des branches infinies.

73. Des mots Papa & Maman.

Il faut inférer de ceci que ces petits
233mots Papa & Maman, familiers aux enfans
& les premiers qu'ils soient en état d'articuler,
sont primitifs & radicaux pour
toutes les langues du monde ; qu'il n'est
pas besoin d'admettre ici de dérivation
d'une langue à une autre ; & qu'il seroit
inutile de dire (par exemple) que nous les
tenons anciennement de l'Egyptien, langue
en laquelle ils se trouvent pareillement,
& où Ap, Apa, signifie pater ;
Am, Ama, signifie mater ; ou plutôt tous
les deux signifient indifféremment l'un &
l'autre, comme le latin parens. Je suis
très-persuadé que tout enfant abandonné
à lui-même, sans qu'on lui fasse
entendre aucune voix humaine ni animale,
commencera de faire usage de la parole par
les syllabes, Papa & Mama, composées
de sons pleins & de lettres labiales, c'est-à-dire
de la voix & de la consonne la
plus facile : car ils se forment nécessairement
dès qu'on emploie le simple mouvement
des levres. Ainsi, sans recourir
à aucune raison d'étymologie, on doit
les regarder comme vraiment primitifs,
234en quelques langues qu'ils se trouvent,
aussi-bien dans les modernes que dans
les anciennes. M. de la Condamine qui
les a retrouvés avec leur signification
ordinaire dans les langues barbares de
l'Amérique méridionale, les regarde comme
tels avec raison.

Mais une difficulté singuliere paroît
s'élever en même temps. On peut demander
s'il est vrai que Papa signifie toujours
pere, & mama, mere ; & pourquoi
les enfans qui n'ont aucune idée de sexe
les différencieroient ainsi par-tout : M. de
la Condamine paroit frappé de cette observation
qui ne lui est pas échappée. « J'ai
dressé, dit-il dans sa Relation de la
riviere des Amazones, un vocabulaire
des mots les plus d'usage de diverses
langues indiennes. La comparaison de
ces mots avec ceux qui ont la même
signification en d'autres langues de l'intérieur
des terres, peut non-seulement
servir à prouver les diverses transmigrations
de ces peuples d'une extrémité
à l'autre de ce vaste continent ; mais
235cette même comparaison, quand elle
se pourra faire avec diverses langues
d'Afrique, d'Europe & des Indes orientales,
est peut-être le seul moyen de
découvrir l'origine des Américains. Une
conformité de la langue avérée décideroit
sans doute la question. Le mot abba ou
baba ou papa, & celui de mama, qui
des anciennes langues d'orient, semblent
avoir passé avec de legers changemens
dans la plûpart de celles de l'Europe,
sont communs à un grand nombre de
nations d'Amérique, dont le langage
est d'ailleurs très-différent. Si l'on regarde
ces mots, comme les premiers
sons que les enfans peuvent articuler,
& par conséquent comme ceux qui ont
dû, par tout pays, être adoptés préférablement
par les parens qui les entendoient
prononcer, pour les faire servir
de signes aux idées de pere & de mere,
il restera à sçavoir pourquoi dans toutes
les langues d'Amérique où ces mots se
rencontrent, leur signification s'est conservée
sans se croiser. Par quel hazard
236dans la langue Omogua par exemple,
au centre du continent ou dans quelqu'autre
pareil, où les mots de papa
& de mama sont en usage, il n'est
pas arrivé quelquefois que Papa signifiât
mere, & Mama, pere, mais qu'on
y observe constamment le contraire,
comme dans les langues d'Orient &
d'Europe. » Voilà ce que dit ce célebre
voyageur philosophe. Il seroit en effet
fort singulier que ces mots fussent aussi
invariables dans leur signification qu'il le
le croît. Mais ne venons-nous pas de
voir un exemple du contraire dans l'ancienne
langue égyptienne où ces mots
Apa & Ama se croisent, signifient également
ou le pere ou la mere, ou tous les
deux, ainsi que le latin parens. L'Egypte
donnoit à Dieu le nom de pere, & son
Dieu étoit le soleil qu'elle nommoit Apis,
& Ammon. Cet astre a été adoré de presque
tous les peuples Orientaux sous ce
nom de Am, comme pere de la nature
et de toute production, qu'ils ont prononcé
suivant les différens dialectes, Ammon,
237Oman, Omin, Iman, &c. De-là, en
général Iman chez les Orientaux signifie
Dieu, l'Être sacré. Ar-iman chez les
anciens Perses, c'estfortis Deus. Ce mot
Iman se retrouve encore dans le dialecte
turc pour Sacerdos, comme chez nous
on trouve dans le même sens le mot Abbé.
Tous deux dans leur sens primordial sont
synonymes de Pater, & forment un exemple
de ce croisé qu'on disoit ne se rencontrer
jamais. Mais outre ceci, loin qu'on
observe constamment & sans aucune exception
cette distinction des deux racines
papa & mama exclusivement l'une de
l'autre pour désigner le pere & la mere,
nous trouvons au contraire quelques peuples
qui se servent de la racine physique
mama pour signifier pere, & non pas
mere. Le Georgien & l'Ibérien disent
mamao pour pater : Le Tartare Mantcheou
Ama : Le Tunguz Amin, &c. Au
rapport de Dampiere, t. 2, p. 230, dans
le langage de l'isle Meang ; aux Indes
orientales, mama signifie homme, pere ;
& babi, femme, mere.238

74. A défaut de l'organe de la levre le
plus voisin de celui-ci s'emploie le
premier dans l'enfance.

Tel est l'effet que produit la nature
chez la plupart des peuples de l'univers
en leur faisant articuler avec l'organe de
levre le premier mot que l'homme est
capable de prononcer en son enfance. On
peut vérifier dans le recueil des traductions
de l'Oraison dominicale en toutes
langues, publié par Chamberlayn, que parmi
les nations de la terre il y en a plus qui se
servent du seul organe labial pour articuler
ce premier mot enfantin, qu'il n'y en a
qui l'énoncent par tout autre organe
quelconque. Que si par la variété legere
que la diversité des climats peut apporter
dans la construction ou dans l'habitude
physique des corps humains, il se trouve
un autre organe autant ou plus facile que
l'organe labial à être le premier mis en
jeu, ce sera presqu'infailliblement le plus
voisin de celui-ci, & celui auquel la
levre est adhérente, sçavoir l'organe de
239dent ou de gencive : tellement que l'enfant
né dans un tel climat au lieu de dire
abba ou papa, dira atta ou tata. Ainsi
comme nous avons vu que le plus grand
nombre des peuples de la terre commence
d'articuler la premiere parole de l'enfance
par la lettre de levre, de même verrons-nous
que le plus grand nombre du restant
fait la même opération par la lettre de
dent. Quant au petit nombre de peuples
qui ne se trouvent ni dans l'un ni dans
l'autre des deux cas ci-dessus, & qui se servent
pour le mot en question de tout
autre organe que de levre ou des dents ;
il faudroit sçavoir leur langage pour pouvoir
indiquer la cause de cette singularité, ou
plutôt il faudroit d'abord être assuré qu'elle
y existe en effet : car ceux qui nous
donnent ces glossaires extraordinaires sont
souvent fautifs & mal instruits. D'autres
fois au lieu du mot propre & naturel ils
nous donnent des synonymes équivalens.
Si un Brachmane me demande comment
on dit pere en latin, & que je lui réponde
genitor, je ne mentirai pas ; mais je lui
240répondrai très-mal ; & s'il concluoit de
ma réponse que la raison éternelle de la
fabrique nécessaire de ce mot est démentie
par l'examen du mot en langue latine, il
seroit dans l'erreur en raisonnant juste
sur ma réponse.

75. Formation des mots primitifs chez un
peuple qui n'auroit point d'organe
labial.

Au reste la nature est si variée, qu'il
n'y a aucune de ses opérations, même
les plus communes où elle ne mette
quelquefois des anomalités surprenantes.
Ce sont des exceptions singulieres qui
n'empêchent pas que la règle n'existe &
ne puisse être donnée comme générale.
On assure que la lettre labiale, la plus
facile de toutes & que j'ai donnée pour
principe des mots nécessaires, manque
absolument dans la langue huronne, où
l'on ne trouve aucun de ces caracteres-ci
B. P. F. M. la Hontan qui le rapporte
ainsi, ajoûte qu'aucune nation du Canada
241ne fait usage de la lettre F. (la plus extérieure
des quatres labiales :) que les Hurons
à qui elles manquent toutes quatre
ne ferment jamais les levres en parlant :
que néanmoins leur langue paroît fort
belle & d'un son tout-à-fait beau. Dès
qu'un fait si étonnant, si peu conforme
à la nature humaine est véritable, il faut
que ce peuple soit un peu engastrymythe,
comme le sont certains peuples de l'Afrique
qui parlent du dedans de l'estomac ;
& qu'à force d'habitude contractée peu-à-peu
dans une longue suite de siécles,
il ait reculé en-dedans le diapason de sa
voix jusqu'au point de ne plus faire sonner
le bout extérieur de l'instrument : ce qui
s'accorde assez avec ce qu'observe La
Hontan que la langue huronne se parle
avec beaucoup de gravité ; & que presque
tous les mots ont des aspirations, l'H
devant être articulée le plus qu'il est possible :
circonstance qui ne doit pas rendre
à l'oreille le son de cette langue aussi beau
qu'il le dit. Quoi qu'il en soit, je n'en suis pas
242moins persuadé qu'un enfant Huron livré
à lui-même formerait naturellement les
lettres labiales ; & que ce n'est que par
les exemples de l'usage contraire invétéré
parmi sa nation, qu'il en peut perdre l'usage
naturel. En examinant dans la langue huronne
les termes de l'espece de ceux dont
j'ai formé les deux premiers ordres de
termes primitifs, je suis persuadé qu'on les
trouvera formés sur l'inflexion de l'organe
que la nature développe le premier dans
les enfans de cette nation. Je me le
persuade d'autant plus facilement que le
mot pere en langue huronne se dit aitaha ;
se formant comme en beaucoup d'autres
langues avec l'organe de dent voisin de
l'organe de levre & le plus extérieur de
tous après celui-ci. D'où il suit que le
principe méchanique de la langue primitive
subsiste tel que je l'ai posé, & que
la nature chez un peuple ainsi constitué
dérive les premiers mots nécessaires de
son organe le plus extérieur dont elle
développe les mouvemens avant tous
autres.243

76. Dans tous les siécles, & dans toutes
les contrées on emploie la lettre de
levre ou à son défaut la lettre de dent
ou toutes les deux ensemble pour exprimer
les premiers mots enfantins Papa
& Maman.

Parcourez les peuples de l'univers anciens
& modernes : le Chananéen, l'Hébreu,
le Syriaque, l'Arabe, & autres
dérivés de l'Assyrien & du Phœnicien,
que nous n'avons plus, ils diront Ab,
Abba, Ava Aboh, Abou, &c. Le Grec,
le Latin, l'Italien, l'Espagnol, le François,
diront : Pater, Padre, Pere, &c. L'lstrien,
le Catalan, le Portugais, le Gascon :
Pari, Para, Pae, Paire. Le Tudesque,
le Francisque, l'Anglo-Saxon, le Belgique,
le Flamand, le Frison, le Runique, le
Scandinave, l'Ecossois, l'Anglois, l'Allemand,
le Persan, & autres qui paroissent
dérivés du Scythe diront, Fader, Fater,
Vatter, Vader, Pader, Payer, Peer,
Feer, Fœdor, Fadiir, Father, Fatter,
Pader, &c. L'Orcadien, Favor. Le
244Malabare, Pitawe. Le Chingulais de l'isle
Ceylan Pita. L'Ethiopien, l'Abyssin, le
Mélindien des côtes d'Afrique & autres qui
paroissent dérivés de l'Arabe diront Abi,
Abba, Aba, Baba, &c. Le Turc Baba.
Le Moresque Abbo. Le Sarde Babu. L'ancien
Rhœtique Papa. Le Hongrois Apa.
Le Malais de l'Inde & de Bengale Bappa.
Le Balie des Siamois Poo. Le Mogol Baab.
Le Tangut Hapa. Le Thibet Pha. L'Hottentot
Bo. Le Chinois, l'Annamitique du
Tonquin Fu, Phu. Le Tartare Baba. Le
Mantcheou Ama. Le Tunguz Amin. Le
Georgien & l'Ibérien Mama. Le Caraïbe
Baba. Le Groenlandois Ubia. Le Galibis
Baba. Le Sauvage de la riviere des Amazones
Pape. Le Kalmouck Abega. Le
Samoiede Abam. Le Moluquois Bapa.
Le Tamoul Bita, Vida. Tous en se servant
de la lettre de levre douce, moyenne
ou rude.

L'Egyptien, le Cophthe, l'Africain
d'Angola diront Taaut, Theut, Thot,
Tot, &c. Celui du Congo Tat. Le Celtique,
le Cimraëc, l'Armorique, le bas
245Breton, le Gallois, le Cantabre diront
Taat, Taad, Tad, Tath, Taz, Aita. L'Irlandois
Nathair. Le Gothique Atta. L'Epirote
Atti. Le Frison Haite. Le Valaque
Tatul. L'Esclavon, le Russe, le Polonois,
le Bohémien, le Dalmate, le Croate, le
Vandale, le Bulgare, le Servite, le Carnique,
le Lusacien, & autres dérivés de
l'ancien Illyrien & de l'ancien Sarmate
diront Ottse, Otsche, Otshe ou par corruption
Oieze, Wotzo, Wschzi, Otsky
Wosche, &c. Le Sauvage de la N. Zemble
Otcse. Le Lapon Atti. Le Livonien, le
Curlandois, le Prussien, le Lithuanien,
le Meklembourgeois, Tabes, Tews
Thawe, Tewe, Thewes ou Tabes. Le
Hongrois Atyank, Atya. Les Sauvages
du Canada Aistan, Aytan, Outa, Adatti.
Le Huron Aihtaha. Le Groenlandois
Attata. Le Sauvage de N. Angleterre Oshe.
Le Mexicain Tahtli. Le Brasilien Tuba.
Le Kalmouck Atey. Le Siberien Atai. Le
Russe Otetze. Le Lapon Otziæ, &c. Tous
en se servant de la lettre de dent douce,
moyenne ou rude. Observez même qu'il
246y a beaucoup de langues qui emploient à
la formation du mot les deux organes, si
voisins & si bien attachés l'un à l'autre, qu'il
est tout naturel qu'on en confonde l'exercice,
sur-tout dans la premiere enfance.
Le Latin dit Pater. Le Brasilien Tuba.
Le Chingulais Pita. Le Livonien Tabe.
L'Anglo-Saxon Fæder. Tous employant
la levre à l'une des syllabes, & la dent
à l'autre. De même toutes deux sont employées
pour le mot mere dans le Latin
Mater, dans l'Egyptien Moth, dans le
Russe Mati, dans le Tamoul Mada, &c.
Une conformité si frappante entre les
peuples de tous les siécles & de toutes les
contrées de l'univers éleve au plus haut
dégré d'évidence la démonstration des
principes ci-dessus établis.

77. Troisieme ordre. Les mots presque
nécessaires : les noms donnés aux organes,
tirés de l'inflexion même de
l'organe.

Mais puisqu'il existe des mots nécessaires
dont la structure est absolument liée aux
247idées de l'ame & à tout le systême de l'organisation
humaine ; puisque ces mots sont
les premiers & les plus originaux, n'est-il
pas raisonnable de penser qu'à mesure
que l'organe se développe, le même progrès
méchanique a sa continuation, quoique
plus difficile sans doute à discerner lorsqu'elle
s'éloigne & s'étend ? N'est-il pas
juste de suivre la route tracée par la nature
dans la recherche de l'origine des
noms imposés aux choses, & dans l'examen
de la naissance des racines de la
langue primitive ?

1° L'homme forme volontiers les noms
qu'il donne à chaque organe de sa parole
sur le caractere ou l'inflexion propre à cet
organe : comme, gorge, langue, dent,
bouche, ou babine. (Je prends les exemples
dans notre langue sans affectation.) On voit
que le caractéristique radical de chacun de
ces mots est la lettre même propre à l'organe
que le mot signifie. Une rencontre
si juste ne peut manquer de frapper & de
montrer qu'elle appartient à une cause fixe.
Quoique les hommes ayent pu convenir de
248donner aussi d'autres noms à ces organes,
la nature a été le guide qui le plus souvent a
machinalement déterminé ces mots, qu'on
doit par-là regarder comme mots presque
nécessaires appartenans à la langue primitive,
& née de la conformation humaine.
Non-seulement l'inflexion gutturale
gu gh été par exemple la racine du nom
de l'organe gorge (& ainsi dans d'autres
langues. Hébreu, gharon. Grec, glottis.
Latin, guttur. Italien, gola. Espagnol,
garguero. Anglois, gullet. Allemand gurgel,)
& de tout ce qui y est relatif par une infinité
de mots dérivés en toutes sortes
de langues ; mais encore on a donné à
tout ce qui fait un bruit ressemblant à
celui que cette inflexion fait dans la gorge,
des noms auxquels le mot gorge ou cette
inflexion gh. profondément gutturale sert
de racine : comme gargouiller, gargarisme,
gargarozzo, gâchis, glougloux, glotte,
glouton, gouphre, golphe, &c. ou autres
choses, soit naturellement profondes, soit
dont l'idée se lie volontiers avec celle de
249profondeur. On en peut aisément trouver
un grand nombre d'exemples dérivés du
nom de cet organe-ci, ou applicables
au signe radical des noms des autres organes
de la parole. Voyez les mots qui
signifient Dent ; vous les trouverez en
la plûpart des langues formés par l'articulation
D. TH. T. qui est propre à cet
organe. François Dent. Latin Dentes.
Grec ὀδούς, ὀδόντος& de même τένδω (comedo,
rodo.) Anglois Tooth Teeth. Danic.
Tand. Persan Dandan. Turc Disch, &c.

Observez les mots relatifs à la mâchoire
ou à son action, vous les verrez formés
par l'articulation M qui lui est propre.
Maxilla. Mala. Maschoire. Mastico Μασσῶμαι,
Mascher, Maxcar, (en Espagnol)
Manger. Mando. Manduco. Mastic, Mastiquer.
(Voilà un exemple des dérivés qui
se forment médiatement sur une cause
primitive à laquelle ils n'ont plus de rapport.
Le nombre en est prodigieux) Maschera
(en Italien.) Masque, Mascaré (en
Persan, c'est-à-dire bouffonnerie.) Mentum.
250Menton. Mordeo. Morceau. Muffle. Museau,
&c. &c.

De même pour la langue ou pour les
choses relatives à son action, dont les
noms sont formées par l'articulation L.
qui lui est propre ; Lingua. Laschon. Lak.
Lachach (en Hébreu.) Λείχω. Λιχνεύω. Lingo.
Ligurio. Lambo. Lamper. Laper. Lecken
(en Allemand.) Lap (en Anglois.) Lamer
(en Espagnol.) Λόγος. Loqui. éLoquence.
Logique. SyLLogisme... Logie...Logue
& tous leurs composés. Λαλέω (c'est-à-dire
parler, ) & tous ses dérivés. Λάλαξ
(c'est-à-dire cri), &c. &c.

J'en pourrois citer un beaucoup plus
grand nombre tant sur ces deux organes-ci,
que sur les autres organes situés dans la
bouche & servant à la parole. Mais une
plus longue énumération deviendroit fastidieuse
aux Lecteurs. Il est aisé sur l'indication
que je donne de grossir le tas,
& d'apporter à chaque monceau une
quantité de termes provenus de tous les
langages.251

78. Quatrieme ordre. Les noms qui tiennent
au physique de l'objet. Les mots
qui peignent par onomatopée.

2° C'est une vérité de fait assez connue
que l'homme est par sa nature porté
à l'imitation : on le remarque de la maniere
la plus frappante dans la formation
des mots. S'il faut imposer un nom à un
objet inconnu, & que cet objet agisse
sur le sens de l'ouïe dont le rapport est
immédiat avec l'organe de la parole, pour
former le nom de cet objet l'homme
n'hésite, ne réfléchit, ni ne compare ;
il imite avec sa voix le bruit qui a frappé
son oreille, & le son qui en résulte est
le nom qu'il donne à la chose. C'est ce que
les Grecs appellent purement & simplement
onomatopée, c'est-à-dire formation
du nom
 ; reconnoissant lorsqu'ils l'appellent
ainsi emphatiquement & par autonomase,
que quoiqu'il y ait plusieurs autres
manieres de former les noms, celle-ci est
la maniere vraie, primitive & originale.
252Tous les mots de ce genre peuvent donc
être regardés comme nécessaires ; leur
formation étant purement méchanique &
absolument liée au physique des choses,
sans que l'arbitraire y ait aucune part ;
quoique les hommes puissent d'ailleurs donner
à leur guise d'autres noms à ces mêmes
choses. Les mots appartiennent par conséquent
à la langue primitive : si vrai, que
le mouvement naturel & général à tous
les enfans est d'appeller d'eux-mêmes les
choses bruyantes du nom du bruit qu'elles
font. Sans doute qu'ils leur laisseroient
à jamais ces noms que la nature a dicté
dès l'enfance, si l'instruction & l'exemple,
dépravant la nature, ne leur apprenoit
qu'elles peuvent en vertu de la convention
des hommes être appellées autrement. Les
termes onomatopées sont en très-grand
nombre, tous originaux & primitifs,
tous faisant partie de la langue primitive
naturelle ; leurs dérivations sont étendues,
peu altérées, & en quantité dans quelque
langue que ce soit.253

79. Exemple des mots qui peignent les
choses par l'impression qu'elles
font sur les sens.

Les exemples des mots, évidemment
formés par l'expression imitée du bruit
qu'on entend, s'offrent à chaque instant
dans toutes les langues. Citons-en quelques-uns,
soit substantifs, soit verbes. Je mets
les verbes à l'impératif ; parce que c'est
à ce tems qu'est le vrai primitif du verbe.
(Voyez n° 236.)

Noms.

tableau Bruit | Fracas | Sonore | Tintouin | Cliquetis | Cri | Carillon | Claque | Fredon | Dindelles | Murmure | Rot | Taffetas | Tymbale | Trictrac | Tambour | Galop | Tympanon | Eclat | Trompettes | Ruine | Tapage254

tableau Tonnerre | Coucou | Bombe | Coq | Chouette | Choc, &c.

Verbes

tableau Sifle | Κρίζω, &c | Tombe | Frôle | En latin | Frappe | Clangor | Grince | Fragor | Miaule | Stridens | Grogne | Pipire | Déchire | Clamare | Romp | Gannire | Jape | Tintinnabulum | Bourdonne | Sugillare | Hurle | Cachinnus | Gazouille | Crepitus | Bêle | Ulula | Rugi | Ejulare | Henni | Latrare | Fremi | Coaxare | | Baubari | En grec | Turtur | ὀλολύζειν | Upupa, &c.255

tableau En Italien | En Allemand | Tromba | Bellen | Sibilar | Heulen | Rinbombar, &c | Knallen | | Quacken | En Anglois | Rollen | Spittle. | Thönen, &c. | Bellow, &c.

Et ainsi de toutes les autres langues.
Rien n'est plus naturel ni plus commun
que le nom des choses rendu par le bruit
qu'elles font à l'oreille. C'est en ces occasions
que l'organe vocal a beau jeu pour
la fabrique des mots, puisque l'ouïe est
le sens dont le rapport est immédiat
avec la voix qui est un bruit. Mais quoique
le rapport soit infiniment moins marqué
pour les autres sens, on peut cependant
y reconnoître des termes imitatifs. Dans
le sens du goût, âpre, âcre, aigre, acerbus,
saur, &c. Dans le sens du toucher, rude,
glisser, tactus, racler, grater, grimper,
γρύπος, γράφειν, griffe, keristen (en Persan,
le même qu'en Allemand greiffen i. e.
256capere.) frangere, stringere, salebra, rabot,
scabreux, &c. Dans le sens de l'odorat
flairer, &c.

Tous ces mots viennent cependant
d'une onomatopée d'oreille. On sent qu'ils
procedent d'un mouvement sonore opéré
par les autres sens & dont l'ouïe se trouve
affectée. Flare, d'où vient le mot flairer,
vient évidemment à son tour de l'articulation
labiale modulée par l'articulation
de langue FL, que j'ai appellé ci-dessus
le siflé-coulé. (Voyez n° 36 & 54.)
Le mot flare est un bruit, imitatif de celui
qu'on fait en soufflant avec le bord des
levres. Nous verrons bientôt les racines
organiques de cette espece produire une
innombrable quantité de dérivés : & pour
le dire d'avance, il y a lieu de croire que
toutes les racines purement organiques
dont j'aurai à parler dans la suite, de
quelque inflexion de l'instrument vocal
qu'elles procedent, ne viennent presque
toutes, dans leur premiere origine, que
d'une onomatopée d'oreille. C'est là-dessus
que la parole agit directement & par nature.
257Les premiers principes originaux &
radicaux des noms ayant sans doute eu
leur source dans quelqu'impression premiere
que les choses nommées ont faite
sur les sens, il est naturel que la voix
humaine ait ramené tant qu'elle a pu cette
impression au sens de l'ouïe, pour copier
par un bruit semblable l'objet qu'elle avoit
à dépeindre. Car le bruit est son opération
propre & (si l'on me permet de parler
ainsi) la seule couleur que lui ait donnée
la nature pour représenter les objets externes.
Par exemple le mot fluide n'est-il
pas une onomatopée sensible, où la voix
à voulu peindre les propriétés de la chose
même, par le bruit, par la racine FL, par
le coup d'organe siflé-coulé, en y employant
la plus liquide & la plus coulante des articulations
qu'il lui soit possible d'effectuer.

C'est par cette raison qu'il est difficile
de trouver des exemples d'onomatopée
relatives au sens de la vue. L'opération
de ce sens est si subtile, que dans les
impressions qu'il reçoit, on ne diroit pas
que les objets arrivent à lui ; la lumiere
258qui les transmet ne faisant aucun mouvement
sensible sur l'organe. Dans ce qu'il
y a de relatif à la parole, il lui faut un
tout autre élément que le bruit. C'est la
figure ; & je traiterai cette matiere à part.
Mais si, relativement à la vue, il y a quelque
mouvement qui puisse produire quelque
bruit, il donnera lieu à l'onomatopée,
comme dans nictare, clignoter, &c.

Non-seulement les langues peignent par
l'onomatopée les choses sonores, mais
aussi les choses en mouvement. Car il n'y
a guères de mouvement sans quelque bruit.
Il semble (par exemple) que dans la plûpart
des langues on ait tâché dans le nom
du vent d'imiter un mouvement de l'air.
Ruagh, πνεῦμα, Ἄω, Ἄαζω, Spiritus, Ventus,
Flatus, Halitus, Anhelitus, &c.

L'onomatopée s'étend même aux noms
des choses qui remuent les sens intérieurs,
lorsque leur effet est de produire au dedans
du corps quelque mouvement inusité. Alors
les noms sont imitatifs des mouvemens
imprimés au corps par l'affection de l'ame.
259Exemple. Horror, Palpiter, Frémir,
Trembler, &c.

80. Cinquieme ordre. Les mots consacrés
par la nature à l'expression de
certaines modalités des êtres.

Toutes les observations ci-dessus prouvent
qu'il y a des figures de mots, des
caractéristiques de sons liés à l'existence
des sensations intérieures : qu'il y en a
de liés à l'existence des objets extérieurs
ou du moins à l'effet qu'elles produisent
sur le sensorium. D'autres observations
paroissent nous montrer qu'il y en a aussi
de liées à certaines modalités des êtres ;
sans qu'il soit quelquefois possible de démêler
nettement le principe de cette liaison
entre des choses où l'on n'apperçoit
aucun rapport ; telles que sont certaines
lettres, & certaines figures ou modes des
objets extérieurs. Mais lors même qu'en
ce cas la cause reste inconnue (car elle
ne l'est pas toujours) l'effet ne laisse pas
que d'être fort sensible. C'est ce que Platon
a fort bien reconnu, & ce qu'il observe
260en ces termes, Quandam nominum proprietatem
ex rebus ipsis innatam esse
. Plat.
in Cratyl. Les exemples sont en si grand
nombre qu'il faut que quelque nécessité
cachée ait ici coopéré à la formation des
mots. Par exemple, pourquoi la fermeté
& la fixité sont-elles le plus souvent désignées
par le caractere St ? Pourquoi ce
caractere St. est-il lui-même l'interjection
dont on se sert pour faire rester quelqu'un
dans un état d'immobilité. Exemples Stare,
stabilité, stips, stupide, στατήρ, στηλή, stamen,
stagnum (eau dormante) stellæ
(les étoiles fixes) strenuus, stapia
structure, estat, consistance, estime, stuc
stérile, στέρεος, stay, stead, stone, &c. J'en
pourrois citer une infinité en toute sorte
de langues, sans parler de leurs dérivés qui
n'ont plus de rapport à ceci, & qui sont
sans nombre, tels que stellio, stipendium,
estable, estasier, &C.

Pourquoi le creux & l'excavation le
sont-ils par le caractere Sc ? Ex. σκάλλω,
σκάπτω, σκάδη, σκέλλω, scutum, scaturire,
scabies, scyphus, sculpere, scrobs, scrutari,
261secare, scotto, écu, écot, écuelle, scarifier,
scier, scabreux, sculpture, scop, screw,
schinden, schall, &c. sans parler ici des
dérivés en second & en troisieme ordre ;
comme lorsque du latin secare on a fait
secalia, d'où vient notre mot français
seigle, nom d'un grain qui ne présente plus
aucun rapport au caractere primitif dont
il tire sa premiere origine, à moins qu'en
se remettant sur la trace de sa filiation,
on ne s'apperçoive que le bled a été
nommé secale parce qu'on le scie avec des
faucilles au tems de la moisson. De Secale
vient Secalaunia, Sologne, nom d'une
contrée de la France où l'on recueille
beaucoup de grains de cette espéce : Sologne,
c'est-à-dire plaine de seigle.

Leibnitz a si bien fait attention à ces
singularités, qu'il les remarque comme
des faits constans. Il en donne plusieurs
exemples en sa langue que l'on peut voir.
(Mantissa miscellan. n° 43.) Mais quelle
en pourroit être la cause ? Celle que j'entrevois
paroîtra-t-elle satisfaisante ? sçavoir
que les dents étant le plus immobile des six
262organes de la voix, la plus ferme des lettres
de dent, sçavoir le T. a été machinalement
employée pour désigner la fixité ; comme
pour désigner le creux & la cavité on
emploie le K ou C ou lettre de gorge, le
plus creux & le plus cave des six organes.
Quant à l'S ou articulation nazale qui se
joint volontiers aux autres articulations,
elle est ici, ainsi qu'elle est souvent ailleurs,
comme un augmentatif plus marqué, tendant
à rendre la peinture plus forte.

Cette cause se montre plus clairement
dans quelques-uns des autres organes,
où l'on voit sans peine la liaison de la
cause avec l'effet, celle du mot avec la
chose qu'il signifie. Par exemple N. la
plus liquide de toutes les lettres est le
caractéristique de ce qui agit sur le liquide.
No, Ναῦς, Navis, Navigium, Νεφός, Nubes,
Nuage, &c.

De même FL. caractere liquide est
affecté au fluide, soit ignée, soit aquatique,
soit aërien ; flamma, fluo, flatus, flabellum,
floccus, floccon, (tel qu'en portoient sur
leurs bonnets les prêtres payens, nommés
263par cette raison Flamines) flot, souffle,
soufflet, flambeau, flûte, flageolet, &c.
De même en tout tems & par tout pays ;
car phium en Egyptien signifioit, mer,
lac, grande abondance d'eau, comme le
latin flumen. Et remarquez que l'organe
dans la fabrique des noms, cherche si bien
à peindre l'effet des choses, que si la chose
est douce & coulante, il se sert d'un son
doux & coulant ; flûte. Si la chose est rude
& perçante, il rend ce même son rude
& âpre ; fifre, &c. La même articulation
FL. est affectée encore à ce qui, par sa
mobilité, peut avoir rapport aux liquides
élémentaires ; fly (en Anglois mouche,
voler) flight (fuir) fléche, vol, viste, pli,
flexible, flagro, flagellum, fleau, flotte,
flos, φύλλον, feuille, soufflet sur la joue :
(car dans notre ancienne comédie, un des
farceurs faisoit enfler ses joues en soufflant,
& les autres venoient frapper dessus pour
réjouir la canaille,) &c. Leibnits remarque
que si l'S y est jointe, Sw, est dissipare,
dilatare ; SL est dilabi, vel labi cum
recessu
 : il en cite plusieurs exemples en
264langue allemande, auxquels on peut
joindre en anglois Slide, Slink, Slip, &c.

On peint la rudesse des choses extérieures
par l'articulation R. la plus rude de toutes.
Il n'en faut point d'autre preuve que les
mots de cette espéce : Rude, âcre, âpre,
roc, rompre, racler, irriter, &c. Si la
rudesse est jointe à la cavité, on a joint
les deux caractéristiques. Exemple : scabrosus.
Si la rudesse est jointe à l'échappement,
on a de même joint deux caractéristiques
propres, sçavoir, ceux du
mouvement labial & de l'articulation
rude FR. Exemples : frangere, frustra,
Briser, Breche, Phur (en hébreu.) fregit
On redouble cette onomatopée s'il faut
peindre cet effet au plus haut degré ; car
plusieurs langages n'ont pas de meilleure
maniere d'exprimer le superlatif qu'en
réitérant le mot. Ainsi l'Oriental dit
Pharphar, pour briser fort menu, moudre,
& le latin dit aussi pour bled moulu, far,
furfur, farina. Je ne multiplie pas les
exemples, de peur d'ennuyer le lecteur,
qui de lui-même en trouve assez. On voit
265dans ceux-ci que l'organe labial y peint
toujours la modalité ; qu'il la peint rude par
frangere, & la peint douce dans fluere.
S'il y a mouvement avec dureté, quelques
langues y joignent l'S. Exemple. Sreien,
Sragen. S'il y a mouvement, fixité &
rudesse, les trois caractéristiques se trouvent
accumulés l'un sur l'autre, comme
dans stringere, strangulare. Cette même
inflexion R. détermine le nom des choses
qui vont d'un mouvement vîte accompagné
d'une certaine force. Rapide, ravir,
rota, rheda, rouler, racler, raînure, raie.
Aussi sert-elle souvent au nom des rivieres
dont le cours est violent : ῥέειν, Rhin,
Rhône, Eridanus, Garonne, Rha (le
Volga) à-Raxe, &c. Valor ejus, dit
Henselius, en parlant de cette lettre,
erit egressus rapidus & vehemens, tremulans
& trepidans : hinc etiam infert affectum
vehementem rapidumque
. C'est la
seule observation raisonnable qu'il y ait
dans le systême absurde que cet auteur
s'est formé sur les propriétés chimériques
qu'il attribue à chaque lettre.266

Les choses entr'ouvertes se peignent par
la lettre de gorge, comme Gouffre,
Golfe, ou encore mieux par le caractere
de l'aspiration, comme dans Hiatus. ἌΩ
(respiro) est un terme imitatif pour lequel,
comme dans Hiare, l'instrument organique
se figure en hiatus comme l'objet qu'il
veut représenter : ce qu'il tâche toujours
de faire dans tous les mots physiques dont
le son ou l'inflexion peuvent être représentatifs
de la chose nommée.

L'organe du nez ou lettre S. est par
sa construction propre à peindre les bruits
de siflement. Exemple : Sibilare, Sifler,
Souffle. Dans ces mots l'organe exécute
lui-même l'action signifiée en chassant
l'air par les deux tuyaux du nez & de la
bouche à la fois, par les deux lettres
nazales & labiales. Selon la remarque de
Leibnitz les S s'emploient à désigner que
les choses se dissoudent : mais alors le
caractere labial se particularise davantage
& se forme en M. Exemple : Smelen,
Smoke, Smunk, &c.267

Il y a une onomatopée radicale qui
vient du mouvement de l'air dans la bouche,
soit qu'il soit figuré, soit même qu'il
ne soit qu'une pure voyelle, simple &
non figurée. Le simple mouvement de
respirer, d'exhaler l'air, produit dans le
langage trois racines qui abondent en dérivés.
Si on le pousse de la gorge à bouche
ouverte, il fait Ἄω. Si on le pousse des
levres il fait FLo : si on le pousse du nez
il fait SPiro. Voilà trois verbes établis
par onomatopée dans le langage en conséquence
du simple mouvement de respirer :
ils y produiront de nombreuses familles.
Par exemple on voit bien que le verbe
σπειρεῖν spargere est fait sur le verbe de
langue primitive spiro ; & qu'on a cherché
à rendre l'image d'un homme qui pousse
sa respiration en soufflant sur les choses
pour les disperser.

Mais ne nous arrêtons qu'au mouvement
simple Ἄω (Spiro) tout voyelle &
non figuré par aucun organe, pour faire
voir que la voyelle seule devient germe
268radical dans le langage primitif ; que les
mots qu'elle y engendre sont physiques
& naturels au genre humain. De ce germe
viennent Halo, exhalo, Halitus, Haleine,
Haleter, exhalaison, Hâle (souffle de vent
chaud) Hâlé (brûlé, desseché par l'air)
Ἄαζω (exhalo ;) là-dessus la langue flamande
appelle un lievre Haaze à cause de l'odeur
qu'il exhale & laisse après lui : le François
ne donne le nom d'aze qu'à la femelle
du lievre. Antlo (respirer avec peine)
exantlo (faire un travail forcé qui coupe
la respiration) Antlia (pompe) anhelitus
(respiration difficile). Ici la racine simple
se charge d'articulations dures & pénibles
pour peindre la peine & l'action violente.

Si l'on veut peindre qu'une chose est
profondément entr'ouverte, on se sert
de la profonde aspiration gutturale H.
Exemple : Hio, Hiatus, Hiulcus, &c. (*)5269

81. Il y a de certains mouvements des
organes appropriés à désigner
certaines classes de choses.

Tant d'exemples dérivés de chaque
organe, & conformes à ses propriétés,
démontrent jusqu'à l'évidence que la
nature agit primitivement sur le langage
humain, indépendamment de tout ce que
la réflexion ou la convention y ont ensuite
ajoûté sur le plan déja dressé par la
nature, qui en a toutefois été souvent
altéré. Ils nous donnent lieu de poser pour
principe, qu'il y a de certains mouvemens
des organes appropriés à désigner une
certaine classe de choses de même espece
ou de même qualité. Ils nous font voir
comment l'homme sans convention, sans
s'en appercevoir, forme machinalement
les mots le plus semblables qu'il peut aux
choses signifiées ; & que la voix étant un
son modifié propre à peindre quelquefois
les objets, l'organe effectue cette peinture
tout aussi souvent que l'occasion de le
faire se présente. Publius Nigidius ancien
grammairien Latin poussoit peut-être ce
270systême trop loin, lorsqu'il vouloit l'appliquer,
par exemple, aux pronoms personnels,
& qu'il remarquoit que dans les
mots ego & nos le mouvement d'organe
se fait avec un retour intérieur sur soi-même,
au lieu que dans les mots tu & vos
l'inflexion se porte au dehors vers la personne
à qui on s'adresse. Mais il est du
moins certain qu'il a rencontré juste dans
la réflexion générale qui suit : Nomina
verbaque non posita fortuitò, sed quâdam
vi & ratione naturæ facta esse P. Nigidius
in grammaticis Commentariis docet,
rem sanè in philosophiæ dissertationibus
celebrem. Quæri enim solitum apud philosophos
φύσει τὰ ὀνόματα sint ἢ θέσει (naturâ
nomina sint an impositione). In eam rem
multa argumenta dicit, cur videri possint
verba esse naturalia magis quàm arbitraria....
Nam sicuti cùm
adnuimus&
abnuimus, motus quidem ille vel capitis
vel oculorum à naturâ rei quam significat
non abhorret ; ita in vocibus quasi gestus
quidam oris & spiritûs naturalis est. Eadem
ratio est in Græcis quoque vocibus, quam
271esse in nostris animadvertimus
. A. Gell.
L. x, cap. 4.

Les Grecs dont le goût étoit extrêmement
fin & délicat, regardoient les
noms imposés par cette méthode naturelle,
comme les plus justes & les plus vrais.
Quand ils trouvoient que le son d'un
mot avoit quelque rapport avec la chose
qu'il exprimoit, ils le nommoient εἰκών
(l'image, la peinture de cette chose :)
ils concevoient qu'un terme n'étoit
pas parfaitement expressif, à moins qu'il
ne fût composé de lettres propres à lui
donner un son qui eût du rapport avec
la chose qu'il devoit signifier : ils ne trouvoient
pas que le mot répondît pleinement
à l'idée, à moins que le son & les lettres
n'imitassent & ne représentassent l'objet
désigné. C'est la remarque de Shuckford
(Hist. of the World. Tom. ij, pag 285,)
qui observe avec justesse à ce sujet combien
les anciens étoient philosophes en ce
qui regarde les mots & les lettres.

82. L'émigration des peuples est prouvée
par l'identité de mots conventionels,
272Mais non par celle des mots nécessaires
& naturels.

Qu'on ne s'étonne donc pas de trouver
des termes de figure & de signification
semblable dans les langues de peuples fort
distans les uns des autres, qui ne paroissent
avoir jamais eu de communication ensemble.
Car bien que la conformité dans les termes
arbitraires soit une preuve assurée d'émigration
ou de communication entre deux
peuples, on n'en peut tirer aucune conséquence
pareille, si dans l'examen des
mots semblables on découvre qu'ils sont
tous du genre de ceux que la nature produit
d'elle-même, auxquels j'ai par cette
raison donné l'epithète de nécessaires.
J'aurois pu les appeller verba nativa, mots
naturels, pour les distinguer des mots
conventionels qui sont en bien plus grand
nombre, & que les hommes ont formés
ensuite d'une comparaison arbitraire
entre l'objet qu'ils vouloient nommer,
considéré sous une certaine face, &
d'autres objets extérieurs. Chaque objet
a tant de faces & de qualités, & chaque
273homme tant de manieres d'en être diversement
affecté, qu'on ne doit pas être
surpris de trouver tant de variété dans
les mots conventionels, même dans les
racines ; s'il est vrai toutefois qu'il puisse
y en avoir de cette espece parmi les racines
vraiment primordiales. C'est une matiere
que je me réserve d'examiner bientôt, en
recherchant les causes générales de l'imposition
des noms aux objets physiques
que le mouvement de la voix ne peut
espérer de peindre, tels que sont ceux qui
tombent purement sous le sens de la vue
sans mouvement, bruit ni son.

83. Fabrique des noms d'objets qui n'agissent
que sur le sens de la vue.

Alors même, à ce que je crois, l'homme
se départ le moins qu'il peut du plan
dressé par la nature ainsi que de l'envie
& de l'habitude qu'il a de peindre. Pour
ne pas interrompre actuellement le fil
de mes idées je remets à montrer ci-après
(n° 89) qu'il saisit méchaniquement l'objet
visible par la face ou la qualité apparente
qui lui donne le plus de jeu pour en
274former le nom par comparaison ou par
approximation avec d'autres mots naturels
déja faits. Il y a de l'arbitraire à la vérité
dans cette méthode ; cependant la nature,
à ce qu'il semble, n'y en souffre que le
moins qu'elle peut.

84. L'altération des mots nécessaires n'est
que dans la terminaison. Exemple
tiré du mot Maman.

Mais il n'y en a point dans les purs
mots naturels. La comparaison n'y entre
pour rien : la spontanéité de l'homme n'y
a point de part ; s'ils sont tels, c'est qu'ils
ne peuvent être autrement. Il n'est pas au
pouvoir de l'enfant qui commence d'articuler
de dire autre chose que Pa pa,
Ba ba, Ma ma. Cependant il veut nommer
& parler, parce que sa faculté constitutive
l'y pousse, comme à tout autre
mouvement résultant de son organisation.
Il dit ce qu'il peut dire : il nomme ce qu'il
connoît. (Voyez n° 3 & 72.) Les Latins
ont adopté des mots d'enfans qui n'ont
rapport qu'à leur petit jargon primitif :
Papare, Lallare, Tatare, Nanare. L'enfant
275appelle également ma ma la mere
qui l'allaite & la mammelle qu'il suce.
Ce sont les deux seuls objets dont le
besoin & la familiarité lui ayent donné
l'idée permanente. Il se servira de cette
expression simple pour nommer sa mere,
jusqu'à ce que l'âge & l'usage lui apprenne
à joindre aux mots une terminaison finale.
Mais la variété arbitraire ne sera que dans
la terminaison. La racine organique &
physique subsistera par-tout. L'Egyptien
dira Amma, & Muth : le Chaldéen Am.
Le Grec, le Latin & les dialectes d'Europe
leurs dérivés diront Mater, Madre,
Mere : Le Persan Madar : Le Germain
Muder ou Mother : Le Sarmate Materz ou
Mati. Le Russe Mate. L'Arménien Mair :
L'Epirote Mame. Le Celte Mam, Mamus,
Ama : Le Cantabre Amar. Le Tangut,
le Thibet, le Tonquinois, Ma Hama,
Man. Le Negre Imma. Le Moluquois
Mama, Mata. Le Samoiede Imam. Le
Lapon & le Finnois Am, Ama. Le Peruvien
Mama. Le Paraguai Immer, Hamma :
Le Maltois Omma : Le Guianois Bibi :
276Le Turc Ava : Le Japonois Fava (toujours
avec l'organe labial) &c. &c….

85. Sixieme ordre servant d'appendix au
premier ordre. Les accens, ou l'expression
jointe à la parole. De l'accent né
des affections de l'ame.

Les accens sont une espece de chant
joint à la parole, comme le marque leur
nom : Accentus est etiam in dicendo cantus
obscurior
. (Cic. de Orat.) Ils lui donnnent
une vie & une activité plus grande. Ils
sont de la langue primitive, étant chez
tous les hommes l'expression pure & premiere
de la nature : ils y forment un
sixieme ordre de sons primitifs ; ou, pour
mieux dire, n'étant pas des mots, ils
doivent être joints au premier ordre qui
est celui des interjections ; car ils sont
comme elles l'expression du sentiment intérieur.
On peut dire qu'ils sont l'ame des
mots. Ils sont au discours ce que le coup
d'archet & l'expression sont à la musique.
Ils en marquent l'esprit : ils lui donnent
le goût, c'est-à-dire l'air de conformité
avec la vérité. Ce qui a sans doute porté
277les Hébreux à leur donner un nom qui
signifie goût, saveur, (Læscherus de
Caus. ling. hebr
. L. ij, c. 5,) & les
Grecs à les appeller esprits. Ils sont les
fondemens de toute déclamation orale ;
& l'on sçait assez combien ils ajoûtent
de force au discours écrit ; car tandis que
la parole peint les objets, l'accent peint
la maniere dont celui qui parle en est
affecté, ou dont il voudrait en affecter
les autres. Vocis mutationes totidem sunt
quot animorum
(Cic. ibid.) Ils naissent
de la sensibilité de l'organisation : ils
tiennent à la conformation physique ;
aussi sont-ils des sons nécessaires appartenans
à la langue primitive, & se trouvent-ils
plus ou moins dans toutes les
langues quelconques, à mesure que le
climat rend une nation plus susceptible,
par la délicatesse de ses organes, d'être
fortement affectée des objets extérieurs.
Le langage des accens est général, expressif,
intelligible encore plus que celui des
mots. Les mots des langues étrangeres
sont inutiles à prononcer devant ceux qui
278ne les ont pas apprises. Mais les inflexions
expressives du sentiment forment, comme
les interjections, une langue universelle
aussi facile à entendre qu'il est aisé de
reconnoître par-tout les passions dont un
homme est agité, en voyant l'air & le
mouvement des traits de son visage. Les
signes du sentiment intérieur ont les uns
comme les autres leur caractere propre,
leurs degrés & leurs nuances distinctives,
servant à marquer le genre des affections ;
ainsi que le plus ou le moins de force de
chacune, auquel le spectateur & l'auditeur
ne se trompent guères, quand ils sont
rendus avec vérité. Or ils le sont presque
toujours, puisqu'on ne fait en cela que
s'abandonner aux simples mouvemens de
la nature.

86. De l'accent né du climat. Qu'il pourroit
y avoir un langage ou la diversité
des mots ne consisterait presque qu'en
la variété des accens.

L'accent est à tel point inhérent au
langage, que chaque climat a le sien particulier-
assez marqué pour faire reconnoître
279de quel royaume ou de quelle province
est la personne qui parle. L'accent
de cette espece naît du climat & de
l'habitude d'organe : il est différent de
celui qui naît des passions & des mouvemens
de l'ame. Il ne faut pas confondre ici
ce que je dis de l'un avec ce que je dis
de l'autre. Dans la langue françoise on
paroit mépriser l'accent du climat. Ceux
qui en ont en parlant sont traités de
provinciaux. Mais cela ne signifie autre
chose sinon que celui qu'ils ont n'est pas
conforme au bel usage. Quoique l'habitude
nous fasse croire que notre langue se parle
sans accent, je suis persuadé que l'accent
propre de notre langue est aussi remarquable
pour un Italien ou pour un Anglois
qui nous entend parler, que celui de ces
peuples est remarquable pour nous. L'accent
fait tant d'impression à l'oreille, il
se diversifie en tant de manieres qu'un
langage pourroit être presqu'entiérement
composé sur la seule variété des intonations.
On dit qu'il entre pour beaucoup
dans la fabrique de la langue chinoise,
280qui n'a qu'un très-petit nombre de syllabes
primitives, & dont les mots varient du
tout au tout pour la signification selon
l'accent dont on les accompagne. Il est
probable qu'une langue primitive en auroit
beaucoup plus qu'une langue formée.
Celle-là, n'ayant que peu de termes, mettroit
une différence entr'eux par ce moyen
fort naturel, servant à les particulariser.
Mais cet expédient devient inutile &
s'abolit à mesure que les expressions se
multiplient dans un langage. Un écrivain
moderne fait sur le chant des accens une
observation très-bien exprimée. « La nature,
dit-il, a donné aux hommes les
tons de la voix pour manifester leurs
différentes sensations ; ainsi les enfans
marquent par des accens vifs, tendres,
gais ou tristes, leurs sentimens, leurs
desirs, leurs besoins. C'est le langage
de la nature : elle est de tous les pays &
de tous les tems. Les sociétés une fois
formées, donnerent de nouveaux besoins,
de nouvelles idées ; les simples
articulations des tons ne furent plus des
281expressions assez variées ni assez étendues :
on fut donc obligé de modifier
le chant naturel, & de le diviser pour
en former des mots & des signes de
conventions. » (Lacombe, Spectacle des
arts
).

87. Puissance & effets de l'accent.

Remarquons avec cet écrivain que le
germe ainsi décomposé perdit beaucoup de
sa force ; le mot conventionel indiquant
assez ce qu'on vouloit exprimer, l'inflexion
primitive fut moins observée. La nature
se reposa, lorsque l'art commença d'agir ;
mais le germe radical, loin d'être aboli
se reproduit à tout moment sans qu'on y
songe : & l'accent interprète & organe de
la nature reparoît dans toutes les affections
vives, les grandes passions, les mouvemens
subits, les intérêts touchans : c'est par-là que
nous rendons encore la douleur, l'effroi, le
plaisir, la joie, &c. Plus les nations sont
susceptibles d'être affectées, plus on y trouve
de vestiges de ce chant naturel : nos pays
méridionaux, par exemple, conservent
282beaucoup d'accens dans leur langage ; &
leur discours, même le plus familier &
le plus uni, est tel qu'on pourrait quasi
le noter. La langue des Italiens est plus
accentuée que la nôtre. Leur simple parole,
ainsi que leur musique, a beaucoup
plus de chant. C'est qu'ils sont sujets à
se passionner davantage. La nature les
a fait naître plus sensibles. Les objets
extérieurs les remuent si fort, que ce n'est
pas même assez de la voix pour exprimer
tout ce qu'ils sentent. Ils y joignent le
geste & parlent de tout le corps à la
fois.

C'est à cette sensibilité qu'il faut attribuer
les puissans effets de la musique & de
l'éloquence chez les peuples Grecs. Ce
qu'on raconte des merveilles opérées par
leur musique ne prouve pas qu'elle fût
meilleure que la nôtre ; mais seulement
que leur organisation étoit plus délicate
& leurs nerfs plus sensibles. D'ailleurs les
peuples républicains sont plus faciles à
émouvoir que les autres. Ainsi les causes
politiques concourroient ici avec les causes
283physiques. On peut juger de la vive impression
que les orateurs Grecs étoient
capables de faire lorsqu'à la sublime éloquence
que nous admirons dans leurs
harangues, ils joignoient la véhémence du
geste, la force & la vérité de l'accent.
Aristote reconnoît dans sa Poëtique, que
de toutes les causes qui peuvent faire
valoir une piéce, aucune ne contribue
plus au succès que le talent du déclamateur :
Maximè autem delectat melopeïa ;
vérité tous les jours confirmée à nos représentations
théatrales, où le public assemblé
porte la forme & l'esprit d'un
gouvernement républicain.

88. Comment le systême de dérivation commence
à s'établir sur les mots
nécessaires & naturels.

J'ai décrit les différentes especes de
mots résultans d'une maniere nécessaire
de la constitution méchanique de l'homme ;
mots qu'il a formés dès le commencement,
qu'il formera radicalement les mêmes
par tout pays, parce que c'est la nature,
284& non la volonté refléchie qui le porte
à ce faire. Les interjections & les accens
nés du sentiment intérieur en ont formé
le premier ordre. Le second est celui des
mots enfantins, déterminés par la mobilité
plus grande ou moindre de chaque partie
de l'instrument vocal, jointe au besoin
intérieur ou à la nécessité d'appeller les
objets extérieurs. Le troisieme est celui
du nom des organes même de la voix,
de tout ce qui a quelque rapport avec
eux ou qui leur ressemble en formation,
déterminé par l'inflexion articulée qui
résulte de la structure méchanique de
l'organe nommé & qui lui est propre.
Le quatrieme est celui du nom des
choses extérieures qui peuvent produire
quelque bruit à l'oreille, par le son, le
mouvement, ou le frémissement des nerfs,
en écoutant, flairant, goûtant, touchant
ou raclant ; déterminé par un penchant
vrai & dicté par la nature à faire comme
font les choses que l'on veut désigner ;
méthode la meilleure de toutes pour les
faire promptement reconnoître. Le cinquieme
285ordre qui est une conséquence
sourde du précédent, mieux connue par
ses effets innombrables que par sa cause,
naît de ce que la structure machinale de
certains organes les approprie naturellement
à nommer certaines classes de choses
du même genre ; l'inflexion propre à
l'organe étant indiquée par la nature pour le
caractéristique de cette classe : ce qui vient
au fond de ce que les choses contenues
dans cette classe ont quelque qualité ou
quelque mouvement semblable à celui qui
est propre à l'organe. C'est donc la nature
qui maîtrise ici ; qui dans cette opération
préside seule à la fabrique des mots, sur
ce seul principe que l'homme est doué de
perceptions simples & d'organes vocaux.
La combinaison, qui est une opération
de l'esprit, n'y a point encore de part.
Quand elle y en prendra, elle suivra la
route ouverte, formant, par exemple, le
verbe, ou l'expression de l'action de
la chose, sur le nom déja formé de la
chose ; l'adverbe, ou la modalité de cette
action, sur le verbe ou sur le nom, &c.
286Elle mettra quelque variété dans la terminaison
du mot toujours répétée dans
les mêmes cas, & qui lui servira de
caractéristique pour distinguer par classe
chaque genre de combinaison : & dès-lors
voilà le systême de dérivation bien
établi, ayant toujours sa source premiere
dans les mots nécessaires qu'a fabriqués
la nature.

Que s'il est question de trouver de
nouveaux mots pour nommer quelque
combinaison difficile, multipliée, non
relative au bruit ou au mouvement, où
l'organe ne puisse faire comme fait l'objet,
il s'écartera toujours le moins qu'il pourra
du plan de la nature : il saisira quelque
circonstance de ressemblance avec un
autre objet que l'organe a pu peindre,
& s'en servira pour fabriquer le nouveau
nom. Mais Qui pourroit le suivre dans
ces routes égarées & arbitraires, où il
sort de la voie battue, où il déprave,
pour ainsi dire, la nature même en
suivant son plan ; où l'on travaille depuis
tant de siecles à effacer la trace de ses
287pas écartés, en marchant & remarchant
par-dessus, en changeant & rechangeant
les langues ? Cependant nous distinguons
encore quelquefois sa trace, comme je
le ferai voir par quantité d'exemples en
traitant du nom des êtres moraux.

89. Comment le systême de dérivation peut
influer sur les opinions humaines.

De plus nous reconnoissons par-tout
avec évidence que les métaphores &
figures oratoires quelconques, où l'on
emploie les termes en un sens détourné du
sens propre de la racine, procèdent de
quelque trait de l'imagination, qui a toujours
la ressemblance pour fondement.
Les exemples des mots formés par métaphore
sont extrêmement communs. Dans
la suite j'en rapporterai quelques-uns de
diverses especes ; mais un lecteur philosophe
ne les aura pas attendu pour réfléchir sur
les conséquences prodigieuses du passage
des termes, du simple au figuré, du réel
à l'abstrait. Il n'aura trouvé que trop
d'exemples des effets de ce passage, & de
288son influence sur les opinions humaines,
(n° 4 & 10.) Toute expression figurée
dont on se sert dans le discours, soit ordinaire,
soit oratoire ou dogmatique, est
sans danger tant qu'on la prend comme on
la doit prendre, c'est-à-dire comme une
comparaison ; sans s'écarter de son origine,
ni du simple but qu'on avoit en l'employant.
Mais on ne s'en tient pas toujours là. On
perd le fil de l'application, quand l'expression
a pris force par l'usage habituel, quand
elle frappe des auditeurs ignorans ou enthousiastes.
Les opinions des hommes sont un
étrange chemin, dès que les abstractions,
les métaphores, les metonymies & autres
figures sont regardées comme exigences
réelles, sont employées comme principes,
& deviennent la base du raisonnement.

90. Difficulté dans la fabrique des noms
qui n'appartiennent qu'au sens
de la vue.

Le lecteur s'est apperçu, & j'en ai dit
un mot dans les réflexions précédentes
289(n° 82, ) que le sens de la vue n'entroit
pour rien dans tout le systême de la premiere
fabrique des mots nécessaires. Ce
sens est le plus différent qu'il soit possible
de celui de l'ouïe ; car enfin on peut faire
quelque bruit en touchant, en flairant, &c.
au lieu que les objets extérieurs qui entrent
en nous par le simple sens de la vue ne produisent
en arrivant ni bruit ni mouvement
sensible. L'âpreté qui affecte le goût trémousse
les nerfs : c'est un frémissement ;
c'est quelque chose un peu analogue au
son. Mais à l'exception de la lumiere
éclatante, les objets rudes, même ceux
dont on détourne la vue par sentiment
d'aversion, ne font pas frémir l'œil ; quoiqu'un
aveugle-né interrogé sur ses sensations
se fût une fois figuré que le rouge
vif ressembloit au son d'une trompette.
Les objets se peignent sur la rétine presqu'avec
aussi peu de sensibilité que sur un
miroir. L'organe vocal n'a donc point de
moyen primitif pour peindre les objets
visibles, puisque la nature ne lui a donné
290de faculté que pour peindre les objets
bruyans. Cependant les objets visibles sont
innombrables ; le sens de la vue étant le plus
étendu de tous. Il faut les nommer. Comment
la voix s'y prendra-t-elle ?

91. On les fabrique par comparaison ou
par approximation.

Je l'ai dit, par comparaison, par approximation
s'il est possible, en s'écartant
le moins qu'elle pourra du chemin qu'elle
sçait tenir. Une fleur n'a rien que la voix
puisse figurer, si ce n'est sa mobilité qui
en rend la tige flexible à tout vent. La
voix saisit cette circonstance, & figure
l'objet à l'oreille avec son inflexion
liquide FL que la nature lui a donnée
pour caractéristique des choses fluides &
mobiles. Lorsqu'elle nomme cet objet
Flos, elle exécute le mieux qu'elle peut
ce qu'il est en son pouvoir d'exécuter.
Mais qui ne voit combien cette peinture,
qui ne s'attache qu'à une petite circonstance
presqu'étrangere, est infidelle &
éloignée de celle que rendent les mots
291tymbale, fracas, gazouillement, racler, &c.
Toute imparfaite qu'elle est néanmoins,
on est rarement dans le cas de pouvoir
faire usage de cette approximation. Il faut
en venir à la comparaison ; appeller une
fleur immortelle, à cause de sa longue
durée ; belsamine ou reine des cieux
(en phénicien) ; œillet parce qu'elle est
ronde comme l'œil ; anemone ou venteuse
parce qu'elle s'ouvre du côté du
vent ; renoncule ou grenouillette parce
qu'elle croît dans les terreins marécageux,
& que sa patte ressemble à la grenouille, &c.
Observons ici une chose fort singuliere.
La fleur est un être qui agit immédiatement
sur un de nos sens, par sa qualité
odorante. Pourquoi donc n'est-ce pas de
la relation directe à ce sens qu'elle a tiré
son nom ? parce que l'homme voit de
loin & ne sent que de près : parce qu'il
a vu avant que de sentir ; & que toujours
pressé de nommer ce qu'il voit de nouveau,
il s'attache à la premiere circonstance
forte ou foible qui saisit son appréhension.292

92. L'insuffisance de cette méthode fait
naître l'écriture primitive par la
peinture des objets.

Dans cette méthode arbitraire & comparative
d'imposer les noms, si commune
en toute espece de dérivation, la nature
est encore plus dépravée que dans la
précédente & l'objet plus défiguré. Il
fallut donc avoir recours à un autre, &
l'homme l'eut bientôt trouvée. C'est ici
que la nature lui ouvre un nouveau systême
d'un tout autre genre, primitif comme le
précédent, (car la réflexion & la combinaison
n'y ont aucune part) & presqu'aussi
nécessaire ; quoiqu'à vrai dire la
volonté de l'homme y ait un peu plus de
part qu'à l'autre. Avec sa main & de la
couleur il figura ce qu'il ne pouvoit figurer
avec sa voix. Il parla des choses visibles
aux yeux par la vue, puisqu'il n'en pouvoit
parler aux oreilles par le son, comme des
choses bruyantes. Ainsi la nature rentra
dans ses droits, offrant à chaque sens
ce qu'il étoit susceptible de recevoir :
293Ainsi l'écriture primitive naquit d'une
maniere presque nécessaire de l'impossibilité
de faire autrement. Cette matiere importante
demande un examen à part, & veut
un Chapitre séparé pour y être suivie dans
tout son progrès.294

Chapitre VII.
De l'Écriture symbolique &
littérale. (*)6

93. Naissance nécessaire de l'écriture primitive.
Elle n'a d'abord été qu'une
295peinture des objets seulement relative
aux yeux.

94. Il n'eût pas été plus possible par cette premiere
invention de faire entendre aux
oreilles les objets de la vue que de montrer
aux yeux les objets du son.

95. Gradation de l'invention, 1° par
peinture. In rebus.

96. 2° Par écriture où les choses sont prises
pour symboles.

97. 3° Par dérivation des figures symboliques
en traits plus simples & clefs
chinoises.

98. 4° Par application des traits simples
à la représentation des syllabes & des
articulations organiques.

99. Réunion du sens de la vue & du sens
de l'ouïe.

100. Caractere, ou classe des langues, distingué
par leur fabrique primitive sur
le sens de la vue, ou sur celui de
l'ouïe.

101. Des six ordres d'écriture.

102. Les trois formes d'écriture correspondent
aux trois exercices de l'esprit.
296Cause forcée de l'invention de l'écriture
par lettres.

103. De l'écriture par figure des objets
physiques, formant des mots simples.
Ecriture des Patagons.

104. Des mêmes figures formant un discours
suivi. Ecriture des Iroquois.

105. Ecriture des Mexicains.

106. Formule singuliere d'écriture usitée
chez les Péruviens. Quipos ou cordelettes
nouées. Cette formule paroît
avoir été usitée en Egypte & à la
Chine.

107. De l'écriture symbolique.

108. Elle est nécessairement plus ancienne
que l'écriture littérale.

109. De la formule d'écriture Egyptienne,
Elle étoit vulgaire & non mystérieuse.

110. Les Egyptiens n'avoient qu'un genre
d'écriture servant à tous les styles.

111. Ils étendoient chaque figure à divers
sens, propres, métaphoriques ou emblématiques.

112. Explication de divers caracteres hiéroglyphiques.297

113. Monumens d'écriture Egyptienne.
Direction des lignes.

114. Tradition de l'antiquité sur ce que
les monumens contiennent.

115. Traduction de l'inscription hiéroglyphique
gravée sur un obélisque autrefois
élevé en l'honneur du Roi Rameste.

116. Moyens qu'on pourrait tenter pour
essayer de déchiffrer les hiéroglyphes.

117. Plusieurs anciens peuples, autres que
les Egyptiens, ont fait usage de l'écriture
par hiéroglyphes.

118. Les figures simboliques réduites en
clefs plus simples. Ecriture chinoise.

119. La multiplication des idées réfléchies
& morales oblige d'abandonner l'écriture
symbolique.

120. Le passage des caracteres composés aux
caracteres simples a fait nommer ces
derniers lettres.

121. On ne peut indiquer en quel tems ni
par qui l'écriture littérale a été introduite.

122. Traditions historiques sur la transmission
de l'art de peuple en peuple.298

123. Les lettres phœniciennes sont les
plus anciennes aujourd'hui connues,
& celles d'Europe en tirent leur origine.

124. Preuve que les lettres grecques, étrusques
& latines, viennent du cananéen
ou phœnicien.

125. Preuve du passage des figures symboliques
aux figures littérales.

126. Alphabet cananéen comparé avec le
grec.

127. Origine de la figure de nos caracteres.

128. De la direction des lignes.

129. Maniere de connoître de qui un peuple
tient la lecture & l'écriture.

93. Naissance nécessaire de l'écriture primitive.
Elle n'a d'abord été qu'une
peinture des objets seulement relative
aux yeux.

Jusqu'ici la voix a fait sur
l'imposition des noms tout ce
qu'il étoit en son pouvoir
d'exécuter pour transmettre les sons à
299l'oreille, en s'efforçant de les former le
plus ressemblans qu'il lui étoit possible
aux choses qu'elle vouloit désigner. Son
opération ne va pas plus loin. Un instrument
invisible & totalement acoustique
devenoit inutile dès qu'il falloit signifier
des choses qui ne peuvent affecter que
le sens de la vue : & c'est le plus grand
nombre. La méthode de peindre les objets
par imitation vocale du bruit qu'ils portent
à l'oreille manquant tout-à-fait ici,
il fallut chercher une autre méchanique,
& trouver le moyen de parler aux yeux
avec un autre instrument que la langue.
La main de l'homme si agile, si flexible,
si heureusement conformée, cet inestimable
présent de la nature, auquel l'homme
doit ainsi qu'à son organe vocal sa supériorité
corporelle sur les autres animaux,
étoit un instrument approprié pour mettre
en pratique la nouvelle méthode. Elle
pouvoit figurer les objets à la vue par
gestes ou en traçant leur image. C'étoit
une nouvelle route ouverte pour la transmission
des idées : & la nature rentrant
300dans ses droits, sans s'écarter de son procédé,
y guidoit l'homme, comme elle avoit
fait dans la précédente, d'une maniere
simple, nécessaire & imitative des objets
signifiés. La figure de l'objet présentée
aux yeux pour en faire naître l'idée, a
dû, ce me semble, précéder l'imposition
du nom donné à ce même objet pour
en fixer ou pour en réveiller l'idée chaque
fois que ce mot seroit prononcé. Ici le
nécessaire est dans la peinture, & non
plus dans le nom de l'objet. Ainsi
l'imposition en peut devenir conventionelle
& beaucoup plus arbitraire
qu'elle n'avoit cy-devant été dans la
méthode purement vocale des sons imitatifs.

Il me paroît évident que le premier pas
qui a été fait dans cette nouvelle carriere a
été de tracer la figure même de l'objet
absent, dont on vouloit faire naître l'idée.
On vouloit dire à son compagnon ce
qu'il n'étoit pas possibie de lui montrer
ni de lui faire entendre. Qu'auroient servi
301les paroles, ou même les noms conventionels
donnés à la chose, si l'on n'eût
eu quelque premiere notion de ce à quoi
on les donnoit ? La convention d'appliquer
des noms aux objets, de les signifier par
des mots qui ne les peignent pas, suppose
nécessairement quelque connoissance antérieure
de ces mêmes objets parvenue
par l'un des sens ; sinon le mot n'est qu'un
bruit vague, tout-à-fait dénué de sa relation,
sans laquelle son effet n'existe pas.
On a donc commencé par figurer grossiérement
à la vue quelque portrait de
l'objet ; & sur cette premiere connoissance
donnée par les yeux, on a commencé
d'y appliquer des paroles un peu
plus explicatives, & de pouvoir se faire
entendre. C'est ainsi qu'on montre à un
enfant une planche sur quatre pieds : on
lui dit table : il regarde l'objet ; il répète
machinalement table : il joint la vue a
l'ouïe, le son à l'objet : la convention
est faite : il vous entendra désormais la-dessus.302

94. Il n'eût pas été plus possible par cette
premiere invention de faire entendre
aux oreilles les objets de la vue que
de montrer aux yeux les objets du son.

Quoi qu'on en veuille dire, les premiers
élémens de l'invention de l'écriture
ne sont dûs ni à une méditation
suivie, ni aux regrets de l'absence, ni au
besoin de transmettre au loin les paroles.
L'homme auroit plutôt cru qu'il lui étoit
possible de voler dans les airs, que d'imaginer
qu'il lui étoit possible de transporter
& de fixer sa parole loin de lui, hors
de lui & sans lui. L'esprit humain ne fait
pas tout d'un coup de si grands pas. Il
pose par hazard ou par nécessité une petite
pierre à l'édifice de ses connoissances ;
& quand il est monté dessus il s'apperçoit
qu'il peut en poser une autre, & monter
un peu plus haut. D'ailleurs l'écriture telle
que nous l'avons, & la peinture primitive
des simples objets visibles sont des
choses tout-à-fait différentes. L'homme
de ce tems-là auroit été aussi embarrassé
303depuis son invention de montrer aux yeux
les objets du son, qu'il l'avoit été de
faire entendre aux oreilles les objets de
la vue.

95. Gradation de l'invention, 1° par peinture.
In rebus.

Des peintures grossieres de cette espece,
& même isolées, sans aucune suite de phrase,
sont le premier élément de l'art d'écrire,
la premiere notion de la possibilité de le
faire que nous trouvions chez des peuples
très-brutes & très-sauvages. Les Australiens
de la Magellanique, peuple de la
plus brute nature, & qu'on peut regarder
comme étant au premier pas sur les connoissances
de l'humanité avoient figuré
sur les bruyeres avec de la terre rouge
le vaisseau d'un capitaine Anglois. Or
j'appelle ceci une vraie écriture. Toute
peinture mérite ce nom. Toute opération
faite pour exciter des idées par la vue est
une véritable formule d'écriture ; & ce
n'est pas une métaphore que de dire en
ce sens que le monde est un grand livre
304vivant ouvert à tous les yeux. On voit
que l'art avoit fait un peu plus de progrès
chez les Américains moins barbares de
la partie septentrionnale. Ils avoient des
peintures suivies, faites à dessein de représenter
une suite des choses connexes,
écrites, pour ainsi dire, in rebus, par des
hiéroglyphes naturels, sans symbole.

96. 2° Par écriture où les choses sont prises
pour symboles.

Mais les Egyptiens peuple policé & de
longue main exercé dans les arts avoient
étendu bien loin cette pratique, en faisant
servir les figures naturelles, non pas seulement
à ce qu'elles représentoient, mais
comme symboles & allusions à diverses
choses non susceptibles d'être peintes ; par
une méthode arbitraire d'approximation,
& de comparaison tout-à-fait semblable à
celle dont j'ai montré la suite dans la fabrique
des mots formés par l'organe vocal.
Les monumens Egyptiens sont les plus anciens
qui nous restent de l'emploi des tropes
dans le discours écrit, en faisant servir
305allégoriquement des peintures d'objets
physiques à signifier des êtres intellectuels
qui y avoient quelque rappport. Les
premiers Sauvages n'avoient pas eu grand
besoin de pousser l'invention jusque-là,
n'ayant que peu ou point d'idées intellectuelles.
Mais tous les peuples qui ont
commencé à se policer, & à faire un
grand commerce réciproque de leurs
idées, ont été contraints d'y recourir,
du moment qu'ils ont commencé à exercer
leur esprit, non plus sur les êtres réels &
extérieurs seulement, mais sur leurs propres
concepts intérieurs & réfléchis. Faute
de pouvoir peindre la prévoyance on
peignit un œil, & un oiseau pour la
vîtesse. La route est la même & la marche
en gradation pareille, dans ce que la
main a fait pour la vue, & dans ce que
la voix a fait pour l'ouïe. La nature &
la nécessité y ont fait d'abord ce que
l'arbitraire & la convention ont continué
sur le même plan. La spontanéité de l'homme,
qui n'y avoit d'abord eu que peu de
part, y en a pris ensuite la plus grande.306

97. 3° Par dérivation des figures symboliques
en traits plus simples
& clefs chinoises.

Quand une fois les figures naturelles
ont été reçues comme symboles d'autres
objets, on a eu tant de choses à leur faire
dire qu'il a fallu abréger, altérer, dépraver
la nature, & réduire les figures à des
traits plus simples qui les rendoient méconnoissables.
Aussi-bien n'y avoit-il presque
plus de rapport entre ces traits composés
& la chose qu'ils désignoient : mais
la pratique étoit connue & les yeux saisissoient
le sens de la représentation ; ce
qui devoit suffire, & ce qui suffit encore
à l'écriture chinoise qui s'est conservée
sur cet ancien plan.

98. 4° Par application des traits simples
à la représentation des syllabes &
des articulations organiques.

Enfin quand il a été reçu dans l'usage
que des traits informes pouvoient signifier
des choses, un puissant génie, embarrassé
307de la multiplicité des choses & des traits,
a essayé si des traits ne pourroient pas
signifier les syllabes des mots, & les
articulations diverses de l'organe vocal
qui sont en petit nombre ; au moyen
de quoi on n'auroit besoin que d'un très-petit
nombre de traits, les mêmes servant
pour tous les mots & pour toutes les
choses ; & il a trouvé que cela se pouvoit ;
soit en convenant de certains traits figurés
qui représenteroient à la fois le son vocal
& la figure consonante qu'on lui donne ;
ce qui est l'écriture syllabique telle que
la Siamoise : soit en séparant la voyelle de
la consonne, en figurant d'une part le son
& d'une autre part la forme articulée qu'il
reçoit de l'un des organes vocaux ; ce qui
est l'écriture littérale telle que la nôtre.

99. Réunion du sens de la vue & du sens
de l'ouïe.

Or ceci est la plus sublime invention
où se soit jamais élevé l'esprit humain,
& la chose la plus difficile qu'il ait jamais
entrepris d'exécuter. Car il est parvenu
308à réunir, autant qu'il étoit possible, dans
un seul art deux choses tout-à-fait disparates,
& dont la nature sembloit rendre
la jonction impossible ; je veux dire le
sens de la vue & celui de l'ouïe : ou s'il
ne les a pas réunis eux-mêmes, il en a
du moins assujetti les objets sous un même
point fixe ; en même tems que ces deux
genres d'objets restent très-séparés l'un de
l'autre, dans les deux effets de l'art qui les
joint ; car l'écriture, & la lecture qui est
la parole, sont deux choses tout-à-fait
différentes, & autant que le sont les deux
organes qui dominent souverainement
dans chacune des deux ; l'œil dans l'un,
l'oreille dans l'autre.

100. Caractere ou classe des langues, distingué
par leur fabrique primitive sur
le sens de la vue, ou sur celui de
l'ouïe.

Ne perdons jamais de vue cette distinction
importante qui, entr'autres points,
fixe le caractere des langues, & leurs
classes ; indique leur filiation & leur
309origine, en montrant si leur écriture est
faite pour être vue ou pour être entendue :
si elle défère plus au sens de l'œil
comme celle des Chinois, ou au sens
de l'oreille comme celle d'Europe. Car
chacune tient encore infiniment de son
origine immédiate ; & l'on discerne dans
sa fabrique si l'usage du peuple de qui vient
le langage déféroit plus à la voix qui peint
les objets à l'oreille, ou à la main qui
peint les images aux yeux.

101. Des six ordres d'écritures.

Je me suis hâté d'exposer rapidement
dans les articles ci-dessus tout le plan de la
fabrique de l'art d'écrire & de ses progrès de
degrés en degrés, depuis sa cause nécessaire
& son premier élément le plus grossier, mais
en même tems le plus naturel, jusqu'au point
où il s'est fixé. J'ai voulu donner d'un
coup d'œil le tableau progressif d'un art
qui a tant influé sur l'accroissement des
langues, sur l'assemblage des perceptions,
sur la culture des esprits, sur tout le systême
habituel de dérivation, & qui doit être
310employé comme principe dans la matiere
que je traite. En deux mots, mêmes ordres
de caracteres primitifs formés par la
main & faisant leur effet par les yeux,
que de mots primitifs formés par la
voix & faisant leur effet à l'oreille.
1. Peinture simple, ou image isolée.
2. Peinture suivie, écriture in rebus représentative
des choses même ; ou caracteres
à la Mexiquaine. 3. Symboles allégoriques,
hiéroglyphes représentatifs des
qualités des choses ; ou caracteres à l'Egyptienne.
4. Traits, clefs représentatives
des idées ; ou caracteres à la Chinoise.
5. Traits représentatifs des syllabes ; ou
caracteres à la siamoise. 6. Lettres détachées
organiques & vocales ; ou caracteres
à l'Européenne. De ces six ordres,
les deux premiers se rapportent aux objets
extérieurs ; les deux autres aux idées intérieures ;
les deux derniers aux organes
vocaux. Il y a donc deux genres d'écriture
partis de principes absolument différens.
L'un est l'écriture figurée représentative
311des objets, qui indique par la
vue ce qu'il faut penser & dire : ce genre
comprend les quatre premiers ordres ci-dessus ;
l'autre, à qui appartiennent les deux
derniers ordres, est l'écriture organique
représentative des articulations de l'instrument
vocal, qui indique aussi par la vue
ce qu'il faut effectuer & prononcer. L'un
en fixant tellement quellement la vue des
objets en excite le nom : l'autre va plus
loin, il fixe la vue du nom même de l'objet.
C'est par son moyen qu'on opère cette
admirable jonction de l'ouïe & de la vue,
dont j'ai parlé (n° 99).

102. Les trois formes d'écriture correspondent
aux trois exercices de l'esprit.
Cause forcée de l'invention de l'écriture
par lettres.

Observons encore que ces trois formules
d'écriture, figurée, symbolique, & littérale
répondent très-bien aux divers exercices
de la pensée auxquels elles ont dû
leur naissance : sçavoir la perception par
312un sens extérieur, la perception par un
sens intérieur, & le mêlange interne des
perceptions qu'on appelle réflexion ou
jugement. Tant que la pensée ne s'exerce
que sur les objets extérieurs & sensibles
qu'elle connoît & qu'elle veut faire connoître
aux autres, il lui suffit d'en figurer
l'image pour en exciter l'idée en autrui ;
& les peuples fort sauvages n'ont guères
d'autres idées à transmettre que celles-ci.
Que si l'homme veut communiquer les idées
non-sensibles qui sont en lui, & qui ont
été occasionnées par les objets sensibles,
il peut encore venir à bout de transmettre
ces idées-ci ; soit qu'il les transmette par
écrit, en figurant l'objet extérieur qui les
a occasionnées ou qui y ressemble le
mieux, comme un œil pour la prévoyance,
un chien pour la fidélité, à la charge
toutefois d'expliquer la relation conventionelle
qu'il établit entre son idée non
sensible, & l'objet sensible qu'il a dépeint :
soit qu'il les transmette verbalement, en se
servant d'un terme dérivé du nom de
l'objet extérieur ; ce qui donne à entendre
313d'une maniere vive & courte la relation
qu'on établit entre les deux. C'est ainsi
que nous appellons coqueterie le vice de
caractere qui porte à changer d'amours
comme le coq change de poules. Mais
cette méthode des symboles pour exprimer
une idée non-sensible ne peut être de
quelque usage qu'autant que l'idée se trouve
avoir avec l'objet extérieur un large rapport
facile à saisir. Tout imparfaite &
arbitraire qu'elle est, on n'en tire bientôt
plus aucun secours, lorsque l'opération de
l'esprit, se concentrant sur lui-même,
éloigne ou atténue les rapports ; s'exerçant
à réfléchir des notions déja refléchies, à
combiner des choses déja combinées, à
porter des jugemens, c'est-à-dire, à faire
naître en lui une notion nouvelle résultante
d'un grand nombre de premieres
idées simples déja mêlangées. Alors les
explications abandonnent le symboliste,
& les figures ne peuvent plus suffire au
peintre. Elles se brouillent à force d'être
multipliées sur un même point, & ne
présentant plus rien de net aux yeux, elles
314n'offrent aussi plus rien de perceptible à
l'esprit. Il a donc fallu pour lors abandonner
une méthode devenue insuffisante, & :
la remplacer par quelqu'autre méthode plus
générale & moins diffuse. Les efforts que
la nécessité a contraint de faire à cet égard
ont donné lieu à la plus belle invention qui
soit jamais sortie de l'esprit humain ; je veux
dire à l'invention de l'écriture alphabétique.

103. De l'écriture par figure des objets
physiques, formant des mots simples.
Ecriture des Patagons.

Revenons à présent sur nos pas. Il faut
représenter une seconde fois le même
tableau dans toutes ses parties, & repasser
sur chacun de ces ordres, ou méthodes
d'écriture, en montrant avec plus de détail
de quelle maniere chacune a procédé ;
en développant les effets quelles ont produits,
ainsi que les conséquences que l'on
en peut tirer.

Il est constant que lorsque les hommes
sauvages voulurent autrefois exprimer leurs
paroles par des figures, ils ne sçurent employer
d'autre méthode plus facile &
315plus naturelle que celle de tracer des
images grossieres des choses qu'ils vouloient
signifier. Cela n'étoit alors ni fort difficile
ni fort compliqué. Il n'étoit presque jamais
question que de représenter des objets familiers,
visibles, sensibles, sur lesquels
roulent toutes les pensées bornées des
gens grossiers, qui n'ont presque aucune
de ces idées combinées, relatives, morales,
métaphysiques, générales, mathématiques
& philosophiques, que les nations
en se civilisant acquierent peu-à-peu
par l'exercice de l'esprit, & qui ont successivement
introduit dans nos langues
une foule si étonnante de mots impossibles
à dépeindre sous des images sensibles &
souvent même peu entendus par ceux qui
en font usage. Considérons les prémices
connus de tous les peuples anciens &
modernes. Ceux qui sont tout-à-fait barbares
n'ont aucun usage de l'écriture. Ceux
qui le sont moins écrivent par peintures
& par symboles.

« Durant le séjour que nous fimes au
port Saint-Julien en Magellanique, nous
316vîmes, dit Narborough, des figures que
les habitans sauvages avoient faites de
notre vaisseau, sur la terre & dans les
buissons où ils avoient mis des bâtons
en guise de mâts, & rougi les buissons.
Cette représentation étoit pour se resouvenir
de nos vaisseaux : car je m'imagine
que ces sortes de figures leur
servent de mémoriaux. » Cette forme
primitive d'écriture si simple qui chez les
Patagons ne dit que des mots isolés, ou
plutôt qui indique des choses, nous la
trouvons en usage d'une maniere plus
suivie chez les Algonkins, & chez les
Mexicains moins grossiers que tous les
autres Américains.

104. Des mêmes figures formant un discours
suivi. Ecriture des lroquois.

La Hontan donne un modele de l'écriture
des Sauvages du Canada. C'est l'histoire
d'une expédition guerriere faite par
quelques François contre une des nations
Iroquoises. Elle est écrite in rebus, en
dix lignes figurées de la maniere suivante.317

Ligne premiere. Les armes de France,
& une hache au-dessus. La hache est le
symbole de la guerre parmi les Sauvages,
comme le calumet est celui de la paix ;
ainsi cela signifie que les François ont
levé la hache, c'est-à-dire qu'ils ont été
à la guerre au nombre d'autant de dixaines
d'hommes que vous voyez de marques aux
environs, lesquelles étant au nombre
de 18, sont 180 guerriers François.

Lig. 2. Une montagne qui représente
la ville de Montréal (selon les Sauvages)
& l'oiseau partant du sommet signifie le
départ. Une lune sur le dos d'un cerf
signifie le tems du premier quartier de
celle de Juillet, appellée la Lune au
cerf.

Lig. 3. Un canot qui signifie qu'on a
voyagé par eau autant de journées que vous
voyez de cabanes, c'est-à-dire vingt &
un jours.

Lig. 4. Un pied qui signifie qu'on a
marché ensuite autant de jours que vous
y voyez de cabanes, c'est-à-dire sept journées
de guerriers ; chacune valant cinq
318lieues communes de France, ou de 20
au dégré.

Lig. 5. Une main & trois cabanes, ce
qui signifie qu'on est approché jusqu'à
trois journées du village des Iroquois
Tsonontouans, dont le blason c'est-à-dire
le signe représentatif sont la cabane
avec les deux arbres panchés que vous
y découvrez. Ensuite un soleil marque
que c'est justement à l'orient du village
qu'on a été. Car il faut remarquer que
si l'on eût marché à l'occident, les armes
des Sauvages seroient placées à l'endroit
où est la main, & la main seroit tournée
& placée à l'endroit où sont les dites armoiries,
sçavoir, la cabane & les deux
arbres.

Lig. 6. Douze marques, qui signifient
douze dixaines d'hommes, comme à la
première ligne. La cabane avec les deux
arbres étant les armes des Tsonontouans,
signifie que ce sont des gens de cette
nation ; & l'homme qui paroît couché
marque qu'ils ont été surpris.

Lig. 7. Une massue & onze têtes qui
319signifient qu'on a tué onze Tsonontouans ;
& les cinq hommes debout sur cinq
marques, signifient autant de dixaines de
prisonniers de guerre qu'on a emmenés.

Lig. 8. Neuf têtes dans un arc, c'est-à-dire
que neuf des aggresseurs ou du
parti vainqueur, ont été tués ; & les douze
marques qui paroissent au-dessous sont le
même nombre des blessés.

Lig. 9. Des fléches décochées en l'air,
les unes deçà, les autres de-là, qui signifient
une bonne défense, & une résistance
vigoureuse de part & d'autre.

Lig. 10. Les fléches filant toutes d'un
même côté, supposeroient que les vaincus
l'ont été en fuyant, ou en se battant en
retraite, en confusion & en désordre.

« Tout ceci réduit en quatre mots
veut dire que 180 François étant partis
de Montréal au premier quartier de la
lune de Juillet, naviguerent 21 jours.
Ensuite après avoir fait trente-cinq
lieues à pied, ils surprirent cent vingt
Tsonontouans à l'orient de leur village,
d'entre lesquels onze d'entr'eux perdirent
320la vie, & cinquante furent pris, avec
perte de la part des François de neuf
hommes & de douze blessés, le combat
ayant été fort opiniâtre.

Concluons de-là vous & moi que nous
devons bien rendre grâce à Dieu de nous
avoir donné les moyens d'exprimer nos
pensées & nos sentimens par le simple
arrangement de vingt-trois lettres : surtout
de pouvoir écrire en moins d'une
minute un discours dont les Américains
ne sçauroient donner l'intelligence dans
une heure avec leurs impertinens hiéroglyphes.
Le nombre qu'ils en ont quoiqu'assez
médiocre est capable d'embarrasser
extrêmement l'esprit d'un Européen. »
(Voyage de la Hontan. tom. 2, pag. 191.)

105. Ecriture des Mexicains.

Les peuples du Mexique plus artistes ;
plus civilisés que ceux du Canada faisoient
aussi de l'écriture figurée un usage plus
fréquent & plus étendu. Antonio de Solis
parle avec éloge de leur industrie à cet
égard dans son Histoire de la conquête,
livre xj, chap. 1.321

« Les Officiers de Motézuma, avoient ;
dit-il, emmené avec eux au camp
Espagnol de Cortez des peintres Mexicains
qui travailloient avec une diligence
admirable, à représenter les vaisseaux,
les soldats, les chevaux, l'artillerie, &
généralement tout ce qui étoit dans le
camp : pour cet effet, ils avoient apporté
des toiles de coton préparées &
imprimées, où ils traçoient des figures,
des paysages & d'autres sujets, d'un
dessein & d'un coloris qui pouvoient
mériter quelque approbation des connoisseurs.

Les peintures se faisoient par l'ordre
de Teutilé qui vouloit donner à Motézuma
une connoissance entiere de tout
ce qui regardoit les Espagnols. Les
peintres y ajoûtoient en certains endroits
quelques caracteres, à dessein, comme
il sembloit, d'expliquer ce qui pouvoit
manquer aux figures. C'étoit leur maniere
d'écrire ; car ils n'avoient point encore
l'usage des lettres, ni cet art qui par
des signes ou des élémens que les autres
322nations ont inventés, peint la voix, &
rend visibles les sons.

Ils ne laissoient pas néantmoins de se
faire entendre avec le pinceau, en représentant
les objets matériels par leurs
propres images ; & le reste par des nombres
ou par d'autres signes, avec une disposition
si juste, que le nombre, le caractere
& la figure s'entr'aidoient réciproquement
à exprimer la pensée & formoient
un raisonnement entier. On peut
juger du génie de ces peuples, par la subtilité
de cette invention assez semblable
aux hiéroglyphes des Egyptiens dont les
Mexicains faisoient un usage ordinaire ;
pratiquant cette maniere d'écrire avec
tant d'habileté, qu'ils avoient des livres
entiers de ce style, où ils conservoient
la mémoire de leurs antiquités, & donnoient
à la postérité les annales de leurs
rois.

On avertit Cortez du travail de ces
peintres. Il sortit pour les voir & fut
surpris de la facilité avec laquelle ils
exécutoient leurs desseins. On lui dit
323qu'ils exprimoient sur ces toiles non-seulement
les figures, mais encore la
conversation qu'il avoit eu avec Teutilé
afin que Motezuma fût instruit de
tout, & sçût en même temps le dessein
& les forces de l'armée Espagnole.
Sur quoi Cortez qui vouloit soutenir la
fierté qu'il avoit témoignée, & qui
avoit l'esprit vif & présent, comprit
d'abord que ces images sans action & sans
mouvement, donneroient une idée qui
ne seroit pas avantageuse à ses desseins.
Il résolut d'animer la représentation en
faisant faire l'exercice à ses soldats, pour
faire paroître leur adresse & leur valeur,
& donner en même tems une grande
vivacité à la peinture.

On vit alors les peintres Mexicains
inventer de nouvelles figures & de
nouveaux caracteres, pour donner de
nouvelles expressions de ce qu'ils venoient
de voir. Les uns dessinoient les
soldats armés & rangés en bataille ; les
autres peignoient les chevaux dans le
mouvement du combat. Ils figuroient un
324coup de canon par du feu & de la fumée,
& même le bruit par quelque chose qui
représentoit un éclair, sans oublier
aucune de ces terribles circonstances qui
pouvoient exciter les soins, ou satisfaire
la curiosité de leur Empereur. »

Les recueils de Purchas & de Melchisedec
Thevenot contiennent un curieux
essai des livres historiques des Mexicains
écrits par peinture in rebus dont Antoine
de Solis vient de parler cy-dessus. Le
Gouverneur du Mexique envoya cet essai
en Espagne avec une interprétation que
les Mexicains en avoient donnée, nécessaire
à l'intelligence de ces grossieres figures,
& traduite en espagnol. L'original
Mexicain a été successivement entre les
mains d'André Thevet, d'Hackluit, du
chevalier Raleigh, d'Henri Spelman &
de Purchas qui l'a fait graver en soixante-trois
planches. Les unes représentent l'histoire,
les conquêtes & la succession des
rois, & même leur chronologie assez
adroitement représentée autour de chaque
planche, par la répétition, d'une période
325de quatre années. Dans les planches suivantes
on a peint les productions naturelles
du pays, les revenus de chaque
contrée & les tributs qu'elle payoit. On raconte
quelque chose d'à-peu-près pareil des
figures gravées sur les obélisques de l'Egypte.
Les autres images contiennent ce qui a rapport
à l'éducation, aux mœurs, aux usages,
à la discipline & aux loix pénales. Toutes
ces figures sont extrêmement grossieres.
On n'y distingue que des images d'objets
sensibles & visibles, sans aucune idée intellectuelle,
sans aucune liaison de syntaxe
dans la narration figurée. Celle-ci même
seroit inintelligible pour nous, si la tradition
n'en avoit conservé l'explication dans
le pays d'où elle nous a été transmise.
Mais en examinant cette espece d'écriture
avec la version à côté, on sent combien
il seroit aujourd'hui mal-aisé de pénétrer
le sens des hiéroglyphes égyptiens, pour
l'explication desquels nous n'avons que
fort peu de secours, & qui doivent être
encore plus difficiles, puisque les figures y
sont employées non-seulement selon leur
326représentation naturelle, mais encore en
un sens symbolique & détourné. La maniere
nette & curieuse dont Acosta décrit
l'art de l'écriture figurée des Mexicains
montre au juste quelle étendue cet art
avoit chez eux, & qu'il n'alloit pas aussi
loin qu'Acosta le prétend ; sur-tout lorsqu'il
falloit exprimer des choses qu'il n'est
presque pas possible de rendre par l'image
figurée de quelque objet matériel. « En
recherchant, dit-il, de quelle façon les
Indiens avoient conservé leurs histoires,
& tant de particularités, j'appris qu'encore
qu'ils ne fussent point si subtils,
ni si curieux que les Chinois, ils avoient
cependant entr'eux quelque sorte de
lettre & de livre par lesquels ils conservoient
à leur mode les choses de leurs
prédécesseurs. En la province de Yucatan,
il y avoit des livres de feuilles
d'arbres à leur mode pliés & équarris,
où les sages Indiens tenoient comprises
& déduites la distribution de leur temps,
la connoissance des planetes, des animaux,
& des autres choses naturelles,
327avec leurs antiquités : chose pleine de
grande curiosité & diligence. Il sembla
à quelque pédant que tout cela étoit
un enchantement & art de magie, &
soutint obstinément que l'on les devoit
brûler, de sorte qu'ils furent mis au
feu : ce que depuis non-seulement les
Indiens reconnurent avoir été mal fait,
mais aussi les Espagnols curieux qui
desiroient connoître les secrets du pays.
Il en est arrivé autant ailleurs ; car les
nôtres, pensant que le tout fût superstition,
ont perdu plusieurs mémoires
des choses anciennes & sacrées dont on
pouvoit beaucoup profiter. Cela procède
d'un zèle fol & ignorant, qui sans
sçavoir ni vouloir entendre les choses
des Indiens disent que ce sont toutes
sorcelleries. Un de nos peres Jesuites
homme habile & curieux, assembla les
anciens de la province du Mexique,
& conféra fort amplement avec eux. Ils
lui montrerent leurs livres d'histoires &
calendriers, qui étoient choses fort
dignes de voir, en ce qu'ils avoient
328leurs figures hiéroglyphiques, par lesquelles
ils représentoient les choses en
cette maniere.

Celles qui avoient forme ou figure,
étoient représentées par leurs propres
images ; & celles qui n'en avoient point,
étoient représentées par des caracteres
qui les signifioient : & par ce moyen ils
figuroient & écrivoient ce qu'ils vouloient.
Et pour marquer le temps auquel
quelque chose arrivoit, ils avoient des
roues peintes, chacune contenant un
siecle, qui étoit de cinquante-deux ans,
composé de treize périodes de quatre
ans, chaque année distinguée par son
caractéristique propre, sçavoir le lapin,
le roseau, la pierre de fléche, & la
maison. A côté de ces roues ils peignoient
avec figures, caracteres & couleurs
à l'endroit de l'année, les choses
mémorables arrivées en cette année.
Ils marquerent l'année, que les Espagnols
entrerent dans leurs pays en peignant
un homme avec un chapeau, &
une jupe rouge, au signe du roseau
329qui couroit alors, & ainsi des autres
événemens. Mais comme leurs écritures
& caractères n'étoient pas aussi suffisans
que nos lettres & écritures, ils ne pouvoient
exprimer de si près les paroles,
mais seulement la substance des conceptions :
& d'autant qu'ils avoient accoutumé
de raconter par cœur dans des
discours, & dialogues composés par
leurs orateurs & rhétoriciens anciens &
dans beaucoup de chapas dressés par leurs
poëtes ce qu'il étoit impossible d'apprendre
par les hiéroglyphes & caracteres.
Les Mexicains étoient fort curieux
que leurs enfans apprissent par mémoire
ces compositions : raison pourquoi ils
avoient des écoles où les anciens enseignoient
aux enfans ces oraisons, &
beaucoup d'autres choses qui se conservoient
entr'eux par la tradition des uns
aux autres aussi entièrement que si elles
eussent été couchées par écrit. Tellement
que quand les Espagnols vinrent en leur
pays & qu'ils leur eurent enseigné à
lire & écrire notre lettre, plusieurs de ces
330Indiens écrivirent alors ces harangues.
Mais ils écrivoient aussi nos discours à
leur mode par des images & caracteres.
J'ai vu les Oraisons du Pater noster, Ave,
Maria, Credo & Confiteor, écrites en
cette façon d'Indiens ; & à la vérité
quiconque les verra, s'émerveillera. Car
pour signifier ces paroles moi Je me
confesse
, ils peignent un Indien aux
genoux d'un religieux, comme quelqu'un
qui se confesse ; & puis pour celles-ci,
à Dieu tout-puissant, ils peignent
trois visages avec leurs couronnes, en
façon de la Trinité ; & à la glorieuse
Vierge Marie
, ils peignent un visage
de Notre-Dame & un demi-corps de
petit enfant ; & à saint Pierre & saint
Paul
, des têtes avec des couronnes,
une clef & une épée ; & où les images
ne pouvoient exprimer, ils mettoient
des caracteres de nos lettres comme à
ces paroles, en quoi j'ai péché, &.C. »
Cette derniere circonstance du récit
d'Acosta, montre bien à quoi se bornoit
l'art des Mexicains : & qu'il se trouvoit331

en défaut, aussi-tôt qu'il falloit exprimer
quelque terme ou quelqu'idée, intellectuelle,
morale, relative ou abstraite ;
en un mot toute autre idée que celles
des objets visibles & sensibles. Et quoiqu'Acosta
ait dit ci-dessus que les choses
qui n'avoient point de figures étoient représentées
par des caracteres qui les signifioient
,
nous n'en voyons aucun exemple
dans les monumens Mexicains, à l'exception
de quatre ou cinq marques, qui selon
l'avertissement donné par le traducteur
sont les signes conventionels de certains
nombres. De plus tous les mots y sont
isolés. Il n'y a rien qui lie le discours,
ni qui l'assujétisse à aucune forme de syntaxe
ou de grammaire. « J'ai vû au Pérou,
continue le même historien, la confession
de tous ses péchés qu'un Indien
apportoit pour se confesser, écrite en
la même sorte de peintures, & de
caracteres, en peignant chacun des dix
Commandemens d'une certaine façon,
où il y avoit certaines marques comme
des chiffres, qui étoient les péchés
332qu'il avoit faits contre ce Commandement. »

106. Formule singuliere d'écriture usitée
chez les Péruviens. Quipos ou cordelettes
nouées. Cette formule paroît
avoir autrefois été usitée en Egypte
& à la Chine.

Les Péruviens suppléoient à l'insuffisance
de cette méthode d'écriture simple
& grossiere par une autre méchanique
beaucoup plus industrieuse à mon gré ;
laquelle étoit d'un genre & avoit des principes
élémentaires tout différens. Elle se
rapportoit aux couleurs, à la mémoire
artificielle, & sur-tout au calcul, aux
rapports numéraires, & aux jettons dont
parmi nous les personnes qui ont peu
d'habitude de l'écriture se servent pour
compter. Ces formules, quoique très-différentes
de celles du Mexique &
de l'Egypte, & de beaucoup d'autres
qu'on pouvoit inventer, se rapportent
cependant toujours aux images que la
main trace pour les présenter à la
333vue, & exciter ainsi l'idée des objets &
la connoissance des choses. Ainsi c'est le cas
d'en rapporter ici la description d'après le
même Acosta & d'après l'Ynca Garcilasso.

« Les peuples du Pérou suppléoient au
défaut d'écriture & des lettres, en
partie par la peinture comme ceux du
Mexique (bien que ceux du Pérou y
fussent fort grossiers & lourds) & en
partie & le plus communément par des
quipos. Ces quipos sont des mémoriaux,
ou registres faits de rameaux,
où il y a divers nœuds & diverses
couleurs qui signifient diverses choses.
On est étonné de ce qu'ils ont exprimé
& représenté par ce moyen ; car les
quipos leur servent pour livres d'histoires,
de loix, de cérémonies, &
des comptes de leurs affaires. Il y avoit
des Officiers députés pour garder ces
quipos, lesquels étoient obligés de tenir
& rendre compte de chaque chose
comme les tabellions en Europe. On
leur ajoûtoit entiere foi & créance ; car
selon diverses sortes d'affaires, comme
334de guerre, de police, de tributs, de
cérémonies & de terres, il y avoit
divers quipos, ou rameaux en chacun
desquels il y avoit tant de nœuds petits
& grands, & de filets attachés, les
uns rouges, les autres verds, les autres
azurés & les autres blancs ; & finalement
tant de diversités que comme nous
tirons une infinité de mots des vingtquatre
lettres en les accommodant en
diverses façons, ainsi ils tiroient des
significations innombrables de leurs
nœuds & diverses couleurs. Encore
aujourd'hui au Pérou, quand, au bout
de deux ou trois ans, un commissaire
va pour informer, les Indiens viennent
avec leurs cordelettes rendre un compte
exact de ce que chaque bourgade ou
chaque personne ont déja fourni ou
doivent de reste, soit en argent, soit en
denrées de diverses espéces. La preuve
étant faite sur le champ par cette quantité
de nœuds & de poignées de cordes,
cela demeure pour témoignage & écriture
certaine. Je vis une poignée de
335ces filets par lesquelles une Indienne
portoit écrite la confession générale de
toute sa vie, comme j'eusse pu faire
en du papier écrit, & lui demandai ce
que c'étoit que quelques filets qui me
sembloient un peu différens, elle me
dit que c'étoit certaines circonstances
que le péché requéroit pour être entiérement
confessé. Outre ces quipos de fil,
ils ont une autre certaine maniere d'écrire
avec de petites pierres par le moyen
desquelles ils apprennent ponctuellement
les paroles qu'ils veulent sçavoir par
cœur. C'est une chose plaisante de
les voir avec une roue faite de
petites pierres apprendre Pater noster,
avec une autre, Ave, Maria, & avec
une autre le Credo, & de retenir quelle
priere est, Qui fut conçu du saint
Esprit
, & laquelle, souffrit sous Ponce
Pilate
 : de les voir corriger quand en
contemplant leurs petites pierres, ils
voyent qu'ils ont manqué. Je n'ai pas
moins été surpris d'une autre sorte de
quipos qu'ils sont de grains de maïs.
336Car pour faire un compte difficile,
auquel un bon arithméticien seroit bien
empêché avec sa plume, & pour faire
une partition, afin de voir combien un
chacun doit contribuer, ils tirent tant
de grains d'un côté, & en ajoûtent tant
de l'autre, & ils s'en vont avec leur
compte certain, sans faillir d'un point. »
(Acosta, Hist. des Indes, liv. vj, ch. 8.)

« Lorsque les Indiens vouloient faire leurs
comptes qu'ils marquoient par le mot
quipu qui signifie nouer ou nœud, & se
prend pour le compte même parce que
les noeuds se faisoient de toutes sortes de
choses, ils prenoient ordinairement des
fils de différentes couleurs ; car les uns
n'en avoient qu'une seule, les autres deux,
les autres trois & ainsi du reste. Chaque
couleur, soit qu'elle fût simple ou mêlée,
avoit sa signification particuliere. Ces
cordons qui étoient de trois ou quatre
fils retors, gros comme de la moyenne
ficelle & de la longueur de trois quarts
d'aune étoient enfilés par ordre en long
dans une autre ficelle ; ce qui faisoit une
337espece de frange ; on jugeoit du contenu
de chaque fil par la couleur, comme par
exemple, le jaune désignoit l'or, le blanc
marquoit l'argent, & le rouge les gens de
guerre.

Que s'ils vouloient désigner des choses
dont les couleurs ne fussent point remarquables,
ils les mettoient chacune selon
son rang, commençant par les plus considérables
jusqu'aux moindres ; ainsi par
exemple s'il se fût agi de bled ou de
légumes, ils auroient mis premierement
le froment, puis le seigle, les pois, les
féves, le millet, &c. De même quand
ils avoient à rendre compte des armes,
ils mettoient les premieres celles qu'ils
estimoient les plus nobles, comme les
lances, & ensuite les fléches, les arcs,
les javelots, les massues, les haches, les
frondes, &c. Que s'ils vouloient faire un
compte des vassaux, ils commençoient
par les habitans de chaque ville, puis
par ceux de chaque province, ce qu'ils
faisoient ainsi. Ils mettoient au premier
fil les vieillards de soixante ans, & au-dessus,
338au second ceux de cinquante, au
troisieme ceux de quarante, & ainsi des
autres, en descendant de dix en dix ans,
jusqu'aux enfans à la mammelle ; ils tenoient
le compte des femmes selon leurs
âges dans le même ordre.

Il y avoit dans quelques unes de ces
ficelles d'autres petits fils fort déliés d'une
même couleur & qui sembloient être
des exceptions de ces autres regles générales ;
comme par exemple les petits fils
qui étoient au cordon des femmes ou des
hommes mariés, de tel & tel âge, signifioient
ce qu'il y avoit de veufs & de
veuves cette année-là. Car ces comptes
étoient comme des annales qui ne rendoient
raison que d'une année seulement.

On observoit toujours dans ces cordons
ou dans ces filets, l'ordre d'unité, comme
qui diroit dixaine, centaine, mille, dixaine
de mille : ils passoient rarement la centaine
de mille, parce que chaque ville ayant
son compte particulier, & chaque capitale
sa province, le nombre ne montoit jamais
si haut que cela. Ce n'est pas pourtant que
339s'il leur eût fallu compter par le nombre
de centaine de mille, ils ne l'eussent pu
faire de même parce que leur langue est
capable de tous les nombres d'arithmétique.
Chacun de ces nombres qu'ils comptoient
par les nœuds de filets étoit divisé de
l'autre ; & les nœuds de chaque nombre
dépendoient d'un, comme ceux d'une
cordeliere, ce qui se pouvoit faire d'autant
plus facilement qu'ils ne passoient jamais
neuf, non plus que les unités ni les
dixaines, &c. Ils mettoient le plus grand
nombre qui étoit la dixaine de mille au
plus haut des filets, & plus bas le mille
& ainsi du reste. Les nœuds de chaque
fil & de chaque nombre étoient égaux
les uns aux autres, & placés de la même
maniere qu'un bon arithméticien a coutume
de les poser pour faire une grande
supputation.

Parmi les Indiens, il y avoit des hommes
exprès qui gardoient ces quipus ou
ces cordons à nœud. On les appelloit
quipucamayu, c'est-à-dire celui qui a la
charge des comptes
 ; le nombre de ces
340quipucamayus ou de ces maîtres des
comptes devoit être proportioné aux
habitans de toutes les villes des provinces ;
pour si petite que fût une ville, il falloit
qu'il y en eût quatre, & ainsi toujours
en montant jusques à vingt & à trente.
Bien qu'ils eussent tous un même régistre
& que par conséquent ils n'eussent pas
besoin de plus d'un maître de comptes ;
l'Ynca néanmoins vouloit qu'il y en eût
plusieurs dans chaque ville pour couper
chemin aux supercheries, disant que s'ils
étoient peu, ils pourroient s'entendre
ensemble, au lieu que cela n'étoit pas si
facile à plusieurs, & qu'il falloit ainsi,
ou qu'ils fussent tous fideles, ou qu'ils
trempassent tous dans une même méchanceté.

Ils comptoient par nœuds tous les
tributs que l'Ynca recevoit d'eux chaque
année ; sans qu'il y eût aucune maison
qui n'y fût spécifiée selon son genre & sa
qualité, on y voyoit le rolle des gens de
guerre, de ceux qu'on y avoit tué, des
enfans qui naissoient & de ceux qui
341mouroient tous les ans dont ils désignoient
le nombre selon les mois. En un mot on
comprenoit dans ces nœuds toutes les
choses qui pouvoient être supputées par
des nombres, jusqu'à y marquer le nombre
des batailles & des rencontres, des
ambassades de la part de l'Ynca, & des
déclarations que le Roi avoit données.
Mais on ne pouvoit pas exprimer par des
nœuds le contenu de l'ambassade, les paroles
expresses de la déclaration & tels
autres évenemens historiques parce que
ces choses consistoient en des termes articulés
de vive voix, ou par écrit ; & que
les nœuds marquoient bien les noms,
mais non pas la parole. Pour suppléer à
ce défaut, ils avoient certaines marques
par où ils connoissoient les actions mémorables,
les ambassades & les déclarations
faites en tems de paix & de guerre.
Les quipucamayus en apprenoient par
cœur la substance & les enseignoient les
uns aux autres par tradition & de pere
en fils ; mais cela se faisoit particuliérement
dans les villes ou dans les provinces
342où ces choses s'étoient passées : & où la
mémoire s'en conservoit plus qu'en toute
autre contrée à cause que ceux du pays
se piquoient naturellement de les sçavoir.

Lorsque les curacas ou les gentilshommes
vouloient sçavoir l'histoire de
leurs aïeux, ou ce qui s'étoit passé de
plus remarquable dans quelques provinces,
ils alloient trouver aussi-tôt ces quipucamayus,
qui par le moyen des nœuds qu'ils
gardoient & qui leur tenoient lieu d'histoires,
d'annales & de registres, pouvoient
rendre un fidele compte de tous les événemens
les plus mémorables. Ces quipucamayus
étoient obligés par le devoir
de leurs charges de rendre raison de tout
ce qu'on leur demandoit sur leur histoire.
Afin de s'en acquiter avec plus d'honneur,
ils étudioient sans cesse les nœuds pour
bien retenir par cœur la tradition qu'ils
avoient des exploits de leurs ancêtres :
on les exemptoit du tribut ordinaire &
de tous autres services, afin qu'ils eussent
le loisir de s'y perfectionner.

Par ce même moyen ils se rendoient
343capables de discourir de leurs loix, de
leurs ordonnances de leurs coutumes &
de leurs cérémonies. Car par la couleur
du filet & par le nombre des nœuds ils
apprenoient ce que telle ou telle loi
défendoit, & quelle punition devoit être
faite de ceux qui la violoient. Ils sçavoient
encore quels sacrifices il falloit faire au
Soleil à certaines fêtes de l'année ; quelles
ordonnances, ou quels édits étoient en
faveur des veuves, des étrangers & des
pauvres ; enfin rien n'échappoit à leurs
connoissances, & ils pouvoient parler
pertinemment de toutes les choses de
leur pays qu'ils avoient apprises par cœur
& par tradition ; car chaque filet ou chaque
nœud leur remettoit en mémoire ce qu'il
contenoit… Comme ils n'avoient
aucun usage des lettres, ils faisoient tout
leur possible pour empêcher quelles ne
leur échappassent de la mémoire ; parce
qu'un Indien qui n'avoit pas appris par
tradition leurs comptes ou leurs histoires
s'y trouvoit aussi ignorant qu'un Espagnol
ou un autre étranger. J'eus occasion dans
344ma jeunesse de me rendre sçavant dans
l'art de manier ces nœuds. Lorsque les
Indiens sujets de mon pere & les autres
curacas venoient à la ville, à la saint Jean,
pour y payer le tribut, ils prioient ma mere
qu'elle me commandât de revoir leurs quipus
parce qu'étant d'un naturel assez défiant,
ils ne prenoient pas plaisir que les Espagnols
les maniassent, ce que je leur accordois
très-volontiers & je les collationnois
avec leurs nœuds, pour en voir
la conformité avec le tribut qu'ils apportoient ;
de sorte qu'à force de les manier
je m'y rendis aussi habile qu'eux. » (Ynca
Garcilasso
, Histoire du Pérou, liv. vj,
chap. 8 & 9.)

Ce n'est pas tout. Nous avons des
indices que cette étrange formule d'écriture
en quipos ou cordelettes garnie de
nœuds a été connue des Egyptiens &
des Chinois dans leur haute antiquité.
On croit appercevoir encore les figures
de ces fils tressés & noués parmi les
gravures des obélisques. Leur usage, s'il
a été établi en Egypte comme un secours
345de plus pour exprimer les pensées, y aura
été mêlangé dans les monumens publics
tracés en creux sur les pierres, avec les
figures ordinaires de l'écriture réelle représentative
des objets nommés. Il semble
même que les prêtres du pays ayent
conservé l'usage d'exécuter ensemble ces
deux anciennes formules, long-tems encore
après l'introduction publique & vulgaire de
l'écriture verbale ; puisqu'Apulée, (Metam.
Liv. ix
,) paroît les décrire toutes deux à la
fois dans le passage suivant. « Un vieux
prêtre d'Isis tira du fond du sanctuaire
certains livres écrits en caracteres inconnus :
les uns en figures d'animaux de toute
espece représentant à l'esprit une suite
d'idées & de discours ; les autres entassés
en traits ou accens les uns sur les autres,
tracés en nœuds, en roues tortueuses,
& en spirales comme les vrilles de la
vigne. C'étoit pour empêcher les profanes
curieux de pouvoir les lire. »
Sacerdos senex protinus de opertis adyti
profert quosdam libros litteris ignorabilibus
prænotatos, partim figuris cujusmodi animalium
346concepti sermonis compendiosa
verba suggerentes ; partim nodosis & in
modum rotæ tortuosis, carpolatimque

(aliàs capreolatim) condensis apicibus,
à curiosâ profanorum lectione munita
.

Quant aux Chinois, on assure que dans
les premiers siécles de leur police, ils ont
eu cette écriture dont l'image & la formule
s'est conservée sous le nom de
Ho-tou, dans un de leurs vieux livres
appellé I-King. Le Hotou est formé de
diverses lignes ou fils, dans lesquels se
trouvent de distance en distance des
espéces de nœuds ouverts ou fermés,
soit cercles & globules, blancs ou noirs.
Il ressemble à un assemblage de cordelettes.
Les cercles blancs sont comme les
nœuds ouverts, & les cercles noirs comme
les nœuds fermés. Telle est la description
qu'en fait le pere Gaubil. « On assure,
dit Freret, (Mém. de l'Acad. tome vj,
pag. 609) que les Chinois dans la plus
profonde antiquité se servoient de coredelettes
nouées en guise d'écriture. Le
nombre des nœuds de chaque corde
347faisoit un caractere, & l'assemblage des
cordes tenoit lieu d'une espece de livre
qui servoit à rappeller, ou à fixer dans
l'esprit des hommes des hommes des
choses qui sans cela, se seroient effacées. »
On ne peut qu'être fort surpris de trouver
une maniere d'écrire si extraordinaire en
des siécles & en des lieux aussi distans
les uns des autres qu'il soit possible, à la
Chine, en Egypte, au Pérou. Si le fait est
vrai, on seroit tenté de présumer que
cette formule d'écriture est un reste des
inventions de l'ancien monde, un art
échappé à la derniere révolution que les
eaux ont causée sur la surface de notre
globe. Au reste, cette formule n'est pas
d'un genre d'invention qui doive naturellement
tomber dans l'esprit humain, en
tant de lieux éloignés & différens, à moins
que ce ne soit pour marquer des nombres.
Aussi apprenons-nous de l'Ynca Garcilasso
que c'étoit à cet usage qu'on l'avoit premierement
& principalement employée.
Il y a donc grande apparence qu'après s'en
être servi à nombrer, on l'a dans la suite
348appliqué à d'autres significations, où cette
méthode ne peut être que tout-à-fait
défectueuse.

Nous avons encore une indication de
quelque autre espece de formule d'écriture
autrefois usitée chez les peuples de la Sibérie
orientale, & chez les Américains
septentrionaux. On lit dans les anciennes relations
d'anciens voyageurs Chinois, dont
M. de Guignes nous a donné de curieux
extraits, que les peuples Sibériens appellés
Che-goei, placés au nord du fleuve Amur
en tirant vers les bords de la Léna avoient
une écriture composée de petits morceaux
de bois, qui exprimoient leurs différentes
idées par la maniere dont on les disposoit.
Ceci ressemble assez à l'arrangement de
plusieurs petites pierres, portant chacun
leur signe mémorial & significatif, au
moyen desquelles les Péruviens, au rapport
d'Acosta, lisoient, ou plutôt récitoient
l'Oraison Dominicale. Les mêmes
relations Chinoises parlent d'un pays appellé
Fou-Sang, découvert à l'orient de
la Chine sur la fin du cinquieme siécle de
349l'ère vulgaire par les navigateurs Chinois,
& qui paroît être l'Amérique septentrionale
de l'ouest aujourd'hui inconnue ;
où les peuples, disent ces relations, avoient
l'usage d'une espece d'écriture. Cela peut
être vrai. Mais il faut avouer que ces
relations probablement vraies quant au
fond & à la découverte, contiennent
plusieurs détails fort suspects, quoiqu'infiniment
moins absurdes que la fable de
ce prétendu voyage de l'amiral de Fuente
& de son compagnon Bernardo dans cette
même partie occidentale de l'Amérique.
Il est honteux pour la nation Françoise,
qu'ayant possédé si long-temps le Canada
elle n'ait pas daigné se mettre au fait de
ce que contient cette vaste partie du
globe, située à l'occident des Assiniboils
& des Sioux.

107. De l'écriture symbolique.

Plus les anciens peuples ont eu de police,
d'esprit, & de connoissances, plus ils ont
étendu l'usage de cette formule primitive
d'écriture figurée, en la détournant par un
350systême général de dérivation, par l'application
des figures non-seulement aux objets
réels qu'elles représentoient, mais encore
aux qualités les plus frapantes de ces mêmes
objets. C'étoit encore suivre la nature en
commençant de l'altérer ; & il est aisé
de penser que la dépravation, commencée
sur un plan jusques-là supportable, n'a cessé
d'augmenter avec le besoin d'exprimer
tant de considérations idéales, qui n'ont
plus qu'un rapport fort compliqué avec
les objets de la vue, seuls susceptibles de
lui être fidelement représentés. C'est ce
qui est arrivé aux Egyptiens. Après s'être
d'abord servi, comme les barbares, des
figures des objets pour exprimer les objets,
ils ont employé ces mêmes figures comme
termes généraux servant à signifier les
qualités dominantes dans ces objets ; puis
ils en ont fait des applications plus détournées,
particulieres à leurs idées ; applications
difficiles sans doute, qui n'étoient
guères entendues qu'à force d'explications
& de conventions, & qui ne
l'ont plus été du tout lorsque l'usage de351

cette méthode allégorique a cessé d'être
commun, & que la mémoire des interprétations
traditionelles s'est effacée avec
le tems. Cette méthode, quoique si embarrassée
qu'elle a bientôt dégénéré en
énigmes & en mystere, étoit très-ingénieuse
en soi, & paroissoit d'abord s'écarter
de la nature, moins qu'aucune autre possible.
Les Egyptiens passent pour avoir
eu l'honneur d'une invention qui donnoit
une large étendue aux formules auparavant
si bornées de l'écriture sauvage, ayant été
les premiers, dit Tacite, qui ayent inventé
d'exprimer les idées de l'esprit par la
figure des objets physiques. Primi per
figuras animalium Ægyptii mentis sensus
effingebant : ea antiquissima monumenta
memoriæ humanæ saxis insculpta erant
.
(Tacit. Annal. L. 2.) il paroit même qu'ils
ne s'en sont pas tenus-là, & qu'ils ont fait
de ces figures des clefs générales, telles
à-peu-près que celles des Chinois, susceptibles
d'un certain nombre d'acceptions,
de dérivations & de synonimes, souvent
aussi mêlangées par la réunion de plusieurs
352symboles sur une seule figure rendue
monstrueuse, telle qu'un homme à tête
de chien ou d'épervier, afin d'exprimer
par un seul caractere toute une idée
compliquée : ce qui leur a servi à tracer,
tellement quellement, l'exposition de leurs
sciences. Les maîtres la faisoient entendre
aux étudians à force d'explications. Après
quoi le monument imparfait qui restoit
servoit à leur en conserver la mémoire.

108. Elle est nécessairement plus ancienne
que l'écriture littérale.

Lucain, Tacite, Marcellin & beaucoup
d'autres nous disent nettement que l'écriture
symbolique a précédé l'écriture littérale ;
& si leur témoignage nous manquoit,
le fait n'en auroit pas pour nous moins d'évidence,
à considerer la nature même des
choses. Un art est imparfait à mesure qu'il
est plus voisin de sa naissance. Ce n'est
qu'à force d'essais & d'habitude qu'on parvient
à lui donner plus de précision, de
promptitude & de netteté dans l'exécution.
L'écriture par figures hiéroglyphiques
étant plus diffuse, plus compliquée, moins
353nette que celle par petites lettres conventionelles
est donc constamment plus
ancienne. Outre que la convention qu'on
doit nécessairement supposer dans l'usage
introduit des caracteres de lettres en est
une preuve, je ne puis me persuader
qu'il y ait jamais eu d'assez puissant génie
pour imaginer tout d'un coup, sans aucun
préalable, de réduire à de petits traits
conventionels tous les sons de la voix,
tous les noms des objets extérieurs
& les noms des combinaisons qu'en fait
l'esprit humain, c'est-à-dire les paroles
& leur syntaxe. Cette invention
seroit si merveilleuse qu'on ne doit pas
s'étonner si quelques auteurs ont voulu
l'attribuer à Dieu même, en disant que
la premiere écriture littérale avoit été
celle qu'il avoit tracée sur les tables de
la loi donnée à Moyse. (Voyez Eusebii
Præpar. Evang. cap. iv.
) (Isidor. Origin.
I. 3.) La nature va pied à pied de
petites inventions en petites inventions.
L'esprit humain ne fait pas de si grands
pas. L'homme de génie qui chez un
354peuple grossier s'est avisé le premier
d'écrire des mots, & de donner de la
permanence aux noms des choses, n'a
sans doute pas imaginé pouvoir figurer
rien autre que les noms appellatifs des
objets réels qui tombent sous le sens de
la vue. C'est seulement à ce sens si net,
si étendu, que l'écriture a d'abord été
relative, n'ayant pour but que de montrer
un objet absent, & d'en exciter l'idée.
L'inventeur pour écrire oiseau, œil, main,
a figuré un oiseau, un œil, une main.
Cela n'étoit pas trop difficile à imaginer.
Cependant celui qui a fait ce premier pas
a tout fait : car il a guidé les autres.
Comment s'y prendre quand il a fallu
écrire des noms de choses qui ne tombent
point sous le sens de la vue, telles que
sont par exemple les qualités ? On a figuré
les objets visibles où ces qualités dominoient :
on a figuré un oiseau pour
signifier vîtesse ; un œil pour attention ;
une main pour puissance ou action ; un
vieillard pour la mort : & peut-être,
pour le dire en passant, est-ce de ces figures
355qu'est venue l'habitude de personaliser tant
d'êtres qui n'existent point, comme la mort,
l'amour, la fortune, la nature, & tant
d'autres relatifs qu'on a fini par prendre
pour autant d'êtres personellement existans.
Quoi qu'il en soit, rapportons ici une phrase
entiere écrite en formule symbolique, telle
qu'on la trouve dans Clément d'Alexandrie
(Stromat. liv. v.) « On voit, dit-il,
à Diospolis en Egypte dans un temple
appellé Pylon, une inscription portant
les figures d'un enfant, d'un vieillard,
d'un épervier, d'un poisson, & d'un
crocodile. En ce langage, enfant signifie
la naissance, vieillard la mort, épervier
Dieu, poisson haine, crocodile impudence.
De sorte que cette inscription
paroît se devoir traduire par la maxime
suivante. O vous tous qui naissez & qui
mourez, (ou plus simplement) Jeunes &
vieux, Dieu hait les impudens
. » Les
bonnes ou mauvaises qualités d'un homme
se figuroient en peignant cet homme avec
la tête ou quelque autre membre de
l'animal recommandable par ces qualités,
356avec une tête de chien ou d'épervier,
avec une patte d'oie, &c. Les adjectifs
exprimant toujours des qualités s'écrivoient
par la figure d'un animal.

Nondum flumineas Memphis contexere biblos
Noverat, & saxis tantum volucresque feræque,
Sculptaque servabant magicas animalia linguas

Lucan. Lib. iij.

Alors la route s'est élargie. On l'a
suivie par habitude & comme usage reçu,
peut-être même long-temps après avoir
reconnu qu'elle étoit difficile, & qu'elle
menoit mal : & quand on a pris la résolution
de la rendre moins embarrassée,
de la frayer par une nouvelle méthode,
on a sans doute en la redressant suivi tant
que l'on a pu les directions de l'ancienne
où l'on avoit accoutumé de marcher.
Les Egyptiens n'ont donc eu dans les
premiers temps d'autre écriture que la
symbolique. Les prêtres d'Egypte la conserverent
parmi eux, même après que
l'écriture littérale fut devenue la seule
vulgaire, & continuerent, à ce qu'on
357assure, de l'employer pour les choses sacrées ;
les vieux usages se retenant toujours
par-tout pour les choses de religion,
tant par respect, que parce qu'ils ont
l'air de mystere qui lui est convenable.
Alors cette écriture fut nommée sculpture
sacrée
, en grec hiéroglyphes.

109. De la formule d'écriture égyptienne.
Elle étoit vulgaire, & non mystérieuse.

Elle est devenue pour les siécles postérieurs
un grand objet de curiosité : &
comme cette formule d'écriture symbolique
d'un peuple déja policé tient, d'une
part à la méthode tout-à-fait grossiere
d'écriture primitive in rebus dont elle est
dérivée ; & d'autre part à l'écriture littérale
dont elle a dans la suite donné l'idée,
& fourni, selon l'apparence, les plus
anciens caracteres (Voyez n° 125, )
je ne craindrai pas de m'arrêter encore
sur cette matiere qui tient de si près à
mon sujet, tant pour la faire connoître
avec plus de détail, que pour mettre sur
les voies les personnes curieuses qui voudroient
tenter de déchiffrer ces anciennes
358énigmes. Elles nous apprendroient,
sans doute, des choses fort singulieres sur
les mœurs, les usages, les opinions, le
style & la façon de penser d'un peuple
célebre, dont on ne peut assez louer la
police morale ; mais dont on a, si je ne me
trompe, beaucoup trop vanté la philosophie ;
étonnant par la grandeur prodigieuse
de ses entreprises, & par le
mauvais goût de leur exécution ; peuple
à demi-grossier, sans élégance dans les
arts, sans logique dans les sciences ; mais
à qui les autres nations reconnoissent devoir
les connoissances dans lesquelles ils l'ont
depuis surpassé. Les sciences lui rendront
toujours le respect qu'un empire doit à
ses fondateurs : & les gens de lettres ne
cesseront jamais de regarder ses monumens
& ce qu'ils contiennent comme un des
plus dignes objets de leur attention.

Par malheur les siécles de l'Egypte sont
trop éloignés de nous pour qu'il soit possible
de donner un détail de la formule
d'écriture Egyptienne, aussi-bien suivi
que ceux que je viens de rapporter de
359l'écriture des Américains. Nous n'avons
aucune traduction suivie, faite en une
langue connue, de quelques-uns des grands
monumens hiéroglyphiques qui nous restent,
qu'un long fragment de celle qu'Hermapion
avoit donnée de l'obélisque aujourd'hui
élevé à Rome devant l'église de
Latran. Mais quoique le traducteur ait eu
le soin de marquer dans sa version les
faces de l'obélisque qu'il traduisoit, eu
égard à la position qu'il avoit de son
tems, comme le monument a changé
de place, & que les figures qu'il explique
ne sont ni mentionnées ni jointes à l'explication,
on ne sçait plus à quel endroit
des sculptures il faut rapporter le fragment
de traduction grecque qu'on lit dans
Ammien Marcellin. On rencontre dans
les anciens écrivains quelques explications
isolées du sens que les Egyptiens donnoient
à certaines figures. Horapollon Panopolitain,
qui, au rapport de Suidas, tint
une école de grammaire à Alexandrie, puis
à Constantinople au tems de Théodose,
a dressé en sa langue maternelle un catalogue
360d'hiéroglyphes accompagné d'un
commentaire explicatif, dont la traduction
grecque par Philippe nous est parvenue.
Ce vocabulaire en deux livres paroît n'être
qu'une partie d'un ouvrage plus étendu ;
car il n'explique que des figures d'animaux.
C'est l'ouvrage le plus détaillé que l'on
puisse consulter sur le génie de la langue
hiéroglyphique, dès-lors inusitée depuis
un grand nombre de siécles, mais dont
il paroît néanmoins par plusieurs témoignages
de l'antiquité que la tradition explicative
s'étoit en partie conservée jusqu'au
tems de la domination Romaine,
& n'a été entiérement perdue que par
l'invasion des Arabes en Egypte. On trouveroit
aussi des explications répandues
dans quantité d'anciens livres, & en particulier
dans le cinquieme des Stromates
de Clément Alexandrin.

On verra dans ce vocabulaire que les
figures signifient, non-seulement les objets
qu'elles représentent naturellement ; nonseulement
les choses dont elles peuvent
faire naître l'idée par des allusions faciles
361à saisir : mais encore qu'on les prenoit
en des sens tout-à-fait détournés, éloignés,
& dont la vue de ces figures ne nous donneroit
pas la moindre idée, tant ils sont
énigmatiques à notre égard. Ils ne sont
souvent fondés que sur des propriétés
singulieres ou imaginaires que les Egyptiens
attribuoient aux animaux ; sur de prétendus
faits d'histoire naturelle ; sur des
préjugés puériles, des contes ou opinions
populaires qui dévoient néantmoins être
généralement répandues, puisqu'elles devenoient
la base du langage commun.
Elles décèlent dans la nation Egyptienne
une excessive crédulité, en même tems
qu'une assez mauvaise méthode de raisonner
& de déduire les analogies. C'est
ce qui a sur-tout rendu les hiéroglyphes
si mystérieux pour nous. Car je ne puis
croire qu'ils le fussent pour la nation qui
en faisoit usage, ni qu'on se fût avisé
d'exposer en public des inscriptions que
le public n'auroit pas sçu lire. Cette seule
exposition est une preuve que l'écriture
hiéroglyphique ne contenoit pas une doctrine
362secrette, puisque ce seroit une conduite
absurde que de placer une telle
doctrine dans les carrefours, au lieu de
la graver dans l'intérieur des temples,
& de la tenir cachée dans les sanctuaires.
Je pense donc avec Wilkinds & Warburton,
qui a excellemment traité cette
matiere, que les hiéroglyphes ne sont
qu'une invention imparfaite & défectueuse,
convenable aux siécles à demi-sauvages,
& à laquelle les Egyptiens ont eu recours
dans le tems de la haute antiquité, à
défaut des lettres alphabétiques dont l'invention
n'étoit pas encore trouvée. Lorsqu'elle
le fut, elle leur fit abandonner l'ancienne
pratique, qui n'étoit au fond que la
grossiere méthode primitive & simplement
curiologique, un peu rafinée & plus étendue.

110. Les Egyptiens n'avoient qu'un genre
d'écriture servant à tous les styles.

On ne doit, à vrai dire, reconnoître
que deux genres d'écriture ayant eu cours
en Egypte, sçavoir le figuré, en usage dans
les siecles qui ne nous sont peut-être plus
363guères connus ; & l'alphabétique probablement
déja inventé lors de l'établissement
des plus anciennes colonies Egyptiennes
dans la Gréce, où l'on n'apperçoit
aucune trace de l'écriture figurée. Si Warburton
admet quatre especes d'écriture en
Egypte, c'est qu'il divise, après Porphyre
& Clément Alexandrin, l'écriture figurée
en trois especes ; sçavoir la curiologique
qui représentoit les choses énoncées sous
leurs propres images (Κύριος proprius ;
Κύριολογία proprius sermo ;) la symbolique
qui par la représentation d'un objet
donnoit à entendre, non l'objet représenté,
mais un autre objet ou quelque
idée qui y avoit un rapport assez
clair : & l'énigmatique plus compliquée
que la précédente, lorsque le rapport étoit
hazardé & difficile à saisir. Mais ces trois
manieres de s'exprimer selon le besoin,
en constituant trois usages des mots ou
caracteres, ne sont pas trois manieres
d'écrire. C'est le style qui change &
non l'écriture ; comme nous n'avons
qu'une même maniere d'écrire les mots
364dont nous nous servons, soit en sens
propre ; soit en sens figuré ou tropique
presqu'aussi commun que le sens propre ;
soit en un sens encore plus figuré & très-hardi,
qu'on n'employe guères que dans
la poësie.

111. Ils étendoient chaque figure à divers
sens propres, méthaphoriques,
ou emblêmatiques.

La formule d'écriture Egyptienne étoit
tellement bornée par sa nature même qu'on
étoit obligé d'employer une même figure
en plusieurs sens & acceptions différentes
qui n'avoient aucun rapport entr'elles, &
n'en avoient aussi presqu'aucun avec l'objet
figuré. Un épervier signifioit Dieu,
hauteur, profondeur, excellence, sang,
victoire, ame. Un escarbot signifioit fils
unique
, naissance, pere, monde, homme,
&c. Un vautour signifioit mere, vue,
borne, connoissance de l'avenir, année,
ciel, pitié, le poids de deux dragmes, &c.
Horapollon rapporte dans son Commentaire
les motifs de chacune de ces acceptions,
365& nous apprend aussi qu'on pouvoit
écrire un même mot par différens caracteres
figurés. Il est assez vraisemblable que c'est
dans l'art de trouver des emblemes &
d'appliquer aux objets des significations détournées
que consistoit une partie de la doctrine
sacerdotale & mystérieuse des Egyptiens.
Le besoin d'exprimer les pensées par
écrit qui augmentoit toujours avec la
culture de l'esprit ; la nécessité de les rendre
par les images des figures naturelles,
seule invention alors connue ; l'extrême
difficulté d'y réussir par cette méthode
insuffisante, exerçoit le génie des prêtres
& des docteurs du pays à chercher dans
les propriétés des êtres des rapports au
moyen desquels on pût parvenir à exprimer
certaines locutions par la peinture
de certaines images naturelles. C'étoit
chez eux, sans doute, une grande preuve
de sagesse & de pénétration que d'être
venu à bout de trouver quelques-unes
de ces formules difficiles & d'en enrichir
le langage écrit. Cependant les rapports,
quoique fondés sur les opinions nationales,
366étoient tellement forcés, qu'il falloit bien
pour les faire entendre, que ceux qui les
avoient trouvés en donnoient l'explication
publique. Elle se perpétuoit par
tradition, & par le soin d'en renouveller
les leçons de tems à autre. Il ne faut
pas demander comment les Egyptiens,
peuple instruit & policé, ont pu garder
très-long tems une maniere d'écrire aussi
obscure & aussi embarassée. Cela est tout
simple. Il est au contraire surprenant qu'ils
se soient enfin déterminés à l'abandonner.
Ils avoient jusques-là fait comme les Chinois,
peuple non moins instruit & industrieux,
qui, malgré les exemples contraires,
gardent encore aujourd'hui leur espece
d'écriture symbolique chargée de 80000
caracteres. Rien n'est plus difficile que de
faire prendre aux nations de meilleures
méthodes de faire les choses qui se font
à chaque instant. Tout ce que l'on peut
ordinairement leur persuader c'est de
simplifier & de rectifier peu-à-peu la
méthode habituelle. Mais enfin l'invention
des lettres & leur usage infiniment préférable
367fit oublier au public le sens de ces
sculptures grossieres, où nous reconnoissons
à peine aujourd'hui les images des objets
propres, tant ils sont mal figurés. Les
prêtres seuls en conserverent le sens parmi
eux : ce fut une partie considérable de
leur doctrine que d'avoir l'intelligence de
cette vieille écriture des siécles sauvages,
qu'on nomma hiérogrammatique ou sacrée,
pour la distinguer de l'écriture littérale.

112. Explication des divers caracteres
hiéroglyphiques.

Dans le grand nombre d'exemples que
contient le livre d'Horapollon sur la maniere
de s'exprimer par écrit selon la formule Egyptienne,
j'en vais citer quelques-uns contenant
des allusions, tantôt assez visibles,
tantôt plus ou moins forcées qu'on ne devineroit
jamais si l'auteur du vocabulaire n'eût
ajoûté le commentaire explicatif. Ils serviront
à faire connoître la tournure d'esprit du
peuple Egyptien ; son goût particulier pour
l'histoire naturelle, dont il tiroit la plûpart
des allusions ; & en même tems sa facilité
368à donner un libre cours à toutes les
fables qu'on débitoit alors sur les propriétés
des animaux.

L'aveuglement est représenté par une
taupe. L'amour par un lacet. La vigilance
& l'exactitude par une tête de lion. La
franchise par un cœur suspendu à un gosier.
La vengeance par une corne de vache.
La cruauté, le caractere impitoyable par
un homme à mi-corps tenant une épee
nue
. L'impossibilité de faire quelque
chose par deux pieds marchans sur l'eau.
L'impudence est désignée par une mouche
qui revient toujours quoiqu'on la chasse.
La pénétration d'esprit par une fourmi
qui se glisse dans les lieux les mieux fermés
pour manger ce qu'on y a resserré. La
destruction par une souris qui ronge tout.
L'imprudence par un pélican, parce que
lorsqu'on allume du feu autour de son nid
il y va brûler ses aîles, & ne peut plus
après cet accident échapper au chasseur
qui le poursuit. La doctrine & l'érudition
par un ciel versant de la pluie qui nourrit
les plantes comme la science fait fructifier
369les esprits. La mort par le corbeau de nuit
(nicticorax) qui enleve tout-à-coup les
petits de la corneille comme la mort enleve
les hommes.

Une langue & un œil, ou une langue
& une main
, signifient discours ; la langue
y faisant le principal office ; & le second
étant rempli, soit par la main qui trace
les images des choses dont on parle,
soit par l'œil qui les apperçoit.

S'ils parlent d'un tumulte, d'une sedition
populaire, ils peignent un homme armé
lançant des fléches
.

Pour désigner un vieux musicien, ils
peignent un cygne qui chante en mourant.

Un homme qui mange signifie qu'on
avertit d'une heure marquée ; parce qu'on
prend ses repas à des heures réglées.

Une chauve-souris signifie une bonne
nourrice ; cet oiseau étant le seul qui ait
des dents & des mammelles. La chauve-souris
signifie encore un homme foible
qui entreprend au-dessus de ses forces,
parce que cet animal veut voler sans avoir
de véritables aîles.370

Une ligne signifie un nombre ; & s'il y
a une ligne transversale sur les autres,
elle décuple le nombre.

Le nombre seize signifie le plaisir de
l'amour, parce que l'homme en devient
susceptible à seize ans qui est l'âge de la
puberté. Ce nombre figuré deux fois signifie
l'habitude qu'ont ensemble un homme &
une femme. Si l'on veut faire entendre
que c'est un mari qui a commerce avec
sa femme, on peint deux corneilles, parce
que ces oiseaux s'accouplent dans la même
attitude que l'espece humaine.

S'ils veulent dire qu'une femme est
accouchée d'un garçon, ils peignent un
taureau tournant la tête à droite
. Mais
ils la tournent à gauche si la femme a fait une
fille. Car lorsque le taureau a couvert fa
femelle, s'il en descend à droite, c'est
une marque qu'il a engendré un mâle,
& une femelle s'il en descend à gauche.
Si la femme dont on veut parler a fait
une fausse couche, on peint une cavalle
marchant sur un loup
 ; parce qu'une jument
pleine avorte sur le champ lorsqu'elle vient
371seulement à fouler la piste récente d'un
loup. Le mot avorton, s'écrit par la
figure d'une grenouille, cet animal n'ayant
pas tous ses membres développés au tems
de sa naissance.

Pour dire qu'une femme a les inclinations
d'un homme & qu'elle veut être la
maîtresse, ils peignent une belette ; parce
que le mâle de la belette a la partie du
sexe osseuse. S'ils veulent faire entendre
qu'elle a au fond de l'ame de la haine pour
son mari qu'elle feint d'aimer, ils peignent
une vipere, parce qu'au sortir de l'accouplement
la femelle mord le mâle & le
tue.

S'ils veulent dire qu'une personne se
laisse trop facilement aller aux discours des
flateurs, ils peignent un cerf & un homme
qui joue de la flûte
 ; car le cerf sensible à
la mélodie des instrumens se laisse surprendre
par le chasseur.

S'ils veulent dire qu'un homme supporte
les malheurs qui lui arrivent sans
en être abbatu, ils figurent la peau d'une
hyenne
, parce qu'elle a la propriété de
372rendre invulnérable celui qui en est revêtu ;
tellement qu'il peut passer au travers d'une
armée ennemie sans recevoir de blessures.

S'ils veulent parler d'un juge qui rend
bien également justice à tout le monde,
ils peignent une aîle d'autruche, avec les
barbes égales de part & d'autre de la
tige : au lieu qu'elles sont toujours inégales
aux plumes de l'aîle des autres oiseaux.

Le même auteur fait encore mention
d'une maniere très-singuliere que le hazard
fournissoit quelquefois de rendre par
écrit certaines expressions en figurant un
objet dont le nom faisoit une équivoque
ou un jeu de mots avec ceux qu'on vouloit
faire entendre. Par exemple : Bai en
Egyptien signifie ame : Eth signifie cœur,
& le mot Baieth qui réunit les deux syllabes
signifie épervier. Là-dessus les Egyptiens
pour écrire les mots une ame vigoureuse,
ou un cœur bien animé, (ψυχήν ἐγκαρδίαν)
qu'il n'auroit pas été possible de rendre
directement par aucune figure visible,
peignoient un épervier. En lisant, c'est-à-dire,
en voyant cette image d'un
373épervier baieth, on faisoit entendre aux
auditeurs les mots bai & eth, ame &
cœur ; ou on les avoit soi-même présens
à la pensée. Les Egyptiens croyoient que
le siége principal de l'ame étoit dans le
cœur. De plus, ils étoient, ainsi que la
plûpart des anciens Orientaux, dans l'idée
que l'ame est entretenue & nourrie par le
sang : ce qui constituoit encore un juste
rapport entre l'ame & l'épervier qui,
disent-ils, ne boit jamais que du sang au
lieu d'eau.

113. Monumens d'écriture égyptienne.
Direction des lignes.

Il reste encore en Egypte un grand nombre
de monumens de cette ancienne écriture,
& sur-tout en Thébaïde, dont personne
n'a décrit les antiquités avec autant
d'exactitude que Norden voyageur Danois
qui remonta le Nil jusqu'aux Cataractes
en 1737. Ceux que nous avons en Europe
sont peints sur les bandelettes de quelques
monnoies, ou incrustés en argent sur
la fameuse table Isiaque (que les sçavans
374croyoient perdue, je ne sçais pourquoi,
car elle est publiquement exposée à Turin
dans une sale du trésor des archives ;)
ou sculptés sur les obélisques amenés d'Egypte
à Rome. Ceux-ci contiennent une,
deux ou trois lignes d'écriture perpendiculaire
sur chaque face : ce qui sembleroit
indiquer que tel étoit l'usage des Egyptiens
dans la direction des lignes de leur
écriture, semblable à celui des Indiens
& des habitans de la Taprobane mentionée
par Diodore, l. 2, n° 57. Cependant
cette direction peut avoir été déterminée
par la forme des obélisques. Les Egyptiens
ne paroissent pas s'être attachés à
une maniere invariable de diriger les lignes
de leur écriture. Richard Pococke, durant
son séjour en Egypte, a fait dessiner plusieurs
figures dont les vêtemens sont
chargés d'écriture hiéroglyphique disposée
par lignes horizontales comme la nôtre.
Il y a parmi celles-ci une très-belle Isis
vêtue d'une espece de juppe couverte
d'écriture horizontale. Mais la statue d'Osiris
qui est à côté, & qui paroit évidemment
375fabriquée de la même main pour
être le pendant de l'autre, porte sur le dos
une bande chargée de deux lignes perpendiculaires,
& par devant, au milieu
d'une espece de tablier plissé, d'une autre
ligne d'écriture aussi perpendiculaire.

Les trois lignes sculptées sur chaque
face des obélisques à Rome, commencent
probablement du haut en bas, (ce qui
est plus naturel que de les présumer
écrites du bas en haut) & se suivent
probablement aussi de droite à gauche
selon l'usage ordinaire de l'écriture orientale.

114. Tradition de l'antiquité sur ce que
ces monumens contiennent.

Les auteurs qui ont écrit dans un tems
où l'on n'avoit pas encore perdu l'intelligence
de ces inscriptions lapidaires,
parlent à-peu-près du même ton de ce
qu'elles contenoient. Selon Strabon,
liv. xvij, page 816, celles qu'il a vues sur
les obélisques dressés au-devant des cavernes
de la Thébaïde, où les Rois ont
376leur sépulture, apprennent au voyageur
quelles furent la puissance & la richesse
de ces rois : comment leur empire s'est
étendu jusqu'en Scythie, en Bactriane, dans
l'Inde & sur le pays qu'on appelle à present
Ionie : quels sont les tributs qu'on leur
payoit & la quantité de troupes qu'ils
entretenoient, allant à près d'un million
d'hommes. On voit par ce récit de Strabon
que ces inscriptions étoient à-peu-près
de même genre que celles que nous avons
trouvées chez les peuples du Mexique. Il
s'accorde avec Diodore qui raconte, l. j,
p. 53, que Sésostris avoit fait élever deux
obélisques de pierre dure, hauts de six-vingt
coudées, sur lesquels on avoit inscrit
le dénombrement de ses forces, la quantité
des tributs qu'il recevoit & le nombre
des nations par lui soumises. Proclus rapporte
(in Tim. Platon.) que les faits arrivés
en Egypte restoient toujours présens à la
mémoire des habitans, qu'on en conservoit
le souvenir par l'histoire, & l'histoire
elle-même au moyen de certaines colonnes
sur lesquelles on avoit décrit tous les bons
377enseignemens & tout ce qui étoit digne
de remarque, soit en actions, soit en
inventions. Lorsque Germanicus alla, dit
Tacite, (Ann. II. 60, ) visiter les magnifiques
restes de l'ancienne ville de Thèbes,
il y trouva des masses de pierres couvertes
d'écriture égyptienne qui attestoit encore
l'ancienne opulence du pays. Le
plus ancien des prêtres mandé pour en
donner l'explication, dit que cela signifioit
qu'il y avoit eu à Thèbes sept cent
mille habitans en âge de porter les armes :
que le Roi Ramsès en avoit fait une armée
à la tête de laquelle, il avoit conquis la
Lybie, l'Ethiopie, la Perse, la Médie,
la Bactriane & la Scythie ; soumis les
peuples de Syrie & d'Arménie & tout le
pays depuis la Cappadoce jusqu'aux mers
de Bithynie & de Lycie : qu'on y lisoit
aussi les tributs imposés aux nations, le
poids des sommes d'or & d'argent ; le
nombre des présens faits aux temples ;
la quantité d'yvoire & de parfums, de
grains & d'ustensiles que chaque province
devoit fournir ; en un mot, un détail qui
378faisoit voir que les richesses de l'Egypte
n'étoient pas moins grandes que l'ont été
celles des Parthes & des Romains. Pline,
(xxxiij, 10,) nous apprend ce que contenoient
en particulier les deux obélisques
placés dans le grand Cirque à Rome, dont
je parlerai bientôt plus au long. Tous
deux, dit-il, contiennent des explications
de choses naturelles, selon les idées que
la philosophie égyptienne en donnait.
Inscripti ambo rerum naturæ, interpretationem
Ægyptiorum philosophia continent
.
Il a voulu dire, ce me semble, qu'on y
avoit exprimé les paroles & les conceptions
humaines par des représentations
d'objets naturels, pris allégoriquement
& en un sens relatif aux propriétés que
la philosophie égyptienne s'imaginoit avoir
découvert dans les choses naturelles. Car
je ne puis m'empêcher de croire que c'est
dans la découverte & dans la connoissance
de ces prétendus rapports que consistoit
sur-tout cette sagesse si vantée, &
cette science mystérieuse des prêtres de
l'ancienne Egypte. Ammian Marcellin
379paroît l'entendre ainsi, lorsqu'il s'exprime
en ces termes, (L. xvij, c. 4, ) qui expliquent
assez bien ceux de Pline. « Un
vieux respect dû aux monumens des
premieres connoissances a rendu célébre
cette prodigieuse quantité de notes & de
petites figures que nous voyons sculptées
de toute part en Egypte. L'usage étoit
autrefois de graver des représentations
d'animaux & d'oiseaux, même fantastiques,
ou qui n'existent que dans
un autre monde, quand on vouloit
transmettre aux races suivantes, la
mémoire publique & la connoissance
des grands événemens. Ces notes apprennent
aussi quels sont les vœux faits
ou acquités par les rois du pays. Aujourd'hui
un petit nombre de lettres
convenues & : d'un emploi facile, suffit
pour exprimer toutes les conceptions
de l'esprit humain. Il n'en étoit pas de
même autrefois, & les Egyptiens n'écrivoient
pas comme nous. Chacun de
leurs caracteres fait un nom ou mot
complet, quelquefois même un sens ou
380une phrase entiere. Voici deux échantillons
de leur science & de leur méthode.
Chez eux pour écrire le mot
nature, on figuroit un vautour, parce
que selon leurs connoissances physiques
il n'y a point de vautour qui ait le
sexe mâle : pour écrire un Roi, ils
peignent une mouche à miel ; ce qui
signifie que celui qui gouverne doit
joindre la douceur à l'aiguillon qui le
rend redoutable, & ainsi du reste. »
Le même Marcellin a tiré d'un livre de
l'Egyptien Hermapion, & inséré dans
son histoire, la version grecque de l'un
des obélisques du Cirque, contenant un
pompeux éloge que les dieux font du
roi Ramestes. Mais malgré les rapports
que le nom de ce roi & ses conquêtes
paroissent établir entre cette explication
& celle qu'un prêtre Thébain donnoit à
Germanicus, on n'y trouve pas une convenance
dans les détails suffisante pour
assurer que toutes les deux soient l'explication
du même monument.

Ce que nous disent tant d'auteurs bien
381instruits, suffit au moins pour nous assurer
que les hiéroglyphes sont une écriture
réelle, telle qu'elle a été inventée &
usitée dans les premiers siécles avant
l'invention de l'écriture littérale ; & pour
nous instruire en géneral de ce que contiennent
les monumens de cette écriture.
C'est en vain que Pluche à voulu soutenir
qu'elle contenoit toute autre chose que ce
que nous en avons dit ici. Ni lui, ni le pere
Kirker qui accuse Hermapion d'imposture,
& traitent
de rêverie sa traduction n'en
sçavent pas autant là-dessus, qu'en
sçavoient les auteurs dont on vient de
lire les témoignages. On va reconnoître
à la lecture de cette version, qu'Hermapion,
s'il l'a forgée, ne pouvoit
déguiser la supposition avec plus d'adresse
& de vraisemblance. Tout ce qu'on y
lit s'accorde à merveille avec ce que
l'histoire nous apprend de la façon de
penser, & de l'ancienne croyance des
Egyptiens. Le pere Kirker malgré le tems
& l'érudition qu'il a perdu à faire effort
pour recouvrer dans ces monumens les
382chimeres de la philosophie Porphyrienne,
n'est pas non plus mieux fondé à croire
que cette écriture étoit lettres closes pour
le peuple & qu'elle contenoit une doctrine
profonde, sublime & mystérieuse
qu'on vouloit cacher au public. On l'exposoit
au contraire par-tout à ses yeux,
grande marque qu'elle n'apprenoit que des
faits célebres dont on vouloit qu'il conservât
la mémoire. Les prêtres Egyptiens
ont eu, sans doute, des mysteres qu'ils
ne révéloient pas volontiers. Le rapport
de l'antiquité ne laisse aucun doute à cet
égard. Mais on peut assurer que ce qu'on
exposoit ainsi au milieu des places, n'étoit
pas ce qu'on vouloit dérober à la
connoissance du public.

115. Traduction de l'inscription hieroglyphique
gravée sur un obélisque autrefois
élevé en l'honneur du roi Rameste.

Toutes les tentatives ont été jusqu'à
présent inutiles pour trouver l'art de déchiffrer
cette écriture énigmatique, & si
singuliere. Ce problême, peut-être au
383fond plus curieux qu'utile, est, sans doute
d'une extrême difficulté tant par les raisons
que j'ai déja touchées que par quantité
d'autres faciles à sentir : mais n'est-ce
pas aller trop loin que de le croire impossible
à résoudre. Lorsque les termes
d'une langue littérale sont perdus, & ne
peuvent être retrouvés par analogie, il
devient impossible de retrouver la langue ;
quand même les caracteres de l'écriture
nous resteroient connus. Mais, par la raison
qu'une écriture symbolique exprime ses
pensées par des figures, & non par des
mots formés de lettres détachées, ne
pourroit-on pas absolument parlant, la
deviner ; comme on devineroit les principes
de géométrie par les figures d'Euclide
dénuées de leur explication, ou les principes
d'astronomie à la vue d'une sphere armillaire ;
comme on retrouveroit un jour
à venir les intervalles & la juste intonation
du chant d'un de nos airs à la vue
des lignes & des notes qui nous servent
à les écrire dans notre méthode
ordinaire ; ce qui seroit, sans doute,
384infiniment difficile, si la connoissance de notre
tablature musicale étoit une fois perdue ;
car à peine même alors, à la vue des monumens,
pourroit-on se douter qu'ils nous
servoient à exprimer la mélodie par écrit.

Il y a des gens doués d'un talent
tout particulier pour deviner ces sortes
d'énigmes. La méthode qu'ils y pourroient
employer seroit de dessiner piéce à piéce
toutes les figures hiéroglyphiques, par
forme de catalogue : elles sont en petit
nombre & souvent répétées. On écriroit
ensuite à côté de chaque figure le sens &
les explications, telles qu'elles sont répandues
çà & là dans les auteurs de l'antiquité.
On y pourroit joindre aussi le recueil
de tout ce qui nous reste de mots Egyptiens
rassemblés par Wildkins dans sa
Dissertation sur la langue Cophte. A l'aide
de cette espece de dictionnaire, on essayeroit
de confronter à l'original la traduction
grecque que l'Egyptien Hermapion a donnée
de l'un des obélisques de Rome.

Ammian Marcellin nous l'a transmise
en faisant le récit du transport, ordonné
385par l'Empereur Constance, du grand
obélisque de Thebes à Rome, où il le
plaça dans le grand Cirque. C'est le même
que le Pape Sixte V a depuis fait élever
dans la place de saint Jean de Latran.
Cette inscription en forme de discours
direct fait par le Soleil divinité de l'Egypte,
contient un panégyrique du Roi Ramestes.
Elle est très-propre à nous montrer quel
étoit l'ancien style des Egyptiens, la magnificence
emphatique de leurs expressions,
& des titres superbes qu'on donnoit
à leurs Souverains. Le traducteur a
eu soin de numéroter chacune des trois
lignes de chaque face & de faire mention
qu'il commençoit par la face exposée au
midi ; il finit par celle d'orient : ce qui
montre qu'après avoir lu la face du midi,
il continuoit à lire par la face d'occident ;
tournant ainsi sur la gauche à mesure qu'il
parcouroit successivement les quatre faces :
& ceci confirme ce que j'ai conjecturé,
que les lignes se suivoient de droite à
gauche. On ne sera pas fâché de voir
ici cette pièce singuliere qui n'a jamais
386été traduite en notre langue. Voici quel
en est à-peu-près le sens. Je le rends le
plus littéralement qu'il m'est possible, en
suppléant quelque chose à la syntaxe, qui
dans le langage hiéroglyphique, ne peut
manquer d'être maigre, obscure & embarrassée.
Le défaut de liaison dans les
phrases s'apperçoit aisément à la lecture
de la version grecque.387

A commencer du côté du Midi.

Premiere ligne.

Le Soleil au Roi Ramestes.

Je t'ai donné de régner sur la terre
au gré des nations.

Toi que le Soleil aime.

Qu'aime Apollon le fort, l'amateur
de la vérité, le fils de Héron, le fils
de Dieu.

Lui qui a fait le monde.

Toi que le Soleil a choisi, Roi
Ramestes, courage de Mars,

Dont la force & l'audace ont soumis
toute la terre ;

Roi Ramestes, immortel fils du Soleil.

Deuxieme ligne.

Apollon le fort, vrai Seigneur des
diadêmes ;

Qui possede l'Egypte & la remplit
de sa gloire ;

Qui embellit la ville du Soleil ;388

Qui donne la forme à la terre
entiere,

Qui honore les Dieux habitans de la
ville du Soleil ;

Que le Soleil aime.

Troisieme ligne.

Apollon le fort, fils du Soleil tout
lumineux,

Celui que le Soleil a choisi, que le vaillant
Mars a comblé de faveurs :

Celui dont la fortune n'est point
sujette aux vicissitudes :

Qu'Ammon chérit ;

Qui remplit les temples des richesses
de la Phœnicie,

A qui les Dieux ont donné une
longue vie ;

Apollon le fort, fils de Héron.

Ramestes le Roi du monde ;

Qui a sauvé l'Egypte & vaincu les
étrangers :

Que le Soleil aime,389

A qui les Dieux ont donné de
longs jours :

Ramestes l'immortel Seigneur du
monde.

Sur une autre face de l'Obélisque.

Seconde ligne.

Moi le Soleil, le grand Dieu, le
Seigneur du Ciel,

Je t'ai donné une vie exempte de
traverses :

Moi Apollon le fort, l'incomparable,
le maître des trônes ;

Le Seigneur d'Egypte nous a élevé
des statues dans ces Palais ;

Il a embelli la ville du Soleil :

Il a rendu homage au Soleil, au
Seigneur du Ciel.

Ton ouvrage nous plaît.
O fils du Soleil, ô Roi immortel !

Troisieme ligne.

Moi le Soleil, Seigneur du Ciel,390

J'ai donné au Roi Ramestes la force &
la toute-puissance,

A ce Roi, qu'Apollon l'oracle de la
vérité, le Seigneur des tems,

Et Vulcain le pere des Dieux ont
choisi en faveur de Mars,

A ce Prince tout gracieux, fils du
Soleil, favori du Soleil.

Du côté d'Orient.

Premiere ligne.

A la ville du Soleil ; voix du grand

Dieu céleste,

Et d'Apollon le fort, fils de Héron.

Que celui que le Soleil a nourri,

Que les Dieux honorent,

Qui commande à la terre :

Que ce Roi vaillant que le Soleil a
choisi en faveur de Mars,

Que ce Prince chéri d'Ammon,

Regne à jamais dans la ville du
Soleil :

Ainsi l'ordonne le maître de la
lumiere.391

Notes
Sur l'Inscription Egyptienne

Le Soleil au Roi Ramestes.] On lit pour
titre dans plusieurs exemplaires de Marcellin.
Voici ce que nous avons donné
au Roi Rameste
. Ce sont les Dieux qui
parlent : Le P. Brunelli Jésuite, (Vid.
Lindenbrog. Observ. in Ammian.) (&
Bargæus dans son Traité de l'obélisque
Flaminien
) (Vid. Græv. Thes. Ant. t. iv,)
ont suivi cette leçon dans leurs traductions
latines qu'on peut comparer à la
mienne. On y trouvera quelques legeres
différences. Mais je n'ai fait que donner
aux paroles un sens un peu plus intelligible
& suivi, en me tenant le plus près
qu'il est possible des termes grecs.

Le Soleil.] Je ne doute pas que le mot
Egyptien ne soit El ou Eloah (Deus)
d'où les Grecs ont tiré leur mot ΗΛΙΟΖ
(le Soleil.) El est une épithete qui désigne
la force, & prise comme titre de dignité,
la puissance. Le Soleil est le second Souverain
392de l'Egypte dans la dynastie des
Dieux rapportée par Manethon.

Rameste.] Le mot Ram désigne la
hauteur, l'élévation. Pris comme nom
de dignité, il répond à notre titre d'Altesse,
& à celui de sa Hautesse, que porte
le grand seigneur Ottoman. Est, signifie
l'Orient, le Soleil, le Feu. De-là vient
le nom de la Divinité grecque hephestos
(le pere du feu) & celui de la Divinité
latine Vesta, (le feu par excellence, le feu
perpétuel.) Les Latins prononçoient phesta
& ont fait là-dessus le mot festus (feste.)
Le pur oriental Est est parvenu jusqu'à
notre langue pour signifier le côté d'Orient.
Ram-Est est donc un titre qu'on pourroit
rendre par celui d'Altesse lumineuse, ou
d'Altesse orientale. Dans la suite de l'inscription
ce Prince est aussi décoré des
titres de fils du Soleil & de tout-lumineux.
On ne peut guères douter que ce Prince
ne soit le fameux Sésostris qui avoit subjugué
l'Asie ; en l'honneur de qui on éleva
dans le temple du Soleil à Thèbes deux
grands obélisques, soit de son vivant, soit
393sous le régne de Phéron son fils, comme
le rapporte Herodote (ij, 3.) Le vrai nom
de ce Roi est Seth-Ochris, c'est-à-dire,
Seth surnommé le Victorieux. Je l'explique
ainsi d'après les anciens même qui nous
apprennent que le nom de la Reine Nitocris
signifioit la fille victorieuse (Neith Virgo
Ochris Victrix.) Les Egyptiens appelloient
Seth (Sothis) la plus belle des étoiles fixes,
sur le lever de laquelle ils régloient leur
grande période (Sothiacale) des tems,
comprenant une révolution de 1460 ans.
Ils nommoient aussi comme nous cette
étoile Sir, Siris, Sirius c'est-à-dire,
Royale. On voit donc que les
noms des Rois Osiris & Sesostris sont
à-peu-près synonimes. Aussi ces deux
Princes ont-ils souvent été pris l'un
pour l'autre. O-Siris, signifie à la lettre
le Roi, le Sire. Il y a apparence que les
Egyptiens écrivoient ou prononçoient
Y-Ser, comme on en peut juger par le
nom d'un très-ancien Roi d'Egypte appellé
Y-Ser-Cherets, ce qui signifie le Roi de la
terre
. Quant au nom de la Reine Isis,
394c'est le nom générique de la femme &
celui de tout le genre féminin. (Ischa,
fœmina.) Raison pour laquelle on ne doit
plus être surpris de le voir appliqué chez
les Egyptiens à tant de personnes & de
choses différentes.

Apollon.] Je crois que le mot original
est A-Belen (le Divin, tiré du primitif
Bel (Dieu) dont les Grecs ont fait Α-Πόλλων
& les Latins A-Polline. Apollon est le
cinquieme Souverain dans la dynastie des
demi-Dieux, & le successeur immédiat
d'Hercule. L'inscription joint toujours à
son nom l'épithete de fort. Homere a
suivi cette coutume de joindre au nom
d'un personnage principal une épithete
consacrée à le désigner particuliérement,
Achille aux pieds legers, &c. Virgile &
l'Arioste suivent en ceci l'exemple d'Homère :
Pius Æneas ; il buon Ruggiero.

L'amateur de la vérité.] Ceci nous rappelle
une ancienne coutume Egyptienne. Le
président des tribunaux portoit au col une
petite image de Divinité, représentant
le symbole de la vérité, & la présentoient
395à baiser à l'une des deux parties
plaidantes, pour marque qu'elle avoit
gagné sa cause. Cette image étoit probablement
celle d'Apollon. Ce qu'en dit ici
l'inscription fait voir que selon l'idée des
Egyptiens, cette Divinité présidoit à la
justice. Les Grecs & les Latins ont confondu
Apollon avec le soleil, quoique l'inscription
les distingue nettement. Mais elle
n'en donne pas moins à entendre qu'Apollon
est un des astres. Elle lui donne le titre
de Tout-lumineux, & de Seigneur des tems,
comme elle appelle le soleil, Seigneur du
Ciel
 : ce qui me fait présumer qu'Apollon
étoit l'étoile Seth ou Sirius dont le lever
marquoit le commencement de la grande
année égyptienne, & dont la révolution
formoit la grande période des tems.

Le fils de Héron.] C'est-à-dire, selon
l'opinion commune, le fils d'Hercule.
En effet, dans le catalogue de Manéthon
Hercule (Ηρακλῆς) est le quatrieme Souverain
de la dynastie des demi-Dieux,
prédécesseur immédiat d'Apollon. Ce
sentiment est le plus vraisemblable.
396Cependant quelques Critiques croient
qu'il faut lire ici le nom de Héron avec
une articulation labiale Phéron, c'est-à-dire,
Pha-Raon (le Roi.) Hérodote
nomme Phéron le Roi qui fit élever deux
obélisques à Thèbes, & dit qu'il étoit
fils de Sésostris. Ro ou Rao (& en
faisant précéder l'article grammatical de
la langue Egyptienne Pha ou Pi) Pha-Rao
Pi-Ro) est le titre générique des Souverains
de l'Egypte ; comme il l'est encore
des Souverains de l'Europe, Rex, Roi,
& même de ceux de l'Inde Raia. Dans
les dialectes Arabes Reys est aussi un titre
d'honneur. Plusieurs Princes Egyptiens
portent dans l'ancienne histoire les noms
de Phe-Ron, Pho-Ronée, P-Rot, &c.

D'autres pensent que par fils de Héron
on peut entendre fils d'Horus, ou fils de
Heres, deux noms très-communs dans
la haute antiquité de l'Egypte. Horus est
le premier Souverain de la dynastie des
demi-Dieux. Son nom qui signifie lumiere
est la racine d'une infinité de termes
usités. Hora, les parties du jour. Oriens
le côté de la lumiere, le côté du soleil
397levant ; oriri en général, naître, se
lever : aurum métal qui a la couleur du
soleil, &c.

Heres, ou avec l'aspiration gutturale
Cheres, Ceres, est le nom propre de la
terre (erets, terra.) Le nom du Roi d'Egypte
Mer-cheres signifie le maître du pays,
Dominus terræ. Cerès, c'est-à-dire la terre
qui produit le bled, est devenue chez les
Mythologues une Reine qui a fait présent
au genre humain de cette nourriture
si utile ; la déesse & l'inventrice de
l'agriculture.

Mars.] Le mot Egyptien doit être
Mares ou Mœris nom commun dans
la langue du pays ; de la Mar qui en
langue orientale & en tant d'autres signifie
Dominus, Herus. La version grecque de
l'inscription, & celle du catalogue de
Manéthon insérée dans la Chronique de
Syncelle porte Αρῆς. De ce mot sortent ceux
qui en langue grecque expriment la force
& la vertu. L'épithete jointe au nom de
Mars est ἄλκιμος (courageux.) Elle peut
avoir déterminé les Grecs & les Latins à
faire de Mars le Dieu de la guerre. Il est
398le second des Souverains dans la dynastie
des demi-Dieux. Le nom de Mares se retrouve
dans le Catalogue des Rois, donné
par Eratosthene qui l'interprete don du
Soleil
. Il y a beaucoup de rapport entre
le nom Mares, Moeris, Miris, & le nom
Mihr qui est celui du Soleil.

La ville du Soleil.] C'est le titre de
la ville de Thèbes. Les Grecs l'ont traduit
à la lettre Heliopolis, & Diospolis.
C'est aussi le sens de l'expression Egyptienne
No-Ammon dont les prophetes
Hébreux se servent en parlant de l'une
des principales villes d'Egypte ; quelle
que soit celle dont ils ont voulu parler.
Ammon est le Soleil. Ainsi les prophetes
nous apprennent que No en langage
Egyptien signifie ville. Du moins est-il
certain que les cités ou banlieues s'appelloient
nomes. Sesostris avoit divisé tout
le pays en trente-six nomes (Civitates).
Le texte d'Isaïe (xix, 18,) appelle une
des principales villes d'Egypte Ir-Hæres :
& le Targum d'Onkelos traduit ce nom
par Heliopolis, ville du Soleil. C'est un
équivalent du sens littéral terre du feu ;
399car c'est ce que paroît fignifier Ir-hæres
(Ur ignis ; erets terra).

Ammon.] Ammon le grand Dieu de la
Thébaïde est le sixieme Souverain de la
dynastie des demi-Dieux. Il a plu aux
Grecs de l'appeiler Jupiter. Son nom Am
signifie en effet Pater. On l'a confondu
avec le bélier qui étoit l'animal divin,
ou le fétiche de cette contrée. Mais il
n'est pas question de la religion des
fétiches dans notre monument qui se
rapporte par-tout au Sabéïsme qui est le
culte des Astres & du feu. Ammon est
un titre d'honneur que l'Egypte Sabéïste
a souvent donné au Soleil comme au
pere de la nature. D'autres dérivent ce
titre de cham, chemi (calidus) autre
épithete convenable au soleil. D'autres
enfin ont cru que Cham fils de Noë étant
le premier auteur de la nation, les Egyptiens
en avoient fait leur Dieu Ammon.

De la Phœnicie.] Le mot Egyptien est
probablement Chna. C'est ainsi que les
anciens Orientaux appelloient la Phœnicie
& la Palestine, que nous nommons
encore indifféremment de ce dernier nom,
400ou de celui de Chanaan. Au tems de saint
Augustin lorsqu'on demandoit aux paysans
du territoire de Carthage (colonie Punique
ou Phœnicienne) de quel pays ils étoient,
ils répondoient : Nous sommes Chnanins,
(Chananéens).

Vaincu les étrangers.] L'histoire parle
fort au long des conquêtes de Sésostris,
l'un des plus célebres guerriers de la haute
antiquité. On peut consulter, entr'autres,
Hérodote & Diodore. Ils détaillent les
richesses immenses & la quantité de prisonniers
qu'il en ramena, & qu'il employa
pour élever les monumens dont il
est ici question. Ils parlent aussi des inscriptions
hiéroglyphiques qu'il laissoit en
différens pays. Il y faisoit graver son nom,
celui de sa patrie, ceux des peuples
vaincus, en faisant mention de la résistance
plus grande ou moindre que la nation
soumise avoit opposée à ses armes. Quand
il l'avoit trouvée sans courage, on l'exprimoit
sur la colonne en représentant la
partie naturelle d'une femme. Hérodote
dit avoir vu en Palestine deux de ces
401inscriptions l'une avec la marque du sexe
féminin & l'autre en Ionie, sur une statue
de ce Roi haute de cinq palmes. Elle est
armée à l'Egyptienne & à l'Ethiopienne ;
tenant une flèche de la main droite, &
un arc de la gauche. On a écrit sur son
dos, d'une épaule à l'autre, une inscription
en lettres hiéroglyphiques d'Egypte qui
signifie : J'ai conquis ce pays par mes
épaules
 ; c'est-à-dire, probablement, à
force de travaux
.

A élevé des statues dans ces palais.]
Hérodote le raconte de même. Sesostris,
dit-il, fit élever au-devant du temple de
Vulcain sa propre statue & celle de sa
femme, chacune haute de trente coudées,
& les statues de ses quatre enfans, de
vingt coudées de haut. Darius Roi de
Perse ayant dans la suite voulu faire mettre
sa statue au même lieu, au-devant de celles-ci,
le prêtre de Vulcain ne le voulut
pas souffrir, disant que Darius n'étoit pas
un conquérant tel que Sésostris, & que
n'ayant pas encore fait des choses qu'on
pût comparer aux grandes allions de ce
402Prince célébre, il n'étoit pas juste de mettre
dans le temple son offrande au-devant
de celle de Sésostris. Darius ne s'offensa
pas de la liberté courageuse du prêtre de
Vulcain. Liv. ij, c. 110.

Vulcain.] Je rends ici, selon l'usage,
le grec Ἡφαίστος par le françois Vulcain.
L'un & l'autre nom sont orientaux. Ainsi
le mot de l'original peut être Aph-Esta
(le pere du feu) ou Baal-Khan (Dieu
puissant.) Baal est un nom de Dieu chez
les Orientaux ; & le nom de Khan est
encore usité parmi eux comme titre ordinaire
des Souverains. Les Latins, qui
ont conservé beaucoup plus exactement
que les Grecs les noms des Divinités
orientales, ont retenu celui de Balcan qui
n'est que legerement altéré dans le mot
latin Vulcanus. Comme il est synonyme
d'Hephaistos qui signifie pere du feu, on
voit la raison pour laquelle les Latins ont
fait de Vulcain la Divinité du feu, & des
arts où l'on emploie la forge. Vulcain est.
le premier Souverain de l'Egypte dans la
dynastie des Dieux, dont notre inscription
403l'appelle le pere ; & le Soleil qui lui
succede immédiatement dans le catalogue
de cette dynastie y est nommé fils de
Vulcain
.

Fils du Soleil.] En comparant ici un
passage de Pline, on a lieu de conjecturer
que le mot Egyptien de l'original est Nuncores.
On lit dans Pline, (xxxvij, 11, )
le nom d'un Roi d'Egypte Nuncoreus,
qui ne le trouve en aucun autre ancien
écrivain. Il étoit, dit-il, fils de Sésostris.
Etant devenu aveugle, il fit vœu d'élever
un obélisque dans le temple du Soleil ;
ce qu'il exécuta, après avoir recouvré la
vue. On voit par ce récit que ce Prince
est celui qu'Hérodote, qui en raconte
précisément les mêmes choses, a nommé
Phéron. On voit aussi que ce surnom de
fils du Soleil étoit un titre de dignité
assez ordinaire aux Rois d'Egypte, également
porté par Sésostris-Rameste, &
par Phéron son fils. C'est ce que signifie
Nuncores (Nun fils ; Cores, Soleil, ) au
rapport de Plutarque qui nous apprend
que le vrai nom de Cyrus Roi de Perse
404est Cores qui veut dire Soleil. Quoique
Plutarque ne nous donne pas ce mot
comme tiré de la langue égyptienne, &
que Nun soit aussi un mot chaldéen ou
hébreu, je n'hésite pas à croire que les
anciennes langues d'Orient ne différaient
pas plus entr'elles qu'elles diffèrent aujourd'hui ;
c'est-à-dire qu'elles avoient ce
même rapport que nous appercevons sans
peine entre les dialectes d'un même langage.
Nous avons plus d'une preuve que les
peuples d'Egypte & ceux de Chanaan,
si voisins l'un de l'autre, parloient à-peu-près
le même langage. Selon l'apparence
ils différoient comme l'italien diffère du
françois ; c'est-à-dire, moins que ces
deux-ci ne différent de l'anglois.

Nous lisons dans Isaie (xix, 18,) que
cinq villes du territoire de l'Egypte parloient
la langue Phœnicienne du pays de
Chanaan. Il appelle une des cinq villes,
la ville du Soleil. Mais il n'y a nulle
apparence que l'Héliopolis dont il parle
soit celle de la Thébaide ; car il y avoit
en Egypte plusieurs villes de ce nom.
Regardons en général la langue de l'Orient
405comme nous devons regarder celle de
l'Europe ; c'est-à-dire, comme une seule
langue partagée en plusieurs dialectes,
tant que les mots qu'elle emploie sortent
tous des mêmes primitifs. Quant au titre
de fils du Soleil, les Rois d'Egypte n'étoient
pas seuls en possession de le prendre. On
le voit par l'exemple de Cyrus. C'étoit
un usage commun dans les siécles & dans
les pays où le Sabéïsme, qui rapportoit
tout aux astres, étoit en vogue. Les
Princes Arsacides se qualifioient freres du
Soleil & de la Lune
. Chosroës fils d'Hormisdas
intitule ainsi une de ses lettres :
Chosroës Rois des Rois, qui se leve avec
le Soleil, & qui illumine la terre pendant la
nuit
. (Voyez Theophylact. Samocatt. liv.
iv.) Les filiations employées par les anciens
Souverains comme titres fastueux, ont été
souvent prises à la lettre par ceux qui les
ont lues dans des siécles fort postérieurs,
& sont devenues dès-lors une source
d'embarras & d'absurdité dans l'ancienne
mythologie.

Fin des Notes sur l'inscription Egyptienne.406

116. Moyens qu'on pourroit tenter pour
essayer de déchiffrer les hiéroglyphes.

Si quelqu'un vouloit avoir la patience
de comparer soigneusement la traduction
grecque à l'original Egyptien, (ce qui
seroit le meilleur moyen de parvenir
à déchiffrer les hiéroglyphes) il faudrait
qu'il commençât par écrire le grec sur
quatre colonnes de trois lignes chacune ;
les lignes allant de droite à
gauche, & les mots grecs disposés perpendiculairement
les uns sur les autres du
haut en bas. On numéroteroit tous les
mots & toutes les figures de l'original,
pour plus de facilité à les combiner ensemble,
& à retrouver la corrélation qui
doit y être : car les mêmes mots revenans
plusieurs fois dans l'inscription, on doit
aussi trouver sur l'obélisque des figures
pareilles en même retour & disposition.
On les y voit en effet souvent répétées ;
& si la traduction est juste, on les y doit
trouver proportionellement dans le même
nombre, dans la même combinaison, & à
des distances correspondantes. Chaque face
407commence en haut par un tableau semblable,
& distingué des trois lignes de figures : ce qui
paroît être le type d'un titre répété à chaque
face. Dans la traduction, la face du midi
commence par un titre qu'on n'a peut-être
pas répété en traduisant les autres
faces. Sur l'obélisque, on voit deux
figures humaines debout coëffées d'un bonnet
élevé, pointu & refendu en forme
de mitre, ayant chacune un bâton royal.
L'une a l'air de parler, & l'autre d'écouter.
La premiere tient la seconde par le bras
& leve l'autre main. Ce type a la forme de
ceux que les Romains appelloient adlocutio,
& pourroit être l'expression hiéroglyphique
du titre que le traducteur a rendu par ces
mots : Le Soleil au Roi Ramestes. On
trouve dans le corps de l'inscription certains
mots plusieurs fois répétés tels que ceux
ci : Apollon le fort, fils du Soleil, Roi
Ramestes
, fils de Héron, ville du Soleil,
Dieu Soleil, a choisi, tout-lumineux,
immortel, &c. qui donneroit à une personne
versée dans l'art de déchiffrer,
plus de facilité à comparer sur l'original
408les proportions, & les relations du tout.
Je pense que l'écriture hiéroglyphique étant
par images qui représentent de courtes
phrases, ou des mots composés, il faudroit
joindre, comme je viens de faire,
diverses expressions qui se retrouvent
toujours ensemble dans la version grecque.

Mais d'autre part, le moyen que je
propose de mettre en usage pour résoudre
ce fameux problême, souffre de grandes
difficultés. 1° Les figures sont souvent si
mal-faites, qu'on a peine à deviner ce
qu'elles représentent. 2° Marcellin, auteur
dont le style est sans netteté, & dont le
livre est mutilé en cent endroits, peut-être
même ici, racontant l'histoire du
transport de l'obélisque que Constance fit
placer dans le grand cirque, parle aussi,
tant d'un autre qu'Auguste avoit déja fait
mettre au même lieu & qui est aujourd'hui
à la place del Popolo, que de plusieurs
autres répandus en divers endroits de
Rome ; après quoi il ajoute : Voici la
traduction de l'obélisque de Cirque, tirée
du livre d'Hermapion
. Quoiqu'il semble
409évidemment parler de celui qu'on venoit
d'y placer, & qui est l'objet de son
récit, quelques Critiques modernes pensent
qu'Hermapion ayant, à ce qu'on croit, vécu
au tems d'Auguste, la traduction est celle
de l'obélisque del Popolo que cet Empereur
fit transférer, non celle de l'obélisque de
Latran transféré par Constance. La raison
qu'ils alléguent ne me détermineroit pas
à le penser ainsi. Le nom d'Hermapion,
assez commun en Egypte peut avoir été
porté par des personnes qui ont vécu
en différens siécles. Quand le traducteur
auroit vécu au tems d'Auguste, dès qu'il
avoit fait un livre contenant la version
d'une ou de plusieurs anciennes inscriptions
lapidaires de l'Egypte, n'est-il pas
pas naturel que Marcellin en ait tiré celle
qui au tems où il écrivoit faisoit l'objet
de la curiosité publique ? & n'a-t-il pas
pu appeller ce vieux monnment, veterem
obeliscum
, sans que par cette épithete veterem
il faille absolument entendre celui des
deux obélisques qu'on avoit placé le premier
dans le Cirque ? De plus l'obélisque
410expliqué par Hermapion est celui de Ramestes ;
comment auroit-il pu être à Rome
au tems d'Auguste, s'il est le même qui
étoit encore à Thèbes lorsqu'un prêtre
du pays en donna l'explication à Germanicus,
comme plusieurs convenances peuvent
porter à le croire. Bianchini se
contrarie lui-même lorsqu'il fait porter la
version sur l'obélisque del Popolo, après
être convenu qu'Hermapion a traduit le
même obélisque de Rameste que Germanicus
vit à Thèbes.

Je ne prétends pas disconvenir que Ramestes
ne soit le même roi que Sésostris ;
qu'on n'eût élevé en l'honneur de ce
prince plus d'un obélisque à Thèbes ;
que la ville dont Auguste les tira, nommée
par Marcellin Héliopolis, ne soit
la même que Diospolis ou Thèbes. Mais
Pline dit expressément que des deux obélisques
dont Auguste embellit Rome, l'un
placé dans le champ de Mars, (& qui
vient d'être déterré vers Monte Citorio)
est celui de Sésostris ; l'autre placé dans
le grand Cirque (aujourd'hui à la place
411del Popolo) est celui du roi Senneserte.
Au reste je ne suis pas touché de l'argument
qu'on tire du nom d'Héliopolis donné
à la ville, tant dans l'inscription traduite
en grec, que dans le texte latin de Marcellin.
Plus d'une ville d'Egypte a porté
ce nom, qui convient fort bien à la ville
de Thèbes ; étant synonyme de celui de
Diospolis qu'on lui donne ordinairement.
Ainsi je m'en tiendrois sur cette question
plutôt à l'opinion du chevalier Marsham
qu'à celle de Bargæus. C'est-à-dire que
je crois que l'obélisque en question est
plutôt celui de Latran que celui del Popolo.
Quoi qu'il en soit, il reste néanmoins
quelque incertitude sur le choix de celui
des deux originaux auquel il faut comparer
la traduction. 3° Il y a une lacune
dans l'endroit où Marcellin a copié la
version grecque d'Hermapion. Des douze
lignes d'hiéroglyphes qui forment le tout,
trois sur chaque face de la pierre, il n'en
reste que six, & même assez fautives dans
le texte de Marcellin, sçavoir, les trois
premieres inscrites sur la face méridionale :
412les deux dernieres d'une autre face, soit
l'occidentale ou la septentrionale, & la
premiere de celle d'orient. 4° Le traducteur
avertit qu'il a commencé par la
face du midi. Mais la pierre a changé
trois fois de place. Qui sçait quelle est
la face qui étoit exposée au midi, soit
en Egypte, soit dans le Cirque ? Il y a
cependant une ressource pour retrouver
ce premier côté, au moyen du mot
immortel qui finit la premiere & la derniere
des trois lignes de ce côté. D'autant
mieux que ce mot est précédé du
mot Ramestes, immédiatement dans la
derniere ligne & médiatement dans la
premiere ; n'y ayant entre deux que le
mot fils du Soleil, qui se trouve aussi
être le second dans la derniere ligne de
ce même côté.

Ces petites observations peuvent guider
& mettre sur les voies un homme patient,
exact, & habile dans l'art de déchiffrer.
N'ayant pas ce talent, je dois avouer qu'étant
à Rome j'y ai moi-même échoué, & qu'ayant
voulu comparer sur place la version grecque
413aux sculptures des deux obélisques, tant de
Latran que del Popolo, je n'y ai reconnu,
ni même entrevu aucun rapport. Il ne
m'est pas même possible d'imaginer comment
de telles figures peuvent signifier de
tels mots : & il faut convenir que nous
trouverions le même embarras dans
les hiéroglyphes Américains, si on ne
nous en avoit donné la clef. Le nombre
des figures de chaque ligne de
l'obélisque surpasse de beaucoup celui des
mots de la version grecque. Il faut qu'on
ait employé un bon nombre de figures
pour signifier un seul mot, ce qui seroit
tout le contraire de ce que dit Marcellin.
Il y en a qui se trouvent paralleles &
placées en symmétrie aux mêmes endroits
des quatre faces : telles sont certaines figures
de lambels, peignes, ou rateaux, par lesquels
il sembleroit qu'on eût voulu exprimer
des nombres. On y trouve à tout
moment plusieurs figures renfermées dans
des ovales posés sur une base. En un mot
si l'on n'étoit assuré par mille témoignages
& par l'exemple des Mexicains que
414ces sculptures représentent un discours suivi,
on les prendroit pour une pure phantaisie
des artistes d'un siecle grossier, qui
se sont avisés de disposer à leur guise de
tels ornemens sur les pierres, comme nous
en mettons sur nos toiles peintes & sur
nos tableaux en découpures.

117. Plusieurs anciens peuples, autres que
les Egyptiens, ont fait usage de
l'écriture par hiéroglyphes.

Ce n'est pas aux Egyptiens seuls parmi
les anciens peuples que cette maniere
d'écrire étoit affectée : peut-être même
ne l'avoient-ils que par imitation de leurs
voisins. Ils la tenoient des Chaldéens,
s'il faut prendre à la lettre les termes de
Cassiodore, lorsqu'il dit. « Les aiguilles
de pierre d'une hauteur surprenante,
qu'on avoit élevées dans le Cirque, sont
dédiées, la premiere au Soleil, l'autre à
la Lune. On y a gravé les anciens rites
sacrés en caracteres chaldéens qui tenoient
lieu de lettres. » Le siécle de
415Cassiodore pouvoit avoir conservé des monumens
propres à prouver ce qu'il avance,
que les caracteres dont on se servoit en
Egypte sont ceux des Chaldéens. Les
Mahométans n'existoient pas alors, &
n'avoient pas encore détruit les vieux
édifices des Orientaux. Mais il y a plus
d'apparence encore que l'Egypte tenoit
immédiatement les hiéroglyphes des
Ethiopiens. « J'ai lu en Ethiopie, dit
Héliodore, une bande écrite en caracteres
non vulgaires, mais qu'on appelle
royaux, & qui ressemblent beaucoup
à l'écriture sacrée des Egyptiens. »
Thrasile, dans Diogene-Laërce, cite un
Traité écrit par Démocrite sur les lettres
sacrées en usage à Meroë en Ethiopie.
Comme il paroît que les Egyptiens
sont un peuple moins ancien que ceux
de Thébaïde & d'Ethiopie (le Delta
étant un don du Nil, au rapport d'Hérodote,
& croissant tous les jours, ainsi
que M. Maillet l'a vérifié par de bonnes
preuves) je crois très-vraisemblable que
416c'est de Thébaïde que les Egyptiens, &
que c'est de Méroë que ceux de Thébaïde
avoient tiré leur ancienne & primitive
écriture figurée. Ils peuvent bien leur
devoir cette invention, si, comme les
Ethiopiens le soutenoient, l'Egypte tenoit
d'eux une grande partie de ses loix, de
ses rits religieux, des cérémonies de la
cour, & entr'autres la maniere singuliere
d'ensevelir les morts. Le rapport de
Diodore (iij, 3,) est si détaillé sur ce
qui regarde l'écriture que je ne puis
m'empêcher de le transcrire ici. « Les
Ethiopiens disent que les Egyptiens sont
une de leurs Colonies qui fut menée
en Egypte par Osiris.... Ils allèguent
diverses preuves de leur ancienneté sur
les Egyptiens.... Nous dirons un mot
des caracteres éthiopiens & de ceux
que les Egyptiens appellent hiéroglyphes....
Ces sortes de lettres ressemblent,
les unes à différentes especes
d'animaux, d'autres aux extrémités du
corps humain, d'autres à des instrumens
méchaniques. Ainsi ils composent
417leur écriture, non d'un assemblage de
lettres & de mots, mais d'un arrangement
de figures dont un long usage a gravé
la signification dans leur mémoire. En
effet s'ils représentent un milan, un
crocodile, un serpent ou quelque partie
du corps humain, comme un œil,
une main, un visage & d'autres choses
semblables ; c'est que le milan, par une
métaphore assez naturelle, signifie tout
ce qui est prompt & subit ; d'autant qu'il
vole le plus legérement de tous les
oiseaux : le crocodile dénote toutes
sortes de méchancetés : l'œil marque
un observateur de la justice, & tout
ce qui défend le corps. Entre les autres
parties, la main droite avec les
doigts étendus exprime l'abondance des
choses nécessaires à la vie ; la main
gauche fermée, indique l'œconomie &
l'épargne. Il en est à-peu-près des autres
parties du corps, aussi-bien que des
instrumens. Les Ethiopiens recherchant
avec soin la signification de chacune de
ces figures & se l'imprimant dans l'esprit
418par une longue application, connoissent
d'abord ce quelles représentent. »

Les Phœniciens avoient comme en
Egypte des figures d'animaux pour lettres.
Philon de Biblos, dans sa Préface, dit que
Sanchoniaton fouilla dans les archives,
& y trouva plusieurs choses secrettes
écrites en lettres Ammonéenes qui n'étoient
pas entendues de tout le monde.
Par lettres Ammonéenes, on peut entendre
des caracteres figurés, ou les hiéroglyphes,
en usage dans le fameux temple du Soleil,
connu sous le nom de temple de Jupiter
Hammon, (Hamma, i. e. Pater Sol.
Hamman, i. e. Templum Solis. Hammanim,
i. e. Simulachra Solis, &
en général Simulachra, Anaglypta). Les
auteurs font aussi mention de l'écriture
sacrée des Babyloniens. Les Hébreux prétendent
en avoir eu une dans les premiers
tems, & disent que le Samaritain n'étoit
que le caractere vulgaire postérieurement
mis en usage. Les Arméniens dont la
langue porte un caractere original, outre
les lettres courantes, en ont d'autres
419figurées & représentatives, fort curieuses.
Les hiérophantes des Grecs, au rapport
de Théodoret, conservoient dans leur
temple un caractere qu'ils appelloient sacré
& différent du vulgaire. Il y a grande apparence,
si le fait est vrai, que ce caractere
n'étoit que celui d'Egypte qu'avoient
apporté en Grèce les premieres colonies
Egyptiennes. Mais il est plus vraisemblable
que dès-lors l'écriture littérale avoit
cours en Egypte. On a dit que les Thraces
s'étoient aussi servi de caracteres symboliques :
c'est-à-dire seulement, qu'ils ont
pu, comme les Scythes, employer des
signes allégoriques, comme signes de leurs
expressions.

Nous n'apprenons pas que parmi nos
peuples du Nord, Latins, Celtes, Teutons
& autres, cette écriture symbolique ait
été d'usage. Aussi, malgré l'antiquité que
quelques auteurs veulent donner aux Runes
septentrionales, dont le nom, que Spelman
en son Glossaire explique, mystere ou
chose sacrée
, signifie plutôt raie, rainure,
gravure, je suis persuadé que les Sauvages
420d'Europe n'ont point eu l'usage de l'écriture
avant les voyages qu'y firent les
Phœniciens & les Grecs, tems auquel
l'usage de l'écriture littérale avoit déja
prévalu. Mais les anciens Barbares Septentrionaux
sans avoir l'usage de l'écriture
ne laissoient pas que d'employer les figures
symboliques pour exprimer verbalement
leur pensée. Phérécide, (cap. Clem. Alex.
Strom. L. v, p.
567,) rapporte qu'Idanturas
roi des Scythes, habitans au de-là du
Danube, envoya au roi de Perse Darius,
qui étoit entré à main armée dans son
pays, une souris, une grenouille, un oiseau,
une fléche & une charrue pour lui annoncer
quel seroit le mauvais succès de son
entreprise. Cela vouloit dire : A moins
que vous n'échappiez en l'air comme des
oiseaux, sous terre comme des rats, ou
sous l'eau comme des grenouilles, vous
périrez par nos fléches ; car la terre que
nous labourons ne vous appartient pas
.
Clément Alexandrin remarque que non-seulement
les Egyptiens, qui ont été fort
adonnés à la philosophie, mais toutes les
421nations barbares qui en ont eu quelque
teinture ont fait autrefois usage de l'écriture
par symboles. Il faut que cette façon
d'écrire soit bien naturelle à l'homme,
puisqu'on la trouve répandue chez des
peuples qui n'ont point eu de liaison les
uns avec les autres.

118. Les figures symboliques réduites en
clefs plus simples. Ecriture chinoise.

On peut assurer que l'on n'a écrit que
rarement, & presque toujours en gravant
sur des matieres dures, tant qu'a duré
l'usage des figures symboliques. La difficulté,
la longueur, l'embaras de cette
méthode, la surcharge des symboles réunis
& compliqués sont de bonnes raisons de
le présumer ainsi. Mais lorsque l'usage des
symboles fut une fois commun & bien
convenu, rien ne devint plus naturel que
de se contenter de rendre les figures par
des traits plus simples ; ce qui rendoit
la méthode beaucoup plus expéditive &
commençoit d'introduire une espece d'écriture
courante d'un plus commode usage
422pour l'écrivain ; si commode même, qu'il
n'y a guères moyen de douter que l'altération
n'ait toujours augmenté en ceci,
comme en tout le reste, & qu'on
n'ait de plus en plus simplifié les esquisses
des figures. Ces traits croqués,
abréviations de figures non encore méconnues,
étoient des clefs qui présentoient
à l'œil des mots entiers ou des idées.
C'étoit beaucoup que d'en être venu-là.
Les facilités données par la nouvelle
formule faisoient tout d'un coup faire a
l'art un progrès immense. On a pu même
absolument parlant se contenter de cette
derniere méthode ; malgré les embarras
d'une extrême complication qu'elle tient
encore de son origine ; malgré le nombre
énorme de caracteres qu'elle oblige d'employer,
correspondant au nombre infini
des idées, ou plutôt très-insuffisant pour
les rendre toutes, quoique la vie d'un
homme ne suffise pas pour apprendre à
lire & à connoître tous ces caracteres.
Nous avons aux extrémités de l'orient
l'exemple d'une quantité de peuples policés,
423exercés dans les arts & dans la
morale, qui s'en sont tenus à cette méthode,
& qui même par habitude la préferent
à la nôtre. Les Chinois, le plus
ancien peuple connu de la terre & le
plus fidele observateur des coutumes anciennes,
n'ont jamais changé leur écriture
par clefs symboliques. Ils peignent,
non les sons de la voix, mais les objets
de la pensée par un certain nombre de
figures radicales, & par les variétés innombrables
dont ils chargent chaque racine.

Je me suis trop étendu sur les formules
d'écritures Américaine & Egyptienne pour
m'arrêter encore long-tems à décrire celle
de la Chine, mieux connue par le grand
détail où nos missionnaires d'Europe sont
entrés sur un objet très-intéressant pour
l'histoire de l'esprit humain. Plusieurs
sçavans en ont curieusement parlé, entre
autres, Freret, dans le sixieme volume
des Mémoires de l'Académie. Il suffira de
dire que selon l'opinion commune la plus
ancienne écriture des Chinois fut purement
réelle & représentative des objets nommés,
424comme d'un œil, d'une main, &c. &
qu'on croit reconnoître encore les images
grossieres de ces objets dans les caracteres
qui les expriment aujourd'hui ; tels que
l'on en voit ici quelques-uns représentés :
(Voyez Pl. VIII.) Qu'il y a apparence
que les objets figurés ont été de bonne
heure employés comme symboles : Que
les Chinois se sont aussi servis de cordelettes
nouées pour dresser des mémoriaux,
comme je l'ai rapporté (n° 106 :)
Que Fohi substitua aux cordes nouées des
caracteres formés par la combinaison de
plusieurs lignes droites & paralleles, les
unes entieres, les autres brisées. On les
appelle ko-va, & ce mot signifie chose
exposée au public
. Il se peut, comme le
croit Freret, que les cordelettes aient
donné lieu à l'introduction de la peinture
des lignes qui les représentent, les
unes entieres, les autres brisées pour
représenter les nœuds. L'ancien livre
I-king, dont l'intelligence est perdue, est
écrit, partie en hotou ou cordelettes avec
425des nœuds blancs & noirs, partie en koua
ou lignes, soit entieres, soit brisées. Chaque
ligne est composée d'un, de deux, ou
de trois points, c'est-à-dire, courte,
moyenne ou longue. La ligne est entiere
si les points sont contigus : si elle est
brisée, c'est en deux ou en trois piéces.
On a combiné parallelement ensemble
de différentes manieres des lignes entieres
ou rompues, pour en former chaque
caractere, en employant s'il le falloit jusqu'à
six lignes paralleles des deux especes,
pour un seul caractere : de sorte que la
variété des combinaisons possibles ne
laissoit pas de donner un certain nombre
de caracteres élémentaires ; chacun desquels
étoit, dit-on, approprié à désigner
une certaine chose ou une certaine modalité
générale des êtres. Toute insuffisante
qu'étoit cette méthode, on ne peut
nier que la méchanique n'en fût ingénieuse.

Elle me paroît avoir du rapport avec
les caracteres inconnus gravés sur les
monumens de Tschilminar, ou ruines de
426l'ancienne Persépolis, dont le Bruyn
& Chardin nous ont donné les figures.
Ce caractere d'écriture n'a qu'un trait
uniforme, comme l'est la ligne de l'ancien
Chinois. C'est toujours une espece
de clou ou triangle oblong & fort étroit.
Ces clous sont perpendiculaires ou inclinés
plus ou moins d'un côté ou d'un
autre ; la pointe en bas ou la pointe en
haut ; plus grands ou plus courts ; seuls
ou ensemble, deux à deux, trois à
trois, quatre à quatre. On connoît aisément
qu'il peut résulter de cette variété
d'assemblage & de position un certain
nombre de caracteres élémentaires capable
d'avoir formé l'écriture de ces siécles
inconnus.

Les caracteres dégénérés des images
réelles, réduites à des traits plus simples
& plus expéditifs, sont fort anciens à la
Chine. On raconte qu'un Souverain qui
regnoit 28 siecles avant l'ére vulgaire,
perfectionna cette écriture, multiplia les
caracteres & en varia les figures. Les
Chinois ont encore un des livres écrits
427suivant la forme alors établie. Dans la suite
les progrès ne firent que s'étendre : ce fut,
selon eux, dans le cours du douzieme
siécle avant l'ére vulgaire que l'écriture
se trouva portée au plus haut point de
perfection. Ils ajoûtent que les caracteres
alors en usage étoient tous fondés sur
des raisons philosophiques : qu'ils exprimoient
la nature des choses qu'ils signifioient ;
ou du moins la déterminoient
en désignant les rapports de ces mêmes
choses avec d'autres mieux connues.
(Freret, ibid.) On ne peut mieux définir
que par ces paroles l'écriture réelle-curiologique
& l'écriture symbolique ; le sens
propre & le sens figuré. Comment nier
que les caracteres dont on parle ici ne
fussent dérivés des images réelles de chaque
chose, & que tout le systême de cette
méthode ne portât sur un fondement plutôt
nécessaire & physique, c'est-à-dire fondé
sur la représentation même des objets
naturels, qu'arbitraire & conventionnel ?
Je m'étonne que Freret, le plus sçavant
homme qui ait vécu de notre tems &
428l'un des meilleurs raisonneurs quand il
n'étoit pas préoccupé, ait pu avancer
comme un principe, que ces signes formés
par de simples traits, n'étoient que des
figures arbitraires, n'ayant qu'un rapport
conventionel & de pure institution avec
les choses signifiées.

L'écriture chinoise souffrit un grand
échec dans le troisieme siécle, s'il est
vrai, comme on le prétend, qu'un empereur
ennemi des lettres fit brûler tous
les livres, & que ce ne fut que 50 ou 60
ans après, dans le cours du deuxieme siecle
qu'un autre empereur fit rechercher ceux
qu'on avoit pu cacher & sauver de la
persécution. A l'aide de ces restes & de
la tradition, on restitua de mémoire ou
d'exemple une partie des caracteres perdus ;
mais faute d'être suffisamment instruit
du véritable systême de l'ancienne écriture
primitive, ou d'y avoir donné une soigneuse
application, on y introduisit un
grand nombre de caracteres bizarres qui
n'avoient aucune analogie naturelle avec
les anciens.429

Il ne faut pas croire que ce nombre
infini de clefs qu'on dit monter à 80000,
soient primitives & indépendantes les unes
des autres. Comme ce sont des mots, &
non des lettres, nous en avons, à vrai
dire, tout autant dans nos langues. La
plupart de ces clefs sont composées de
plusieurs autres plus simples, & servent,
ainsi jointes, à faire le tableau d'une idée
combinée de plusieurs idées simples. Il y
a donc une analogie dans ces combinaisons,
qui en fait aisément deviner le
résultat par la connoissance que l'on a de
la valeur des traits simples dont chacune
d'elle est composée : comme dans la
plupart de nos mots, presque tous composés
& allongés, il y a une dérivation
qui en rend l'intelligence facile dès que
l'on connoît le terme simple dont ils sont
dérivés. Or chez nous les termes primitifs,
& chez les Chinois les traits
simples sont en petit nombre correspondant
au petit nombre de nos idées simples
qui ont servi à former les racines,
ou les premiers traits d'où est sortie la
430famille innombrable des mots dérivés en
toutes langues. Le pere Lecomte a donné
la table des expressions qui ne montent
qu'à 328, dont la combinaison variée
produit un nombre prodigieux. Il en est
de même des traits simples, composés
de la ligne droite, de la ligne courbe &
du point, placés & variés en 214 manieres.
Ce sont autant de caracteres radicaux
correspondans aux notions générales
que les hommes peuvent se proposer
d'exprimer. (Freret, ibid.) Il faut
observer encore deux singularités de cette
langue. L'une qu'il n'y a point de rapport
constitué entre le signe qui représente un
objet à la vue & le son que le nom de
cet objet fait entendre aux oreilles en le
prononçant. Au lieu que chez nous B
& A font BA : en cette langue deux
traits ayant chacun leur nom, s'ils sont
joints ensemble, se prononcent par un
son qui n'a quelquefois rien des deux
autres. L'autre qu'en conséquence de ce
défaut de rapport entre les signes & les
sons, chacune des nations qui se sert de
431ces sortes de caracteres, les prononce
avec les sons de sa propre langue en y
attachant le même sens dans lequel on a
écrit ; de sorte que toutes comprennent
fort bien ce que l'on a écrit, sans rien
entendre à ce qu'une d'entr'elles diroit
en le lisant. La direction des lignes de
cette écriture est perpendiculaire du haut
en bas, les lignes continuées de droite
à gauche, comme je l'ai soupçonné des
hiéroglyphes Egyptiens ; quoique je sois
bien éloigné de croire que ces deux
peuples aient une origine commune. A la
vérité, il y a quelques traits de ressemblance
entre ces deux nations anciennement
civilisées, comme il y en a entre
les nations sauvages des Celtes & des
Américains. Mais pour établir la these
moderne que les Chinois sont une colonie
Egyptienne (these absolument démentie
par l'histoire, & assez semblable à
celle de Laffiteau qui vouloit que les
Américains fussent une colonie de Pelasges
Grecs) il faudroit, pour la faire adopter,
des preuves aussi démonstratives, aussi
432irrésistibles que celles qu'on a jusqu'à
présent apportées sont peu concluantes.

Telle est la forme actuelle de l'écriture
Chinoise dont les caracteres sont les signes
immédiats des idées qu'ils expriment &
n'ont aucun rapport avec l'écriture verbale
dont les caracteres sont les signes immédiats
des mouvemens exécutés par l'organe
vocal. Telle est enfin la plus ancienne méthode,
plus ou moins compliquée, qu'ont
suivie tous les peuples de la terre assez
civilisés pour avoir un usage de l'écriture
habituelle & commune.

119. La multiplication des idées réfléchies
& morales oblige d'abandonner l'écriture
symbolique. Cause de l'invention
de l'écriture littérale.

Mais les défauts de cette formule, ou
de toute autre qui s'exprime par symboles
a forcé d'autres peuples d'abandonner
l'ancienne route où ils ne faisoient que
s'égarer davantage, plus ils alloient en
avant ; & de s'en frayer une nouvelle
d'un genre absolument différent. En effet
433l'augmentation des connoissances ayant de
jour en jour en jour mieux civilisé certains
peuples, leurs esprits s'exercerent aussi
davantage sur les objets extérieurs ; ce
qui leur inspira un plus grand nombre
d'idées simples, & un nouvel ordre
d'idées combinées. A mesure que les idées
se multiplierent, il fallut multiplier les mots
qui les expriment, & les figures représentatives
de ces mots. Mais on se trouva
bientôt arrêté par un inconvénient inséparable
de la méthode symbolique. Quelque
soin que l'on prît de borner le
nombre des symboles, & de faire
adroitement servir le même caractere ou
la même clef aux choses qui avoient
entr'elles quelques rapports, en ajoûtant,
ôtant, ou variant seulement un attribut,
ou une piéce de la figure symbolique,
cette écriture devenoit impraticable par
la quantité de figures qu'il falloit multiplier
ou varier, non-seulement comme
les objets, mais comme les jugemens
que l'esprit porte de ces objets. Alors
dans le desir de trouver une nouvelle
434méthode, on étudia sans doute avec soin
l'organe de la parole ; & l'on découvrit,
ou du moins l'on crut découvrir, que
les sons de la voix, avec lesquels nous
pouvons signifier tout ce qui nous plaît,
n'étoient qu'en petit nombre. On s'avisa
donc de représenter ce petit nombre de
sons par un égal nombre de caracteres
simples ou lettres, dont le mêlange
combiné, portant aux yeux, à force d'habitude,
tout ce que les articulations des
organes portent aux oreilles, présente
à l'esprit l'idée des objets extérieurs d'une
maniere plus simple, plus courte, & plus
facile que ne feroit la figure même de
ces objets. On trouva d'abord douze ou
seize de ces caracteres simples : puis
avec un plus grand examen ou par une
plus grande facilité, on y ajouta peu-à-peu
un plus grand nombre, qui, à ce qu'on
croit, ne passe pas 24 ou 26. J'ai fait voir
ailleurs (n° 28 & suiv.) que cette opinion
commune ne va pas assez loin, ou qu'elle
y va beaucoup trop. Au reste je ne m'arrête
pas à traiter séparement de l'écriture
435syllabique, & de l'écriture littérale. Toutes
deux sont organiques, & n'ont, à vrai
dire, entr'elles presqu'aucune différence.
Ce que jobserve sur l'une convient à-peu-près
également bien à l'autre. Elles n'ont
de différence que dans la multiplicité des
caracteres alphabétiques que la premiere
est obligée d'avoir pour ne pas séparer
le son vocal de la forme que l'organe lui
donne : de sorte qu'il faut multiplier chaque
consonne par le nombre des voyelles qu'elle
fait sonner ; ou réciproquement.

120. Le passage des caracteres composés aux
caracteres simples a fait nommer
ces derniers lettres.

Lorsque les nouveaux caracteres organiques
plus simples furent d'usage pour
remplacer les hiéroglyphes ou caracteres
figurés de la grande & écriture symbolique,
on les nomma lettres, literæ, ou autre
mot synonyme : ce qui signifie les figures
simples
, les petites figures, pour les distinguer
des anciens caracteres plus compliqués :
nom dérivé parmi nous du grec
436λίτος i.e. simplex, tenuis, exilis : & de
litera on a fait le verbe legere par. le
supin lectum. Cette étymologie du mot
lettre, à laquelle Vossius s'arrête par
préférence, est évidemment la bonne.
Elle rend une juste raison du nom imposé
aux nouveaux traits pour les distinguer
des anciens, en même temps qu'elle indique
fort bien la trace du passage des
uns aux autres.

121. On ne peut indiquer en quel tems
ni par qui l'écriture littérale
a été introduite.

On ne peut douter que la nature n'ait
de bonne heure indiqué les premiers
élémens de l'écriture figurée aux peuples
qu'elle a doués de quelque dose d'intelligence.
Il seroit bien inutile de rechercher
le tems d'une invention née, pour ainsi
dire, avec l'homme. Il n'en est pas de
même de l'écriture organique, fruit d'une
longue & sçavante observation. Cependant
on ne peut dire au juste par qui
ou en quel tems elle a été inventée. Les
437monumens certains nous manquent à cet
égard, tant l'invention est ancienne ; &
les traditions n'ont rien là-dessus de bien
assuré. L'opinion commune qui en donne
l'honneur aux Phœniciens ne signifie autre
chose sinon qu'ils peuvent être regardés
comme inventeurs par rapport à nous
qui la tenons d'eux. Quelques anciens
auteurs lui donnent une très-haute antiquité
dans l'Assyrie ; mais il est douteux
si par le mot literas ils ont entendu parler
de l'écriture littérale, ou d'une écriture
quelconque. D'autres auteurs font l'invention
récente & l'attribuent aux Egyptiens :
peut-être n'ont-ils voulu parler que
du tems ou l'Egypte substitua l'écriture
littérale à l'ancienne formule usitée dans
ce pays. Pline, (l. vij, ch. 56,) semble croire
que l'usage de l'écriture est aussi ancien
que l'homme : Apparet æternum literarum
usum
. Selon l'apparence il a voulu dire
par-là que cet art est si ancien que son
origine remonte au de-là de toute tradition
humaine. Car c'est en réfléchissant
sur la haute antiquité des observations
438astronomiques inscrites par les Babyloniens
sur des lames de terre cuite qu'il s'exprime
ainsi. Il avoit dit plus haut que les Assyriens
ont toujours eu l'usage des lettres,
dont quelques autres attribuent l'invention
aux Eyptiens, aux Syriens, ou aux
Phœniciens qui les apporterent en Grece.
Literas semper arbitror assyrias fuisse. Il
est constant que s'il falloit disputer de la
gloire de l'invention, les Assyriens nation
très-ancienne seroient pour le moins aussi-bien
en droit d'entrer en lice qu'aucune
des autres cy-dessus mentionnées ; mais
peut-être faudroit-il qu'elle cédât aux
Indiens ou à quelqu'autre nation plus
orientale. Que si l'on veut prendre à la
rigueur les expressions de Pline, & croire
avec lui que l'écriture a toujours été en
usage chez les Assyriens ; son sentiment
n'a rien d'incroyable, s'il a voulu dire que
l'homme dès le premier tems a fait usage
de sa faculté de figurer les images grossieres
des objets extérieurs pour montrer
aux yeux & indiquer ce qu'il ne pouvoit
imiter par l'organe de sa voix. Mais il
439est aisé de voir que sa proposition n'est
pas soutenable, s'il a voulu parler, même
des hiéroglyphes naturels employés comme
symboles ; invention de l'art arbitraire &
conventionnelle, que la nature n'a pas
dictée : & encore moins s'il a voulu
parler de l'écriture littérale telle que
nous l'avons, invention beaucoup plus
fine & plus compliquée que la précédente.
On peut assurer hardiment qu'elle suppose
une longue existence précédente du genre
humain. L'exemple général des peuples
sauvages, qui ne l'ont pas, prouve que ce
n'est que fort tard, après un grand exercice
& un long développement, que l'esprit
humain a pu parvenir à une telle
invention.

Anticlide croyoit & s'efforçoit, dit
Pline (ibid.) de prouver par d'anciens
monumens que cette invention des petites
lettres étoit due à Menon l'Egyptien
quinze ans seulement avant le tems de
Phoronée, (Pharaon) qui a conduit en
Grèce la plus ancienne des colonies
étrangeres qui y soient arrivées ; mais
440Bérose & Epigene soutenoient, ajoûte-t-il,
qu'elle étoit en usage au moins cinq à
sept siécles avant le siécle de Phoronée,
dont on place ordinairement l'émigration
dans le dix-huitieme siecle avant notre ére.

122. Traditions historiques sur la transmission
de l'art de peuples en peuples.

Au rapport de Diodore (l. 5,) les Egyptiens
ainsi que les Phœniciens tenoient
l'art des Syriens, premiers inventeurs.
Ces Syriens, s'il en faut croire Eusebe,
(Prepar. Ev. l. 10,) sont les Hébreux. Il
cite Eupoleme qui dit que Moïse l'enseigna
à sa nation de qui les autres peuples de
Chanaan l'aprirent. Mais Moïse dans ses
livres ne dit lui-même rien de pareil.
Il ne s'attribue point une telle invention
dans le récit fort circonstancié de tout
ce qu'il a fait & prescrit au peuple qu'il
gouvernoit : & tant de livres qu'il a écrit
montrent que l'écriture étoit dès-lors une
chose très-usitée en orient : ce qu'il seroit
également facile de prouver par plusieurs
endroits du Pentateuque où divers autres
livres sont cités & extraits, & par l'antiquité
441du livre de Job qu'on croit encore plus
ancien. De plus les colonies Phœniciennes
chassées de leur pays par l'invasion des
Hébreux divulguerent par-tout cet art en
occident. Il est donc certain que dès-lors
l'art étoit familier en Egypte & en Chanaan.
Il est possible que ceux-ci la tinssent des
Syriens, & que ces derniers l'eussent
appris des Assyriens ou Babyloniens,
puisque selon Pline, l'art étoit si ancien
chez ceux-ci : encore est-il probable qu'ils
n'en étoient pas les inventeurs, & qu'ils
le tenoient de quelque peuple situé plus
avant dans l'intérieur de l'Asie, plus
voisin de l'équateur. Car plus les traditions
remontent, plus elles s'approchent de ce
canton de la terre ; & nous voyons
toutes les connoissances faire la même
route, & s'avancer de l'Asie intérieure
vers l'occident ; de l'équateur vers le
nord. On a dit que parmi les Grecs les
Pelasges avoient l'usage de l'écriture
avant l'arrivée des colonies Phœniciennes
en Grece ; mais qu'ils le perdirent au tems
que la Grece fût dépeuplée par les inondations ;
442ce qui a fait dire que Cadmus
fils d'Agenor en avoit le premier introduit
l'usage en cette contrée. (Diodore, l. 5.)
Eustache, (in Iliad. ij, 841,) va plus
loin & rapporte que les Pelasges conserverent
seuls au tems du déluge l'usage de
l'écriture que les autres nations Grecques
perdirent alors. Diodore dit ailleurs (l. 3,)
que les nouvelles lettres apportées aux
Grecs furent appellées Phœniciennes, &
que les anciennes lettres dont on se
servoit auparavant, & dont celles-ci
firent abandonner l'usage, se nommerent
Pelasgiques : ce qui dit assez clairement
que l'art d'écrire à la Pelasgienne ne fut
pas entièrement perdu au tems du déluge
de la Grece. Quelques sçavans ont même
soupçonné que les Runes septentrionales
étoient les restes de cette vieille écriture
Pelasgique conservée dans le nord de
l'Europe. D'autres auteurs présument que
c'est des Scythes que les anciens Grecs
avoient appris l'art de l'écriture. Mais d'où
sçait-on que les Scythes ayent eux-mêmes
connu cet art ? La conjecture contraire
443serait plus vrai semblable tant à leur égard
qu'à celui des Pelasges même. Si les Pelasges
ont eu en effet cet usage, il y
a beaucoup d'apparence que leur écriture
étoit en figures symboliques plutôt que
littérale : & que quand les Phœniciens
eurent fait connoître aux Grecs les avantages
de la nouvelle invention, ceux-ci
abandonnerent aussi-tôt leur anciennne
méthode Pelasgienne. Palamede n'est point
l'inventeur des lettres parmi les Grecs.
Il n'a fait comme Simonide qu'introduire
quelques figures nouvelles qui pour plus
de facilité exprimoient des consonnes
doubles. (Plin. vij, 66.) Il est constant
que cette invention a été transmise par
les Orientaux ; soit que Cadmus en soit
l'auteur, ou Cécrops l'Egyptien, ou
Linus précepteur d'Hercule, c'est-à-dire
d'un marchand Tyrien : cet Hercule ne
pouvant être le Thébain fils d'Amphitryon,
puisque l'histoire nous apprend qu'il y
avoit en Grèce des monumens écrits
au temps même d'Amphitryon. Les Européens
tiennent donc cette invention des
444Orientaux : & il est certain que les lettres
qui leur furent portées sont les lettres
Phœniciennes dont l'Europe ancienne &
moderne a toujours depuis fait usage.

123. Les lettres Phœniciennes sont les
plus anciennes aujourd'hui connues ;
& celles d'Europe en tirent leur origine.

Laissons donc les Phœniciens jouir,
selon la tradition la plus ordinaire, de
la gloire d'avoir inventé ce bel art de
l'écriture organique. Ils en sont du moins
les inventeurs à notre égard, puisqu'il est
constant que ce sont eux qui par leurs
voyages l'ont divulguée dans les pays
plus occidentaux. On en a une foule de
preuves, parmi lesquelles il n'y en a point
de meilleure que celle qui se tire de la
chose même : je veux dire l'étymologie
de la figure de chacun de nos caracteres
vulgaires, laquelle se trouve dans le Samaritain.
Le caractere Phœnicien est le
même que le Chananéen : on n'en sçauroit
douter, puisque c'est même peuple & même
445pays. Par la même raison le Chananéen
est à-peu-près le même que le Samaritain.
Or le Samaritain est l'ancien caractere
hébreu : ce qui est prouvé par les anciens
Sicles de Palestine dont les inscriptions
sont en caracteres Samaritains. Donc le
Phénicien est le même, ou à-peu-près le
même que l'ancien caractere hébreu.
Les Cadmus, c'est-à-dire les hommes
d'orient
ont transmis ce caractere tant
aux Grecs (qui le retournerent de gauche
à droite, après s'en être servi d'abord à la
maniere orientale, puis alternativement de
deux manieres, allans & revenans comme
les boeufs qui tracent des sillons) qu'aux
Etrusques & Osques d'Italie, qui retinrent
l'usage d'écrire de droite à gauche, & ne
se servirent que de lettres capitales. Les
Latins descendus des Osques, formans
leur langue sur le dialecte grec éolique,
qui prévaloit dans leurs provinces, userent
pour petit caractere des lettres à la grecque,
& pour caractere capital des figures osques
& étrusques, qu'ils retournerent de l'autre
446sens à la grecque, afin de conserver l'uniformité
dans leur écriture. Les deux inscriptions
en lettres osques, qu'on vient
de trouver dans la ville souterreine d'Herculane,
ont un rapport infini avec
les capitales latines figurées à l'envers.
Telle est l'étymologie de la figure de nos
caracteres. Au reste il me paroît probable
que les Etrusques ont emprunté leurs
lettres immédiatement des colonies orientales
plutôt que des Grecs. Elles sont
fort semblables à celles que Scaliger donne
pour être les lettres des inscriptions Thébaines ;
& de plus les Etrusques écrivoient
de droit à gauche. Je crois aussi que les
Latins ont pris leurs lettres immédiatement
des Etrusques, & qu'ils les ont ensuite
figurées à-peu-près semblables aux lettres
éoliques de la grande Grece qui en différoient
peu, suivant le sens des lignes
de gauche à droite. Les lettres que Cadmus
aporta en Grece seroient encore plus
semblables aux lettres latines, qu'aux
grecques même vulgaires, telles que nous
447les avons & telles que les Grecs les
avoient altérées par l'usage, si la forme
en étoit telle que Scaliger (ad. An. Euseb.
1617. Vide Henselium Synops. Harmonic.
p.
88,) l'a figurée dans les trois
anciennes inscriptions qu'Hérodote dit
avoir vu écrites en lettres cadméennes
semblables aux ioniques dans le temple
d'Apollon à Thèbes en Béotie. Les inscriptions
les plus anciennes qui existassent
parmi les Grecs étoient l'une d'Amphitryon
petit-fils de Cadmus ; la 2e, d'Hippocoon
fils de Laïus ; la 3e, de Laodamas fils
d'Etéocle. J'ajoûterai ici quelques preuves,
presque toutes tirées de Bochart pour démontrer
que les figures des lettres grecques,
& des nôtres, viennent nécessairement du
caractere chananéen, qui étoit sans doute
fort approchant de l'Egyptien, vû le voisinage
des deux peuples ; s'il n'étoit le même,
comme cela est encore plus vraisemblable
& comme il faut que le soutiennent ceux
qui prétendront que l'art a passé directement
d'Egypte en Grèce.448

124. Preuves que les lettres grecques, étrusques
& latines, viennent du
cananéen ou phœnicien.

Cadmus Hévéen de naissance,
& officier de cuisine du roi de Phœnicie,
fut le chef d'une colonie qui passa dans
la Grece. Harmonie sa femme, musicienne
du palais, au rapport d'Euhemere, &
probablement native des environs du
mont Harmon dans le même pays, porta
la premiere en Grece, selon les apparences,
l'art de la musique. Quant à celui
de l'écriture, il est presque constant qu'il
y fut porté par son mari, qui n'aura sans
doute pas donné aux Grecs d'autres lettres
que celles de son pays. Les lettres grecques
ioniques passent pour les plus anciennes
entre tous les caracteres grecs. Hérodote
(l. v, ch. 58,) dit que les caracteres
dont les Phœniciens se servoient de son
tems étoient les mêmes que les anciennes
lettres ioniques, dont on avoit un peu
altéré depuis la figure & le son. Il
ajoûte qu'en ce canton de la Grece, le
449mot phœniciennes signifie lettres. Hézychius,
rend de même le mot Ἐκδοινιξω par
le terme synonyme ἀναγινῶσαι (d'ἀναγινώσκω
lego.)

125. Preuve du passage des figures symboliques
aux figures littérales.

Les Grecs malgré la prétention où ils
étoient que leur langue est la plus ancienne
de l'univers, étoient obligés de
reconnoître eux-mêmes, dit le philosophe
Crates, que les noms apellatifs de leurs
lettres ne sont pas tirés de leur langue,
mais de quelqu'autre langue barbare.
Alpha est le nom que Cadmus a donné
a notre premiere lettre, dit Plutarque,
parce que les Phœniciens appellent ainsi
un bœuf. En effet si on fait attention à
la figure de l'aleph samaritain, on y trouvera
quelque image grossiere d'une tête
de bœuf avec ses deux cornes. On voit
ici une trace du passage des hiéroglyphes
aux lettres courantes. Et il n'est pas étonnant
que les Cananéens ou les Egyptiens
leurs voisins ayent donné à leur premiere
450lettre le nom & la figure de l'animal le
plus utile, si révéré parmi eux, & si commun
dans leur ancienne écriture symbolique.
Au reste il n'est pas certain que
le bœuf fût la premiere lettre de l'alphabet
simple des Egyptiens : car Plutarque dit
ailleurs que la premiere lettre de leur
alphabet étoit un Ibis portant le bec à
ses jambes : ce qui figuroit une espece de
triangle. De-là peut-être que l'A majuscule
a une forme à-peu-près triangulaire ; au
lieu que l'a ordinaire (sur-tout celui des
Grecs α) approche plus de la forme d'une
tête de bœuf posée horizontalement ;
mais de quelque maniere que cela soit,,
on retrouve toujours ici le passage des
figures hiéroglyphiques aux caracteres
simples.

126. Alphabet chananéen comparé avec le
grec.

Les noms des lettres vulgaires &
grecques sont les mêmes que ceux des
lettres hébraïques A. B. C. D. E, &c.
Alpha, Beta, Gamma, Delta, Epsilon, &c.
451Aleph, Beth, Guimel, Daleth, , &c. L'ordre
est le même presque dans tout le cours
de l'alphabet : & cet ordre est fort ancien,
comme on peut le vérifier, dit Selden,
par les acrostiches de David & de Jérémie.
Les derniers caracteres composés qui se
trouvent à la fin de l'alphabet grec, ont,
comme on le sçait, été ajoutés dans la
suite par Simonide ou par Epicharme.

127. Origine de la figure de nos caracteres.

La figure des caracteres samaritains
retournés étant assez approchante de celle
des caracteres grecs, il y a apparence que
les caracteres phœniciens, s'ils n'étoient
les mêmes que les samaritains, n'étoient
pas plus différens que les latins le sont
des grecs, & peut-être même tenoient-ils
le milieu entre le samaritain & le grec.
Il est vrai que les lettres que l'on voit sur
les médailles puniques ne paroissent pas
avoir beaucoup de ressemblance avec les
caracteres grecs, non plus qu'avec les
samaritains. Mais il faut remarquer que ce
sont des monumens africains fort éloignés
452de leur source, qui a pu être altérée
par le commerce continuel avec des
étrangers, & par la grande distance des lieux
& des tems : car il ne paroît pas
que ces monumens soient beaucoup antérieurs
à l'ére vulgaire. Les Grecs
dont l'accent étoit doux & beaucoup plus
sortant que celui des Phœniciens, ont
transformé en voyelles les aspirations
gutturales des Orientaux. Mais les Ioniens
plus voisins de ceux-ci conserverent en
aspiration la lettre H. dont les autres
Grecs avoient fait un E ouvert & long.
L'usage des Ioniens, peut-être conservé
originairement par les Etrusques, a passé
dans la langue latine, d'où il s'est perpétué
dans nos langues vivantes. L'aspiration H.
si commune dans nos dialectes latins, &
qui ne paroît plus dans l'alphabet grec
comme simple aspiration, y étoit néanmoins
anciennement avant que Palamede n'eut
inventé les caracteres doubles θ, φ, χ
qui le remplacent. Alors, au rapport de
Marius Victorinus, les Grecs écrivoient
ΤΗΕΟЅ, ΠΗΙΛΟЅ, ΚΗΡΟΝΟЅ. Mais depuis
453que l'usage des lettres doubles l'eût
rendu inutile, Simonide se servit du
caractere H pour figurer l'é long ou ητα.
Car jusques-là l'é long s'étoit écrit avec
un simple epsilon. Enfin Callistrate de
Samos rassembla toutes les lettres grecques,
préféra les ioniques comme plus anciennes,
rangea dans leur ordre jusqu'au nombre
de 24, tant les anciennes lettres que celles
que Palamede & Simonide avoient
introduites. Cet alphabet fut reçu par
les Athéniens sous l'archontat d'Euclide
(Andron. in Tripode ap. Suidam in
V. Σαμίων
)

On croit communément que Cadmus
ne donna aux Grecs que seize caracteres ;
mais il faut y ajoûter les signes ou épisêmes
(notæ distinctivæ, signationes) β̃αυ
qui est le vau ו sixieme lettre samaritaine,
& sigmatau ς qui étoient de vraies lettres,
& qui quoique supprimées de notre alphabet
grec d'aujourd'hui y étoient certainement
autrefois. Car le digamme
éolique Ƒ est le même que l'v consonne
des Latins & des François. Les Latins
454ne le prononçoient pas doux comme
nous, mais rudement siflé F. L'F est
chez eux & chez nous la sixieme lettre
comme chez les Samaritains. Dans l'alphabet
éthiopien, que l'ordre & le nom
des lettres montrent clairement être le
même que celui de Chaldée & de Phœnicie,
le Waw y est aussi la sixieme lettre.
Alf, Bet, Geml, Dent, Haut, Waw, &c.
Qu'on se rappelle ce que nous avons dit
(n° 117) que les Ethiopiens ont eu l'usage
de l'écriture hiéroglyphique avant que
d'avoir celui d'un alphabet. Diodore dit
qu'ils avoient deux sortes d'écritures : &
il paroît qu'on doit conclure du récit
d'Héliodore qu'ils avoient deux sortes de
lettres ; les unes royales semblables aux
caracteres sacerdotaux de l'Egypte, c'est-à-dire,
comme il paroît qu'on doit l'entendre,
aux hiéroglyphes ; les autres vulgaires.
Ainsi les Ethiopiens ont pratiqué
à la fois pendant quelque tems l'ancienne
méthode d'écriture réelle, & la nouvelle
méthode d'écriture verbale.

La preuve que l'autre épisême ς sigmatau
455remplaçoit dans le même ordre
chez les Grecs la sixieme lettre samaritaine,
& faisoit partie de leur alphabet, c'est
que chez eux il s'est conservé dans les
chiffres où il est le sixieme, comme dans
l'alphabet oriental, au lieu que le σ sigma
ou S final est beaucoup plus reculé. La
preuve que l'alphabet grec suit le samaritain,
& que le ς sigmatau ou S y étoit
comme dans l'autre la sixieme lettre, se
tire de l'alphabet coptique qui est évidemment
le même que le grec (le cophte étant
un grec corrompu en Egypte depuis que
ce pays fut sous la domination des successeurs
d'Alexandre.) L'alphabet cophte
est Alpha, Vida, Gamma, Dalta, Ei,
So, &c. Dans un vieux manuscrit de
l'abbaye de Fulde où l'on trouve les
noms des lettres grecques, écrit tout au long,
la sixieme entre l'epsilon & le zeta est
nommée ἐπίσινον, & sa forme est celle
d'un S. On en trouve une autre entre
le πι & le ρὸ (le p & l'r) appellée κοππην,
ou κόφε, qui est évidemment le ק khof
des Orientaux & le q des Latins dont
456les Grecs ne faisoient pas usage. Les Latins
ont adopté immédiatement des Phœniciens
le ק kof ou q retourné qui se trouve aussi
chez les uns & les autres entre le p & l'r
& que les Grecs n'avoient pas.

128. De la direction des lignes.

La direction des lignes chez tous les
Orientaux est, comme on sçait, de droit à
gauche, contraire à la nôtre. C'étoit l'ordre
Samaritain que probablement les Grecs
suivirent aussi dans les premiers tems où
l'art leur fut transmis. Il y a bien de
l'apparence que les anciennes inscriptions
Thébaines étoient écrites de droit à gauche.
Elles sont toutes trois plus anciennes que
la guerre de Troye. Quand on en trouve
de boustrophées, telles que l'inscription
Sigéenne, c'est aussi un signe qu'elles
sont fort anciennes. Celles-ci semblent
marquer le tems où les Grecs ont commencé
à changer la direction de leurs
lignes. Mais après tout c'est une chose
bien étrange qu'un peuple s'avise de
varier là-dessus. Comment peut-il venir
en pensée de changer l'usage habituel de
457diriger les lignes ? Ceci pourroit faire
soupçonner que les Grecs avoient dès-lors
une écriture dirigée à l'occidentale ;
& qu'ils ne firent qu'adopter les lettres
qu'apporterent les Orientaux. Mais est-il
plus naturel de croire qu'un peuple qui
a l'usage de l'écriture & des lettres propres,
les quitte pour en adopter d'autres ?
Il y a là de part ou d'autre une grande
bizarrerie dont il n'est pas possible de
rendre de bonnes raisons. Ce n'est pourtant
pas ici le seul exemple. Les lettres
latines ont aboli dans le nord l'usage des
lettres Runiques. Les Latins avoient pris
les lettres des Etrusques leurs voisins, &
en conduisoient la direction en sens
contraire, comme les Grecs leurs autres
voisins. Non-seulement les Latins placés
entre les Eoliens de la grande Grece &
les Tyrrhéniens de l'Etrurie, ont pris la
direction des lignes à la grecque en adoptant
les lettres étrusques ; mais les Ethiopiens
d'Abyssinie, Sabéens d'origine, & qui
ont l'alphabet de Chaldée, conduisent leur
ligne de gauche à droite, en sens contraire
458aux Orientaux. La direction grecque &
latine fut sans doute bientôt suivie en
Etrurie même, quand Rome commença
d'y étendre sa domination. En général
quand un peuple puissant ou sçavant se
mêle avec un autre ignorant ou plus
foible, ce dernier, sur-tout en fait de
sciences, prend beaucoup de l'autre, &
conserve quelque chose du sien. Rome
ignorante prit beaucoup des Etrusques,
& leur rendit davantage à son tour quand
elle fut devenue la plus forte.

Quoique la direction des lignes en
sens contraire n'exclue pas le rapport
qui peut se trouver entre deux langues,
comme nous le voyons par l'exemple du
phœnicien & du grec, la direction dans le
même sens marque une grande analogie
entre les langues qui l'employent dans
leur écriture, & peut servir à guider
ceux qui voudront ranger les langues sous
des classes générales. Il y a bien des
manieres de diriger les lignes : Le choix
a dépendu de la fantaisie ou de la commodité
de ceux qui en ont les premiers
459introduit l'usage. Elles peuvent être horizontales
de droit à gauche, comme en
Orient : horizontales de gauche à droite,
comme en Occident : boustrophées ou
alternatives de cette maniere, comme on
les trouve en certaines inscriptions : perpendiculaires
(comme dans les langues
chinoises, & comme je ne doute pas
que les hiéroglyphes ne soient écrits sur
les pyramides d'Egypte) de haut en bas,
ou de bas en haut, ou même boustrophées
alternativement ; les lignes suivies de droit
à gauche ou de gauche à droite : enfin
de beaucoup d'autres manieres qu'on peut
imaginer. Au premier aspect, il ne paroit
guères naturel qu'on ait pu introduire
aucune maniere de diriger les lignes, qui
fasse repasser la main sur celles qui viennent
d'être tracées, comme seroit l'écriture
horizontale en continuant les lignes de bas
en haut ; ou la perpendiculaire en les
continuant de droite à gauche : car
alors la main effaceroit ce qu'elle vient
fraîchement d'écrire. Mais il est presque
certain que dans les premiers tems de
l'introduction de l'art, on n'écrivoit que
460fort rarement ; dans le cas seulement où
l'on vouloit conserver la mémoire des
choses importantes & publiques, & en
gravant les caracteres sur des matieres
dures. Ce n'est que lorsque les sciences
ont eu fait du progrès, & que les nations
ont été civilisées, qu'on a journellement
écrit à main courante, avec la
plume ou le pinceau sur des matieres
moins durables, mais plus faciles à manier.
Alors on a suivi dans la direction des
lignes l'usage habituel, bon ou mauvais.
Un peu d'attention a suffi pour se précautionner
contre les ratures, qu'il est aisé
d'éviter en écrivant avec le pinceau, & qui
ne sont pas à craindre en écrivant avec un
poinçon, soit sur des feuilles de latanier,
soit sur des tablettes cirées, &c. Quoiqu'il
paroisse d'abord contraire à la raison
& à la probabilité qu'aucun peuple dirige
son écriture horizontalement multipliant
les lignes de bas en haut en repassant la
main sur ce qu'il vient d'écrire, on en
trouve un exemple assuré. « Ceux du pays
de Thibeth, dit Rubruquis, (Voyage
461de Tartarie
, c. 39,) écrivent comme
nous de la gauche à la droite. Ceux
de Tangut écrivent de la droite à la
gauche comme les Arabes, & en montant
en haut multiplient leurs lignes. »
Cet auteur se trompe dans l'application
du fait. L'écriture du Thibeth & celle
de Tangut est constamment la même.
Mais il ne se trompe pas dans le fait même.
Chamberlayn nous a donné un modele
de l'écriture des Tartares Mantcheoux
voisins du pays de Tangut, où l'on
voit qu'ils suivent dans la progression de
leurs lignes cette extraordinaire direction,
telle que Rubruquis la rapporte.

129. Maniere de connoître de qui un peuple
tient la lecture & l'écriture.

Par l'origine des termes qui chez les
nations expriment l'action de lire & d'écrire,
il est facile de connoître de qui ils
tiennent l'art de l'écriture. On voit par
exemple que les Prussiens & les Russes le
tiennent des Grecs, appellant ainsi qu'eux
l'art d'écrire, Gromata de Graphein : Les
Allemands qui le tiennent des Romains
disent en leur langue Schreiben, Scribere.462

Chapitre VIII.
De l'Écriture numérale par
chiffres.

130. Les chiffres sont une écriture idéale.

131. Les doigts de la main sont l'organe
primitif de l'expression des nombres
par gestes.

132. De l'emploi des lettres pour chiffres.

133. Que les chiffres romains ne sont pas
des lettres, mais des images du geste
des doigts. Progression quinaire de ce
chiffre.

134. Des figures de notre chiffre actuel.

135. Qu'il vient originairement des In-
diens.

136. Admirables effets du chiffre arabe.

137. Qu'il est probable que les Grecs ont
connu l'emploi du zéro.

138. De l'échelle décimale & de ses défauts.

139. L'échelle duodécimale seroit préférable.463

140. Tablature de l'échelle duodécimale
sous-multiple.

130. Les chiffres sont une écriture idéale.

Ce que j'ai dit de l'écriture
purement idéale, qui parle directement
à l'esprit par le seul
organe des yeux, & qui a cet
admirable avantage de pouvoir être prononcée
à voix haute par différens peuples,
chacun en sa propre langue, quoique l'un
n'entende pas celle de l'autre, demande
que j'ajoûte quelque chose sur ce qui s'en
est introduit parmi nous dans l'usage
commun. Ce sont les chiffres ou caracteres
des nombres. Nous tenons des Arabes,
peuple très-sçavant en mathématiques,
ceux dont nous nous servons aujourd'hui ;
& ceux-ci les tenoient presque certainement
des Brachmanes grands philosophes
& grands arithméticiens. Pour le dire
en passant, plus j'approfondis l'histoire &
les antiquités, plus je suis tenté de croire
que les anciennes connoissances quelconques,
464même celles des Chaldéens &
des Egyptiens, viennent de ce pays-là,
où l'on sçait que Ninus & Sésostris ont
communiqué ; & que plus il est possible
de remonter à l'origine des choses, plus
la source se rapproche de l'Inde, & des
climats voisins de l'équateur.

131. Les doigts de la main sont l'organe
primitif de l'expression des nombres
par gestes.

Quoique le numérique n'existe pas en
réalité dans les objets, & que ce ne
soit qu'une relation constitutive d'un
ordre imaginaire introduit par l'homme
pour son besoin & pour sa commodité,
ce besoin est d'un si fréquent usage, qu'il
n'y a nul doute que ce ne soit une des
premières inventions humaines. L'extrémité
des deux mains refendues en dix
parties en a été l'organe primitif & le
premier indicateur. C'etoit une table
arithmétique fabriquée par la nature,
& que chaque sauvage avoit toujours
prête au besoin. L'usage en a certainement
465précédé celui de l'écriture, puisqu'on
trouve l'un chez mille nations
qui n'ont pas l'autre : & peut-être que
les hiéroglyphes indiens qui nous servent
de chiffres aujourd'hui, sont un
reste de l'ancienne écriture idéale par
clefs, antérieure à l'écriture vulgaire par
lettres.

On voit sur presque tous les obélisques
une figure en forme de rateau dont les
dents toujours au nombre de neuf sont
assemblées sous une ou sous plusieurs
lignes transversales. Bianchini a fort ingénieusement
soupçonné qu'elle représentoit
une machine ou table arithmétique
des Egyptiens. Auquel cas leur calcul se
faisoit par le novennaire qui n'est pas mal
choisi, & qui dans le calcul a des proprietés
singulieres qu'on ne trouve que
dans ce nombre. Il se peut faire néantmoins
que les Egyptiens, n'ayant comme nous
que neuf figures, eussent aussi comme
nous une marque que nous ne reconnoissons
plus, pour ajoûter à la figure, & completter
l'échelle décimale. Le nombre des
466traverses des rateaux peuvent avoir servi
pour indiquer si le nombre des dents
étoit employé comme unité, comme
quarré, comme cube ; si c'étoit neuvaine,
ou neuvaine de neuvaine, &c. en un
mot quelque équivalent à ce que nous
appellons les dixaines, les centaines, les
mille, &c. Bianchini, (Decad. I, cap. 3,
pag. iij,) explique assez au long la maniere
dont il présume que les Egyptiens pouvoient
employer cet instrument arithmétique.
Ceux qui voudroient s'adonner à
déchiffrer les hiéroglyphes feront bien de
lire son hypothese.

132. De l'emploi des lettres pour chiffres.

Quand l'écriture littérale eut prévalu,
la commodité de conserver une formule
abrégée d'écrire en simples notes l'expression
des nombres (si commune qu'on
peut remarquer à ce sujet que nous nous
servons du mot un comme de l'article du
substantif, un raisonnement, une figure)
fit qu'on se servit pour cet effet des lettres
alphabétiques, prises non à l'ordinaire
467comme signes de sons vocaux, mais
comme figures absolument réprésentatives
des quantités numériques. C'est ainsi
qu'ont chiffré les Hébreux & : les Grecs,
avec des lettres selon l'ordre de l'alphabet ;
Α, Β, Γ, Δ, &c. pour 1, 2, 3, 4, &c.

133. Que les chiffres romains ne sont pas
des lettres, mais des images du geste
des doigts. Progression quinaire de ce
chiffre.

Il n'en est pas de même du chiffre
latin, quoique exprimé par des figures
semblables à quelques lettres de leur
alphabet, sçavoir, I, 1. V, 5. X, 10.
L, 50. C, 100. D, 500. M. 1000.
Mais ces deux ou trois derniers signes ne
sont probablement pas du même tems,
ni aussi anciens que la premiere invention.
Alors on n'alloit pas si loin dans les
comptes. Dès qu'une quantité numérale
devenoit si étendue, les Sauvages la regardoient
& la désignoient comme indéfinie.

Il n'y a évidemment dans ces prétendues
lettres, dans leur puissance, ni
468dans l'ordre où elles sont prises, rien qui
indique un procédé tiré des lettres de
l'alphabet. On y entrevoit quelque chose
de tout différent qui tient à la méthode
sauvage de compter sur les doigts, &
qui paroît nous découvrir la trace de la
premiere invention. L'écriture des chiffres
y semble faite selon la formule primitive
d'écriture en figurant les images
des choses. Un y est représenté par la
lettre I. qui est l'image d'un doigt levé.
Deux, trois, quatre, par II, III, IIII.
deux, trois, quatre doigts levés. Cinq, par
la lettre V, qui est l'image du pouce & d'un
doigt levé (les autres baissés.) Dix par
par deux V, dont l'un renversé & appointé
à l'autre, ce qui est semblable
à la lettre X. Cinquante ou cinq
dixaines par la lettre L, qui est l'image
du pouce & de l'index de la main gauche
tenus dans la position représentée.
La lettre C. pour cent pourroit être
la même figure en courbant les deux
mêmes doigts. La lettre D. pour cinq
469cent
, est l'index de la main droite
courbé & joint au pouce de la même
main tenu tout droit. La figure CIƆ pour
mille, n'est autre chose que la figure
précédente doublée (pour deux fois 500.)
& faite de la main gauche comme de la
main droite en joignant les deux pouces,
qui ne paroissent faire qu'une ligne droite
entre deux courbes. En écrivant, on a
pour plus de promptitude figuré ce geste
par M ou ∞ en forme du 8 arabe couché.
Mais tous ces derniers nombres me paroissent
trop étendus pour avoir eu lieu chez
des peuples sauvages. Ceux que nous connoissons
ne vont pas si loin. Quand la
quantité devient trop nombreuse, ils se
contentent de la marquer par un geste
général & indéfini ; par exemple, en
prenant de la main une poignée de cheveux.
Il se peut faire aussi néanmoins que le C,
pour cent, & l'M pour mille, soient des
véritables lettres initiales de ces deux
mots : qu'on ne sçache pourquoi cinq cent
est marqué par un D : & que ces dernieres
470formules, ainsi que quelques autres
plus compliquées, ayent été ajoutées à la
premiere invention pour la commodité de
l'art dans un siécle plus instruit. Mais j'avoue
que l'opinion que j'ai cy-dessus déduite
ne paroît plus naturelle & plus probable.

Remarquons que les figures arithmétiques
des Romains ont une progression
quinaire, & qu'elles changent & recommencent
de cinq en cinq par l'unité :
comme si au bout de ce nombre la table
arithmétique eût été épuisée. Le geste
employe une main seule tant qu'il peut
compter par cinq : il ne les employe toutes
deux que pour marquer un second quine
commencé ou complet, pour figurer la
dixaine d'unités, ou la dixaine de centaines :
ce qui est une marque sensible qu'on a
procédé par compter d'abord avec une
main, & une preuve démontrée que l'échelle
arithmétique décimale doit sa naissance
aux dix doigts des deux mains. Le
chiffre latin a des figures particulieres pour
cinq, pour dix, (deux fois cinq) pour
471cinquante, pour cent, pour cinq cent,
pour mille : à chacune de ces différentes
figures quinaires on ajoûte selon le besoin
les unités, les quines, les doubles quines
ou dixaines, les centaines. On voit par
un passage de Plutarque (in Isid.)que
cette méthode de nombrer par cinq étoit
aussi celles des Pelasges ou Grecs sauvages ;
car il dit qu'en cette langue πεμπτάσασθαι
quiner, signifioit autrefois simplement
compter. Ceci fait voir que Bianchini
s'est trompé dans son systême sur l'origine
de la figure des chiffres latins.
(Hist. univ. p. 112 ;) car ce systême
suppose pour principe que la progression
du compte est par 10, au lieu qu'elle est
visiblement par 5.

134. Des figures de notre chiffre actuel.

Nous nous sommes servis en Europe
de cette grossiere façon de chiffrer jusqu'au
treizieme siécle, ou le sçavant astronome
Alphonse roi de Castille introduisit
l'usage du chiffre indien que les Arabes
472d'Afrique avoient apporté en Espagne. Je
ne suis pas assez instruit pour pouvoir
dire si nos figures seroient encore reconnoissables
en les comparant avec les traits
originaux ; car il est possible que dans
une si ancienne & si longue émigration
elles soient fort alterées.

Celles des Malabares, Banians & Brachmanes
actuels que je donne ici ne sont pas
ressemblantes aux nôtres dans tous les traits.
(Voyez Pl. IX.) Mais l'Inde est bien étendue.
Qui peut sçavoir quand & chez qui les
Arabes les ont autrefois empruntées ? Nous
ne les formons pas nous-mêmes à présent
bien semblables à celles des Arabes. Les
traits se défigurent beaucoup en peu de tems
chez toute nation qui n'a pas l'art de
l'Imprimerie qui en fixe la forme. Par-tout
où l'on n'écrit qu'à main courante, chacun
le fait selon sa maniere & son aptitude.
Quelle différence ne trouvons-nous pas
dans l'imprimé entre l'allemand, le gothique,
l'italique, & le quarré ? Quelle
variation dans nos écritures manuscrites
des différens siécles ? C'est un art particulier
473que celui de les sçavoir reconnoître.
Cependant on voit bien que nos figures
1, 2, 3, 4, 7, ne sont que peu altérées
de l'arabe ١, ٢, ٣, ٤, ٧, ou simplement
redressées ; que 9 est entiérement
conforme ; que le point ou le zéro servent
indifféremment pour marquer le progrès
décimal, soit qu'on écrive 1. 2.., ou 10.
200. De plus, il est facile de remarquer
que presque par-tout les trois premiers
chiffres ordinaux, qui sont le premier
monument & la base de tout le reste,
se forment selon la méthode de l'écriture
primitive en image figurée d'un, deux,
& trois traits ou doigts, soit verticaux,
soit horizontaux, que la célérité de la
plume, au lieu de les laisser isolés, a
souvent joints par des liaisons arrondies,
& a chargé de queues superflues.

135. Qu'il vient originairement des
Indiens.

On attribue à diverses nations l'origine
de notre chiffre actuel, aux Grecs, aux
Latins, aux Carthaginois, aux Celtes,
474aux Scythes. Nul doute néanmoins qu'elle
ne vienne de l'Orient. Nous tenons en
notre langue le mot chiffre, soit de l'arabe,
soit de l'hébreu saphar, i. e. numerare.
De plus la progression de l'écriture de
chiffres va à l'orientale de droit à gauche,
les nombres à droite étant les plus simples,
& ceux qui se continuent allant à gauche,
augmentant de valeur & de puissance.
Nous avons conservé dans les chiffres
sans nous en appercevoir, cette formule
orientale d'en diriger l'écriture de droit à
gauche, quoiqu'en pratique nous commencions
par habitude de gauche à droite
par les chiffres les plus puissans que nous
nommons aussi les premiers en prononçant.
L'opinion ordinaire, qui les tire des
Arabes ou Sarasins, de qui descendoient
les Maures d'Afrique conquérans de l'Espagne,
est la seule véritable : & ceux-ci
les tenoient réellement des Indiens, selon
l'opinion des écrivains les mieux versés
dans l'érudition orientale. « Parmi les
divers chiffres qu'ont les Persans, dit
Chardin, (tome ij, p. 3, ) ils en ont
475un composé de dix figures simples qu'ils
appellent asab Indi, compte ou chiffre
des Indes
, parce qu'il paroît tout-a-fait
semblable au chiffre ordinaire des Indiens
dont je crois qu'il est tiré aussi : je
trouve même que quand on y compare
nos chiffres de près & avec attention, on
trouve qu'ils en sont aussi sortis ; sur quoi
on peut observer que le mot arabe
syfer d'où est venu notre mot de chiffre,
est indien d'origine : ce qui donne lieu
de croire que les Arabes (qui ont les
premiers supputé avec les chiffres au
lieu qu'auparavant ils supputoient avec
les lettres alphabétiques, comme tous les
peuples de l'Orient & comme les
Grecs & les Latins,) apprirent cette
maniere des Indiens. Les Persans prétendent
que le mot syfer est persan
d'origine & veut dire voyage, progression,
avancement ; parce que c'est
la voie des progressions numéraires ;
mais ils conviennent que les Indiens
les leur ont donné. Cela se trouve
ainsi dans leurs anciens auteurs, & fort
476communément ils appellent ces figures
Hazab ell Ind. Arithmétique du peuple
Indien
. »

« Il nous semble, ajoûte à ce sujet
M. de Guignes, que ce fait ne
peut être contesté. Notre chiffre que
nous tenons des Arabes, est appellé par
ces peuples, chiffre indien, & nous
avons eu occasion de nous convaincre
qu'il subsiste encore dans l'Inde, particuliérement
dans la langue des Telongouts.
C'est sans doute lorsque les
Arabes ont été dans l'Inde apprendre
les sciences des Brachmes qu'ils ont
substitué les chiffres à leurs lettres qui
leur en tenoient lieu. Ils les ont porté
en Espagne où il y avoit un très-grand
nombre de sçavans ; & de l'Espagne,
ces chiffres se sont répandus dans toute
l'Europe. »

136. Admirables effets du chiffre arabe.

L'introduction de l'usage de ces figures,
& la méthode simple de leur arrangement
qui donne la progression decimale, quarrée
477cubée, &c. est un des plus grands pas
qui se soit fait vers les sciences. J'estime
que nous lui devons en grande partie la
supériorité que nous avons acquise sur les
anciens dans les sciences de calcul, &
qu'il nous eût été impossible de nous
mettre à portée d'en venir au point où
l'on est parvenu à cet égard dans le siécle
présent, si nous eussions continué de nous
servir de la méthode embarrassée des
figures numérales en usage chez les Romains.
Nous vantons beaucoup l'avantage
qu'en ceci nous avons sur les anciens.
Mais une grande partie de notre mérite
est dans l'instrument qu'ils n'avoient pas ;
& dont nous ne sommes pas les inventeurs.
Il y a eu beaucoup d'art dans l'invention
du zéro doué d'une puissance,
passive en lui-même, active dans les autres
nombres. Mais, à cela près, il n'en
falloit guères pour figurer chaque nombre
jusqu'à dix par un seul caractere : & il
n'étoit pas, à ce qu'il semble, fort difficile
d'inventer l'hypothèse qui suppose
dans la suite des chiffres la progression
478décimale. Cependant cette petite clef a
ouvert des bâtimens immenses.

C'est ce qui arrivera toujours lorsqu'il
s'agira de calculs, de combinaison,
d'ordre & d'idées morales. Car ces sortes
de choses n'étant point dans la nature,
mais étant de simples manieres de percevoir
les êtres réels, manieres que l'esprit
de l'homme crée & combine pour son
propre usage, elles fructifient avec une
extrême facilité, & se développent avec
une étendue sans bornes dans ce terrein
intérieur. L'esprit trouve en soi la matiere
& la forme ; il est à la fois l'œuvre &
l'ouvrier, & s'exerce avec un succès
assuré sur des choses auxquelles il a lui-même
donné l'être. C'est par cette raison
que les sciences de calcul, l'algébre & la
géométrie, sont appellées sciences exactes.
Elles sont les seules qui puissent l'être en
effet. Mais cette prérogative ne leur vient
que de ce qu'elles n'existent qu'en l'homme
& par l'homme, que par les considérations
combinées & abstraites de l'esprit
humain qui les produit ; sans qu'elles
479ayent, hors de-là, aucune existence réelle
dans la nature ; n'étant que de simples
relations, que des êtres imaginaires qui
ne sont rien hors de la pensée qui les
a créé & qui les considere. C'est donc
cette entiere & parfaite connoissance d'un
objet que l'homme a produit en lui-même,
qui le fait arriver à ce point de certitude
& d'exacte précision, qu'il ne peut atteindre
lorsqu'il exerce l'opération de son
esprit sur des objets réels, physiques,
placés hors de lui, & dont il ne peut
avoir qu'une idée incomplette. Ainsi la
précision des sciences exactes ne leur
donne peut-être pas autant d'avantage
qu'on le croit, sur les autres sciences,
puisqu'elles ne la doivent qu'à ce que
les nombres & les lignes, objets de leur
opération, n'ont aucune existence dans
la nature. Certainement la premiere, la
plus éminente prérogative d'un être quelconque
est la vérité réelle de son existence
physique. Une plante, un fait ont
cette supériorité marquée sur un nombre,
ou sur une ligne mathématique. N'omettons
480pas cependant de dire en même
tems que l'arithmétique & la géométrie
sont d'un si grand, d'un si fréquent usage
pour l'homme, d'une telle utilité pour
l'ordre personnel qu'il se fait à lui-même
dans la perception des objets réels, &
dans le service qu'il en tire relativement
aux convenances qu'ils ont avec lui, qu'on
ne peut trop louer ces deux sciences,
en admirer l'invention, & montrer de
reconnoissance pour les travaux des
mathématiciens qui en ont avancé le
progrès & qui ont eu l'art de les adapter,
comme instrumens, à tant de choses
infiniment utiles au genre humain.

137. Qu'il est probable que les Grecs ont
connu l'emploi du zéro.

On a pu remarquer dans la table précédente
contenant les chiffres de divers
peuples, que quelques nations figurent le
zéro par un point. Je viens de parler de cette
excellente invention d'un signe qui décuple
le chiffre précédent. J'ajoûterai qu'elle
ne doit pas avoir été inconnue aux
481anciens peuples Grecs, quoique nous ne la
tenions pas d'eux. C'est une induction que je
tire des mots κατι, κοντα, genti, ginta,
centum usités pour désigner le complément
des dixaines, ou de la dixaine des dixaines.
Cette expression signifie certainement un
point
, venant de κεντεω (pungo) ainsi que
κέντρον (point principal, centre.) On l'emploie
d'abord après la premiere dixaine,
pour marquer toutes les suivantes. ἐικατι,
duigenti ; c'est-à-dire, deux fois le point,
deux fois la dixaine. Car les Latins ont
d'abord dit duiginti pour bis-ginti, ou
viginti (vingt, en Anglois twenty). De
même τριακοντα triginta (trente :) ἐκατον,
centum (cent.) Quant à la premiere
dixaine, ces nations s'étoient contentées
d'un mot qui exprimoit le double geste,
ou le geste des deux mains : car c'est (ainsi
que la ressemblance des mots deux & dix
me porte à le croire), ce que signifie
δεκα, decem, dix. Le grand nombre Χίλιοι,
Μυριάς, mille (mille) dont nous nous servons,
non-seulement comme nombre, mais
aussi dans le discours habituel comme de
482l'expression d'une grande quantité indéfinie,
vient des mots orientaux chel (tout, total ;)
mila (plenitude, quantité.) De ce dernier
viennent les mots multum, multitude, &c.

138. De l'échelle décimale & de ses
défauts.

On a dit que dans les nombres, le
premier ordre jusqu'à dix & la progression
décimale ont leur origine dans les dix
doigts des mains :

Hic numerus magno tunc in honore fuit :
Seu quia tot digiti per quos numerare solemus
, &c.

Ovid. Fast. 3.

La main est l'organe primitif de l'expression
des nombres. Mais comme
la nature n'avoit pas eu cet objet en la
fabriquant, & qu'on n'a fait qu'appliquer
ici un instrument fait pour autre chose,
il ne s'est pas trouvé, dans l'usage, aussi
parfait qu'il l'auroit fallu ; étant sujet dans
la division à quantité de fractions incommodes.
Car dans l'échelle décimale il
n'y a que 2 & 5 qui multipliés l'un par
l'autre donnent 10.483

139. L'échelle duodécimale seroit
préférable.

L'échelle duodécimale auroit été beaucoup
meilleure en inventant deux figures
de plus pour dix & onze, & marquant
douze par le zéro précédé de l'unité 10.
en telle sorte que la centaine eût été
de 12. fois 12. exprimée ainsi 100. au
lieu de l'être ainsi, 144. Dans celle-ci
2. 3. 4. & 6. multipliés donnent le
complet. Les trois quarts, la moitié, le
quart, les deux tiers, le tiers & le sixieme
se marquent par une seule figure. Douze
est le terme le plus parfait où puisse s'arrêter
la premiere suite des ordinaux composés
de peu de figures (car les figures surchargeroient
trop la vue s'il falloit les varier
jusqu'à soixante qui est le premier nombre
où 10, & 12. se rencontrent par 6. fois 10.
& par 5. fois 12.) Aussi, quoiqu'une
coutume invétérée ait fait prévaloir presque
par-tout l'usage de l'échelle décimale,
on est forcé en beaucoup d'occasions de
recourir à l'autre, lorsque le calcul doit
484être prompt & exact ; sur-tout si la progression
est sous-multiple. On s'en sert
s'il est question de degrés, de pieds,
de pouces, de sols. On doit y avoir grand
égard dans l'introduction des mesures,
dans la fabrique des monnoies ; en un
mot dans tout instrument de compte quel
qu'il soit. Notre piéce d'or est fort bien
aujourd'hui à 24 liv. & notre piéce d'argent
à 120 sols, ces deux nombres faisant l'un
deux fois 12. & l'autre dix fois 12. Dans
la répartition journalière des droits seigneuriaux
dûs sur les fonds de terre qui
se divisent & se réunissent sans cesse, on
se sert de cette échelle duodécimale, d'une
maniere sous-multiple. Comme la pratique
en est commode, & la formule peu connue,
on me sçaura peut-être gré de l'insérer ici.

140. Tablature de l'échelle duodécimale
sous-multiple.

Unité ou as complet | 1.

Moitié | 6. | [C'est-à-dire six fois un
douzieme de l'unité convenue.]

Quart | 03.485

Trois quarts | 09.

8e | 16. | [Observez que ceci signifie
un & demi & non pas
seize]

16e | 009. | [Additionez 16. fois, vous
aurez 1.]

32e | 046.

64e | 0023.

Tiers | 04.

Deux Tiers | 08.

6e | 02.

12e | 01.

24e | 006.

48e | 003.

96e | 0016.

9e | 014.

18e | 008.

36 | 004.486

72e | 002.

144e | 001. | (Si vous écrivez en toutes
lettres, vous direz le douzieme
du douzieme
.)

Dans cette table on s'apperçoit au
premier coup d'oeil, par l'image & la
disposition des chiffres & des zéros, que
les zéros sont ici placés en sens contraire
à celui de la tablature commune, qui
est une échelle de multiplication, au lieu
que celle-ci est une échelle de division :
qu'ici l'effet du zéro est de faire dégrader
le chiffre qu'il précede d'un ou de plusieurs
ordres de douzaines, comme dans notre
arithmétique ordinaire l'effet du zéro est
au contraire d'augmenter les chiffres qu'il
suit d'un ou de plusieurs ordres de dixaines.
Cette table montre avec facilité en quel
rapport les parties aliquotes sont entre
elles ou avec le tout. Par exemple : que
le 36e est le douzieme du tiers : que le 16e est
le douzieme des trois quarts, que le 96e est
le douzieme du 8e : que le 144e est le
douzieme du 12e, &c.487

1(**) Le premier homme & la premiere
femme étoient nuds & n'en avoient point de
honte. Erat autem uterque nudus, Adam scilicet
& uxor ejus & non erubescant
. Dans la suite
après leur désobéissance ils se firent des vêtemens
avec de larges feuilles : & lorsque la
crainte de paroître devant Dieu, à qui ils
avoient désobéi les eut porté à se cacher en entendant
sa voix, ils dirent pour excuse qu'ils
s'étoient mis à couvert dans le bois parce qu'ils
étoient nuds. Mais leur faute n'ayant rien de
relatif à certains endroits du corps humain,
n'avoit rien qui pût leur inspirer la pensée
de les dérober promptement à la vue, ni leur
faire naître aucun sentiment de honte sur
leur usage naturel. D'ailleurs, quoiqu'il
soit certain que nos premiers parens ont
connu l'usage des vêtemens, ce n'est pas au
tems même de la formation de l'homme qu'il
faut prendre les institutions & les coutumes
humaines : c'est à la rénovation du genre
humain après le déluge qui remit au premier
pas les hommes dispersés & isolés sur la surface
de la terre. On ne fait que rarement
cette observation qu'on devroit toujours faire,
que l'homme, si on le considere dans l'état
de nature, doit être pris non avant, mais
après l'inondation qui dépeupla la terre, lorsque
les arts furent nécessairement perdus par
le défaut même des matieres premieres, &
que la dispersion du genre humain loin de sa
première demeure eut effacé presque par-tout
les anciennes connoissances acquises. Alors ils
redevinrent sauvages, & vécurent nuds, même
absolument nuds comme on les trouve encore
dans les contrées de la terre où l'homme est
resté le plus brute ; quoique l'art de se vêtir
eut probablement été bien perfectionné longtems
avant eux, & qu'on ne puisse douter que la
famille unique qui survécut à la destruction
totale du reste des hommes, n'eût conservé
l'habitude de se couvrir de vêtemens.

2(*) Les Latins définissent ce mot : Ob
aliquam rem sordidam timor
.

3(*) On lit actuellement dans les papiers
publics (Décembre 1763.) le récit d'un phénomene
fort extraordinaire, s'il est bien exactement
rapporté, d'une fille qui parle sans
avoir de langue. Voici en quels termes il est.
rapporté. « On voit dans cette ville (de
Nantes) un phénomène qui mérite de fixer
la curiosité publique : c'est une fille de 19
ans qui parle sans langue. A la suite de la
petite vérole, qu'elle eut à 8 ans, la langue
tomba en pourriture, & se détacha entiérement
Pendant les deux premieres années
qui suivirent cet accident, elle resta sans
parler, n'ayant qu'un cri comme les muets ;
au bout de ce tems-là, elle se mit à parler,
& demanda fort distinctement du pain à sa
mere ; dès-lors elle a conservé l'usage de la
parole, & chante même aisément. Cette
fille, nommée Marie Greslar, est née dans
la paroisse de saint Hilaire, près de Mortagne
en Poitou ».

On ne peut pas douter que la langue ne
soit le principal agent de la parole ; & l'on
n'auroit pas cru qu'il fût possible de parler
quand on manque de cet organe. Cependant
on peut éprouver, & j'en avois déja fait
l'expérience, que l'organe de la levre, & même
celui de la gorge, situés aux deux extrémités
de l'instrument peuvent, absolument parlant,
effectuer leurs articulations propres sans le
secours de la langue, ou du moins sans s'en
aider que fort peu : & peut-être que par
l'exercice, on peut parvenir à s'en passer
tout-à-fait. Mais les lettres intermédiaires qui
s'articulent au milieu de l'instrument vocal
comme celle de langue, palais, & même
celle de dents sont impossibles à prononcer
sans elle. Ainsi sans avoir vu Marie Greslar
on pourrait assurer d'avance, que si elle parle
un peu en effet, après avoir totalement perdu
la langue, ce n'est que d'une maniere très-imparfaite :
que sa faculté se réduit à prononcer
les lettres labiales ou gutturales B. P.
F. V. M. G. Q. K & les mots qui en sont
composés ; mais qu'elle ne peut faire entendre
L. N. R. J. CH. ni Z. D. T. que les gens
accoutumés à l'entendre suppléent peut-être
aux mots qu'elle veut dire. A l'égard des voyelles
il y a moins de difficulté. Comme il n'y faut
point d'articulation, mais un simple son, la
trompe vocale peut y suffire. Ainsi il est moins
étonnant que cette fille chante avec une certaine
facilité. Mais on suppose qu elle fait
entendre le chant d'un air sans y joindre les
paroles, ce qui lui est probablement impossible.

4(*) On peut voir ce que j'ai dit à cet égard dans
le Dictionnaire Encyclopédique sur la maniere
dont toutes les modulations majeures sont successivement
engendrées les unes des autres par la
résonance des aigus, & les modulations mineures
par le frémissement des graves.

5(*) Catulle dit en badinant sur la mort d'un
homme qu'il n'aimoit pas, & qui venoit d'être
englouti dans la mer Ionienne.

Ionios fluctus, cùm jam pervenerat illuc,
Tam non lonios esse, quam Hionios
.

6(*) J'avois écrit ce Chapitre avant que
d'avoir lu l'Essai de Warburthon sur les hiéroglyphes
Egyptiens. J'ai vu avec satisfaction
que je m'étois rencontré avec lui sur une
partie des questions dont il s'agit ici :
sur-tout en ce qu'il pense que les inscriptions
sculptées sur les obélisques dans les places
publiques n'étoient point du tout une écriture
mystérieuse, & que loin de contenir une
doctrine secrette, ces inscriptions ne faisoient
qu'exposer aux yeux du peuple les choses dont
on vouloit qu il conservât le souvenir. Je pourrois
renvoyer le lecteur à cet ouvrage plein
d'érudition & de sagacité. Mais la nature de
mon sujet m'ayant engagé à traiter des différentes
formules d'écriture d'une maniere plus
générale & plus étendue que Warburthon
n'étoit dans le cas de le faire, il me semble
plus à propos d'ajoûter ici quelques observations
qui m'étoient échappées & que je
tire de l'auteur Anglois & de son commentateur.