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Brosses, Charles de. Formation méchanique des langues. Tome second – T01

Traité
de la formation
méchanique
des langues,
et
des principes physiques
de l'étymologie.

Chapitre IX.
De la formation des langues ; de
leur progrès immense sur de
très-petits principes ; de leurs
classes & dialectes.

141. Examen hypothétique de la premiere
enfance d'une langue quon supposeroit
1formée sans le secours d'aucun autre
langage antérieur.

142. Pusieurs enfans élevés ensemble se
feront certainement un langage.

143. Un homme seul ne seroit que très
peu d'usage de sa faculté de parler.

144. Adolescence des langues primitives.

145. Elle augmente les petites différences
qu'elles pouvoient avoir dans leur origine.

146. Causes pour lesquelles les langues
barbares d'un même pays doivent
devenir différentes entr'elles ; & nous
le paroître plus qu'elles ne le sont
en effet.

147. Fabrique des syntaxes barbares.

148. Forme de l'accroissement des langues
adolescentes : & quelle part peut y
avoir eu l'art.

149. Raison pour laquelle le langage des
hommes sauvages est plus rempli
d'images & de figures empruntées de
la nature. Cause du prétendu sublime
du langage oriental. Comment une
langue sortie de l'adolescence & dans
2sa force devient plus sévere & plus
retenue.

150. Cause de l'accroissement des langues,
Plusieurs petits langages de sauvages
isolés se réunissent pour former une
grande langue.

151. Comment une grande langue vient
à se subdiviser en dialectes.

152. Dans les divers dialectes la différence
de voyelle affecte plus l'ouïe que la
vue, & la différence de consonne au
contraire.

153. Caractères essentiels de différence entre
les langues tirés de l'ouie & de la vue.
Qu'il peut absolument parlant se
former un langage, sans l'intervention.
d'aucun de ces deux sens.

154. Caractères de différence entre les
langues & les dialectes.

155. Caractères qui marquent les classes
& les subdivisions entre les langues

156. Division des peuples par classes de
langues.

157. Etat du langage des peuples spirituels
& policés.3

158. Cause de fort abondance, de sa richesse,
de ses variations.

159. Les mots se dépravent & la syntaxe
se rectifie.

160. Difficulté d'éviter l'abus des mots.

161. Causes des synonimes & de leur multiplication ;
de leur vice & de leur
utilité.

162. Effet des invasions sur le langage.

163. Altérations qu'y causent le commerce
& les opinions nouvelles.

164. Les termes étrangers que les langues
adoptent ne les rendent pas toujours
plus riches en effet.

165. Difficulté de reconnoître l'origine d'un
terme adoptif lorsqu'il est venu de
loin par une longue émigration.

166. Observations sur les traces que le
commerce des nations a autrefois
laissées entre leurs langages.

167. Comment une langue parvenue à sa
maturité décline & se perd.

168. Causes qui après le déclin d'une
langue la conservent dans sa pureté
sur le pied de langue morte.4

169. En quoi consiste l'identité d'une
langue.

141. Examen hypothétique de la premiere
enfance d'une langue qu'on supposeroit
formée sans le secours d'aucun autre
langage antérieur.

Nous avons cy-devant reconnu
qu'il y a certains premiers principes
méchaniques & nécessaires
de la formation du langage, conformes à
la construction organique de l'instrument
vocal, tel qu'il a été donné à l'homme
par la nature. Tout naîtra sans doute de
ce premier état des choses. Mais jusques-là
le langage est encore bien foible, & ne
contient que très-peu d'expressions. Attachons-nous
à présent à examiner son
développement & ses progrès, depuis cette
enfance primitive, qu'on peut appeler le
vagissement de la nature, jusqu'à son
enfance un peu plus raisonnée, jusqu'à son
adolescence, sa maturité & sa dissolution.
Ici la simple méchanique des organes ne
5suffit plus pour nous guider. Il faut recourir
à l'observation des faits & des procédés
connus, dans lesquels nous sçavons qu'il
entre beaucoup de petits élémens arbitraires
& de fantaisie. Cependant comme, d'un
côté, il ne nous est pas possible d'avoir
sous les yeux une langue parlée que nous
puissons dire être primitive, puisque quelque
misérable que soit une langue sauvage
que nous voudrions choisir ; encore est-il
certain qu'elle est dérivée d'une autre
antérieure : comme, d'autre côté, il ne faut
nous écarter ici que le moins que nous
pourrons du plan de la nature, ayons
recours à une hypothèse possible qui nous
mette en état de procéder en régle. supposons
qu'un certain nombre d'enfans ont
dès leur bas âge été abandonnés loin de
tout commerce humain dans un climat
désert, où ils ont trouvé le secret de se
conserver jusqu'à l'âge adulte. L'histoire
nous a transmis quelques exemples de faits
pareils : & quoique je ne les regarde pas
comme suffisamment avérés, il faut convenir
néanmoins qu'ils sont possibles : ce
6qui doit suffire ici. On ne peut douter
d'abord qu'en cas pareil ce petit peuple
ne se fît par des signes ou par des paroles
une méthode vraiment primitive pour
lui-même de s'entre-désigner les noms des
objets, ensuite de ses conceptions intérieures
sur ces mêmes objets. C'est ainsi
qu'en useroit un peuple d'enfans exactement
élevés jusqu'à un certain âge dans un
enclos où les personnes qui viendroient
par intervalle prendre soin d'eux observeroient
un parfait silence. Une telle expérience
n'est pas impraticable. Elle seroit
tout-à-fait curieuse pour voir comment se
forme une langue primitive ; & bien plus
encore pour apprendre quelle est la portée
de la raison humaine livrée à elle-même &
à ses propres forces sans aucun secours
d'éducation, & comment elle parvient
à se déveloper.

142. Plusieurs enfans élevés ensemble se
feront certainement un langage.

En attendant j'avancerai sans hésiter,
& je regarderai toujours comme un fait
7certain, qu'une troupe d'enfans, supposés
mis ensemble, & abandonnés à la nature,
se fera pour elle-même une langue propre
& primitive, qui dans la suite par le
dévelopement & l'extension des idées
sera sujette à son progrès & à ses variations.
Sans que l'expérience nous ait distinctement
montré ce qu'il en seroit, on peut assurer
que les choses arriveroient ainsi, aussi
hardiment qu'on assurera que ces enfans
marcheroient ; puisque l'un est ainsi que
l'autre une suite naturelle de leur constitution
primitive. Les enfans qu'un ancien
roi fit allaiter par des chèvres loin de
tout commerce humain, articuloient des
sons, & c'étoient ceux qu'ils imitoient du
cri de leurs nourices, qu'ils saisirent avec
d'autant plus de facilité que ces sons
étoient composés de lettres labiales &
gutturales qui se developent les premieres
dans les organes de l'enfant. Ce roi s'étoit
figuré de pouvoir découvrir par une telle
expérience quelle étoit la premiere langue
du monde naturelle à l'homme.

Mais il raisonnoit bien mal lorsqu'entendant
8que les enfans disoient beeck, cri
qu'ils imitoient des chèvres leurs nourices,
il en conclut que la langue phrygienne,
où ce mot beck signifie du pain, étoit la
plus ancienne du monde : comme si ces
enfans, qui ne connoissoient d'autre nourriture
que le lait de leurs chèvres, eussent
pu en demandant à manger avoir quelque
idée d'un aliment composé tel que le pain,
Sennert raconte (in Paralipom.) qu'un
certain prince ayant fait séparer trente
enfans, on n'entendit rien d'eux que des
paroles confuses & mal articulées : Ex
sepositis triginta pueris nihil retulit rex
Maguth quàm voces confusas & indistinctas
.
Sans doute que ces enfans avoient été
élevés chacun séparément. Car en ce cas
le peu de besoin qu'un homme seul a de
se faire entendre nuiroit fort au progrès
du dévelopement de ses organes vocaux,
devenus inutiles dans cette position singulière
à un être à qui la seule idée des
objets suffit, & qui n'a nul besoin de la
transmettre à d'autres par la parole. si les
trente enfans furent élevés ensemble, on
9prit sans doute pour confus, ce que l'on
n'entendoit point (& ceci arrive souvent) ;.
ou bien l'on retira trop tôt les enfans, qui
dans une telle épreuve auroient dû être
laissés à eux-mêmes environ jusqu'à l'âge
de dix ou douze ans au moins. Voyez
ensemble trois ou quatre petits enfans
instruits dans la langue vulgaire ; vous ne
les entendez pas : cependant ils s'entendent
à merveille entre eux ; ils se sont déjà
fait un petit jargon. Lorsque Quintilien
avance (L. x, c. I,) qu'après l'épreuve
faite de donner des enfans à élever dans
la solitude par des nourices qui ne leur
parloient pas, on a reconnu que quoique
ces enfans articulassent certains mots,
ils n'avoient pas la faculté de discourir ;
(Infantes à mutis nutricibus jussu regum
insolitudine educati, etiam si verba quædam
emisisse traduntur, tamen loquendi facultate
caruerunt
,) il entend qu'ils ne paroissoient
faire aucun discours suivi, ni bien
nettement distinct : car il parle en cet endroit
de la prononciation bien distincte, qui
ne nous vient, dit-il, avec raison, ainsi
10que l'usage de la parole, que de l'habitude
d'entendre dès notre enfance. Mais ce
judicieux rhéteur qui convient que ces
enfans s'étoient fait des mots, ne doutoit
pas qu'il ne fût évident sur ce seul principe,
que s'ils avoient été plusieurs ensemble,
ils ne se fussent bientôt aussi fait un
discours, qui n'est autre chose que l'assemblage
de plusieurs mots.

143. Un homme seul ne feroit que très-peu
d'usage de sa faculté de parler.

C'est beaucoup en vérité qu'un enfant
élevé de cette manière ait fait entendre
quelques mots. Que l'on suppose un
homme vivant seul dès son enfance, &
absolument isolé de toute société, il ne fera
pas, ou il ne fera que très-peu d'usage de sa
faculté de parler. Elle ne sert qu'à communiquer
ses idées à autrui. Un homme
seul n'étant pas dans ce cas n'en a que
faire. Tout son langage consisteroit en
cris de sentiment, en gestes de surprise,
en quelques articulations d'organe nécessairement
conformes à leur structure ; encore
seroient-elles rares ; parce que dans son
11enfance il n'auroit eu ni besoin ni exercice
de sa faculté de les fléchir. On entendroit
de sa part beaucoup de voyelles & seulement
quelques consonnes indistinctes.
D'ailleurs en vivant ainsi séparé du reste
du monde, il exerceroit fort peu son
jugement : il n'auroit presque point d'idées,
mais seulement dans l'ame la mémoire de
quelques perceptions très-simples. De
sorte que si nous lui supposons tout d'un
coup les organes dénoués, & la plus
grande facilité physique pour discourir,
il y seroit fort embarrassé, faute de liaison
& de combinaison d'idées dans l'esprit.
Le commerce avec les hommes donne
occasion non-seulement de parler pendant
la conversation présente, mais encore de
réfléchir sur les conversations passées, &
de préparer celles à venir. Dans l'hypothèse
cy-dessus qui prend les choses au
premier pas où il soit possible de les
considérer, il n'y a point de langage qu'on
puisse appeller discours, mais une espece
de vagissement presque inarticulé qui forme
néanmoins quelques mots sans suite. Mais
12supposons deux ou plusieurs enfans mis
ensemble ; alors le naturel, le besoin,
l'habitude mettent en jeu les facultés.
Chacun profite des inventions de l'autre,
& les accroît en continuant d'opérer sur
ce premier fond. L'homme seul était
à-peu-près un lièvre dans les bois. La
conversation de nos deux enfans ne sera
guères plus que celle de deux animaux
domestiques, qui ont beaucoup plus l'air
de s'entretenir que les animaux farouches ;
parce qu'en effet une société plus étendue
leur donne plus de connoissance. La
puissance physique qui manque aux animaux
pour faire de certains progrès ne
manquant pas à nos enfans, ce petit
germe poussera de profondes racines, &
jettera un jour des branches infinies sur
le plan donné par la nature.

144. Adolescence des langues primitives.

Il est donc indubitable qu'une troupe
d'enfans abandonnés sans éducation ni
exemple d'un usage antérieur de la parole,
s'ils peuvent s'élever, se feront un langage.
13On a cy-devant à-peu-près vu quels en
seront les premiers germes, & qu'il y
aura parmi eux un certain nombre d'expressions
radicales nécessaires, ou presque
nécessaires, nées physiquement de la
conformation naturelle de l'organe vocal
humain, & produites aussi par le besoin
qu'on a pour se faire entendre, de faire connoître
de son mieux les choses dont on
veut parler. Il devient plus difficile d'examiner
l'adolescence des langues, supposées
premieres, dans leurs progrès obscurs &
leurs variations arbitraires, qu'il ne l'a
été de démêler les premiers élémens
de leur formation dans leur enfance, où
la nature nous a servi de guide.

Quoiqu'elle ne s'écarte que peu de sa
manière ordinaire de procéder, je ne
prétends pas dire néanmoins qu'elle ne
s'en écarte point du tout ; étant elle-même
sujette à tant de petites variétés dans la production
des individus de chaque espece. Elle
en a mis, sans doute, dans la fine structure
des organes vocaux, selon les climats &
selon diverses autres causes : elle a pû, par
14exemple, donner quelque part, comme
chez les Hurons, (Voyez n° 74,) plus de
mobilité à un autre organe qu'à celui des
lèvres, qu'on remarque parmi nous être le
plus mobile chez les enfans, & le premier
qu'ils mettent en jeu.

145. Elle augmente les petites différences
qu'elles pouvoient avoir dans leur origine.

Mais ayant à parler en général sur cette
matière, j'ai dû présenter pour exemple
ce qu'il y avoit de plus apparent : non que
j'aie prétendu dire absolument parlant,
qu'à suppoier quatre troupes d'enfans aux
quatre confins de la terre, qui se seroient
à elles-mêmes chacun un jargon primitif
dévelopé par la nature, les quatre jargons
fussent tout-à-fait pareils sans aucune différence.
La nature n'opère pas ainsi,
puisqu'il n'y a pas une feuille absolument
pareille sur un même arbre : mais ils
seroient du moins soit approchans, &
formés en vertu des mêmes principes
méchaniques. La diversité qu'on y remarqueroit
naîtroit, non du fond de la
méthode pratiquée par la nature, mais
15du changement par elle produit
l'organisation qu'elle y emploie, selon la
différence des climats.

Quoique le cœur de l'homme soit au
fond le même dans tous les pays & dans
tous les siécles, ayant le même fond de
passion & de sentimens naturels, qui y
produisent le même fond de vices & de
vertus, on voit néanmoins que le tableau
de la vie humaine est perpétuellement
diversifié. Le germe des vertus & de la
corruption que la nature a mis dans le
cœur, par-tout le même en substance,
est toujours différent dans la manière dont
il se dévelope. Les passions se diversifient
de mille & mille façons selon les objets
qui les excitent, selon les nuances du
caractère qui les modifient. L'amour &
l'amour, la colère & la colère, variés
dès leur premier éclat dans deux personnes
différentes, sont pourtant toujours
dans toutes deux le désir de jouir, & le
désir de se venger. A mesure que ces
passions s'exercent, les variétés deviennent
plus marquées , les effets & le produit
16plus différens. De-là naît cette extrême
variété de tableau des événemens produits
par des causes pareilles.

Même marche, même jeu de la nature
(aussi est-ce le même agent) dans le
tableau des langages où les dissemblances
vont comme les dévelopemens. Le
principe de différence entre les quatre
jargons, qui rendroit un peu dissemblables
leurs termes primordiaux,
produiroit un effet très-sensible dans le
progrès de chaque langue, à mesure
qu'elle se chargeroit de dérivations ou
d'approximations. De sorte que la diversité
peu marquée dans l'enfance des
jargons, le seroit sensiblement dans leur
adolescence. Alors chacun des quatre
prendroit un air spécifique, dont il seroit
d'autant plus difficile de reconnoître à
l'avenir les causes arbitraires, que le peuple
seroit plus barbare, fantasque, sauvage,
dépourvu d'idées, de raison & de suite
dans l'esprit. Or ce seroit certainement
le cas de nos quatre troupes d'enfans
isolées. Chacune d'elles deviendroit la
17tige d'un peuple sauvage qui auroit une
langue pauvre & chétive ; en un mot,
selon la supposition que nous avons faite,
elle seroit une langue primitive dans son
adolescence.

Les langues orientales existantes, qu'il
nous seroit possible d'examiner en cet état,
sont dans un cas moins favorable à mes
principes, que celui de l'hypothèse que
j'ai posée, parce qu'elles sont déjà infiniment
plus loin de leur dérivation primitive.
Mais puisque nous n'avons pas sous
les yeux d'autres objets effectifs à considérer
que ces langues sauvages, prenons-les
ici pour exemples : & voyons par
quelle raison, lorsqu'on les compare entre
elles, elles paroissent à peine se ressentir
d'une origine commune & nécessaire.

146. Causes pour lesquelles les langues
barbares d'un même pays doivent
devenir différentes entr'elles, & nous
le paroître plus qu'elles ne le sont
en effet.

Parmi les sauvages d'Amérique, où
18chaque nation vit séparée l'une de l'autre
par de grands lacs & d'immenses forets,
presque sans aucune entrevue entr'elles
que pour se surprendre et s'entre-détruire,
les langages différens ne paroissent avoir entr'eux
que peu de rapport : comme si chaque
peuple s'en étoit fait un pour lui-même ;
primitif & particulier. C'est ainsi qu'on
en pouvoit juger à l'inspection des exemples
que les Missionnaires nous ont donnés
d'une même phrase parallèle traduite
eu plusieurs langues sauvages.

Ceci paroît d'abord contrarier l'opinion
naturelle & raisonnable qu'une langue ne
peut être tirée que d'une autre, & que
le premier auteur de chacune de ces
nations sauvages n'étant pas sorti de terre
tout formé, comme la fable le raconte
des soldats de Cadmus, ne pouvoit
parler d'autre langage que celui qu'en
son enfance, il avoit apris de ses pères.
Et même à supposer, comme dans l'hypothèse
cy-dessus, que chacune de ces
nations sauvages descendît d'une troupe
d'enfans abandonnés dans le plus bas
19âge, ne devroit-on pas reconnoître entre
leurs divers langages actuels une analogie
plus marquée, puisqu'ils dérivent tous d'un
même principe organique & nécessaire ?

Il suffiroit pour répondre à cette objection
d'observer que les langues actuelles des
peuples sauvages se trouvent aujourd'hui
à une telle distance de leur état primitif &
nécessaire, qu'il seroit injuste d'exiger
qu'on rendît compte des causes inconnues
de leur altération pendant un immense
intervalle de tems. Mais outre ceci, remarquons,
Que quand des peuples sans
arts & sans connoissance ont été conduits,
tant par le genre de leurs mœurs que par
celui du climat qu'ils habitent, à vivre
isolés de leurs voisins, leur langage s'isole
aussi dans la même proportion, de siécle
en siécle ; & perd d'une manière plus
sensible, faute d'entretien, ce qu'il pouvoit
avoir de commun avec ceux du voisinage.
Que l'art de l'écriture, & les livres
qui passent d'un peuple chez un autre
étant l'une des principales causes de la
richesse, de la propagation & du mêlange
20des langages, les langues doivent être
moins analogues, plus différentes, plus
isolées dans les pays où cet art est inconnu :
ce qui est vérifié par l'expérience. Que
ces langues barbares doivent en effet
abonder plus que les autres en termes
primitifs, puisqu'étant tout-à-fait pauvres
dans leur commencement, lorsqu'elles ont
eu besoin d'imposer un nouveau nom à
quelque nouvel objet physique, elles
n'ont pu, comme nous, le tirer de leurs
voisins avec qui elles n'ont presqu'aucun
commerce, mais seulement le dériver
d'elles-mêmes sur quelques idées singulières,
ou le forger sur quelqu'affection
particulière des sens. En ceci tous les
peuples de quelque pays que ce soit doivent
être considérés, comme ayant une fois
été dans un tems ou dans un autre ce que
sont aujourd'hui les Américains. On
doit moins s'étonner d'entrevoir si peu
de rapport entre le langage des deux
nations, parce que, quoique limitrophes,
elles peuvent être fort distantes par leur
origine. Les peuples sauvages n'ayant
21rien à perdre dans le pays qu'ils abandonnent
& beaucoup de facilité pour
acquérir ailleurs le peu qui leur est nécessaire,
ne se font aucune difficulté de
quitter leur demeure habituelle au moindre
mouvement qui les y pousse. Une tranfmigration
de 7 ou 800 lieues ne leur fait
pas plus de peine qu'à nous un court
voyage. Une nation mécontente de la
contrée ou de ses voisins se transplante
toute entière au loin dans quelque terrein
vuide, au milieu de diverses nations dont
l'idiome n'a, ni ne doit alors avoir de rapport
avec le sien. C'est ce qui arrive tous les
jours aux Américains : c'est ce qui arrivoit
autrefois aux Gaulois, aux Goths, aux
Huns, &c. Nous avons même sous les
yeux des exemples de ces transplantations
prodigieusement éloignées, faites par les
Romains, les Arabes, les Espagnols, les
Hollandois, &c. & c'est peut-être ici
la principale raison, nous ne sommes pas
en état de juger de l'analogie qui peut se
trouver entre diverses langues que si peu
d'Européens entendent, & que nul d'eux
22n'est probablement capable de prononcer.
Il faut néantmoins que plusieurs de ces
idiomes ayent quelqu'analogie, puisqu'au
rapport du P. de Rafles, celui qui sçait
la langue huronne peut en moins de trois
mois entendre les cinq nations iroquoises.
Le huron, dit-il, est la maîtresse langue,
la plus majestueuse, & en même tems
la plus difficile de toutes les langues
sauvages. L'algonkin, selon la Hontan, est
aussi une des principales langues du Canada,
plus étendue & plus châtiée que la plûpart
des autres. Le P. d'Etré autre missionnaire,
après avoir raporté que les langues
des divers peuples habitans au bord du
Maragnon sont aussi différentes entr'elles
que le françois & l'allemand, (& sans
doute que sur une simple inspection elles
nous le paroîtroient beaucoup davantage,
quoique cette comparaison marque déjà
un rapport notable entr'elles,) ajoute
qu'il ne laisse pas d'y avoir parmi eux
une langue sçavante apellée la langue del
Inga
qui n'est entendue & parlée que par
un petit nombre de personnes dans chaque
23nation. Tout ceci désigne qu'il y a réellement
plus d'analogie entre les langues
sauvages que nous ne sommes en état
d'y en appercevoir. Ces raisons montrent
qu'il n'est pas possible de suivre l'examen
d'une langue sauvage depuis le point de
sa premiere enfance jusqu'à celui où elle
est parvenue, & que j'apelle le point de
son adolescence ; & même en cet état-cy
elle est parlée par un peuple qui n'a ni
connoissances ni suite d'idées : de sorte
que nous ne pouvons ici ni décider par
les faits que nous ignorons, ni juger par
une suite de raisonnemens réguliers dont
ces sortes de gens ne font guères d'usage.
Attendons, à l'égard d'une telle langue,
à l'examiner de nouveau quand elle sera
dans toute sa force ; & bornons-nous,
quant, à présent à considérer de quelle
manière elle pourra parvenir à ce point
de maturité.

147. Fabrique des syntaxes barbares.

Dans son origine, elle n'a d'abord
eu qu'un amas confus de signes épars
24appliqués selon le besoin aux objets à
mesure qu'on les découvroit. Peu-à-peu
la nécessité de faire connoître les circonstances
des idées jointes aux circonstances
des objets, & de les rendre dans l'ordre
où l'esprit les place, a, par une logique
naturelle, commencé de fixer la véritable
signification des mots, leur liaison, leur
régime, leurs dérivations. Par l'usage reçu
& invétéré, les tournures habituelles sont
devenues les préceptes de l'art, bons ou
mauvais, c'est-à-dire bien ou mal faits
selon le plus ou le moins de logique qui
y a présidé ; & comme les peuples barbares
n'en ont guères, aussi leurs langues sont-elles
souvent pauvres & mal construites :
mais à mesure que le peuple se police,
on voit mieux l'abus des usages, & la
syntaxe s'épure par de meilleures habitudes
qui deviennent de nouveaux préceptes.
Je n'en dis pas davantage sur
l'établissement des syntaxes ; & même
si j'y reviens dans la suite, ce ne sera
qu'en peu de mots. C'est une matière
immense dans ses détails qui demanderoit
25un livre entier pour la suivre dans toutes
les opérations méchaniques du concept,
qui en général la rendent nécessaire en
conséquence de la fabrique du sens intérieur,
mais très-arbitraire dans ses petits
détails, par le nombre infini de routes
longues ou courtes, droites ou tortues,
bonnes ou mauvaises, que l'on peut
prendre pour parvenir au même but. Au
surplus toutes ces routes bien ou mal
faites servent également dans l'usage,
lorsqu'elles sont une fois frayées & connues.
Non cùm primùm fingerentur homines,
dit Quintilien, analogia demissa cœlo
formam loquendi dedit, sed inventa est
postquàm loquebantur, & notatum in
sermone quid quomodo caderet. Itaque non
ratione nititur, sed exemplo ; nec est lex
loquendi, sed observatio ; ut ipsam analogiam
nullares alia fecerit quàm consuetudo.

148. Forme de l'accroissement des langues
adolescentes, & quelle part
peut y avoir eu l'art.

Quant aux termes de ces langues premieres,
à leur augmentation en nombre
26à mesure que les objets paroissent & que
l'esprit se dévelope, aux systèmes de
dérivation commencée, je les croirois
moins défectueux que les syntaxes, comme
étant faits sur des notions plus simples,
moins combinées, plus faciles à saisir.
Les hommes imposent les noms aux
choses pour leur besoin qui les affecte
sensiblement, promptement, & d'une
manière assez vraie. Les sauvages opèrent
en ceci pour les choses simples au moins
aussi-bien qu'un homme méditatif qui
auroit la tête remplie de relations &
d'abstractions. Si j'ai dit qu'une langue
premiere en son adolescence est pauvre
& chétive, c'est eu égard au petit nombre
des termes, correspondant au petit nombre
des idées & borné à l'expression des
objets extérieurs les plus habituels. Mais
le cercle étroit dans lequel on se renfermoit
n'a peut-être servi qu'à rendre le
procédé plus juste. Dans le fond l'accroissement
des langues adolescentes doit
avoir été formé sur un plan d'autant plus
vrai qu'il étoit plus voisin de ses principes.
27Le mêlange actuel de nos idées,
l'habitude d'apercevoir en tout mille
relations idéales, la multiplicité combinée
de nos perceptions nous donne mille
manières de nous écarter à droit & à
gauche, qu'on n'avoit point alors. On
voyoit les choses d'une manière simple
& directe, On les nommoit, autant qu'il
étoit possible, en conséquence de cette
manière de les envisager ; & selon l'apparence
assez souvent on ne rencontroit
pas mal. C'est peut-être cette observation
qui a fait avancer à quelques philosophes
que les langues avoient été formées par
les hommes sur un plan médité, & suivi
avec réflexion. On sent assez, & je l'ai
fait voir par des exemples certains, que
cela est impossible pour le premier fond
d'une langue, qui est une production de
la nature plutôt que de l'art. Le premier
fond d'une langue est l'ouvrage du peuple
& du vulgaire. Il fabrique les termes
selon le besoin qu'il en a :

… Utilitas expressit nomina rerum.
Lucret.28

Il les fabrique l'un après l'autre par un
premier mouvement imité, autant qu'il
peut, de la nature & de la vérité des
objets ; quelquefois aussi sur des perceptions
mal examinées. Mais je croirois
volontiers avec Platon, que souvent aussi
les premiers impositeurs des noms ont
raisonné juste, & n'étoient pas des gens
mal avisés : qu'ils voyoient les objets
comme ils devoient être vus ; & qu'un
bon moyen de bien connoître les choses est
d'en bien connoître les noms. Je demeurerai
d'accord de ce qu'il dit, (in Cratyl.)
Suum à naturâ rebus inesse nomen ; nec
artificem nominum quemvis esse posse ;
sed cum duntaxat qui & innatum rei
cuique nomen pervidere, & illius quasi
formam literis deinde ac syllabis repræsentare
possit
 : pourvû toute fois qu'on ne
veuille pas prendre ses paroles dans un sens
trop étroit. Car, à cela près, je ne fais
aucune difficulté de croire avec les
Stoïciens qu'il n'y a point de mot dont
l'origine n'ait une raison, connue dans les
uns, inconnue dans les autres ; mais sur
29laquelle on doit employer la méthode
générale de juger, en matiere de même
espece, des points que l'on ne connoît
pas par ceux que l'on connoît. Disons
que la nature d'abord, & l'art ensuite
ont eu part à la formation des mots.
Quand il a fallu augmenter une langue,
la méthode fondée sur l'habitude y est
entrée pour beaucoup ; & l'on a suivi
le plan commencé de ce qui étoit déjà
fait. C'est ce qui a fait dire à Quintilien,
(l. j, ch. 6.) que le discours étoit fondé
sur la raison, l'ancienneté, l'autorité &
l'habitude. De ces quatre sources les trois
dernières se raportent à l'art & à la méthode :
Mais ce qu'il appelle la raison,
c'est de la part de l'homme la disposition
de ses organes auxquels il est forcé d'obéir,
& de la part des choses extérieures
la vérité de peinture qu'on s'efforce tant
qu'on peut de leur donner dans les noms
qu'on leur applique ; en un mot c'est la
nature, à qui tout doit primitivement se
rapporter, & à laquelle seule on doit les
racines primordiales de chaque terme.30

Un de nos meilleurs Journalistes fait
là-dessus une réflexion très-juste. Dans
la formation des langues, dit-il, les mots,
n'étant faits que pour l'oreille, devoient
s'adresser directement & plus sensiblement
à l'organe, & y réveiller l'image physique
de la chose qu'ils désignoient. Mais lorsque
l'écriture a fixé les signes, le matériel des
sons étoit déjà altéré, & l'analogie précieuse
du mot avec l'objet s'étoit détruite
à proportion que les langues s'étoient
éloignées de leur origine : les termes
figurés, dans leur formation, avoient
peu-à-peu, dans les langues dérivées,
perdu par l'usage la trace de l'image
physique. Journ. étrang. Janv. 1761.

149. Raison pour laquelle le langage des
hommes sauvages est le plus rempli
d'images & de figures empruntées de la
nature. Cause du prétendu sublime du
langage oriental. Comment une langue
sortie de l'adolescence & dans sa force
devient plus sévere & plus retenue.

Le même écrivain explique d'une
31maniere fort nette, la raison pour laquelle
les discours des peuples sauvages sont si
remplis de métaphores & d'allusions, &
se ressentent du style poétique beaucoup
plus que la prose des nations policées. Le
peu qu'il dit sur cet article remarquable
est si satisfaisant que je n'ai rien à y ajouter,
sinon que ce style qu'on appelle oriental,
qu'on croit ordinairement fort sublime, &
qui, pour nous être moins familier, nous
paroît plus guindé que le nôtre, est peut-être
au contraire plus voisin de la nature.

« Des hommes sauvages, dont l'ame,
pour ainsi dire, toute au dehors, n'est
ébranlée que par des objets physiques,
& dont l'imagination est toujours frapée
des grands tableaux de la nature ; des
hommes dont les passions ne sont tempérées
ni par l'éducation ni par les
loix, doivent conserver toute leur
impétuosité, toute leur énergie ; des
hommes dont l'esprit, n'ayant que
peu d'idées abstraites & point de termes
pour les rendre, est forcé de recourir
aux images matérielles pour exprimer
32leurs pensées ; de tels hommes, dit-il,
paroissent plus propres à parler le langage
de l'imagination & des passions. Chez
nous, l'ame, en se repliant sur elle-même,
se détache en quelque sorte des objets
extérieurs. L'habitude de la réflexion &
de la pensée émousse la sensibilité de
l'imagination & modère l'activité des
passions : l'esprit devient plus sévère &
s'accommode moins d'une latitude vague
& indéterminée. La langue acquiert plus
de précision & en même tems plus de
timidité. Il est bien prouvé que le style
figuré qu'on remarque dans toutes les
langues naissantes & sauvages, n'appartient
pas trop au climat, & n'a pour
principale cause que l'indigence même
de ces langues. »

150. Cause de l'accroissement des langues.
Plusieurs petits langages de sauvages
isolés se réunissent pour former une
grande langue.

Dans les pays sauvages & peu cultivés
les habitations sont rares & distantes les
33unes des autres. Les nations ayant peu
de commerce entr'elles vivent, pour ainsi
dire, par familles & par colonies séparées ;
chacune d'elle faisant, à vrai dire, une
nation particulière, ayant aussi son langage
particulier, qui quelquefois n'a presque
rien de commun avec celui des voisins.
Il y a cependant presque toujours parmi
eux un idiome prédominant que tous
connoissent, & dont ils se servent en commun
quand ils ont besoin de s'entendre.
C'est ainsi que nous le voyons parmi les
petites nations sauvages de l'Amérique.
Il n'y a point de peuple qui n'ait été
plutôt ou plus tard dans le même état
ou nous avons trouvé les Américains &
les Nègres ; & il n'y a pas long-tems
que notre Europe en est sortie : c'est une
vérité de fait à la preuve de laquelle je
ne m'arrête pas. Chacune de ces petites
langues est pauvre & contient peu de
mots. Quand la police vient à réunir
ces petites colonies en une même nation
nombreuse sous des mœurs plus sociables,
leurs langages divers se consondent aussi
34en un seul, ou le plus vulgaire & par
conséquent le plus abondant prédomine
toujours. Alors voilà une langue nouvelle,
qui s'est constituée & qui a pris une forme.
Comme elle s'est faite de plusieurs autres
qui avoient des mots différens pour exprimer
un objet commun, il s'y trouve
d'abord des synonimes sur une même
chose. Mais bientôt l'usage détruit & fait
perdre les uns. On particularise peu-à-peu
les autres en appliquant chaque terme aux
différences d'un objet de la même espéce ;
tellement qu'à la longue, il n'y reste presque
plus ou peut-être point du tout de
purs synonimes.

151. Comment une grande langue vient à se
subdiviser en dialectes.

L'agrandissement de ce peuple rassemblé
dans une société nombreuse, ses conquêtes,
ses émigrations, & sur-tout la suite des
siécles, aussi-bien que le mêlange des
nations policées entr'elles, portent au
loin sa langue, l'altèrent & la divisent
dans les différentes contrées, en autant
35de dialectes, qui ne sont toujours que le
fond de la même langue, un peu altérée
dans les articulations. Ainsi les petits
langages des familles sauvages forment les
langues mères des grands peuples, & les
langues mères forment les dialectes des
nations postérieures ; ce qui signifie, à vrai
dire, qu'il n'y a presqu'aucune différence
entre les dialectes (je dis dans les mots ;
car elle est souvent plus grande dans les
syntaxes.) Qu'est-ce en effet que cette
différence qui ne roule que sur les voyelles,
s'il n'y a qu'une voyelle, ainsi que je l'ai
fait voir, n° 30 & suiv. Wachter, avec
raison, n'a pas daigné parler du changement
des consonnes, dans les mêmes dialectes.
La diversité qui en résulte quoiqu'un peu
plus forte est bien légère ; puisque ces
consonnes, lors même qu'elles sont diversement
figurées, y restent toujours à-peu-près
les mêmes à l'oreille, (Voyez n° 35)
comme étant des articulations du même
organe. Il n'y a point de personne un
peu attentive qui, à la seule inspection
d'une même phrase écrite en latin, en
36italien, & en françois, ne discerne, sans
sçavoir aucune de ces langues, qu'elles
sont de la même famille :

… Facies non omnibus una
Nec diversatamen, qualem decet esse sororum
.
Ovid.

Cette ressemblance tombe encore plus
aisément sous le sens de la vue que sous
celui de l'ouïe. Le latin magister & le
françois maistre, passablement reconnoissables
à l'œil pour être le même mot,
forment à l'oreille des sons très-dissemblables,
quoiqu'il n'y ait de différence que
par l'élision de la lettre gutturale (qui
s'omet le plus souvent dans la prononciation
rapide à cause qu'elle est tout au
bout de l'instrument vocal,) & par le
changement de l'e pur en e muet. Voulez-vous
avoir ce mot magister identique dans
les deux dialectes, tant à l'œil qu'à l'oreille ?
Il n'y a qu'à le représenter à la vue d'une
manière ainsi caractérisée, MAglSTeR.

152. Dans les divers dialectes la différence
de voyelle affecte plus l'ouie que la
37vue, & la différence de consonne au
contraire.

La voyelle agit sur les sens par le son,
encore plus que par sa figure alphabétique.
Elle est plus du ressort de l'oreille que de
celui de la vue. La consonne n'est que la
forme du son, moins sensible à l'ouïe
que le son même, & faisant plus promptement
son effet par sa figure alphabétique :
elle est plus du ressort de la vue que de
celui de l'oreille. Ainsi dans les mutations
qui constituent les dialectes d'une même
langue par la variation qu'elles mettent
dans les mêmes mots, soit en changeant
la voyelle (comme aigue pour aqua) soit
en changeant la consonne en une autre
de même organe (comme Water pour ὕδωρ)
la différence de la voyelle est fort perceptible
à l'ouïe, & celle de la consonne qui
ne l'est pas beaucoup à l'oreille saisit sensiblement
la vue. Que l'on réfléchisse sur
ceci, on verra pourquoi, lorsqu'une langue
nous est peu familière, on entend si mal
ceux qui parlent, quoiqu'on entende
facilement ce qui est écrit. Car bien que
38dans le sens & la composition des mots
les consonnes soient tout autrement principales
que la voyelle, il n'y a cependant
qu'elle qui reste dans l'oreille ; & tel qui
n'entendoit pas un mot prononcé, l'entendra
bientôt malgré la différence d'articulation
du même organe qui peut se
trouver dans la consonne, s'il peut le voir
par écrit, & en prononcer les voyelles à la
maniere. On vient de voir par l'exemple
du mot magister comment deux mots très-differens
par le son peuvent facilement
être rendus identiques à la vue.

153. Caractères essentiels de différence entre
les langues, tirés de l'ouïe & de la vue.
Qu'il peut, absolument parlant, se
former un langage sans l'intervention
d'aucun de ces deux sens.

Cette distinction de l'ouïe & de la vue
quant au langage est très-importante, &
sert de base à la différence de caractere
qui se trouve entre les deux classes de
langages très-différens par leur principe.
L'oreille guide autant la langue pour
parler, que les yeux guident la main pour
39écrire. C'est l'habitude de l'oreille qui
instruit la langue à former, sans sçavoir
comment, ces mouvemens fins dont
la différence est si délicate & si peu
sensible, que ceux qui les forment le
mieux par une excellente prononciation
auroient grande peine à rendre compte de
l'art qu'ils y emploient, & à montrer
nettement aux autres par écrit & par
le seul secours de la vue comment ils
doivent s'y prendre pour bien opérer.
C'est l'ouïe qui transmet les idées par les
sons ; & ensuite la vue connoît les sons
par les lettres. Car ce que l'œil lit, l'oreille
est supposée l'entendre ; quoique à force
d'habitude on lise tacitement sans prendre
garde à cette supposition. Cependant on
ne peut pas dire qu'il soit impossible que
l'œil, quoiqu'avec moins d'avantage,
parvienne à appliquer une certaine complication
de caracteres à la représentation
immédiate des idées de l'esprit, comme
l'oreille y applique une semblable complication
de sons, & la langue une complication
de mouvemens.Car, quoiqu'en l'état
40où sont les choses parmi nous, il soit
vrai que les lettres sont les caracteres
immédiats des sons, comme les sons ceux
des idées, il n'y a cependant rien dans
la nature des lettres qui les empêche de
représenter immédiatement les idées sans
l'intervention des sons. Tellement qu'il
pourroit y avoir par cette méthode un
langage peint entre un peuple de sourds
& muets. Le même peuple par une autre
méthode pourroit avoir aussi un langage,
qui au lieu d'être peint sur le papier ne
s'exprimeroit à la vue que par les articulations
des doigts & par les gestes de la
main, instrument très-flexible & dont les
mouvemens sont agiles & variés. Il pourroit
même y avoir un langage par les seuls
gestes de contact & par le seul sentiment
du toucher entre un peuple aveugle, sourd
& muet. Les muets du serrail s'expriment
par signes avec tant d'intelligence qu'ils
expliquent clairement toutes leurs pensées,
jusqu'à raconter de longues histoires avec
leurs circonstances. Ils ont inventé pour
41la nuit un langage particulier qui consiste
dans le simple attouchement des mains.
De-là il resulte que quoique le sens de
l'oreille, de l'œil & de la main s'entr'aident
infiniment pour l'usage du langage,
néanmoins les hommes, s'ils n'en avoient
qu'un des trois, pourroient encore, absolument
parlant, se parler, c'est-à-dire se
communiquer leurs idees. Cela est si vrai
qu'il se pratique quelque chose d'aprochant,
non-seulement dans les langues chinoises
composées de caracteres qui, représentant
les choses & les notions indépendamment
des mots, se prononcent différemment par
des peuples qui les écrivent de même,
mais même aussi parmi nous, quoique nous
n'y fassions guères d'attention, quand nous
traçons des caracteres d'arithmétique,
d'algèbre, & ceux dont nous nous servons
pour signifier les poids, les métaux, les
plantes, &c. Ces symboles sont employés
par différentes nations pour exprimer les
mêmes idées & le même sens, quoique
rendus avec des sons & des mots aussi
42différens que le sont deux traductions
d'une même phrase en deux langues différentes.

Rien n'est donc plus possible que d'introduire
un caractere universel avec lequel
toutes les nations, quoique de langues différentes,
pourroient exprimer leurs idées
communes : je dis leurs idées simples &
communes ; car dès qu'elles seroient compliquées
la difficulté de se mettre au fait
de tant de symboles & de variations de
chaque symbole l'emporteroit beaucoup sur
l'utilité de cette généralisation. C'est ce
qui fait que notre méthode de figurer
chaque articulation des mots par autant
d'élémens séparés, l'emporte encore de
beaucoup, tout mis en balance, sur la
méthode chinoise de figurer à la fois toute
une idée ; malgré l'avantage qu'elle a de
porter avec elle sa traduction dans tous
les dialectes chinois : & même on ne
voit pas que cette méthode qui devroit
avoir beaucoup plus de précision que la
nôtre, en ait en effet davantage, ni
quelle soit plus expéditive pour l'écriture.43

154. Caractère de différence entre les langues
& les dialectes.

Wachter marque ingénieusement en deux
mots le caractere de différence qu'il y à
entre les lances & les dialectes. Les
langues, dit-il, diffèrent entre elles par
des consonnes
. (il entend, sans doute,
les consonnes organiques) & les dialectes
par les voyelles
. Cela est si juste & si précis
que je n'ai rien à y ajouter. Lorsqu'on remarque
en diverses langues que les mots
de même signification s'expriment par les
mêmes consonnes, ou ne font que les
varier par des mouvemens procédans
du même organe, on peut dire que ce
n'est que le même mot, malgré la différence
totale des voyelles du mot, qui
portent à l'oreille un son très-différent :
& en conclure que les langues sont sœurs ;
c'est-à-dire, qu'elles ne sont que des
dialectes provenues d'une même mère.
Au contraire si deux langues expriment
habituellement leurs mots de même signification
par des organes différens, c'est-à-dire
44par des consonnes différentes, c'est
un signe que ces langues sont étrangères
l'une à l'autre, & qu'elles n'ont pas la
même origine immédiate. Ces observations
font reconnoître dans un langage
mélangé, comme dans l'anglois, à moitié
composé de tudesque & de latin, ce qu'il
tient de l'un ou de l'autre.

155. Caracteres qui marquent les classes
& les subdivisions entre les langues.

Il y a des différences entre les langues
propres à faire reconnoître celles qui sont
d'une même classe, & réductibles à la
même origine ; propre à marquer aussi
les caracteres distinctifs qui particularisent
chacune de celles d'une même classe. Par
exemple : celles qui parlent aux yeux
figurant les symboles spécifiques des choses,
comme l'ancienne égyptienne & les chinoises ;
& celles qui parlent aux oreilles
par le son ou la figure des lettres : celles
qui dans leur alphabet joignent le son avec
sa figure (la voyelle avec la consonne)
& qu'on appelle syllabiques comme la
45siamoise ; & celles qui les séparent, &
qu'on appelle littérales comme la nôtre :
celles qui ont des affixes, comme l'hébraïque ;
& celles qui séparent les pronoms :
celles qui abondent en particules
conjonctives comme la françoise ; en
verbes auxiliaires à défaut de conjugaisons,
comme l'angloise ; en adjectifs composés,
comme la grecque, &c. Mais si la différence
est dans la syntaxe, elle marque
moins que celle qui est dans les racines des
mots, & ne peut guères servir que de
subdivisions entre les dialectes : par exemple,
le latin & le françois, qui bien qu'ils
ayent des syntaxes très-différentes, ne sont
néanmoins que la même langue : au lieu
que quand la différence est dans le caractere
spécifique même des langues, elle
marque que si les deux peuples ont eu une
origine commune, le tems en a effacé
la trace la plus naturelle, & la plus
ineffaçable ; exemple : le chinois & le
latin.

La voie de décomposition, d'analyse &
de comparaison mene aisément à distribuer
46les langues par classes subdivisées, chacune
en plusieurs especes qui se rapportent dans
leurs caracteres essentiels ; & à séparer
les especes par les variétés spécifiques
ajoutées aux caracteres communs. Alors
en reprenant dans chaque classe le caractere
essentiel de celle qui, étant la plus,
ancienne en ordre de date est devenue
primitive à notre égard par l'extinction
des langues mères antérieures, on y observera
une forme primordiale, un génie
grammatical plus original, un genre d'analogie
répandu sur toute sa filiation, &
qui, commun à ses dialectes, leur donne
un air de famille qui les annonce malgré
la différence des contours & des
traits. En reprenant ensuite dans chaque
espece les variétés spécifiques, on y reconnoîtra
une construction & une composition
propre, une forme paragogique
toute particulière, un idiotisme qui n'appartient
qu'à cette espece : on les discernera
des caracteres généraux & communs
aux autres especes de la même
classe.47

156. Division des peuples par classes de
langues.

Je voudrois, disoit Leibnitz, qu'on
divisât les pays de la terre par classes de
langues, & qu'on en dressât des cartes
géographiques. Heinfelius l'a tenté dans les
petites cartes géographiques inférées au-devant
de son Harmonie des langues. Il
faudroit les diviser par parties du monde,
royaumes & provinces grammaticales. La
premiere division seroit marquée en mettant
d'une part les langues faites pour les
yeux, de l'autre celles faites pour les
oreilles. Et je serois tenté de croire que
la langue pour les yeux formeroit l'ancien
monde, & la langue pour les oreilles le
nouveau : du moins cela seroit assez vraisemblable
si l'on ne les considéroit que
comme langues écrites. Il y avoit autrefois
dans le vaste continent de l'Asie deux
mondes, très-distincts l'un de l'autre : l'un
ayant sa pente jusqu'à la mer vers l'Orient,
l'autre de même jusqu'à la mer vers l'Occident,
tous deux si bien séparés par les
48hautes chaînes du mont Imaüs ou du mont
Altay, que pendant grand nombre de siécles
ils ne se sont pas connus, & que ce n'est
que dans des siécles plus récens qu'ils ont
commencé à communiquer ensemble. Le.
plus ancien des deux en art & en police
paroît être l'oriental, où la langue écrite
est fabriquée sur le sens de la vue.

La seconde division seroit entre les
langues, dont les mots diffèrent par les
consonnes (car alors elles diffèrent essentiellement.)
Celles qui ne diffèrent que
par les voyelles y formeroient une sous-division
(car alors ce ne sont plus que
des provinces d'un même état ; que des
dialectes d'une même langue.)

On peut aussi se servir, pour les ranger, de
leur syntaxe, de leur génie, de leur caractere,
en examinant & comparant leurs formules
usitées. Par exempl. le François n'a point
d'inversion, ne décline pas, met l'article
aux noms. sépare le pronom, n'a point
de duel, n'a presque pas d'adjectifs composés,
ni de genre neutre ; il conjugue,
employe les verbes auxiliaires être & avoir,
49met la préposition devant, n'a point d'augment,
manque souvent de l'action du
verbe, a le nominatif absolu, &c. L'analyse
& la comparaison des langues rédigées
par tables est très-propre à montrer
leur origine & leur agnation. Mais encore
une fois le meilleur tableau qu'on puisse
faire sur cette matière est un grand archæologue,
ou nomenclature générale, telle
que je le proposerai, Chap. XV. Il épargneroit
tous les traités d'étymologie, tous
les dictionnaires, toutes les dissertations
sur les langues anciennes qu'on ne cesse
de publier aujourd'hui, toutes les questions
que l'on agite sur le grammatical, & sur
l'historique de cette matière, dont le parallèle
ainsi réuni sous un coup d'œil facile
présenteroit évidemment la juste décision.

157. Etat du langage des peuples spirituels
& policés.

Une langue sortie de son adolescence,
&, pour ainsi dire, dans la force de son
âge, devenue celle d'un peuple policé,
50riche, nombreux, commode & oisif,
d'un peuple qui, avide d'augmenter ses
idées, exerce les facultés de son esprit, considère
les objets de mille & mille manieres,
en prend les noms en mille & mille acceptions
différentes, & donne une libre carrière
à son imagination ; d'un peuple qui
a des arts, des métiers, des sciences, des
poëtes & des beaux esprits, qui voyage,
commerce, va, revient, instruit & s'endoctrine ;
une telle langue, dis-je, prend
alors avec promptitude un bien plus grand
accroissement par une infinité de causes
assez faciles à sentir, & dont je ne toucherai
qu'un petit nombre.

158. Cause de son abondance, de sa richesse,
de ses variations.

S'il y avoit sur la terre, dit Johnson,
un idiome invariable, ce seroit celui d'une
nation sortie peu-à-peu de la barbarie,
séparée du reste des hommes, uniquement
occupée à satisfaire aux premiers
besoins de la nature, n'ayant ni écriture,
ni livres, & se bornant à l'emploi des
51mots d'un usage journalier & commun ;
suffisant à son petit nombre d'idées. Cette
nation laborieuse & ignorante pourroit
désigner long-temps les mêmes objets par
les mêmes voix. Elle auroit beaucoup de
noms d'êtres physiques, & très-peu de
noms d'être moraux : car les premiers ne
sont que pour le besoin qui ne varie guères
non plus qu'eux ; & les secours sont
pour la richesse & le luxe des idées, qui
n'a point de bornes. Transformons cette
nation sauvage, en un peuple où les arts
sont en vigueur ; où les hommes forment
différents ordres ; où les uns commandent,
& les autres obéissent ; où les uns ne font
rien, & les autres travaillent toujours ;
où ceux qui ne sçavent ou ne veulent pas
remuer leurs bras, trouvent une ressource
glorieuse contre la paresse, & contre la
faim en remuant leurs idées. Alors, dit encore
le même Johnson, les fainéans dont
l'unique occupation est de rêvasser, multiplient
à l'infini les expressions pour suffire
à l'instabilité de leurs perceptions. A
chaque accroissement de la science réelle
52ou imaginaire, on voit naître de nouveaux
mots, de nouvelles locutions. Il en
faut pour les métiers, pour les arts, pour
les sciences. Mais sur-tout il en faut une
extrême abondance, si la science est du
nombre de celles qui s'exercent au-dedans
de l'esprit sur des objets qu'il a forgés, &
qu'il conçoit lui-même à peine, plutôt
que sur des objets extérieurs ; si l'art est
plutôt d'appareil que de nécessité, tels que
l'éloquence & la poësie. Car ce sont ceux-ci
qui font la plus grande dépense en mots ;
comme il arrive dans les grands états que
ceux qui travaillent & servent le moins
sont ceux qui consomment le plus. sous
l'empire du besoin, l'esprit ne s'écarte
guères au de-là des objets nécessaires :
mais affranchi de ce lien de sujétion, il
s'échappe & bondit en liberté dans les plaines
de l'imagination, il change à chaque
instant de perceptions & d'idées. Avide de
nouveautés, curieux de découvrir, empressé
de transmettre ses découvertes, amoureux
de ses chimères même, il introduit
la métaphore, les allusions inattendues,
53les termes figurés de toute espece, les acceptions
d'un même terme en mille sens
détournes de leur vrai sens originel, ou
les expressions d'un même sens en mille
termes qui n'y avoient ci-devant aucun
rapport : ce qui ouvre un vaste champ
aux dérivations dénuées de toute analogie
primitive. Alors les noms d'êtres moraux
abondent dans le langage, & viennent à
passer de bien loin celui des noms d'êtres
physiques. La langue est appellée riche ;
& en effet, les gens riches sont ceux dont
la dépense en superflu et en commodités
excède de beaucoup celle du nécessaire.
Mais il arrive parfois qu'à force de superflu
le nécessaire en souffre. Et dans une
langue le nécessaire est la clarté, peut-être
même la simplicité : c'est la fidélité
de rapport entre le nom et l'objet qu'il
designe ; en un mot, c'est la vérité de
cette peinture par expression, que l'organe
vocal doit exécuter pour rendre les choses
aisement perceptibles, & promptement
reconnoissables : vérité qui ne se
trouve plus dans les langues, dès qu'on a
54dépravé la nature par des allusions idéales
qui lui sont étrangères, & qu'on a
écarté à tel point le dérivé de sa racine
primordiale, que la connexité qui devroit
facilement s'appercevoir entr'eux, n'y est
plus sensible.

159. Les mots se dépravent & la syntaxe
se rectifie.

N'omettons cependant pas d'observer
que si dans un tel état de la langue les
mots se dépravent, en récompense la
syntaxe se perfectionne. Les termes s'écartent
beaucoup de leur institution naturelle,
mais leur assemblage se rapproche
de plus en plus de l'ordre des idées actuelles
de celui qui les employe. Il donne
carrière à son imagination pour lui fournir
les mots, & ne s'en rapporte qu'à la
logique pour les arranger : une expression
hazardée peut saisir l'auditeur, lui paroître
une hardiesse heureuse & ingénieuse :
une construction irréguliere & bizarre ne
seroit quasi jamais qu'un barbarisme inintelligible.55

160. Difficulté d'éviter l'abus des mots.

Les vices du langage provenant de l'abus
des termes, ne sont pas, je l'avoue,
faciles à éviter, lorsque l'esprit s'exerce
beaucoup en une langue. Outre qu'il recherche
l'abondance & la commodité, il
sent aussi combien les termes restent au-dessous
de ses idées : avec quelle imperfection
les mots représentent les objets :
combien les paroles sont incomplettes pour
signifier dans leur véritable étendue les
circonstances des choses sous le point fixe
où l'on les veut faire appercevoir. C'est
ce qui porte l'esprit à redoubler les efforts ;
à tout tenter bien ou mal, pour se faire
entendre ; à inventer l'acception d'un terme
en un sens inusité, dans l'espérance de le
tourner en image ; à chercher des routes
obliques, s'il ne peut arriver au but par la
plus droite ; au risque de s'en écarter davantage,
& de devenir plus obscur en
voulant se rendre plus clair : à multiplier
sur un même obiet les synonimes qui
d'abord ne sont pas vraiment tels : car le
56créateur d'un terme nouveau, ou de l'acception
nouvelle d'un ancien terme, ne
vouloit, au contraire, que particulariser
son idée. Mais bientôt son intention se
perd de vue par l'auditeur inappliqué, &
le terme s'introduit dans l'usage ordinaire,
au même sens qu'ont déjà plusieurs autres.
Donnons un exemple de cette adoption
des synonimes, choisi parmi des expressions
de même sens, dont l'acception,
quoique extraordinaire, ne soit ni abusive
à l'excès, ni aussi détournée que beaucoup
d'autres que je pourrois citer.

161. Causes des synonimes & de leur multiplication :
de leur vice & de
leur utilité.

Les synonimes des choses viennent de
ce que les hommes les envisagent sous
différentes faces, & leur donnent autant
de noms relatifs à chacune de ces faces.
si la chose est un être existant réellement
& de soi dans la nature, sa maniere d'exciter
l'idée étant nette & distincte, elle
n'a que peu ou point de synonime. Exempl.
Fleur
, Mais si la chose est une perception
57de l'homme relative à Iui-même, & à l'idée
d'ordre qu'il se forme pour sa convenance,
& qui n'est qu'en lui, non dans
la nature, alors comme chaque homme
a sa maniere de considérer, & de se former
un ordre, la chose abonde en synonimes.
Exempl. Une certaine étendue de
terrain se nomme Région, eu égard à ce
qu'elle est régie par le même prince, ou
par les mêmes loix : Province, eu égard
à ce que l'on y vient d'un lieu à un autre
(provenire) : Contrée, parce qu'elle comprend
une certaine étendue circonvoisine
(tractus, contractus, contrada) : District,
en tant que cette étendue est considérée,
comme à part, & séparée d'une
autre étendue voisine (dustrictus, distractus :)
Pays, parce qu'on a coutume
de fixer les habitations sur les hauteurs ou
près des eaux ; (car c'est ce que signifie le
latin pagus, soit qu'on le tire du grec
πάγος collis, ou de πηγη fons.) Estat,
en tant qu'elle subsiste dans la forme qui
y a été etablie. Diocèse, Ressort, Gouvernement,
Généralité, Cercle, Palatinat,
58& tant d'autres mots employés dans chaque
langue pour désigner une étendue de
terrein, qu'il seroit trop long d'expliquer,
& dont la cause primitive est facilement
apperçue quand on y fait attention. Toutes
ces appellations sont nées d'une considération
particulière qui n'a souvent à la
chose même qu'un rapport fort éloigné ;
comme assurément regere, & distrahere
n'en ont presqu'aucun à une étendue de
terrein qu'on ne laisse pas que de nommer
région & district. Cependant tous
ces termes passent dans l'usage : on les
généralise dans la suite ; & on les emploie
sans aucun égard à la cause originelle de
leur institution.

Autre Exemple tiré de la langue
latine. Elle nomme un Prêtre Sacerdos
eu égard à ses fonctions sacrées : Prefbyter
en considération de ce que les
Prêtres étoient le plus souvent alors des
personnes avancées en âge (πρέσβυς senex
πρεσβυτέρως senior.) Antistes parce qu'il le
tient debout devant l'autel, (Ante-stans ;)
Pontifex, parce que, les processions des
59Romains passant sur les ponts du Tibre ;
les Prêtres de leur religion étoient chargés
de faire faire les ponts & de leur entretien
(pontes facere). Præsul, parce que
selon le rit usite dans les cérémonies le
Prêtre sautoit le premier (præsultans)
& marchoient en cadence au-devant du
peuple qui imitoit la même cadence &
rendoit le même mouvement. C'est ce
que signifient ces paroles du vieux rituel
citées par le poëte Lucilius :

Præsul ut amptruat, inde & volguredamptruatolli,

Amptruare, vieux mot de la langue latine
telle qu'on la parloit au tems du roi
Numa, signifie danser, & à la lettre aller
& venir
comme les pois ou les petits morceaux
de viande qui bouillent dans un pot.
Aussi ces Prêtres se nommoient-ils pareillement
Saliens, i. e. sauteurs. Cette variété
de mots met dans les langues beaucoup
d'embarras & de richesse. Elle est très-incommode
pour le vulgaire & pour les
philosophes qui n'ont d'autre but en parlant
que de s'expliquer clairement. Elle
aide infiniment au poëte & à l'orateur en
60donnant une grande abondance à la partie
matérielle de leur style. C'est le superflu
qui foumit au luxe, & qui est à charge
dans le cours de la vie à ceux qui se
contentent de la simplicité. La plus riche
langue du monde est l'arabe, qui n'a
pas épargné les synonimes, même aux
objets physiques : car elle a, dit-on, cinq
cent mots pour signifier un Lion. Aussi
les Arabes prétendent-ils qu'on ne peut la
sçavoir en entier que par miracle. Aucune
nation n'a fait tant de cas de la poësie que
celle-ci, ni n'a eu un plus grand nombre de
poëtes. Quoique cette langue soit la plus
belle de toutes celles d'Orient, une si excessive
abondance n'y pourroit-elle pas bien
passer pour un défaut ?

162. Effet des invasions sur le langage.

Les émigrations des peuples, les colonies
nombreuses & soutenues, les invasions
subites, les conquêtes éloignées
sont des causes d'accroissement qui appartiennent
plutôt à l'adolescence ou au
déclin des langues, qu'à l'état de pleine
formation dans lequel je les considère,
61La langue conquérante ou la conquise
sont presque toujours encore alors l'une
ou l'autre dans un certain état de barbarie.
Les invasions sont le fléau des
idiomes comme celui des peuples, mais
non pas tout-à-fait dans le même ordre.
Le peuple le plus fort prend toujours
l'empire ; la langue la plus forte le prend
aussi, & souvent c'est celle du vaincu qui
soumet celle du conquérant. La premiere
espece de conquête se décide par la force
du corps ; la seconde par celle de l'esprit.
Quand les Romains conquirent les Gaules,
le celtique étoit barbare ; il fut soumis
par le latin. Lorsqu'ensuite les Francs y
firent leur invasion, le francisque des
vainqueurs étoit barbare, il fut encore
subjugué par le latin. Cette collision des
langues étouffe la plus foible & blesse la
plus forte. Cependant celle qui n'avoit
guères y acquiert beaucoup, c'est pour
elle un accroissement ; & celle qui étoit
bien faite se déforme, c'est pour elle un
déclin. Ou bien le choc se fait au profit
d'un tiers langage qui résulte de cet accouplement,
62& qui tient de l'un & de l'autre
en proportion de ce que chacun des
deux a contribué à sa génération. Ainsi le
latin a résulté du mêlange du grec éolique
& du celtique, lorsque les colonies des deux
peuples se sont rencontrées vers le Latium.
Toute une vaste contrée d'Amérique étoit
remplie de petites nations isolées. Les
Mexicains s'éleverent, les soumirent, les
réunirent. La langue mexicaine prit de
même le dessus, mélangée cependant de
tous les petits idiomes. Les Espagnols y
ont ensuite fait leur invasion. Leur langue
plus riche en idées & en expressions
assujettit la mexicaine, la couvre de
son abondance sans l'anéantir ; elle s'abâtardit
elle-même : elle ne sera plus l'espagnol,
mais un dialecte espagnol dénaturé
par le mexicain, qui dans la suite des
siécles sera regardé en Amérique comme
une langue originelle & primordiale, ainsi
que le phœnicien est regardé parmi nous.

163. Altérations qu'y causent le commerce
& les opinions nouvelles.

Les petites émigrations telles que les
63voyages & le commerce étranger, sans
produire dans le langage les révolutions
subites & marquées, y apportent une variation
lente & successive. Des étrangers
qui fréquentent ensemble ayant intérêt
de se plier aux usages, aux façons de
parler réciproques, en prennent l'habitude,
la transmettent & la rapportent. L'échange
a lieu pour les mots comme pour toute
autre denrée. L'effet de l'importation
mutuelle gagne de proche en proche,
s'étend des particuliers à la nation, &
même à la longue de peuple en peuple.

164. Les termes étrangers que les langues
adoptent ne les rendent pas toujours
plus riches en effet.

Alors une langue s'accroît de peu à peu
par une multitude de termes adoptifs ; &
s'enrichit, du moins en apparence, en
s'appropriant une quantité d'expressions
des langues antérieures, ou contemporaines,
autres que la langue mère immédiate,
d'où elle tire ses dérivations habituelles.
Elle y emploie divers procédés ;
64soit qu'elle traduise les mots spécifiques
des langues étrangères, en les rendant
par des mots à-peu-près équivalens qu'elle
trouve en sa propre langue ; exemple :
χλαμύς casaque, surtout ; soit qu'elle les
adopte tout nuds, & les fasse passer dans
son idiome, tels qu'elle les a trouvés chez
l'étranger, lors même qu'il lui auroit été
facile de les traduire ; exemple : Thermometre,
Evangile ; soit qu'elle les plie un
peu à sa forme de construire, d'articuler,
& de terminer, pour leur faire perdre le
son dur & bizarre que leur donneroit
une prononciation purement étrangère ;
exemple : redingotte pour riding-coat, i. e.
casaque pour aller à cheval. Ces adoptions
multiplient prodigieusement les mots dans
une langue. Mais la rendent-elles plus
riche en effet ? Non ; ou du moins rarement.
Cette richesse est imaginaire, dès
qu'il est facile de dire les mêmes choses,
en se servant des termes déjà reçus &
usités dans la langue. Elle ne sert qu'à
y jetter de l'obscurité ; qu'à mettre une
partie des gens, qui entendent dire de
65tels mots dans le cas de demander ce
qu'ils signifient, & une partie de ceux
qui s'en servent dans le cas de ne sçavoir
que leur répondre, du moins avec justesse
& précision. Que sert cle parler grec en
françois ? cle dire thermometre & évangile,
quand il seroit plus clair & aussi facile
de dire mesure-chaleur, & bonne-nouvelle ?
Etoit-il fort utile d'introduire chez nous le
mot riding-coat, quand nous pouvions
dire habit-à-cheval, qui n'est pas plus long
à prononcer ? On ne parle que pour être
entendu. Le plus grand avantage d'une
langue est d'être claire. Tous les procédés
de grammaire ne devroient aller qu'à ce
but. Ce n'en est pas un bon que d'avoir
introduit dans la nôtre tant de mots
étrangers ; & sur-tout des mots grecs
tout purs : à moins qu'on ne puisse
avoir autrement le nom spécifique &
appellatif de quelque objet physique
nouvellement connu. Mais ceux qui
voyent quelque objet nouveau, & l'entendent
nommer en la langue du pays où
ils se trouvent, ont plutôt fait de répéter
66le mot que de l'expliquer par une traduction ;
& il passe ainsi dans l'usage, sans
que la plûpart des gens sçachent ce qu'il
veut dire. Les sçavans ont beaucoup contribué
à cet abus, par les noms qu'ils ont
les premiers imposés à grand nombre de
choses nouvelles dont ils avoient à parler.
Au lieu de chercher à se rendre intelligibles
à tout le monde, ils ont eu l'affectation
pédantesque de faire emploi des expressions
grecques qui donnnoient un air
d'érudition à leurs écrits, il faut convenir
néanmoins que ces termes transplantés ont
quelquefois l'avantage de caractériser spécifiquement
l'objet nommé ; de le distinguer
de tout autre objet de pareille
espece, lorsque le terme tient lieu de
nom approprié au seul objet nommé :
ce qu'on ne seroit pas toujours d'une
maniere aussi précise, par la traduction
en langue vulgaire d'un appellatif plus
vague & plus étendu. Evangile dit
pour nous quelque chose de beaucoup
plus particulier que bonne-nouvelle. Mais
67Thermometre ne dit rien de plus que mesure-chaleur ;
& l'instrument seroit aussi-bien
nommé en françois qu'en grec. Notre
langue auroit du moins gagné, à cette
habitude de traduire, l'usage des mots
composés, qui donne à la langue grecque
tant de précision, de richesse & d'harmonie
qu'elle ne tire que de son propre fond.

165. Difficulté de reconnoître l'origine d'un
terme adoptif lorsqu'il est venu de loin
par une longue émigration.

La racine d'un terme usité dans un
pays se trouve quelquefois dans un autre
pays fort éloigné, avec lequel celui-là
pouvoit n'avoir que peu ou point de
commerce. Les mots ne dérivent pas
seulement d'idées en idées, de sons en
sons, & de figures en figures. Ils coulent
aussi de contrées en contrées, par
des transmigrations de proche en proche,
jusqu'à se trouver transplantés dans des
lieux fort distans de leur primitif, qu'on
ne se seroit guères avisé d'aller chercher
68si loin. Notre langue appelle Bazin une
étoffe fine & velue faite de coton. L'origine
de ce mot est fort reculée. D'abord
il nous est immédiatement venu de l'italien
Bambagine, dont on a fait par aphérèse,
(Voyez n° 129,) Bagine, Bazin, Bambagine
du latin Bombycinus. Celui-ci
remonte au grec Βόμβυξ, Βάμβαξ ; à l'oriental
Bambatze ; à l'indien Bambu. Le Bambon
est un arbrisseau dont l'écorce sert aux
Indiens & aux Chinois à faire des étoffes
& du papier. Les Egyptiens se servoient
de la plante Papyrus à pareil usage. Les
caracteres chinois Pam Pu signifient étoffe
velue du pays
. Ainsi l'on voit que ce
mot nous est venu de régions en régions,
d'une langue bien éloignée, & encore plus
étrangère à la nôtre par sa forme constitutive
que par la distance des lieux.
Dans cette longue émigration il n'a rien
perdu, à la vérité, de sa signification
primordiale. Mais quelle différence entre
le son de la clef chinoise, Pam Pu, &
celui du mot françois Bazin ? car, des
deux clefs radicales Pam Pu qui se retrouvent
69encore dans l'italien Bambagine
la dernière nous reste seule, par le retranchement
que le francois a fait de la
premiere syllabe de l'italien, en le transportant
dans sa langue. On ne se seroit pas
avisé d'aller chercher dans la clef chinoise
la racine de notre mot, si le fil de la
dérivation ne fût resté visible & connu.
J'ai voulu rapporter cette origine d'après
Bayer (Mus. Sinic. tom. j, p. 76,) parce
qu'il est rare de pouvoir mettre de tels
exemples à découvert. Celui-ci suffit pour
faire comprendre que les transplantations
d'une quantité de mots se sont faites à de
si grandes distances de tems & de lieux,
que l'éloignement a mis les vrais primitifs,
& à plus forte raison les racines, hors de
portée d'être recouvrées. Une grande partie
de nos anciens mots viennent des langues
orientales. Nous ne connoissons, (& médiocrement
encore) que celles qui avoient
cours depuis l'Euphrate à la Palestine.
Quand on est parvenu là, il faut s'arrêter
tout court. Cependant combien ces langues-ci
ne s'étoient-elles pas enrichies d'un fond
70étranger, & d'un commerce successif &
lointain ? Tout ce qui est au de-là reste
couvert à notre égard des ténèbres du
tems. Nous prenons dans ces langages nos
primitifs ; & ces prétendus primitifs ne sont
sans doute, pour la plûpart, que des dérivés
déjà fort éloignés de la forme originale
des vrais sons primitifs & radicaux.

166. Observations sur les traces que le
commerce des nations a autrefois laissées
entre leurs langages.

Que l'on ne s'y trompe point. Les
mots courants des langues actuellement
usitées sont souvent les primitifs d'où ont
été tirés d'autres mots des anciennes
langues mortes. Les Latins ont fait leur
mot Piscis sur le primitif simple Fish,
qui, dans les langues allemande & septentrionale
signifie la même chose ; les
Latins y ont ajouté une terminaison de
leur langue ; & de Piscs les Italiens ont
immédiatement dérivé Pescé & les François
Poisson ; chaque nation ajoutant ainsi
71la terminaison analogue à l'usage de sa
langue. Les Latins ont tiré quantité de
mots des langues du Nord, soit immédiatement,
soit médiatement par le Celtique
qui entre pour beaucoup dans la composition
de leur langage. Il étoit naturel que
le mot Piscis, entr'autres, vînt du côté
du Nord, puisque le poisson est infiniment
plus abondant dans les mers de ces climats
que dans tout autre ; & que les peuples du
septentrion chez qui le grain est rare,
font du poisson leur aliment ordinaire.
Les noms latins des oiseaux de mer viennent
aussi du langage septentrional, comme
Fulica de Fugl (avis) ; & aussi le nom
Sagena (Seine), du filet à pocher que la
langue du Nord appelle Sayn. Cette remarque
avertit qu'il faut chercher les racines
des mots dans les langues des peuples
dont les mœurs sont tournées à faire un
grand & ancien usage de la chose nommée.
On voit ici que les termes simples
relatifs à la pêche se trouvent rassemblés
chez les peuples septentrionaux qui, faute
72de bled, en ont de tout tems fait métier,
bien autrement que les Latins, les Grecs
& les Orientaux.

Les traces du commerce des mots que
les anciennes nations ont fait ensemble
sont encore reconnoissables, quand il se présente
quelque tradition qui les transmette.
Hérodote rapporte (liv. iv, n°. 110,) que
les scythes en leur vieux langage appelloient
les Amazones Æorpata, c'est-à-dire
ἀνδροκτονοι (Viri-cidæ, tueuses d'hommes ;)
car, ajoûte-t-il, Æor en langue scythe
signifie l'homme, & Pata c'est tuer ou
battre. On reconnoît d'abord ces deux
mots dans l'ancien celtique : Ur (vir)
& Batten (cædere). Il en faut aussi-tôt
conclure une analogie entre les deux
vieilles langues abolies ? malgré l'intervalle
qui séparoit les deux peuples ; &
la reconnoître de même entre ces deux-ci
& plusieurs autres où les mêmes expressions
se trouvent. Æor, c'est en tudesque,
Bar & Ber ; en anglo-saxon Var : en
arménien Air : en latin Vir. Pata, c'est en
anglo-saxon Beatan : en allemand Batten
73& Patschen : en cimbrique Baidda : en
latin Batuo : en françois battre, bâton, &c.
Entre tous ceux-là, quel est l'original ?
Probablement c'est l'ancien scythique
rapporté par Hérodote.

On reconnoît encore en certains cas.,
l'affinité des vieux langages entre eux,
lors même que les anciens vestiges ne
se laissent plus appercevoir, qu'à la faveur
de quelques traces plus récentes qui indiquent
l'ancienne communication. Prenons
pour exemple une idée simple &
commune, un mot très-usité. Fille se
disoit en grec θυγατήρ ; les Persans disent
aujourd'hui, dochter, & les Anglois à un
autre bout du monde, daugther. Les
langues saxonne, gothique, allemande,
russe, danoise, flamande, disent à-peu-près
de même. On n'est pas étonné
de trouver du rapport entre l'anglois &
le persan : car on sçait que le fond de la
langue angloise est saxon, & qu'il y a une
quantité d'exemples qui montrent une
affinité marquée entre l'allemand & le
persan. Mais d'où peut-elle naître, si ce
74n'est d'une émanation de la langue scythique
sur les peuples des deux régions ;
tant par les Parthes qu'on croit avoir été
originaires de scythie, que par les Ases
& les Goths qui sont venus du voisinage
des mers Noire & Caspienne se jetter sur
les contrées du nord ? Il y a de quoi s'étonner
davantage de trouver cette affinité
entre l'ancien grec & le persan
moderne. On en peut conclure que le
vieux pélasgique des Grecs sauvages avoit
des ressemblances avec les langues septentrionales
des Sauvages Scythes & Européans ;
& c'est ce qu'on induiroit
encore de diverses autres remarques
critiques.

167. Comment une langue parvenue à sa
maturité décline & se perd.

Le commerce, les usages, les opinions,
sont de grands producteurs de termes. Il
en naît de nouveaux avec les modes &
les usages. Les uns passent avec les modes,
& deviennent surannés comme elles : les
autres restent. On en voit naître d'autres
75avec d'autres usages, avec de nouveaux
systèmes d'opinions. Les opinions n'ont pas
moins d'influence sur les discours d'un peuple
que sur sa conduite : quand elles deviennent
populaires, c'est une petite révolution
dans le langage comme dans les mœurs.
Toute langue passe nécessairement par un
état de barbarie pour arriver à sa perfection,
& par un état de rafinement pour descendre
de la perfection au déclin. L'exercice
habituel de l'esprit, la culture des
sciences, le desir qu'ont les écrivains
agréables de tout mettre en images &
de surprendre par leur nouveauté &
par leur singularité, en étendant les
limites d'une langue, l'amènent à son
plus haut point de maturité, où commence,
celui de la corruption. L'abondance
des termes donne un plein essor au
caprice du choix. Une foule de verbes
deviennent d'une acception si vague &
si générale, d'un usage si libre & si
illimité ; ils se plient à tant de significations
écartées de leur signe radical,
qu'il est impossible d'en suivre le véritable
76sens à travers ce labyrinthe d'idées auxquels
ils se fléchissent. La filiation des mots
s'obscurcit ; la race en dégénère comme
celle des anciennes familles : on accrédite
certaines expressions, pendant qu'on en
dégrade d'autres. Celles-là font fortune :
la mode leur donne du lustre, & leur
souffre d'occuper la place qu'avoient celles-ci.
Le succès de quelques libertés ingénieuses
autorise l'usage des écarts forcés.
Les figures gagnent de la poësie dans la
prose, & de la proie dans le langage
familier. L'acception métaphorique supplante
l'acception simple : les gens brillans
qui veulent affecter le bon ton,
& à qui la valeur originelle des acceptions
est tout-à-fait étrangère, en disposent
avec une licence inconcevable.
Animadvertere est, dit Aulu-Gelle à ce
propos,
pleraque verborum ex eâ significatione
in quâ nata sunt, discessisse vel in
aliam longè vel in proximam ; eamque
discessionem factam esse inscitiâ temerè
dicentium quæ cui modi sint non didicerint.

L. xiij, cap. 29.77

La distinction des mots disparoît ; on
en oublie la propriété, & la langue se
hâte vers son déclin. La prononciation
s'altère à son tour, & les terminaisons
changent, quelquefois par ignorance &
par grossièreté, plus souvent par air &
par légèreté. Ce n'est plus une richesse
dans le langage, mais une dissipation, une
intempérance. Le luxe annonce ici,
comme dans les États où il règne sans
ménagement, la force passée & la ruine
prochaine. Le mêlange des expressions
produit dans les langues à-peu-près le même
effet que produit dans les Etats le mêlange
des conditions, signe certain de leur
décadence, & probablement cause en
partie de celle du langage. La multitude
ne met aucune différence entre les terminaisons
justes & celles qui sont affectées
ou vicieuses : elle allie les termes bas
avec les nobles, les locutions sonores
avec les rudes, & fait un assemblage
informe de tons grossiers & délicats. L'écriture
fuit les vicissitudes du discours, les
fixe, les porte au loin. Les règles anciennes,
à force d'etre négligées, ne sont plus
78connues ni suivies. L'habitude courante
leur en substitue d'autres qui varient selon
les idiotismes particuliers des provinces, où
la langue commune commence à se transformer
& à se subdiviser en différens dialectes.
Dès que le coup est porté jusque sur les
terminaisons & sur la syntaxe, c'est le
point de la dissolution totale. Il n'y a
plus d'identité dans la forme : à force
de mutations, la langue originale s'est
enfin tout-à-fait éteinte en se divisant en
dialectes ; de même que le Rhin, formé
du cours de cent moindres rivières dont
il avoit absorbé les eaux, va perdre au
milieu des marais de Hollande son nom
& son existence dans le trop grand nombre
de canaux où il se partage. C'est alors une
langue morte qui ne subsiste plus que
dans les écrits, & dont la mémoire ne
durera qu'autant que dureront ces monumens,
qui ne sont rien moins qu'éternels.
Après leur destruction sçaura-t-on
peut-être seulement si elle a jamais existé ?
Elle aura cependant encore un grand nombre
de descendans sur la surface de la terre.79

168. Causes qui, après le déclin d'une
langue, la conservent dans sa pureté
sur le pied de langue morte.

« Une langue se corrompt, dit Gravina
(Idea della Poesia) lorsque la maniere de
parler vulgaire devient assez dominante
pour être employée par les gens de
naissance (il pouvoit ajoûter, ou lorsque
les gens sans éducation tiennent dans le
monde la même place que les gens de
naissance) ; mais de cette corruption
sort une autre langue qui se perfectionera,
& qui à son tour se divisera en noble &
en vulgaire. Il en est des langues comme
de toutes les choses naturelles ; elles ont
leur commencement, leur progrès &
leur fin. Lorsqu'une langue noble &
abondante de sa nature se trouve pendant
quelque tems être celle d'un grand
nombre d'excellens écrivains qui la font
servir à exprimer toutes sortes de matieres
& qui lui font acquérir de l'éclat
tant en prose qu'en vers, elle est pour
lors au comble de sa gloire : elle a tout
80l'accroissement qu'on peut lui désirer ;
mais si l'on n'a soin de l'arrêter dans
son point de perfection ; si l'on ne munit
les richesses dont elle s'est accrue de
règles, d'observations, & de préceptes
fixes, si on la laisse aller à l'aventure,
elle passera par tant de variations ? que
venant enfin à être tout-à-fait différente
d'elle même, on ne la reconnoîtra
plus du tout. Au contraire, si l'on
rassemble en un corps des principes
certains appuyés d'exemples des bons
auteurs, si l'on forme des vocabulaires
qui renferment ses principes & ses
exemples, la langue pourra bien se
perdre pour le peuple, & pour l'usage
ordinaire ; mais elle se conservera dans
les auteurs & dans ses principes ; & de
vulgaire & variable qu'elle étoit, elle deviendra
fixe & grammaticale. C'est par-là
que les langues grecque, latine, italienne,
françoise, & angloise pourront durer
éternellement ; » non pas en tout ce
qu'elles contiennent, mais seulement
en ce qui est appuyé sur les exemples
81tirés des bons écrivains ; car on rejettera
tout le reste, comme on sépare le métal
pur du minerai grossier. La langue latine
n'est presque aujourd'hui considérée que
parce que nous en avons depuis Terence
jusqu'à Juvenal.

169. En quoi consiste l'identité d'une
langue.

Il faut bien faire attention à ce qui
constitue l'identité formelle d'une langue.
Ce n'est pas le nom qu'on lui donne ;
ce ne sont pas même les mots qui la
composent ; c'est la terminaison, la prononciation,
& l'orthographe usuelle de
ces mêmes mots, ainsi que la maniere
de les assembler qu'on appelle syntaxe.
Du françois & du françois sont quelquefois
plus dissemblables que du françois
& de l'italien. Je dis donc qu'une langue
est identique pour une nation tant qu'elle est
vulgaire & qu'elle peut être couramment
entendue. Dès qu'elle ne peut plus l'être,
elle cesse d'être identique.Les points fixes
de l'un & de l'autre bout avancent périodiquement
82tous les jours, à-peu-près
comme le tems qui amené les mutations.
A chaque moment le point d'une des
extrémités est celui ou l'on n'entend plus
le langage antérieur à ce point ; & l'autre
extrémité est à celui où le vieux langage
qu'on entend encore cessera d'être intelligible.
Molinet trouvoit déjà que le langage
du Roman de la Rose, & Clément Marot
que celui de Villon avoient besoin d'interprétation.
Vers la fin du quinzième siécle
pour pouvoir jouer la farce de Patelin,
probablement composée aux environs du
régne de Charles V, il en fallut rajeunir
le style. Comines étoit vieux du tems
d'Amyot & de Montagne. Ceux-ci commencent
à n'être pas entendus par beaucoup
de gens. Quand ils ne le seront plus
que des grammairiens de profession, ils
seront hors de la langue françoise identique,
comme Ville-Hardouin auteur du
treizième siécle en est dehors à présent.
Au tems de Henri III, cet écrivain avoit
déja tellement vieilli que pour plus de
commodité, Vigenere mit une traduction
83à côté du texte. Assurément le françois
de Molière est plus éloigné de celui de
Ville-Hardouin qu'il ne l'est de l'italien
de Goldoni. Cependant au tems de ce
vieil historien des croisades les anciens
actes en langue vulgaire & les romans
écrits vers l'an 1100 dont les manuscrits
se conservent à la bibliothèque du Roi,
paroissoient sans doute être d'un langage
suranné ; & ceux qui les avoient écrit
trouvoient tels à leur tour celui du serment
fait en 842 par Charles le Chauve &
Louis le Germanique. Les vers latins
composés sous le règne des rois n'étoient
plus intelligibles à Rome, même pour les
prêtres, vers la fin de la république. On
n'a pas laissé néanmoins que d'appeller
également du faux nom de françois & de
latin des langages si peu semblables ;
parce qu'il n'y a point de borne fixe où
l'on puisse dire qu'une langue finit, &
que l'autre commence ; c'est une dégradation
journalière dont les nuances imperceptibles
de proche en proche, ne
deviennent sensibles que par la comparaison
84des grands intervalles. C'en est assez pour
faire voir que toutes les langues se tiennent
les unes aux autres par une filiation
infinie ; que dans leur maniere de se former
tout est altération ou dérivation, &
rien ou presque rien n'est création ; &
qu'enfin l'art étymologique, loin d'être,
comme tant de gens le disent, arbitraire
ou imaginaire est en général guidé dans
sa marche par des règles constantes,
fondées sur des faits indubitables, sur
des principes certains, dont il ne faut
plus que sçavoir faire une juste application,85

Chapitre X.
De la Dérivation, & de ses effets

170. Toute langue connue est descendue
d'une autre : tout mot est dérivé d'un
autre, s'il n'est radical par organisation
ou par onomatopée.

171. Tous les mots ne viennent que des
idées sensibles & des objets extérieurs,
même ceux qui expriment des idées
morales ou abstraites.

172. Les mots en passant de dérivations
en dérivations, s'écartent extrêmement
de leur premier fins.

173. La vivacité de l'esprit humain,
toujours pressé de s'exprimer, rassemble
plusieurs idées diverses sous
une même forme matérielle de la
parole, & charge de significations
différentes le même assemblage de
syllabes.86

174. Le sens originel est pour l'ordinaire
celui qui désigne quelque être simple
& physique, quelque usage des tems
grossïers.

175. Exemples de dérivations altérées jusqu'à
former un contre-sens total entre
le mot & la chose.

176. On altère le sens du dérivé pour n'avoir
saisi quen partie la définition du
primitif.

177. Les dérivations fondées sur de vieux
usages abolis, sont sujettes à s'écarter
du sens primitif.

178. Il peut y avoir contrariété entre les
divers sons d'un même mot, quoiqu'il
y eût une idée d'analogie dans l'esprit
qui les applique.

179. Prodigieux effets de la métonymie
dans la dérivation.

180. Dans le grand nombre de mots dont
les langues s'enrichissent journellement,
on n'en voit presque aucun
dont la fabrique nouvelle soit originale
& radicale.87

181. Suite du pouvoir & de l'extension
de la métonymie dans le langage.

182. Deux genres de dérivation ; l'une
idéale, l'autre matérielle.

183. Effet de l'un & de l'autre genre
d'altération.

184. Différence de l'un & de l'autre genre
d'altération.

185. Autre espèce de dérivation idéale tirée
de l'identité de signification. Elle
nuit à la clarté des langues, en
y introduisant des synonimes de
sens, qui ne sont pas synonimes
d'expressions.

186. Causes de l'altération matérielle.

187. Effet d'altération par la prononciation
inexacte & par la permutation des
lettres.

188. La prononciation vicieuse introduit
de fausses opinions.

189. Effet bizarre de la dérivation, en
ce qu'elle rend obscenes des termes qui
étoient honnêtes dans leurs primitifs.

190. Cause de l'altération des mots en
88passant d'une langue à une autre.
Rapidité de cette altération.

191. La permutation des lettres s'opère
d'une maniere physique & nécessaire.

192. Des trois classes de changemens dans
les mots entiers.

193. Observation sur un changement singulier
qu'on rencontre quelquefois dans
la direction d'une lettre.

194. Excellens effets de la terminaison.

170. Toute langue connue est descendue
d'une autre : tout mot est dérivé d'un
autre, s'il n'est radical par organisation
ou par onomatopée.

Pour plus d'intelligence de
de ce qui suivra, repassons en
deux mots sur les principes
établis dans les chapitres précédens,
& ne craignons pas en pareille
matière de rappeller au lecteur des idées
qui lui ont été déjà présentées. Nul terme
n'est sans étymologie, à moins qu'il n'ait
89été produit en original d'une maniere
nécessaire, résultante de la conformation
physique des organes vocaux ; ou d'une
maniere presque nécessaire résultante de
l'imitation vocale de la chose exprimée. Ces
termes sont seuls véritablement radicaux :
car ils ont une étymologie physique ;
c'est-à-dire que leur cause de formation
est, soit dans l'organe intérieur, soit dans
l'objet extérieur. A l'exception de ceux-ci,
de qui tout tout est primordialement
venu, comme je le ferai voir ailleurs, il
est aussi certain qu'aucun autre terme
n'est sans étymologie de dérivation (qui
est la véritable étymologie grammaticale)
qu'il est certain qu'aucun enfant n'est sans
père. Ut In hominibus quædam sunt cognationes
& gentilitates, sic in verbis
. (Varr.
L. L.
lib. vij.) Quand nous dirons qu'un
tel mot est la racine d'un tel autre, c'est
une maniere abrégée d'en indiquer la
filiation prochaine. On peut appeller un
mot primitif, lorsque dans sa langue ou
dans les voisines on n'en trouve plus
d'autres dont il sorte. Cette dénomination
90sert à le distinguer des dérivés qui s'y
rapportent. Mais la plûpart de ces racines
ne sont telles qu'improprement, étant
elles-mêmes dérivées d'autres mots que
nous ne pouvons indiquer, faute de pouvoir
remonter au de-là de l'étendue de
nos connoissances : de même que dans
une généalogie le premier auteur connu
de chaque famille avoit certainement un
père, quoiqu'on n'en sache rien du tout,
& qu'on ne puisse dire qui il étoit.

Aucune langue ne s'est faite tout d'un
coup. Celles que le vulgaire apelle langues
mères
sont véritablement mères de quelques-unes,
mais filles de beaucoup d'autres.
Toutes ont été formées peu-à-peu en
empruntant le secours d'autres langues
plus anciennes : on remarque dans toutes
une altération insensible & journalière ;
jamais de création. Puisqu'il est si facile
de suivre nos langues modernes dans le
progrès de leur formation, & d'y reconnoître
un mêlange infini, l'auroit-il été
moins autrefois, si l'on s'y fut appliqué,
de reconnoître dans les anciennes langues
91le même progrès & le même mêlange ?
La seule langue primitive a dû être
exempte de ce mélange. Mais cette langue
même, quelle qu'elle soit, n'a pu qu'être
fort pauvre, & se former peu-à-peu, à mesure
que l'organe intérieur s'est développé,
à mesure que les objets extérieurs se sont
présentés. Représentons-nous ce que
pouroit être un premier peuple dans son
origine avant qu'il n'eût fait aucun exercice
de son esprit : brut, sauvage, sans
arts, sans connoissances, sans autres
idées que celles que lui donnoit la simple
sensation des objets extérieurs ; sa langue
presqu'entiérement composée de monosyllabes
ne contiendroit que les noms
appellatifs des choses physiques, ainsi que
nous le remarquons dans les langues des
peuples les plus barbares. N'ayant encore
alors aucune idée combinée ou réfléchie,
morale ou abstraite, il ne pouvoit avoir
pour les exprimer aucuns de ces termes
si abondans dans nos langues actuelles ;
& quand le développement de l'esprit &
la multiplicité des actions humaines fera
92naître en lui ces idées, il en faudra tirer
les noms de ceux déjà imposés aux objets
physiques ; car comment forger autrement
les noms de ces êtres moraux qui n'ont
rien de sensible à l'extérieur, & dont les
originaux ne subsistent que dans l'esprit
qui les a conçus.

171. Tous les mots ne viennent que des
idées sensibles & des objets extérieurs,
même ceux qui expriment des idées
morales ou abstraites.

« Rien ne peut, dit le célèbre Locke,
nous approcher mieux de l'origine de
toutes nos notions & connoissances
que d'observer combien les mots dont
nous nous servons dépendent des idées
sensibles, & comment ceux qu'on emploie
pour signifier des actions & des
notions tout-à-fait éloignées des sens,
tirent leur origine de ces mêmes idées
sensibles d'où ils sont transférés à des
significations plus abstruses pour exprimer
des idées qui ne tombent point sous les
sens : ainsi les mots suivans, imaginer,
93comprendre, s'attacher, concevoir,
instiller, dégoutter, trouble, tranquillité,
&c. sont tous empruntés des
opérations des choses sensibles, &
appliqués à certains modes de penser.
Le mot esprit dans sa premiere signification,
c'est lesouffle, & celui d'ange
signifie messager. Et je ne doute point
que si nous pouvions conduire tous
les mots jusqu'à leur source, nous
ne trouvassions que dans toutes les
langues les mots qu'on emploie pour
signifier des choses qui ne tombent pas
sous les sens, ont tiré leur premiere
origine d'idées sensibles. D'où nous
pourrions conjecturer quelle sorte de
notions avoient ceux qui les premiers
parlèrent ces langues-là ; d'où elles
leur venoient dans l'esprit, & comment
la nature suggéra inopinément aux hommes
l'origine & le principe de toutes
leurs connoissances, par les noms même
qu'ils donnoient aux choses ; puisque
pour trouver des noms qui pussent
faire connoître aux autres les opérations
94qu'ils sentoient en eux-mêmes, ou
quelqu'autre idée qui ne tombât pas.
sous les sens, ils furent obligés d'emprunter
des mots des idées de sensation
les plus connues, afin de faire concevoir,
par-là plus aisément les opérations qu'ils
sentoient en eux-mêmes, & qui ne
pouvoient être représentées par des,
apparences sensibles & extérieures. Après
avoir ainsi trouvé des noms connus &
dont ils convenoient mutuellement,
pour signifier ces opérations intérieures.
de l'esprit, ils pouvoient sans peine
faire connoître par des mots toutes
leurs autres idées, puisqu'elles ne pouvoient
consister qu'en des perceptions
extérieures & sensibles, ou en des operations
intérieures de leur esprit sur ces
perceptions ; car, comme il a été prouvé,
nous n'avons absolument aucune idée,
qui ne vienne originairement des
objets sensibles & extérieurs, ou des
opérations intérieures de l'esprit, que
nous sentons,& dont nous sommes
intérieurement convaincus en nous-mêmes…
95Après avoir examiné ceci
comme il faut, nous serons mieux en
état de découvrir le véritable usage
des mots, les perfections & les imperfections
naturelles du langage, & les
remèdes qu'il faut employer pour éviter
dans la signification des mots l'obscurité
ou l'incertitude, sans quoi il est impossible
de discourir nettement ou avec
ordre de la connoissance des choses,
qui, roulant sur des propositions pour
l'ordinaire universelles, a plus de liaison
avec les mots qu'on n'est peut-être
porté à se l'imaginer. »

172. Les mots en passant de dérivations en
dérivations s'écartent extrêmement
de leur premier sens.

Je compte établir en son lieu par un
grand nombre de preuves le système
général de l'appellation des êtres moraux,
toujours dérivée des noms déjà donnés
aux êtres physiques. Contentons-nous ici,
où je ne fais que parcourir rapidement
les principes, de joindre quelques autres
96à ceux que Locke a cités pour marquer
encore plus précisément comment les
hommes se forgent des termes abstraits
sur des idées particulières, & donnent aux
êtres moraux des noms tirés des objets
physiques. En la langue latine calamitas
& ærumna signifient un malheur, une
infortune
. Mais dans son origine le premier
a signifié la disette de grains ; &
le second, la disette de l'argent. Calamitas
à calamis
 ; grêle, tempête qui rompt les
tiges du bled. Ærumna ab ære. Nous
appelions en françois terre en chaume une
terre qui n'est point ensemencée, qu'on
laisse reposer ; & dans laquelle, après avoir
coupé l'épi, il ne reste plus que le tuyau
(calamus) attaché à sa racine. Comme
une terre en chaume est une terre qui se
repose, de-là vient qu'on a dit chommer
une fête, pour, la célébrer, ne pas travailler
ce jour-là, se reposer. De-là vient le mot
calme pour repos, tranquillité. Mais combien
la signification du mot calme n'est-elle
pas différente de celle du mot
calamité ! & quel étrange chemin n'ont
97pas fait ici les expressions & les idées
des hommes ?

En la même langue incolumis sain &
sauf, qui est sine columna ; expression
tirée d'un bâtiment qui étant en bon état
n'a pas besoin d'étaie. Diviser, dividere,
vient de la racine celtique Div c'est-à-dire
rivière : le terme relatif diviser, a,
été forgé sur un objet physique, à la vue
des rivières qui séparent naturellement
les terres : de même que de rivales, qui
se dit dans le sens propre des bestiaux,
qui s'abreuvent à une même rivière, ou
des possesseurs de fonds, qui tirent d'un
même ruisseau l'irrigation de leurs champs,
on en a fait au figuré, rivaux, rivalité,
pour signifier la jalousie entre plusieurs
prétendans à une même chose. Si inter
rivales, id est, qui per eundem rivum
aquam ducunt, sit contentio de aquæ
usu
, &c. Ulpian. Leg. I, ff. de aqua
cotidiana. Rivales dicebantur qui in
agris rivum haberent communem, &
propter eum sæpè disceptarent
. Acron in
art. poët. Horat.
98

La transposition du sens, si fréquente
dans les termes relatifs & moraux, s'introduit
dans le langage par une voie
simple & naturelle ; comme lorsqu'on
prend la cause pour l'effet, malgré l'opposition
réelle que cette transposition met
entre le terme & l'idée. Le latin nomme
fragor un bruit subit & éclatant, dont
l'effet est d'intimider ; & le françois
nomme cette crainte frayeur. Il y a réellement
ici une infraction de l'analogie
radicale. L'articulation organique FR,
& ses dérivés frango, fragor, fracas,
qui peignent par onomatopée le bruit
subit & la rupture, ne peignent pas le
sentiment de surprise & d'épouvante qu'il
inspire.

173. La vivacité de l'esprit humain, toujours
pressé de s'exprimer, rassemble plusieurs
idées diverses sous une même forme
matérielle de la parole, & charge de
significations différentes le même assemblage
de syllabes.

Rien n'est plus ordinaire dans le cours
99du langage que de conserver les mots en
changeant d'idées. L'esprit humain veut
aller vite dans son opération ; plus empressé
de s'exprimer promptement que
curieux de s'exprimer avec une justesse
exacte & réfléchie. s'il n'a pas l'instrument
qu'il faudroit employer, il se sert
de celui qu'il a tout prêt : c'est-à-dire
qu'il a plutôt fait d'employer le mot qui
se présente que de chercher celui qui
conviendroit, & qu'il trouve plus court
de changer le sens que de changer les
syllabes, pour peu qu'il entrevoie une
cause apparente de courir ainsi d'une
signification à une autre. Par ce moyen
il réunit sous une même forme matérielle
quantité d'idées qui n'ont ni connexité ni
rapport véritable entr'elles, & qu'il auroit
même revêtues de formes toutes opposées,
s'il eût pris le temps de réfléchir sur son
opération. De tempus, on a sait temperare,
& tremper, c'est-à-dire plonger dans
l'eau
, mouiller. Virgile se sert du mot
temperare en parlant d'un terrein dont le
laboureur a tempéré la sécheresse en
100l'arrosant durant les grandes chaleurs :

Et cùm exustus ager morientibus æstuat herbis,
Ecce supercilio clivosi tramitis undam
Elicit. Illa cadens raucum per devia murmur
Saxa ciet, scatebrisque arentia temperat arva.

Georg. I.

Pour éteindre la chaleur du fer rouge
on le plonge dans l'eau, ce qui s'appelle
tremper ; temperatio œris, temperatura ferri,
disent les Latins, expression que l'on emploie
encore lorsque pour diminuer la
force du vin on y mêle de l'eau. C'est
ainsi qu'on dépeint la tempérance sous la
figure d'une femme qui verse de l'eau,
dans une coupe de vin. On voit que
l'uniformité de procédé a fait appliquer
la même expression à ces différens cas ;,
mais il en a résulté une force significative
toute contraire dans la même expression.
Car tremper du fer c'est le durcir, lui
donner de la force ; & tremper du vin
c'est l'affoiblir. De plus l'expression particulière
tremper généralisée pourmouiller,
plonger dans l'eau quelque chose que ce
101soit, n'a plus aucun rapport à tempérer,
quoique ce soit syllabiquement le même
mot. D'autre part, tempérance en a si peu
avec tempérament, que ce dernier mot
se prend quelquefois pour intempérance.
Quoique tous les mots cy-dessus ayent
été fabriqués en conséquence d'une certaine
relation d'idées, il ne leur reste
après la fabrique aucune relation de sens
entr'eux, ni même avec le primitif tempus
dont ils sont dérivés. Il y a plus : les
mots même tempête, & température n'en
ont aucune avec le mot tems, lorsqu'il
est pris en sa signification ordinaire pour
durée. Mais il faut observer que le tems
se mesurant par les mouvemens célestes,
on s'est servi, pour exprimer la durée
successive de ce mot tems, qui dans sa
véritable signification veut dire le ciel à
découvert
, le vague de l'air. Nous nous
en servons journellement, en ce sens
lorsque nous disons ; il fait mauvais tems :
le tems est couvert : le tems est nébuleux.
C'est en ce sens qu'il a produit les mots
tempête, &c. Ainsi tempus est le même
102mot que templum qui dans sa signification
originale ne veut dire aussi que le ciel à
découvert
, comme les Latins nous l'apprennent
eux-mêmes, Cœlum qua tuimur,
templum
 : Templum ætheris : lucida cœli
templa
, &c. Dans les premiers tems on adoroit
la Divinité sous le Ciel à découvert ;
on y observoit les auspices & les signes.
Ce ne fut que dans la suite que les
devoirs du culte public furent remplis
dans des édifices fermés & destinés à cet
usage, que l'on nomma temples : autre
aberration du sens primitif, laquelle n'a
aucun rapport à celles que j'ai ci-dessus
citées. J'en parlerai encore sur le dérivé
contempler.

174. Le sens originel est pour l'ordinaire
celui qui designe quelque être simple
& physique, quelque usage des tems
grossiers.

Tous les mots d'une langue, dit Scaliger,
(De causis ling. lat. c. 193,) n'ont chacun
qu'une signification premiere & propre.
Les autres significations ne sont que
103secondaires. Cœteræ aut communes aut
accessoriæ aut etiam spuriæ
. Entre ces
diverses significations, la primitive &
propre est presque toujours celle qui
désigne un être simple, physique, matériel,
où l'art ni les procédés humains n'ont
point de part : (Mém. de l'Acad. des B. L.
tom. xx
 ;) de même, en fait d'usages,
celle qui indique les mœurs sauvages
plutôt que les coutumes d'un peuple policé.
Souvent il arrive que cette signification
originelle est la moins employée dans les
langues, pendant que les secondaires y
sont très-usitées ; mais avec tant de différence
ou même de contrariété entr'elles,
qu'on ne vient à bout d'en marquer le
sens propre qu'en ramenant tous ces
dérivés à leur source. Souvent aussi cette
ancienne signification reste prise à contre-sens
dans le langage vulgaire, parce que
les usages sont changés & que le mot est
resté appliqué à ce qu'il ne veut plus
dire. Les gens qui parlent sans sçavoir
& par habitude (c'est le grand nombre)
ne s'embarrassent guères de ceci. Mais
104un homme raisonnable veut s'entendre
lui-même & remonter à la cause de
l'imposition du nom. Quelquefois enfin la
signification primitive nous est dérobée,
faute de monumens qui l'indiquent en la
langue. Alors cependant on la retrouve
parfois en la recherchant dans les langues
mères ou collatérales.

175. Exemples de dérivations altérées
jusqu'à former un contre-sens
entre le mot & la chose.

Veut-on voir jusqu'où peut aller l'abus
de la dérivation, à force d'étendre l'acception
d'un même mot à des significations
dégradées de près en près ? Seigneur pour
chef, homme considérable, vient du
latin senior, i. e. le plus vieux. Le terme
étoit bien appliqué dans un siécle où
l'âge décidoit de la prééminence entre
les hommes ; où le plus vieux de la tribu,
du canton, de la famille étoit le chef
des autres ; comme cela se pratique encore
parmi les sauvages. On a pu raisonnablement
aussi dans une république appeller
105sénat & sénateurs, le conseil des
vieillards qui gouverne la nation. Delecti
quibus corpus annis infirmum, ingenium
sapientiâ validum, reipublicæ consultabant :
hi ex ætate… appellabantur
. (Sallust. Catil.)
Mais comme le mot seignur désignoit le
plus considérable du canton, on a nommé
ainsi, sans égard à l'âge, le possesseur
d'une terre, d'un château, d'une paroisse.
Et comme les grands propriétaires des
fonds sont communément à la cour près
de la personne du souverain, on a
nommé les gens de cour & de haute
naissance les seigneurs. De-là viennent
ces locutions familières parmi nous, nos
jeunes sénateurs
 ; un jeune seigneur,
c'est-à-dire, un jeune vieillard. On n'est
pas choqué d'une si ridicule façon de
parler, parce que la traduction du mot
a laissé perdre de vue son origine & son
vrai sens. Mais qui ne riroit de les voir
tous deux accolés dans la même langue,
& d'entendre dire en latin juvenis
senior
 ?

Les idiotismes d'une langue, quand
106elle en emprunte les termes d'un autre
langage, donnent aussi lieu à des assemblages
bizarres où l'on met le mot en
contrariété avec le sens. L'emploi que
nous faisons de notre mot quitte a tiré
son origine d'un latinisme assez connu.
J'en suis quitte : c'est-à-dire, on ne m'en
parlera plus ; je suis en repos là-dessus :
Quietus sum ab illa re. Sur cette locution
nous avons fait le verbe quitter, pour,
abandonner une dette, laisser en repos
le débiteur. Mais bientôt on a dit quitter,
pour abandonner, délaisser quelque cas
que ce soit. De sorte que le mot quitter
se trouve, dès la seconde génération, avoir
quelquefois un sens tout contraire au véritable,
lorsqu'on vient à l'accoler avec son primitif.
Car lorsqu'on dit ; Je suis dans une
grande inquiétude depuis le moment où
vous m'avez quitté
 ; n'est-ce pas comme
si l'on disoit en latin : Valde sum inquietus,
ex qua die quietus sum à te
 ?

176. On altère le sens du dérivé pour
107n'avoir saisi qu'en partie la définition
du primitif.

On voit souvent ces sortes de contradictions
naître, du peu d'attention que
font les hommes au vrai sens originel
d'une expression, tandis qu'ils saisissent
une circonstance indirecte, ou accidentelle
à l'idée que réveille cette expression.
Tout mot d'une langue, excite dans l'esprit
une idée complette, c'est-à-dire une définition
ou une courte description de l'objet.
Cette définition est elle-même composée
de plusieurs mots qui ont chacun la leur.
Mais quoique la définition de chacun de
ces mots pris à part ne soit pas celle de
l'original, dont l'idée n'est déterminée que
par la réunion de tous les mot, souvent
l'esprit humain, en voulant dériver un
terme d'un autre, au lieu de considérer
le sens entier, s'arrête à l'un des mots
de l'idée ou de la définition : ce qui le
jette à l'écart du sujet, altère le sens véritable,
& éloigne fort le dérivé du dérivant.108

177. Les dérivations fondées sur de vieux
usages abolis sont sujettes à s'écarter
du sens primitif.

A mesure qu'il s'établit chez un peuple,
quelque nouvel usage, on introduit dans
sa langue de nouveaux noms pour les
choses relatives à cet usage ; & on les
fabrique d'une maniere qui l'exprime pour
lors avec justesse. Mais cette justesse ne
s'y retrouve plus, si en conservant les
expressions on vient à changer la forme
des usages. Alors l'expression dérivée n'a
plus qu'un faux rapport avec la chose
exprimée dont elle dérive ; ou même
quelquefois n'en conserve aucun. Exemple :
Ecuyer dumot equus, i. e. cheval, est le
titre d'un domestique qui donne la main
à une princesse marchant à pied. Elles ne
vont plus à cheval comme autrefois. Cependant
le nom est resté, quoiqu'il ne reste
plus aucun rapport entre le nom & la
cause qui l'a fait imposer, & qu'il y ait.
même aujourd'hui une sorte de contrariété :
car il y a opposition d'idées entre,
109aller à cheval & aller à pied : si bien
qu'Ecuyer dans ce sens veut dire un
homme à cheval qui est à pied. Ces
exemples peuvent servir pour la dérivation
de quantité de mots venus d'usages que
nous voyons à présent abolis. Et combien
n'y a-t-il pas eu de petits usages
dont nous ignorons jusqu'à l'ancienne
existence ?

Les usages abolis laissent quelquefois
dans les langues des traces bien extraordinaires
par les termes qu'ils y introduisent,
& qui n'ont à l'usage qu'un raport
le plus bizarre du monde. Autrefois quand
on vouloit bâtir une ville, on en traçoit
l'enceinte avec une charrue : pour l'ordinaire
on traçoit ces enceintes en rond ;
ce qui les faisoit nommer orbes ou urbes.
Dans les endroits où l'on vouloit laisser
les ouvertures pour y entrer, on levoit la
charrue, & on la portoit plus avant, afin
qu'elle ne traçât pas le sillon en ces endroits :
ce qui marquoit qu'en bâtissant la
muraille, il falloit interrompre la clôture
en ces places. De-là vient que les entrées
110des villes, où l'on avoit porté la charrue,
ont été nommées portes, ainsi que celles
des maisons, & même toutes autres
entrées, spécialement celles de la mer
dans les côtes maritimes. Car on a aussi
appelle ports les endroits du rivage, où
l'eau entrant dans les terres, donne aux
vaisseaux une commodité pour y aborder.
Or comme il n'y a rien d'un usage plus
fréquent & plus commode que les portes,
ni rien de plus incommode que de n'en pas
trouver, on a étendu l'expression jusqu'à une
signification générale & figurée : en disant
d'une chose ou d'un homme commode,
qu'il est opportunus ; & d'un homme dont
la présence embarrasse & fatigue qu'il est
importunus. Il est même arrivé que cette
épithéte, d'adjectif qu'elle étoit, s'est
tournée dans notre langue, ainsi que
plusieurs autres, en demi-substantif, qui
peut être employé seul, ou comme épithete ;
car on dit également bien un
homme importun
, ou un importun. Qui
croiroit que cette qualification a pour
primitif le mot portare ; & pour origine
111une vieille coutume peu connue, qui n'y
a pas le moindre rapport apparent ?

178. Il peut y avoir contrariété entre les
divers sons d'un même mot, quoiqu'il
y eût une idée d'analogie dans
l'esprit qui les applique.

Quelquefois la contrariété n'est que
dans la signification du même mot prise
en deux sens opposés : elle n'étoit pas,
à vrai dire, dans l'esprit de l'impositeur
du nom, qui se laissoit guider par une
seule & même considération. Alors l'effet
de la dérivation est de rendre la signification
du dérivé commune à deux choses
contraires, si leur contrariété établit entr'elles
une espece de relation. Je m'explique,
en prenant pour exemple le latin
Altus qui signifie également un lieu élevé
& un lien profond. Il vient de la clef ou
racine celtique Alt, ou par renversement
Tal, qui sert aux mêmes désignations,
Dol & Tal y signifiant également
Mons & Vallis. Voyons comment les
hommes ont pu se porter à exprimer par
112le même terme Alt des idées diamétralement
opposées. Ils ont voulu rendre
cette idée-ci, qu'un objet étoit bien
hors de la portée de leur main en ligne
perpendiculaire : & après s'être servi de
ce mot pour les choses bien hors de
portée en haut, ils l'ont aussi employé pour
les choses hors de portée en bas ; ne
s'arrêtant qu'à la généralisation de cette
idée, abstraction faite de la contrariété
qui s'y trouvoit relativement à celle des
positions de l'objet. Ainsi Alt a été pour
eux le sommet des rochers, & le fond
de la mer, Uchel ne signifie-t-il pas également
aussi dans la langue des Celtes
excelsus & profondus ? & Dun ne
s'y dit-il pas d'une montagne & d'une
rivière, d'une ville haute & d'une ville
basse ? Il faut que ce procédé soit bien
naturel à l'homme, puisque, selon la
remarque de Falconet, ces deux significations
opposées se trouvent également
dans le persan Nagal, dans le turc
Derin, dans le chinois Chan ; tout
de même que dans le breton Doun,
113le gothique Duin, l'illyrien Dubina.

En voici un autre exemple d'espece différente.
Hoste se dit également d'un étranger
arrivant dans une ville, qui vient loger chez
un citoyen & d'un citoyen qui reçoit l'étranger
dans sa maison. La premiere des
deux significations est la vraie. Hostis en
latin, c'est extraneus. De-là Hôtellerie pour
demeure passagere, logement des étrangers.
Mais on a aussi nommé Hoste l'aubergiste
qui les loge, ou tout homme qui en loge
un autre chez soi ; & on dit Hôtel pour
demeure en général. Observons à ce propos
que les Romains découvraient qu'elle étoit
leur façon de penser pour les autres peuples,
lorsqu'ils ont donné au mot Hostes la
signification d'ennemis à qui ils faisoient
la guerre. En effet toutes les nations êtrangères
étoient pour eux, dans leurs principes
de gouvernement, des objets de guerre &
de conquête. D'hostis pris en cette signification
particulière vient notre vieux mot
ost pour camp de guerre ; & de-là vient
ôtage. Il semble que les Romains ayent
voulu adoucir cettte dureté par une variété
114dans l'expression primordiale, en disant
Hospes, hospites, au lieu d'hostes, quand
ils parloient des étrangers avec qui ils
logoient à titre d'amitié. De-là le françois
Hôpital, maison où l'on reçoit les étrangers
par charité. Ce mot donne encore
lieu d'observer une liaison entre deux
anciens langages, le latin & le germanique.
Car il n'est pas douteux que sa premiere syllabe
Hos ne soit la même que le germanique,
House, maison ; & qu'Hospites ne soit
un terme métis un peu altéré d'Houspetentes,
ceux qui viennent à la maison.

179. Prodigieux effet de la métonymie
dans la dérivation.

Toutes ces dérivations, nées de l'habitude
de transporter un mot d'une signification
à une autre signification voisine de
la premiere par quelque endroit réel ou
imaginaire, sont une suite de la métonymie,
figure très-familiere à l'homme. Elle consiste
à nommer une chose du nom d'un
autre relative à celle-ci ; comme lorsque
l'on dit boire une bouteille, c'est-à-dire
boire le vin qui est dedans. J'ai vu
115une dispute entre deux des plus sçavans
hommes de notre siécle, MM. Freret &
Falconet, sur la véritable signification du
mot celtique Dunum dont je viens de parler.
Sans m'arreter à la foule d'exemples qu'ils
rapportèrent en preuve de leurs opinions,
& qui trouveront mieux leur place ailleurs,
je joindrai à ce qu'ils dirent à ce sujet
quelques observations propres à montrer
quel est le prodigieux effet d'une métonymie
courante & dérivant de significations
en significations. Selon Falconet Dunum
signifie en général un lieu élevé ; il avoit
raison de le soutenir ; & Freret avoit
tort de le disputer, quoiqu'il fût lui-même
bien fondé lorsqu'il avançoit que Dunum
signifioit en général un lieu habité. Falconet
en convint ; mais il prouva très-bien qu'il
n'a cette dernière signification que secondairement,
& que son sens primitif est
celui de montagne, non celui de ville.

Sans la crainte de m'engager ici dans
une trop longue digression, il me seroit
aisé de faire voir en combien de sens
relatifs, dérivatifs & approchans les uns
des autres . on a, par métonymie, pris
116la racine Dun, Toun, Dan, Than, Din,
Thin, &c & ses dérivés qui sont en si
grand nombre. Quand on trouve un mot
qui est constamment le même, & qui a
deux significations, tel que Dun pour mons
& pour oppidum, il faut sentir que ces
deux significations, l'une nécessairement
est primordiale, & l'autre secondaire
adoptée par métonymie. Or rien ne
montre mieux laquelle des deux est primordiale
que lorsque l'un signifie une chose
de la nature & l'autre une chose de l'art
L'expression d'une chose matérielle, naturelle,
ou l'art n'a point de part est visiblement
primitive. Ainsi Wachter est
tombé dans une faute de critique quand
il a voulu traiter Dun mnons comme une
racine différente de Dun, locus septus,
autre racine selon lui, dont il dérive les
noms de ville où cette racine entre. Ce
qui l'a jetté dans la bizarrerie de faire venir
d'une des racines Lugdunum des Ségusiens,
& de l'autre Lugdunum des Bataves. La
raison qu'il allègue que Dun désignant un
lieu élevé ne peut être applicable à tant
117de villes situées au bord de l'eau, n'est
pas suffisante pour un aussi habile homme
que Wachter. Car il ne pouvoit ignorer
que quantité de villes bâties d'abord sur
la hauteur pour plus de sûreté, ont été
ensuite transportées dans des lieux bas pour
plus de commodité, & sur-tout par le
besoin continuel d'être à portée d'avoir
de l'eau. Ces villes n'en ont pas moins
retenu leur nom, quoique leur nouvelle
situation ne répondît plus si bien à la signification
primitive : témoin la ville de
Lyon (Lug-dunum, i. e. corvi-collis)
autrefois bâtie sur la montagne de
Fourviere, à présent sur le bord de
la Saone. Elle a changé de place sans
quitter le nom tiré de sa premiere position.
De plus la relation que les choses
différentes & les idées des choses ont
entr'elles y a communiqué & étendu les
expressions. Dun signifiant hauteur, on
a ainsi nommé les villes, non-seulement
parce qu'elles étoient d'abord presque
toutes sur des hauteurs, mais aussi parce
qu'elles sont hauteur ou élévation dans
118la plaine unie. Ainsi Dun devenu générique
pour ville, habitation fermée s'est dit de
même de beaucoup de villes qui n'étoient
pas sur des hauteurs. Ne voyons-nous pas
que Berg & Burg qui signifient premierement
montagne, hauteur, signifient aussi
ville & enceinte d'habitation ? Wachter n'a
pas ici senti la métonymie, trope de la diction
le plus important à observer. C'est
par son moyen que les mots radicaux
qui sont en petit nombre même dans les
langues les plus abondantes s'étendent sans
se multiplier, jusqu'à désigner des choses
dont les significations paroissent fort
éloignées ; mais en partant toujours d'une
signification primitive qui désigne une
chose matérielle, naturelle, simple, ou
l'art n'a point de part.

180. Dans le grand nombre de mots dont
les langues s'enrichissent journellement,
on n'en voit presque aucun
dont la fabrique nouvelle soit originale
& radicale.

Je ne parle pas de certaines métonymies
119qui peuvent s'introduire dans les langues
par erreur de fait : comme lorsque nous
avons apellé Tabac, qui est le nom américain
de la pipe, l'herbe que les sauvages
fumoient, & qu'ils appellent Cohiba. Mais
pour voir combien l'extension volontaire
de l'emploi des termes est fréquente &
puissante dans les langages, il n'y a qu'à
observer combien les expressions nouvelles
se multiplient tous les jours parmi les
hommes, sans que parmi tant de mots
nouveaux dont chaque langue ou dialecte
se surcharge, on voie presque jamais créer
une seule racine à l'exception de quelques
nouvelles onomatopées, comme Trictrac.
Tous les mots nouveaux que nous voyons
créer ne le sont que par dérivation, analogie,
métonymie, ou figure. Si même
il s'agit de quelqu'objet matériel ou physique
nouvellement découvert, on prendra
quelque nom de relation, de ressemblance
éloignée, ou de rapport même imaginaire
qui puisse donner une idée quelconque
de l'objet, plutôt que de créer une racine
qui ne seroit qu'un vain son qui
120ne porteroit aucune idée à l'esprit, si l'on
ne joignoit toujours au mot une description
de l'objet. Et si nous en usons ainsi pour
nos langues si policées, si travaillées,
ferions-nous quelque difficulté de croire
que les sauvages dans leurs langues pauvres
& chétives se sont volontiers portés à
abuser d'un mot reçu, en le prenant
en toutes sortes d'acceptions déraisonnables,
quand il a fallu nommer des
choses morales & relatives dont ils
ne faisoient pas grand usage, plutôt qu'à
fabriquer pour cela un terme absolument
neuf ? Car si l'on fait des mots nouveaux,
ce n'est jamais que pour nommer des
êtres physiques & déterminés, inapperçus
jusqu'alors.

181. Suite du pouvoir & de l'extension de
la métonymie dans le langage.

La métonymie a été si loin sur le mot
Dun, quelle que soit sa signification primitive,
qu'on le trouve également pour hauteur,
habitation sur la hauteur, habitation
fermée quelconque
, habitation sur la riviere,
rivière, lieu bas, seigneurie, banlieue,
121seigneur, dynastie, contrée ou province,
&c. &c. en un mot tout ce qui peut
avoir rapport à une contrée, élevée sur des
montagnes ; abbaissée au bord des rivieres,
habitée, & gouvernée par des hommes,
& encore tout ce qui peut avoir rapport
aux idées accessoires à ceci. Falconet a
fait voir que la métonymie qui prend Dun
pour mons & pour oppidum, se retrouve
de même dans les autres racines de pareille
signification : tels que Berg, Burg, πυργός ;
Thor, τύρσις Tunis, &c. & tant d'autres
qui signifient également Mons & oppidum.
Les mêmes effets de la métonymie ne
sont pas moins remarquables dans le
celtique Pen (caput) racine qui, (soit qu'on
la prononce Pen, Pin, Ben, Byn, ou
Bann selon les différens dialectes) désigne
en général tout ce qui est élevé, soit au
sens propre, soit au sens figuré. On le
trouve au sens propre dans Apennin, Alpes
Penninæ
,Pinnæ, Pinus, Pinacle, Pignon,
Pennache, &c. Pris au sens figuré, comme
Bann signifie chef, seigneur ; & Bannum
tout ce qui a rapport à la seigneurie & à
122l'exercice de la seigneurie, de-là vient
que Bannum a été pris pour mandatum,
jurisdictio, exactio, interdictum, punitio,
exsilium, bannalitas, &c.

Tant d'exemples si pareils & -si décisifs
tirés de mots comparés, différens pour le
son, sortis de racines très-distinctes, mais
pourtant synonimes quant à l'idée, la
signification, & la désignation, démontre
jusqu'à l'évidence quel est le pouvoir de
la métonymie & l'extension insensible &
successive qui se fait en chaque langue
lorsque le rapport des idées y produit
l'identité des noms. Mais la dérivation
des idées n'est pas permanente sur le
papier comme la dérivation des mots.
Un simple grammairien voit la filiation
de ceux-ci : il faut un métaphysicien pour
retrouver dans la suite des dérivés l'ordre
ou les écarts de l'esprit qui ont causé la
dérivation ; & qui, sans qu'il s'en apperçoive,
l'ont de peu-à-peu amenée
jusqu'à se trouver en contradiction avec
elle-même. Ceci doit rendre timide à
nier sans examen des étymologies peu
123probables en apparence, parce qu'elles
sont en effet peu raisonnables. L'art
étymologique est un excellent instrument
pour disséquer les opérations de l'esprit,
& en découvrir la contexture. Il est vrai
qu'on ne peut que s'étonner d'entendre
dire que Dun qui désigne un lieu haut
désigne aussi un lieu bas ; & qu'on répugne
beaucoup à le croire. Cependant ces
mêmes personnes qui y répugnent ne font
aucune difficulté de croire qu'altus en
latin désigne également un lieu haut &
un lieu fort bas. D'où vient cette différence
de sentiment sur deux points si pareils ? sinon
de ce qu'on est habitué dès l'enfance
à entendre prendre altus dans les deux
significations contraires, & qu'on en a
mille preuves à portée de soi ; au lieu
qu'on l'entend dire de Dun pour la premiere
fois, parce que c'est un terme étranger
& barbare, dont on n'a nul usage. C'est
pourtant dans l'un & dans l'autre la même
suite de procédés qui choquent la raison ;
mais les choses auxquelles on est habitué ne
choquent jamais, jusqu'à ce que l'on vienne
124à les représenter sous des mots différens : car
les hommes sont toujours la dupe des mots.

182. Deux genres de dérivations, l'une
idéale, l'autre matérielle.

Distinguons avec soin deux genres de
dérivations qui n'ont rien de commun
dans leurs causes. L'une est la dérivation
d'idées (& c'est celle dont je viens de
parler) lorsque le même mot subsistant,
on vient à le prendre dans une acception
nouvelle, en y attachant une idée qu'il
ne désignoit pas cy-devant. L'autre purement
matérielle, lorsque le mot conservant
le même sens vient à s'altérer
dans le son ou dans la figure par un
changement introduit dans la prononciation
ou dans l'orthographe : car dans
tout mot il y a deux choses, la figure
& la signification, toutes deux sujettes à
s'altérer chacune de leur côté. Fraxinus,
fresne, flagellum, fléau ; voilà un changement
remarquable dans le matériel du
mot pendant que l'idée reste bien identique.
C'est tout le contraire dans l'exemple
suivant. Virtus venu de la R/. vir signifioit
125la virilité, la force du corps. L'acception
chez les Latins s'est assez naturellement
étendue au courage de l'âme & de l'esprit.
Chez nous le mot vertu, sans presque
souffrir aucune altération dans la figure,
signifie l'attachement aux devoirs de la
religion : en françois une femme vertueuse
est une femme pieuse ; tandis qu'en
italien virtuosa désigne le talent, & signifie
une femme habile dans l'art du chant.

183. Effet de l'un & de l'autre genre
d'altération.

La déviation par le son ou par la figure
attaque la forme du mot dont elle altere
le matériel, quoique l'expression ne souffre
aucune altération quant au sens. Elle est
presque toujours plus marquée dans le son
que dans la figure ; parce que l'exemplaire
du son s'évanouit, & que celui de la
figure est permanent. Exemple : Satur,
saoul : voilà une grande variété produite
à l'oreille par la seule élision d'une lettre
intermédiaire (le T.) A cela près néantmoins,
on reconnoit encore assez bien
la figure du mot dans ses élémens ; &
126l'on n'est pas surpris du changement de
l'R en L, autre lettre du même organe.
Mais l'oreille n'y reconnoît plus rien lorsqu'elle
entend prononcer en françois Sou,
au lieu de Saoul ou de Satur, en élidant
tout à la fois dans un mot si court
l'A, le T, & l'L ou r.

Du verbe meare le latin fait commeatus :
l'italien varie l'inflexion labiale
& fait combiato ; que le françois prononce
combjato, & en fait son mot congé, ou
la R/. meare est fort difficile à reconnoître.

La dérivation par les idées attaque le
sens du mot sans toucher à la forme.
Exemple : στήλη en grec est une colonne,
un pilier droit qui reste debout ; de la
R/. organique ST, (Voyez n° 80) Stylus
en latin est un poinçon droit, une aiguille
ou plume de bronze propre à écrire sur
des tablettes cirées. Stylo en italien est
un petit poignard à lame d'acier très-fine,
comme un poinçon, & propre à faire
des blessures fort dangereuses. Style en
françois est la maniere, bonne ou mauvaise,
dont un auteur sçait rendre ses pensées
127par écrit. Voilà quatre diversités de signification
bien marquées, sans que le mot
en éprouve aucune. Cet exemple sert aussi
à faire voir combien un mot, en restant
matériellement le même, subit de changement
pour le sens en passant d'une
langue à une autre.

C'est ce qui arrive sur-tout aux verbes
dont l'acception étant plus vague que
celle des substantifs, l'aberration du sens
y est aussi plus fréquente. Mittere, mettre,
voilà le même mot, mais non le même
sens. Mittere c'est envoyer : mettre c'est
ponere ; les deux actions ne se prennent
donc l'une pour l'autre que par une
certaine latitude vague de signification :
envoyer, placer, poser, mettre, ; on a
regardé toutes ces actions comme revenant
au même. L'aberration est encore moindre
quand on ne fait que transporter le verbe
du sens propre au sens figuré. Car quelquefois
une langue n'emploie que dans l'un des
sens un terme qu'elle emprunte d'une autre
langue où il n'étoit usité que dans l'autre
sens, Par exemple : insister ne se dit en françois
128qu'en sens moral & figuré pour s'obstiner
dans son sentiment
 ; quoique le latin ne
s'en serve qu'au sens propre pour l'action
physique de se tenir debout sur, ou au
devant de quelque chose.

Nulli fas casto sceleratum insistere limen.

Autre Exemple : très, trois. Voilà un
primitif radical qui signifie un nombre.
Romulus partagea son peuple en trois
portions : il les appella tribus ; & ce nom
resta aux divisions du peuple Romain,
quoiqu'il ne leur convînt plus quand on
en eut augmenté le nombre fort au de-là
des trois premieres ; rmais les usages
varient sans que les noms qu'on leur a
donnés changent ; tellement que le mot
n'est plus propre à ce qu'on lui fait signifier.
(Voyez n° 175) Les tribus servoient à
former les légions pour le service militaire ;
& l'on nomma tribun le commandant de
chaque légion. Quand le gouvernement
fut devenu populaire, & que le peuple,
que les tribus comprenoient tout entier,
voulut avoir des Magistrats spécialement
chargés de ses intérêts, on nomma aussi
129ces magistrats tribuns. Le peuple s'assembloit
pour ses affaires dans une place
publique, où il écoutoit ce que le chef
de l'Etat avoit à proposer : le chef parloit
du haut d'une terrasse ou balcon
pratiqué pour cet usage ; & l'on nomma
ce balcon tribune. Pour nous, nous
appellons en françois tribune tout balcon
ou terrasse ornée de balustrades qui regnent
le long du corridor d'un bâtiment public,
quoiqu'on n'y fasse point de harangues,
& qu'il ne s'y assemble pas de tribus.
Le peuple Romain divisé par tribus payoit
des subsides pour les besoins de l'Etat : on
appella ces subsides tributs ; & l'on ne
donne pas d'autres noms aux impôts que
le peuple Romain lui-même mettoit sur
les nations étrangères qui n'étoient pas
divisées en tribus. Le parfournissement fait
par une personne à une autre, ou par
un peuple à un autre, a fait éclorre le
verbe générique tribuere pour donner à
quelqu'un ce qui lui appartient
 ; & ensuite
les mots composés attribuer, contribuer,
distribuer, attributs, &c. dont l'acception
130est encore plus générale. Ainsi que
dans le mot tribulations, nom allégorique
qu'on a donné aux afflictions, aux peines
de corps & d'esprit, parce que le latin appelle
tribules, tribidi les épines à trois
pointes, les chausses-trapes ou chevaux-de-frise,
les herses garnies de pointes dont
on se sert en certains pays, au lieu de fléau,
pour tirer le grain de l'épi ; tous instrument
propres à blesser.

Tous les mots que je viens de rapporter
à l'exception du primitif tribus
n'ont rien de commun avec le nombre
tres qui les a certainement tous engendrés ;
quoique moins évidemment qu'il n'a produit
certains termes numériques, tiers tiercer,
triolet, tierceline, tréffle, &c. & entr'autres
très, signe françois du superlatif, pour
marquer un troisième degré supérieur aux
deux degrés précédens. Cependant une forte
déviation dans les idées n'en a pas produit
beaucoup dans le son ni dans la figure.
Le caractéristique élémentaire TR y reste
toujours bien marqué. Que si l'on veut
ne presser jusqu'à me demander pourquoi
131cette inflexion organique, ce caractéristique
TR est approprié par la nature à
devenir le germe radical du nombre trois,
je hazarderai une conjecture. TR est
une onomatopée, un bruit vocal par
lequel l'organe tâche de rendre l'image
du mouvement qui se fait pour inférer
matériellement un corps entre un corps
& un corps, pour traverser les deux qui
y sont, & y mettre un tiers. Je vois
en effet que cette articulation TR, dont
le bruit peint assez bien le mouvement d'un
passage forcé, & de la survenance d'un
nouveau corps où il y en avoit déjà deux
autres, se trouve dans une bonne partie
des mots qui indiquent ce passage ; &
qui supposant l'existence antérieure des
deux objets, désignent l'adjonction d'un
troisième : trans, intra, extra, ultra,
citra, præter, propter, entrée, travers, &c.
(Voyez n° 203.) Mais revenons à l'altération
idéale.

184. Différence de l'un & de l'autre genre
d'altération.

Elle s'exerce sans cesse sur les noms
132d'êtres moraux & abstraits, de relations
& autres qui n'existant qu'en idée sont
sujets à n'avoir qu'une signification peu
déterminée ; faute d'archétypes existant
dans la nature auxquels on puisse les
comparer comme à leur original. L'altération
matérielle, quoiqu'elle s'étende
à tout, appartient plus proprement aux
noms d'êtres physiques qui sont moins
susceptibles de l'altération idéale ; leur
sens étant invariable & leur idée se
référant à des originaux connus. Cependant
les noms de ceux-ci ne laissent pas
que d'être assujettis à l'autre espece d'altération,
lorsqu'ils font tirés de quelque
circonstance accidentelle à l'objet nommé
plutôt que de sa substance même.

185. Autre espece de dérivation idéale tirée
de l'identité designification. Elle nuit
à la clarté des langues, en y introduisant
des synonymes de sens, qui
ne sont pas synonymes d'expression.

Les hommes s'attachent à toutes sortes
d'idées générales en imposant les noms
aux choses, lorsque ces idées y apportent
133quelques caracteres distinctifs, sur-tout si
ces choses sont du nombre de celles où
l'art & la main-d'œuvre ont part. De-là
vient que des choses d'especes très-diverses
ont des noms synonymes, quoique
le mot paroisse fort différent, & que la
chose soit en effet fort différente. Ils
appellent la mine d'argent fondue &
réduite en billes piastres, i. e. formatæ de
πλασσεῖν (formare.) Ils appellent le lait caillé
& réduit en masse formées dans des
moules, fromage, formaticum ; deux
noms également pris de la forme où l'on
a réduit deux matières premieres très-différentes.
Ces deux mots sont donc les
mêmes, non pour la figure ni pour le son,
mais pour le sens. Il auroit été aisé de les
ramener au même son & à la même
figure, si l'on eut traduit le mot en disant
formées au lieu de piastres. Le nombre de
termes du même sens non traduits qui
passent ainsi dans chaque langue la multiplient
prodigieusement. On simplifieroit
fort une langue en traduisant dans les
termes propres à la langue même les termes
134étrangers qui s'y introduisent ; en
identifiant la figure & le son du mot,
aussi-bien que l'idée de la chose, qui se
perd bientôt faute de ceci : on rendroit
en même tems la langue beaucoup plus
claire ; car chacun entendroit la signification
propre des mots dont il se sert,
ce qui n'arrive que rarement. Tous ces
mots non traduits ont une étymologie
de sens qui n'est pas leur étymologie de
lettre. Comme on range ceux-ci sous leurs
racines figurées, on pourroit ranger ceux-là
sous leurs racines idéales.

186. Causes de l'altération matérielle.

Mille causes habituelles altèrent le matériel
des mots. Chaque langue ayant adopté
un certain nombre de terminaisons qu'elle
s'est particulièrement appropriées, rejette
celles d'une autre langue pour y substituer
les siennes, ou les accumule l'une à l'autre ;
ce qui rend les mots si longs qu'il faut
bien les retrancher en quelque endroit.
On est toujours pressé de faire entendre
ce que l'on veut dire : on prononce avec
rapidité : on retranche le commencement
135du mot ; on le resserre au milieu ; on
supprime, on élide la fin : on rend les
sons indistincts sur l'instrument vocal,
comme un musicien qui veut exécuter
avec trop de vitesse, brouille & mange
les notes. Au lieu deflagellum on prononce
rapidement flael en mangeant le
milieu & la fin du mot : puis par une
autre habitude qui change les finales el &
al en au, on présente aux yeuxfleau ; mais
le son qu'on fait entendre à l'oreille, est fló.

La délicatesse des oreilles, l'euphonie,
l'affectation porte à transposer, à permuter,
à élider, à intercaler des syllabes ou des
lettres. L'art de l'écriture survient là-dessus,
entretient l'altération, quelquefois l'augmente,
& toujours la fixe. Ceux qui ne
sçavent pas lire entendent mal, & parlent
incorrectement. Lorsqu'un langage barbare
& sauvage commence d'être rapporté &
comme attaché à un alphabet, les premiers
qui se servent de cet alphabet s'efforcent
d'appliquer les caracteres aux sons
le plus exactement qu'il leur est possible :
en conséquence ils font passer dans l'écriture
136toute l'altération courante, qui s'étoit
déja glissée dans les termes. La valeur
des lettres est elle-même assez incertaine
& vague, si l'on n'y donne une attention
méthodique en les rapportant soigneusement
à leurs classes d'organes : elle le
devient de plus en plus quand on les
transporte d'une langue à une autre. En
très-peu de tems, différentes mains représentent
un même son par différentes
combinaisons de caracteres, & la même
combinaison par des sons différens : tellement
que dès les premieres productions
écrites de tous les peuples, il y a eu
une infraction primitive de l'analogie.

187. Effet d'altération par la prononciation
inexacte & par la permutation
des lettres.

De légères omissions dans le procédé
de la formation des langues, donnent
lieu à des altérations assez considérables
dans le son des mots à mesure qu'ils
dérivent ; tellement que la ressemblance
entre le dérivant & le dérivé ne frappe
137plus au premier abord. Dans la prononciation
l'j consonne diffère de l'i voyelle ;
de même l'v consonne de l'u voyelle.
On a eu soin à la vérité de leur donner
des figures différentes, j & i ; v & u.
Mais ce soin a été souvent négligé en
écrivant ; de plus on a totalement omis
de les distinguer par différens noms spécifiques
à chacun. Cette omission jointe
à la négligence des écrivains a jetté de
l'erreur dans la prononciation, lorsqu'on
a pris une lettre pour l'autre. On a prononcé
la voyelle comme si elle eût été
consonne. Qui plus est, par une seconde
erreur on a figuré en écrivant, non cette
consonne-ci, mais une autre qui affectoit
l'ouïe de la même maniere ; de sorte que
le mot s'est trouvé assez défiguré. On a
écrit Coulonge (nom de lieu) au lieu de
Colonia & même au lieu de Coulonje :
ce léger changement a rendu assez sensible
à l'oreille une altération qui est presque
nulle aux yeux : car il n'y en auroit
point du tout, si l'on eût écrit Colonie.
Du mot pollis, i. e. fleur de farine les
138Latins ont fait polenta, i. e. gâteau de
farine
, farine cuite, & polentiarius ; mais
les François ont écrit boulanger, polentjarius.
Les Grecs ont dit νεῦρον : les Latins
nervus : les François ont enchéri sur
l'altération en substituant à l'v consonne un
autre sifflement labial ; ils ont écrit nerf.

Il est assez singulier qu'on ait ainsi
consondu avec l'i & l'u voyelles les
consonnes à qui on donne le même nom,
quoiqu'elles n'y ayent aucun rapport
apparent. Ceci vient de ce que l'u voyelle
est l'extrémité de la voix, ou le bout
extérieur de la corde vocale ; comme l'v
consonne est l'extrémité de l'instrument
organique, ou le bout extérieur du sifflement
vocal. L'inattention a plus facilement
confondu deux effets qui s'opèrent
sur la même place de l'instrument. L'i
voyelle est le milieu de la corde vocale
L'j consonne palatiale est le milieu du
corps de l'instrument. De même l'aspiration
h, qui est le bout intérieur de la
corde vocale, reçoit souvent de l'organe
une inflexion plus caractérisée qui la
139change en ch ou en gh, lorsque le mot
passe d'une langue à une autre. Parmi
nous plusieurs consonnes introduisent aussi
des altérations de ce genre par la prononciation
défectueuse à laquelle l'habitude
les rend sujettes. A tout moment le c
& le t sont à notre oreille le son de l's.
L'analogie veut qu'on écrive prononciation
& collation ; l'usage défectueux
fait entendre prononsiasion & collasion
Le même usage souvent adoucit l's & y
fait entendre un z : par-là le z se trouve
substitué au t à qui il n'a nul rapport
d'organe, parce qu'on a substitué l's au t.
Au lieu de ratio on écrit raison & on
prononce raizon. Au lieu du son organique
& guttural qui est propre au g on lui
donne la plûpart du tems le son palatial
de l'j. On dit vendanger au lieu de vendemjare
ou vindemiare. Un de nos vieux
historiens, lorsqu'il dit en parlant d'une
Princesse dont le mariage ne fut pas
consommé, sponso ad votum gavisa non
est
, nous apprend que notre mot jouir
vient du latin gaudere ; & que le mot
140gavisa se prononçoit probablementjauisa ;
ce qui le rapproche fort de notre mot jouir
& jouissance, ainsi que de notre expression
jouir d'une femme, Ainsijoye, joyau, &c.
viennent de gaudium par l'italien gioie.

188. La prononciation vicieuse introduit
de fausses opinions.

La permutation, la transposition des
lettres, le peu d'exactitude à les bien
prononcer produit dans les mots dérivés
des équivoques qui à leur tour donnent
naissance à des préjugés, à des contes
populaires. La critique les détruit en
rétablissant le terme & en faisant voir
que la fable n'a d'autre fondement qu'une
prononciation vicieuse. On met au nombre
des sept merveilles du Dauphiné la
Tour sans venin près de Grenoble, où les
animaux venimeux meurent, à ce qu'on
prétend, aussi-tôt qu'on les y porte. Le
fait est démenti par l'expérience ; mais
cela n'empêche pas que le peuple n'y
ajoute la même foi : c'est son usage. Le
vrai nom de cette tour & de la chapelle
voisine est : Torre san Vereno, la tour
141saint Vrain
. On a dit par une prononciation
altérée Torre san veneno, & en
françois par une mauvaise équivoque
Tour sans venin ; ce qui a suffi pour
établir cette fable. Quelquefois aussi les
prononciations vicieuses, peuvent par un
hazard singulier, remettre l'observateur
critique sur la voie de la vérité dont les
traditions s'étoient écartées. On sçait
qu'une grande partie des métamorphoses
de la Mythologie grecque ne sont fondées
que sur des ressemblances ou des équivoques
de noms, ou sur le double sens de
certaines expressions ? de sorte qu'il n'y a
réellement de métamorphoses que dans le
matériel ou dans l'idéal du mot. Une des
plus célèbres est celle de Sémiramis reine
d'Assyrie en colombe de montagne. C'est
en effet ce que peuvent signifier les mots
orientaux : Sar-eman (Har mons heman
columba ;) & il y a toute apparence que
la fable est née de cette équivoque. Mais
elle nous indique en même tems que le
vrai nom assyrien de cette reine fameuse
étoit Serimamis, que les Grecs ont
142mal écrit par transposition Semiramis. Elle
nous en donne en même tems la véritable
signification, Sar-iman (Reine-Prêtresse,
Reine divine,) signification conforme à
ce que nous sçavons par quantité d'exemples,
que les noms des rois d'Assyrie
n'étoient composés que de titres ou épithetes
honorifiques ; l'une desquelles est
ordinairement le mot Sar (Roi.) Alors
nous ne sommes plus étonnés de trouver
Semiramis en plusieurs tems de l'histoire
d'Assyrie dont la différence embarrassoit
les chronologistes, puisque ce nom a pu
être porté par plusieurs Reines Assyriennes,
n'étant qu'une expression générique composée
de plusieurs titres de dignité, selon
le génie & la tournure ordinaire de la
langue orientale.

189. Effét bizarre de la dérivation, en ce
qu'elle rend obscenes des termes qui
étaient honnêtes dans leurs primitifs.

Un des plus singuliers effets de la dérivation
est de rendre mal-honnêtes des
expressions qui ne l'étoient pas dans leur
143origine. Chez les peuples civilisés, l'obscénité
attachée à certains termes bannis
du discours, est une suite raisonnable du
respect qu'on doit aux mœurs. C'est un
hommage qu'on leur rend, du moins de
bouche, si ce n'est d'esprit ; car c'est à-peu-près-là
qu'il s'arrête, comme je dirai plus
bas. Mieux un peuple est policé, plus
il se pique de montrer de l'honnêteté
(du moins verbale) dans ses mœurs, plus
son langage se rafine, & devient sujet à
rejetter comme peu honnêtes certains
termes ou locutions usitées. A mesure
que le siécle devient délicat, il trouve
son langage moins chaste. Molière emploie
dans ses comédies plusieurs expressions
qu'on ne souffriroit pas aujourd'hui
dans une piéce nouvelle. Avant Molière
& Corneille, le théâtre en admettoit
beaucoup d'autres que ceux-ci ne se seroient
pas permises. Que ce soient les
oreilles qui d'un siécle à l'autre soient
devenues plus modestes, ou que ce soit
l'imagination qui soit devenue plus aisée
à émouvoir, c'est ce que je n'ai pas dessein
144rechercher avec soin. Ce n'est peut-être
ni l'un ni l'autre, mais seulement une
certaine délicatesse qui tend à éloigner
de plus en plus nos façons de parler de
celles de la nature simple & sauvage, &
qui seroit choquée si en mille occasions,
on n'atténuoit la clarté de l'idée par l'ambiguité
du mot.

Je ne m'éloignerois pas de croire que
plus une langue a de termes qu'elle bannit
comme obscènes, moins elle reste chaste ;
& que le besoin qu'elle se fait d'en venir
à cette réforme, est une marque qu'elle
ne l'est pas. En toutes langues les choses
dont il est nécessaire de parler ont des
noms appellatifs & simples. Ces noms
ne devroient pas, dans le discours, faire
plus de sensations que leurs équivalens ; &
il semble que la langue la plus chaste seroit
celle du peuple chez qui, nulle idée ne
faisant d'impression dangereuse, les mots
seroient regardés comme indifférens à cet
égard, & personne ne seroit surpris ni
révolté d'entendre nommer chaque chose
par son nom. De tous les moyens de
145rendre sans effet les impressions que les
idées peuvent produire, le plus efficace
est l'habitude des objets même. A sparte
où les objets n'étoient pas indécens, il
étoit impossible que les noms des objets
le fussent. Quand un peuple est sauvage
il est simple, & ses expressions le sont
aussi : comme elles ne le choquent pas, il
n'a pas besoin d'en chercher de plus détournées,
signes assez certains que l'imagination
a corrompu la langue. Le peuple
Hébreu étoit à demi-sauvage ; le livre
de ses loix traite sans détour des choses
naturelles que nos langues ont soin de
voiler. C'est une marque que chez eux ces
façons de parler n'avoient rien de licentieux ;
car on n'auroit pas écrit un livre
de loix d'une maniere contraire aux
mœurs.

La cause qui a mis dans certains termes
une indécence qu'ils n'avoient probablement
pas dans leur ancien & premier
usage, paroît donc combinée sur le double
principe d'une plus grande corruption
intérieure, & de l'affectation d'une
146plus grande pureté extérieure, qui tient
à la politesse des manieres. Ce seroit
une grossièreté que de se servir du
propre nom des choses, lorsque l'imagination
est devenue assez prompte pour
en saisir l'idée à demi-mot. Leur proscription
montre au moins qu'on veut se
conformer aux décences introduites par
le nouvel usage, lors même qu'en se
servant d'autres mots, ou de quelque
façon de parler détournée, on ne laisse
pas de présenter les mêmes idées.

Les idées sont mal-honnêtes, non selon
les objets naturellement pris en eux-mêmes,
mais selon le choix que les mœurs, les
usages, les religions des peuples ont fait
de certains objets, que la législation ou
le préjugé ont regardés comme dangereux,
en considérant l'abus qu'on en pouvoit
faire. En Occident l'idée mal-honnête est
attachée à l'union des sexes : en Orient elle
est attachée à l'usage du vin ; ailleurs elle
pourroit l'être à l'usage du fer ou du feu.
Chez les Musulmans, à qui le vin est défendu
par la loi, le mot Cherab qui signifie
147en général syrop, sorbet, liqueur, mais
plus particulièrement le vin, & les autres.
mots relatifs à celui-là, sont regardés
par les gens fort religieux, comme des
termes obscènes, ou du moins trop libres
pour être dans la bouche d'une personne
de bonnes mœurs. Le préjugé sur l'obscénité
du discours a pris tant d'empire
qu'il ne cesse pas, même dans le cas où
l'action à laquelle on a attaché l'idée est
honnête & légitime, permise & prescrite ;
de sorte qu'il est toujours mal-honnête de
dire ce qu'il est très-souvent honnête
de faire.

A dire vrai, la décence s'est ici contentée
d'un fort petit sacrifice. Il doit
toujours paroître singulier que l'obscénité
soit dans les mots, & ne soit pas dans les
idées : ce qui néanmoins est à-peu-près ainsi ;
car sans cesse on présente honnêtement,
sous certaines expressions, des images qui
seroient mal-honnêtes à présenter sous
d'autres mots. L'obscénité attachée par
l'usage à certains termes de chaque langue,
se réduit aux mots, en laissant subsister,
148les images. Les gens les plus sévères
disent honnêtement qu'un mariage a été
consommé, quoique cette image soit absolument
la même qu'on se garderoit bien
de rendre en d'autres termes. Et, ce qui
n'est pas moins bizarre, tel mot est réputé
obscène, sans que son primitif ni ses collatéraux
le soient : tel est le fréquentatif
latin du verbe grec φύω, & les dérivés
immédiats de ce fréquentatif dans les
dialectes latins. La cause de cette bizarrerie
vient, à ce que je crois, de ce que les
mots de cette espece sont devenus des
termes propres, consacrés par l'usage à
donner simplement & directement la seule
image de l'objet ; au lieu qu'en se servant
d'autres expressions, on joint à l'image
simple, d'autres images accessoires qui
partagent la pensée, & la détournent de
s'occuper à la considération toute nue
de l'objet principal. Ainsi le palliatif
est employé, parce qu'au fond on a
dessein de respecter les mœurs, en affoiblissant
l'image. Mais avec cela il est
étrange qu'en se contentant d'atténuer
149légèrement les images deshonnêtes, on
ait si sévèrement proscrit les peintures
verbales, dont la réforme auroit dû paroître
infiniment moins importante. Il
n'est pas moins singulier que la réforme ait
sacrifié certains termes, pendant qu'elle
en épargnoit d'autres, qui sont tout aussi
simples & significatifs ; puisqu'ils expriment
de même, sans mettre à l'image ni accessoire,
ni adoucissement. J'en pourrois
citer des exemples, si je ne voulois éviter
d'employer ici aucune de ces expressions
propres que la décence est convenue de
bannir. Mais il n'y a nul inconvénient,
& il est même de mon sujet d'en indiquer
les primitifs & les dérivés. Tous sont des
expressions honnêtes, & d'un usage extrêmement
commun. Je n'en employerai pas
ici d'autres ; & en cela je n'irai pas aussi
loin que Scaliger, Pontus de Thiard
évêque de Châlon, l'abbé Ménage,
Du-Cange, Leibnitz, & tant d'autres
glossateurs, obligés comme moi par la
nature de leur sujet d'entrer dans quelque
discussion relative à certains mots rejettés
150du langage honnête. Ces sçavans hommes
ont jugé qu'il y auroit, à vouloir exclure
de telles discussions d'un ouvrage de
littérature qui les demande, une délicatesse
aussi puérile que le seroit celle
d'un anatomiste qui retrancheroit de son
ouvrage les observations d'un certain
genre qu'on s'attend d'y trouver.

Le dérivé latin de mens, mentis, est,
comme on le voit, bien éloigné d'avoir
rien de mal-honnête dans son origine ;
non plus que son synonyme dérivé du
teuton mut, i. e. mens, anima. Mut
dans les différens dialectes des langues
germaniques, se prononce, mod, mode,
muat, &c. De même en langue gothique
miton, i. e. cogitare : mitons, i. e.
cogitatio. En grec, μῆτις, i. e. intelligentia :
en latin mens, mentis. Tous les dérivés
du germain mut désignent en général
animatum, motum, quidquid movet se.
(Voyez Vachter.) Par-là le terme latin
dérivé du teuton mut, donne l'image
d'une chose animée par elle-même, qui
a sa vie & son mouvement particulier
151indépendant de la volonté. Horace en
employant cette expression, l'a très-bien
entendu de la sorte, lorsqu'il a dit :

Huic si… verbis mala tanta videntis
Diceret hæc animus : Quid vis tibi ? Numquid ego à te,
Magno prognatum deposco consule…
Velatumque stola, mea cum conserbuit ira.

En effet les Latins emploient l'autre
synonyme dérivé de mente comme pour
faire entendre que ce dont ils parlent
mentem propriam ac voluntatem habet.

Ils ont dans la même langue un troisième
synonyme qui vient, à ce que je
crois, non de verenda, mais plutôt de vir,
(comme feretrum de ferre :) vir, vita,
vitalis. La modestie n'étant blessée dans
aucune de ces origines, n'auroit pas
naturellement dû l'être par les dérivés de
ces derniers mots latins : bien moins
encore si ce dérivé n'est en notre langue
qu'une image adoucie & qu'une altération
du latin vectis (un levier) comme un grand
nombre de passages de la basse latinité
paroît l'indiquer, & comme l'ont cru
Ménage dans ses additions, pag. 738, &
152Du-Cange à la vue d'une ancienne loi
angloise qui prononce une amende contre
les mutilateurs : Si libero testiculos
evulserit, centum solidos componat : si
vectem similiter
. Tit. v. §. 7 Le primitif
de vectis qui est veho ou via ainsi que ses
collatéraux vehiculum, viator, voiture,
envoyer, sont assurément des termes à
l'abri de tout scrupule. Que si l'on me
dit que ce nest pas le mot vectis, mais
l'idée, qui est indécente, je demanderai
toujours pourquoi donc c'est le mot qu'on
a proscrit & non pas l'idée. L'acception
singulière des mots est encore plus marquée
dans le dérivé du grec καυλός en
latin caulis, virga. De ces deux termes
latins traduits dans notre langue, le dernier
est reçu & l'autre rejetté.

Une autre dénomination licentieuse
dans la langue latine & dans la nôtre,
n'est cependant que le même terme, que
les mots grecs & latins, Γένος, genus,
generatio, &c. Le sens s'y rapporte ; &
tous ces mots, tant ceux que je nomme ?
que celui que je supprime, sont formés
153des mêmes lettres organiques. Il y a beaucoup
d'apparence que ce dernier étoit
radical dans les anciennes langues barbares
de l'Europe : En celtique cwens,
cona, chena, quena, selon les différentes
manieres de prononcer des divers dialectes,
signifie semelle ; en d'autres kennen signifie
gigni, nasci ; kind, fœtus, proles. La
racine étoit appropriée à désigner les
sexes, soit masculin, soit féminins. La
prononciation barbare Quena a laissé des
traces dans notre langue relatives au sexe
mâle ; & la racine en général, aujourd'hui
restreinte à l'autre sexe s'appliquoit alors
à tous deux : Gun, vir, Gund, virgo ;
& aussi Gund, vulva. Un ancien passage
cité par M. de Valois fait voir que Gund
avoit les deux significations de mulier, &
de vulva : Quædam mulier nomine Gunda
femora denudare, crura divaricare &
pudenda
proprio nomini cognomina cœpit
ostentare. De-là viennent plusieurs noms
propres de femmes, où la racine est
employée, soit dans le sens de pars muliebris,
soit dans celui de virgo, qui est
154le même. Gontrude composé de muliebris
& de fidelis. Cunegonde composé de
muliebris, & de regius, &c. Le mot italien
gonna, i. e. cotillon, juppe de femme,
est fort bien dérivé par Leibnitz du terme
latin propre : & de gonna vient notre
mot populaire gonée, c'est-à-dire mal-habillée,
mal-ajustée. C'est la même
chose en grec, γυνὴ mulier : En islandois
Cona, mulier : En anglois Quean, meretrix ;
& aussi Queen, Regina. ; dans le patois
de quelques provinces de France Gouine,
meretrix, fœmina : En tudesque Quen, uxor ;
&, comme le dit fort bien Wachter, quælibet
de fexu
. On trouve aussi chez les
anciens Barbares de l'Europe, beaucoup de
noms d'hommes composés sur la même
idée : Gontran, Gondebaud, Gondemar,
&c. car il faut remarquer que le mot est
réciproque, s'appliquant indifféremment
au mâle ou à la femelle, sans nul changement,
ou avec un fort léger changement,
comme dans le latin, vir, vira
virgo. Fœminas Antiqui viras appellabant,
dit Festus,155

On voit ici par la comparaison des
procédés du latin & de ceux des langues
barbares, comment & pourquoi la racine
s'est étendue des idées de sexe, aux
idées de force, & de puissance, Comme
en latin vir a produit vis, vires, virtus ;
en barbare la racine a produit konnen,
posse, valere : d'où est venu koning, rex.
Kun & Keen signifient le Roi & la
Reine, comme si l'on disoit l'homme &
la femme par excellence. De la même
racine sont venus dans divers dialectes,
kung, kunig, koning, king, kongur, &C.
i. e. Rex. Telle est l'excursion que font
les mots. Il y en a bien d'autres ; car, par
exemple, le latin qui dit au simple, geno,
je produis, & au fréquentatif, germino, je
germe, appelle gemma le bourgeon des
plantes, qui germe & qui les propage :
& ensuite gemma, la perle qui a la figure
ronde du bourgeon des plantes : &
encore gemma toute pierre qui est précieuse
comme la perle. Tous ces mots,
comme on le voit, sont fort honnêtes, à
l'exception d'un seul en latin & en
156françois sur lequel est tombée la proscription.

Dans nos langues actuelles, soit grecque,
latine, ou leurs dialectes, la lettre
de levre Φ F. est devenue un germe
radical souvent approprié à désigner l'opération
de la nature & celle de l'homme.
φύω, i. e. gigno, nascor, même mot
que le latinfio, en grec γίγνομαι. Φύσις, i. e.
natura, physique. Φυτόν, i. e. stirps,
planta : Φίτυμα i. e. germen, fœtus :
secundus : femina : feminalia : familia :
fictus : figura : facio, &c. Facio est un
primitif dérivé de fio, qui a lui-même
mille & mille descendans dont la liste
rempliroit plusieurs pages. Il n'y a point
de mots dans les langues, plus usités, plus
ordinaires, & moins suspects d'immodestie.
Il n'en est pas de même du fréquentatif
latin de Φύω, quoiqu'il soit fabriqué
assez modestement par une image
atténuée, (car il ne signifie à la lettre
que facio naturaliter ;) & de plus le mot
grec (Φύτευω, planto, n'est nullement un
terme mal-honnête9157

190. Cause de l'altération des mots en
passant d'une langue à une autre.
Rapidité de cette altération.

De la facilité qu'ont les lettres de même
organe à se remplacer les unes les autres,
naissent les variétés infinies qui se trouvent
dans la prononciation des mots, & les
altérations perpétuelles qu'ils souffrent
en passant d'une langue à une autre ;
altération dont la cause est double, à
raison de deux sens, de l'ouïe & de la vue.
Car tantôt on copie comme on lit, &
tantôt on écrit comme on entend. C'est
ce que ceux qui s'adonnent à la matière
étymologique doivent soigneusement observer.
Les manuscrits que nous avons
des anciens auteurs, & qui nous tiennent
lieu d'originaux, sont remplis de fautes.
Tout homme un peu intelligent discernera
par le genre des fautes si le manuscrit
a été copié sous la dictée ou à la
vue d'un autre manuscrit. Il reconnoîtra
si les erreurs du copiste viennent de l'oreille
pour avoir mal ouï, ou de l'œil
pour avoir mal lu, En étymologie dans
158la comparaison des mots, il ne faut avoir
aucun égard aux voyelles, & n'en avoir
aux consonnes qu'autant qu'elles seroient
de différens organes. Si la variété dans
la consonne ne vient que de la différence
des inflexions du même organe, on doit
dire hardiment que c'est toujours la même
lettre. C'est le caractéristique de la suite
d'organes qui doit guider dans cette comparaison.
si la suite du caractéristique s'y
retrouve, le mot est le même : encore
n'est-il pas rare de le voir s'éclipser lorsque
la filiation n'est pas immédiate. Pour connoître
combien les altérations sont sensibles,
combien le progrès en est rapide,
il ne faut qu'observer combien il y a de
termes dérivés, où le signe radical même
n'est plus reconnoissable au bout de trois
ou quatre générations. Je ne citerai que
ce peu d'exemples dont j'ai déjà donné le
premier pour modèle.Pelerin vient d'Ager :
Ager : Peragrare : Peregrinari : Pelegrino :
Pelerin. Rossignol vient de Luco canens :
Luco canens : Luccinia : Lusciniola :
Usignuolo : Rossignol. Jour vient deDies :
159Dies, Diurnus. Djiorno. Jour. Ces
altérations prodigieuses ne doivent ni
étonner, parce que les causes en sont
connues par les principes ci-dessus établis ;
ni rebuter, parce qu'elles ne sont jamais
immédiates. Un fils ressemble à son père,
quoiqu'il n'ait souvent plus rien de son
trisaïeul. D'une filiation à l'autre les mots
ne sont jamais méconnoissables. Tout
dépend de les ranger dans un ordre qui
les rende faciles à reconnoître : & cette
méthode d'arrangement, que je donnerai
ci-après, ne demande que du soin, n'a
rien de difficile à pratiquer.

191. La permutation des lettres s'opère
d'une maniere physique & nécessaire.

Régle générale : le changement d'une
lettre en une autre qui n'est pas de même
organe naît de ce que dans la langue
dérivante l'organe joignoit à la prononciation
de la lettre changée, l'inflexion d'un
autre organe ; & c'est celui de la lettre
qui remplace. Pourquoi le D de Diurnus
est-il devenu J dans Journal ? C'est que
160ce dernier mot a passé en venant par
l'italien Giorno qui se prononce Djiorno.
Les dents articuloient seules dans le latin
Diurnus : elles articuloient avec inflexion
du palais dans l'italien Djiorno ; l'articulation
du palais est restée seule dans
le françois Journal.

Les lettres s'attirent les unes les autres,
non pas au hazard, mais dans un certain
ordre dicté par la nature & par une
opération insensible, née de l'organisation
même. Voyez ce que j'ai dit (n° 46,) sur
la lettre de lèvre M & la maniere dont
elle attire une autre labiale en se transformant
en voix nazale. Exemple : Numerus,
nombre ; Cumulus, comble.

Les lettres se détruisent de même par
opération naturelle ; & plus que toute
autre la lettre de gorge placée à l'endroit
le plus reculé de l'instrument. Plus l'articulation
de gorge est reculée, plus on
est porté à la supprimer. H plus que G : G
plus que C ; sur-tout au milieu des mots
où la prononciation est plus rapide qu'au
commencement, Exemple ; Hispania,
161Espagne, fugere fuir, legere, lire,
mentum, serment. Dès qu'un mot ayant
un G intermédiaire passe dans une autre
langue, on le contracte & le G ne s'y
trouve plus. Lorsque par hazard il se trouve
une articulation double produite par deux
organes peu analogues l'un à l'autre, ce
qui est une vraie dissonance faite en
touchant l'instrument vocal ; dès que le
mot où elle se trouve vient à passer d'une
langue à une autre, il perd aussi-tôt cette
double inflexion contrariante & difficile
à exécuter. Exemple : Psalmus, salmo ;
Ptolomeus, Tolomei ; Pfifer, fifre. Selon
l'apparence dans l'ancienne langue du
mot, l'usage étoit de ne prononcer comme
dans la moderne qu'une des deux articulations,
& c'est celle qui s'est conservée.

Les anomalies vicieuses de certaines
langues influent pareillement ici : tellement
qu'il y a des lettres qui, sans être du
même organe, sont devenues permutables
par la prononciation fautive, ou par
l'habitude d'orthographe d'un dialecte.
Notre habitude de changer le C & le T,
162en S, (Voyez n° 187,) a introduit celle
de regarder le C & le T, tout différens
qu'ils sont l'un de l'autre, comme communs,
parce qu'ils le sont uni-tertio. Par-là
ils sont devenus permutables comme Platea,
place. Telle est encore parmi les Latins &
parmi les Allemands, qui se plaisent au siflement
nasal, l'S ajoutée avant la voyelle aspirée
gutturalement. Exemple : ἕξsex ; ὑπὲρ
super ; ἅλως (area, atrium) aula, hall,
halle, salle. En cimraëc had, en allemand
sat, en latin satus, semen. Les dialectes
dérivés du latin ont encore enchéri sur
lui en ceci. Exemple : Quadratus squadrones ;
plaga spiaggia, &c. La propension
qu'on voit ici aux peuples Latins
plus septentrionaux que les Grecs pour
ajouter ce siflement de nez, & aux
Barbares du nord qui ont envahi l'Empire
Romain pour enchérir encore sur l'habitude
latine, est un indice de la conformation
d'organes qui leur est donnée par leur
climat natal, à la différence des peuples
du midi. Ceux-ci aspirent beaucoup :
163ceux-là siflent beaucoup : chacun d'eux
est conduit par son organisation physique
à toucher les deux bouts opposés de
l'instrument vocal. (Voyez n° 19.) Les
peuples plus septentrionaux siflent également,
soit du nez, soit des lèvres. Je
viens de donner des exemples de l'addition
du siflement nazal : en voici de l'addition
du siflement labial ; εσφερος vesper,
οἶνος vinum, ἔργον work, ὕδωρ water, &C.
On pourroit faire sur chaque langue une
infinité d'autres petites remarques de pareille
espece. Celles-ci suffisent pour
mettre sur les voies les gens qui s'adonneront
à l'art.

192. Des trois classes de changemens
dans les mots entiers.

Outre les changemens qui se font dans
les lettres, il s'en fait aussi beaucoup dans
les mots entiers : ils peuvent être rangés
sous trois classes.

Augmentation en tete du mot (prothesis) ;
scala, eschelle : ou au milieu
164(epenthesis), gener gendre : ou à la fin,
c'est-à-dire terminaison (paragoge) ?
ratio, raison.

Retranchement à la tête (aphæresis),
avunculus oncle ; Cesaraugusta Saragosse :
ou au milieu, c'est-à-dire contraction,
(syncope) ambulare, aller ; ridere, rire ;
molendinarius, meûnier ; manducare,
manger ; culicino, cousin : ou à la fin
(apocope), terminus, terme ; clavicem-balo,
clavecin ; consanguineus, cousin.

Transposition des lettres ou syllabes,
(metathesis) comme μορφη forme : ou
totale .du mot entier par renversement
(anastrophe). Le renversement de tout le
caractere radical d'un mot est fort commun.
Exemples ; Ἅλς sal ; Loef folium
φυλλον ; γαλα lac ; A-phil ε-λεφ elephas ;
Saba Abas Abissin. A-neith A-thein hæc
virgo : ce qui vient de ce que l'on a laissé
les letttres dans le même ordre où elles
étoient, quand le mot a passé par l'écriture,
d'une langue qui écrivoit de droite
à gauche, en une autre qui écrivoit de
gauche à droite.165

193. Observation sur un changement
singulier qu'on rencontre quelquefois
dans la direction d'une lettre.

Il est arrivé parfois qu'en changeant la
ligne de direction, on a laissé une seule
lettre dans l'ancienne direction ; ce qui
a fait prendre cette lettre pour une autre
qui lui ressembloit, & qui n'en différoit
que par cette direction, comme q pourp,
ou b pour d. Les exemples de cette singularité
sont rares ? mais il y en a ; & on y
peut remarquer cette autre singularité qu'ils
portent presque tous sur des noms de
nombres : δίς, bis : petoar, quatuor ;
pempe, quinque ; duiginti, biginti ou
viginti : duellum, bellum, &c. Les anciens
grammairiens Latins conviennent de
ce fait singulier, dont il nous reste des
preuves dans quelques vieilles inscriptions,
entr'autres dans celle de Scipio Barbatus,
& qui d'ailleurs se montre ici avec assez
d'évidence. Après tout, ce procédé n'est
guères plus singulier que celui que nous
pouvons remarquer dans notre mot numéral
166dix. Nous le tirons du latin decem .
& cependant au lieu de l'écrire avec le c
latin, nous l'écrivons avec le κ grec,
comme dans δεκα. Ce changement purement
matériel n'a rapport ni à la voix
ni à l'oreille, mais seulement à la vue. Je
le cite comme exemple anomal de la
permutation des lettres. Probablement le
mot celtique & étrusque étant écrit ainsi
en lettres étrusques image (pempe),
les Latins l'ont grossièrement copié dans
leurs propres caracteres fort approchans
de ceux des Etrusques retournés de gauche
à droite image (quinque) retournant
les uns & laissant les autres dans la position
étrusque. La preuve qu'ils en
avoient usé ainsi pour ce terme numérique ;
est confirmée par un procédé tout pareil
dans le terme précédent : car le image étrusque
de petoar est resté dans son ancienne
position au mot latin quatuor, quatre.
Les noms de nombres, étant d'un usage
si fréquent & si nécessaire, sont de ceux
qu'une nation grossière, quand ils lui
167manquent, emprunte des premiers d'une
nation plus instruite.

L'observation que je viens de faire sur
la fausse direction d'une lettre dans certains
mots latins, est par elle-même de très-petite
importance ; mais elle sert d'adminicule
à des points obscurs de l'histoire
ancienne.Elle indique que c'est, comme
il y a plusieurs autres raisons de le croire, .
des Etrusques que les Latins ont premierement
emprunté leurs lettres ; non des
Grecs, dont l'alphabet est, à la vérité,
fort semblable à l'Etrusque : les deux
nations ayant également & immédiatement
reçu leurs caracteres des colonies
Phœniciennes. Que les Latins peuvent
avoir commencé par diriger leur écriture
à la maniere orientale & étrusque, avant
que de la rédiger à la grecque ; ce qu'ils
ont néanmoins fait de très-bonne heure ;
le commerce de l'écriture étant plus
abondant pour eux du coté des Grecs,
nation déjà fort célèbre, & très-versée
dans les sciences, en un siécle où les Latins
168en étoient aux premiers élémens, & où
les Etrusques commençoient à décliner.
Que les noms des nombres étoient
probablement les mêmes en Etrurie que
chez les Celtes, car les mots petoar &
pempe sont celtiques. Il y a grande apparence
que les Latins les ont immédiatement
pris des Etrusques leurs plus
proches voisins, dont nous sçavons qu'ils
ont emprunté tant d'autres choses, plutôt
que des colonies Celtes un peu éloignées
du Latium. Que si les Celtes ont eu
l'usage de l'écriture, ils l'ont eu à l'orientale,
ainsi que les Etrusques, avec un
alphabet à-peu-près semblable ; chose très-simple,
puisque s'ils ont eu cet usage (ce que
je ne croirois pas volontiers,) ils l'ont reçu
des navigateurs Phœniciens, qui faisoient
de fréquens voyages pour leur commerce
dans la Gaule, dès le tems des Hercules,
c'est-à-dire des capitaines de vaisseaux
Tyriens. Je ne dis pas néanmoins qu'ils
n'ayent pu le tenir aussi des Phocéens
d'Ionie, fondateurs de Marseille.169

194. Excellens effets de la terminaison.

Des huit formes de changemens ci-dessus,
la paragogique est la plus commune
de toutes ; elle opère à tout moment
dans le système de dérivation, sur-tout
d'un dialecte à l'autre, où les terminaisons,
quoique ressemblantes, sont rarement
identiques. Elle diversifie les mots nécessaires
que j'ai dit n'avoir de variété marquée
& arbitraire, que dans la terminaison.
Elle domine dans les syntaxes qui ne différencient
girères que par son moyen le
nom, le cas, le genre, le nombre, le
substantif, l'adjectif, le degré, le verbe,
le tems, le mode, l'adverbe, &c. d'une
même chose, en variant seulement la
terminaison sur une même racine toujours
répétée. (Voyez Chapitre XI.) Elle est
un grand caractéristique des idiomes, qui
tous se sont approprié chacun un certain
nombre de terminaisons singulières qu'ils
affectent d'employer. Elle regle & désigne
les classes de chaque modalité grammaticale ;
170car dès que la terminaison a commencé
de s'établir dans une langue pour y
désigner une certaine combinaison d'idées,
on l'adapte toujours au même cas ; de
sorte qu'elle devient la marque générale
de cette combinaison particulière. Par
exemple, dans le latin, rum ou um terminant
le mot, marque non-seulement la
chose qu'on veut désigner, mais encore
qu'il y a plusieurs de ces choses, & qu'elles
procèdent d'une autre chose : c'est le signe
de tous les génitifs pluriels, filiorum ;
urbium. Imus ou issimus au bout de l'adjectif
font entendre que la qualité indiquée
est au degré le plus éminent : c'est
le signe de tous les superlatifs, pulcherrimus ;
fortissimus. Combien une peinture
conventionelle, si aisée, si breve, si commode
n'est-elle pas admirable dans ses
effets ? Et cependant cela s'est établi par
hazard, par besoin, par occasion, par
habitude, bien plutôt que par réflexion.
Il étoit naturel d'opérer de tels effets par
la variété des terminaisons ; car le premier
mouvement est de dire la chose, puis
171d'ajoûter les circonstances. Cependant
on y a quelquefois aussi employé la prothèse
ou augmentation en tête du mot,
soit en répliquant la syllabe initiale ou
autrement, comme font les Grecs & parfois
les Latins pour désigner le tems passé
du verbe : cado, cecidi : Τύπτω, ἕτυπτον,
τέτυφα.

Les six autres formes de changemens
cy-dessus ne servent guères dans les syntaxes,
& ne sont nés que des abus introduits
dans la prononciation.

Il n'en est pas de même de la simple permutation
des lettres en d'autres de même ou
de différent organe : elle est de grand usage
dans toutes les syntaxes, sur-tout pour
peindre commodément les différens modes
& tems des conjugaisons. Τύπτω, τέτυφα
lego, lectus ; vidi, visum ; lire, lisez. Cette
matière du changement & de l'accroissement
dans les mots dérives d'une même
racine va être traitée dans le Chapitre
suivant. Elle comprend toute la formation
de la grammaire dans ses parties constitutives.172

Chapitre XI.
. De l'accroissement des primitifs,
par terminaison, préposition
& composition. Des formules
grammaticales, & de leur valeur
significative.

195. L'accroissement des mois est le signe
des idées accessoires que l'esprit joint
à l'idée de l'objet simple : il sert à
donner la forme & la liaison aux
parties constitutives du discours.

196. Toute différence que subit l'objet nommé,
soit qu'elle vienne de l'objet même
ou de l'esprit qui le considere, produit
une variété dans l'accroissement du
nom.

197. Des accroissemens par terminaison.
Chaque formule est destinée à marquer
certaine variété de l'objet simple.
173Les unes de ces formules sont elles-mêmes
dérivées d'un primitif fondamental :
Les autres, quoiqu'arbitraires
dans leur origine, sont devenues nécessaires
au moyen d'une premiere introduction
qui en a fixé l'Cusage.

198. Des accroissemens par prépositions.
De l'origine des prépositions & des
autres particules qui font la liaison
du discours.

199. Des accroissemens par composition.
Exemple des mots composés de plusieurs
primitifs.

200. Exemple d'un son radical suivi dans
tous ses développemens. Du verbe &
de sa conjugaison.

201. Des termes abstraits. Des terminaisons
qui expriment des variétés intrinséques
à l'objet même ; & de la force
de leur signification.

202. Du nom substantif & adjectif ; & de
la déclinaison.

203. De l'adverbe.

204. Manière de marquer le changement de
la forme simple du verbe, par le changement
174de sa terminaison principale.

205. Exemple du verbe accru par préposition.
Valeur significative de chaque
préposition.

206. Exemple de l'accroissement par composition.

207. La nature ne fournissant qu'un petit
nombre de primitifs intelligibles,
l'homme est forcé de détourner en
diverses manieres le sens de ceux
quelle a établis.

195. L'accroissement des mots est le signe
des idées accessoires que l'esprit joint
a l'idée de l'objet simpie : Il sert à
donner la forme & la liaison aux
parties constitutives du discours,

La dérivation, prise en général
pour toute espece d'accroissement
que chaque terme primitif
peut recevoir avant ou après la
racine simple, rend cette racine susceptible
d'extension en cent manieres commodes
& variées ; au moyen desquelles
175elle devient propre à exprimer tout d'un
coup toutes sortes d'idées accessoires, que
l'esprit peut joindre au simple sens de la
racine. Les dérivations qui marquent le
cas & les nombres des choses, les tems,
les personnes, les nombres & les modes
des verbes sont des points si communs en
grammaire, qu'il ne seroit guères nécessaire
de faire des observations sur une
pratique, qui a pourtant sa source dans
une philosophie naturelle de l'esprit.
L'homme a brièvement caractérisé son
idée accessoire par un petit procédé dont
il a rendu l'uniformité habituelle toutes les
fois qu'il est trouvé dans le même cas, en
disant templo, viro, domino ; legitis,
facitis, dicitis.Chaque langue, selon son génie,
étend ses mots au-dessus ou au-dessous
du générateur, mais plus souvent au-dessous ;
elle pourroit même les étendre au milieu,
L'usage de ceci a des branches infinies que
je vais parcourir cy-après par un exemple.
Je le tirerai, soit du verbe ago, dont la
racine AC désigne en général ce qui est
en pointe, ce qui va en avant, ce
176qui pousse les autres corps : soit du
verbe Capio, dont la racine CAP désigne
en général l'action physique de saisir quelque
chose dans le creux de sa main ; sur
quoi on peut remarquer que l'égyptien
hiéroglyphique s'exprimoit de même, au
rapport de Diodore, & figuroit le mot
prendre par une main qui se fermoit. Je
suivrai toutes les extensions de ce signe
primitif, par déclinaison, conjugaison,
& composition ; en faisant obierver à
chaque extension quelle idée accessoire
l'accroissement donne en chaque cas à
l'idée simple & primitive. On trouvera
dans de tels exemples tout ce qui peut,
en conséquence d'un objet ou d'une action
physique quelconque, exciter les idées
humaines, sur l'objet en lui-même, sur
les relations que l'esprit lui trouve ou
lui donne avec d'autres objets ou avec
les personnes, sur les abstractions, sur les
réflexions, les combinaisons, les approximations
que l'homme prête aux choses ;
en sens physique, moral & métaphysique ;
en premier, second, ou troisième ordre, &
177selon les degrés particuliers de chaque ordre.

196. Toute différence que subit l'objet nommé,
soit qu'elle vienne de l'objet
même ou de l'esprit qui le considére
produit une variété dans l'accroissement
du nom.

L'accroissement marque une variation
qui n'affecte pas toujours l'objet exprimé
par le générateur ; mais plus souvent les
circonstances étrangères, considérées relativement
à lui ; car il sert pour l'ordinaire
à exprimer plutôt l'exercice de l'esprit
& ses vues combinées sur un objet, que
ce qui existe réellement dans l'objet.
L'effet des accroissemens est donc de
marquer les variations extrinséques, &
les variations intrinséques de chaque objet ;
les unes & les autres fort nombreuses sur
chaque générateur, quoique celles-là le
soient encore plus que celles-ci. Si je
dis agam au lieu d'ago, je change, non
l'action, mais le tems de l'action ; &
si je dis ages, en laissant l'action telle
qu'elle est, je change à la fois le tems
& la personne. Cette variation est donc
178extrinséque à l'action. Au contraire, si
je dis agito au lieu d'ago, la variation est
intrinséque à l'action : j'en change la forme
en la rendant plus fréquente, sans rien,
changer au tems ni à la personne.

Les accroissemens varient & se multiplient
sur un même générateur, à mesure
que l'objet qu'il exprime est plus ou
moins susceptible de se trouver lié à un
grand nombre d'idées accessoires & modificatives.
Il y a une infinité de mots qui
croissent à la fois avant & après le générateur,
par composition & par dérivation ;
produisant variété intrinséque appartenante
à l'objet, & variété extrinséque
appartenante aux relations considérées avec
l'objet. Exemple Sus-cip-iunt. Ici l'accroissement
antérieur change quelque chose à la
forme de l'action simple : l'accroissement
postérieur ne regarde que les personnes qui
font l'action, & le tems où elle le fait. L'accroissement
antérieur comprend les compositions,
les prépositions, &c. Le plus
souvent il-désigne une variété intrinséque..
L'accroissement postérieur comprend les déclinaisons,
179les genres, les conjugaisons, &c.
La variété qu'il désigne est le plus souvent
extrinséque. Mais ce n'est pas une regle ;
les langages ayant plutôt été fabriqués par
routine que sur un plan régulier & immuable.
Pour marquer le tems passé, la langue
latine augmente le verbe au commencement
dans cecidi, & l'augmente à la fin
dans credidi. Il suffit pour changer de
terminaison qu'il naisse dans l'idée une
différence quelconque. La méchanique des
terminaisons sert beaucoup à caractériser
la nuance des idées & des sentimens.
On le voit par l'exemple d'ami & d'amant,
où deux mots différens partent de la même
racine génératrice pour exprimer deux
passions fort différentes, parties du sentiment
d'aimer qui leur est commun.

197. Des accroissemens par terminaison.
Chaque formule est destinée à marquer
une certaine variété de l'objet simple.
Les unes de ces formules sont elles-mêmes
dérivées d'un primitif fondamental.
Les autres, quoiqu'arbitraires
dans leur origine, sont devenues
180nécessaires au moyen d'une premiere
introduction qui en a fixé l'usage.

Il paroît qu'il y a beaucoup d'arbitraire
dans les terminaisons. Cependant on a
eu raison de remarquer qu'elles étoient
soumises dans toutes les langues à des loix
générales ; qu'en chaque langue, chaque
terminaison indique presqu'invariablement
une même idée accessoire ; de maniere
que si on connoît bien les terminaisons
usuelles d'une langue, la connoissance d'une
seule racine donne sur le champ celle d'un
grand nombre des mots de la langue. En
effet, que l'on sçache les terminaisons qui
sont en petit nombre, & leur usage ; que
l'on sçache les racines qui sont en petit nombre
aussi, & qui se ressemblent toutes d'une
langue à une autre, on peut dire que l'on
sçaura la langue ; car dès que l'on sçait
ce que signifie la racine, il est aisé de
reconnoître par la terminaison quel est le
genre d'idées accessoires qu'il y faut
joindre : & alors on a la signification du
total. Je crois que cette maniere philosophique
d'apprendre une langue est la plus
181expéditive de toutes pour un homme qui a
l'esprit formé & l'habitude de combiner.

Mais puisque les terminaisons sont
soumises à des loix générales, elles tiennent
d'assez près au nécessaire de la formation
des mots ; non pas peut-être à la
vérité dans leur principe, mais seulement
dans leurs progrès. On a dit issime pour le
signe du superlatif ; & l'on pouvoit, ce
me semble, se servir à volonté d'un autre
signe ; mais l'exemple, la clef une fois
posée dans un cas, a servi de modèle.
pour tous les cas pareils : issimus est
devenu le signe général des superlatifs.
Cette regle s'est établie dans le passage
des mots d'une langue à une autre,
même lorsqu'alors le signe des terminaisons,
usuel pour un accessoire, n'est pas
le même dans les deux langues. Quand le
grec termine en τατος, le latin termine
en issimus. Voilà pour les adjectifs.
De même pour les adverbes ; quand le
latin termine en ter . le françois termine
en ment : fortiter, fortement. De même
pour les substantifs : quand le latin termine
182en tio, le françois termine en son ; ratio,
raison ; lectio, leçon. Ce qui est moins
l'effet de la traduction que de la force d'une
loi générale d'analogie. De plus, les
terminaisons ne sont-elles pas quelquefois
formées & dérivées d'un primitif radical
& usité, expressif de l'accessoire qu'elles
désignent ? On voit, par exemple, que la
terminaison latine urire est appropriée à
désigner un désir vif & ardent de faire
quelque chose ; micturire, esurire ; par
où il semble qu'elle ait été fondamentalement
formée sur le mot urere & sur
le signe radical ur qui en tant de langues
signifie le feu : ainsi la terminaison urire
étoit bien choisie pour désigner un desir
brûlant
 ; & les paroles suivantes de
Séneque font sentir qu'elle est l'effet d'un
choix déterminé : Ab esuriente, à sitiente,
& ab omni homine quem aliqua res urit
.
On a fait une pareille remarque sur la
terminaison stus (desto) qui désigne la
constance en une habitude morale : justus,
modestus, honestus ; sur le verbe inchoatif
terminé en esco qui désigne devenir :
183Albesco, frigesco, senesco, soit qu'il vienne
d'ex & de la locution senex exeo ; soit
que l'infinitif escere y soit employé comme
inchoatif d'esse. Du même genre de loi générale
résultent les diminutifs, les augmentatifs,
les inceptifs, les fréquentatifs,
&c. où l'idée primitive se trouve
toujours modifiée par l'accessoire que
l'accroissement désigne. Il y a bien
d'autres exemples à tirer de la langue
latine fertile en terminaisons, où l'on
voit comment tio indique l'action d'une
maniere abstraite ; Captio. Tor indique
la personne qui fait profession de faire
l'action, captor. Ax désigne l'aptitude à
l'action, capax. Acitas, le penchant, le
talent de mettre l'aptitude en action,
capacitas, &c.

L'opinion de quelques sçavans grammairiens
est que toutes les terminaisons
usuelles des langages ne sont pas purement
arbitraires ; mais qu'elles ont leur origine
dans certaines racines, qui seules & isolées
exprimoient fondamentalement certaines
idées ou objets, racines qu'on a jointes
184en forme de terminaison au mot principal
chaque fois qu'on a voulu exprimer
avec lui l'idée accessoire que désigne
cette racine. Cette opinion me paroît
vraie en plusieurs occasions, mais non
pas dans toutes. Il est certain, par exemple,
que la terminaison stus qui exprime la
constante habitude des mœurs est née de
la racine sto, qui désigne la fixité des
objets physiques : Justus, in jure stans
Il est certain encore que les terminaisons
esse & ice qui ajoûtées au mot désignent la
femelle, comme princesse, prêtresse, comtesse,
actrice ; Principessa, sacerdotissa, comitissa,
actrix, viennent de l'oriental ischa, qui veut
dire vira femelle. Il est probable que la
terminaison culum vient de colo, mot
approprié au terrein, au lieu, à l'habitation :
receptaculum, receptandi locus. Il
est probable encore que τατος, issimus,
terminaisons appropriées à désigner le
degré superlatif des épithetes, ne sont que
des coups d'organe appuyés fortement,
comme la nature indique de le faire pour
signifier & dépeindre un plus grand degré
185de force dans la qualité exprimée. Mais
il y a une infinité d'autres terminaisons
dont je n'entrevois en aucune maniere la
cause nécessaire & primordiale. Tellement
que je suis tenté de les juger purement
arbitraire & fabriquées sans autre
motif que celui que je rapporte, n° 198.
De ce genre sont les déclinaisons ou les
conjugaisons. Lorsque sur la racine res,
& sur le primitif reor on a fait par le
participe ratus les mots ratio, rationis,
rationi, rationem
, assignera-t-on à ces
développemens accessoires d'autres causes
significatives que le simple usage ? Il n'y
a rien autre dans ces inflexions qui marque
qu'elles sont originairement appropriées
à exprimer le nominatif, le génitif, le
datif, l'acusatif. Mais je conviens bien
que quand l'inflexion est une fois établie,
elle acquiert un empire dansle langage,
& une espece de nécessité d'être toujours
employée en cas pareil, où elle sert
d'exemplaire, chaque fois qu'on veut
ajoûter un semblable accessoire au mot
principal. (Voyez n° 194).186

198. Des accroissemens par prépositions.
De l'origine des prépositions & des
autres particules qui font la liaison
du discours.

L'accroissement en tête des mots y
amene une quantité fort variée d'idées accessoires.
C'est un effet commun des prépositions,
qui pourroit fournir la matière
d'un Chapitre très-philosophique sur leurs
causes, leurs racines, leur force, leur
effet, leurs significations, leurs variétés
Je ne ferai que toucher cette matière
en fort peu de mots dans un exemple
que je donnerai, & seulement pour mettre
sur les voies, (Voyez n° 203…)
Chacune des prépositions a son sens propre,
mais qu'on applique à beaucoup
d'autres sens par extension & par approximation.
Elles sont des formules abrégées
dont l'usage est le plus frapant & le plus
commode dans toutes les langues pour
circonstancier les idées : elles sont elles-mêmes
racines primitives ; mais je n'ai
pas trouvé qu'il fut possible d'assigner, la
187cause de leur origine : tellement que j'en
crois la formation purement arbitraire.
Je pense de même des particules, des
articles, des pronoms, des relatifs, des
conjonctions, en un mot, de tous les monosyllabes
si fréquens qu'on emploie pour lier
les paroles d'un disours, en former une
'phrase construite, & lui donner un sens déterminé
pour ceux qui l'entendent. Car ce
n'est qu'en faveur de ceux qui ecoutent, qu'on
introduit cet appareil de tant de conjonctions.
Un homme seul au monde ne parleroit
que peu ou point. Il n'auroit besoin
d'aucune de ces conjonctions pour former
sa phrase mentale : les seuls termes principaux
lui suffiroient, parce qu'il en a dans
l'esprit la perception circonstanciée, se
qu'il sçait assez sous quel aspect il les emploie.
Il n'en est pas de même, lorsqu'il
faut exprimer la phrase au dehors. Un tas
de mots isolés ne feront non plus une
phrase pour l'auditeur, qu'un tas de pierres
toutes taillées ne seroient une maison, si
on ne les arrangeoit dans leur ordre, & si
on ne les lioit avec du sable & de la chaux.
188L'apprêt de cette espece est très-pressé
pour un homme qui veut se faire entendre.
Cependant la nature, les images,
l'imitation, l'onomatopée, tout lui
manque ici : car il n'est pas question de
peindre & de nommer aucun objet réel,
mais seulement de donner à entendre des
petites combinaisons mentales, abstraites
& vagues. Alors l'homme aura usé pour
conjonctions des premiers sons brefs &
vagues qui lui venoient à la bouche.
L'habitude en aura bientôt fait connoître
la force & l'emploi. Ces petits signes de
liaison sont restés en grand nombre dans
chaque langue, où l'on peut les considérer
comme sons radicaux ; & ils y ont en effet
leurs dérivés.

Il ne seroit pas aisé de dire par quel
motif tant de langages ont fait choix de l'articulation
gutturale Qu autrement χ grec,
comme d'une racine & clef générale servant
à désigner les relations, à faire entendre
qu'on vouloit exprimer entre les
choses dont on parloit un rapport d'existence,
de forme, de qualité, de nom, de
189tems, de lieu, de nombre, de position,
en un mot, d'idées & de perceptions quelconques
tendant à les comparer, à les
rapprocher, à s'en enquérir, à les mettre
ensemble de quelque maniere que ce soit,
à parler de l'un à propos de l'autre. Cette
racine sert à former tous les pronoms qu'on
appelle relatifs : on l'emploie à tout moment
comme conjonction pour la liaison
du discours : on en tire l'expression générales
des qualités, des quantités, des demandes
ou enquêtes sur le tems, le lieu,
la durée, le nombre, enfin de toutes
questions qu'on peut faire relativement aux
objets ou aux idées qu'ils excitent. Tels
sont les mots qui, quæ, quod, quis,
quidam, quiquunque, qualis, quot, quando,
quantum, quujas, quur, quia, quare,
quum, quorsum, quoniam, quidem, quæstio,
quærere, & beaucoup d'autres, ainsi
que leurs dérivés, soit en latin, soit en
d'autres langues, où cette petite formule
conjonctive qui, que, chi, che, est du
plus fréquent usage dans le discours.
On met quelquefois les prépositions
190les unes sur les autres, comme dans
préoccupation : en ce mot il n'y a rien de
simple que la racine Cap qui désigne en
général l'action de prendre : je fais plus
en composant le verbe capio par ob-capio
ou oc-cupo, je désigne que je m'empare,
que je me mets dans le lieu, dans la place ;
ce qui est plus que de prendre simplement.
Si j'y ajoûte une seconde préposition præ-oc-cupo,
j'ajoûte encore à l'idée, en exprimant
que je m'empare d'avance. Mais en
détournant le mot préoccupation du sens
physique au sens moral, je le particularise
& j'exprime qu'un sentiment s'est emparé
d'avance de l'esprit
.

199. Des accroissemens par composition.
Exemple des mots composés de
plusieurs primitifs.

Les mots de cette fabrique sont des
mots composés ; mais la composition est
bien plus forte, quand le mot, quoiqu'il
paroisse simple, est, ainsi qu'il arrive
souvent, composé de deux primitifs bien
distincts, & souvent aussi ces primitiss ne
191sont pas usités dans le langage, étant en
ceci du genre des racines ou clefs qui sont
presque toutes inusitées. Par exemple :
Prince, Princeps est composé de primus,
& du grec κεφας caput, chef. On voit
ici une contraction de deux mots qui en
françois signifient premier chef ; exemple
qui, pour le remarquer en passant, montre
que l'analyse du mot donne pour l'ordinaire
fort bien la définition de la chose.
Et si on contractoit ainsi les deux mots
françois Premchef, on auroit quasi le pur
latin Princeps ; & alors le mot seroit bien
plus reconnoissable en françois qu'il ne
l'est par le terme usité Prince. Le double
élément employé dans la formation de
tant de mots en peut rendre la filiation
très-difficile à suivre d'une langue à une.
autre ; sur-tout quand ils retiennent beaucoup
de l'un & perdent beaucoup de l'autre,
comme dans le mot Prince qui n'a
conservé que l'initiale de son second élément ;
car alors il est fort aisé de perdre
de vue la signification primordiale élémentaire,
(qui est le meilleur guide en
192étymologie), à moins qu'elle ne se trouve
dans les dérivés subséquens, comme principauté,
où les consonnes caractéristiques
de la seconde racine ceps, caput se retrouvent
toutes sans exception & dans
leur ordre.

La filiation se présente plus difficilement
encore dans les mots composés de
deux primitifs complets, quand on s'est
avisé, en les transportant d'une langue à
une autre, de les syncoper & de retrancher
une syllabe radicale au milieu du
mot. De Jus-dicere on a fait le composé
Judicare, puis le syncopé Jucare, Juger.
Alors le mot prend un air simple. On
auroit peut-être quelque peine à reconnoître
son origine, si l'on n'étoit promptement
éclairé par l'identité de signification.
Mais à défaut de ceci on seroit
remis sur la voie par l'examen des autres
mots parallèles & dérivés, dont quelques-uns
peuvent avoir conservé tous les
membres primitifs de la composition,
comme ici le mot Judicature.193

200. Exemple d'un son radical suivi dans
tous ses développemens. Du verbe
& de sa conjugaison.

Rendons ces réflexions générales plus
sensibles par un exemple détaillé, qui en
montre la teneur & la suite, entée sur
une seule racine. Examinons le mot Capio,
à le suivre dans tous ses développemens,
depuis son plus petit germe, qui est la
lettre de gorge C, dont on s'est naturellement
servi pour peindre par le son
l'image du creux (Voyez n° 193,) en se
servant d'une articulation profonde de
l'instrument vocal. Elle est en effet le
premier germe de la R/. Cav, Cuv, Cap,
Cup, qui englobe toute cette classe de
modalité d'êtres ; & d'où sont nés Cavus,
Cupa, Caupo, &c. Mais je me restreins
à Capio ou Coupo, pour le suivre dans
ses changemens ou accroissemens ; les uns
extrinséques, les autres intrinséques ; les
uns par terminaisons, les autres par
prépositions ou compositions. Tous
194d'une maniere fort breve la quantité
& la variété des idées accessoires qu'on
ajoûte à l'idée simple.

D'abord Cap désigne en général l'action
physique de saisir quelque chose dans
le creux de la main, c'est-à-dire prendre :
image que dans son origine on rendoit
sans doute plus sensible par le geste, qui
en facilitoit l'intelligence & qui étoit
fidèlement exprimé par les Egyptiens,
lorsqu'en leur langue ils écrivoient le mot
prendre par la peinture d'une main qu'il
fermoit. Car on ne peut douter que
dans la premiere naissance des langages,
les hommes ne soient servis de toutes leurs
facultés, & de toutes les habitudes de
leur corps, pour aider au son de la voix,
& faire mieux entendre ce qu'ils vouloient
dire. Ce sont autant de traits qui mettent
un peu plus de netteté & de vérité
dans une peinture, par elle-même fort
imparfaite.195

tableau capio | capis | capit | capimus | capitis | capiunt | exprime et indique que c'est | moi qui parle | toi à qui on parle | une tierce personne de qui on parle | nous sommes plusieurs | vous êtes plusieurs | il y en a plusieurs | qui prend dans le moment présent

tableau capiebam |

Ici l'action, les personnes,
& le nombre des personnes
sont les mêmes. Il n'y a que
le tems qui change, ce n'est
plus le moment présent : c'est
un moment passé, mais récent
& indéfini.

Remarquez comment dans un seul mot
si chargé d'idées accessoires, tout est
marqué ; chaque idée a son membre, &
les formules analogiques sont par-tout
conservées sur le premier plan donné.
Cap-ieba-m ; Cap c'est l'action ; ieba
c'est le tems de l'action ; m c'est à la
fois la personne qui agit, & le nombre
marquant s'il y a une ou plusieurs personnes
196qui parlent, qui écoutent, ou qui ne parlent
ni n'écoutent. Les caractéristiques
ne varient pas & sont consacrés : sçavoir
M à un qui parle, S à un à qui on
parle, T à un tiers dont on parle ; s'ils
sont plusieurs on accroît la dérivation,
Mus, Tis, nT,

tableau cepi | cepisti | cepit | cepimus | cepistis | ceperunt

Même remarque.
Tout reste dans le
même ordre que
cy-dessus, excepté
le tems. Ce n'est
plus le présent, ni
le presque présent,
mais le passé décidé & déterminé. Pour
le marquer encore mieux, on a changé
quelque chose dans le son voyel & générateur
du signe radical : Cep au lieu
de Cap. C'est ce que l'on fait souvent,
lorsqu'on parle du tems passé. L'analogie
conservera ce changement en
toute occasion où il faudra faire entendre
le tems passé du même verbe ou
action197

tableau ceperam | ceperas | ceperat | ceperamus | ceperatis | ceperant

C'est toujours le
tems passé, mais
plus que passé, pour
ainsi dire ; moins ;
parfait cependant :
car il est plus que
parfait & plus indéfini.

tableau capiam | capies | capiet | capiemus | capietis | capient

Ici le tems change
tout-à-fait. Ce n'est
plus ni le présent
ni le passé ; c'est le
futur. Ainsi voilà
les trois tems possibles
où l'action se
peut faire, le présent,
le passé & le futur, marqués, même
avec leurs nuances ou dégradations en
plus ou en moins. Car il y a d'autres
manieres, auxquelles je ne m'arrête pas,
de marquer par la terminaison les tems
indéterminés ou aoristes, les presque-futurs,
les futurs éventuels, les futurs
passés, les paulo-post-futurs, &c.198

Jusqu'ici l'action est nettement indiquée
d'une maniere certaine & absolue, comme
parlant d'une chose qu'on prend, qu'on
a prise, qu'on prendra. Cette maniere
est encore un élément de la pensee ou
accessoire qu'on veut faire entendre &
qu'on appelle, en termes de grammaire,
la maniere ou le mode indicatif.

cape | capite Exprime, que c'est à toi | à vous Que j'ordonne de prendre.

La maniere change : elle n'est plus indicative
d'une maniere toute décidée. On
ne fait pas l'action : on la commande : ce
qui a quelque chose d'éventuel & de
futur. C'est ici le mode impératif, qui
ne peut avoir ni premiere, ni tierce
personne, mais la seconde seulement :
car on ne parle pour ordonner, ni à soi-même ?
ni au tiers qui n'entend pas, mais
seulement à celui qui écoute. Il y a dans
l'impératif un futur présent, lorsqu'on
commande l'action pour être faite au
moment même : Cape, Capite : & un
199futur indéfini, lorsqu'on ne marque pas
le moment : Capito, Capitote. Quelques
langues emploient même une terminaison
impérative, lorsque l'action du verbe est
prescrite en commandement à la tierce
personne : Capiunto ; tandis que d'autres
langues en pareil cas n'emploient le verbe
qu'en subjonctif ; Qu'ils prennent ; ce qui
me paroît plus régulier.

tableau temps présent | capiam | capias | capiat | capiamus | capiatis | capiant | tems passé imparfait | caperem | caperes | caperet | caperemus | caperetis | caperent

tableau temps passé | ceperim | ceperis | ceperit | ceperimus | ceperitis | ceperint | tems plus que passé | cepissem | cepisses | cepisset | cepissemus | cepissetis | cepissent200

tableau temps futur | cepero | ceperis | ceperit | ceperimus | ceperitis | ceperint

C'est la même suite de tems, de personnes,
& de formules ; mais la maniere
de l'action change ; elle est dépendante,
conditionelle & éventuelle ; ut capiam,
si cepissem, cùm cepero. Aussi faut-il qu'il
y ait un verbe de mode certain qui procède
ce mode-ci, qui n'est que subjonctif
au précédent.

CAPere. CEPisse. Ici les idées accessoires ont
extrêmement changé. Il ne s'agit
plus des personnes ni de leur nombre.
On n'y considère que l'action même,
d'une maniere abstraite, indépendante
de l'agent : Capere, prendre. Cette,
maniere indéfinie de considérer par abstraction
a été nommée le mode infinitif.
201Comme l'action, quoiqu'abstraite, est
encore susceptible d'être considérée dans
le tems présent, passé ou futur, on a
conservé au signe radical des terminaisons
appropriées aux tems.

Cette maniere abstraite de ne considérer
que l'action du verbe tourne le verbe infinitif
en un espece de nom substantif indéclinable,
qui sera le générateur de
divers adjectifs servant à exprimer la
qualité ou épithete désignée par l'action,
relativement aux tems, aux genres, aux
personnes & à leur nombre : si bien que
le mot prend à l'infinitif une forme mixte,
susceptible à la fois de conjugaison & de
déclinaison, selon le besoin qu'on a de
s'exprimer. C'est un mot qui participe du
nom & du verbe.

tableau capiens | présent actif | capturus | futur actif | captus | passé passif | capiendus | futur passif

Sont des adjectifs
qui participent
de la
nature du verbe,
puisqu'on y marque les tems de l'action ;
Biais ils participent encore plus de la
202nature du nom par leur propre forme,
susceptible des genres & de la déclinaison.

tableau captus, a, um | capti | capto | captum | capiendus, a, um | capiendi | capiendo | capiendum

Tous ces mots participes présentent
l'action sous divers rapports qui sont trop
connus par l'usage pour m'arrêter ici à les
décrire l'un après l'autre. Observons seulement
que lorsqu'on a été dans le cas
de fabriquer de francs substantifs dérivés
du verbe, on les a fait émaner du participe,
plutôt que de tout autre endroit
du verbe, qui de sa nature ne s'approcheroit
pas autant que le participe de la
forme des noms déclinables. La langue
latine tire habituellement les siens du
participe-passé-passif.

Jusqu'ici j'ai observé le verbe comme
actif. Venons à l'observer comme passif.
C'est encore une des idées accessoires que
203la terminaison fait entendre. Or l'action
peut s'exercer par quelqu'un, & alors
il est l'agent, ou sur quelqu'un, & alors
il est le patient.

Passif
Maniere indicative

tableau présent | capior | capieris | capitur | capimur | capimini | capiuntur

tableau présent passé ou passé imparfait | capiebar | capiebaris | capiebatur | capiebamur | capiebamini | capiebantur

tableau futur | capiar | capieris | capietur | capiemur | capiemini | capientur204

Maniere impérative

tableau présent | capiere | capimini

tableau futur | capitor | capiminor | capiuntor

Maniere subjonctive

tableau présent | capiar | capiaris | capiatur | capiamur | capiamini | capiantur

tableau présent passé | caperer | capereris | caperetur | caperemur | caperemini | caperentur

Maniere infinitive

tableau capi

À chaque tems, nombre, personne, &
maniere, ce sont les mêmes suites des
formules, les mêmes exemplaires que
205dans l'actif ; avec un peu plus d'accroissement,
avec une petite variété qui
marque chaque différence spéciale ; mais
sur-tout avec un caractéristique général
consacré à signifier le passif, sçavoir la
consonne R. Voyez la comparaison de
l'un à l'autre & la suite analogique
bien marquée.

CAP-ieba-m | r, s | ris, t | tur, mus | mur, tis | mini, nt | ntur

Toute cette composition est l'ouvrage
non d'une combinaison réfléchie ni d'une
philosophie raisonnée, mais d'une métaphysique
d'instinct, qui, à mesure qu'elle
forme de nouveaux accroissemens, chemine
sur le plan analogique & exemplaire
que les mouvemens de l'organe vocal ont
commencé de tracer. Il faut donc s'attendre
à trouver souvent l'analogie irrégulière
& incomplette. Mini est ici une
irrégularité : ailleurs il y en a un grand
nombre & de très-considérables. Rien de
si commun que les verbes défectueux,
qui ont une partie de leurs membres
206mal construits, ou qui en manquent
tout-à-fait. On a dû s'appercevoir ici qu'à
l'indicatif passif les Latins n'ont point de
terminaison pour marquer le tems passé,
& qu'au subjonctif-passif ils n'en ont ni
pour le passé ni pour le futur. Le latin
fait entendre ces tems comme il peut,
avec le participe-passif, captus, à l'aide
de l'auxiliaire fui ou ero. En ceci la plûpart
des langues sont encore plus défectueuses
que la langue latine : elles se servent tant
qu'elles peuvent des verbes fort communs
& fort généraux comme d'autant d'auxiliaires.
On est si pressé de dire sa pensée,
qu'on aime mieux la rendre d'une
maniere mal construite & embarrassée,
que d'attendre qu'on ait trouvé mieux.
Les terminaisons se fabriquent selon le
besoin. S'il est fréquent elles ne peuvent
guères manquer d'être bien faites ; elles
le sont mal, si les idées accessoires sont
fort impliquées & indéfinies, & si le
besoin de les exprimer est rare. s'il est
très-rare, les terminaisons manquent tout-à-fait.
207On a eu plutôt fait dans ces cas
peu communs de prendre une circonlocution
embarrassée. Les irrégularités,
les défectuosités se rencontrent plus souvent
dans le passé que dans le présent,
dans le passif que dans l'ctif. A mesure
qu'on a trouvé que l'idée étoit moins
nettement déterminée, & le terme d'un
usage moins habituel, on a négligé d'y
faire une terminaison exprès, ou de la bien
faire. Car ce sont des barbares peu curieux
& peu soumis d'idées implexes qui ont
été les opérateurs. Dans la suite l'usage
est resté tel qu'il étoit établi. On a eu beau
polir nos dialectes modernes, on n'a pas
purgé la vieille syntaxe des conjugaisons
embarrassées que les peuples barbares
avoient à la bouche en défigurant l'idiome
latin. Le latin dit cepisse, le françois par
un mauvais emploi de la langue latine
dit avoir pris, habere captum. Réalisant
par abstraction le mot pris, il en parle
comme d'un objet réel : il dit j'ai pris,
comme il diroit, j'ai une maison. Le
208latin même se ressent encore au passif de
sa premiere barbarie dans de grossières
terminaisons rudes à l'oreille.

201. Des termes abstraits. Des terminaisons
qui expriment des variétés
intrinséques à l'objet même ; & de
la force de leur signification.

C'est assez m'arrêter à l'examen du verbe
simple Capio & des idées accessoires dont
on peut le charger par terminaison, sans
qu'il y ait rien de changé dans l'action
même. Tous ces accessoires sont extrinséques
à l'action abstraite : ils n'appartiennent
qu'à ceux qui l'exercent. De plus
dans les terminaisons que j'ai parcourues,
la R/. simple Cap n'est encore considérée que
comme verbe, c'est-à-dire comme mot qui
affirme & indique, soit une action exercée
par un être réel sur un autre être, soit
un jugement de l'esprit qui lie deux objets
réels l'un à l'autre. Il faut encore considérer
cette R/. Cap comme objet réel elle-même,
c'est-à-dire comme substantif ; &
comme qualité d'objet réel, c'est-à-dire
209comme adjectif. Les idées accessoires y vont
amener des terminaiibns en grand nombre.

CAPtio y nomme l'action d'une maniere
abstraite, considérée comme objet
réel qui existe
& non plus comme
ce que l'on fait quand on prend.
Captio, prise. L'esprit constitue ici
cet être, comme si c'étoit un être
physique qui existât par soi dans la
nature. Ce mot est de ceux qu'on
appelle en grammaire termes abstraits ;
car s'il existe des corps qui peuvent être
pris réellement, il n'y a pas hors de
nous un être réel qui soit la prise. Mais
à l'occasion des objets extérieurs notre
esprit forme un concept singulier,
comme s'il y avoit un objet réel
qui répondît à notre pensée ; & ne
pouvant faire connoître notre pensée
autrement que par la parole, nous donnons
des noms aux concepts métaphysiques,
comme nous en avons donné
aux objets réels. Après avoir constitué
physiquement tel le mot captio, l'esprit
dérive d'idées en idees, & sans
210rien changer au son, ni à la figure,
il le constitue encore tel au figuré,
au relatif, au moral. Captio, au
sens propre, prise ; au sens figuré,
surprise, tromperie.

CAPtiuncula nomme la même action
considérée en moindre quantité ; au
moyen d'une terminaison affectée
au diminutif. Captiuncula, petite
prise
.

tura indique que la chose a la propriété
passive de l'action, étant du
genre de celles sur qui on peut
l'exercer. Captura, chose bonne à
prendre
, Capture, proie ; & en
sens dérivé, gain, profit qu'apporte
la chose prise.

tus substantif, indique la possibilité
locale d'exercer l'action. Captus,
génitif ûs, portée où l'on peut atteindre
pour prendre avec la main ;
au figuré, compréhension, capacité,
portée de l'esprit.

tor indique la personne qui fait profession
211de faire l'action. Captor,
preneur.

CAPtrix indique que cette personne est
une femelle ; Captrix, Captatrix,
preneuse, trompeuse.

iens indique la personne faisant
actuellement l'action ; Capiens, prenant.

iendus indique que l'action se fera
sur la chose, res capienda ; chose
à prendre
.

...tus indique que la chose a reçu une
certaine qualité par l'action qui a
été exercée. Captus, pris.

tivus indique que la chose reste
dans l'état où l'action l'a mise.
Captivus, captif.

tivitas nomme cet état de la chose,
& le constitue en forme d'existence
réelle ; Captivitas, captivité.

ax désigne l'aptitude à l'action, la
propriété active d'exercer l'action ;
Capax, capable, c'est-à-dire propre
à prendre, & à contenir dans son
212creux. On a vu ci-dessus, que Capturus
désignoit la propriété passive.
Le latin indique le plus souvent cette
propriété passive par la terminaison,
ilis ou bilis.

CAPacitas nomme le penchant à cette
aptitude, le talent d'en faire usage ;
Capacitas, capacité. Ce mot se dit
au sens propre de ce que peut contenir
un vase creux ; mais il s'étend
fort loin au sens figuré.

edo indique la facilité qn'une chose
a pour prendre, ou pour être prise ;
Capedo, Capeduncula, mesure à
liqueurs ; vaisseau emmanché pour
le prendre facilement.

anna désigne le lieu qui peut prendre,
contenir, recevoir. Capanna, en
françois, petite maison. Cabane,
c'est, dit Isidore, tectum quod unum
capit
. Nous nommons aussi Cabas
ces grands paniers où l'on renferme
des provisions, quia capiunt, sunt
capaces
.213

Toutes ces terminaisons sont usitées
dans la langue latine qui le joint au générateur,
Cap. Elle y en auroit pu
joindre une quantité d'autres, habituelles
à l'idiome latin, quoique non reçues
avec la R/. Cap. Telles seroient Capesco,
Captillo, Capacibilis, Captuosus, Captuarius,
Captatorius, Captutum, Capaciter,
Capimen, Captantia, Captitius,
Capestus, &c. &c. Chaque accroissement
auroit donné au signe radical
Cap le même accessoire d'idées qu'il a
coutume de donner aux primitifs où l'usage
le joint.

202. Du nom substantif & adjectif ;
& de la déclinaison.

Tous les mots cy-dessus sont des noms,
soit substantifs, exprimant les noms dont
l'existence est censée réelle ; soit adjectifs
exprimant les attributs des choses. Tous
sont déclinables ; par-là susceptibles de
recevoir de nouveaux accroissemens, qui
signifieront de nouvelles idées accessoires,
214distinguées les unes des autres par la
variété de la désinence.

CAPtio est le nom simple de la chose,
purement énoncée d'une maniere
directe. Les désinences accessoires
vont décliner de cette énonciation
directe, & s'en détourner.

tionis indique que la chose nommée
a un rapport d'émanation de quelqu'autre
objet. On l'appelle génitif ;
& les langues qui n'ont point de
désinences appropriées aux substantifs
indiquent ce cas ou rapport,
par les périphrases de, de qui,
dont, d'où, (de, de quo, de unde, de
ubi
.)

tioni indique un rapport de destination.
On l'apelle datif. Notre langue
sans désinences l'exprime par à, au,
à qui.

tionem indique un rapport de déclaration :
on l'appelle accusatif (de
ad-causam ;) car accuser signifie ici
déclarer ; comme lorsqu'on dit accuser
le point
en jouant au piquet.215

CAPtione indique un rapport fort vague
de séparation, d'approximation, ou
comparaison. On l'appelle ablatif. Je
parle, dans tous ces cas, des rapports
les plus fréquens ; car selon la teneur
de la phrase, chacune de ces désinences
sert à indiquer une infinité de
rapports différens, qu'il seroit fort
long d'analyser, & que l'on sent encore
mieux qu'on ne pourroit les décrire ;
l'usage habituel les ayant déterminés
sans beaucoup de réflexions.

CAPtiones | captionum | captionibus Indiquent les mêmes rapports,
sans que rien ait changé
que le nombre de la chose
nommée : cy-devant il n'y avoit qu'une
chose ; ici il y en a plusieurs.

Le substantif & l'adjectif sont également
susceptibles de déclinaison. De plus
l'adjectif est susceptible de comparaison,
ou de quantité ; car il exprime un attribut,
dont la chose peut être douée en un
degré plus grand ou moindre qu'une
autre chose.216

CAPtiosus exprime l'atttribut à un degré
simple & indéfini.

ior l'exprime à un degré plus grand
qu'un autre à qui on le compare.

issimus l'exprime à un degré le plus
grand qu'il soit.

Ces terminaisons marquent l'augmentation
du degré, il y en pouroit avoir
d'autres qui marqueraient la diminution
du degré. Le latin ne les a pas, parce
qu'en comparant deux objets, il fait toujours
porter le signe de comparaison sur le plus
grand. Notre langue n'a de terminaisons
dans l'un ni dans l'autre cas, & se sert de
périphrase pour exprimer la comparaison.

203. De l'adverbe.

Il faut encore dans le langage exprimer
certaines idées dérivées de l'attribut ou
adjectif, lorsqu'on veut faire entendre
d'une façon abstraite une circonstance
qualificative de la maniere de faire l'action.
L'expression de cette espece s'appelle
adverbe, parce qu'on la joint au verbe
pour exprimer avec quelle qualité on
217agit. Or comme la qualification peut être
plus grande ou moindre, l'adverbe est
susceptible, ainsi que l'adjectif, de certaines
désinences consacrées à mesurer
le degré d'attribut ; & ces désinences
font fabriquées sur la formule de l'adjectif.

CAPtiosè.
iùs.
issimè.

L'adverbe est une formule abstraite qui
n'exprime pas l'attribut, mais seulement
l'emploi de l'attribut. N'étant pas susceptible
des mêmes rapports que les noms,
il ne l'est pas d'être décliné comme eux.

204. Maniere de marquer le changement
de la forme simple du verbe, par
le changement de sa terminaison
principale.

Quand il y a des variétés intrinséques
à l'action même du verbe Capio, qui
changent la forme simple de l'action en
une forme composée, on le fait entendre
à l'oreille, soit par un changement
218de terminaison, soit par un accroissement
au devant de la R/. CAP. Ces derniers
accroissemens sont très-communs : on
les appelle prépositions. J'en ai dit quelque
chose cy-dessus : j'en vais parler
encore, pour définir la force & la
valeur habituelle de chacune. Rapportons
d'abord quelques formules usitées
de terminer la R/. CAP, lorsqu'on veut
modisier la signification simple du verbe
capio.

CAPio, comme on l'a vu, est le
verbe de l'action simple.

CAPto exprime qu'on cherche à
prendre, qu'on y est disposé, qu'on s'y
étudie, qu'on en fait habitude. Captare,
chercher à surprendre, épier, tâcher de
tromper & d'attraper
 ; en sens figuré,
flatter, avoir du manège. Chaque verbe
sous cette nouvelle forme aura ses mots
propres, pour l'agent, l'action, l'attribut
& la maniere ou adverbe. Captator, Captatio,
Captiosus, Captiosè ; & l'on détournera
le sens propre, pour appliquer
les termes par extension à toute la classe
219de ce qui est nuisible par surprise, piége
& tromperie.

CAPesso exprime la fréquence & l'ardeur
avec laquelle on se porte à l'action
de prendre. Capessere, empoigner ; prendre
avec toute la main
, & au figuré, prendre
grand soin de quelque chose
.

205. Exemple du verbe accru par préposition.
Valeur significative de chaque
préposition.

Accipio [ad-capio, où le simple est
joint à la préposition ad qui signifie le
mouvement local que l'on se donne pour
une fin,] exprime que l'on est arrivé,
que l'on fait un mouvement, que l'on
se présente pour prendre. Accipere,
accepter, recevoir ; & en sens figuré
apprendre. (Voyez les remarques faites
n° 241, sur les mots accepter, recevoir,
apprendre.) Ce verbe composé a, comme
les précédens & les suivans, ses dérivés
déduits de sa forme propre ; comme
Accipiter, oiseau de proie, oiseau qui
prend. Les Latins nomment aussi cet oiseau
Acceptor.220

Accepto. [Ad-capto] est le fréquentatif
d'Accipio. Il énonce la volonté libre &c
contente de celui qui, reçoit : car accepter
est plus que recevoir : on dit recevoir une
blessure
, & accepter un présent.

Anticipo. [Ante-capio, joint à la préposition
qui désigne la priorité de tems
ou de lieu], exprime que l'on prend
d'avance, . avant qu'on ne donne. Anticipare,
prendre d'avance, anticiper,
devancer, prévenir. Au figuré, Anticipatio,
connoissance prématurée des choses.

Concipio [Cum-capio, joint à la préposition
qui désigne l'ensemble & l'assemblage
de plusieurs choses] exprime que
l'on prend plusieurs choses à la fois, &
aussi que l'on prend une chose avec soi
pour la conserver en soi. Concipere, comprendre,
concevoir, soit intellectuellement,
soit corporellement ; engendrer, en parlant
de la femelle qui a reçu en son sein
le germe du mâle. De-là vient conceptus,
conceptio, productions de la terre, ou de
l'esprit : conceptaculum terrein propre à
produire, lieu où les chosos sont produites.
221La terminaison culum, habituelle au
latin, est équivalente à locus, & peut
tirer son origine du verbe colo. Bien des
gens penchent à croire que comme toutes
les terminaisons ont leur signification
propre & adaptée à une certaine formule
d'expressions, elles ont aussi leur dérivation
propre, non arbitrairement fabriquée,
mais tirée de quelque terme général.
(Voyez n° 197.) si cela est ainsi
(ce que je ne voudrois pas assurer dans
tous les cas, quoique la proposition soit
vraie dans un grand nombre de cas,)
il en faut conclure qu'une bonne partie
des mots, qu'on seroit tenté de regarder
comme simples, sont en effet composés
sur deux racines distinctes & effectives,
comme ici Ceptaculum de Cap & de
Col.

Circumcipio joint à la préposition qui
désigne la forme ronde & le local à
l'entour (circa, circum, circus, circulus,
circuitus) exprime que l'on prend autour
ce qui environne.

Dccipio (De-capio, joint à la préposition
222qui désigne l'exclusion & la soustraction)
exprime que l'on empêche de
prendre, que l'on fait manquer de prendre.
Decipere, décevoir, tromper, attraper,
surprendre. De-là Decipulum, Decipula,
piège, machine qui trompe, trébuchet,
souriciere. La terminaison ula paroît avoir
été faite sur le grec ὕλη materia, res ; de
sorte que Decipula est res, ens, machina
quæ decipit
.

Discepto (Dis-capto, joint à la préposition
qui désigne la séparation & la distinction)
exprime que l'on prend les choses
à part les unes des autres, ou de part
& d'autre, sans les mêler. Disceptare,
au figuré, discuter, disputer, examiner de
part & d'autre
, juger avec examen.

Excipio (joint à la préposition qui
désigne le dehors du lieu) exprime,
l'exception, c'est-à-dire qu'en prenant les
autres choses on laisse celle-ci, tellement
qu'elle reste hors de la prise. Excipere,
excepter ; c'est à-peu-près l'opposé de
concipere. Le transport de lieu à lieu,
ou de personne à personne ; la chose
223prise venant d'un autre lieu ou d'une
autre personne. Excipere, recevoir, recueillir,
ramasser : Excipulus, récipient,
vase, panier. Excipere exprime une action
opposée à accipere ; en ce que dans accipere
prendre, le mouvement est censé venir de
celui qui prend ; & dans excipere, recevoir,
le mouvement est censé venir de celui
qui donne. C'est-là le sens strict & primordial ;
mais dans le discours ordinaire
on néglige ces petites différences, &
l'on emploie les termes l'un pour l'autre.

Incipio. Ce verbe offre une remarque
singulière. Quoique forné par analogie
de langage sur le modèle des précédens
avec une préposition qui désigne le dedans
du lieu, il ne vient pas de Capio, &
de la R/. Cap en tant qu'elle veut peindre
le creux de la main, mais d'une autre
R/. Cap qui signifie tête : Caput, le commencement,
le premier bout d'une chose
quelconque
. Car incipere ne signifie nullement
prendre dedans, mais commencer,
être au premier bout ; ainsi il est évident
qu'il vient d'in-capite.224

Intercipio, [joint à la préposition qui
désigne une différence d'espace, une distance
de tems ou de lieu], exprime que
l'on prend entre un tems & un tems,
entre un lieu & un lieu ; ce qui suppose
qu'on a pris hors du tems & du lieu
convenu. Intercipere, intercepter, prendre
par surprise
, s'emparer. De-là, Intercapedo,
intervalle où l'on peut prendre.

Occupo (Ob-capio, joint à la préposition
qui désigne qu'on s'est mis à dessein
au-devant de la chose) exprime qu'on
prend de dessein prémédité, en se mettant
en place pour prendre. Occupare,
se rendre maître, saisir, s'emparer,
usurper, prévenir, anticiper. Ante-occupare,
præoccupare ajoûte encore à l'idée
un accessoire plus fort, un plus grand
degré d'avance. Au figuré, préoccupation,
prévention, sentiment qui a pris, qui s'est
emparé d'avance de l'esprit. Par la
raison que occupare exprime prendre à
dessein
, occupatio signifie l'action d'opérer
sur la chose prise pour un certain dessein ;
occupation, exercice, emploi.225

Occipio vient d'ob-caput comme incipio.
Occipere, commencer ; nouvelle
preuve qu'en étymologie, c'est sur-tout
la signification du mot qu'il faut consulter.

Percipio, [joint à la préposition qui
désigne la traversée, le mouvement local
à l'intérieur], exprime que l'on prend en
passant. Percipere percevoir, recueillir,
recevoir, comprendre. Perceptio, récolte ;
& au figuré, récolte que fait l'esprit,
perception, intelligence, connoissance que
l'esprit reçoit des objets extérieurs. La
langue françoise redouble la préposition
sur ce mot, & dit appercevoir ; c'est
prendre connoissance des objets par les
sens, ou par la pénsée.

Præcipio [joint à la préposition qui
désigne la priorité de personnes ou
d'action], exprime que l'on prend le premier.
Præcipere, anticiper, & au figuré
prévoir. Mais il y a un autre præcipio,
qui vient de caput comme incipio. Præcipere
en ce sens, c'est commander : alors
le verbe est formé sur præceptum, ou
226præcaput. Primum caput, c'est-à-dire
premier chef, principal chapitre, précepte,
chose qu'il faut faire en premier lieu, commandement,
instruction, maxime. De
même præceptio, instruction, enseignement :
Præceptor, précepteur qui enseigne,
Præcipuus, principal, premier chef.
Princeps, principium, principalis, &c.
& aussi deinceps (de capite in capite)
c'est-à-dire ensuite. Et encore præceps,
præcipito, præcipitatio, &c. tous mots
qui dans leur sens littéral désignent qu'on
se jette la tête la premiere.

Recipio, [joint à la préposition qui
désigne l'itération], exprime qu'on prend
ce qu'on avoit déjà pris une autre fois.
Recipere, reprendre, recevoir.

Recepto est un augmentatif, Receptare,
retirer, receler. Receptus, retraite, Receptaculum,
lieu de retraite, réceptacle.

Suscipio (Super-capio, avec la préposition
qui désigne une plus grande hauteur
locale) exprime que l'on met sur soi ce
que l'on prend, image par laquelle on
peint que l'on se charge de l'action de
227prendre, que l'on en fait sa propre affaire.
Suscipere, prendre sur soi, se charger ;
en françois nous disons d'un seul mot
entreprendre.

Outre ces prépositions il y en a plusieurs
autres que l'on joint à chaque verbe,
selon que son action le rend susceptible
d'être modifié par les rapports qu'elles
désignent. L'usage s'est contenté de joindre
au verbe Capio celles qui lui conviennent
le plus ordinairement. Il y a même des prépositions
composées de deux autres, comme
præter qui désigne le mouvement local de
passer au travers sans s'arrêter & d'aller
plus loin, composé de præ, & du son
radical TR servant à exprimer le mouvement
de passer au-dedans avec quelque
rapidité trans, transire, trahere, traverser,
&c. Propter désigne le mouvement
local de passer tout le long à côté, non
par dedans. On s'en sert au figuré pour
désigner la cause occasionnelle & prochaine.
Propter, à cause de ; & c'est
ainsi qu'on détourne souvent le sens
primitif des prépositions,228

206. Exemple de l'accroissement par
composition.

Participo (Partem-capio) exprime
disertement qu'on prend une partie de
la chose, & qu'une autre personne prend
l'autre partie. Participare, participer,
communiquer. Ce verbe est ainsi que les
suivans, composé de deux mots effectifs
Particeps, compagnon, complice.

Aucupo. Aucupor (Aves-capere),
prendre des oiseaux ; & au figuré rechercher
avec soin
, se donner de la peine
pourprendre. Auceps, oiseleur ; Aucupium,
chasse à l'oiseau, recherche pénible.

Nuncupo, (nomen-caperenommer,
appeller.

Municipo (Munus-capere) prendre
charge ou emploi public comme citoyen.
De-là Municipium pour dire une ville
qui est gouvernée
par ses propres Magistrats.
Il signifie aussi le droit de prendre
un tel emploi, d'exercer une telle fonction
publique. Municeps, municipalis,
municipatim, &c. expriment les personnes,
229les attributs, les manieres relative à cette
fonction.

Mancipo (Manu-capere), prendre avec
la main
, se saisir soi-même ou en faisiner
un autre, lui vendre. Mancipium,
dans la signification restrainte, signifie un
esclave, un captif, un prisonnier de guerre
pris avec la main. Emancipare, c'est lui
lui
rendre la liberté, l'ôter de sa main ;
ce qui se dit aussi des mineurs, & des
fils de famille à qui l'on rend un droit
d'agir librement qu'il n'avoit pas ; Emanciper.
Manceps signifie un entrepreneur,
un ouvrier qui prend un ouvrage public
à faire.

Forceps (de Forte-capere, ou plutôt de
Foras-capere) instrument propre à prendre
pour tirer dehors ; tenailles, ciseaux.

207. La nature ne fournissant qu'un petit
nombre de primitifs intelligibles,
l'homme est forcé de détourner en
diverses manieres le sens de ceux
quelle a établis.

L'usage le plus pur de la langue latine
230autorise tous les accroissemens cy-dessus,
qui expriment des idées accessoires de la
R/. Cap, employée dans une seule de ses
branches où elle signifie prendre ; en
tirant l'image radicale du creux de la main
avec laquelle on prend ; image figurée
par un son de la voix creux & guttura.
La racine a diverses autres branches non
moins étendues, telles que Cupa, Cava,
chose creuse, &c. Elle n'est pas une des
plus fécondes, ni des plus divergentes
Il m'étoit facile pour l'analyse qu'on vient
de lire, de faire choix de bien d'autres
racines qui ie propagent infiniment plus
loin. Celle-ci suffit pour faire connoître
combien une seule peinture d'objet
physique, où le son de la voix s'efforce
d'imiter l'objet nommé, se développe de
peu-à-peu dans le langage, & sert de
base, à mesure que l'esprit dérive, à l'introduction
d'une infinité de termes, où
l'on ne croiroit pas d'abord que les objets
fussent mis en image. C'est cependant,
au fond, presque la seule méchanique que
l'homme puisse employer pour communiquer
231ses perceptions à un autre homme.
Le principe en est dans la nécessité de se
faire entendre. Elle entraîne celle d'exprimer
les objets absens par des gestes
qui les rendent présens, en les figurant,
tant bien que mal à l'oreille ou à la vue,
pour exciter une sensation pareille à celle
qu'ils ont eux-mêmes excitée par leur
présence ; sans quoi on n'en pourroit
donner l'idée. Elle entraîne ensuite une
seconde nécessité de se servir de l'image
établie d'un objet réel pour exprimer un
objet intellectuel & abstrait, qui n'étant
pas susceptible de peinture, faute d'existence
extérieure & physique, est néanmoins
susceptible de quelque comparaison
avec un objet qu'on peut peindre : Verborum
translatio instituta est inopiæ causâ
.
(Cicer. de Orat. iij, 39). Par-là on parvient
à en exciter une notion, mais
beaucoup plus imparfaite que celle qu'exciteroit
un objet apparent. Malgré les
efforts que fait l'homme pour rapporter
à un type connu les êtres métaphysiques
&c moraux qui n'existent que dans sa
232pensée, il ne réussit guères à en donner
une idée bien complette & précisément
telle qu'il l'a lui-même : aussi reste-t-il
toujours plus ou moins de confusion dans
la maniere dont on s'entend sur les perceptions
de cette espece ; chacun se figurant
l'original à sa maniere. On dispute
tous les jours sur la signification du mot
esprit ou autres pareils ; personne ne s'avife
de disputer sur celle du fleuve.233

Chapitre XII.
Des Noms des êtres moraux.

208. Des noms imposés aux choses intellectuelles
& aux actions relatives aux
sens intérieurs.

209. Manière de les fabriquer en les assimilant
aux noms des choses physiques
& relatives aux sens extérieurs ; en
transportant les peintures d'objets
matériels à des objets intellectuels.

210. Exemples.

211. Preuve & explication des exemples
cités.

212. Autres exemples de noms d'opérations
intellectuelles, de relations, d'habitudes,
&c. formés sur des images
visibles, & même par onomatopée.

213. Manière singuliere de forger les noms
des choses spirituelles, par images
comparatives.234

214. Facilité de trouver des termes de
comparaison pour exprimer les qualités
ou les relations des objets.

215. La preuve connue d'un grand nombre
de mots de cette espéce doit établir
un précepte général sur les autres
mots de même espece, à l'origine
desquels on ne peut plus remonter.

216. Inconvéniens qui résultent de cette
méthode imparfaite, dans les usages,
les opinions & les mœurs.

208. Des noms imposés aux choses intei*
lecluelles & aux actions relatives
aux sens intérieurs.

Il y a une infinité de choses
dans les idées des hommes,
& par conséquent une infinité
de mots dans leur langage,
relatifs à certains êtres qui, sans avoir hors
de l'homme aucune existence réelle, ne
sont que dans & par l'esprit humain,
& n'ont dans la nature aucun original
235physique. Ils ne peuvent donc tomber
sous les sens extérieurs ; mais ils naissent
dans l'esprit humain du mêlange interne
de diverses perceptions simples qu'il a
reçues des objets du dehors, dont il se
forme un résultat abstrait qui affecte les
sens intérieurs, sur-tout l'entendement.
Telles sont les idées mentales, les abstractions,
les considérations de l'esprit, ses
réflexions, les jugemens qu'il porte des
choses réelles, les relations qu'il y observe,
les combinaisons qu'il y établit pour sa
propre commodité, en un mot, tout ce
qu'on appelle pensées abstraites ou êtres
métaphysiques & moraux ; parce qu'en
effet ce ne sont pas des êtres physiques,
& qu'ils ne paroissent exister que moralement
parlant & incorporellement.
Telles sont les idées qu'on exprime par les
termes de réflexion, considérer, délibérer,
remarque, contemplation, desir, doute,
qualité, caprice, frugalité, &c. tous êtres
sans existence corporelle, & simples modalités
de pensée, qui, naissant dans le
cerveau de l'homme, fructifient dans leur
236terrein natif avec une prodigieuse abondance.
C'est sur eux sur-tout que s'exerce
la culture de l'esprit parmi les peuples
policés, bien plus encore que sur les
êtres physiques : ce qui nous oblige d'introduire
dans notre langage, pour nous
faire entendre, une grande quantité de
termes dont n'ont aucun besoin les peuples
sauvages qui ne s'occupent guères
de morale, d'abstractions, ni d'existences
métaphysiques. L'embarras de fabriquer de
telles expressions, ne paroît pas médiocre.
Les objets extérieurs étoient ou visibles,
ou bruyans, ou palpables : ils produisoient
sur les sens extérieurs un effet qui avoit
servi à leur donner une dénomination. On
pouvoit les présenter à la vue, à l'ouïe, au
toucher par l'imitation de leur image, de
leur son, de leur forme. Que faire ici,
où toutes ces circonstances manquent ; où
l'objet même manque aussi ; les sens intérieurs
n'ayant reçu aucun moyen de la
nature de le mettre avec évidence à portée
des sens extérieurs, .Car il est très-important
de remarquer ici philosophiquement
237en général, qu'autant les organes ont de
facilité pour transmettre leurs sensations
à l'esprit, qui n'a de connoissances que
celles qu'il acquiert par cette route, autant
l'esprit a-t-il de difficulté à représenter ses
conceptions aux organes.

209. Manière de les fabriquer en les assimilant
aux noms des choses physiques
& relatives aux sens extérieurs ; en
transportant les peintures d'objets
matériels à des objets intellecluels.

La. nature avoit guidé la voix dans la
fabrique des mots nécessaires, de la maniere
expliquée, Chapitre VI. Le langage
s'étoit étendu sur ce premier germe. On
avoit suivi le chemin tracé ; & lorsqu'il
avoit fallu trouver de nouveaux noms
pour des choses peu susceptibles d'être
imitées par l'organe vocal, on avoit saisi
quelque coin de ressemblance entre le
nouvel objet & un autre objet déjà nommé
que l'organe avoit pu peindre : on s'en étoit
servi pour fabriquer le nouveau nom par
une approximation ou par une comparaison
238plus ou moins éloignée, en le dérivant
d'un ancien terme déjà reçu, (Voyez
n° 88, 171, &c.) Il fallut étendre cette
nouvelle méthode de comparaison aux
noms des choses intellectuelles & morales,
puisqu'il n'y avoit aucun moyen de les
rendre sensibles, qu'en les ramenant à une
premiere image de quelqu'objet réel &
physique qui eût affecté les sens, & auquel
on les assimiloit pour en donner une idée.
Cette application d'une méthode déjà
très-imparfaite à des êtres dont la comparaison
étoit encore plus éloignée la rendoit
encore plus défectueuse. Mais il n'y
avoit pas d'autre ressource si l'on vouloit
se faire entendre. On étoit obligé d'emprunter
les mots des idées de sensation
extérieure les plus connues, afin de faire
concevoir par-là les opérations intérieures,
qui ne pouvoient être autrement rendues
que par quelque apparence sensible. Translationes
enim quasi mutuationes sunt ; cùm
quod non habeas aliunde sumas
, (Cicer.)
Les termes reçus pour exprimer des sensations
extérieures, furent transférés à des
239significations plus abstruses pour exprimer
des actions & des notions qui ne tomboient
pas sous les sens. C'est l'opinion déjà rapportée,
n° 171, du célèbre Locke, le plus
grand maître qu'il y ait eu en cette matière ;
& l'on peut voir, ibid. la conclusion qu'il en
tire pour montrer combien l'examen des
mots nous rapprocheroit de l'origine de nos
premieres notions & des principes de nos
connoissances intellectuelles. Il est si vrai
que les termes qui n'appartiennent qu'au
sentiment de l'ame sont tous tirés des objets
corporels, que je ne crois pas qu'il fût
possible de citer en aucune langue aucun
terme moral dont la racine ne se trouvât
physique, lorsqu'il est possible de l'assigner.
Comment pourroit-on former l'expression
des idées de cette espece qui n'offrent
aucune image, si on n'alloit les chercher
dans la ressemblance indirecte de quelqu'image
physique, Et pour m'expliquer
nettement là-dessus, j'appelle termes
physiques
les noms de tous les individus
qui existent réellement dans la nature ;
j'appelle termes moraux les noms des
240choses qui n'ayant pas une existence réelle
& sensible dans la nature, n'existent que
par l'entendement humain qui en a produit
les archétypes ou originaux.

210. Exemples.

Si nous faisons remonter ceux-ci à
l'origine qu'ils tirent de ceux-là ; si nous
voulons les expliquer à la lettre dans la
signification qu'ils auroient selon le vrai
sens des primitifs dont ils sont dérivés,
nous verrons, par exemple, qu'admirer
c'est regarder le soleil : mirari ; R/. Mihr, i. e.
sol. Contempler c'est regarder le ciel :
contemplari ; R/. Templum, i. e. cœlum,
æther. Considérer c'est regarder les astres,
& desirer c'est les perdre de vue ; considerare,
desiderare, ; R/. Sidera. Admonition
c'est la vue de la lune ;Moneo ; R/. moun, i. e.
Luna. On doit être déjà frappé de voir
toutes ces expressions de même espece,
dont quelques-unes de même idée, se rapporter
également à la vue des astres, objets
qui affectent vivement les sens ; se sentir
qu'il ne peut y avoir ni erreur ni hazard
241dans une telle rencontre. Penser c'est
tenir un corps en suspension par un fil :
pendere, pensum, pensitare. Délibérer,
c'est tenir en balance : deliberare. R/. Libra.
Encore ici même analogie entre le sens
détourné & les primitits propres. Empêcher
c'est lier les pieds, & expédier c'est
les délier : Impedire, expedire. R/. Pedes.
Réfléchir c'est faire un pli : re-flectere ;
R/. flecto. Remarquer c'est mettre une borne,
circonscrire ; R/. march, i. e. finis, terminus.
Caprice sont des cheveux hérissés, de
l'italien Capo riccio, &c. &c. &c. Comme
on ne m'en croira peut-être pas volontiers
à ma parole sur des origines qui ne paroissent
au premier aspect avoir que si peu de
rapport à leurs relatifs, donnons une
explication plus détaillée de la dérivation
de chacun de ces termes. Elle n'en fera
que mieux entendre les propositions cy-dessus
exposées, toujours un peu fatiguantes
pour le lecteur, quand on ne les pose qu'en
général d'une maniere abstraite, sans les
particulariser par des exemples qui les
rendent faciles à saisir.242

211. Preuve & explication des exemples
cités.

Considérer, regarder attentivement un
objet ; au figuré, réfléchir en soi-même.
Tel est le sens actuel & générique de ce
mot ; mais dans son premier usage, il a
dû seulement signifier, regarder le ciel.
Confiderare. R/. Sidus. Expression formée
sur l'attention avec laquelle un astronome
regarde une constellation à travers un
long tube pour en mettre les étoiles
ensemble, constellare, considerare ; car
les anciens sans avoir comme nous
l'invention des verres de lunettes ne
laissoient pas que de se servir pour
regarder les astres d'un long tuyau qui
en dégage les faux rayons. Le terme
qui exprime cette idée morale ne peut
être que très-ancien, puisqu'il est d'un
si commun usage à l'esprit de l'homme.
Il nous montre par-là combien l'étude
de l'astronomie est ancienne parmi les
hommes. Cette expression métaphorique
vient sans doute des Chaldéens, soit par
dérivation, soit par traduction. Car je
243ne prétends pas dire que le mot considerare
soit l'ancien mot dont on s'est d'abord
servi, mais seulement qu'il en doit être
une traduction littérale. J'ai cité un second
exemple également tiré de la R/. Sidus
très propre à faire voir que cette étymologie
singulière n'est nullement imaginaire.
C'est le mot desir syncopé du latin
desiderium, qui signifiant dans cette langue
plus encore le regret de la perte que le
souhait de la possession, s'est particulièrement
étendu dans notre langue à ce
dernier sentiment de l'ame. Sa particule
privative précédant le verbe siderare
nous montre que De-siderare dans sa
signification purement litterale ne vouloit
dire autre chose, qu'être privé de la vue
des astres ou du soleil
, se trouver dans
le regret du jour, & dans l'embarras
de l'obscurité. Le terme qui exprimoit la
perte d'une chose si souhaitable pour
l'homme, s'est généralisé pour tous les
sentimens du regret, & ensuite par tous
les sentimens de desir qui sont encore
plus généraux ; car le regret n'est que le
244souhait de ce que l'on a perdu ; & le desir
regarde aussi-bien ce que l'on voudroit obtenir
que ce qu'on ne possède plus. Ces
deux exemples sont d'autant plus frappans
que les deux expressions con-siderare
& de-siderare n'ayant rien de commun
dans l'idée qu'ils présentent, ni dans l'affection
de l'ame, & se trouvant chacun
précédé d'une préposition qui les caractérise,
on ne pourroit les tirer ainsi tous
deux à sidere, si le développement de
l'opération de l'esprit dans la formation
des mots n'avoit été tel qu'on vient
de le décrire. Ajoutons que ces deux
expressions prises dans leur sens purement
littéral viennent naturellement à la bouche
d'un peuple sauvage qui vit en plein air :
& n'oublions jamais que c'est toujours à
ce tems qu'il faut remonter quand on
veut trouver la véritable origine des
choses ; sur-tout celle des expressions de
cette espece, qui ne sont généralisées
qu'après avoir été reçues dans un sens
particulier, matériel, & tout-à-fait à
portée des esprits peu exercés. Le composé
245Præ-sideratio s'est conservé à-peu-près
dans le sens propre ; car il signifie
que les saisons du froid & du chaud sont
plus avancées qu'elles n'ont coutume de
l'être dans l'ordre ordinaire de la nature :
au lieu que le simple sideratio ne se dit
que d'un mal subit & épidémique qui
attaque tout-à-coup les animaux & les
végétaux ; chose que dans les tems d'ignorance
on attribuoit à l'influence des
astres.

Pour fortifier la même observation j'ai
encore cité le mot contempler, à-peu-près
synonime de considérer, & dont
l'origine est la même. Contemplari de
la R/. Templum. Or le mot temple qui
signifie aujourd'hui un lieu sacré & fermé,
ne signifioit au contraire dans son origine,
qu'un grand espace ouvert soit dans le ciel
soit sur la terre, libre de toute part à la vue.
Varron, I. vj, le définit ainsi : Cœlum qui
tuimur
, dictum templum. Les expressions
templum ætheris, ætherea templa sont
usitées chez les plus anciens Grecs &
Latins. Ainsi considérer & contempler,
246c'est également regarder le ciel. Le mot
temple très-générique dans son origine,
l'est devenu un peu moins lorsqu'on l'a
restreint à signifier un espace ouvert en
plein air, où les anciens peuples sauvages
s'assembloient autrefois, comme ils s'assemblent
encore en Amérique, pour prier,
pour adorer le ciel & les astres. Car
dans les premiers siécles on ne faisoit
point de prières dans un lieu fermé. Mais
quand l'usage a changé totalement à cet
égard, la signification du mot temple s'est
particularisée tout-à-fait dans le sens où nous
l'avons depuis long-tems.

Admirer, mirari, se dit de tout ce
que l'on considère avec une surprise mêlée
de plaisir ; & aussi de tout ce que l'on
regarde avec attention, sur-tout s'il s'attire
du respect, & s'il éblouit la vue ou
l'ame. Dès-lors n'est-il pas facile de voir,
que parmi tant de mots latins dont on
sçait que l'origine se trouve dans les
langues d'orient, le terme mirari, servant
à exprimer un sentiment de l'ame tel que
celui que nous venons de décrire, a été
247formé sur le mot oriental mihr i. e. le
soleil
, qui est en effet le plus admirable
de tous les objets de la vue, & celui du
culte des anciennes nations ? De-là sont
dérivés les mots miracle, miroir, mire,
merveille, &c.

J'ai dit aussi que Monition avertissement,
monere avertir, venoit de Moun, i. e.
Luna (celticè Mon, græcè Μηνὴ, persicè
maen, anglicè Moon, &c.) Il faut le
prouver. Rappellons ici les usages antiques.
Les premiers peuples n'avoient d'autre
méthode ou d'autre instrument propre à
mesurer la durée du tems que d'observer
le cours des astres. Ils se servoient sur-tout
du cours plus limité de la lune, dont les phases
leur donnoient à cet égard une grande
commodité. La nouvelle lune après le
déclin commençoit une nouvelle période
de tems appellée (de Μὴνη ) mensis mois,
qu'on célébroit par une fête appellée
néo-ménie, nova luna. On tenoit en
sentinelle sur un lieu élevé une personne
chargée d'observer la lune & d'avertir
(monere) le peuple, si-tôt que sa lumière
248commenceroit à redevenir visible. C'étoit
la pratique des Hébreux, & de bien
d'autres nations. Tous ces faits sont parfaitemens
connus. J'en conclus après les
meilleurs étymologistes, que le terme
servant à signifier le plus usité de tous les
avertissemens s'est étendu à tous autres ;
que le mot générique monere, exprimant
une idée intellectuelle & purement relative
à l'opération de l'ame, ne pouvant
dès-lors avoir une racine qui ne soit tirée
d'un objet physique, on la trouvé dans
la R/. Mon, Luna. On y retrouve la convenance
de son, de figure & de raison,
puisque la lune servant aux hommes des
premiers siécles de mesure du tems & de
la durée, étoit pour eux le moniteur
perpétuel & journalier. Aussi les Latins nommoient-ils
moneta la même divinité qu'ils
appelloient Luna, Djana, [i. e. la Déesse
journalière (de Dies)] Jana & Juno, la
Déesse & la Reine des airs. Elle avoit
son temple à Rome, où l'on établit la
fabrique des piéces d'argent ayant cours
pour rechange des choses usuelles, qui
249retint le nom de moneta, monnoie ; mais
le sens de monnoie n'a plus de rapport à
celui de monition ; comme celui de monition
n'en a plus à celui de mois.
L'idée a couru de branches en branches ;
tandis que la figure moins altérée nous
indique encore que les branches peuvent
se rapporter à un même tronc, & que
l'observation nous le démontre. Le nom
purement latin de Minerve, une de leurs
divinités, vient aussi de la même origine,
& se rapporte à la même cause. son
nom signifie la Déesse de l'avertissement,
ou du conseil. On n'en peut douter quand
on voit que dans le vieux langage que
parloient au tems du roi Numa les prêtres
Saliens, qui avoient dans leur rituel des
hymnes en l'honneur de Minerve, promenervare
signifie promonere. Ainsi quelques
Mythologistes n'ont pas eu tort de dire
que Minerve étoit la même que Diane.
On voit ici pourquoi Minerve étoit regardée
comme la Déesse de la prudence,
du bon conseil, de l'avertissement ; rôle
qu'elle joue dans les poëmes anciens
250et comment les premieres origines de
chaque divinité se rapportent toujours au
Sabeïsme, ou culte des astres.

Réfléchir de re-flectere, à la lettre c'est
plier en deux, comme si l'on replioit ses
pensées les unes sur les autres pour les
rassembler & les combiner. Comment
auroit-on pu peindre autrement que par
cette image comparative la duplication
& la combinaison des pensées ? Repliquer,
re-plicare, c'est de même
redoubler ses paroles. Réfléchir s'applique
aux pensées, repliquer au discours, &
remarquer aux objets : c'est distinguer un
objet, le particulariser, le circonscrire en
le séparant des autres ; de la R/. Mark, i. e.
borne, confin, limite. Peut-être pourroit-on
m'objecter à la rigueur que les mots
cy-dessus pli & marque ne sont pas des
noms de substances physiques & réelles,
mais de modes & de relations. Mais il
ne faut pas presser ceci selon une métaphysique
trop rigoureuse. Les qualités &
les accidens des substances réelles peuvent
bien être .rangés ici dans la classe du
251physique, à laquelle elles appartiennent bien
plus qu'à celle des purs êtres moraux.

212. Autres exemples de noms d'opérations
intellectuelles, de relations, d'habitudes,
&c. formés sur des images
visibles & même par onomatopée.

Délibérer, deliberare, c'est tenir en,
balance ; de la R/. Libra. i. e. balance.
Cette peinture physique est très-bonne &
directement appliquée à de telles opérations
de l,esprit. Mais le mot libra, balance
est fait sur le mot liber qui de même
que codex, signifie dans son origine un
morceau de bois
, soit qu'on s'en servît
pour poids, soit qu'on s'en servît
pour planche suspendue sur laquelle on
mettoit deux corps en équilibre. Le latin
libella, i. e. régle de bois propre à poser
les corps de niveau a produit l'anglois
level & le françois niveau, nivellement.

Il y a des termes moraux si bien fabriqués
pour faire rapporter la juste application
de ce qui est externe, à l'opération
des sens intérieurs, qu'on pourroit croire
252que leur fabrique est le produit d'une
observation combinée & philosophique,
s'il n'étoit plus naturel encore de la
prendre pour l'effet rapide d'une grande
justesse d'instinct. Tel est le mot ratio,
raison, qui, selon la force de la signification
originelle, équivaut aux expressions
suivantes, la vérité de la chose,
l'existence réelle de la chose, en un mot,
la chose même, en la considérant comme
transportée du dehors au dedans de l'esprit.
Cette juste conformité de l'idée intellectuelle
avec l'objet physique est ce qui
constitue précisément la vérité, c'est
dire la raison, & le fondement de la
raison tant dans le fait que dans les raisonnemens
ou conséquences qui découlent
du fait. Voici quelle a été la fabrique
du mot ratio. Du substantif générique res,
rerum
, les Latins ont fait le verbe reri,
pour signifier faire passer quelque chose
dans son esprit, la connoître comme vraie
& existente, la croire telle
 : comme nous
dirions littéralement & absolument (si le
mot étoit reçu dans notre langue) choser
253dans sa tête, y mettre un objet, en avoir
i'idée toute telle qu'il est. De reri on a fait le
participe ratus, & le terme abstrait ratio,
raison. On ne pouvoit mieux peindre la
force de cette opération de l'entendement
qu'en y appliquant le mot res, pour
faire entendre que la raison c'étoit la chose
même toute réelle & toute vraie. C'est
bien aussi ce que signifie le mot réalité
tiré du même primitif. Ce qu'est la
réalité dans la nature, la raison l'est
dans l'esprit. Ceci paroît encore confirmé
par le verbe grec ῥεω dico, loquor ; car
parler c'est nommer les choses.

Excellence c'est une course plus rapide
que celle d'un autre coureur : image
sauvage qui représente fort bien quel est
entre plusieurs personnes celui qui surpasse
les autres, & qui mérite d'être préféré.
Le mot oriental kel, i. e. celer, velox
a produit le verbe grec Κελλω provenio,
adpello, & en latin le verbe simple celere
i. e. avancer, agiter, remuer. De-là
on a fait les verbes composés præ-cellere, i. e.
être avancé le premier, & ex-cellere, i. e.
254être avancé hors de rng, être assis plus
haut
 ; ce qui est une marque de prééminence
parmi les hommes assemblés. Jusques-là
le mot restoit encore à-peu-près
dans son sens physique. Quand on l'a
voulu étendre au sens moral, on a dit
ex-cellent pour le meilleur, l'objet préférable
à tout autre du même genre. Quand
on a voulu s'en tenir à la signification purement
littérale, de cello on a fait pro-cella
pour signifier tempête rapide, agitation
violente
.

Donnons un exemple d'un objet physique
& réel dont le nom serve de R/. à
celui d'une considération de l'esprit purement
relative, & d'une relation d'un genre
singulier, telle qu'est par exemple la parenté
entre plusieurs personnes. Frere, en latin
frater, en anglois brother, & ainsi de
même en quantité d'autres langues. Tous
ces mots paroissent venir de la vieille
R/. celtique Bru, i. e. venter, utérus ; de
sorte que le mot frater, dans sa propre
signification est synonime d'uterinus ; l'idée
relative contenue dans le mot frère se trouve
255ainsi exprimée par une dérivation tirée
d'un objet physique. On peut encore remarquer
en passant sur ce mot que la terminaison
ter, paroît appropriée dans beaucoup
de langues aux mots qui expriment
des rapports venus par génération charnelle.
sçavoir, outre le générateur commun
venter, Pater père ; Mater mère ;
Frater Brother, i. e. frere ; Sister, i.e. sœur.
Dochter. θύγατηρ, Docter, Daughter, i. e.
fille, &c.

J'ai dit qu'empêcher c'étoit à la lettre
lier les pieds ; & qu'expédier c'étoit les
délier
. Cela s'explique tout seul par le
latin impedire, i. e. pedes intricare, &
expedire, i. e. pedes liberare. Cette image
est très naturelle, tres-pittoresque : car il
n'y a guères de meilleur moyen d'empêcher
un homme d'agir, ou de lui en
rendre la facilité. Mais à combien d'empêchemens
& d'expéditions cette allégorie
n'a-t-elle pas été transférée.Les Latins s'en
servent dans un sens moral tout-à-fait détourné
lorsqu'ils disent expedit pour il est
à propos
 ; d'où nous avons fait expédient.
256Ne disons-nous pas aussi délivrer expédition
d'un acte de Notaire
, pour en donner
copie aux parties intéressées ?

Il n'y a sorte d'image matérielle qu'on
ne s'avise de transporter par métaphore en
signification intellectuelle. CAL est une
racine qui désigne la dureté des corps (*)1 ;257de-là vient Caillou, Galet, Calcdonia.
Cilicia, Calus, Calx. Calcare, &c. Le
grand usage de manier des corps durs
rend les mains calleuses, & la callosité
des mains indique ce grand usage. Il n'en
a pas fallu davantage aux Latins pour
fabriquer là-dessus le verbe callere, lorsqu'ils
ont voulu exprimer que l'esprit avoit.
une pratique usitée, & une connoissance
parfaite de quelque science. Ils ont présenté
l'image d'un esprit endurci par l'usage,
comme un sentier (callis) est endurci
pour avoir été battu & fréquenté. Ils ont
encore étendu l'image, en disant caladitas
pour exprimer le prompt & subtil
discernement acquis par la pratique habituelle
des choses. Cependant alors l'image
est déjà bien loin de son original.258

Voyez encore comment ces façons de
parler, avoir de l'inclination pour quelqu'un,
pencher en sa faveur sont vraiment
des images physiques de choses morales ;
& comment on exprime les mouvemens
de l'ame par les mots penchant & incliner,
qui sont la figure des mouvemens corporels.
C'est aussi une fort bonne peinture naturelle
que d'avoir nommé coqueterie le caractere
d'esprit d'une femme qui agace vingt amans,
comme le coq agace & fait l'amour à plusieurs
poules à la fois. Ce mot-ci servira
d'exemple pour les termes moraux venus
par onomatopée, qui est la source d'où il
semble le plus difficile de les voir sortir.
Certainement le nom celtique coq de notre
oiseau gallus a été formé par imitation
naturelle du gloussement de cet oiseau. Il
n'en faut pas d'autre preuve, sinon que
d'autres peuples très-inconnus aux Celtes
l'ont ainsi nommé naturellement, & qu'une
poule en langue des sauvages Australiens
de la N. Guinée se dit cooq. Caqueter,
caquet viennent de la même R/. pour
désigner un babil continuel & importum,
259tel► que le gloussement continuel des poules.
Les deux termes caqueter & coqueter sont
presque semblables, parce qu'ils viennent
de la même R/. quoiqu'ils expriment des
idées fort différentes. La dernière n'a plus
rien de l'onomatopée ni de l'imitation du
cri ; & cependant elle en vient, ainsi qu'une
infinité d'autres, dont la liaison n'est pas
facile à démêler.

Caprice, qui se dit d'une disposition
d'esprit bizarre & déréglé dans ses saillies,
ne signifie à la lettre que chevelure
crépue
, tête herissée, en italien capo riccio.
En effet cet extérieur est assez souvent un
signe d'une telle disposition d'esprit. On
a jadis nommé Hurepois ou Hurepoil une
contrée voisine de Paris, à cause des façons
grossieres des habitans de ce canton, à poil
levé, hérissé & mal peigné. (Voyez
Fauchet, Antiquit. l. 4.) Pellevé famille
éteinte en Normandie, dont un
Cardinal, effréné ligueur, portoit pour
armoiries une tête à poil levé & hérissé :
le dernier de cette famille est mort fol.
Peur preuve que caprice vient de caporiccio,
260on doit remarquer que la derniere
moitié est caractérisée, & la même que
dans le mot hérissé qui vient de l'anglois
hair (capillus) & de right, riccio, ou
erectus.

Délire, égarement de l'esprit, folie ;
Delirare, n'est autre chose que labourer
un champ de travers
au lieu de bien suivre
les sillons en lignes droites. R/. Lira,
i. e. filon. Lirare est un vieux mot
latin qui signifie, labourer un champ par
raies. Il vient de l'oriental Nir, i. e.
silloner, labourer. Delirare se disoit des
bœufs qui, en traçant le sillon, s'écartoient
des raies déjà tracées. On a depuis appliqué
ce mot aux écarts de l'esprit…
Faute, de faux & defalsitas, venus eux-mêmes
de falsus & de sallere. Fall est un
ancien mot germanique qui signifie proprement
tomber : nous en avons suivi l'idée
dans notre idiotisne françois, tomber en
faute
. Le verbe germanique paroît sorti
de la racine générique FaL, BaL, qu'on
trouve appropriée à désigner, en quantité
de langues, ce qui est en haut, en l'air,
261élevé. supérieur, soit physiquement, soit
moralement, soit allégoriquement. Les
Latins ont emprunté le verbe Falldont la
signification est physique pour exprimer
une idée morale fort étendue, en disant
fallere pour tromper, ne pas tenir comme
on le croyoit : métaphore prise d'un appui
peu solide qui trompe en tombant d'en-haut,
lorsqu'on croyoit s'appuyer dessus. Les
Germains s'en sont aussi servis en ce sens,
en disant fœllen pour decipere, d'où vient
notre mot félonie. Les deux idées sont
rassemblées dans le mot félé par lequel
on exprime qu'un vase d'argile s'est fendu
en tombant & ne tient pas l'eau. On a dit
falsus, faux de tout ce qui trompe & ne
se soutient pas. Ainsi le terme faux pris
moralement pour tout ce qui n'est ni allure
ni vrai, signifie, pris physiquement, ce
qui tombe, ne se soutient pas, & ne reste
pas tel qu'on l'avoit placé.

Astuce, artifice de l'esprit, astutia, ne
devroit littéralement signifier qu'habitation
dans une ville
, étant dérivé du grec
ἄστυ, i. e. Urbs, Civitas. Ainsi astutus dans
262son origine ne seroit qu'urbanus : comme
si l'on eût dit civilior & peritior quam
sunt rustici
. Ἀστεῖος, i. e. civilis, urbanus,
pulcher. Mais le même mot ἄστυ signifie
mansiones, venant de στάω, i. e. sto,
maneo, qui sort immédiatement du caractere
primitif ou clef organique St appropriée
par la nature, ainsi que je l'ai fait voir
(n° 78,) à désigner l'immobilité & la
fixité…

Flaterie, est un souffle adoucissant.
Flare, flatus. Le flateur est celui qui souffle
aux oreilles d'un autre des choses fausses
qui lui peuvent être agréables. Flare vient
de la premiere clef simple & organique FL,
caractéristique & imitative du mouvement
des chosesfluides, telles que l'air & l'eau.
(Voyez n° 80)…

Doute, dubium, incertitude de l'esprit
se peint par la racine duo qui désigne
l'embarras entre deux pensées ; dubium
à duobus incipit
, dit un ancien grammairien
Latin.

Souci, peine de l'ame, n'est à la lettre
qu'une blessure corporelle. Le françois ne
263s'en sert qu'au sens figuré : le latin l'emploie
également au propre & au figuré ;
saucius pour vulneratus & pour mœstus.

Virgil.Fugit cùm saucius aram
Taurus, & incertam excussit cervice securim…
At regina gravi jam dudum saucia cura…

Lucret.Unde est saucia amore ;
Nam plerumque cadunt in vulnus…

Mais le grec n'emploie la R/. σκαω que
pour vulnero. Et ces mots grecs σκαω, σκαζω
sont formés sur la clef primitive & organique
SC qui désigne en général le creux,
l'excavation, l'enfoncement, la diminution
d'un corps en le creusant ; ce qui est
l'effet d'une blessure. (Voyez n° 80.)
Voilà comment se forgent les termes
intellectuels en passant de langues en
langues, du primitif organique &
nécessaire au sens propre, & du propre
au figuré ; si bien qu'en quelques siécles
on en perd tout-à-fait la vue & la
connoissance dans leur sens littéral.

Ange, Angelus Ἄγγελος signifie ministre,
264envoyé, messager. Il se dit également de
tout messager de quelque espece qu'il soit,
comme il se dit en particulier des substances
incorporelles miraculeusement envoyées
du ciel. Ce nom vient du verbe ἀγγέλλω, i. e.
nuntio, dont le primitif est ἄγω, i. e. duco,
& de même en oriental agi, i. e. duxit,
le tout dérivé de la clef primitive AC qui
désigne tout ce qui va en avant. (Voyez
n° 225.) Les primitifs n'exprimoient qu'une
idée purement humaine & corporelle : le
dérivé Ἄγγελος embrasse à la fois le corporel
& l'incorporel. On le trouve employé
en parlant d'un ministre & d'un messager
humain, comme en parlant d'un ministre
& d'un messager céleste. Parmi nous le mot
ange n'a jamais que cette dernière signification,
& la plûpart des gens ignorent même
qu'il en ait une autre. Combien de fois ne
nous arrive-t-il pas de prendre dans le sens
intellectuel, à présent seul usité, d'anciens
faits, ou de vieilles expressions d'anciennes
langues qui n'avoient d'abord eu
qu'un sens purement physique,265

213. Maniere singuliere de forger les noms
des choses spirituelles par images
comparatives.

Les hommes sont bien moins embarrassés
qu'on ne le croiroit pour imposer des noms
aux choses spirituelles, invisibles, en un mot,
aux êtres qui peuvent le moins tomber sous
les sens extérieurs. L'imagination les sert
au besoin, sans être toujours fort délicate
sur le choix. Comme elle est celui de tous
les sens intérieurs qui agit le plus fortement
& le plus vîte, elle se hâte de revêtir d'une
figure quelconque les choses qui n'en peuvent
avoir : ce qui lui donne des facilités
pour en forger le nom sur celui de la figure
imaginée. Qu'on veuille peindre une inquiétude
qu'on a dans l'ame, provenue
d'une cause petite en apparence, mais par
laquelle on sent néanmoins à tout moment
sa conscience gênée & blessée, on dit scrupule ;
c'est-à-dire qu'on va chercher l'image
d'unepetite pierre qui étant entrée dans le
soulier, met en peine, & blesse le pied en
266marchant, pour la comparer à l'effet d'un
embarras inquiétant qu'on a sur la conscience.
Car c'est-là ce que signifie à la
lettre le mot scrupulus. Il ne veut dire
autre chose dans son origine qu'un petit
éclat de pierre, ou un gravier détaché d'un
bloc en le creusant & l'excavant avec force,
& ce terme, comme on l'a vu, n° 80, a sa
racine & son onomatopée dans l'articulation
organique SCR, par laquelle la voix
a cherché à peindre l'excavation produite
par un mouvement rude.

En langue grecque ψύχη Psyché est le
nom du papillon. C'est aussi celui de l'ame
qui toujours en mouvement & en action se
transporte sans cesse ça & là par la pensée.
Cette application du terme est aussi une suite
:de la comparaison que les anciens faisoient
despapillons avec les ames ou manes, qui
après leur séparation des corps erroient &
voltigeoient sans cesse aux environs de leurs
anciennes demeures. Le papillon étoit chez
les anciens une espece d'hiéroglyphe de
l'ame. C'étoit probablement ainsi qu'au
tems de l'écriture par images, les anciens,
267& en particulier les Egyptiens, écrivoient
le mot, ame, pensée ; & le nom de l'objet
matériel est devenu celui de l'ame à qui il
auroit été bien difficile d'en donner un qui
ne vînt pas d'une pareille source. Les Latins
ainsi que nous, l'appellent anima,
c'est-à-dire, souffle, respiration, non-seulement
comme un être invisible & d'une
ténuité infinie, mais parce que la respiration
est le signe propre de l'animation &
de la vie, & que l'ame est censée subsister
dans le corps tant qu'il respire.

214. Facilité de trouver des termes de comparaison
pour exprimer les qualités
ou les relations des objets.

Que s'il s'agit de nommer, non les
êtres même matériels ou spirituels, mais
quelque qualité abstraite de ces êtres ; ou
d'exprimer quelque nuance délicate des
idées relativement à ces êtres ; l'esprit humain
n'a pas beaucoup à travailler pour
trouver des termes de comparaison, &
donner aux choses des noms figurés sur
l'image des objets sensibles. Quand l'esprit
268est fortement rempli d'une pensée, l'objet
s'en présente à l'idée avec les accessoires
& les approximations. Ainsi il a très-naturellement
recours à une figure voisine de
l'objet, pour le peindre aux autres comme
il le sent lui-même. On dit : Dans la fleur
de la jeunesse, l'homme se laisse entraîner
par le flot des passions ; cependant le tems
s'envole sans qu'il s'en apperçoive, &c.

Ces images fleur, flot, vol, sont employées
pour rendre la peinture plus saillante, en
présentant à l'idée quelques objets réels &
bien apparens. Ces façons de parler comparatives
constituent le style figuré plus
commun qu'on ne le croit, & peut-être
plus que le style simple ; plus commun à
coup sûr dans la bouche d'un sauvage,
que dans celle d'un philosophe. (Voyez
n° ?)

A plus forte raison l'image comparée
reçoit une application plus facile quand
il ne faut que la transporter du physique
au physique, & non du physique
au moral. On dit un os exfolié, une
feuille de papier
. Pourquoi ? si ce n'est
269parce que ces corps très-minces ont
promptement excité avec eux l'idée de
feuille d'arbre ; objet très-mince aussi.
Mais pourquoi ces mots folium φύλλον,
feuille, flot, fleur ? si ce n'est parce qu'on
voit ces parties des plantes sans cesse
agitées par le fluide de l'air. Et pourquoi
ce mot fluide, si ce n'est parce que l'organe
a peint, ou cru peindre une impression
de ce genre par l'articulation organique
& très-liquide FL. Vous voyez en effet
que tous les mots cy-dessus, fleur, flot,
feuille, vol, fluide, ne sont formés que
par la lettre de lèvre F, modulée par la
lettre de langue L, pour former le sifflé-coulé
FL, VL, (Voyez n° 54,) qui est
le coup d'organe le plus propre à peindre
les choses fluides. (Voyez n° 80.)
Or tous les mots cy-dessus, en quelque
sens qu'on les employe se rapportent
primitivement à cette classe d'impression
sensible.

215. La preuve connue d'un grand nombre
de mots de cette espece doit établir un
270précepte général sur les autres mots
de même espece, à l'origine desquels
on ne peut plus remonter.

Il seroit aisé de multiplier ces exemples
en très-grand nombre. Ceux-ci doivent
suffire aux personnes intelligentes pour les
mettre sur les voies de la maniere dont
procède la formation de ces sortes de
termes exprimant des idées relatives ou
intellectuelles : pour leur démontrer qu'il
n'y en a point de cette espece qui ne
vienne d'une image, d'un son, d'une clef
primitive, ou, en un mot, d'un objet extérieur
& physique ; qu'il est possible d'en
remonter quelquefois la chaîne jusqu'au
premier germe organique, & de lier les
termes intellectuels & abstraits même
avec l'onomatopée ou imitation d'un bruit
matériel qui les a réellement engendrés.
Dès-lors que ce point est bien prouvé ;
dès qu'il est mal-aisé sur-tout de démêler
le fil de ces sortes de dérivations, où la
racine n'est souvent plus connue, où
l'opération de l'homme est toujours vague,
271arbitraire & fort compliquée, on doit en
bonne logique juger des choses que l'on
ne peut connoître par celles de même
espece qui sont bien connues, en les
ramenant à un principe dont l'évidence
se fait appercevoir par-tout où la vue peut
s'étendre. Quelque langue que l'on veuille
parcourir, on y trouvera dans la formation
de leurs mots les mêmes procédés
dont je viens de donner ici des exemples.

216. Inconvéniens qui résultent de cette
méthode imparfaite, dans les usages,
les opinions & les mœurs.

Tout cela doit servir à nous faire voir
combien nos termes moraux sont incertains
dans leur signification ; combien
même sont incomplettes les idées de cette
espece. Car les pensées des hommes sur
cet article étant si délicates & si peu circonscrites,
le moyen qu'un esprit puisse
les transmettre à un autre avec une entière
précision sans plus ni moins, lorsqu'il n'en
peut présenter l'original à ses sens extérieurs ?
272Le moyen que des termes faits
par une approximation si éloignée, par
une comparaison si disparate, dérivés d'un
primitif qui a souvent si peu de rapport
à la dérivation, puissent exprimer avec
justesse ou peindre avec ressemblance les
choses signifiées ? Cependant cet inconvénient
qui sembleroit n'être que très-peu
de chose en soi-même, comme devroit
être toute dispute de mots ou toute idée
incomplette, a quelquefois les plus graves
consequences, lorsque l'application de
cette méthode imparfaite vient à se tourner
du côté des mœurs, des usages, des
opinions, & du dogme. Sans cesse l'esprit
de l'homme travaille à ces choses & en
est travaillé : toujours on en parle. Faute
de netteté dans les idées & dans les mots,
plus on parle, moins on s'entend ; moins
on est d'accord. La dispute n'a de fin ni
n'en peut avoir. Car, où est l'original à
qui s'en rapporter pour qu'il décide par
l'évidence ? (Voyez n° 10, 70, 41) Le
plus grand mal pour l'humanité est qu'on ne
s'en tient pas là. La dispute passe aisément
273du moral au physique : c'est-à-dire de la
dissension à la discorde. On se divise de
mœurs comme d'opinions : on s'éloigne
de cœur & d'esprit : on se hait, on se bat,
on s'égorge très-réellement, en conséquence
d'une contrariété d'avis sur la
signification de certains mots qui peut-être
ne signifient rien.274

Chapitre XIII.
Des Noms propres.

217. Les noms propres personnels ont une
origine significative, & forment un
sens dans le langage. Ils sont formés
sur les mêmes principes que les autres
mots d'une langue.

218. Les noms propres viennent en grande
partie du jargon populaire & rustique.
Méthode de les former. Causes qui
en font aisément perdre la signification.

219. Des diverses manieres d'imposer les
noms propres, usitées par les différentes
nations. Introduction-de l'usage
des noms héréditaires. Effets de cet
usage sur les mœurs & sur la façon
de penser.

220. De la forme des noms propres chez
les Orientaux & chez les Grecs.275

221. Usages des Romains dans l'imposition
des noms propres.

222. Indication des différentes sources d'où
sont sortis les noms héréditaires usités
parmi nous.

223. Cause de l'imposition des noms de
lieux.

224. Les noms personnels & les noms de
lieux ont conservé les restes de l'ancien
langage de chaque pays. Utilités
historiques, critiques & grammaticales
qu'on peut retirer de la recherche &
de l'examen de ces noms.

217. Les noms propres personnels ont une
origine significative, & forment un
sens dans le langage. Ils sont formés
sur les mêmes principes que les autres
mots d'une langue.

Tous les mots formant les
noms propres ou appellatifs
des personnes, ont, en quelque
langage que ce soit, ainsi
que les mots formant les noms des
276choses, une origine certaine, une signification
déterminée, une étymologie véritable.
Ils n'ont, pas plus que les autres
mots, été imposés sans cause, ni fabriqués
au hazard seulement pour produire un
bruit vague. Cependant comme la plûpart
de ces mots ne portent à l'oreille de ceux
qui les entendent aucune autre signification
que de désigner les personnes nommées,
c'est sur-tout à leur égard que le vulgaire
est porté à croire qu'ils sont dénués de
sens & d'étymologie. Il est vrai que l'arbitraire
du choix y a plus influé que nulle
part ailleurs ; & que très-souvent la signification,
& par conséquent la dérivation,
en reste inconnue par l'ignorance où l'on
est des causes particulières qui les ont
fait imposer ; par la maniere dont la
diversité des prononciations les a défigurés
à la longue ; par la perte des primitifs
dont ils sont tirés & qui faisoient
partie de quelque langue ou de quelque
jargon aboli. Mais aucun n'a été imposé
que sur une signification antérieure &
relative à quelque objet de la nature, que
277sur une considération particulière qui a
décidé du choix, qu'en conformité de
l'usage habituel suivi la-dessus dans chaque
pays. Si on faisoit attention à la foule des
noms propres qui offrent à l'oreille un sens
connu ; (Exemple : Nerestan, Nigrum
Stagnum
, ou Nero-Stagno ; Narmoutier,
Nigrum-Monasterium ; Rochechouart,
Rupes nigra ; (Schwart en tudesque
Niger.) Mortemar en France ; Mortimer
en Angleterre, Mortuum mare. Pontailler
en France, Ponfret en Angleterre, Pons
scissus
, Pons fractus. Pequillin ou Pui-Guillaume
Podium Willielmi. Du-Chatel,
Du-Four, Du-Chesne, La-Riviere, Maison-fort,
Richelieu, Châteauneuf, Villeroi,
&c.) si on observoit qu'ils sont tirés de cent
causes suffisantes & sensibles, on en concluroit
bien vite que leur formation a
toujours été dirigée sur la même méthode
générale, & qu'on n'a pas employé une
autre maniere pour ceux dont mille
causes dérobent aujourd'hui la dérivation
que pour ceux où elle reste encore connue.278

218. Les noms propres viennent en grande
partie du jargon populaire & rustique.
Méthode de les former. Causes qui
en font aisément perdre la signification.

Il est très-aisé de la perdre, sur-tout
dans ce cas-ci où le mot n'étant plus appliqué
à l'objet qu'il étoit naturellement fait
pour désigner, est transporté par une convention
particulière à servir comme signe
distinctif d'une personne ou d'une famille.
Or celle-ci ne peut manquer de perdre en
fort peu de tems le rapport de convenance
en vertu duquel on avoit adopté ce nom
pour elle. De plus on sçait avec quelle
facilité les noms propres s'altèrent, ou
même changent en entier, sur-tout parmi les
gens de village. Tous ceux qui possèdent
de grandes terres & d'anciens terriers n'ignorent
pas que les familles des paysans
changent de nom presque à chaque siécle,
par l'habitude où ils sont entr'eux de se
donner des sobriquets qui leur restent. La
moindre circonstance personnelle à un
279homme suffit parmi les gens rustiques pour
lui faire imposer un sobriquet qu'on joint
d'abord à son nom actuel, mais qui dès la
génération suivante reste seul à ses enfans,
quoiqu'ils n'ayent plus en eux la convenance
qui l'a fait donner. Leur usage, à
cet égard, n'est pas nouveau : il ne diffère
en rien de celui des anciens Romains,
chez qui les familles, même les plus relevées,
n'étoient ordinairement désignées
que par un surnom tiré de quelque cause
personnelle, commune, & quelquefois
même ridicule ; en un mot, par un veritable
sobriquet. (Sobriquet, dit Ménage,
de subridiculetum.) Ceux que nos gens de
village imposent en leur jargon fort intelligible
pour eux, ne le sont guères pour
nous. Cependant parmi les noms propres
il y en a une infinité de ceux-ci. Car ce
sont les campagnes qui peuplent les villes,
& non les villes qui peuplent les campagnes.
Autrefois dans toute l'Europe, si
on en excepte la Grèce & l'Italie, les villes
étoient bien moins nombreuses, moins
étendues, moins habitées qu'elles ne sont
280aujourd'hui. Presque tout le monde, nobles
ou roturiers, conquérans ou conquis,
libres ou serfs, seigneurs ou vassaux, habitoient
les campagnes. Les uns, Barbares
d'origine, étoient nobles ; parce qu'ils
étoient les vainqueurs ; parce qu'ils avoient
la force & les armes à la main ; parce qu'il
leur paroissoit honteux de travailler eux-mêmes
aux choses nécessaires qu'ils pouvoient
ravir aux autres ; parce que la prosession
militaire, si estimée chez nous par
de meilleures raisons, étoit la seule prisée
parmi eux. Les autres étoient ignobles par
la loi du plus fort, & par la régle Malheur
aux vaincus
 ; quoique leur origine
Gauloise ou Romaine valût au moins celle
des Francs de Germanie. Mais en tout tems
& en tout pays ces considérations sont surtout
réglées par l'état des personnes. Celui
du peuple conquérant & celui de la nation
vaincue ont été confondus dans la suite des
siécles par les vicissitudes des choses. On
peut hardiment affirmer qu'il n'existe plus
guères de familles sorties du peuple conquérant,
lesquelles ayent conservé sans
281interruption dans ce long intervalle l'état
de leur ancienne origine. Sans parler du
plus grand nombre, qui sont éteintes ; la
pauvreté réduisant la plûpart des autres aux
professions regardées comme ignobles, les
a remis au niveau des conditions communes,
dont plusieurs d'entr'elles ont pu
sortir de nouveau par les mêmes voies dont
celles qui étoient restées dans l'état d'abbaissement,
se servoient pour s'éiever. On
ne peut douter que presque toutes les familles
aujourd'hui subsistantes ne viennent
originairement de gens de village. Le petit
nombre est de ceux qui les habitoient comme
anciens possesseurs de fiefs & de biens
nobles. Le grand nombre est de paysans
qui ayant acquis une fortune plus aisée,
sont devenus bourgeois habitans des villes.
Parmi ceux-ci plusieurs se sont autrefois,
& successivement annoblis, soit par les
armes, soit par les emplois, soit par une
possession non contestée. Ainsi c'est dans
le langage des campagnes & dans les mœurs
rustiques qu'il faudroit principalement chercher
l'origine des noms propres, leur valeur
282significative, & la cause de leur imposition.
Mais pour pouvoir rendre raison
de chacun, il faudroit sçavoir de quelle
province une famille est originaire ; entendre
le jargon populaire de cette province,
& connoître la cause qui a fait imposer
le nom : ce qui est impossible.

219. Des diverses manieres d'imposer les
noms propres, usitées par les différentes
nations. Introduction-de l'usage des
noms héréditaires. Effets de cet usage
sur les mœurs & sur la façon de
penser.

Chaque nation a là-dessus des usages particuliers :
autant de peuples, autant de manieres
d'imposer les noms personnels. Les
Occidentaux modernes suivent presque par
toute l'Europe l'habitude venue des Romains,
d'en donner un propre & distinctif
à chaque famille, & de les rendre héréditaires
des pères aux enfans dans chaque
race. Au contraire les Orientaux, tant,
anciens que modernes, sont dans l'usage de
donner un nom particulier à chaque personne
283de la même race, quoiqu'ils distinguent
la race elle-même par une dénomination
propre & commune à tous ceux qui
en descendent : Les Mermnades, les Macchabées,
les Barmécides, les Ottomans,
Chez eux le nom propre de la personne
est ordinairement quelque titre ou épithete
arbitraire qu'un père, selon sa fantaisie,
donne à son enfant ; quelque assemblage
de mots formant une courte phrase
dont le sens est agréable ou de bon augure.
La Gréce presque par-tout peuplée
de colonies orientales suivoit le même
usage. Les Grecs employoient souvent aussi
la forme patronimique : c'est-à-dire qu'ils
appelloient une personne fils d'un tel en y
joignant le nom de son père : Æacides,
Pelides, Atrides, Heraclides ; coutume
suivie par les Russes [Alexiowits fils d'Alexis,
Fœdorwits, fils de Fœdor, Petrowna
fille de Pierre ; Iwanowna fille de Jean :]
par les Hollandois [Jansson Johannis filius,
Arisclasz Adrianus Nicolai filius, Diricz
Theodorici filius,] & fréquemment aussi
par les Anglois [Richardson, Thomson,
284Filz-james, Filz-Moris :] & par les Juifs
[Maimonides, Ben Ezra, Ben Israël.]

On ne voit pas au juste en quel tems
les Romains ont commencé d'avoir des
noms héréditaires, contre la coutume de
la plûpart des autres nations antérieures
à eux. Les premieres familles où je trouve
un nom constamment héréditaire sont
celles de Marcius & des Tarquins. Le pere,
l'aïeul & les deux fils du roi Marcius,
Sabins d'origine, portoient le même nom.
Tarquin l'ancien étoit d'Etrurie, & d'une
famille originaire de Corinthe. Son pere
s'appelloit Démarate ; mais sa postérité
retint constamment le nom de Tarquin.
Tarquinia, femme du roi Servius, étoit
sa fille : Tarquin le Superbe étoit son petit-fils :
Sextus Tarquinius fils de celui-ci.
Tarquinius Aruns, Tarquinius Collatinus
mari de Lucrece, & plusieurs autres
contemporains de même nom, étoient de
la même famille. Ainsi, soit que l'origine
de cette coutume vînt des sabins, soit
que ce fût un des usages étrusques que
Tarquin l'ancien eût apportés à Rome
285avec beaucoup d'autres que nous sçavons
être venus de-là ;soit qu'il ait commencé par
quelqu'autre cause à s'introduire alors à
Rome, c'est à-peu-près vers ce tems qu'on
voit naître un usage qui pour lors parut peut-être
indifférent & sans conséquence, &
qui depuis a si prodigieusement influé sur
ies mœurs & sur la façon de penser des
hommes.

Au rapport de Varron, les Romains
dans les commencemens, ainsi que les
Latins leurs ancêtres, ne portaient qu'un
seul nom ; comme les noms de Remus,
Romulus, Faustulus, Amulius, Numitor
en font foi. Ce fut des sabins & des
Albains qu'ils empruntèrent, après le
mêlange des nations, la coutume d'en
prendre plusieurs. Numa Pompilius leur
second roi, sabin de naissance, paroît
en avoir apporté l'usage. On sçait que
Pompilius étoit son nom véritable. Numa
est un surnom qui signifie législateur. Il fut
en effet celui des Romains. Le surnom
précede ici le nom propre, contre l'usage
que les Romains suivirent constamment
286depuis de ne le placer que le dernier.

Selon cet usage chaque personne portoit
trois noms, un personnel [prænomen,]
un de famille, successif du pere aux
enfans & qui ne changeoit pas ; c'étoit
le nom véritable [Nomen ;] un d'épithete
ou de sobriquet par lequel on distinguoit
les branches d'une même race [cognomen.]
Nous en usons à-peu-près de même en
France. Nous avons trois noms, celui du
baptême qui est personnel, quoique
commun à une infinité de gens de races
différentes, comme le prénom des Romains ;
celui de la famille, qui est le
véritable nom héréditaire ; & celui d'une
terre que l'on prend pour distinguer les
différentes branches d'une même souche.
L'usage des noms héréditaires est très-sagement
établi. Il a, comme je l'ai remarqué,
prodigieusement influé sur la façon de penser
& sur les mœurs. Il fixe & perpétue la gloire
des gens illustres & des bons citoyens : il est
fait pour inspirer à leurs descendans une
noble émulation. On sçait quel admirable
effet il a produit chez les Romains. Rien n'a
287peut-être contribué davantage à la grandeur
de la république que cette méthode
de succession nominale, qui incorporant,
pour ainsi dire, la gloire de l'Etat à la
gloire des noms héréditaires, joignoit
le patriotisme de race au patriotisme national.
On se récrie souvent sur la folie
que chacun a pour son nom, mais très-mal-à-propos,
ce me semble, puisqu'il
n'y a rien de plus naturel ; j'ose même
le dire, de plus raisonnable. Tous les
hommes ont l'amour de la propriété, &
n'ont pas tort de l'avoir ; car il est juste
& même fort heureux d'aimer ce qui
est à soi par préférence. Mais qu'avons-nous
qui soit plus à nous, & qui nous
appartienne d'une maniere plus incommutable,
plus inaliénable que notre nom ?
La possession de tous les autres biens est
précaire dans une famille. Titres, terres,
fortune, honneurs, tout varie & change
de mains. Il n'y a au monde que cette
petite propriété syllabique qui soit tellement
à une race, que rien ne peut la lui
enlever, si elle veut la conserver. Personne
288n'est certain qu'une possession quelconque,
autre que celle-ci, restera dans sa descendance,
tant qu'elle durera. Pourquoi
l'amour de la propriété ne se fixeroit-il
donc pas par préférence sur la seule chose
qu'il n'est pas possible de perdre ?

220. De la forme des noms propres chez
les Orientaux, & chez les Grecs.

On peut encore aujourd'hui démêler
la signification d'une partie des noms qui
nous restent des langues hébraïque, phœnicienne,
assyrienne, égyptienne ; parce
que ces noms sont en petit nombre ; qu'ils
ne sont qu'un assemblage de plusieurs mots
signifiant pour la plûpart des titres d'honneur ;
& que ces mots se trouvant souvent
répétés sont aisés à reconnoître dans les
mots qu'ils composent. Ab-ram, Pater
excelsus
. Sara, Domina, Regina. Melchi-sedech,
Rex justus. Adad unicus.
Abibal, Pater Deus. Melicerte, ou Melech-Carth,
Rex urbis. Esther, ou Astart,
Astrum, ignis potens. Chinaladan,289ou Khan-el-adon Princeps-fortis-dominus.
Sennacherib, ou Senny-cherif Presbyter
nobilis
. Benjamin, filius doloris. Mercheretz
herus terræ, Bacchus, ou Barchush
Dio-Nysius filius Arabiæ, Deus
Nyssæ
. Sapor, ou Schah-Pour Rex
Deus
, ou selon d'autres Regis filius.
Les noms des anciens Rois d'Assyrie ne
font qu'un amas de titres honorifiques :
Sardanapale, ou Asar-adon-Baal (Rex
Dominus-Deus
.) Nabuchodonosor, ou
Nabo-Chadon-Asar (Propheta vel divinus
Dominus Rex
.) Ces titres chez les peuples
Sabéites ont un rappport aux astres qu'on
appelloit ainsi, & dont les souverains
prenoient les noms. Le docteur Hyde
explique le nom de Pileser, ou Belassar,
par Jovi-Martius : Baal ou Bel étoit la
planette Jupiter, & Azer ou Ader la
planette Mars, La méthode de composer
les noms propres d'un assemblage d'expressions
usitées & significatives subsiste
aujourd'hui dans toutes les langues orientales
modernes qui ont parfaitement conservé
290le génie des anciennes à cet égard.
Exemples : Mahomed, Louable : Morad,
Amurat, Desir : Mustapha, Elu, Choisi
par Dieu
 : Soliman, Pacifique : Nour,
Lumiere : Tamerlan, Fer boiteux : Darius,
Dara, Souverain : Chandersaheb, Compagnon
d'Alexandre
. Parisatis, ou Perizadeh,
Fille d'une fée : Roxane, Lumineuse :
Schemselnihar, Soleil du jour :
Gulhindi, Rose muscade : Gulnare,
Rose-Grenade : Giauhare, Pierre précieuse :
Chemame, Pomme de senteur.

Quoique les Grecs en ayent usé de
même, il ne paroît pas que ce soit dans le
même esprit. Leurs noms propres signifient
à la vérité quelque chose (Philippe, amans
equos
. Alexandre præservans vir. Demochares,
populo gratus-. Nicomaque, victor
pugnans
. Amphitryon, duplex bos. Aicmene,
fortis fœmina,) mais sans qu'on
voie aucun rapport de convenance entre
le nom & la personne nommée. Chez
eux il paroît purement arbitraire &
sans autre cause que la fantaisie de l'impositeur.291

221. Usages des Romains dans l'imposition
des noms propres.

Les Romains nous ont indiqué eux-mêmes
de quelle source ils tiroient leurs
prénoms ; quelles causes en déterminoient
ordinairement le choix. Lucius, celui qui
étoit né à la pointe du jour (Lucis.)
Manius celui qui étoit né le matin (Manè.)
Gayus ou Caïus, à cause de la joie que sa
naissance donnoit à ses parens (Gaudium.)
Cnæus, celui qui naissoit avec des marques
sur le corps [Nævus.] Aldus, celui qu'on
n'avoit élevé & nourri qu'avec beaucoup
de peines & de soins [alere]. Marcus,
Quintus, Sextus, ceux qui étoient nés
aux mois de Mars, de Juillet [Quintilis,]
ou d'Août [Sextilis.] On appelloit aussi
Quintus & Sextus le 5e & le 6e enfant,
Publius celui dont la mère étoit accouchée
en plein air hors de chez elle & dans
un lieu public ; chose qui pouvoit souvent
arriver aux femmes de ce peuple longtems
rustique. On appelloit aussi Publius,
relui qui. étoit resté orphelin avant l'âge
292de puberté [Pupillus ou Pubis] : car ce
n'étoit qu'à cet âge qu'on commençoit à
porter les prénoms. Tiberius celui qui étoit
venu au monde dans une maison voisine
duTibre. Spurius celui dont l'origine tenoit
de la bâtardise. Servius l'enfant qu'on avoit
conservé en perdant la mère [Servare], &c.
(Voyez Valere-Max. l. x.) On avoit
ordinairement l'attention de ne pas donner
le même prénom à deux frères : car c'étoient
les prénoms qui marquoient la distinction
individuelle des personnes de
même nom. Les filles n'avoient ni prénom
ni surnom. Elles ne portoient que le
nom de la famille. La fille de Scipion s'appelloit
Cornelia, celle de Métellus Cæcilia,
celle de Ciceron Tullia, &c.

Quelquefois les Romains nous apprennent
aussi la valeur significative des noms
de famille. Æmilius [agréable], &c.
souvent elle se présente d'elle-même,
comme Porcius celui qui nourrit ou fait
commerce de porcs, Fulvius le Roux ;
Flavius, le Blond, &c. Ils tiroient les
surnoms de mille causes ou circonstances
293différentes. Du lieu de l'origine, Collatinus,
Maluginensis. Du métier qu'on
faisoit ; Metellus, ouvrier à gages, metallo
conductus
. Aurisex orfèvre. De la culture
des légumes, Cicero, Piso, Lentulus. De
l'habitude du corps, Cossus, front ridé ;
Scaurus, boiteux ; Plautus, pied large ;.
Sura, gras de jambe ; Strabo, louche ;.
Cocles, borgne ; Scævola, gaucher ; Capito,
grosse tête. De la couleur du teint, Rufus, .
Niger, Albinus, Ænobarbus [Barberousse ;]
Aquilius [bazané.] Des qualités
de l'ame & du corps : Cato, prudent ;.
Nero, vaillant ; Drusus, fort, robuste ;
Brutus, stupide ; Pulcher, beau. Des
penchans, inclinations & goûts ; Catilina,
gourmand, friand, Catillos-lingens.
Muræna, Lamproie ; Orata, Dorade.
De quelques circonstances de la naissance ;
Posthumus, né après la mort de son pere ;.
Cæsar, né avec des cheveux ; Agrippa,
né d'un accouchement difficile, ægrè
partus
. De la ressemblance avec quelque,
animal, Vacca, Gracchus, Asellio.
De quelques modes introduites, Eimbria
294porte-frange ; Torquatus porte-collier :
souvent ces surnoms étoient
acquis d'une maniere très-honorable ; par
la faveur du peuple, Publicola, Magnus :
par la conquête de quelques nouvelles
provinces acquises à l'Empire Romain,
Africanus, Dalmaticus, Numidicus,
Isauricus. Remarquons sur les noms
propres des familles Romaines, qu'il
n'y en a pas un seul chez eux qui ne soit
terminé en ius ; désinence fort semblable
à l'ὅιος des Grecs, c'est-à-dire, filius : en
effet nous sçavons que Cæcilius signifie
fils de Cæcula : Julius fils d'Iule : Æmilius,
fils d'Æmilos, &c. par où on pourroit
conjecturer que les noms de familles, du
moins ceux des anciennes maisons, seroient
du genre patronimique, & que c'est en
cette forme qu'ils furent établis, lorsque les
Romains les rendirent héréditaires aux
descendans, contre l'usage des autres
nations. Peut-être les Romains n'ont-ils
pas toujours eu cet usage eux-mêmes,
quoique nous n'en voyions pas nettement
le commencement parmi eux.295

222. Indication des différentes sources d'où
sont sortis les noms héréditaires
usités parmi nous.

Parmi nous les noms propres héréditaires
ne sont usités que depuis peu de
siécles. Lorsqu'on commença d'en introduire
l'usage, chacun n'avoit de nom
propre que son nom de baptême, &
y ajoûtoit, pour se distinguer, soit le nom
du lieu dont il étoit natif, ou qu'il possédoit,
ou dans lequel il faisoit sa résidence ;
soit le nom de sa prosession ; soit
celui de quelque marque corporelle propre
à lui servir de signalement. On voit par-là
que chez nous la méthode de fabriquer
les noms est fort semblable à celle que
les Romains employoient pour leurs surnoms,
& que ces deux peuples les ont
tiré des mêmes espéces de circonstances
& de considérations.

Une coutume religieuse a dès long-tems
porté les Chrétiens à prendre à la cérémonie
du baptême le nom de quelque
ancien personnage béatifié par l'Eglise,
296pour la sainteté de sa vie, & à se mettre
sous son patronage & sa protection. Mais
plusieurs de ceux dont on prend le nom,
portoient eux-mêmes durant leur vie ces
noms qui n'ont été sanctifiés qu'après leur
mort. Ainsi l'usage de prendre des noms
de saints n'étoit pas si général autrefois
qu'il l'est aujourd'hui. Il paroît qu'à cet
égard la méthode des peuples Chrétiens
étoit souvent la même qu'ils avoient
suivie avant leur conversion. On auroit
peine à dire quels étoient les patrons de
S. Louis, roi de France, de S. François,
de S. Charles Borromée. Ceux-ci
portoient ces noms par d'autres causes ;
& il en faut rechercher plus loin la premiere
origine. Ceux des François étoient
Tudesques. Wachter & M. Jault en ont
fort bien expliqué plusieurs dans leurs
dictionnaires. Ceux des Gaulois étoient
les uns Celtiques, les autres Romains vu
le mêlange des deux nations, depuis plusieurs
siécles. Le détail des noms Celtiques
se trouvent dans les lexiques de cette
langue & de ses dialectes. Ils ont souvent
297de l'affinité avec les noms Tudesques ;.
le langage & la nation des Celtes ayant
été fort répandus dans la Germanie ; &
même beaucoup plus avant, à l'orient &
au midi, par un grand nombre de peuplades.
De plus, les divers langages des
Barbares Européens avoient entr'eux une
analogie qu'on y remarque encore d'une
maniere sensible dans ce qui nous en reste.
Les historiens de l'antiquité les comprennent
souvent sous le nom de Celtes, &
leur langue sous celui de Celtique : comme
dans le Levant on les appelle tous du nom.
de Francs, quoiqu'il n'appartienne proprement
qu'aux François, & que la
Celtique proprement dite, ne fût que
le pays compris entre la seine & la
Garonne.

Les origines connues des noms peronnels
de famille sont dérivées

Des noms de lieux, Rochefort,
Neuville, Dupré, La Fontaine, Dugué,
Champier, Deschamps, la Roche, la
Baume
[i. e. Précipice, lieu esarpé.]
Villete, Semur, [i. e. Sine muro :] La
298Ferté
[de Firmitas, une ferme, & de
feritas, un parc de bêtes fauves.] Duvivier,
Dubois, Vergier, la Chesnaye,
Châtillon, Beaufremont [i. e. Montagne
de Befroy ou de la Cloche ;] Montbrun,
Châteauvert, &c. Cette origine
est la plus ordinaire de toutes. La
signification de tous ceux qu'on vient
de lire se présente d'elle-même ; mais il
y en a de si défigurés qu'on ne peut les
reconnoître, si on n'est d'ailleurs remis
sur la voie. Briquemaut, nom d'une
famille ancienne, c'est de Pré Grimault,
[de prato Grimaldi.]

Les noms de lieux sont eux-mêmes,
comme il est aisé de le remarquer, en
tous les pays & en toutes les langues,
dérivés de leur position physique, des
productions du terroir, de quelque qualité
naturelle ou accidentelle à l'endroit. Les
seigneurs prenaient les noms des lieux ;
qu'ils possédoient. Mais les gens natifs
ou habitans du lieu le prenoient aussi
pour se faire reconnoître ; C'est encore
a coutume parmi les moines qui ont retenu
299les usages ainsi que les habillemens des
siécles de leur institution. Il y a des ordres
religieux dont les membres n'ont d'autre
nom que celui du baptême, joint à celui
de leur lieu natal. Une marque infaillible
d'ancienne noblesse est d'avoir pour nom
de famille celui de la terre qu'on possède ;
pourvû qu'on ait, de tout tems connu,
porté le nom & possédé la terre ; ou du
moins qu'on soit évidemment connu pour
descendant de ceux qui réunissoient les
deux circonstances. C'est un article sur
lequel on commet bien des supercheries &
de bien des manieres. En général il n'y
a point de titre de noblesse plus clair,
moins contestable, moins sujet à la fraude
que la possession de la même terre, continuée
de père en fils pendant plusieurs
siecles ; soit qu'on n'en porte pas le nom
soit qu'on l'ait toujours joint à la possession
de cette terre ; ce qui est encore
mieux.

Comme les lieux ont donné le nom
aux personnes, il est fouverit arrivé que
les personnes ont donné leur nom aux
300lieux où elles ont fait de nouveaux établissemens,
soit en bâtissant, soit en défrichant.
C'est ce qu'on remarque très-souvent
dans les campagnes, sur-tout dans
celles où les villages sont divisés par
hameaux, chacun desquels porte le nom
d'un ancien chef de famille. Les Romains
ont autrefois laissé leurs noms dans une
infinité de lieux, où ils ont eu des habitations,
comme Luzi, Germanci, Pompone,
c'est-à-dire, Lucii, Germanici, Pomponii
subaud. Villa. Coquille en son histoire
de Nivernois, en cite grand nombre
d'exemples.

Des noms de nations. Allemand,
le Normand, Sarrazin, Bretonnier, Picart,
l'Anglois.

Des noms de baptême. Quand l'usage
de porter le nom héréditaire, inconnu aux
Barbares & aux Orientaux, mais constamment
pratiqué par les Romains, a commencé
de s'introduire en France, les noms
de baptême sont devenus héréditaires à
ceux qui n'en voulurent pas prendre, ou
qui n'en avoient pas d'autres à porter.
301Plusieurs maisons nobles sont dans ce cas ;
mais ils sont sur-tout aujourd'hui fort communs
parmi les familles bourgeoises.

Le christianisme répandu dans un si
grand nombre de climats, a produit partout
de saints personnages. De plus, j'ai
déjà remarqué que les noms adoptés au
baptême ne sont pas toujours des noms de
saints, mais souvent des noms habituels &
anciens chez chaque nation. Ainsi les noms
de baptême viennent de toutes sortes de
langues. Il y en de celtiques comme
Richard ; de barbares, comme Albert ;
de gothiques, comme Geoffroy (Gothofridus)
de grecs, comme Nicolai ; de latins,
comme Julienne ; d'hébreux, comme
Jeannin, &c. Au village, pour peu qu'un
homme ait un nom de baptême singulier,
les gens du lieu lui laissent ce nom &
le continuent à ses descendans, en leur
faisant perdre celui qu'ils avoient auparavant.
Mais ils le défigurent étrangement
par leur mauvaise prononciation. J'en ai
sous les yeux quantité d'exemples, comme
Dauvet pour David, Safurin pour Symphorianus.
302Les altérations nées d'une prononciation
vicieuse qui n'est plus aujourd'hui
que chez les peuples rustiques,
étoient communes par-tout, avant que la
nation fût instruite & lettrée. Senneterre
ancien seigneur de la Ferté, c'est Nectaire,
Sanctus Nectarius dérivé du latin
nictare, i. e. clignoter comme font les
gens qui ont la vue foible. Ce nom est
du genre de ceux qu'on a tiré d'une habitude
corporelle.

Des titres, emplois, arts & professions,
soit qu'on les exerçât réellement, ou par
quelque allusion en forme de sobriquet qui
y avoit rapport. Le Prince, le Roi, l'Empereur,
l'Evêque, le Duc, Comte, Bailli,
Doyen, Lemoine, Prieur, Leclerc, le
Maître
, Medicis, le Tonnelier, Chevalier,
le Veneur, Marchand, Masson, Charpentier,
Marin, Forgeron, le Fevre, ou
Fabri, &c.

Parmi les noms de cette espece-ci, il y en
a beaucoup dont la signification est perdue,
parce qu'ils font allusion à des fonctions
autrefois usitées ; & dont le nonusage a
303fait abolir le nom. Ceux dont le hazard
nous a conservé le sens comme Macheco,
Colbert, &c. sont une preuve de l'impossibilité
où l'on est d'en expliquer beaucoup
d'autres, malgré la certitude où l'on doit
être qu'ils signifient quelque chose en effet.
(Voyez le Dictionnaire de Menage sur
ces deux mots).

De la forme ou des habitudes du
corps. Petit, le Gros, le Bossu, le Mingre,
le Blanc, le Noir, Brunet, Moreau, Bureau,
Testard, le Beau, Joly, Tondu, &c.

Des qualités de l'ame & de l'esprit.
Le Sage, Doucin, Hardy, Martel,
Prudhomme.

De la ressemblance vraie ou prétendue
avec certains animaux. Le Belin,
Mouton, Berbis, Chevreau, Taureau,
le Bœuf, Renard, Rossignol, le Coq, &c.

Ces trois ou quatre dernières especes ont
introduit des noms fort bizarres sur lesquels
Falconet a fait diverses remarques en
parlant de l'établissement des noms propres.
(Mem. de l'Acad. t. xx, p. 444.)
Tels sont Huche-chien, Eveille-chien,
304Egorge-cochon, Horloge, Taillefer. Quatrebarbes,
Quatre-fols, Aux-épaules, le Bufle,
la Buflesse, &c.

De quelques circonstances de la
naissance, de l'âge, de la parenté. Besson,
(gemeau) Vieux, Lejeune, Frère, Cousin,
&c.

Enfin de mille circonstances singulières ;
événemens de la vie d'un homme,
faits & personnalités, la plûpart du tems,
inconnus, propres à lui avoir fait imposer
un titre, une épithete, un sobriquet,
en un mot, une dénomination quelconque.

223. Causes de l'imposition des noms de
lieux.

Dès qu'il est démontré que les noms
appellatifs des personnes ont leurs significations
provenues de cent causes variées,
il devient inutile de prouver que les noms
appellatifs des lieux ont tous aussi la leur.
Dans ceux-ci les causes de l'imposition
sont plus restreintes & plus faciles à
305connoître. Elles sont géographiques,
morales, ou personnelles ; c'est-à-dire,
provenues, soit de la nature & de la
situation des lieux ou des productions
du terroir ; comme Hollande : terre creuse,
pays-bas ; Hesperie, pays occidental ;
Biledulgerid, pays des dattes ; soit du
caractere, des mœurs & des usages de la
nation qui l'habite ; comme Belges, peuple
féroce, querelleur ; François, peuple libre ;
Bourguignons, peuple habitant des lieux
clos & murés ; soit du nom du fondateur
ou de celui d'une colonie survenue : comme
Peloponnese, isle de Pelops ; Andalousie,
pays des Vandales. De ces trois causes, la
premiere étant la plus sensible, est aussi
la plus ordinaire. La dérivation par le
nom du fondateur ne doit être admise
qu'autant qu'on l'a trouvé fondée sur un
fait historique bien prouvé. Dans les
siécles d'ignorance ou l'on écrivoit
l'histoire sans critique, on faisoit venir
les François de Francus, petit-fils d'Hector ;
les Bretons, de Brutus ; les Medes, de
306Medus, fils de Medée ; les Turcs, de
Turk, fils de Japhet. On avoit toujours
tout prêt quelque Prince imaginaire, d'un
nom identique à celui de chaque peuple
dont on le disoit auteur. Malgré le silence
des monumens historiques, son nom
forgé sur celui de la nation suffisoit pour
admettre son existence. Je ne sçais si
l'histoire, sur-tout l'histoire ancienne, est
suffisamment dégagée de ces noms, de
ces faits, de ces étymologies inventées
à plaisir. Le plus sûr est de les regarder
comme fabuleux, à moins que le récit
ne soit accompagné de particularités vraisemblables
& bien liées avec l'histoire
du tems ; & de chercher ailleurs l'origine
du nom des villes & des nations.
s'il est plus que douteux, malgré l'opinion
commune & presque généralement
reçue, que la plus célèbre des villes &
des nations, Rome & les Romains,
tirent leurs noms de Romulus son prétendu
fondateur, (Voyez n° 260) que
peut-on penser de la plûpart des autres
étymologies du même genre ?307

224. Les noms personnels & les noms
de lieux ont conservé les restes de
l'ancien langage de chaque pays.
Utilités historiques, critiques & grammaticales
qu'on peut retirer de la
recherche & de l'examen de ces
noms.

Je ne m'arrêterai pas à montrer par
un plus grand nombre d'exemples, que
les noms géograghiques, soit de lieux,
soit de peuples, dérivent des trois sources
qne je viens d'indiquer. La foule de ceux
qu'on peut apporter en preuve sur chaque
espece est si grande, que d'eux-mêmes ils
s'offrent à l'esprit par milliers. On feroit
un assez gros livre en se bornant à rassembler
en forme de Dictionnaire géographique
les noms des lieux, avec l'explication
de ce que chacun d'eux signifie.
Ce seroit un ouvrage fort curieux que de
recueillir en un même volume tout ce que
la connoissance de l'histoire & des langues
anciennes offre sur cette matière dans un
grand nombre de sçavans écrits où le
308détail en est répandu. Il n'y auroit
guères de nomenclature plus utile. On
y démêleroit d'un coup d'ceil le vrai ou
le faux de quantité de faits & d'opinions
historiques. On y reconnoîtroit la véritable
position des villes anciennes, dont
le nom décrit souvent l'assiette & la nature
du terroir. Le nom moderne n'est
quelquefois qu'une pure traduction, qu'un
renversement, presque toujours qu'une
altération de l'ancien nom. On a beau
chercher le Portus Iccius, où César s'embarqua
pour l'Angleterre, ailleurs qu'a
Calais ; l'identité du nom, plus forte
que toutes les dissertations conjecturales
tirées de quelque argument en faveur d'un
autre lieu voisin, nous ramènera toujours à
celui-ci, en voyant que CalasignifiePortus,
& qu'Is est le même mot qu'Iccius. On
dit que Samarobriva est le même lieu
qu'Amiens. Mais on peut aussi-bien présumer
sur l'inspection du mot que c'est Bray-sur-Somme,
Briva ad Samaram, ainsi nommée
à cause de son pont sur la somme
309car c'est ce que le mot Briv *2 signifie en
langue celtique. Ispahan, selon quelques
auteurs, est l'ancienne Hecatompile ;
mais le nom montre au contraire que
c'est l'ancienne Aspadana c'est-à-dire la
Cité des cavaliers. La cause du nom s'y
est conservée comme le nom même : car
les habitans de cette ville sont encore
aujourd'hui les plus adroits cavaliers de
l'univers.

On remarqueroit encore dans ce recueil
que des noms tout-à-fait différens par
leur son & par leur forme sont absolument
310les mêmes par le sens & par l'idée qu'on a
voulu exprimer. Qu'il y a beaucoup de
synonymes qui ne s'offrent pas pour tels à
la vue ni à l'ouïe : comme Rome & Valence ;
(Forteresse) France & Phrygie
(pays libre ;) Tyrrheniens & Bourguignons
[habitans des enceintes murées] ; Pelasges
& Numides [peuple dispersé, vagabond,]
sans que ces peuples ayent entr'eux rien de
commun que l'habitude d'un certain usage
qui leur a fait imposer le même nom en
divers langages. Que les racines des noms
géographiques, tirés de la nature & de l'assiette
des lieux, sont en très-petit nombre,
& reviennent à tout moment dans la fabrique
de ces noms. Que celles même
qui paroissent différentes à l'œil ou à l'ouïe,
ne sont que des synonymes exprimant le
même sens en différens langages. Dans
un des chapitres précedens, j'ai indiqué
par quelle méthode on pourroit retrouver
en partie les langues perdues. Mais rien
ne fourniroit tant de mots que le recueil
des noms géographiques d'un pays, si on
parvenoit à démêler leur signification. C'est
311là sur-tout qu'ils se sont matériellement
conservés comme en dépôt, en même
tems que leur force significative est tombée
dans l'oubli. Le principal vocabulaire
actuel d'une ancienne langue abolie, c'est
la table géographique des noms de lieux.
Il est certain en effet qu'il n'y a pas un nom
de lieu, considérable ou non (car aux
champs les moindres piéces de terre
ont leur nom particulier) qui n'ait eu sa
signification propre en la langue du pays.
Plusieurs sont encore intelligibles. Un plus
grand nombre ne le sont plus. Leibnitz a
dit avec vérité [Miscellan. Berol. j. 1.]
qu'autant nous voyons de noms de contrées,
peuples, villes, rivières, champs,
prés, bois, montagnes, &c. [ajoûtons,
& de personnes] dont la signification ne
nous est pas connue, autant nous pouvons
assurer que nous avons perdu de
mots dans l'ancienne langue du pays.312

Chapitre XIV.
Des Racines.

225. Difficulté, de remonter une grande
partie des mots jusqu'à leur racine
organique ou clef primordiale.

226. Des racines improprement dites, &
des racines absblues.

227. Les racines absolues peuvent éprouver
par la prononciation des changemens
qui rendent leur identité méconnoissable.

228. Les vraies racines doivent être considérées
en bloc comme des clefs.
Exemples des clefs syllabiques. Il y
en a même qui ne sont composées que
d'un seul caractere.

229. Exemple de la maniere dont les
dérivés s'écartent de la forme & du
sens primordial de leur racine.

230. Exemple des écarts prodigieux de
l'esprit & de l'abus qu'il fait des
313racines, en les employant à exprimer
des choses qu'elles ne sont nullement
propres à dépeindre.

231. Exemple de ce qu'une racine peut
produire en ordre naturel & progressif,
& de ce qu'elle ne produit qu'en sous-ordre
par une fausse application de
l'image primitive.

232. Une même racine pousse des branches
de dérivés qui n'ont en apparence rien
de commun pour le sens, le son & la
figure.

233. Premier exemple.

234. La nécessité de combiner le nombre prodigieux
des objets & des sentimens,
par le petit nombre des inflexions vocales,
a contraint de fabriquer les mots
par une méthode de synthèse & d'approximation.

235. Autre Exemple.

236. Les dérivations équivoques, qui
paroissent prendre des routes opposées,
aboutissent pourtant presque
toujours à la même racine : nombre
infiniment petit des racines.314

237. Les écarts de l'esprit sont plus fréquens
& plus difficiles à reconnaître, que
ceux de la figure ou du son.

238. On s'écarte quelquefois jusqu'à arriver
au point opposé, & à exprimer
précisément le contraire de ce qu'on
veut dire.

239. Source des anomalies dans la fabrique
des mots.

240. On forme sur une racine nécessaire
les substantifs physiques par imitation
ou par organisation ; & l'on dérive
de ceux-ci, par la même méthode,
tous les autres mots d'une langue.

241. Les racine sont, pour la plûpart, des
mots inusités dans les langues, où ils ne
servent qu'à former les mots d'usage,
par une méthode de synthèse.

242. Cette méthode de synthèse est facile à
reconnoître dans tous les langages
où l'on fait quelqu'exercice de l'esprit.

243. Comparaison des signes radicaux avec
les conceptions abstraites.

244. Les primitifs sont souvent inusités aussi.

245. Exemple des occasions ou les primitifs
315qui sont hors d'usage ailleurs, se sont
conservés.

246. Cause des variétés de dénomination
d'un même objet en différens langages.

247. Variations introduites par l'usage
dans les dérivés d'un même primitif.

248. Forme générale des racines & des
dérivations par degrés.

249. Cause physique qui rend inévitable
l'altération des primitifs.

250. Observation particulière sur l'origine
des mots françois.

251. Il y a des racines, autrefois venues
de notre langue, qui y sont rentrées
sous une autre forme, & sous un
autre son, mais avec la même valeur
significative, qui n'est plus guères
entendue.

252. La racine des verbes est dans l'impératif.

253. Du signe radical de la négation & de
la formule des locutions négatives.

254. Difficulté de connoître la racine organique
des particules & des propositions.316

255. Remarques sur les racines des terminaisons.

225. Difficulté, de remonter une grande
partie des mots jusqu'à leur racine
organique ou clef primordiale.

Tout ce que j'ai dit jusqu'à
présent des opérations naturelles
& nécessaires de l'organe
vocal tendoit à établir
l'existence d'un petit nombre de sons radicaux,
dont tous les mots des langages ont
tiré leur premiere origine par une grande
variété de dévelopemens. Il s'en faut peu
que je n'aye suffisamment traité cette matière,
quand j'ai parlé des six ordres des
mots primitifs, nécessairement, ou presque
nécessairement fabriqués par la nature, &
résultans de la construction physique des
organes vocaux : (Vid. Chap. VI.) c'est
de-là qu'est sortie, immédiatement ou
médiatement, la fabrique entière des mots
usités dans les langages quelconques. Il
ne reste plus qu'à faire sur les racines
317quelques remarques particulières ; qu'à
indiquer, par l'exemple de quelques sons
radicaux, par l'analyse de leurs développemens,
comment on doit s'y prendre
pour chercher & retrouver les racines ; pour
observer leur propagation, & les rapports
bien ou mal établis entr'elles & leurs dérivés :
qu'à montrer comment on peut les reconnoître,
quoique les mots où on les trouve
n'ayent plus aucun rapport de signification
avec le signe radical. On verra ici
quelles sont les causes de ces altérations prodigieuses
du sens primitif : on sentira que,
puisqu'il est rarement possible de pouvoir
les suivre & les reconnoître, il ne faut ni
s'étonner qu'on ne puisse pas toujours
rendre raison du procédé, ni exiger qu'on
ramene tous les dérivés à leur racine primitive
& organique, dont ils se sont
si prodigieusement & si irrégulièrement
écartés.

226. Des racines improprement dites, &
des racines absolues.

Les racines sont de deux especes : les
318unes sont improprement dites ainsi, pour
indiquer la simple descendance d'un mot,
sans qu'il soit question de remonter à sa
premiere source. (Voy. n°. 76.) Comme
lorsque je dis que le verbe latin Cendo,
i. e. brûler, luire, ou, (ce qui est la même
chose) que le mot Canus, i. e. blanc,
éclatant, blanc de lumière, est la R/. du
françois Chandelier, par les intermédiaires
Candens, Candela, Candelabrum,
De même du françois Candidat, par les
intermédiaires candeo, canus, candidus,
candidatus, i. e. vêtu de blanc. De même
du françois incendie, par les intermédiaires
cendo, incendo, incendium. De même
du françois cendres, par les intermédiaires
cendo, cinis, cineres. Tous ces mots
françois tirent leur origine du mot cendo,
que je puis appeller leur primitif, parce
que je le trouve dans le latin, dont la
langue françoise est la fille immédiate.
Mais je sçais bien que ce mot n'est nullement
primitif : ce n'est que par usage &
par maniere de parler, que je l'appelle
ainsi. Si je remontois de la langue latine
319à la grecque, sa mère, j'y trouverois le
vieux mot κάω uro, accendo ; & de-là,
en remontant à l'oriental, le mot הרק
cadah) i. e. incendit. Avec tout cela,
je n'aurois pas encore le véritable primitif,
qu'il faudroit chercher plus avant ; car
je sens bien que je ne suis pas arrivé à
la pure racine organique & primordiale.
Mais, faute de connoissances ultérieures,
le mot cadah m'en tiendra lieu ; & je
l'appellerai racine, quoique les racines de
cette espece ne méritent ce nom qu'improprement.

On ne devroit proprement le donner
qu'à l'autre espece de racines, comprenant
les sons vocaux, nés de la conformation
de l'organe indépendamment de toute
convention arbitraire, propres à peindre
par imitation l'existence physique de
l'objet exprimé, ou à montrer les rapports
généraux, qui se trouvent entre certaines
impressions & certains organes. (Voyez
n° 68-80.) Celles-ci sont véritablement
des racines absolues & primordiales ; telles
enfin, qu'elles semblent données par la
320nature qui paroît les avoir appropriées à
designer tout un genre d'idées, toute une
espece de modification des êtres. C'est
ainsi que nous avons reconnu ci-dessus,
par une analyse soutenue, que ST peignoit
la fixité ; SC l'excavation ; FL le
liquide & la fluidité, &c. (Voyez n°79.)

227. Les racines absolues peuvent éprouver
par la prononciation des changemens
qui rendent leur identité méconnoissable.

Les véritables racines de cette espece
subissent quelquefois de notables changemens
jusques dans leurs germes, par la
seule diversité que deux peuples, qui emploient
également cette racine, auront
mise dans la maniere foible ou appuyée
d'en articuler les élémens, quoiqu'ils y
employent exactement les mêmes organes,
& dans le même ordre. On auroit peine
alors, sans quelque attention, à reconnoître
les deux mots si diversement prononcés
par deux peuples, pour n'être
321identiquement qu'une seule & même
racine : mais dans les dérivés, où l'altération
& la dissemblance ne font que
s'accroître, on n'y reconnoît plus rien
du tout. Par exemple, les dialectes latins
disent FoRT : les dialectes tudesques,
pour exprimer la même idée, disent VaLD.
Voilà deux primitifs radicaux, qui diffèrent
beaucoup à l'oreille, & même à la vue,
d'ailleurs identiques pour le sens. Analysons
leurs élémens : nous verrons que
chacun de ces mots est composé de trois
coups d'organes, donnés par les mêmes
organes, & dans le même ordre, sans
autre différence, sinon qu'ils sont rudes
dans l'un des mots, & plus foibles dans
l'autre. Que pourroit-on exiger de plus
pour l'identité, lorsqu'on y trouve aussi
celle de la signification, sans laquelle les
autres ne prouveroient rien, & ne seroient
qu'un effet du hazard ? Nous trouverons
dans ces deux mots,

La lettre labiale sifflée, rudement
sifflée … F
322La lettre labiale sifflée, doucement
sifflée … V

La lettre de langue rude … R
La lettre de langue moyenne … L

La lettre dentale forte … T
La lettre dentale moyenne … D

On reconnoît donc, par l'analyse, que
ces deux mots, déjà les mêmes quant à
la signification, sont matériellement aussi
les mêmes, quelque dissemblables qu'ils
eussent paru d'abord. La différence est
encore plus marquée dans les dérivés Forteresse
& Validité. Qui se douteroit qu'ils
sont sortis de la même racine, Ne poussons
pas plus loin cette minutieuse anatomie,
qui ne feroit qu'ennuyer & fatiguer le
lecteur. Il sentira, sans peine, par ce
seul exemple, combien dans le parallèle
des langues on trouveroit de mots, disparates
en apparence, qui néanmoins se
trouvent tenir à la même racine, lorsqu'on
a la patience de la déterrer à fond, &
de la disséquer dans le plus exact détail.323

228. Les vraies racines doivent être considérées
en bloc comme des clefs.
Exemples des clefs syllabiques. Il y
en a même qui ne sont composées que
d'un seul caractere.

Il seroit peut-être plus juste & plus à
propos de considérer chaque racine véritable
de ce dernier genre, non par sa
voyelle ni par ses consonnes, mais en bloc
comme une figure hiéroglyphique, comme
un caractéristique (ou clef à la chinoise)
représentant d'une maniere nécessaire (à
ce que je crois, mais si l'on veut conven
tionnelle ou habituelle) l'objet extérieur
d'un certain genre qui a frapé l'oreille ou
la vue. J'ai déjà donné des exemples très-sensibles
de ceci, (Voyez ibid.) En voici
un autre qui n'est pas moins frapant ; &
j'en rassemblerois un grand nombre, au
besoin, si j'avois dessein d'épuiser la matière.
Le caractere AC doit être considéré
en lui-même comme désignant dans le sens
propre ou figuré tout ce qui est pointu,
324perçant, pénétrant, allant en avant, ou
qui agit de cette maniere. C'est sous cette
cles AC que la multiplicité des noms de
choses qui désignent de telles actions ou
de tels effets viennent se réunir.

tableau pointe | aiguiser | ortie | épine | barque legere à prouë pointue | cimeterre | dard, point, vigueur pénétrante | trait, javelot | pierre à aiguiser | herbe qui tue | orge piquant, bled barbu | sommet, sommité, pic, pointe qui s'avance | rayon | écouter attentivement, prêter, dresser, pointer l'oreille | blessure | coude, angle | hameçon325

tableau courbé en pointe | brillant, rayonnant | pointe, jeu de mots | douleur aiguë | paille, tige, baguette, barbe d'épi | oiseau de proie, oiseau à serre pointue

tableau Acus | Acre | Acuo | Aigre | Alacer | Aigu | Acies | Aiguille | Acinus | Acide | Acumen | Acier | Acetum | Agacer | Aculeus | Aigrette | Acerra | Navette pointue par les deux bouts | Aigle | Aquilin | Acervus | Monceau en pointe | Ancre | Accipiter | Angle | Accipio | Anguille | Angor | Angoisse | Anxietas | Agonie | Angulus | Angustia | Anchora326

Et de même en d'autres langues, sans
parler de divers autres dérivés dont le sens
n'a plus de rapport au caractere radical,
comme ancilla, servante qui donne le
bras à sa maîtresse d'άγκών cubitus. De
même d' άγκών (cubitus) les Grecs ont
donné au concombre le nom d'ἰγγουρίον
parce qu'il est long & coudé. Mais sur ce
dernier mot grec, les Vénitiens apellent
Angouri une grosse pastèque verte, ou
melon d'eau tout rond, qui n'est ni oblong
ni coudé.

Tous ces mots paroissent venir originairement
de l'oriental םקע pungere
dont AC est le caractere radical. Je n'ai
pas besoin d'avertir que le mot latin ago,
agir, aller en avant, vient de la même
R/. ainsi que ses composés & ses dérivés
sans nombre en tant de langues.

L'articulation rude R par laquelle l'organe
frôle l'air, c'est-à-dire le pousse d'un
mouvement suivi, mais par soubresaults,
forme seule une clef ou germe radical servant
à nommer la classe des choses rapides,
roides, rudes, ruineuses, rompues, qui
327ont des inégalités ou des rugosités, &c ;
un mot susceptible de maniere ou d'autre,
soit activement, soit passivement, d'un mouvement
vif & réitéré par soubresaults, tel
que l'organe le peint en l'effectuant sur
l'instrument vocal ; en cherchant à rendre
l'image de la chose même par l'image du
mouvement qu'elle opère ou qu'elle a reçu.
Ces termes imitatifs, par rudesse ou râlement,
sont nombreux en chaque langue,
parce qu'ils ont à peindre un effet très-commun
dans la nature ; effet dont la peinture
peut d'ailleurs être aisement appliquée
par métaphore aux choses intellectuelles &
morales. Je ne citerai que quelques-uns de
ceux qui peignent l'action physique, laissant
à part le nombre prodigieux de leurs
dérivés où cette action est allégoriquement
exprimée.

tableau Strepitus | Irroro | Præcipitium | Confligo | Fremitus narium328

tableau Rota | Fluentum, fluxio | Impetus | Interfluo | Fractura | Horreo, rigeo, Lima | Præcipitor | Fremitus aquarum | Stridor | Traho | Robur

tableau Rado | Rastrum | Irrito | Rapio | Rigor | Rabies | Rima | Ramentum | Ringo | Rarus | Ripa | Raucus | Rivus | Remex | Rixa | Retro | Robur | Rheda | Rodo | Rhenus | Rota329

tableau Irrigo | Rosirum | Rubus | Ruo | Ructus | Ruptura | Rudera | Rupes | Rudis | Ruscus | Rumor | Rutilus | Rumpo | Rutrum | Ruga | Rursus

tableau Racler | Rainure | Rage | Râler | Rape | Ronce | Ravir | Rapt | Rauque | Rasoir | Rame | Rateau | Rapide | Raie | Ruer | Rive | Ruine | Riviere | Rot | Rogue | Ronfler | Rompre | Rabot | Rouë | Roide | Rouler | Rigoureux | Ruisseau | Rugir | Rumeur330

Sans parler de tant d'autres mots ou le
frôlement de langue, se joignant à d'autres
articulations des organes voisins, sert de
base & de principe d'énonciation, tels
que FR, SCR, STR, &c. sans parler aussi
de la préposition re, qui en tant de langages
est consacrée à exprimer le mouvement :
de l'action répétée & continuée
par itération.

229. Exemple de la maniere dont les dérivés
s'écartent de la forme & du sens
primordial de leur racine.

Je viens de citer le mot ancilla (servante)
venu d'ἀγκάν, (coude ;) & le coude
a été ainsi nommé à cause de sa figure en
angle. Ce mot ancilla, lorsqu'il est isolé,
ne tient plus rien à l'idée générale d'aigu,
de perçant, d'anguleux. Il offre un exemple
de la prodigieuse extension que prennent
les racines organiques & absolues,
telles que la R/. AC, à force de diverger
& de se propager de branches en brançhes.
On y voit comment les idées en
331s'écartant de près en près par de petites
routes détournées, parviennent en peu
de marches à se trouver fort loin du point
du départ ; & comment elles forcent les
racines simples & originales à dériver avec
elles, à varier de son & de figure, en second,
troisième & quatrième ordres, correspondans
aux ordres & aux nombres d'idées
successivement entées les unes sur les
autres. AC est l'expression générale de ce
qui est aigu. Ἀγκύλος signifie en particulier
une ligne courbée, pliée en pointe, un
angle, un crochet. Ἀγκών est plus particulièrement
le pli des os du bras, le coude.
De-là vient qu'à Rome on a nommé ancilla
une servante dont la fonction propre, semblable
à celle de nos écuyers, étoit de
donner le bras, le coude à sa maîtresse, lorsqu'elle
marchoit par les rues : comme on y
nommoit ancile le bouclier qu'on portoit
sur le coude. Mais comme ancilla étoit une
espece de servante, on y a bientôt appellé
de ce nom toutes les servantes domestiques
d'une maison, quel que fût leur emploi. Le
vieux verbe anculo dérivé d'ancon y est
332devenu synonyme du verbe ministro dérivé
de manus, & a signifié toute sorte de service
quelconque. Après être descendu du
général au particulier, on a remonté du
particulier à une autre espece de généralisation
qui n'a plus rien de la précédente.

230. Exemple des écarts prodigieux de
l'esprit & de l'abus qu'il fait des
racines, en les employant à exprimer
des choses qu'elles ne sont nullement
propres à dépeindre.

On a pu remarquer dans l'exemple précédent
qu'en même tems que l'esprit vague
& dérive d'idées en idées, il se tient
toujours attaché au son radical par lequel
la nature lui avoit indiqué d'exprimer sa
premiere idée ; & qu'il s'y tient, malgré le
changement qu'il apporte en sa maniere de
considérer les objets. En usant de cette
méthode, il s'écarte de son point fixe fort
vîte & fort loin. Telle une corde attachée
par un bout en se déployant de plus
333en plus par l'autre bout, parcourt des terreins
de diverses natures.

Donnons un autre exemple où l'on
verra comment l'esprit, sans perdre de
vue la clef radicale, la figure primordiale
& caractéristique qu'il avoit saisie, va
cheminant & s'égarant d'idées en idées,
d'objets en objets, parce que dans le nombre
des perceptions qu'offroit un objet,
l'esprit s'est particulièrement attaché à
l'une d'entr'elles, & tournant là sa considération,
a senti réveiller en lui l'idée
d'un autre objet lié au précédent par cette
modalité d'existence. Mais ce nouvel objet
entrant dans l'idée avec tous les accessoires
qui lui sont propres, l'esprit en prend
occasion de se jetter sur une nouvelle considération
qui lui amene un troisieme objet
aussi revêtu de ses accessoires propres, &
ainsi de suite en suite, de sous-ordre en
sous-ordre. Cependant l'esprit, en s'écartant
ainsi, se tient toujours attaché au son ou
à la figure radicale sur laquelle étoit formé
le nom du premier objet ; si bien qu'il ne
manque pas de former sur ce signe primitif
334les noms des objets secondaires ; quoiqu'il
n'y ait plus aucun rapport entre ses considérations
subordonnées, & la premiere
considération qui avoit décidé le nom par
un signe primitif. En effet la modalité d'existence
qui rangeant le premier objet dans
une certaine classe d'êtres, avoit déterminé
l'organe vocal à lui donner un tel
nom propre & convenable, ne se trouve
plus dans les objets secondaires ; ceux-ci
ayant au contraire d'autres modalités qui
auroient dû les faire comprendre dans d'autres
classes. Il arrive néantmoins que le
mot reste établi, quoique ce que l'on a
voulu exprimer par le mot n'y soit plus.

L'exemple va rendre ce raisonnement
plus clair. ST est le signe radical, l'expression
organique & primitive qui désigne
la fixité, l'immobilité des objets : on comprend
sous cette clef générale toute cette
modalité d'existence, presque par-tout
exprimée par l'articulation dentale ST.
(Voyez n° 79.) Voilà le premier ordre
générique & absolu. Passons au second.
On a vu que dans le nombre prodigieux des
335astres de la nuit, tous (à l'exception de
cinq ou six) restoient fixes & immobiles
dans les mêmes parties du ciel ; là-dessus on
a nommé les astres Stellæ, i. e. les fixes, à la
différence des cinq non-fixes qu'on a nommées
Planetæ, i. e. errantes. Stellæ dictæ à
stando quia semper fixæ stant in cœlo
. (Isidor.
iij, 70.) Voilà un second ordre né de la
considération particulière de fixité que l'esprit
a choisie par préférence,au lieu de tout
autre qu'il auroit pu choisir, en nommant
les étoiles, les Lumineuses, les Nocturnes,
etc. En un mot, en les apellant Stellæ, il
a peint leur état d'immobilité ; il a désigné
qu'il les distinguoit des planettes errantes,
& qu'il les rangeoit dans la classe des objets
fixes. Jusques-là il ne s'est guères écarté de
son premier ordre : le mot & l'idée se conviennent :
l'expression vocale & la considération
de l'esprit marchent encore ensemble.
Mais elles vont incontinent s'écarter
On a vu que les étoiles parsemoient le fond
du ciel de points brillans : autre effet qui
n'a nul rapport à la fixité. On a saisi cet
autre effet & abandonné le premier ; &
336voyant que la peau du lézard marqueté
étoit de même parsemée de points plus
colorés, on a nommé cet animal stellio
par comparaison d'un objet à l'autre. Voilà
un troisième ordre ou il n'est plus question
de considérer la classe des objets fixes,
mais celle des objets marquetés. Cependant
pour former le nom du nouvel objet
on a continué de se servir du signe radical
de fixité qui ne lui convient plus, mais
seulement à l'objet précédent. Ce n'est pas
tout, on s'est figuré que le lézard stellion,
en quittant, comme d'autres reptiles, sa
peau qui seroit un excellent remède en
médecine, la dévoroit pour empêcher
l'homme d'en profiter, devorare eam ;
quoniam nullum animal fraudulentiùs invidere
homini tradunt : indè stellionis
nomen aiunt in maledictum translatum
.
(Plin. xxx, 10.) Sur cette imagination que
le lézard stellion étoit enclin à frauder
l'homme, on s'est avisé de nommer stellionat
l'espece de contrat de vente frauduleuse
qu'on fait d'une chose qu'on ne possede déjà plus.
C'est un quatrième ordre
337de mots où le signe radical de fixité reste
toujours, quoiqu'il ne soit plus question de
la classe des objets fixes, ni même de celle
des objets marquetés, mais seulement d'une
nouvelle classe d'objets trompeurs. Ainsi
l'opération de l'esprit pervertissant l'opération
de la nature qui avoit réservé une
certaine espece d'analogie à dépeindre la
fixité, s'avise de l'employer encore pour
dépeindre la maculature, & la tromperie
que l'articulation dentale ST ne figure
point du tout à l'oreille.

231. Exemple de ce qu'une racine peut
produire en ordre naturel & progressif,
& de ce qu'elle ne produit qu'en sous-ordre
par une fausse application de
l'image primitive.

Voyons encore, sur une autre racine, les
divers ordres de dérivations successives se
développer de branches en branches, sur
une même racine à laquelle elles n'ont
plus qu'un rapport matériel de figure sans
aucun rapport intellectuel de signification.
338Développons dans cet exemple avec quelque
détail ce qu'une racine peut & doit
naturellement produire, en le distinguant
de ce que les hommes y ont (pour ainsi dire)
enté par un continuel abus de la dérivation.
L'organe se sert de l'articulation labiale
jointe au frôlement de langue FR,
lorsqu'il veut peindre l'action de briser,
de mettre en morceaux ; ce son poussé &
rude lui paroissant propre à peindre une
telle action. Voilà le germe d'où sort le
premier ordre ; PHouR (en hébreu) FRegit,
FRango, FRio, FRico, FRagor, FRustum,
&c. (en latin.) BRiser, BRoyer, &c.
(en françois :) & si le mouvement est très-vif,
& la chose brisée fort menu, l'oriental
redouble la syllabe, pour marquer
cette action poussée à l'excès : il dit
PHaRPHaR, frustulatim diffringere.

Le latin applique cette peinture au
bled moulu & entièrement brisé : il dit
FaR, FuRFuR, FaRina ; c'est un second
ordre, où l'image générale est appliquée
à caractériser un objet particulier.
L'usage qu'on fait de la farine est de la
339cuire pour la manger. Le latin qui veut
nommer le lieu où on la fait cuire, tire du
mot FaRiNa tous les elémens du nouveau
nom qu'il veut fabriquer ; & dit
FuRNus. Voilà un troisième ordre. Le
françois dit aussi FouR, & appelle FouRNeau
tous les lieux fermés, tous les vaisseaux
où l'on fait du feu ; sans égard à
l'usage auquel on les emploie ; ce qui est
encore en sous-ordre.

Après que la farine est cuite au FouR,
le pain, aliment nécessaire, est la principale
provision dont on a soin de FouRNir
sa maison. Mais on généralise cette
expression fournir. On l'emploie pour,
apporter des provisons quelconques, se
pourvoir de quelque chose que ce soit
 : c'est
un quatrième ordre. De plus on emploie
ce mot en des significations impropres :
on va jusqu'à dire qu'un cheval a bien
fourni sa carrière, pour exprimer qu'il a bien
fini sa course : on le dit aussi d'un homme
qui a vécu avec honneur, lorsqu'il a bien
fini sa vie. Autre sous-ordre.

L'italien fait pis ; car il dit tout simplement
340fornire pour finire : e fornito ; c'est fait,
c'est fini : comme s'il disoit voilà tout ; on
vous a tout livré
, tout fourni.

Ce cinquième ordre est si éloigné du premier
germe, qu'à la vue d'un tel exemple,
on ne doit pas s'étonner qu'il soit difficile
d'assigner la cause de tant de termes usités
dans le langage, lorsqu'ils y sont arrivés
par des routes si extraordinaires, & si peu
analogues aux images que le premier germe
cherchoit à peindre. C'est néanmoins ce
qui arrive continuellement dans les langues
par l'excessif abus que les hommes font des
mots.

Que si nous prenons à présent quelques
autres des premieres-branches immédiatement
sorties de la racine FR, nous verrons
sortir de FRustum, FRustro FRustra
FRaus, &c. De FRango, FRagilis
(FRêle :) amFRactus (détour, route en
ligne courbe ou brisée :) FRaces, (marc
des fruits pressurés,) d'où on a tiré FRacidus
(odeur de pourri ou de moisi :)
FRagment ; FRanges : FRaises, (palissades :)
inFRactlon : réFRactaire, &c. De
341FRio, (BRoyer) FRivolus, qui à la lettre
signifie réduit en miettes, & qui en notre
langue ne s'emploie qu'au figuré : FRetin,
&c. De FRico, FRotter : FRetiller ;
FRitillus (cornet à remuer les dés :)
FRinguer : FRingilla (FRiquet sorte d'oiseau :)
FRinguant ; FRipper : FRippon :
FRoisser : FRayer un chemin : FRayer,
parlant du poisson qui FRotte en passant
la femelle ou ses œufs, &c. De FRagro,
qui signifie à la lettre BRoyer des fleurs
dans la main pour en extraire la senteur,
quoniam odor, FRactâ specie, major est,
ainsi que l'explique servius, FRagrantia
(bonne odeur :) FRaga, FRaise, fruit
d'une odeur admirable, &c. De FRumen
qui signifie la partie de la bouche & de la
langue qui broye les alimens, rumine &
avale ; FRumentum (bled) FRuctus
(FRuit) FRuor (jouir. Frui est vesci, à
frumine, quæ est summa pars gulæ, dit
Donat.) FRuges, FRugi (homme FRugal,
homme sobre, & figurément, homme
de bien, &c.) On a dit FRui pour jouir
en général, de quelque maniere que ce
342fût ; parce que la chose dont on jouit le
plus, c'est du produit des fonds de la
terre.

Si nous reprenons la racine simple FR,
comme destinée par son inflexion rude &
poussée à dépeindre un mouvement violent
capable de rompre & de briser, nous verrons
que par-là même, elle produit immédiatement
FuRo : FuRor ; FuRia : FeRa
(d'où viennent FieR, FéRocité, eFFaRé :)
FRemo (FRémir de colère ; & si
l'action vient d'un sentiment plus foible,
la voix recule son inflexion au dedans en
le portant de l'organe labial à l'organe
dental ; au lieu de FRemo elle dit TRemo,
TRembler ; comme FRacas, si l'action
est moins forte, c'est TRacas :) FRendeo
(grincer des dents, serrer avec les
dents,) d'où vient FRenum : FRagor, d'où
viennent FRayeur, eFFRroy, eFFRroyable :
FeRio (FRaper :) FeRveo, d'où
viennent FRetum, FeRveur, FReTer, &c.

La même inflexion rude & poussée qui
la rend propre à dépeindre un mouvement
violent, une action puissante, paroît avoir
343fait éclore le primitif FoRt, FoRtis, FoRce
& les nombreux dérivés de ce primitif.

Si nous reprenons de nouveau cette même
racine FR d'une maniere encore plus simple,
& purement physique, comme lorsqu'elle
ne veut qu'imiter au naturel les choses
qui font le même bruit, telle qu'est,
par exemple, la viande qu'on jette dans
l'huile bouillante, elle produit FRigo,
FRire, FRiller, FRiand, FRicassée,
FRicandeau : & en sous-ordre Friser,
(tourner les cheveux avec un fer chaud)
Frisure, &c.

Par une autre imitation naturelle de son
propre bruit elle produit FRôler, FRedonner,
FRitinnire, FRoncer, BRuire,
BRailler, BRaire, &c. On voit assez que
les mots françois BRiser, BRoyer, BRéche,
&c. n'ont pas d'autre racine primitive
que cette simple inflexion de l'organe.

Je citerois mille exemples ainsi détaillés ;
s'il est vrai toutefois que j'en puisse citer
mille, & que ce ne soit pas d'un bien plus
petit nombre de racines organiques que
344font sortis de siécles en siécles tous les
mots de toutes les langues d'Orient & d'Europe.

232. Une même racine pousse des branches
de dérivés qui n'ont en apparence rien
de commun pour le sens, le son & la
figure.

Les choses par cent lignes variées, quelquefois
même croisées, s'éloignent de leur
descendance de degrés en degrés, à tel
point qu'on ne se doute plus qu'il y ait de
parenté réelle (pour me servir de ce terme)
entre certaines expressions, qui se trouvent
cependant être de la même famille, lorsqu'on
en suit la filiation jusqu'à la premiere
source d'une nombreuse postérité dispersée.
Tout se rallie en repliant la troupe sur le
centre commun dont elle s'étoit écartée.
Il suffit, dit judicieusement Johnson, pour
constater l'identité d'étymologie entre
deux mots, malgré leur diversité de signification,
qu'on puisse conjecturer sur certains
vestiges qui ne disparoissent jamais
345entièrement, que le passage de l'un des
sons à l'autre n'étoit pas impossible ; &
l'on aura toujours ce degré de certitude,
si les deux sons peuvent être compris sous
une même idée générale.

233. Premier exemple.

On sent combien ce procédé ordinaire
à l'esprit humain peut produire de filiations
dérivées. Les hommes ont tant de manieres
d'envisager les choses, de les rapprocher les
unes des autres sous un certain aspect, de
les unir par des rapports souvent imaginaires
qui sont plutôt dans la tête de
l'homme que dans l'objet, qu'on ne finiroit
pas si l'on vouloit détailler la variété
de procédés par lesquels l'homme parvient
à dériver de la même racine une quantité
d'objets fort dissemblables. Bornons-nous
à quelques exemples.

Le nom de Versailles, ce village aujourd'hui
si superbe, paroît désigner qu'on l'avoit
bâti dans une terre défrichée, ou
nouvellement labourée : Versaliæ, terræ
346Versatæ, comme Essarts d'essarter, &
Noailles de Novalia terres novales. Il
vient donc de Versus ou Vertere. D'autre
part le mot Versus dérivé de Vertere terram
ou de Vertere boves signifie à la lettre
un sillon, une ligne de labourage. Il a depuis
signifié en cette langue un vers, c'est-à-dire
une ligne d'écriture quelconque. soit
prose ou poësie ; parce qu'on a comparé la
suite des lignes sur le papier à la suite des
sillons dans un champ. Pour nous, au lieu
d'appeller ainsi toutes sortes de lignes écrites,
nous avons restreint dans notre langue
la signification du mot vers aux lignes de
poësie seulement. Qui pourroit se figurer
que trois choses aussi différentes entr'elles
qu'un sillon, une ligne de poësie & le château
de Versailles, eussent leurs noms tirés
de la même racine, Que la racine qui
signifie retourner n'eût elle-même aucun
rapport apparent à aucune de ces trois
choses ? Ainsi naissent les noms des choses.
La moindre petite circonstance relative
suffit pour les déterminer. Le bœuf
trace une ligne sur la terre avec la charrue ;
347la main trace une ligne sur le papier avec
la plume. Il n'en a pas fallu davantage :
d'autant mieux qu'il y a eu un tems où la
direction des lignes d'écriture étoit la
même que celle des sillons, la suivante
recommençant du même côté où finissoit
la précédente ; ce que l'on appelloit écriture
boustrophée, c'est-à-dire, comme les
bœufs se retournent en labourant. Il reste
encore quelques inscriptions tracées de
cette maniere. Versus vulgò vocati sunt
quia sic scribebant antiqui, sicut aratur
terra : à sinistrâ enim ad dextram primùm
deducebant stylum : deinde convertebantur
ab inferiore & rursum ad dextram Versus :
quod & hodie rustici Versus vocant
.
(Isidor. vj, 13.)

Apud nos hodie Versus
dictus est à Versuris, id est, à repetitâ scripturâ
eâ ex parte in quam definit. Primis
enim temporibus, sicut quidam afferunt,
sic soliti erant scribere. Ut enim à sinistrâ
parte initium facere cœpissent & duxissent
ad dextram, sequentem custodire adhuc in
suis liris rustici : hoc genus scripturæ dicebant
Boustrophemà boum versatione. Unde :
348adhuc in arando ubi desinit sulcus & unde
alter inchoatur, Versura proprio verbo nuncupatur.

(Marius Victorin. lib. j.)

234. La nécessité de combiner le nombre prodigieux
des objets & des sentimens,
par le petit nombre des inflexions vocales,
a contraint de fabriquer les mots
par une méthode de synthèse & d'approximation.

Les hommes en prenant l'habitude de
réunir ainsi une multitude d'expressions sous
une même idée générale, & abstraite,
rendue par une seule & même inflexion
de la voix humaine, n'ont eu besoin pour
dénommer toutes sortes d'objets que d'un
petit nombre de primitifs, & que d'un
nombre de racines beaucoup moindre encore.
C'est une méthode naturelle de synthèse
qu'ils emploient par instinct, par un
premier mouvement, sans s'en appercevoir.
sans raisonner là-dessus. Elle est
prompte & commode, mais peu régulière,
(Voy. n° 173 ;) car elle les conduit à tout
349moment à de prodigieux écarts. Elle a sa,
source dans le nombre infini des objets
extérieurs & des idées intérieures que
l'homme est obligé de rendre par le nombre
très-borné des inflexions possibles à la
voix humaine : ce qui entraîne la nécessité
de combiner une quantité d'idées sur la
même articulation, puisqu'on n'a que peu
de moyens pour produire une infinité d'effets

Si nous disons, vague de la mer, voiturier,
vagissement, nous nommons trois
choses fort différentes, dont nous allons
voir les expressions se replier sans peine sur
le même primitif employé dans les langages
divers à rendre la même idée générale
Vague est un adjectif dont on se sert tant
au propre qu'au figuré ; une démarche vague,
un discours vague ; c'est un mot commun
à plusieurs langues pour un branlement, un
mouvement continuel, soit incertain, soit
d'oscillation. On croit que la R/. est le teuton
Wagan, i. e. motitare. Waage en hollandois,
Wage en bas saxon, Woge en haut
allemand, Vague en françois, i. e. Unda,
350fluctus
 ; d'où vient le françois voguer, de
même le latin Vagus, Vagari, pour désigner
une démarche incertaine & sans
arrêt, & peut-être aussi, Veho, Vectus,
Via, Viator, & les dérivés de ces dernier
termes, comme le françois Voiture ;
ce qui peut être confirmé par les termes
allemands Wag, i.e. Chariot, Wag-mestre,
i. e. Chef des équipages. Dans les
langues tudesque Wago, i. e. abyssus :
Wag, i. e. lacus ; en gothique Wagid,
i. e. Commotus est. Wage en allemand, i. e.
balance, bras de balance qui oscille. Vectis
en latin, i. e. Levier, bras de statere.Waga,
i. e. Lit à bercer, berceau, d'où vient, à
ce que je crois, le latin Vagitus, & le françois
Vagissement, pour signifier les cris d'un
petit enfant qui veut être bercé.

Du mot latinfirmus nous avons fait l'adjectif
ferme, pour désigner une position solide
& non vacillante. Nous avons aussi
appliqué l'épithete aux qualités du cœur &
de l'esprit. Affirmer, confirmer, c'est assurer
solidement ou de nouveau l'existence d'une
chose ou d'un fait. Confirmation est le sacrement
où les Chrétiens renouvellent à
351l'Eglise leurs vœux faits au baptême. Fermes,
sont les piéces de bois qui terminent
par le haut & arrêtent l'assemblage de la
charpente d'un toit. Nous disonsfermer une
porte (firmare portam) pour, l'arrêter,
l'empêcher de balancer, d'être ouverte &
mobile. Puis nous avons dit fermer, renfermer,
pour, resserrer, tenir clos sous une
porte, ou dans un lieu non-ouvert. Fermes
sont les lieux clos dans les campagnes, les
maisons d'agriculture, où l'on renferme les
fruits de la terre après la récolte. Fermier
est le cultivateur des campagnes à qui ces
fruits appartiennent, pour un prix qu'il en
donne annuellement au propriétaire du
fonds, &c. Voilà comment les hommes
appliquent les mêmes expressions à toute
sorte d'usages & de sens différens. Ferme
pour métairie peut venir defirmitas, lieu
fortifié où l'on se mettoit en sûreté, lieu
propre à se mettre à couvert. Mais j'adopte
plus volontiers l'autre cause de dérivation.
On a commencé dans le bas empire à se
servir en latin dans ce sens des motsfirma
& firmarius.352

235. Autre exemple.

Donnons encore de ceci un autre exemple
fortement caractérisé. Etoile, stipulation
consistance sont trois mots de notre langue
très-dissemblables assurément de son & de
figure. Quant au sens & à la signification, il
ne semble pas qu'il soit possible d'en trouver
qui ayent moins de rapports. Ils viennent
néanmoins de la même idée générale,
de la même figure simple, de la même racine
organique exprimant toute une modalité
d'être, sçavoir la fixité presque partout
exprimée par l'articulation dentale ST.
(Voy. n° 79.) Etoiles de stellæ ; c'est-à-dire
fixes. Cela s'entend ;& je viens de l'expliquer
suffisamment (n° 227,) où j'ai suivi
la descendance de certains termes qui sortoient
en particulier de cette branche,
stella. Mais ceux que j'examine en ce moment
ne descendent que de l'ascendant
commun : la parenté vient de plus loin,
Stipulation signifie la convention d'un marché,
d'un contrat, l'acte de traité écrit
353par-devant notaires entre les parties contractantes.
Ce mot vient du latin stipula,
i. e. une tige de paille, une petite baguette.
Dans les siécles grossiers des Latins, & de
même dans les nôtres, la maniere de conclure
un marché étoit de partager une paille
entre les contractans, ce qui s'appelloitstipulare.
Dicta autem stipulatio à stipula.Veteres
eniim quando sibi aliquid promittebant
stipulam tenentes frangebant quam
iterùmn iugentes, sponsiones suas cognoscebant
.
(Ibid. lib. v, cap. 24.) L'histoire
nous raconte quelque chose de pareil
sur la piéce de monnoie rompue lors du
traité secret entre le roi Childeric chassé
de ses Etats & Wiomar son ami ; &, comme
nous le verrons bientôt, cette piéce de
monnoie pouvoit être une baguette de
métal. On voit des traces de cet usage
dans l'ancienne maniere de donner les
investitures, en rompant un petit morceau
de bois, dont on retrouve quelquefois les
fragmens roulés à l'extrémité du parchemin
des Chartes. (Voyez Du-Cange.) « Autrefois,
dit Furetiere, on donnoit festin
354à l'acquéreur, quand on faisoit une vente
en signe de réelle tradition : ce qu'on
observe encore en quelques coutumes
de France entr'autres à Verdun. On avoit
aussi coutume anciennement, quand on
faisoit quelque obligation de rompre une
paille ou un bâton, dont chacun des contractans
emportait un morceau, qu'ils rejoignaient
après pour reconnoître leur
promesse : ce qu'on a fait depuis en
France pour les contrats de commerce
maritime ou de louage de vaisseaux, au
moyen des écritures coupées appellées
charte-parties, par la raison, dit le président
Boyer, que per medium carta incidebatur
& sic siebat carta pariita
,
parce qu'au tems que les notaires étoient
moins communs, on n'expédioit qu'un
acte de la convention qui servoit aux
deux parties. On le coupoit en deux pour
en donner à chacun sa portion. Elles les
rassembloient au retour pour connoître
si elles avoient satisfait à leurs obligations.
Ce qu'il atteste avoir vu encore
pratiquer de son tems, de même qu'en
355usoient les Romains dans leurs stipulations
en rompant un bâton dont chacun
en gardoit un morceau pour en conserver
la marque. » De cet usage de contracter
avec une paille, vient notre phrase proverbiale,
rompre la paille, pour conclure
un marché
, proverbe que le mot rompre
nous fait souvent prendre en sens contraire
pour rompre un marché. Molière dit, (Dép.
amour. Act, IV, Sc. 4 :)

Il faut rompre la paille. Une paille rompuë
Rend entre Gens d'honneur une affaire concluë.

Le latin stipula, i. e. un petit tronc,
une petite tige, est un diminutif de stips ou
stipes un tronc, une tige d'arbre, ainsi
nommé parce qu'il est droit, fixe, immobile ;
quia stat.

Quant au mot consistance, on voit
assez qu'il vient de constans, consistere,
termes composés sur le verbe simple
stare, i. e. être droit, être immobile
& fixe : de sorte que toutes ces expressions
si éloignées les unes des autres se rapportent
également au primitifsto tiré de la racine
organique ST ; clef générale appropriée
356par la nature à exprimer toute idée d'immobilité.

Observons que l'on donne d'autres étymologies
toutes différentes, & fort probables
aussi, du mot stipulation, qui loin
de nuire à la maxime que j'ai avancée sur
les racines organiques ne font au contraire
que la confirmer davantage. Les uns veulent
que le terme stipulare vienne de la
stabilité du traité irrévocablement convenu.
Hoc nomine inde utitur quod stipulum
apud veteres firmum appellabatur fortè
à stipite descendens
. (Instit. de verb. obligat.
l. iij, tit. 16.) Stipulatio dicta quasi fixum
adstringendæ obligationis vinculum
.(Paul.
recept. sentent. l.v, tit.7.) στυφω enim astringo
& alligo significat
. Les autres veulent que
le terme stipulare soit venu de l'argent
qu'on donnoit pour le marché. C'est l'opinion
de Varron (Ling. lat. lib. iv,)
qui peut être bonne ; car on sçait que
l'ancienne monnoie s'appelloit stipes,
stips, parce qu'elle étoit grossiérement
faite en forme de petites baguettes de
cuivre liées en faisçeaux ; & par cette
357raison, les Romains avoient retenu la
vieille coutume de nommer la paye du
soldat stipendium. Stipendium à stipe appellatum
est quòd per stipes, id est, modica
æra colligitur
.(Ulpian. ad Edict. l. xvij.)
J'entre exprès dans ce détail, pour montrer
que, quelqu'opinion qu'on adopte,
la premiere source reste également la
même, & que tous les primitifs, que
l'on veut donner au mot stipulation, sortent,
tous les uns comme les autres, du
verbe sto, & de la R/. organique ST.
C'est une marque démonstrative que la
régle est bonne, puisque toutes les routes
que l'on prend y conduisent toujours. Ici
plus il y a d'incertitude sur la descendance,
mieux l'origine est confirmée.
On ne dispute pas sur le premier auteur
de la filiation, mais sur la descendance
par une ou par une autre branche.

236. Les dérivations équivoques, qui
paroissent prendre des routes opposées,
aboutissent pourtant presque
358toujours à la même racine : nombre
infiniment petit des racines.

Je pourrai dans la suite donner plusieurs
autres exemples d'étymologies dont
la filiation intermédiaire se trouve également
recevable en bonne critique de divers
côtés qui ne paroissent pas avoir
entr'eux le moindre rapport, & qui néanmoins,
en les suivant, viennent enfin
tous aboutir au point de la même racine
organique. En un mot, il y a dans
les langues de l'univers des millions de
termes dérivés, mais bien peu de mots
originels. Le nombre de ces racines monosyllabes,
quoique grand, ne l'est point
assez, pour n'être pas facilement écrit
sur un seul quarré de papier. (Voy. n° 12.)

237. Les écarts de l'esprit sont plus fréquens
& plus difficiles à reconnaître, que
ceux de la figure ou du son.

Dans un tel intervalle de séparation,
dans une marche si bizarre de l'esprit,
359dans une si grande disconvenance de la
peinture avec l'objet qu'on a voulu peindre,
comment reconnoître la raison suffisante
de l'imposition des noms, & retrouver
leur véritable racine primitive,
lorsqu'il n'y a plus de monument qui ait
rendu le fil des idées permanent, & transmis
la connoissance.de l'irrégularité des
sallies de l'esprit ? Il est rare d'en pouvoir
suivre la piste ; car l'idée toute intérieure,
toute incorporelle & toute vague, ne
laisse pas ordinairement au dehors des
vestiges apparens & permanens ; comme
le son en laisse à l'oreille, & comme.
la figure en laisse aux yeux. Ce qui fait
que les dérivations & les écarts, qui.
naissent du son ou de la figure, sont plus
faciles à reconnoître & à suivre, que ceux
qui naissent de l'idée. Cependant ceux-ci
sont plus fréquens & plus irrégulier, que
les autres. L'esprit humain, toujours pressé
de nommer les objets, & de faire entendre
ses idées, saisit les traits généraux sur un
premier coup d'œil, & sans trop d'examen.
Il enchaîne les idées entr'elles, &
360ensuite les expressions, souvent même
les objets (ce qui est bien d'une plus
grande conséquence) par la force des
analogies quelquefois trop légèrement ou
mal-à-propos appliquées.

238. On s'écarte quelquefois jusqu'à arriver
au point opposé, & à exprimer
précisément le contraire de ce qu'on
veut dire.

L'anomalie de la dérivation peut aller
par l'abus qu'on fait des racines, jusqu'à
former un contre-sens absolu entre le mot
& la chose ; jusqu'à constituer une opposition
directe entre l'objet nommé, & la
signification du nom qu'on lui donne ; si
bien qu'on exprime justement le contraire
de ce qu'on veut dire. J'en ai déjà fait
la remarque, & je crois devoir y insister
encore. Cette inadvertence vient de ce
que l'esprit a perdu le fil de son opération.
Presque jamais il n'en voit l'ensemble,
lorsqu'après être descendu du général au
particulier, il remonte du particulier à
361une autre espece de généralisation, ou à
la même espece : car, en remontant,
il ne suit pas les mêmes traces, & il
arrive à un autre point. sans sortir de
l'exemple que j'ai cité, les astres de la
nuit ont reçu le nom d'étoiles, c'est-à-dire
fixes, parce qu'on vouloit les distinguer
d'un très-petit nombre d'entr'eux,
qu'on appelle, au contraire, errantes ou
planettes, parce qu'ils sont des astres errans.
Voilà le général & le particulier bien
établis sur la connoissance des faits, &
par une signification convenable. Mais il
y a tant de fixes, & si peu d'errantes,
que le grand nombre l'emporte, & entraîne
à généraliser de nouveau, en parlant
du petit nombre, à qui on donne
le nom d'étoiles, comme au grand nombre.
Dans l'usage du discours ordinaire, le
particulier rentre dans la classe du général.
On perd de vue une signification qui
devroit contenir le discours dans une
forme d'expressions justes ; & l'on dit
habituellement qu'une planette est une
étoile ; sans songer à la contrariété directe
362des deux expressions qui n'ont été introduites
dans le langage, que pour ne se
trouver jamais ensemble. Car, à rendre
cette phrase à la lettre, c'est dire qu'une
errante est une fixe
. Mais, comme on
n'entend plus ce qu'on dit, l'expression
passe en usage commun, & l'habitude
tient lieu de raison. Cependant de telles
expressions deviennent tout-à-fait choquantes,
quand elles sont mises à découvert.
Mais, quelqu'étranges que soient
ces anomalies, on voit pourtant qu'elles
peuvent être ramenées aux principes naturels
& généraux, ci-devant établis ;
ces branches, contrefaites par l'extravasion,
& par le mauvais cours donné à la
bonne séve de l'arbre, n'ont pas moins
reçu naissance de la racine qui reste bien
saine.

D'autres fois, on trouvera une identité
de signification entre deux mots synonymes,
qui n'expriment qu'une même idée,
pendant que les deux racines, d'où ils sortent
ont deux sens tout-à-fait contraires. Les
Latins appellent les entrailles des victimes
363exta, quia exstabant, parce qu'on les
tiroît en dehors, pour les consulter sur
les .prognostics; Salluste, homme fort
exact à conserver l'ancienne orthographe
qui montre mieux l'analogie des mots,
écrit toujours exsta. Les deux termes
exta & entrailles viennent des deux
R/. ex & in, ou extrà & intrà dont
le sens est diamétralement opposé.

239. Source des anomalies dans la fabrique
des mots.

Mille causes passagères & la plûpart
du tems inconnues ont laissé dans le
langage, de fausses manieres de s'exprimer,
à la trace desquelles il n'est plus
possible de remonter. De nouvelles
mœurs, de nouveaux usages, un nouvel
arrangement des choses, introduit de
nouveaux termes. On les fabrique sur
une racine propre à peindre ce qu'on
veut exprimer. Mais les nouveaux usages
sont sujets aux variations de la mode.
Ils s'abolissent ou changent à tel point,
364que le nom, qui leur reste, ne les dépeint
plus comme dans l'origine : de sorte
qu'il se trouve, dans une langue, une
certaine quantité de termes qui n'ont
plus de convenance avec leur objet :
(Voy. n° 227 & suiv.) sans parler de
ceux qui, dès leur naissance, n'ont eu
d'autre cause que le bel air & la fausse
affectation du langage. Mais une source
perpétuelle d'anomalies dans la fabrique
des mots vient de ce que l'homme &
la nature ont tous les deux leur opération
à part. Ces deux opérations ne vont
pas toujours ensemble : rarement même
alors elles vont d'un pas égal. Rien de
plus commun que de voir changer la
nature des choses, tandis que leur forme
reste, vel vice versâ. Ce n'est pas en
étymologie seulement que ceci produit
de grandes difficultés, & forme une
ample matiere d'observations & de réflexions.
Mais comme nous ne considérons
ici que notre sujet propre, contentons-nous
de dire que l'on donne des noms aux
choses sur leur nature ou sur leur forme,
365& que c'est souvent celle des deux,
dont on a fait choix, qui périt, tandis
que le nom reste.

240. On forme sur une racine nécessaire
les substantifs physiques par imitation
ou par organisation ; & l'on dérive
de ceux-ci, par la même méthode,
tous les autres mots d'une langue.

La méchanique de l'organe vocal forme
les racines par des sons qui tâchent de
peindre les objets, ou d'indiquer leur
maniere d'être. (Vid. 63-64.) Ces racines
ont été les premiers noms tant des substantifs
appellatifs des choses physiques,
que des adjectifs exprimant les qualités
de ces choses. Par extension, par comparaison,
par approximation, les racines
ont servi non-seulement aux noms des
êtres qui ont une existence réelle & physique,
mais encore aux noms de ceux
qui n'ont qu'une existence abstraite, morale,
métaphysique, ou qui ne sont que
des relations considérées. Dans cette méthode
366on a passé du propre au figuré, du
visible à l'intellectuel, des images réelles
& communes aux images allégoriques &
rafinées.

Peut-être les verbes ne sont-ils venus
qu'après les premiers substantifs réels. On
les a formé sur le premier nom déjà reçu,
ou sur certaines racines organiques, qui
indiquent la modalité des êtres. La racine
ST est l'articulation dentale, qui cherche
à peindre la fixité. On a fait là-dessus
le verbesto. La R/. FL. est l'articulation
coulante de langue & de lèvre, qui peint
la liquidité : on en a fait le verbeslao.
La R/. AC est appropriée par l'organe,
à désigner ce qui va en pointe, ce qui
va en avant ; on en a fait le verbe générique
Ago. La R/. labiale AM est le mot
nécessaire par lequel l'enfant nomme sa
mère ou sa nourrice ; car c'est la seule
syllabe que la nature lui permette encore
de prononcer. (Voy. n° 57.) On s'en est
servi pour exprimer le sentiment de tendresse
pour un objet chéri, en faisant
là-dessus le verbe Amo. La R/. TAC est
367une onomatopée imitative du bruit qu'on
fait en frappant sur quelque chose du bout
du doigt : on en a fait verbe Tago,
ϑιγω Tango, tactus, Toccar, toucher, &c.
souvent il est très-difficile de démêler
la racine des verbes, & leur liaison avec
les primordiaux. L'arbitraire y influe beaucoup
plus que dans les noms des substantifs
physiques, parce que l'action qu'exprime
le verbe vient souvent de l'homme,
plus que de la chose, & que d'ailleurs
les verbes, à ne les considérer qu'en
eux-mêmes, peuvent être mis au nombre
des termes abstraits. Ensuite le procédé
commun dans la fabrique des langages,
est de former sur les verbes les substantifs
qui expriment l'action du verbe ; les
adjectifs qui participent à cette action,
& qu'on appelle simplement, en grammaire,
participes ; les adverbes qui indiquent
la maniere ou le degré de l'action.
Le tout remonte toujours au physique,
comme à son germe primordial. Il y a
même des adverbes vagues, qui, ne paroissant
nullement relatifs à des peintures
368sensibles, se trouvent néanmoins n'être
composés d'autre-chose, lorsqu'on les
analyse. Les Latins disentpræsertim (pour
in primis,) l'ayant formé de quod præ
seritur
 : ils disoient antigerio, (vieux
mot pour valdè, oppido,) l'ayant formé
de quod ante geritur. Oppido même, au
rapport de Festus, ne signifie autre chose
que quantùm oppido satis esset. Ces manieres
de s'exprimer sont des adverbes
généraux, formés sur des images visibles,
communes & champêtres.

241. Les racine sont, pour la plûpart, des
mots inusités dans les langues, où ils ne
servent qu'à former les mots d'usage,
par une méthode de synthèse.

Les racines ou clefs radicales sont presque
toujours inusitées dans le langage
commun, & doivent l'être. Les hommes
n'ont & ne peuvent presque point avoir
d'idées si parfaitement simples, qu'il ne
s'y joigne quelque circonstance ou considération
accessoire, que la parole exprime
369avec l'idée simple, par une extension
du mot formé sur la clef radicale,
désignatrice de l'idée simple. ST est la clef
radicale de la fixité & de l'immobilité ; mais
on ne l'emploie jamais seule, que par forme
d'interjection : ST, arrête. Quand je
dis Sto, je marque non-seulement l'arrêt,
mais encore que c'est moi qui m'arrête.
Aussi les clefs radicales ne sont-elles, pour
la plûpart, que des signes abstraits, exprimant,
en général, toute une modalité
d'idées, & applicables dans la composition
des mots, comme étant leur
germe, toutes les fois que la considération
de l'objet exprimé roule sur cette
modalité.

L'ancienne langue indienne des Brachmanes
va fournir un exemple excellent
& fort clair de ce que je pose
par-tout ici comme un principe de fait,
confirmé par mes observations sur la
fabrique du langage : sçavoir, Que les
hommes appliquent un petit signe vocal
à toute une classe d'idées, à toute une
maniere de considérer les choses : Que
370ce signe leur sert constamment de primitif,
pour former là-dessus une infinité de
dénominations des objets extérieurs,
parce qu'ils viennent à les envisager
abstraitement sous une certaine face, &
à se servir de cette racine comme
d'un noyau autour duquel ils rassemblent
toutes les circonstances de leur pensée,
relatives à l'objet dénommé : Que ce
signe ne nommant pas un objet physique,
mais indiquant seulement la forme de son
existence, il s'ensuit de-là que, pris seul,
il doit être inusité dans le langage où il
ne pourroit exister séparément du sujet
dont il n'est que la forme.

Un missionnaire Jésuite nous a donné
une très-bonne description de la méthode
synthétique sur laquelle est fabriquée la
langue Samskroutan des Indiens. C'est
une langue sçavante & des plus anciennes
de l'univers. Ce qu'il en dit montre par
quelle voie naturelle le langage d'un peuple
policé parvient à s'enrichir avec
abondance, & à se perfectionner. Il sert
même encore à confirmer ce que plusieurs
371autres remarques m'ont fait avancer
ailleurs, que les Indiens étoient une
des plus anciennes nations du monde,
c'est-à-dire, des plus anciennement
instruites.

« La grammaire des Brachmanes peut,
dit-il, être mise au rang des plus belles
ciences. Jamais l'analyse & la synthèse
ne furent plus heureusement employées
que dans leurs ouvrages grammaticaux
de la langue Samskret ou Samskroutan.
Il me paroît que cette langue, si admirable
par son harmonie, son abondance
& son énergie, étoit autrefois
la langue vivante dans les pays habités
par les premiers Brachmanes.
Après bien des siécles, elle s'est insensiblement
corrompue dans l'usage
commun ; de sorte que le langage des
anciens Richi ou Pénitens, dans les
Vedans ou Livres sacrés, est assez
intelligible aux plus habiles, qui ne
sçavent que le Samskret fixé par les
grammaires.

Il est étonnant que l'esprit humain
372ait pu atteindre à la perfection de l'art
qui éclate dans ces grammaires. Les
auteurs y ont réduit, par l'analyse,
la plus riche langue du monde, à un
petit nombre d'élémens primitifs, qu'on
peut regarder comme le caput mortuum
de la langue. Les élémens ne sont,
par eux-mêmes, d'aucun usage ; ils ne
signifient proprement rien ; ils ont seulement
rapport à une idée, par exempie,
Kru à l'idée d'action. Les élémens
secondaires, qui affectent ce primitif,
sont les terminaisons qui le fixent à être
nom ou verbe ; celles selon lesquelles
il doit se décliner ou se conjuguer ; un
certain nombre de syllabes à placer entre
l'élément primitif & les terminaisons ;
quelques prépositions, &c. A l'approche
des élémens secondaires, le
primitif change souvent de figure : Kru,
par exemple, devient, selon ce qui
lui est ajoûté, Kar, Kâr, Kir, Kri,
Kîr, &c. La synthèse réunit & combine
tous ces élémens, & en forme
une variété infinie de termes d'usage.
373Ce sont les régles de cette union &
de cette combinaisobn des élémens,
que la grammaire enseigne ; de sorte
qu'un simple écolier, qui ne sçauroit
rien que la grammaire, peut, en opérant,
selon les régles, sur une racine
ou élément primitif, en tirer plusieurs
milliers de mots vraiment Samskrets.
C'est cet art qui a donné le nom à la
langue ; car Samskret signifie synthétique
ou composé. » (Lettres édifiantes,
tome xxv.)

242. Cette méthode de synthèse est facile
à reconnoître dans tous les langages
où l'on fait quelqu'exercice de l'esprit.

Si cette forme de composition ne se
trouve pas aussi méthodique, aussi régulièrement
suivie dans les autres langages,
que dans celui-ci, il est au moins facile
de reconnoître qu'on en a toujours plus ou
moins fait usage, dans tous ceux des
peuples un peu policés, & qui ont quelque
374étendue dans les idées. Ce que la
philosophie opéreroit dans le langage,
s'il étoit possible d'introduire parmi les
hommes une langue philosophique, fabriquée
par combinaison réfléchie, &
de la rendre vulgaire, l'instinct, la commodité,
la nécessité l'ont à-peu-près opéré,
quoique d'une façon moins régulière &
moins exacte. Pour peu qu'une langue
contienne quelque développement des
connoissances ou des réflexions humaines,
il n'y en a point qui n'emploie la méthode
de synthèse, pour former l'expression
réunie & diversifiée de ses concepts.
Car je laisse à part ici le langage de
quelques nations tout-à-fait brutes, dont
on nous raconte des anomalies surprenantes ;
récit qui n'est peut-être fondé que
sur le peu de connoissance qu'on en a.
J'en parlerai ailleurs, n'en ayant voulu
dire que fort peu de chose dans le Chapitre
IX, pour ne pas interrompre le
fil des propositions.

Un certain son organique & radical
n'a d'abord représenté qu'un certain objet
375réel & physique, auquel on l'assimiloit le
moins mal qu'on pouvoit ; mais cet objet
ayant un caractere commun avec beaucoup
d'autres, on a généralisé le son qui
l'exprimoit pour désigner le caractere
même. On a fait rouler sur un petit
nombre de pivots de cette espece tout
l'assemblage des expressions, en se réunissant
du particulier au général, en s'écartant
du général au particulier. On a
donné à ces racines autant d'expansion
qu'il en fallait pour correspondre à celle
des idées.

243. Comparaison des signes radicaux avec
les conceptions abstraites.

En ceci les racines sont dans le
langage à-peu-près ce que les abstractions
sont dans la pensée. Les premieres
sont des signes sonores, les autres sont
des concepts auxquels la parole ou l'esprit
rapporte les êtres qui ont une certaine
maniere d'exister, laquelle leur est commune,
& nous frappe par cette uniformité,
376sous laquelle nous les considérons,
sans avoir égard à leurs autres manieres
d'existence que nous laissons à part en ce
moment. C'est un point de réunion pour
les images & les expressions de même
espece, lorsque l'impression qu'ils causent
est pareille, quoiqu'elle soit causée
par des objets différens. Mais on ne s'arrête
qu'à cette parité qui les fait rassembler
sous un même concept, ou sous une
même dénomination, & qui en forme
ainsi une classe générale d'idées ou de
mots sous un terme abstrait ou sous une
racine. Il y a, dans la nature, des objets
blancs en grand nombre. Le sentiment
uniforme, qu'ils excitent en nous, a fait
inventer le mot blancheur, pour marquer
le point qualificatif, selon lequel tous
ces objets se rassemblent, quoiqu'il n'y
ait point d'être réel qui soit la blancheur ;
de sorte que la blancheur n'est qu'une
existence abstraite & une considération
métaphysique, sous laquelle la pensée
réunit tous les objets doués de cette qualité
qui leur sert de centre commun. Il
377en est de même de tous les êtres fortunés
ou infortunés ; car il n'y a point d'être
réel qui soit le bonheur ou le malheur.
Comme ces concepts abstraits sont des
êtres inexistans, qui n'ont d'autre fin
que d'exprimer commodément une qualification
générale ; de même les racines
sont des mots inusités, de simples articulations
d'organe, qui n'ont servi que
comme exemplaires pour fabriquer promptement
un grand nombre de termes d'usage,
lorsque les choses qu'on avoit à
nommer, pouvoient se ressembler, se
toucher, se rapprocher ou se lier par
un point commun, que désignoit l'articulation
radicale. Mais il y a cette différence
entre les abstractions & les racines,
que les abstractions sont le point
où convergent toutes les impressions sensibles,
pour former une idée abstraite ; au
lieu que les racines sont le point d'où tous
les mots dérivés divergent, pour se particulariser
en mille manieres diverses. Il
semble que quantité d'impressions venuës
des objets extérieurs, ayant affecté
378l'esprit d'une certaine maniere, & contribué
à former un certain concept abstrait,
l'esprit ait voulu peindre ce concept
par un coup d'organe vocal, qui tout
de suite a servi de germe d'où sont éclos
les noms des choses relatives à ce concept
général. L'air, l'eau, le feu sont des
corps qui ont la qualité d'être très-fluides.
L'impression, qu'ils ont faite sur les sens,
a fait naître dans l'esprit l'idée abstraite
de fluidité. La voix a peint cette image
des choses, & le concept de l'esprit par
l'articulation d'organe très-liquide FL. Le
langage a dérivé de cette articulation les
mots flatus, flumen, flamma, qui peignent
les effets de l'air, de l'eau & du
feu. Puis une infinité de mots ont été
fabriqués non-seulement sur lesouffle, le
fleuve & la flamme, mais sur tout ce qui
est ou paroît être dans un état de fluidité
aërienne, aquatique, ignée : flûte,
felouque, flambeau, &c.

244. Les primitifs sont souvent inusités aussi.

Les primitifs sont aussi le plus souvent
379inusités comme simples dans les langues
où on les emploie à la composition d'autres
mots usités. On dit auceps preneur
d'oiseaux, avium-ceps : on dit forceps
instruiment à prendre ou à tirer dehors, tenaille,
foras-ceps : on dit particeps celui
qui prend part, partis-ceps ; manceps celui
qui prend avec la main, manu-ceps. Le
tout de la R/. Cap qui désigne en général
l'action de prendre. (Voy. n° 198-204.)
Mais le simple ceps n'est nullement en
usage en la langue latine. C'est une des
raisons pour laquelle les primitifs, qui
forment la véritable étymologie, ne sont
pas toujours facilement apperçus, parce
que ce sont des mots simples, dont on ne
se sert pas. Il est fort ordinaire que les
verbes composés ne soient pas d'usage au
simple, & que le simple primordial ne
soit pas reçu dans le langage, s'il n'est
joint à une préposition. En françois on
dit cconcevoir, recevoir, décevoir, percevoir.
Mais on ne se sert pas du verbe simple
cevoir, qui est pourtant le pur latin capere,
sorti de la R/. Cap. On dit accepter ;
380mais on ne dit pas le verbe
simple cepter, qui est encore le pur latin
capere. Le latin, au contraire, se sert
également ici du simple & des composés,
toutes les fois qu'il est question de prendre
ou de modifier l'action de prendre ; Capere,
concipere, recipere, decipere, percipere,
aciàpere, acceptare. Mais la langue
françoise n'a formé son verbe simple &
direct, prendre, que sur le latin prehendere,
qui n'est pas fréquemment usité au
simple. Et toutes les fois que le françois
emploie son verbe simple prendre en
forme composée, il lui donne un sens
tout-à-fait détourné du sens primitif ; apprendre,
comprendre, reprendre. Telles
sont les variations de l'esprit dans l'usage
qu'il fait des racines & des primitifs. Il
s'écarte, il les étend ; il abuse, en cent
mille manieres différentes, de l'institution
originelle des mots. C'est ici que le langage
se dilate amplement & arbitrairement,
mais toujours sur un fond primitif, dicté
par la nature & par la nécessité. C'est
ce qu'on a vu dans l'exemple détaillé,
381que j'ai donné (n° 198 & suiv.) des
extensions qu'une seule des branches de
la R/. Cap. a reçu dans l'usage de la seule
langue latine.

245. Exemple des occasions ou les primitifs
qui sont hors d'usage ailleurs, se sont
conservés.

Les verbes simples, non usités dans
une langue, s'y retrouvent néantmoins
parfois, lorsque l'idée est un peu modifiée.
On dit en françois Capter pour tâcher
de prendre
. Ils s'y retrouvent encore dans
les termes appropriés à certains arts, &
consacrés à une seule occasion particulière.
Au jeu de brelan, on dit Caver Capere,
Caver de sa boëte, ou Caver de sa poche,
c'est prendre, dans sa boëte ou dans sa
poche les fiches ou l'argent qu'on doit
jouer. Cet argent, qu'on appelle prise
aux autres jeux, s'appelle Cave au brelan.
Le hazard y a conservé le mot simple &
la R/. Cap inusitée par-tout ailleurs.

Clinn est un primitif presque inusité dans
382notre langue, où l'on rencontre fréquemment
les composés de ce terme ; enclin,
déclin, &c. Le primitif ne s'y trouve jamais
qu'avec un régime, & dans cette
seule expression un clin d'œil ; mais ce
germe que la voix applique en général,
quand elle veut exprimer une descente,
un penchant, une dégradation progressive,
continuée, mais peu sensible, est la source
de quantité d'expressions qui ont un rapport
physique ou allégorique à cette premiere
considération simple, déclinaison,
inclination, climat, climatérique, &c.
de même dans les langues grecque &
latine, &c. Clin n'est pourtant qu'un
primitif où l'organe figure la voix nazale
in avec un coup de gorge coulé sur la
langue, CL. C'est cette articulation de
gorge coulée CL, qui est la véritable
racine. La voix, par cette inflexion creuse
& coulée, s'est méchaniquement efforcée
de peindre une descente glissée. Elle n'emploie
pas d'autres élémens que la gorge
coulée
dans la fabrique premiere des mots
françois glisser, couler, du mot italien
383calare (descendre doucement, descendre
en glissant.) Clin d'œil, c'est la descente
de la paupière sur l'œil. Clignotement,
c'est l'habitude de ce mouvement. Climat,
en langue grecque, c'est une échelle servant
à descendre ou à monter peu-à-peu.

246. Cause des variétés de dénomination
d'un même objet en différens langages.

Voyez ici comment les hommes s'attachent
à toutes especes de considérations
pour forger des mots, peindre les objets,
& rendre leur conception, à force d'images
naturelles. Pour dire une échelle,
ou, en général, ce qui aide à descendre
ou à monter, les uns disent κλίμαξ ayant
égard à la pente insensible, qu'ils expriment
par la R/. CL, c'est-à-dire, par
une inflexion de gorge coulée-doux ; les
autres disent scala, ayant égard aux excavations
où on met le pied ; ce qu'ils
expriment par une inflexion creuse & appuyée,
en tirant le terme de la R/. SC,
384qui désigne l'excavation : tandis que d'autres,
portant leur considération sur les
efforts que l'on fait pour monter, gravir,
grimper, disent Gradus, peignent cet effort
par l'inflexion creuse, poussée & rude,
par la R/. GR, qui est un coup de gorge,
rudement frôlé. Ces diverses manieres de
considérer le même objet, & de le saisir
par les uns ou par les autres de ses effets,
produisent dans les dénominations une
diversité déjà grande dans les racines
même, & qui ne fait que croître dans
leurs dérivés. Mais il n'y avoit aucune
diversité dans le but qu'on se proposoit,
ni dans la méchanique qu'on y employoit.
On avoit toujours en vue de représenter
l'objet par un son assimilé à ses effets,
autant qu'il étoit possible.

247. Variations introduites par l'usage dans
les dérivés d'un même primitif.

Quelquefois le langage, sans quitter la
racine propre ni son verbe primitif, dérive
à la fois par l'idée & par la figure ;
385variant, selon l'occasion, la forme de
chaque dérivé, pour l'approprier à chacune
de ses idées. De la racine tang ou
tact le latin fait le verbe simple tangere,
tactum ; & le verbe composé attingere.
Du latin tactum l'italien fait le verbe simple
toccar, & le françois le verbe toucher.
Mais du latin attingere le françois ne fait
pas attoucher ; il fait le composé atteindre,
s'attachant, par préférence dans la
dérivation de son idée, à la forme matérielle
du mot latin. D'autre part, l'anglois,
employant ce mot en une signification
détournée, dit atteinder pour conviction.
Jamais le françois ne dit atteindre
pour convaincre, si ce n'est dans la formule
consacrée à la Jurisprudence criminelle ;
il est atteint & convaincu d'un
crime
. Dans cette phrase le mot atteint
est tourné en image : il peint l'accusation
comme ayant porté coup, & l'accusé
comme touché & frappé du coup. On
trouve dans les termes techniques consacrés
aux arts & aux sciences plusieurs
exemples de verbes où la racine primordiale
386est conservée tantôt en son sens
propre & originel, tantôt en une signification
tout-à-fait détournée, & qu'on
n'emploie jamais qu'en cette occasion.

248. Forme générale des racines & des
dérivations par degrés.

Les racines sont courtes, communément
monosyllabes, & de deux ou de trois
figures, une voyelle entre deux consonnes.
Les dérivés s'allongent dessus & dessous
par des prépositions & des terminaisons
conformes à l'usage de chaque langue.
La prononciation du vulgaire, rapide &
mal articulée abrège les mots composés,
& varie les inflexions du même organe.
Les seconds dérivés de ceux-ci prennent
de nouvelles terminaisons dans les nouvelles
langues où ils passent. On les abrège,
on les altère encore par la prononciation ;
si bien que le signe radical se trouve
quelquefois à la fin comme étouffé ; &
qu'un mot assez court est souvent composé
dans la filiation d'un grand nombre
387de syllabes. Comme chaque idiome a ses
prépositions & ses terminaisons familières ;
comme la dérivation suppose, la plûpart
du tems, quelque chose d'ajoûté à l'idée
précédente, les mots, à force de passer
de langues en langues, & de s'éloigner
de leur source, deviendroient à la fin
d'une longueur impraticable, si la nécessité
du discours facile & courant n'introduisoit
l'usage de les contracter par une
prononciation rapide, qu'on suit après
dans l'écriture, en abrégeant l'orthographe.
Les exemples de ceci sont remarquables
sur-tout dans les noms propres qui nous
viennent des langues d'Orient où l'usage
est de composer ces noms de plusieurs
mots distincts, que l'on a fondus ensemble
en un seul terme rapide & plus commode.
Exemple, Sardanapale, pour A-sar-adon-Baal ;
Miramolin, pour Emir-el-Moumenim.
Les contractions ou syncopes de
cette espece sont fréquentes, même dans
les dialectes d'une même langue. Exemple,
dortoir pour dormitorium, desir pour desiderium,
orpiment pour auripigmentum,
388rondpour rotundus, mûr pour maturus,
croire pour credere. Ils sont communs sur-tout
dans les noms des lieux. Exemple,
Lyon pour Lugdunum, Melun pour Melodunum,
Auxerre pour Altissiodurum,
Mâcon pour Matisco, Lorraine pour Lotharingia,
Louis pour Litavicus ou Chlodovechus.

Le fâcheux effet de ces contractions est
d'empêcher le commun des hommes de reconnoître
de combien de primitifs accumulés
chaque mot simple est composé ; ce qui
donneroit au vulgaire une idée beaucoup plus
nette des choses, & lui faciliteroit infiniment
la connaissance des sciences, en lui développant
d'un coup d'œil toutes les idées
qui sont entrées dans la composition de
chaque mot. On a vu, dans le passage de
Freret, que j'ai cité plus haut, que ce
sçavant homme auroit voulu que chaque
dérivé fît connoître, à la premiere vue,
non seulement la composition de l'idée
correspondante, mais encore en quelles
idées simples il faudroit la résoudre en la
décomposant. Ce qu'il proposoit ici dans
389la fabrique d'une langue philosophique,
se rencontre tout naturellement dans les nôtres.
Mais il n'y a que des gens de lettres qui
puissent le reconnoître, en procédant à
l'analyse des termes, au moyen de laquelle
ils retrouvent l'assemblage & le résultat
des idées ; comme il n'y a que les anatomistes
qui connoissent les ressorts & les
causes actives du corps humain, dont
tout le monde voit les mouvemens. Vouloir
que l'assemblage des primitifs reste
toujours présent à chaque dérivé, c'est
exiger qu'un langage quelconque reste toujours
fixe, & sans altération, dans la bouche
de ceux qui le parlent ; c'est demander
une chose impraticable aux hommes. Si
une langue philosophique, fabriquée
dans la plus exacte perfection, devenoit
vulgaire, les traits en seroient défigurés
au bout de peu de siécles.

Les contractions sont souvent assez fortes,
pour donner un air primitif & monosyllabe
à tel mot qui sera pourtant composé
de trois autres primitifs. Un grammairien
apperçoit fort bien dans le mot
390Justi, Justus, trois primitifs qui forment
les trois élémens du mot, dont ils donnent
en même tems la définition complette :
Juri-stans-vir. Jus : ST,
signe radical & commun de la fixité :
us, signe primitif & commun du genre
masculin. (Voy. n° 255.) Mais il n'y a
que les grammairiens qui s'arrêtent à de
telles observations, quand elles leur sont
nécessaires ; dans le courant du discours
on n'y fait jamais aucune espece d'attention.
Il en faudroit beaucoup dans les
noms où les primitifs, souvent tirés de
divers langages, ne sont pas moins défigurés
qu'entassés, quelquefois même sans
que le mot conserve aucun rapport apparent
avec plusieurs d'entr'eux. Par
exemple, Tierache, (nom d'une contrée
de Picardie) c'est Thierry-lieu, Theodoriciacum.
Ce mot est composé de deux
primitifs Grecs, Θεὸς Dieu, δορὸς don, &
de deux primitifs celtiques, Rix, puissance,
Etat, seigneurie, Seigneur ; ac,
contrée, lieu, région, pays. Ainsi le mot
Tierache, par son développement, montre
391la raison historique du nom qu'il a reçu.
C'est Deo-dati domini pagus ; le pays
du seigneur Dieu-donné
.

249. Cause physique qui rend inévitable
l'altération des primitifs.

Il seroit fort utile sans doute que les
hommes n'eussent pas ainsi rendu méconnoissables
les élémens de leurs discours,
puisque la parole est le plus grand moyen
qu'ils ayent de communiquer ensemble,
& le principal instrument de la société
humaine. Mais si l'on y fait attention, on
reconnoîtra bientôt que ces altérations
continuelles ont dans la nature des choses
une cause physique, qui les rend inévitables ;
& qu'il n'est pas plus possible de
fixer une langue parlée, que de fixer l'air
invisible & mobile par sa nature : l'air
est le véhicule du son, le son est le
produit de la parole ; produit invisible &
mobile comme l'air qu'il frappe ; comme
lui variable par son essence. Ex hoc omnis
inconstantia tumultusque est… Quid est
enim vox, nisi intensio aëris, ut audiatur
392linguæ formata percussu ?
(Senec.
Qu. nat. II, 6.) Le même auteur dit, en
parlant des mots : Nascuntur enim in refugaci
& mutabili. Quomodo potest enim in
aëre aliquid idem diu permanere ; cùm ipse
aernumquam idem maneat ?
(Ibid. VII. 22.)
L'effet du son est instantané & sans permanence.
Dès qu'il est évanoui, il n'en reste
qu'une mémoire infidèle, sujette à le reproduire
avec peu d'exactitude, quand on le répète.
Ajoutons à ceci que la diversité des
climats en met assez dans la construction des
organes, pour rendre l'imitation correcte
des mêmes sons, très-difficile entre les
hommes. Il est probable que, sans ces
inconvéniens, le genre humain n'auroit
jamais parlé qu'un même langage. Il est
du moins certain que, s'il existoit une
espece d'hommes qui manquât totalement
du sens de l'ouïe, & qui ne discourût
que par écrit, son langage, n'opérant
pas sur l'air, & ayant une maniere permanente
de fixer ses élémens, n'éprouveroit
que fort peu d'altération dans une
longue suite de siécles & d'émigrations.393

250. Observation particulière sur l'origine
des mots françois.

Les mots françois, venus de la langue
latine, se défont le plus souvent de leur
terminaison inutile : par-là ils se rapprochent
encore plus de la racine, que ceux
même d'où ils paroissent sortis. Exemple :
collum, col : pannus, pan : ficcus, sec.
La langue latine a tiré quantité de mots
du Celtique, tant par l'Etrusque, l'Ombre
& l'Osque, que par les Colonies Gauloises,
qui s'établirent en Italie, lors de
l'enfance de cette langue. Elle les chargea
sans doute de ces terminaisons usitées chez
elle ; & je ne m'éloigne point du tout de
croire que ces mots sont restés immédiatement
dans notre langue, & que nous
les tenons plutôt des Celtes, que des
Latins qui les avoient pareillement, &
qui les ont trouvés semblables aux leurs,
lorsqu'ils ont apporté parmi nous leur
langue avec leur domination. En devenant
dominante chez les Gaulois, elle
394y retrouva les mots qu'elle avoit pris
d'eux, tout établis : par conséquent il n'a
pu ni dû y avoir alors aucune innovation,
à cet égard, dans le langage des
Gaulois. Il est naturel de penser que ces
termes, qui sont parmi nous en grand
nombre, se trouvent dans le françois,
plutôt parce qu'ils étoient déjà usités
dans la langue nationale, que parce qu'ils
y ont été introduits avec la langue latine
qui les avoit jadis adoptés. Sec vient
plutôt immédiatement du celtique syck,
que du latin siccus ; d'autant mieux que
presque tous les termes, dont j'entends
parler, rejettent la terminaison paragogique,
que les Latins y avoient autrefois
ajoûtée, & que nous avons conservée
sur le génitif latin dans ceux qui nous
viennent réellement des Latins. Sermon
ne vient pas du nominatif sermo, mais
du génitif sermonis.

251. Il y a des racines, autrefois venues
de notre langue, qui y sont rentrées
sous une autre forme, & sous un
395autre son, mais avec la même valeur
significative, qui n'est plus guères
entendue.

Les Latins nous ont quelquefois rapporté
nos propres mots celtiques, allez
altérés pour être méconnus au premier
coup d'œil. Nous les employons tantôt
comme nous les avons reçus des Romains,
tantôt tels que nous les tenons de nos
anciens patriotes. Mais, dans ce dernier
cas, nous ne les entendons guères, &
nous n'avons fait que multiplier les termes,
sans multiplier les idées. La terminaison
Gill, Gilum, est très-commune
en notre ancien langage dans les noms
de lieux. Nous la rendons en françois
par la terminaison euil : Nantogillum,
Nanteuil : Vernogilum, Verneuil ; &
les Italiens par oglio : Brogilum, Broglio,
Breuil. Cette expression signifie primitivement
rivus, aqua parva, locus ad
rivum
. On en a étendu le sens à désigner
un lieu, une habitation quelconque, ainsi,
qu'il est arrivé aux mots radicaux ac,
396aun, an, tan, dun, à-peu-près synonimes
de celui-ci. Les Latins en ont fait
acum ; ou amnis, ona, enus ; ou tania,
dunum. Ces trois expressions signifient
lieu habité, & les deux derniers plus particulièrement
lieu voisin de l'eau. De même
Gill, Will, ou euill, en la langue celtique,
désigne le lieu, l'endroit, l'habitation.
Les Gaulois des Colonies d'Italie
ont porté ce mot dans la langue latine,
où il est si commun en ce sens. Les Romains,
qui le prononcent Villa, l'ont
rapporté dans notre langue francoise, où,
selon leur maniere d'écrire, nous le prononçons
le plus souvent Ville. Et puisque
nous l'avons reçu, c'est de cette maniere
qu'on auroit dû rendre les noms
de lieux gaulois en gwill & en Will.
Mais, au lieu d'en user ainsi, on leur a
conservé une tournure barbare, en les
traduisant par Gilum, euil ou oglio ;
termes qu'on n'entend pas, & qui ne
ressemblent plus à Ville. C'est ainsi qu'à,
force d'émigrations, les mots, même les
mots identiques pour le sens & la figure,
397se multiplient, s'altèrent & deviennent
méconnoissables, lors même qu'ils sont
revenus à la source dont ils étoient sortis.

La terminaison ieu, si commune dans
les noms géographiques, est peut-être la
même que celle en euil : en tout cas elle
est certainement la même pour le sens
que le celtique ac, qui a la même force
significative, & désigne le lieu. Maximiacum,
Meximieux : Gordiacum, Cor-dieu :
Cremiacum, Crémieu. D'autres
pays mettent cette terminaison en ec,
comme Meriadec, Kergournadec, ou en
ex, comme Tournex, Fernex : d'autres
conservent sans altération l'ac celtique.
Cognac, Fronsac, Armagnac. C'est de
cette racine que viennent tant d'autres
terminaisons patrionimiques en ic, inc,
ing ou ens. Germanicus, Lotharingia,
Turonenses, &c.

252. La racine des verbes est dans
l'impératif.

Selon la remarque de Leibnitz (Otium
398Hanoverianum
, pag. 427,) la vraie racine
des verbes est dans l'impératif. Le
premier & le plus naturel usage du verbe
est de s'en servir à l'impératif, en ordonnant
l'action qui est à faire. Ex. voi,
prends, tiens, fais. Ce tems du verbe
est fort souvent monosyllabe dans la plûpart
des langues. Lors même qu'il ne l'est
pas, il est plus dépouillé qu'aucun autre
des additions terminatives ou augmentatives,
qui chargent la racine premiere du
mot, & peuvent empêcher qu'on ne la
discerne. En rangeant les verbes synonymes
de toutes les langues sur leur R/.
premiere, il est à propos de se servir de
ce tems absolu, plutôt que de l'infinitif
qui est allongé, & que du présent de
l'indicatif qui, sans être plus long dans
certaines langues, exige en plusieurs l'adjonction
du pronom. Exemple : Da, Do ;
Donne, je Donne.

253. Du signe radical de la négation & de
la formule des locutions négatives.

L'homme, pour communiquer ses perceptions,
399a besoin d'exprimer non-seulement
les objets existans & la maniere de
leur existance, mais encore de quelle maniere
ils n'existent pas. De même pour
les sentimens, il a besoin de faire connoître
s'ils sont conformes ou non-conformes
à sa volonté. Il faut donc qu'outre
les diverses racines, servant à exprimer
les idées positives, & les diverses
classes d'objets, il ait une autre racine qui
lui serve aux idées négatives, purement
appropriée à indiquer que ce qu'il peint
n'est pas dans ce qu'il veut peindre. Une
seule racine suffit par-tout à cet effet, à
quelqu'objet qu'on l'adapte. La négation
n'étant qu'un sentiment absolu & privatif,
une pure contre-assertion, c'est assez qu'il
y ait un signe vocal, une articulation
d'organe consacrée à avertir l'auditeur
que ce que l'on dit n'est pas dans le sujet
dont on parle. Le sentiment négatif renfermant
en soi une volonté positive &
contraire, il n'est pas difficile à l'homme
de l'exprimer par un geste, ou, ce qui est
la même chose, par un coup d'organe ;
400car les sons vocaux quelconques ne sont
qu'autant de gestes de l'organe vocal. Dans
la formation de plusieurs langages, l'homme
a choisi pour l'expression du sentiment
négatif le geste nasal, soit voyelle, soit
consonne. N'auroit-il pas été naturellement
conduit à ce choix par la raison que
des deux tuyaux dont l'instrument vocal
est composé, (Voy. n° 27 & 31,)
celui du nez est le moins usité, & qu'il
change le son de la voyelle ; ce qui lui
aura machinalement mérité la préférence
pour l'interjection du doute, & pour
l'expression de l'idée privative : (Voyez
n° 34 & 55 ;) car il est assez simple de
toucher les sons de cette espece sur la
moindre partie de l'instrument ? On a
donc souvent employé ici la voyelle
nazale IN, ou la consonne nazale S, ou
la consonne très-liquide N, laquelle a
beaucoup d'analogie avec la voyelle nazale.
Dans le nombre des consonnes de
l'alphabet Malabare, on trouve une consonne
N purement nazale, particulière
aux Indiens, & différente de l'N ordinaire,
401consonne de langue qui se trouve
aussi dans le même alphabet. J'ai déjà remarqué
ci-dessus cette analogie entre l'N,
le tuyau nazal, & le sentiment négatif,
lorsque j'ai fait voir (n° 34 & 55) par
des exemples très-frappans, que ce rapport
du sentiment & de l'organe tenoit au physique
de la machine, & prouvoit une
détermination donnée par la nature.

S'il est possible d'exprimer par le geste
vocal le sentiment négatif, il ne l'est pas
de peindre la négation d'un objet extérieur,
ni de donner à la privation, autrement
que par une méthode fort indirecte,
un nom qu'elle ne pouvoit recevoir
d'une maniere purement positive.
Comment auroit-on pu prendre le néant,
non ens, dont il est impossible d'avoir
d'image, & par conséquent d'idée, &
dont l'essence chimérique est de n'exister
pas ? Comment lui donner un nom, puisque
les mots dans leur origine ne sont
que des peintures plus ou moins imparfaites
des choses réelles ? On ne l'a pu ; mais en
remplacement on a adopté le geste vocal
402du sentiment négatif, en le transportant,
par analogie, des sentimens intérieurs aux
objets extérieurs. Plusieurs nations ont,
par exemple, pris la voyelle nazale in,
ou la consonne nazale, qu'elles ont
jointe au nom positif de l'objet, pour
signifier qu'il falloit entendre le contraire
de ce qu'on disoit : infinité, sfortunato, &c.
Sur le germe de l'articulation N, analogue
à la voix nazale, on fait la racine non,
ne, ni, nec & le verbe nego. Ce signe
radical a été apposé par-tout aux locutions
de cette espece, comme marque générale
faite pour avertir du vrai sens de la locution.
Mais jamais on ne l'emploie, ni
on ne pourroit l'employer, sans le joindre
à un mot positif ; de sorte qu'on annonce
séparément, quoiqu'à la fois, l'existence
réelle & le signe négatif. En un mot il
est impossible de former un nom absolument
privatif, c'est-à-dire une locution
qui ne contienne pas une idée vraiment
positive. Même dans ceux que l'usage regarde
comme termes négatifs, aucun ne
l'est, mais au contraire. Rien signifie
403précisément quelque chose. On ne l'emploie
en sens contraire que parce que l'on fait
toujours précéder une négative. Non habeo
rem
 ; Je n'ai rien. De même en latin nihil :
hilum, étant un vieux mot de cette langue,
qui signifie chose, quelque chose, le
même que le grec ὕλη, i. e. materia ; on
y a joint le signe négatif ni, pour en
faire nihilum, &. désigner la privation
d'existence. De même personne, en latin
nemo, ne-homo. De même pas & point,
& en certains patois gen, passus, punctum,
genus, termes physiques de la langue
latine, qu'on a traduits dans notre langue,
pour désigner quelque chose en général,
& qu'on n'y peut employer, sans
y joindre la R/. de négation : non plus
que jamais qui, à la lettre, signifie toujours
(à jamais, i. e. à toujours ;) &
qui ne veut dire le contraire qu'au moyen
du signe opposé qu'on joint à la phrase ;
je n'en veux pas, je n'en ai point, je n'y
vais jamais
. Observons en passant sur ce
mot jamais, que c'est une expression
??? bien faite, quoique peut-être sans
404réflexion, sur les deux adverbes latins
jam, déjà, magis, encore plus, qui représentent
le passé & l'avenir ; ce qui est
déjà, & ce qui arrivera encore : il n'y
avoit pas de meilleure maniere de rendre
l'idée de l'infini. Ce mot jamais est beaucoup
mieux fabriqué que le latin unquam
ou ne unquam.

Il y a des mots où la racine négative
semble disparoître, tant on est accoutumé
à s'en servir pour un sens ou pour une
idée positive. Tel est le mot nécessité qui
exprime qu'une chose se fait absolument,
toujours & sans cesser ; ne-cessare.

254. Difficulté de connoître la racine
organique des particules & des
propositions.

J'ai fait voir, n° 196, combien il
étoit difficile de trouver le premier germe
radical des particules conjonctives du
discours. Leur examen m'a fait pencher à
croire qu'elles étoient pour la plûpart
arbitraires, & que le prompt & prodigieux
405besoin qu'on en a pour s'énoncer,
ayant forcé les hommes de chaque pays à
prendre le premier monosyllabe ou geste
vocal indéterminé qui lui venoit à la
bouche dans le besoin pressant, l'usage
réitéré en avoit déterminé l'habitude
significative.

Il n'est guère plus aisé d'assigner la
premiere origine des prépositions, quoiqu'un
peu plus composées que les simples
particules conjonctives. Je ne dirai
rien de fort satisfaisant, si je dis sur les
particules in & ex, qui marquent le dedans
& le dehors, la même chose qu'avance
Nigidius sur les pronoms nos &
vos, sçavoir, que le mouvement de l'organe
se fait en retour intérieur dans le
premier, & pousse le son à l'extérieur
dans le second. Les langages ont peu de
variétés dans les prépositions, les empruntant
d'un langage à l'autre, & les
cumulant quelquefois avec profusion les
unes sur les autres, pour n'en former
qu'une seule ; comme lorsque nous disons
en françois auparavant, en réunissant
406quatre prépositions latines ad-per-ab-ante.
Les nôtres sont grecques pour la plûpart.
L'origine ancienne des mots grecs primitifs
nous est aujourd'hui le plus souvent
inconnue ; de sorte qu'on ne scauroit discerner
quelles sont les prépositions radicales,
ou celles qui ont été formées par
la contraction de certains mots plus composés.
On voit bien que sur vient desuper ;
super de ὑπερ & celui-ci du Chaldéen
רכע (ibr.) On voit bien quepræ & pro
ont rapport à primus ; que chez est une
traduction de l'italien casa ; & que quand
on dit chez vous, c'est comme si l'on disoit
casavoi (maison de vous.) Et encore
ce dernier mot est plutôt dans notre langue
un adverbe qu'une particule, ainsi
que beaucoup d'autres dont l'origine devient
plus facile à reconnoître. Mais
quand ce sont de pures particules, il est
mal-aisé de retrouver la premiere cause
de leur formation, qui sans doute a souvent
été arbitraire & précipitée ; comme
je l'ai remarqué, en parlant de petites
expressions conjonctives, qui ne servent
407qu'à former la liaison du discours,
(Voyez n° 198.)

255. Remarques sur les racines des terminaisons.

Quant aux terminaisons, j'en ai aussi
parlé plus haut, & n'ai pas fait difficulté
d'avouer, avec quelques grammairiens,
qu'un bon nombre d'entr'elles ont
leur racine propre & particulière, reconnoissable
à la force significative, & à l'idée
accessoire que les terminaisons ajoûtent à
chaque mot. Cette partie de la matiere
étymologique est curieuse ; mais si l'on
vouloit la traiter en détail, on feroit
peut-être un livre entier. Chaque langue
a les terminaisons propres, caractéristiques
de son idiome & de sa syntaxe.
Chaque langue en a un très-grand nombre
& de très-variées : cependant la plûpart
sont copiées & dérivées les unes
des autres. Il est facile d'observer que la
plus grande partie de celles de nos dialectes
sortis du latin sont celles même de
la langue latine.408

On pourroit diviser les terminaisons
en trois classes, eu égard à leurs racines.

1a. Celles qui ont une racine évidente
& connue, & qu'on voit être par elles-mêmes
de vrais mots autrefois séparés de
ceux auxquels on les a joint, pour ajoûter
à ceux-ci le sens accessoire de ceux-là ;
comme feroitsiturire, brûler de soif, siti
ureri
, & les autres exemples cités n° 197.
On peut mettre dans cette classe celles qui,
sans être évidentes, font fort vraisemblables ;
comme il est certain que ment, terminaison
de nos adverbes, vient de mente ;
prudement, prudenti mente : fortement,
forti mente ; que age vient souvent d'agere
ou d'agens : partage, partem agens : courage,
cor agens, &c. Ces deux formules-ci nous
viennent de l'italien, qui dit mente, agio.

2a. Celles qui ne sont que des dérivés
d'autres langues anciennes, qu'un langage
plus moderne a copiées. Je les appelle
dérivés, plutôt que racines, parce qu'en
les remontant aux plus anciennes langues,
on ne les y trouve pas employées seules
& comme mots isolés, qui avoient leur
409signification propre, ainsi que ceux de la
classe précédente. Les latins ont quatre
terminaisons dans leur langue, pour marquer
le mode infinitif du verbe, are, ēre,
ĕre, ire. Elles forment les quatre conjugaisons
de leur syntaxe : le françois les,
a copiées pour les quatre conjugaisons de
la sienne, er, oir, re, ir : aimer, avoir,
rendre, ouïr. Mais en latin ces signes
paraissent arbitrairement choisis pour désigner
l'infinitif : ils ne sont employés que
comme pure terminaison. On ne les trouve
pas ailleurs comme mots simples, ayant une
signification isolée & particuliere, qui ait pu
les faire appliquer par préférence aux verbes
amare, habere, rendere, audire, comme
circonstance accessoire pour en marquer
l'infinitif. Il en est de même de toutes
les terminaisons tant des verbes conjugués,
que des noms déclinés. J'en ai donné les
exemples dans le Chap. XI. Nous avons
formé les nominatifs de notre langue,
tantôt sur le nominatif, tantôt sur le génitif
du latin, en conservant les désinences
à-peu-près pareilles :honor, honneur, quantitas,
410quantité, clementia, clémence,
actionis, action. Nous les tirons souvent
& immédiatement de l'italien qui les a
prises du latin : souvent encore nous ne
les exprimons que par notre e muet, (justus,
juste.) Nous les supprimons.en partie (supplementum,
supplément) ou même tout-à-fait
(fortis, fort.) Dans toutes ces désinences,
nous voyons bien la cause dérivative ;
mais nous ne trouvons pas la
cause radicale, si ce n'est dans un petit
nombre de cas où elle se laisse appercevoir ;
& alors les terminaisons rentrent
dans la classe précédente. Par exemple,
le latin forme ses terminaisons des trois
genres, masculin, féminin & neutre, us,
a, um, à l'imitation du grec, ος, η, ον. Je ne
vois pas la raison primitive du choix pour
les deux derniers genres ; mais je crois
l'entrevoir pour le premier. La terminaison
habituelle du grec en os, convertie par
le latin en us, laquelle désigne, chez l'un
& chez l'autre peuple, le genre masculin
dans les noms tant substantifs que personnels,
paroît répondre à la terminaison
411égyptienne is ou es ; du moins si les Grecs
dans leurs Histoires nous ont fidèlement
rendu les noms de cette langue, sans y
ajoûter une finale à leur mode. Alors il
seroit naturel de dériver cette finale is
du mot oriental ish qui signifie vir, le
mâle
 ; & ce seroit la raison qui l'auroit
fait choisir pour désigner le genre masculin.

3a. Celles où l'on n'apperçoit aucune trace
de racine ni de dérivation ; mais qui paroissent
être de pure fantaisie de la part du peuple
qui les emploie. Peut-être celles de la
seconde classe ont d'abord été de ce genre
dans leur premiere origine. Il y en a fort
peu de cette espece dans notre langue franncoise ;
peut-être même point du tout. Du
moins il ne s'en présente aucune à ma mémoire
que je puisse citer pour exemple :
mais elle n'est pas la seule langue que je considère
ici. Il y a tant d'anomalies dans les
langages, que peut-être à cet égard peuvent-elles
fournir une classe particulière de finales.

Si les terminaisons de tous les langages
étoient réduites en tables, & accouplées
412parallèlement de suite dans leur ordre de
filiation, on les verroit sortir les unes des
autres par la dérivation, & se rassembler
comme les mots, sous un petit nombre
de primitifs. Une pareille table seroit très-utile
à joindre à l'archéologue ou nomenclature
universelle, dont je traite dans
le Chap. XVI. On mettroit à chaque article
l'explication de ce que signifie chacun
de ces accessoires ajoûtés à la fin des mots.
Ce seroit un tableau rapproché d'une
grande partie de la syntaxe des langues :
il en abrégeroit l'étude ennuyeuse, & en
faciliteroit beaucoup la connoissance.

Freret remarque avec raison (dans
l'Eloge de Fourmont
) que les différens langages
n'ayant tous qu'un seul & même
objet, celui de communiquer aux autres
hommes nos idées, nos affections & nos
jugemens, par le moyen des sons de la
parole, une des plus grandes sources de
la variété qui règne entr'eux, c'est celle
qui règne dans le choix des moyens employés
pour exprimer la liaison & les
rapports que nous appercevons entre les
413idées, l'action & la réaction des objets
les uns sur les autres, & l'impression
qu'ils font sur nous. Qu'on emploie des
signes particuliers pour désigner ces différens
rapports. Que la plûpart des langages
les joignent & les attachent à ceux qui
étoient déjà établis pour exprimer les idées
même ; ensorte que les deux signes réunis
ne font plus qu'un seul & même mot.
Que les changemens de rapport entre les
idées se marquent par un changement &
par une altération faite dans le mot. Que
les hommes, qui se sont accordés dans
le choix des moyens de les exprimer,
qui conviennent dans la maniere d'employer
& de combiner les mêmes signes,
parlent le même langage, & peuvent
converser entr'eux ; de légères nuances
de variétés ne suffisant pas pour constituer
une nouvelle langue, mais seulement
différens dialectes.

On les a combinées ensemble, autant
& aussi souvent que les objets extérieurs
& leurs circonstances étoient combinés
dans l'esprit. « 1-es élémens vocaux, dit
414Freret, (Mém. de l'Acad. Tom. XVIII,)
suivent l'analogie des idées qu'ils expriment :
or le nombre de nos idées primitives
est assez borné. Toutes nos
autres idées, perceptions, jugemens &
sentimens sont composés des premieres
idées simples, diversement combinées.
Ces différentes combinaisons forment
encore, à tout moment, de nouveaux
rapports, & par conséquent de nouveaux
assemblages : ainsi, quoique le
nombre des idées primordiales soit
assez borné, celui des idées complexes
ou dérivées croît à proportion que nous
avons acquis plus de connoissances. On
peut observer la même progression dans
les langues. Un assez petit nombre de
termes primitifs, que l'on appelle Racines,
répondent aux idées simples, &
forment un très-grand nombre de dérivés
qui, combinés encore entr'eux,
ou avec d'autres racines, forment tous
les mots qui expriment les idées composées…
Une langue véritablement
415philosophique seroit, ajoûte-t-il, celle
qui exprimeroit toujours les idées simples,
ou primitives par des termes radicaux,
& les idées complexes par des
termes dérivés ou composés de ces premiers.
Le dernier point de perfection
seroit de s'exprimer de telle façon,
que chaque mot dérivé fit connoître, .à
la premiere vue, non seulement la
composition de l'idée correspondante,
mais encore en quelles idées simples
il la faudroit résoudre, en la décomposant.
Nous n'avons point de langues
où l'on paroisse avoir eu cette vue, si
ce n'est dans l'écriture chinoise. Les
idées simples & primordiales, ou celles
qui sont participées par un grand nombre
.d'êtres particuliers, y sont exprimées
par des caracteres simples & radicaux ;
& les idées complexes ou dérivées sont
représentées par des caracteres composés
de ces premiers, que nous avons
nommés simples. » Si Freret y avoit
voulu faire attention, il auroit reconnu
416le même méchanisme dans nos langues.
Un son composé n'y est qu'un amas de
primitifs simples. Toute la différence entre
le Chinois & l'Européan, est que l'un
forme la composition par des traits, &
l'autre par des sons.417

Chapitre XV.
Des Principes & des Régies critiques
de l'Art étymologique.

256. Quels sont les principes qui doivent
guider en étymologie.

257. La langue étymologique parle plus à
l'esprit quà l'œil, & plus à l'œil
qu'à l'oreille.

258. Preuve de la bonté d'une étymologie.

259. Observation à faire sur l'application
des principes à la preuve.

260. Nécessité de procéder avec exactitude
en déduisant les principes d'un art ;
quand même l'art seroit de peu d'importance.

261. On doit chercher les étymologies dans
la langue du pays même, à moins
qu'il n'y ait quelque raison connue
de les chercher dans un autre langage.418

262. Maniere de discerner de quelle langue
vient un mot dont on cherche l'origine.

263. Chaque langue est reconnoissable à
son habitude d'employer dans un certain
ordre les articulations simples ou
composées.

264. La connoissance des vieux mots de
chaque langage, même inusité, ne doit
pas être négligée.

265. Division des étymologies en certaines,
probables, & possibles.

266. Dans le choix des étymologies possibles
on doit préférer celles qui sont
physiques à celles qui sont historiques
& morales.

267. On doit préférer celles qui naissent
d'un procédé naturel à celles qui supposent
du merveilleux dans l'objet
nommé.

268. L'incertitude de certaines étymologies
particulières n'influe pas sur la certitude
des principes généraux. Cause
d'où naissent les diversités d'opinions
sur une même étymologie.419

269. Maniere de reconnoître, entre plusieurs
étymologies probables d'un même
mot, quelle est la véritable.

270. Causes de l'altération que peuvent
éprouver les racines jusque dans leur
premier germe. Manière, de discerner
quelle est l'articulation véritable &
radicale.

271. Il y a dans les langues des mots entièrement
pareils qui n'ont pas la même
origine.

256. Quels sont les principes qui doivent
guider en étymologie.

Les régles qui doivent guider
en étyrrrologie sont tirées du
sens, de la figure, & du son
du mot dérivé, comparés avec
le sens, la figure & le son du mot dérivant.
L'identité du sens & de la signification
fait raisonnablement présumer que l'idée,
l'objet, & la dénomination étant les mêmes
ou pareils, le mot est aussi le même,
420si les autres circonstances nécessaires s'y
rencontrent. La figure marque ce qui
est du ressort de la vue : elle sert à rectifier
l'altération continuelle que le simple
son a soufferte d'une prononciation rapide
ou trop difficile à exécuter : elle indique
par les caractéristiques de lettres propres
à chaque peuple de quelle langue sort une
expression, & que c'est-là qu'il en faut
aller chercher l'origine. Le son fait
entendre quels organes sont employés pour
le produire ; en quel ordre ils agissent : il
apprend qu'on ne doit avoir aucun égard
aux diversités d'inflexions ; quand on reconnoît
que malgré leurs variétés elles
partent du même organe ; qu'en matière
de dérivation la voyelle ne doit presque
être comptée pour rien ; & qu'il faut s'arrêter
aux consonnes pour vérifier si, malgré
leur différence de figure dans les deux
mots comparés, elles ne viennent pas du
même organe ; selon le principe physique
établi (n° 26,) que chaque organe forme
sa classe particulière d'articulations facilement
permutables entr'elles. Quand ces
421trois régles, tirées del'esprit, de la vue &
de l'ouïe, se trouvent d'accord en un
même sujet d'observation, l'étymologie
en question est comme démontrée.

257. La langue étymologique parle plus à
l'esprit quà l'œil, & plus à l'œil
qu'à l'oreille.

On voit assez qu'entre ces trois conditions
ci-dessus exigées, la premiere, relative
à l'objet exprimé où se trouve le point
commun de tendance générale (Voy. n° 3,)
mérite la préférence sur les deux autres ;
& qu'il faut donner beaucoup plus d'attention
au sens qu'au son ou à la figure des
mots. La langue étymologique parle à l'esprit
plutôt qu'aux yeux ou qu'aux oreilles.
Mais elle parle bien moins encore aux
oreilles qu'aux yeux. La raison en est que
l'image, qui est du département de la vue,
étant aussi permanente, que la voix, qui
est du département de l'ouïe, l'est peu,
doit par conséquent être moins sujette à
subir des changemens de forme. Ainsi lors
422même qu'on ne retrouve plus rien dans
le son, on retrouve tout dans la figure
avec un peu d'examen. Le son ne consiste
que dans la voyelle, qui chez tous les
hommes est tout-à-fait vague. La figure
au contraire ne consiste que dans la lettre,
qui, quoique variable, ne s'égare que rarement
tout-à-fait, ne sortant même guères
des bornes de l'organe qui lui est propre.

258. Preuve de la bonté d'une étymologie

Exemple. Si je dis que le françoissceau
vient du latin sigillum, l'identité de signification
me montre d'abord que je dis vrai.
L'oreille au contraire me doit faire juger
que je dis faux, n'y ayant aucune ressemblance
entre le son , comme on le
prononce, & le latin sigillum. Entre ces
deux juges d'opinion contraire je sçais
que le premier est le meilleur que je
puisse avoir en pareille matière, pourvu
qu'il soit appuyé d'ailleurs ; car il ne prouveroit
rien seul. Consultons donc la figure ;
& sçachant que l'ancienne terminaison
françoise en el a été récemment changée
423en eau dans plusieurs termes ; que l'on
disoitscel au lieu de sceau, & que l'ancienne
terminaison s'est même conservée
dans les composés du mot que j'examine,
puisque l'on dit contre-scel & non pas
contre-sceau, alors je retrouve dans le latin
sigillum & dans le françois scel la même suite
de lettres ou d'articulations organiques,
sgl & scl :c'est-à-dire, que le nez, la gorge &
la langue ont agi dans le même ordre en
formant ces deux mots : par où je vois
que j'ai eu raison de déférer à l'identité
du sens, plutôt qu'à la contrariété des sons.
S'il est ensuite question d'examiner le mot
saut où le son est le même que dans
le terme précédent ; sans y déférer, la
figure & le sens me font voir que l'origine
est dans le latin saltus. De même
pour le mot seau à puiser, où le son est
pareil & la figure presque pareille, je ne
défère ni à l'un ni à l'autre, pour ne
m'arrêter qu'à la signification qui me fait
voir qu'il faut tirer ce terme du latin de
même sens situla, & de la R/. sitis, quoique
la figure & le son du mot françois
424soit altéré au point de ne conserver presque
plus aucun rapport avec la racine.
Mais je comprends sans peine que l'altération
vient de ce qu'en élidant par une
prononciation rapide le t qui est au milieu
du motsitula, on disoitsiula, d'où on a
fait seille en vieux françois, & ensuite
seau en francois moderne, par le changement
ordinaire & ci-dessus mentionné
d'eil en eau : ainsi le mot s'est fort éloigné
de sa R/. sitis parce que la prononciation
vicieuse a détruit le t qui étoit l'un des caractéristiques
radicaux.

Dans le françois pain aliment, pin.
arbre, semblable de son, peu différent de
figure ; dans l'anglois pin, i. e. épingle,
tout pareil au précédent à la vue & à
l'ouïe, la raison me fait discerner qu'il
faut les dériver de panis, de pinus, &
despina : quant au françois peint, l'idée,
l'oreille & la vue s'accordent à me montrer
qu'il vient de pingo, pictum.

259. Observation à faire sur l'application
des principes à la preuve.

Il y a néanmoins quelques occasions
425où ce n'est pas assez de consulter le sens,
la figure & le son. Il ne suffit pas même
d'avoir observé le caractéristique du mot
pour reconnoître en quelle langue il en
faut chercher l'origine. Il faut encore s'assurer
de certains faits dont la réalité pourroit
détruire l'opération de l'ouvrier. Car
l'esprit travaille en vain ; c'est inutilement
qu'il forme son jugement sur des preuves
apparentes, si elles sont démenties par la
vérité historique. Que je cherche, par
exemple, l'origine du mot pirogue, qui
est le nom d'un petit canot dont les Indiens
de la mer Pacifique se servent pour traverser
l'eau d'une isle à l'autre, j'aurai
volontiers recours à la langue espagnole :
d'autant mieux que tout ce parage est journellement
fréquenté, & en partie habité
par les Espagnols, qui ont répandu dans
ces climats une infinité d'expressions de
leur langue. Je dirai donc, que pirogue
vient de por aguas ; & je croirai d'abord
que j'ai rencontré juste, puisqu'en cherchant
dans la langue à laquelle je pouvois
vraisemblablement m'adresser, j'ai trouvé
426la convenance assez bonne pour le sens,
plus formelle encore pour la figure & pour
le son. Mais en apprenant des voyageurs
que ce mot pirogue est ancien dans la langue
Indienne, je reconnoîtrai aussi-tôt que
la dérivation que je viens de donner est
fausse : que c'est par un hazard singulier
qu'une signification assez juste tirée de la
langue Espagnole, où j'ai pu la chercher,
se trouve appuyée d'une conformité de
figure & de son, & que c'étoit le cas de
m'assurer avant tout par le fait, s'il étoit
vrai que le mot vint réellement de la
langue espagnole où je le cherchois. Je
n'en regarderai pas moins comme certains
les quatre élémens que j'ai posés comme
principes pour opérer avec certitude en
étymologie ; sçavoir la langue d'où le
mot est venu, la figure du mot, le rapport
du son, & la vérité de la signification ;
pourvu toutefois que l'application
de ces quatre élémens soit juste dans tous
les points : car mon erreur n'étoit née que
d'une fausse application du premier de ces
quatre points. L'étymologie tirée de por
427guas
ne s'est pas trouvée juste, parce
qu'encore qu'il soit vraisemblable que le
mot pirogue puisse être né de la langue
des Espagnols qui ont introduit plusieurs
mots dans ces isles, il n'est néanmoins
pas vrai en fait qu'ils y ayent introduit
celui-ci, qui étoit en usage dans la langue
indienne avant leur arrivée.

On pourroit croire que Stanboul, nom
que les Turcs donnent à la ville de Constantinople,
est une sorte contraction du
vrai nom de cette ville : Stanpol pour
Constantinopolis. Mais le prince Cantemir
bien instruit des faits nous apprend qu'il
vient plus simplement d'εἰς τὴν πολιν, c'est-à-dire
à la ville. Les Turcs, lors de leur
invasion en Thrace, entendant dire aux
Grecs de la campagne qui alloient à Constantinople,
qu'ils alloient à la ville εἰς
τὴν πολίν
, prirent l'habitude d'appeller la ville
Stanpol Au reste le primitif πολίς se trouve
de même dans l'une & dans l'autre origine.

Nous appellons Truchemans (interprètes)
les personnes dont on se sert à Constantinople
428& dans le Levant pour expliquer
de part & d'autre aux gens d'Europe
& d'Orient qui ont des affaires ensemble,
ce que chacun dit en la langue de son pays.
Si quelqu'un lit dans le poëme du Boïardo,
le mot Turcimano (homme Turc) que le
poëte emploie en ce sens, il croira d'abord
que le mot françois trucheman vient
.d'une origine si naturelle. Cela n'est pas
néanmoins. Notre mot françois ne vient
pas de l'italien, où le poëte a un peu
altéré la dérivation, peut-être à dessein
de faire un jeu de mot. Tous deux sont
corrompus du Turc terjiman ou meturgeman
(interpréte :) de la racine Chaldéenne
targum (explanatio, interpretatio.)
Nos consuls des Echelles du Levant
disent drogueman : ce n'est qu'une diversité
de prononciation ; trocman.

Nous avons introduit dans notre langue
l'expression nouvelle fronder pour
dire murmurer tout haut contre quelqu'un ;
critiquer sa conduite ; ou contrarier son
opinion. On ne manqueroit pas de dériver
ce mot du latin frendere dont le sens
429s'y rapporte assez bien, si son origine ne
nous étoit d'ailleurs parfaitement connue
En 1648 une troupe de petits garçons de
la ville de Paris avoit pris l'habitude de
s'assembler à la Bute S. Roch, où elle
se partageoit en deux bandes qui se lançoient
des pierres avec la fronde. Les officiers
de police les venoient chasser ; mais
des qu'ils avoient le clos tourné, les petits
garçons se rassembloient, & se remettoient
à fronder comme auparavant. Ce
fut en ce même tems que s'élevèrent les
troubles entre la cour & le parlement,
au sujet des impôts dont le peuple se
voyoit accablé sous le ministère du cardinal
Mazarin. La chaleur devint extrême
dans les deux partis ; & les vexations du
ministre furent cause que le parlement
s'oublia de son côté juiqu'à former plusieurs
délibérations téméraires. Un jour
Bachaumont, conseiller au parlement,
jeune homme de beaucoup d'esprit, entendant
le président le Cogneux, son père,
parler d'une maniere qui ne lui plaisoit
pas, dit, en faisant allusion aux petits garçons
430de la Bute S. Roch, qu'il se taisoit
en sa présence, mais que dès qu'il
n'y seroit plus, il se préparoit à fronder
contre cet avis. D'autres racontent que
Gaston, duc d'Orléans, étant venu assister
aux délibérations du parlement pour
en modérer la vivacité, Bachaumont
voyant qu'on n'osoit opiner en présence
de ce prince aussi librement que de coutume
dit à son voisin, « si fortè virum
quem conspexere, filent
 ; mais quand il
n'y sera plus, il faudra fronder comme
il faut. » Cette expression parut plaisante,
& se mit à la mode, comme il
arrive presque toujours en France. On fit
la chanson qui commençoit :

Un vent de fronde
S'est levé ce matin,
Je crois qu'il gronde
Contre le Mazarin.

Toutes les petites parures nouvelles ou
autres choses d'un usage encore plus commun
se nommèrent à la fronde. Le, nom
de frondeurs fut donné à la faction opposée
431à la cour. Le cardinal contribua lui-même
à donner cours à cette expression,
dans un moment de réconciliation qu'il
y eut entre le parlement & lui, où il dit
en badinant aux députés de cette compagnie,
qu'il étoit devenu frondeur, &
leur fit voir son chapeau garni d'une fronde
en guise de cordon. C'est ainsi que le mot
fronder s'est introduit parmi nous dans la
signification ci-dessus rapportée. On a coutume
d'appeller frondeurs ceux qui critiquent
le gouvernement présent.

260. Nécessité de procéder avec exactitude
en déduisant les principes d'un art,
quand même l'art seroit de peu d'importance.

En étymologie, comme en toute autre
matière, il faut commencer par être bien
instruit de la vérité des faits avant que
d'en tirer des conséquences : Ex facto jus
oritur
. Ici comme ailleurs, & peut-être
même plus souvent, la rencontre fortuite
des convenances & des circonstances peut
432rendre tout-à-fait vraisemblable une chose
qui n'est néanmoins pas vraie. L'étymologie
demande autant, & plus de discernement,
d'attention & de connoissances
détaillées, qu'aucune autre science. J'entends
que beaucoup de gens me diront
là-dessus qu'il n'importe guères si l'on se
trompe, ou non, en cette matière. J'en
conviendrai sans peine, & je ne laisserai
pas que d'ajoûter, pour réponse, que ceux
qui raisonnent ainsi, font un raisonnement
fort plat, parce que, lorsqu'un écrivain s'engage
à donner les principes d'un art (frivole
ou non,) il doit s'appliquer à le faire avec
la plus grande justesse possible. Et quant
à cette prétendue frivolité reprochée à
l'art dont je traite ici, le reproche n'est
pas mieux fondé que celui qu'on pourroit
faire à tant d'autres sciences, arts, ou
connoissances qui, sans être de premiere
ni de seconde nécessité pour l'homme,
ne laissent pas que d'amuser agréablement
ou utilement la curiosité de l'esprit humain.
Celui-ci a de plus l'avantage de
former sa raison dans un des principaux
433exercices qu'il en fait ; sçavoir, dans la
logique des paroles qui consiste dans la
juste convenance des mots avec les idées
qu'ils expriment, & avec les objets qu'ils
représentent.

261. On doit chercher les étymologies dans
la langue du pays même, à moins
qu'il n'y ait quelque raison connue de
les chercher dans un autre langage.

L'étymologiste doit s'attacher, avec
soin, à la langue d'où le mot dont il
recherche l'origine, doit naturellement
être sorti, & ne pas adopter légèrement
les significations, même vraisemblables,
qu'un autre langage lui offriroit, s'il n'a
la preuve que le nom a été imposé par le
peuple qui le parloit. Il ne tirera pas le
nom des Géorgiens des mots grecs γῆ &
ἔργον comme si c'étoit γηουρογοι laboureurs,
travaillans a la terre ; bien que les noms
des peuples aient souvent une origine de
cette espece. Car, outre que les Géorgiens
ne sont pas plus adonnés à l'agriculture
434que quantité d'autres nations, la
langue grecque n'est pas la langue natale
du pays. Il tirera le nom de la Géorgie
du neuve Kur ou Cyrus qui l'arrose. Les
Orientaux appellent la Géorgie Gurgistan
(Pays de Kur ;) & le mot Kur, chez
les anciens Orientaux, signifie scaturire,
nom convenable à une source & à une riviere.
Nous sçavons qu'il.est le primitif
de celui que les Phœniciens donnerent à
la célebre ville de Cyréne, en Lybie, à
causes des sources d'eau dont elle étoit environnée.
Une partie des habitans des contrées
de l'Asie, habitées par les Géorgiens,
portoient autrefois les noms de Cardiani
& de Gordyæni. Les nationaux se donnent
aujourd'hui celui de Carthuels. Près de-là
les Curdes & le Curdistan font partie de
l'ancienne Assyrie. Toutes ces petites observations
rapprochées montrent que c'est
dans le primitif Kur, qu'il faut chercher
les noms des peuples & des contrées de
cette région de l'Asie.

Au contraire l'étymologiste qui recherchera
l'origine du nom de Lisbonne, en
435rejettant la fable du prétendu voyage
d'Ulysse sur cette côte où il fonda, dit cette
fable, la ville appellée de son nom Ulysipo,
ne fera pas de difficulté de s'adresser, avec
Bochart, à la langue phœnicienne, malgré
la grande distance des lieux, parce
qu'il sçait que les navigateurs Tyriens ont
porté dans ces parages leur langue, avec
leur commerce & leurs nombreuses colonies,
& qu'ils y ont fondé & donné
le nom à une infinité d'établissemens. Il
admettra volontiers la conjecture de ce
sçavant homme, lorsque, s'appuyant sur
la situation maritime & sur la nature des
productions du terrein, il explique le nom
U-lysippo (Lisbonne) par la baie des
amandiers
, en le tirant de deux mots
phœniciens Luz, (amygdala) Ubbo,
(sinus.) Il en usera de même dans la
recherche de la valeur significative des
noms d'une quantité de lieux des côtes
d'Espagne & d'Afrique, par-tout garnies
d'entrepôts & d'échelles du commerce
immense des Tyriens,436

262. Maniere de discerner de quelle langue
vient un mot dont on cherche
l'origine.

Hors des cas singuliers, on discerne,
sans peine, à quelle langue il faut s'adresser,
pour suivre, en remontant, la
dérivation d'un terme. L'inspection du
mot l'indique, parce qu'il a presque toujours
retenu quelque caractéristique particulier,
affecté par la langue dont le mot
est immédiatement sorti. Les lettres PH,
TH, CH, ST, RH sont propres à l'alphabet
grec, qui les figure par un seul caractere.
Les mots où elles s'offrent, sortent
communément du grec, ainsi que ceux
qui ont le double GG équivalent à NG :
Philosophe, Théorie, Charité, Statique,
Arrhes, Ange.

Les terminaisons, par augmentatifs ou
par diminutifs, indiquent la langue italienne,
à qui elles sont familières, one,
ino, ello. Ex. Canton, Sallon, Baladin,
437Fantassin, Capeline, Soutanelle,
Brocatelle, Vermicelle.

Si un mot commence par al, qui,
en arabe, est l'article du substantif, le
mot s'annonce volontiers pour être sorti
de l'arabe, soit immédiatement, soit par
un intermédiaire de la langue espagnole,
dans laquelle l'invasion des Maures a jetté
tant de termes arabes. Algebre (*)3, Almanach,
438Alambic, Amiral, (d'Emir, ou
Almihr ;) Elixir (d'al-icsir, essentia,) &c.
Il y a même des mots qui nous viennent
immédiatement du latin, lesquels décélent
par cet article al, leur origine arabe ;
comme allouette, alauda, i. e. la chanteuse,
cet oiseau étant un de ceux qui
chantent le mieux & plus souvent. Laudare,
dans sa véritable & ancienne signification
latine, c'est cantare. Le mot est
d'origine orientale. Dans notre traduction
latine de la bible, il signifie presque toujours
chanter. Laudans invocabo Dominum,
j'invoquerai le Seigneur par mes
chansons. Laudate Dominum in choris ;
laudate in psalterio & decachordo, &c.

Les Arabes ont porté en Espagne un
instrument à cordes pincées, dont ils se
servoient habituellement, pour accompagner
leurs voix, & qu'ils appelloient
al-laud. Nous le tenons des Espagnols
qui l'appellent aussi laud ; & nous le
nommons luth.

Le Gu initial, qui, chez nous, remplace
l'aspiration barbare ; le aldfinal,
439que nous prononçons aud, désigne une
origine tudesque : guarnir, ribauld, &c.
Il en est de même des syllabes ert, erd,
ild, old, & autres, où le mouvement
des dents succède au mouvement de la
langue. Child, Bert, &c. Cette façon de
faire résonner l'instrument vocal, appartient
aux langues barbares de l'Europe.
Au contraire les Grecs & les Latins aiment
que le mouvement de la langue
succède au mouvement des dents, des
lèvres ou de la gorge, & que l'articulation
fixe précède l'articulation liquide,
TR, PN, BL, CL, GR, &c.

263. Chaque langue est reconnoissable à
son habitude d'employer dans un
certain ordre les articulations simples
ou composées.

Chaque peuple a sa maniere de toucher
l'instrument, &, pour ainsi dire, son goût
de musique verbale, aussi-bien caractérisé
que celui de musique chantante. Le goût
que chaque langue affecte dans la suite
440habituelle des articulations organiques,
dans la disposition des consonnes, & le
mêlange des liquides avec les fixes, n'échappera
pas à un observateur exact, &
servira beaucoup à l'étymologiste. Il reconnoîtra
le langage d'un peuple, à sa
maniere de frapper l'air, & d'observer,
en figurant les sons, un certain ordre
successif, qui n'est pas celui d'un autre
peuple. Par exemple, la langue d'Orient
emploie le frôlement de langue R, précédé
du siflement nasal S ; & le Phœnicien
appelle une forteresse Bosra. Mais
le génie de la langue grecque ne souffrant
pas cet arrangement de consonnes, &
voulant, au contraire, que le siflement
nasal suive le frôlement de la langue, le
Grec, en répétant le mot phœnicien,
dit Byrsa ; & nomme ainsi la forteresse
de Carthage bâtie par les Tyriens. Mais
le hazard ayant fait que Byrsal est un autre
mot phœnicien, qui signifie cuir, (d'où
vient notre mot bourse) les Grecs, qui
ne restent jamais courts, bâtissent sur cette
rencontre fortuite une ridicule histoire,
441au sujet d'un terrein de l'étendue d'un
cuir de bœuf, vendu à Didon par un
Numide avare : ils racontent que Didon,
pour avoir une grande place, lorsqu'on
ne croyoit lui en vendre qu'une petite,
eut l'adresse de couper le cuir en bandes
étroites, & prit tout le terrein que les
bandes purent entourer.

Les Grecs disent Σκέπτομαι en articulant
d'abord sur la gorge C, ensuite sur
la lévre P. Les Latins répètent, après
eux, le même mot ; mais ils frappent
les touches de l'instrument d'une maniere
inverse, d'abord la, lévre Ρ, & ensuite
la gorge C : ils disent specto. Les Hébreux
disent Tselem, image. Le Persique, qui
s'accommode de cette prononciation
orientale TS, a fait là-dessus le mot TSilmenaja ;
& l'Arabe le mot TSaliman.
Mais nos langues d'occident n'ont pas dans
leur alphabet la lettre א Tsade : elles n'aiment
pas l'inflexion composée, où l'air,
après avoir été battu par les dents, est
rechassé parle nez ; de sorte qu'en répétant
le mot oriental, les Grecs disent
442τελεσμα & les François Talisman.

Le Phœnicien dit Pzar ; mais les Occidentaux
transposent l'articulation de ce
mot, de Pz en Sp. Le Grec, dans la
même signification, dit σπειρειν, le Latin
spargere, le François disperser.

Dans le nombre des articulations que
les organes vocaux sont capables d'exécuter,
& dont la liste complette forme
le total des alphabets quelconques, il y en
a dont certains peuples ne font jamais
aucun usage, quoiqu'elles soient très-communes
par-tout ailleurs : soit que l'exemple
ou la longue habitude ait ainsi déterminé,
chez ces peuples, le cours ordinaire de
la parole ; soit que la nature,en les formant,
leur ait refusé la facilité de mouvoir leur
organe de la maniere propre à moduler
dans l'air les inflexions qui leur manquent.
(Voy. n° 19.) L'alphabet des Hurons
n'a pas la lettre labiale. Nous n'avons
pas certaines lettres gutturales usitées chez
les peuples méridionaux de la pointe
d'Afrique. Il nous est même impossible d'en
imiter l'inflexion ; comme il est impossible
443aux Chinois d'articuler la lettre rude &
canine R si commune chez toutes nos
nations anciennes & modernes. Ces différences
établissent entre les peuples une
distinction aussi remarquable que bien caractérisée :
elles montrent évidemment
qu'un peuple ne vient pas de l'autre. C'est
une ligne de séparation que la nature elle-même
a tracée. Cette preuve naturelle
suffiroit, sans autre raison, pour démontrer
que les Européans ne viennent pas
des Hottentots.

Quelques personnes célèbres dans la
littérature s'efforcent de soutenir auojurd'hui
ce fameux paradoxe, que les Chinois
sont une colonie venue d'Egypte ; que les
Egyptiens sont les auteurs de la nation &
de la langue chinoise. Comment cela pourroit-il
être, lorsque les Chinois n'ont jamais
eu aucun usage de la lettre R si familière
aux anciens Egyptiens, & ne peuvent
venir à bout de l'articuler ? On sent
assez qu'un peuple, en se transportant dans
un climat éloigné, ne quitte pas aussi-tôt,
ni peut être même à la longue les articulations
444ordinaires de sa voix, sur-tout lorsqu'il
y introduit son langage & son écriture :
car c'est de cette introduction même
que les auteurs du système nouveau prétendent
tirer leur principale preuve. Au
moins la lettre R se représenteroit encore
dans les anciens noms chinois, si elle ne
se trouve plus dans les noms modernes.
Les Egyptiens, au moment de leur émigration
supposée, (que mille & mille
autres raisons combattent ; & j'aurai lieu
de les déduire ailleurs,) ont-ils tout d'un
coup perdu, par miracle, l'habitude ordinaire
de leurs inflexions vocales ? en ont-ils
caché les exemples à leurs enfans, de
peur qu'ils ne les imitassent dès leur bas
âge ? Ont-ils subitement & volontairement
entr'eux quitté leurs articulations &
leur alphabet, pour en fabriquer un nouveau,
à l'usage de leur postérité ? L'homme
peut changer d'habitation, mais non pas
d'habitudes, sur-tout quand elles sont
du nombre de celles qui tiennent à lui
comme sa propre nature. Cependant,
comme les personnes qui proposent cette
445opinion nouvelle, sont du nombre des
plus sçavantes que l'on connoisse. sur-tout
dans l'histoire & les langues d'Orient ;
comme elles ont l'avantage de joindre à
une érudition peu commune une honnêteté
d'ame encore plus estimable dans les
gens de lettres, & qui doit leur mériter
une grande foi ; comme elles affirment
qu'elles ont des preuves invincibles du
fait qu'elles avancent, il faut attendre
qu'elles les produisent, & se rendre à la
vérité, dès qu'elle sera mise en évidence.
Mais j'ose dire que jusques-là on doit
s'abstenir de donner en public ce sentiment
comme un principe certain en histoire
& en littérature, comme un fait constant
& avéré.

264. La connoissance des vieux mots de
chaque langage, même inusité, ne doit
pas être négligée.

Ceux qui s'adonneront à la recherche
des dérivations, doivent faire une étude
toute particulière des vieux mots de chaque
446langage. Quoique ces mots soient passés
d'usage dans le beau style des anciens
auteurs que nous lisons, ils se sont sourdement
conservés dans les Provinces &
parmi le peuple ; d'où ils ont poussé des
branches en d'autres langues. Nous en
connoissons plusieurs de cette espece dans
la langue latine. Elle a eu des Grammairiens
qui nous les ont transmis, & qui
en ont laissé perdre un beaucoup plus
grand nombre. Mais les langues barbares
n'ont point eu de Grammairiens. Presque
tout y est perdu ; & la signification des
mots, qu'on retrouve dans quelques vieilles
piéces, n'étant pas expliquée, reste fort
incertaine. C'est ce qui fait que l'origine
de tant de mots demeurera toujours inconnue.
Peu de gens connoissent dans la
langue latine le vieux verbe mullare,
(i. e. coudre ;) d'où vient le nom de la
chaussure que nous appellons mulle ; en
latin mulleus : (soulier cousu, soulier
d'étoffe
.) Festus l'explique : Calcei purpurei
dicti sunt à mullando
, i. e. suenda.447

265. Division des étymologies en certaines,
probables, & possibles.

Les étymologies se peuvent diviser en
certaines, probables & possibles. Cette
division, donnée par Wachter, est très-bonne.
Elles sont certaines, ou par l'évidence,
comme lire vient de legere ; ou
par le fait & l'autorité historique. Tite-Live
nous apprend pourquoi la forteresse
de Rome fut nommée Capitole du mot
caput. Lyon, ville de France, dont le
nom actuel est une contraction du nom
latin Lugdunum (Luun,) vient des mots
celtiques Lug, (corvus,) Dun, (collis.) Ainsi
l'on sçait, par le récit de Plutarque, (in
fluviis
) que ce nom de lieu françois Lyon,
quoiqu'il n'ait presque plus aucune ressemblance
de son ni de figure avec son origine,
signifie colline du corbeau, & que le
nom de la ville, traduit à la lettre du celtique
en latin, auroit été corvi-collis.

Nous sçavons comment le nom d'Andriennes
a été donné aux robes longues,
ouvertes & abbatues, dont nos femmes
448ont fait succéder l'usage à celui des
habits troussés & rattachés, qu'elles portoient
auparavant, comme elles les portent
encore à la Cour, où les anciennes
modes ont été conservées. Le P. de la
Rue Jésuite, ayant fait jouer au théâtre
françois, sous le nom du comédien Baron,
l'Andrienne de Térence traduite en vers
françois, la comédienne Dancourt, qui
jouoit le rôle de Glycérium, femme de
l'Isle d'Andros, d'où la comédie tire son
nom d'Andrienne, inventa cette espece
de vêtement ; deshabillé convenable en
une occasion où elle représentoit une
femme malade, qui releve de couches.
L'habillement parut si commode aux femmes
de Paris, qu'elles en prirent l'usage,
& nommerent ces sortes de robes abbatues
Andriennes.

Il y a des étymologies probables, comme
il l'est que le mot chat vient du latin catus,
cautus, prudent, défiant ; qualité fort
remarquable en cet animal.

Il y en a des possibles ; comme si je
dérivois l'anglois church, ou l'allemand
449Kirk, i. e. templum, du mot quercus,
parce qu'autrefois, dans ces contrées, les
grands chênes étoient des objets sacrés
pour les peuples barbares, qui se rassembloient
vers ces arbres, pour rendre un
culte à leurs Divinités, du nombre desquels
étoient souvent les arbres mêmes,
& en particulier le gui de chêne chez les
Druides. Si, pour fortifier cette conjecture,
j'ajoûte qu'alors, chez la plûpart
des anciens peuples, le mot lucus, i. e.
bois de futaie, étoit à-peu-près synonyme
du mot templum, j'aurai satisfait à toutes
les conditions demandées pour qu'une
étymologie soit bonne ; car l'identité de
son & de figure se trouvant entre les
mots Kirk & Quercus, j'ai fait voir que
l'identité de signification & de raison,
qui est la principale, s'y rencontre aussi.

266. Dans le choix des étymologies possibles
on doit préférer celles qui sont
physiques à celles qui sont historiques
& morales.

Dans le choix des étymologies possibles
450d'un même mot, il faut préférer les dénominations
physiques aux dénominations
morales ; se déterminer par le fait plutôt
que par le raisonnement, & entre les
faits s'arrêter à ceux qui naissent de la
nature même de la chose, plutôt qu'aux
récits historiques, s'ils ne sont appuyés
de preuves, ou fondés sur une autorité
suffisante. La mer entre la Gréce & l'Asie
mineure s'appelle Mer-Egée. Si l'on en
croit les Mythologues, elle a reçu son
nom d'Egée, Roi d'Athènes, qui, voyant
de loin revenir le vaisseau athénien, avec
une voile noire, qu'on étoit convenu de
changer en cas d'heureux succès, crut
que son fils Thésée avoit péri dans l'expédition
contre le Minotaure, & se précipita
dans la mer. Toute cette fable puérile,
assez connue, n'a rien qui puisse
fonder une juste étymologie. D'autres ont
dit que cette mer avoit reçu son nom
d'Egée, reine des Amazones, qui y avoit
fait naufrage ; mais l'existence de cette
reine n'est pas moins douteuse que celle
de ce peuple femelle. Lighthfoot, dans
451son Recueil sur l'Exode, donne une origine
beaucoup meilleure. Il croit que cette
mer fut nommée par les Phœniciens qui
y navigeoient, Mare Gojim (Mare gentium,
la Mer des nations,) d'où on a fait,
en ajoûtant l'article, Mare Egojim, Egæum,
la Mer Egée. En effet la bible, lorsqu'elle
parle de ce canton de la terre, des pays
de Jaouan & de Cethim, c'est-à-dire,
de l'Ionie & de la Gréce, le nomme volontiers
le pays des nations. Ainsi il est
assez vraisemblable que le même nom ait
été donné à la mer. Voici cependant une
autre opinion rapportée par un ancien
scholiaste, laquelle paroît préférable. Mer
Egée
, c'est-à-dire, mer des chévres. On
sçait que les marins appellent moutons ou
chévres les vagues de la mer, lorsqu'étant
médiocrement agitées, elles sautent, dansent
& blanchissent, en s'entre-choquant,
comme les animaux auxquels on les compare ;
c'est ce qui arrive sur-tout dans les
mers serrées entre des terres ; & plus souvent
que nulle part ailleurs dans cette mer
toute parsemée d'isles dont les côtes
452repoussant les vagues en tout sens, les
forcent à s'entre-choquer. Il est donc très-naturel
qu'on lui ait donné le nom de
mer des chévres, du grec Αιξ, Αιγος, i. e
Capra.

267. On doit préférer celles qui naissent
d'un procédé naturel à celles qui supposent
du merveilleux dans l'objet
nommé.

S'il faut préférer les dénominations
physiques aux dénominations historiques
& morales, à plus forte raison faut-il
préférer celles qui supposent un procédé
tout naturel, à celles qui seroient fondées
sur le merveilleux. On a même souvent
l'avantage, en rétablissant l'origine du
mot, d'assigner la cause frivole du merveilleux
qui s'y est mêlé, & de le faire
disparoître. Une longue rue de Paris, derrière
le Palais de Luxembourg, se nomme
rue d'Enfer. On rapporte trois origines
de ce nom. Le Palais de Vauvert,
Vallis viridis) bâti par le roi Robert,
453ayant été abandonné par ses successeurs,
le bruit se répandit qu'il y revenoit des
lutins. C'est de-là que le diable de Vauvert
s'est rendu formidable à Paris, parmi
le menu peuple qui s'imagine qu'il court
les rues pendant la nuit, pour battre les
passans. Les Chartreux, établis au village
de Gentilli, demanderont ce bâtiment
inhabité, & s'y établirent dans la rue
d'Enfer, ainsi nommée des lutins qui
revenoient dans le Palais. Il y avoit
deux chemins de ce côté pour arriver à
Paris, qui ne contenoit autrefois que l'isle
du Palais : l'un par le dessus de la colline,
via superior ; c'est la rue S. Jacques : l'autre
par le bas, via inferior, en françois
rue d'Enfer. Ce quartier étant fort
écarté, les gueux & les filoux s'y retiroient,
& y faisoient sans cesse des juremens
& un bruit infernal. Il n'y a personne,
pour peu qu'il ait le sens commun
en étymologie, qui ne s'apperçoive bien
vîte que de ces trois étymologies, que
je rapporte exprès, il n'y a que la seconde
qui soit bonne, comme étant la seule naturelle
454& raisonnable. La premiere n'est
pas sans vraisemblance, quoiqu'il n'y en
ait point dans le fait sur lequel on le fonde ;
le préjugé des revenans, assez commun
parmi le peuple, a pu suffire pour fonder
une dérivation. Mais il est bien plus vraisemblable
que le nom d'Enfer, déjà donné
à la rue, & le vieux bâtiment inhabité
ont donné cours à la fable des lutins
revenans. C'est un terrible mot que ce
mot infernal ; cependant par lui-même
il ne signifie pas plus que le mot inférieur.

Voici ce qu'on raconte au sujet du nom
de Caire, donné à la ville capitale de l'Egypte.
« On sçait l'ascendant prodigieux
que l'astrologie judiciaire a sur les entreprises
des Orientaux. Les Arabes
avoient bâti une ville sur les ruines de
l'ancienne Babylone d'Egypte qui fait
aujourd'hui la partie du grand Caire,
(nommée en général par les Arabes
Misr) qu'ils appellent Fosthah, c'est-à-dire,
pavillon ou tente, parce qu'Amrou,
lieutenant du calife Omar, avoit laissé
455sa tente toute dressée en cet endroit,
après le siège de Babylone. En 968,
Moësleddin, prince Africain, premier
calife de la Dynastie des Fathimites,
fit porter la guerre en Egypte par
Gervar son affranchi, qui, ayant pris
la ville de Fosthah, eut ordre de bâtir
tout auprès une nouvelle ville, sous l'ascendant
d'une constellation qui lui fut
indiquée. Gervar, ayant fait creuser
les fondemens, fit tendre tout autour
des cordes auxquelles étoient attachées
plusieurs sonnettes qui correspondoient
les unes aux autres, afin que les ouvriers,
qui tenoient les matériaux tout prêts,
fussent en état de jetter les fondemens
tout à la fois, quand l'astronome observateur
leur en donneroit le signal,
en tirant un bout de ces cordes. Or il
arriva que des corneilles vinrent se poser
sur les cordes tendues, & mirent toutes
les sonnettes en mouvement ; ce que les
ouvriers ayant pris pour le signal donné,
ils se presserent si fort d'employer les
matériaux qu'ils tenoient tout prêts,
456que les fondemens furent jettés presque
par-tout, avant qu'on eût éclairci le
fait. On observa que la planette de
Mars dominoit alors ; ce qui sembloit
augurer que cette ville seroit sujette
à de continuelles guerres ; mais Gervar,
voulant tourner l'augure à son avantage,
s'attacha au surnom de Kaher que les
Arabes donnent à la planette de Mars,
qui signifie le Victorieux, &, par convenance
à ce surnom, donna à la nouvelle
ville le nom de Kahera qui veut
dire la Victorieuse. Elle fut achevée de
bâtir en l'an 973. » (Granger, Voyage
d'Egypte
, p. 135.) Cette histoire, contée
par les Arabes, est peut-être vraie : elle
est du moins conforme à leur façon de
penser, & à leur méthode de ne rien
entreprendre, sans avoir soigneusement
consulté les astres. Cependant, quand on
sçait que le mot Cair signifie Ville, n'est-il
pas bien plus naturel de juger que le
nom n'a pas d'autre origine que sa signification
propre ? L'épithete, qu'on y joint
presque toujours, vient à l'appui de cette
457opinion, le grand Caire, la grande Ville.
C'est en effet une des plus grandes villes
du monde.

Rien de moins rare que de voir le nom
ou la signification d'un mot donner naissance
à une histoire qui reste répandue dans
le vulgaire, long-tems après que la signification
du mot est perdue pour lui. L'opinion
populaire, que le jugement dernier
& universel se tiendra en Palestine, dans
la vallée de Josaphat, ne vient que
de ce que le mot Josaphat, (nom d'un
Roi Hébreu qui gagna une bataille dans
cette vallée, Vid. Aben. Ezra,) signifie
Jugement de Dieu. (Jaoh Dieu, Schaphat
juger.)

268. L'incertitude de certaines étymologies
particulières n'influe pas sur
la certitude des principes généraux.
Cause d'où naissent les diversités
d'opinions sur une même étymologie.

Les diverses origines, desquelles on
458peut dériver un même mot avec une
égale vraisemblance, jettent souvent dans
l'embarras du choix, & donnent lieu à
une forte objection contre ce que j'ai soutenu
jusqu'ici de la certitude de la science
étymologique. Car enfin rien n'est plus
ordinaire que de voir les Grammairiens
& les Critiques, divisés d'opinion sur
la dérivation d'un terme, soutenir chacun
leur sentiment d'une maniere probable.
D'où il faut conclure que, si l'une est
vraie, les autres sont fausses, quoiqu'elles
aient l'air de vérité ; que, si l'un des
Grammairiens a raison, les autres ont
tort, même en suivant les régles de l'art.
Il n'y a de-là plus qu'un pas à faire pour inférer
en général que les raisons5que chacun
apporte pour étayer son opinion, servant
à détruire les autres, leurs efforts mutuels
ne font que les renverser toutes également ;
que l'étymologie est un art plutôt arbitraire
que certain, s'il n'est même en
tout une pure chimère grammaticale.

Je réponds, qu'un art peut en général
être certain, & avoir des principes
459assurés, quoiqu'il y ait des cas particuliers
où l'on ne puisse pas faire une juste
application des principes, faute de connoître
toutes les circonstances qui doivent
diriger l'application. Nous sommes convenus
qu'il y avoit un grand nombre de
termes dont l'origine resteroit toujours
totalement ignorée. On ne peut nier qu'il
n'y en ait un beaucoup plus grand nombre
encore dont l'origine est parfaitement
connue. Entre ces deux points d'ignorance
& de certitude, il y a plusieurs points
intermédiaires, qui sont ceux du doute,
de la probabilité, de la vraisemblance.
D'où il suit qu'il y a nécessairement des
étymologies douteuses, qu'il y en a d'autres
probables, d'autres vaisemblables.

Les diverses origines, auxquelles
on rapporte un même mot, & qu'on croit
fort différentes, ne le sont souvent qu'en
apparence. Qu'on observe les différens
primitifs où l'on rapporte le dérivé, on
verra que souvent ils ne sont tous eux-mêmes
que les dérivés d'un autre primitif
commun, que des branches sorties d'une
460même souche ; tellement qu'il n'y auroit
qu'à remonter la filiation un peu plus haut,
pour voir tous les derniers dérivés & tous
les différens sentimens sur une etymologie
se réunir à la rencontre de l'ascendant.
Alors on reconnoîtra que c'est même l'ascendance
commune, qui a pu faire naître
la diversité d'opinions ; l'un des Grammairiens
ayant suivi une branche, l'autre
une autre. J'en ai donné un exemple démonstratif
sur le mot stipulation, n° 231.

On peut se tromper, en expliquant la
cause d'une dérivation, en déduisant la
filiation d'un mot depuis sa racine, sans
qu'il suive de-là que l'étymologie donnée
soit fausse. Il en suit seulement qu'on a
mal vu le méchanisme de l'opération. Rien
n'est plus commun que de faire des raisonnemens
faux, en disant des choses
vraies. Que dix personnes donnent l'explication
d'un phénomène de la nature,
il se peut faire que chacun en donnera
une explication très-différente, même
lorsqu'ils assigneront tout le phénomène
à la même cause primordiale. Que s'ils
461se sont univoquement rencontrés en ce
dernier point, c'est déjà un grand préjugé
qu'ils ont trouvé la cause véritable ;
peut-être même quand ils se seroient tous
trompés dans le détail de l'explication.
Puisque tant de routes égarées, & prises
de travers, les ont tous fait arriver au
même point, il faut bien qu'ils y aient
été amenés par quelque force majeure,
qui n'est probablement autre que le fil
caché de la vérité. Je dis donc, en appliquant
ce principe à mon sujet, que les
explications toutes différentes de la même
étymologie, loin de prouver qu'elle est
fausse, prouvent plutôt qu'elle est vraie,
si toutes remontent à la même origine.

Si les Grammairiens sont divisés
d'opinions, c'est presque toujours leur
faute, en ce qu'ils opèrent mal, & ne
font pas une suffisante application de l'art
critique à l'étymologie. Ils sont mal informés
des circonstances, ou négligent
de s'en instruire. Ils donnent trop à la
premiere apparence de probabilité, au
lieu d'examiner l'objet par ses différentes
462faces ; examen qui donneroit les divers
degrés de probabilités, par l'accroissement
& la réunion desquelles on arrive à la
certitude. Ils se contentent de la premiere
idée qui leur vient ; & peut-être n'ont-ils
pas grand tort, vu que la chose est
de peu d'importance. Cependant, quand
on opère, il faut tâcher de le faire avec
justesse, sans quoi il seroit mieux de ne
s'en pas mêler.

269. Maniere de reconnoître, entre plusieurs
étymologies probables d'un
même mot, quelle est la véritable.

Dans la plûpart des cas où les étymologistes
ne sont pas d'accord sur l'origine
d'un mot, si on veut se donner la peine
de critiquer leurs opinions, on discernera
assez facilement quelle est la bonne. Il y
a plus d'une maniere de le reconnoître,
plus d'une méthode à y employer, lors
même que chaque opinion porte avec
elle un grand degré de vraisemblance.
Elle est rarement si égale, qu'on n'en puisse
463mesurer les degrés par les principes ci-dessus
établis, soit que la cause de l'incertitude
vienne du fait, ou de la forme
matérielle du mot, ou du sens de l'expression.
Les exemples vont expliquer
ceci, & montrer l'emploi de la méthode.

Tirons le premier du mot Falbala,
nouveau dans notre langue. Ce sont des
agrémens de taffetas découpés ; les uns
plissés, les autres étendus, dont la mode
a commencé d'orner les juppes des femmes
dans le courant du siécle passé. M. de
Caillieres fonde l'origine de ce nom sur
un fait qu'il raconte : « M. de Langlée,
étant avec une couturière, qui lui montroit
une juppe, au bas de laquelle il
y avoit une de ces bandes plissées, il
lui dit, en raillant, que ce falbala étoit
admirable, & il lui fît accroire qu'on
appelloit ainsi, à la Cour, ces sortes
de bandes. La couturière apprit ensuite
ce mot à une de ses compagnes, qui
l'apprit à une autre, &c. Ainsi, de main
en main, ce mot a passé dans l'usage. »
464Cette origine du mot est probable, puisqu'elle
est historique, ou du moins donnée
pour telle. Cependant un bon Critique
n'en restera pas fort satisfait, sentant
qu'elle est fondée sur un petit conte puérile,
qu'on a probablement imaginé par plaisanterie
après coup, pour rendre raison
d'un mot qu'on ignoroit. J'en ai donné
une autre plus simple & meilleure ; la voici :
Les falbalas, sur-tout s'ils sont un peu
amples, volent & jouent, comme des
éventails, sur les juppes ou ils ne sont
plissés & cousus que par un bout. On les
appelle aujourd'hui volans. Leur découpure,
en forme d'ailes ou d'éventails,
m'a fait juger qu'ils avoient été nommés
falbalas du latin flabella, éventails. Cette
origine, fondée, non sur une historiette
douteuse, mais sur la figure du mot, sur
le sens & sur une comparaison très-naturelle,
sera préférée à l'autre, & paroîtra
bonne, ayant les convenances requises
par les principes & une juste possibilité.
Mais, au fond, ce n'est qu'une conjecture
fort vraisemblable dans tous ses points.
465On ne tardera pas à l'abandonner, après
avoir entendu M. Leibnitz. Il nous apprend
que les femmes de la haute Allemagne
portent un habillement plissé &
froncé, qu'elles appellent fald-plat, c'est-à-dire,
en leur langue, jupe plissée, ou
plus littéralement feuille plissée. Il n'y a
plus à hésiter : voilà le fait : voilà le mot
& la chose même. Elle se confirme encore
par deux observations : l'une que
le mot falbala a un air étranger, qui nous
conduit à le chercher plutôt dans une
langue étrangère, que dans une langue
dialecte : l'autre que les noms de modes,
& en particulier ceux des habillemens
nouveaux, retiennent volontiers, soit le
nom des pays dont la mode est venue,
comme Brandebourg, Polonoise, houppelande,
soit le nom même qu'ils avoient
en la langue du pays, & que nous transportons,
presque sans aucun changement,
dans la nôtre ; comme Gands (de l'allemand
Wante,) reddingote, &c.

Les changemens successifs, que les mots
subissent par une dérivation continuelle,
466à travers tant de dialectes & de significations
variées, sont une des principales
causes qui en rendent l'origine méconnoissable
ou douteuse. Le changement va quelquefois
jusqu'à faire disparoître le caractéristique
principal & radical. Plus souvent
une partie des élémens du primitif
s'égare, quand le mot passe en d'autres
dialectes ; & ce ne sont pas toujours les
mêmes élémens. Un dialecte élide ceux
qu'un autre conserve, en laissant perdre,
à son tour, ceux que le premier avoit gardés.
La bonne maniere de vérifier quelle
est la véritable origine, entre plusieurs
qui se présentent, est de comparer ensemble
tous les dérivés du même primitif, qui
sont répandus en divers dialectes parallèles.
En les rapprochant ainsi, on retrouve
les caracteres complets du primitif : on
s'assure de la véritable dérivation par la
réunion de tous les élémens dispersés de
côté & d'autre : on reconnoît quel est
le primitif qu'il faut préférer entre plusieurs
qui paroissoient également probables.
Exemple : Parler peut venir de
467παράλαλεῖν obloqui, ou de παραβαλλειν
conferre, conjicere. Je dois choisir entre :
ces deux étymologies ; le sens est convenable
dans l'une & l'autre, mais plus direct
encore dans la premiere, qui paroît
d'abord préférable à plusieurs égards. La
syncope παρλειν y est plus naturelle. Le
simple λαλεω loquor s'y rapporte parfaitement
bien ; au lieu que le simple βαλλω
jacio ne paraît pas s'y rapporter. Mais
je sçais que les verbes simples prennent
souvent une signification fort différente,
lorsqu'on les joint à une préposition qui
les compose ; & qu'alors ils ont un
sens mixte, détourné ou figuré, au lieu
du sens simple qu'ils avoient d'abord eu ;
comme jacere, conjicere. De plus, en
examinant les mots qui expriment la même
idée que le mot parler, & qui ont une
signification commune avec lui, je trouve
aussi-tôt le grec παραβολή collatio, comparatio ;
& le latin parabola, dont Quintilien
détermine le sens, l. 5, c. 11. Parabola,
quam Cicero collationem vocat,
longuès res quæ comparantur repetere solet
,
468Seneque, Epist. 59, lui donne un peu
plus d'étendue : Parabolæ necessariæ…
ut discentem & audientem in rem præsentem
inducant
. Voilà donc le motparabola
devenu à-peu-près synonyme du
mot discours ; & je vois que les siécles
de la basse latinité (ap. Du-Cange) le
prennent en ce sens. Non dicam illas
parabolas quas vos dixeritis ad me, &
mandaveritis mihi ut celem eas
. Que s'il
me reste quelque difficulté sur ce que les
deux élémens B & O, que contient le
grec παραβολή) manquent dans le françois
parler, je n'ai qu'à rapprocher les mots
des dialectes parallèles ; je retrouverai les
deux élémens qui me manquent, l'un dans
l'espagnol palabra, l'autre dans le françois
parole ; & je verrai que, malgré l'effet
de la syncope, qui n'est pas le même
chez tous les peuples, l'un élidant des
lettres que l'autre conserve, tous les élémens
du mot original se retrouvent dans
un dialecte, ou dans un autre ; comme
dans le latin ridere, où le D radical,
éclipsé dans le françois rire, se présente
469dans un autre mot françois collatéral,
ridicule. Par-là je suis assuré que le françois
parler, & tous ses dérivés viennent
de παραβολή & de παραβαλλείν mots composés
sur le primitif βάλλω sorti lui-même de la
R/. Bal qui a produit quantité d'autres,
branches très-éloignées de celle-ci, & qui
n'a elle-même aucune espece de rapport
avec l'idée rendue par le mot parler.

Le doute naissoit ici tant du sens que
de la forme matérielle du mot dérivé
parler. En d'autres cas il ne vient que du
dérivant, lorsque deux primitifs de formes
à-peu-près pareilles donnent un sens également
juste pour le dérivé. Il y a pourtant
presque toujours alors une voie de discerner
à laquelle des deux origines également
vraisemblables on doit donner la préférence.
Adorer, rendre hommage à Dieu,
peut venir de l'oriental or, lumière, soleil
levant, ou du latin os, oris. Le soleil ayant
été une des principales & des plus anciennes
Divinités, adorer, en le dérivant
d'or, lumiere, s'explique très-bien par
rendre un culte au soleil ; comme on sçait
470que tant de peuples l'ont fait. Cette signification
est bonne & fondée sur l'histoire,
Adorer, en le tirant d'oris, s'explique
aussi très-bien par invoquer la Divinité,
réciter des prières, lui rendre un culte de
bouche
. Cette signification est encore très-bonne
& fondée sur le fait habituel &
journalier. Mais, dans le doute, il n'est pas
difficile de discerner laquelle de ces deux
étymologies est la bonne. Il ne faut qu'observer
qu'adoratio est un mot composé,
dont le simple oratio est en usage, &
signifie discours, parole, récit de bouche. Il
est donc certain qu'oratio vient d'os, oris,
bouche, & non d'or, lumière ; que c'est-là
sa signification générale ; que le mot
oratio, priere, n'est qu'une signification
particuliere & adaptée, d'où l'on a tiré
les composés adoratio, adorare, qui
n'ont pas une autre origine que le mot
simple.

Non seulement il faut comparer les
dérivés d'un même primitif répandu en
divers dialectes, mais aussi les synonymes
du même mot ou des expressions du même
471sens en différens langages. Cette comparaison
fait ici une partie de l'art critique.
Elle aidera beaucoup à la justesse de l'étymologie,
en montrant quelle idée les
hommes avoient dans la tête, en imposant
un nom ; sous quelle face ils considéroient
l'objet nommé, & quelle étoit
la véritable signification du mot original.
Quoiqu'elle paroisse souvent perdue pour
nous, elle ne l'étoit pas autrefois, lorsque
d'autres peuples, voulant donner dans
leur langue un nom au même objet, l'ont
imposé, par traduction équivalente, à ce
que signifioit le nom de l'objet en une
autre langue plus ancienne ; d'où il est
arrivé que les deux noms, quoique sans
aucun rapport de son ni de figure, ne laissent
pas que d'exprimer la même idée
dans les deux langues. Alors la langue la
plus moderne nous apprend quel est le
vrai sens qu'on ne faisoit que soupçonner
dans l'ancienne, & décide sur le choix de
la dérivation.

Nous appelions yeuse une espece de
chêne verd, en latin ilex. C'est un grand
472arbre toujours verd, dont le bois est fort
dur, & dont on dit que le gland est passable
à manger. Isidore, XVII, 6, tire
son nom d'eligere, parce que les hommes
sauvages avoient choisi le gland pour leur
nourriture. Ilex ab electo vocata, hujus
enim arboris fructum homines primum ad
victum sibi elegerunt. Undè Poëta
 :

Mortales primùm ructarunt gutture glandem.

Priùs enim quàm frumenti usus esset,
antiqui homines glande vixerunt.

Cette étymologie, qui tire ilex d'electus,
est très-forcée, & ne répond pas à l'idée
que veut donner Isidore ; car, lorsqu'on
a nommé une autre espece de chêne, relativement
à la nourriture qu'il fournissoit,
on l'a tout naturellement appellé esculus,
(ab escâ) comme on a nommé le foyard
fagus, parce qu'on en mangeoit la faine,
de φαγειν comedere. Vossius tire le nom
d'ilex de l'hébreu elah, qui, en général,
signifie arbre dur, & plus particuliérement
le chêne ; de la R/. El (fortis, robuslus.)

Pour confirmer cette origine, il n'y a
473qu'à voir que les Latins nomment ainsi,
en leur langue, le chêne robur. La même
idée, prise de la considération de dureté,
a produit le nom dans les deux langues.

On dispute sur l'origine du mot loup-garou.
On l'a tiré de lupus varius, (loup
bigarré, marqueté ;) de varosus, (varare,
fugere, d'où nous avons fait gare, garouage,
égaré, evaratus ;) de l'oriental haraboth
(nocti-vagus ;) du celtique gur ou ur
(vir.) Il est fort aisé de voir que cette
dernière interprétation, fondée sur le préjugé
du petit peuple, que les méchans
sorciers se transforment en loups, pour
dévorer les passans, est la véritable, &
que le mot signifie loup-homme ; il n'y
a qu'à comparer la langue grecque, en laquelle
loup-garou se dit λυκάνθρωπος (lupus-homo,
ou l'allemande en laquelle il se dit
werwolf (vir lupus.) La crédulité, à cet
égard, que Pline, dès son tems, appelloit
fabulosa tot sæculis, est très-ancienne
chez les peuples Celtes, Scythes, Grecs, &c.
Wachter rapporte là-dessus des choses
fort curieuses.474

Parmi les Gaulois, les prêtres portaient
le nom de Druides, tiré, comme on sçait,
du nom celtique du chêne, arbre fétiche
de la nation (Derw. Δρῦς Quercus.) Tout
confirme cette dérivation : la vénération
des Gaulois pour les bois de chêne, dans
lesquels ils célébroient leurs rites religieux :
la cérémonie solemnelle du gui de chêne :
la ressemblance que j'ai déjà remarquée
entre le latin kerkus, & l'allemand kirk
(templum :) la signification du mot lucus,
(bois) synonyme àtemplum. Tant de circonstances
se feroient difficilement réunies
par hazard, pour assurer la vérité de cette
dérivation. Cependant Freret la jugeoit
fortuite, & vouloit tirer d'ailleurs l'étymologie
du nom des Druides. Après avoir
observé que c'étoit dans l'Isle Britannique
que leDruidisme avoit son centre principal,
& qu'il s'étoit conservé dans sa plus grande
pureté, il ajoûtoit que Derwidd étoit composé
du celtique Deus, & de l'irlandois
Rhaidhim (loquens ;) de sorte que le nom
Druide étoit, selon lui, synonyme du
grec Θεολόγος (loquens de Deo, théologien.)
475Pour lui répondre, il auroit suffi de lui
faire voir que Diodore nomme, en sa
langue grecque, les prêtres gaulois Saronides
du mot σάρων, qui, ainsi que Δρύς,
signifie chêne. Il n'est pas possible de répliquer
à la démonstration qui résulte de
cette homonimie.

On raconte de vingt manieres différentes
l'origine du nom de la fameuse
ville de Rome. Les faits que les anciens
écrivains ont débités à ce sujet, sont,
pour la plûpart, ou dénués de preuves
suffisantes, ou fondés, soit sur de vieux
contes populaires, soit sur la prétendue
existence de certaines personnes qui n'existerent
peut-être jamais, ou accompagnés
de fables qui rendent très-suspect
le reste du récit. Tel est celui qu'on fait
de Remus & de Romulus. Cependant
l'opinion, qui leur attribue la fondation
de Rome, & qui tire d'eux l'origine de
son nom, est généralement adoptée, tandis
qu'on avoit sous les yeux l'origine
simple, naturelle & véritable de ce nom
dans le nombre de celles que Denis d'Halicarnasse
476& Plutarque ont rapportées. Je
remets à m'étendre ailleurs (dans un Traité
particulier des Noms géographiques, matière
extrêmement étendue) sur les traditions
curieuses & très-variées qui nous
restent, concernant la fondation de cette
capitale de l'Univers, & les différentes
causes qu'on allègue du nom qui lui fut
imposé. Il suffit d'éclaircir ici la plus simple
& la plus apparente.

Rome, soit qu'elle ait été bâtie par
les deux petits-fils de Numitor souverain
d'Albe, soit, comme il est plus vraisemblable,
que ces deux jeunes gens, révoltés
contre Amulius leur oncle, se soient retirés,
à la tête d'une poignée de brigands,
dans cette place construite avant eux, &
qu'ils aggrandirent ; Rome, dis-je, étoit
la forteresse de ce canton du Latium. La
langue du pays étoit dès-lors fort mélangée
de grec qui en a toujours fait le principal
fond. Or Ράμη en langue grecque signifie
forteresse ; c'est un synonyme du latin arx.
Faut-il chercher ailleurs l'origine du nom
de Rome, & s'arrêter à des fables, à des
477traditions, à des noms de personnes,
quand elle se présente ici d'une maniere
si naturelle. Que s'il restoit quelque doute, il
seroit levé par l'observation suivante. On
sçait qu'autrefois les villes avoient, outre
leur nom vulgaire, un nom sacré & mystérieux,
qu'on tenoit secret, pour en dérober
la connoissance aux ennemis de l'Etat, dans
la crainte que, s'ils venoient à investir la
place, ils n'évoquassent à leur parti les
Dieux protecteurs de la ville, en les appellant
à eux par le nom propre & sacré
de la ville, selon le rit des formules religieuses,
consacrées à ces évocations, à qui
le préjugé national attribuoit une grande
efficacité. Cette espece de Palladium, ce
nom mystérieux de la ville de Rome,
étoit Valentia qui signifie de même une
forteresse, en latin locus validus, en celtique
Walt, (un fort.) Ainsi les deux
noms de Rome, l'un vulgaire, l'autre
secret, s'expliquent fort bien l'un par l'autre,
étant tous deux synonymes & tirés,
l'un de la langue grecque, l'autre de la
langue celtique, dont le mêlange donna
478pour lors naissance à langue latine, par
la rencontre des colonies Gauloises, venues
du nord de l'Italie, avec les
colonies Grecques, venues du midi, qui
se joignirent dans le Latium sur les bords
du Tibre.

270. Causes de l'altération que peuvent
éprouver les racines jusque dans leur
premier germe. Manière, de discerner
quelle est l'articulation véritable &
radicale.

Il est rare que les racines éprouvent une
variation essentielle dans leur premier
germe, jusqu'à passer de l'articulation
propre d'un organe à l'articulation propre
d'un autre organe. Car un germe radical
ne subit, à vrai dire, aucun changement,
tant qu'il ne sort pas des diverses inflexions
propres à un même organe. Que
le son organique, donné par la nature,
pour nommer père, mère, ou ce qui y a
rapport. soit prononcé AB, AM, AP,
AF, AV, BA, MA, PA, FA, &c.
479(Voy. n° 58-61,) c'est toujours la lettre
labiale ; c'est toujours même organe,
même germe radical. Mais nous avons vu,
n° 59, que ce son primitif a passé, chez
plusieurs peuples, de l'organe labial à
l'organe dental, qui en est voisin, & que
ceux-ci l'articulent AT, TA, &c. C'est
une variété considérable, dont on ne peut
guères assigner d'autres causes que l'extrême
mobilité de la voix humaine, que
les variétés que le climat peut mettre dans
la structure de l'instrument vocal, & que
la facilité que certains endroits de l'instrument
se trouvent avoir par-là d'être mis
en jeu plutôt que d'autres. La mobilité
de la voix lui donne tant de pente à dériver
d'une inflexion à une autre, qu'il
faut une forte attention, qu'on ne donne
guères, pour toucher l'instrument bien
juste, retenir parfaitement le son primitif,
& le rendre avec une exactitude, faute de
laquelle on peut l'altérer dans son principe
même.

L'articulation de langue oLest appropriée
à désigner l'action & les objets de l'odorat,
480qu'on indique aussi par l'articulation
dentale od. On voit bien cependant que
ce n'est qu'une variété du même germe,
& qu'il a également produit les mots olens,
olidus, olfactus, olfacere, oleum, oglio,
huile, (ou parfum) olive, olus, (les
plantes cultivées dans les jardins) odor,
odorat, &c. Que si je suis curieux de
sçavoir si c'est le son ol figuré par la
langue, qui est le véritable primitif, ou
le son od figuré par les dents, je ne tarderai
pas à découvrir que c'est le premier,
& qu'odos n'est qu'une syncope d'olidos.

Je reconnois ceci à deux marques,
aux mots où l'inflexion n'a fait que
varier un peu, sans s'altérer ni sortir de
son organe ; car alors c'est sur la lettre de
langue, que cette legere déviation s'est
faite, lorsqu'en prononçant N, autre lettre
de langue, au lieu de L, on a formé ungere,
onguent, oint, onction, & autres relatifs
à l'odorat, comme ceux ci-dessus cités.

Si j'examine le second ordre de mots
formés sur cette racine par une aberration
du sens, je trouve qu'ils ont conservé
481l'articulation de langue. Olescere, verbe
formé sur le mot olus, plante, légume,
signifie, ainsi qu'adolescere, croître, grandir,
meurir : il s'est dit des végétaux,
& l'expression s'est aussi étendue aux animaux.
On a nommé adolescence l'âge de
l'homme, où il commence d'être formé,
d'être en pleine séve, en état d'engendrer
& de porter du fruit. L'âge de sa puberté
a été nommé l'âge adulte. Adultere est
un jeune galant qui corrompt une femme
mariée, ou la femme qui se livre à lui,
ou la faute qu'elle commet. Adulterinus
se dit des choses que l'on corrompt par
le mêlange de ce qui n'y devoit pas entrer.
Il se dit du vin frelaté, d'un acte
falsifié, d'une drogue sophistiquée. Et l'on
voit ici que, malgré l'aberration du sens,
les images naturelles ne sont pas trop mal
déduites l'une de l'autre, & de branches
en branches depuis leur tronc.

271. Il y a dans les langues des mots
entièrement pareils qui n'ont pas
la même origine.

Il airive quelquefois que des mots d'une
482même langue, très-semblables par la
forme & par le son, ne viennent pas
des mêmes primitifs. Cela arrive lors
même que l'un des primitifs est fort semblable
aux dérivés, & paroît leur convenir
également bien à tous ; lors même
que le sens paroît se rapporter, & que,
parmi les dérivés, l'un paroît être le verbe
simple, & l'autre un verbe composé sur
le simple ; lors même enfin que les deux
expressions dérivées sont absolument semblables
dans la même langue. C'est ce que
l'art critique doit discerner. La remarque,
étant essentielle, demande d'être soutenue
par des exemples.

Mine, air du visage, & mignon ne
viennent pas du même primitif, malgré
l'analogie sensible entre ces deux mots ;
car on dit un visage mignon. Le premier
doit être tiré du latin minari, i. e. menacer
par l'air du visage
. Ainsi l'expression
n'a d'abord été appliquée qu'à une mine
terrible ou fâcheuse, comme lorsque nous
disons en françois faire la mine. Toute
altération de l'air du visage, soit qu'elle
483provienne de passion ou d'affectation, a été
aussi nommée mines ; & enfin l'expression
s'est étendue à toute sorte d'air du visage :
on a dit une jolie mine, une mine gracieuse.
L'origine primitive de ce terme est
la racine ou clef man qui se rapporte en
général à l'homme & à la face humaine.
Mignon vient immédiatement du latin
minium, & originairement du phœnicien
menin, i. e. vermillon, cinnabre. Les
Phœniciens, lorsqu'ils découvrirent l'Espagne,
trouvèrent, sur les bords du fleuve
Minho, beaucoup de terre minérale, de
couleur rouge, qui, à ce que croit Vitruve,
fut appellée minium du nom du fleuve,
comme nous avons appellé indigo la couleur
bleue qui nous vient de l'Inde. Isidore
& Justin disent, au contraire, que le fleuve
Minius a tiré son nom de la terre de couleur
rouge qu'on trouve sur son rivage. L'un
& l'autre récit sont également vraisemblables,
& reviennent au même ; car on
sçait que la plûpart des noms de lieux en
Espagne ont été imposés par les anciennes
colonies de commerçans Phœniciens,
484dont la langue appelloit le vermillon menin.
Pour nous, nous avons nommé les petits
portraits peints avec le minium ou le vermillon
miniatures ; & nous donnons
l'épithete de mignon à un joli petit visage
qui a de belles couleurs. Nous appellons
aussi, par extension, mignones les petites
choses bien faites.

Indolence, caractere d'une ame languissante
& sans activité, ne vient pas du
latin indoles, quoique ce dernier signifie
le caractere intérieur & naturel ; mais du
latin dolens : dolere, i. e. être dans un
état d'abbatement. Ce mot dolens est
proprement applicable aux maladies de
langueur, quoique nous l'ayons étendu à
toute espece de souffrances & de douleurs.
Indoles vient de la vieille préposition
latine inusitée indu ou endo qu'on retrouve
encore dans les anciens auteurs de cette
langue, qui disent, induperator & endopedire
pour imperator & impedire. De-là
viennent aussi intùs, (fait sur le grec εντος,
i. e. intùs) intrà, entrer, intérieur,
intimité, intimé, &c.485

Lécher & allécher sortent de deux primitifs
différens ; quoique le second ait
tous les caracteres d'un verbe composé
du premier, & qu'on dise en notre langue
alléché par l'odeur des mets. Lécher est
une opération propre de la langue ; ainsi
il est évident que le terme vient de l'hébreu
Lischan (lingua.) Il n'est pas moins évident
qu'allécher nous vient du latin allicere,
allectum, qui signifie attirer, faire venir
à soi
. Or il est clair qu'allicere ne vient
pas de l'hébreu lischan, mais du latin
licia qui signifie lice, lesse, tresse, cordon
dont on se sert pour attirer à soi.

A peine dans les phrases suivantes, à
peine étois-je arrivé
, à peine a-t-il de quoi
vivre
, n'est pas la même chose que dans
celle-ci, à peine de désobéissance, à peine
de mort
. Cette dernière expression vient
du latin ad pœnam. La premiere, employée
comme adverbe, pour dire presque pas,
difficilement, vient de penè, (presque,
peu) sorti de πενία (egestas.) Penu signifie
le nécessaire physique, commepenus, le
vivre : penula, un gros habit d'étoffe
486commune ; & penuria, la disette des
choses nécessaires. De-là viennent penarium,
le lieu intérieur où l'on resserre la
provision : Penates, les Dieux domestiques
& de l'intérieur : penitus, l'intérieur,
ou (adverbialement) tout-à-fait, au-dedans,
entièrement ; & là-dessus on a fait
le verbe penetrare, dont le sens est bien
loin de celui de la R/.

Bornons-nous au nombre ci-dessus
d'observations critiques & d'exemples
propres à les soutenir. On en pourroit
faire beaucoup d'autres dont le détail fatigueroit
à la fin le lecteur : elles se présenteront
d'elles-mêmes aux personnes qui
seront en usage d'opérer. Je n'en ai sans
doute que trop dit sur une matiere,curieuse
à la vérité pour ceux qui l'aiment, & qui
sentent de quelle utilité elle peut être dans
l'étude des belles-lettres, & dans la recherche
des antiquités, mais sèche & ingrate,
il faut l'avouer, pour la plûpart
des lecteurs. Peu d'entr'eux, peut-être,
auront la force d'aller jusqu'au bout de ce
Traité. Moi-même, je ne me suis déterminé
487à l'écrire que par deux raisons
principales : l'une, qu'il fait l'histoire de
l'esprit humain & de son opération suivie
dans la fabrique des langages ; ce qui est
une partie essentielle de la philosophie :
l'autre, qu'il donne à connoître l'influence
que les mots fabriqués par les hommes
ont à leur tour sur leurs opinions & sur
leur façon de penser.488

Chapitre XVI.
De l'Archéologue ou Nomenclature
universelle réduite sous
un petit nombre de racines.

272. Projet d'un archéologue ou nomenclature
universelle par racines.

273. Utilité d'y joindre les mots des jargons
populaires.

274. Manière de procéder à l'examen métaphysique
de chaque idiome.

275. Nécessité de dresser un modèle comparé
de tous les langages.

276. Plan de l'archéologue.

277. Il doit être dressé selon l'ordre organique
& naturel des lettres, non selon
l'ordre de l'alphabet vulgaire.

278. Suite de l'instruction sur la méthode
de dresser l'archéologue, sur l'arrangement
des racines, des primitifs, &
des mots dérivés.489

279. Usage de l'archéologue.

280. Nécessité d'en dresser un dans l'état
actuel de la multiplicité des langages
& des connoissances humaines.

272. Projet d'un archéologue ou nomenclature
universelle par racines.

Pour perfectionner la matiere
étymologique & la réunir
sous un seul coup d'œil, il
seroit a propos de faire un
ouvrage qu'on va regarder d'abord comme
immense, & qui ne l'est point du tout. Ce
seroit de dresser par racines une nomenclature
universelle de tous les mots des
langues d'Europe & d'Orient. Sous chacune
des racines on rangeroit les dérivés
qu'elle a dans quelque langue que ce soit.
Les racines & les primitifs montreroient,
d'une maniere distincte, ce qui appartient
à chaque langue ; tandis que l'arrangement
de leurs dérivés en feroit voir évidemment
la filiation immédiate, sans qu'il fût besoin
de l'appuyer d'autres preuves ni d'explications
490étendues. Tout l'art consiste à
rendre la chaîne continue ; en telle sorte
que l'acception idéale, ou la figure matérielle
des mots s'altérant légèrement
d'un chaînon au suivant, la vraisemblance
& la clarté se conservent, & que l'on
passe par des nuances insensibles d'une
idée, d'une figure ou d'un son à d'autres
très-différens, sans être choqué du contraste.
Encore un coup je demande instamment
qu'on ne se laisse pas prévenir à
l'apparence, en regardant ceci comme un
labyrinthe, comme un chaos, à l'aspect
duquel le courage va manquer. J'ai examiné
cette matière avec quelque soin,
par rapport aux langues que je connois,
& j'ai été étonné de voir combien le
nombre des racines est petit, en comparaison
de la multitude infinie des termes
dérivés. On croiroit d'abord qu'il y a
une prodigieuse quantité de ces racines.
Nullement : toutes ensemble réunies ne
feroient qu'une fort petite brochure. J'en
dis trop, dans la crainte d'avancer ce
491que je crois pourtant déjà voir assez clairement,
sçavoir que tous les monosyllabes
absolument primordiaux & radicaux, sur
lesquels les autres racines moins simples
sont formées, ne rempliroient pas une.
page de papier de lettre. Il en est de ceci,
comme des étoiles du ciel, qui paroissent
innombrables, quand on les regarde, &
qui se réduisent en un fort petit nombre,
quand on les compte. J'ai vu que la nature
n'avoit formé qu'un bien petit nombre de
primitifs radicaux, proportionné à la faculté
très-imparfaite & très-bornée
qu'elle a donnée à l'instrument vocal, pour
imiter, par le bruit aérien des coups
d'organes, les images des choses sensibles.
C'est cependant de ce fond si pauvre
que les langages quelconques ont été
contraints de tirer leur systême immense
de dérivation. Ainsi ce travail de dresser
une nomenclature universelle, sur-tout
s'il était fait par plusieurs Grammairiens
réunis, (car une seule personne ne peut
pas posséder toutes les langues,) ne seroit
492pas si énorme qu'on le croiroit ; les termes
dérivés venans en foule se réunir sous les
termes radicaux.

Que l'on prenne les langues angloise,
françoise, italienne, espagnole, provençale
& latine, dont plus des trois quarts
des mots n'expriment que des idées relatives
ou morales, on verra tous ces termes
se ranger à la file sous un petit nombre
de racines grecques ou germaniques ; les
racines grecques se réunir sous un moindre
nombre de racines orientales, & le tout
enfin se rassembler, par troupes immenses
de toutes les nations, sous un nombre infiniment
petit de racines organiques,
qui sont comme des clefs particulières
naturellement adaptées par l'homme (on
ne sçait pas toujours pourquoi) à désigner
certaines modalités d'idées : de sorte que
tout ce qui peut se ranger dans la classe
d'une de ces généralisations, se trouve sortir
de la racine organique qui la désigne, &
en porter le.caractéristique. On m'entendra,
si on veut recourir à ce que j'ai dit,
n° 47, 82 & suiv. J'ai commencé d'en
493faire l'épreuve sur la lettre M, que j'ai choisie
comme la plus immuable, pour voir combien
elle me fourniroit de vrais primitifs
monosyllabes où elle fût initiale, & combien
chacun d'eux auroit de dérivés. Ceux-là
tiennent a peine quelques lignes : ceux-ci
sont en nombre infini ; & cependant
j'en omets encore une prodigieuse quantité
que je n'ai pas appercu ; car ce n'est
pas un travail qu'on puisse faire, comme
il doit l'être, en parcourant une seule
lettre : il faut tenir les vocabulaires entiers.
Remarquez encore que, quand vous
avez la racine premiere de toute une classe
de mots dans un seul dialecte de l'Europe,
(par ex. main & ses dérivés,) vous l'avez
pour toute cette classe de mots dans presque
tous les autres dialectes de l'Europe, qui
ne forment, à vrai dire, qu'une même
langue ; les variations légères, qui les
distinguent, ne tombant pas sur le signe
radical. Si j'ai le tems ou la patience de
finir ce travail minutieux sur la lettre M,
je le donnerai dans un Chapitre à part,
réduit en table, pour essai de l'archéologue
494que je propose. On y verra qu'il y
a beaucoup de variétés dans chaque mot,
mais qu'il n'y a guères de mots. Véritablement
je n'entends parler ici que des
mots habituels de chaque langue, non
compris les noms appellatifs singuliers de
certains objets physiques qui ne sont pas
d'un fréquent usage dans le cours de la
vie, & qui ne fournissent que peu de
dérivés. Mais aussi l'on verra que tous les
noms propres de lieux & de personnes,
dont la signification n'est pas encore méconnue,
(& il y en a une très-grande
quantité) viennent sans peine se ranger
sous la racine dont ils sortent.

273. Utilité d'y joindre les mots des jargons
populaires.

Il y faudroit joindre les termes singuliers,
tant du vieux langage de chaque
pays, que des jargons populaires desquels
il y a beaucoup d'inductions à tirer. Les
différens degrés, par lesquels le même
mot a passé, en recevant plusieurs changemens
495successifs, dans sa prononciation,
dans son orthographe, &c. sont autant de
chaînons qui conduisent de proche en
proche à l'origine du mot actuellement
en vigueur.

274. Manière de procéder à l'examen métaphysique
de chaque idiome.

De plus il seroit nécessaire (& cette
partie de l'Ouvrage seroit plus pénible
que le reste) de montrer d'où sont nés
les idiotismes ou façons de parler propres
à chaque nation, de suivre chaque grammaire
dans le progrès de sa formation,
de faire voir comment une langue, en
même tems qu'elle s'approprioit presque
tous les mots d'une autre, adoptoit sa
syntaxe d'une troisieme ; comment le françois,
par exemple, dont presque tous les
termes ne sont qu'un latin corrompu,
s'est avisé, contre l'usage de la langue
latine, de former toutes ses déclinaisons
par des articles, & une bonne partie de
ses conjugaisons par les verbes auxiliaires
496avoir et être, en suivant pied à pied dans
ce même verbe être toutes les irrégularités
si caractérisées de l'esse des Latins. Ce seroit
assurément un travail digne d'un métaphysicien,
que de prendre une piéce considérable
en quelque langue fort connue,
pour examiner les dérivations dans la maniere
d'exprimer les idées ; & par les diverses
locutions faire remarquer, phrase
à phrase, les opérations de l'esprit humain
dans la tournure de chaque façon d'énoncer
les pensées. Les comiques en prose, dont
le style est plus semblable au discours ordinaire
de la conversation, paroissent devoir
être choisis par préférence. On auroit à
parler aussi de la cause des différentes
terminaisons dans les langues, de la signification
des prépositions, de leur variété
à cet égard ; car les mêmes ont plusieurs
sens très-différens. En traitant des prépositions
& des valeurs de chacune, on
examineroit leur adaptation aux verbes,
& les termes composés ; & ainsi du reste
en tout ce qui regarde les procédés de
497l'esprit, par rapport à la fabrique des locutions.
C'est une matière extrêmement
vaste & très-philosophique. Je n'ai fait
que la toucher, en peu de mots, dans
l'un des Chapitres précédens.

275. Nécessité de dresser un modèle comparé
de tous les langages.

Enfin il faudroit joindre, par forme
d'appendix, à l'archéologue proposé un
court exemplaire de toutes les langues
de l'Univers. Ceci a été en partie tenté
par le P. Kirker, dans son Œdipus
ægyptiacus
 ; par Gesner, dans son Mithridate ;
par M. Leibnitz, & sur-tout par
Chamberlayn. Mais les modèles qu'ils ont
pris, ne paroissent pas bien choisis. Ceux-ci
nous ont donné l'Oraison dominicale,
avec quelques autres prieres, & Kirker
un Eloge de l'empereur Ferdinand. Il faut
que ce modèle soit fait exprès avec beaucoup
d'art, de maniere à représenter d'un
coup d'œil tout ce qu'a de principal le
498génie de chaque langue, & à montrer ses
rapports avec d'autres langues. Le meilleur
seroit de dresser, en une page ou deux,
sur un sujet clair & simple, une espece
de centon, où l'on feroit entrer les principaux
noms généraux, tant des substances
physiques, que des êtres moraux & intellectuels ;
les termes qui expriment les relations,
les qualités, les accidens, les épithetes
les plus communes ; les pronoms personnels
& possessifs ; les nombres ordinaux, les termes
métaphysiques d'un commun usage ;
quelques autres termes privatifs ; les verbes
les plus usités ; les particules conjonctives
& disjonctives ; quelques adverbes,
prépositions, interjections & autres parties
d'oraison : en observant de varier, quoique
toujours d'un style très-simple, la tournure
des phrases, en telle sorte qu'il s'y
trouvât quelqu'exemple d'impératif, d'interrogations,
de subjonctifs, de participes :
en un mot, tout ce qui regarde
les tems, les modes, le fini, l'indéfini ;
l'actif, le passif ; le singulier, le plurier ;
499les cas des déclinaisons, &c. Le modèle
doit être écrit en latin ; langue la plus vulgaire
de toutes, & qui se prête le plus
aisément au génie des autres. Un pareil
exemplaire, où le latin se trouveroit, soit
répété en entre-ligne à chaque traduction,
soit plutôt chiffré, au-dessus de chaque
mot, dans l'un & dans l'autre, seroit d'un
grand usage aux personnes intelligentes,
pour commencer à apprendre quelque langue
que ce fût ; & par-là il deviendroit d'une
grande utilité, quand même il n'en résulteroit
point d'autre. C'est grand dommage
que les anciens n'ayent pas eu la pensée de
dresser un tel specimen omnium linguarum.
Quelle facilité ne nous donneroit-il pas
aujourd'hui ? Combien de choses n'y découvririons-nous
pas ? Le roi Mithridate,
qui, outre tant de dialectes orientaux &
scythes qu'il possédoit, sçavoit aussi la
langue des Grecs, & presque certainement
celle des Romains, auroit été
lui seul sort propre à avancer un pareil
ouvrage.500

276. Plan de l'Archéologue.

Instruction pour construire le grand
Archéologue ou Vocabulaire universel
par racines.

Prenez un Dictionnaire de chaque langue.

Prenez autant de cahiers de papier
blanc que de Dictionnaires. Il est à propos
que ces cahiers soient composés de demi-feuilles
repliées verticalement, afin qu'ils
soient longs & étroits. Il faut de plus
en diviser chaque page en deux par une
marge.

Ecrivez sur chaque cahier la liste alphabétique
des principaux mots de chaque
langue.

Après quoi, le maître ouvrier écrira,
en marge de chaque mot, celui dont il est
dérivé, & le signe radical de ce mot ;
par exemple, en marge du mot difficulté,
il écrira facere R/. fac ; en marge du mot
perfection, il écrira de même facere R/.
501fac ; en marge du mot confiture, il écrira
de même facere R/. fac. Il n'est pas besoin
de s'expliquer davantage : car on voit assez
que difficulté vient de facere, par les mots
facilitas & facultas ; que perfection en
vient aussi, parperfectus & perficere ; de
même que confiture, par confetti & conficere.

Après quoi, vous relèverez de tous les
cahiers les mots originaux mis en marge,
que vous reporterez, par ordre alphabétique,
sur un nouveau cahier : en marge
de chaque mot vous écrirez le signe radical.

Cela fait, prenez une grande quantité
de cartes ; & écrivez, en tête de chacune,
un de vos signes radicaux, ou racines,
en faisant mention de la langue dont elle
est tirée. Ce sera toujours celle où se trouve
le plus ancien terme primitif connu. Que
si votre racine n'est qu'un germe du langage,
c'est-à-dire une articulation simple
de l'un des six organes vocaux, elle appartient
à la langue organique, primitive
& commune à tout le genre humain.502

Disposez vos cartes par ordre alphabétique.
Ecrivez ensuite sur ces cartes, &
sous chaque racine, tout ce qui se trouve
de relatif à cette racine dans vos cahiers
précédens. Ayez attention de n'écrire sur
les cartes que d'un coté, afin de pouvoir
couper ces cartes en plusieurs piéces ou
petits bulletins, à votre volonté.

Cela fait, le maître-ouvrier, ayant sous
les yeux à la fois tous les mots de toutes
les langues, dérivés d'une même racine,
les rangera & disposera dans l'ordre le plus
convenable, selon leur analogie & leur plus
grande approximation, chacun sous leurs
principaux primitifs dérivés d'une même
racine. Ces primitifs seront comme autant
de classes ou de petits chapitres sous chaque
racine.

Vous aurez soin de remonter, autant
qu'il sera possible, les racines monosyllabes
jusqu'a leur premier germe, qui est l'articulation
organique. Ainsi, après avoir
écrit en marge du mot consistoire, sisto,
& en marge sisto, sto, vous ferez bien
encore d'écrire en marge de sto le premier
503germe qui est le mouvement dental,
modulé par le nezst, autrement lesisté-battu.
Cependant vous emploierez toutes
vos racines monosyllabes, en dressant
votre table radicale par ordre alphabétique,
sans vous astreindre à ne faire entrer
dans cette table que les premiers germes
des racines. Ce seroit la réduire trop au
simple. Car j'ai fait voir qu'il y a des
racines qui n'ont pour germe que le mouvement
simple d'un seul organe. Par exemple,
l'articulation de gorge c ou gh,
pour la classe des choses creuses & profondes,
c'est-à-dire des êtres qui peuvent
être considérés sous l'aspect de cette modalité
d'existence ; le frôlement de langue
R pour la classe des choses rapides, roides,
rudes, rompues, &c.

277. Il doit être dressé selon l'ordre organique
& naturel des lettres, non selon
l'ordre de l'alphabet vulgaire.

En rangeant les racines par ordre alphabétique,
vous ne suivrez pas cet ordre,
504tel qu'il est reçu dans l'usage, mais tel
qu'il est donné par la nature. C'est un
guide qu'il ne faut pas ici perdre de vue.
Nous avons reconnu qu'il n'y a que six
lettres consonnes, parce que l'instrument
n'a que six parties, qui sont ses six organes ;
chacun desquels est doué de son articulation
propre. Votre archéologue n'aura
donc que six divisions, disposées dans leur
ordre propre, en commençant par les
trois muettes, plus fixes, plus consonnes,
plus instantanées que les trois autres ; sçavoir,
levre, gorge, dent ; en rangeant les
variations de chacune en leur ordre de
douce, moyenne & rude. Continuez par
les trois liquides qui participent un peu de
la voyelle, étant susceptible d'un petit
prolongement, sçavoir, palais, langue, nez.
J'ai fait voir, n° 39, que cet ordre étoit
au fond celui de l'alphabet grammatical.

La voyelle ne doit entrer dans la division
de votre table alphabétique des racines
monosyllabes, qu'autant qu'elle sonne seule
le germe radical, sans mêlange d'aucune
consonne, par un simple cri non-figuré,
505comme Ἄω, respiro ; ce qui est fort rare.
Hors de-là, c'est à la consonne qu'on doit
rapporter la racine : car c'est l'articulation
consonne qui, figurant & peignant par
onomatopée, est la cause efficiente de la
formation du mot, & qui approprie la
racine & ses dérivés à toute une classe des
noms, à toute une modalité d'existence.
Ainsi, lors même que la racine commence
par une voyelle qui suit la consonne, il
faut, dans votre table alphabétique, rapporter
cette racine dans le Chapitre de
la consonne, qui la caractérise. La R/. AC,
si bien fournie d'une infinité de descendans,
doit, avec tous les siens, être placée,
non à la voix A, mais à la lettre
gorge C. C'est en cet ordre de lettres, & sous
cette racine que vous placerez le latin ago,
le turc aga, (dux,) le françois réaction,
le grec Ἀγκυλος, &c.

Il y a plus de difficulté dans l'arrangement
des inflexions composées, pour
sçavoir en quel ordre on les disposera,
lorsqu'un des organes, outre son mouvement
simple, affecte l'esprit propre à un
autre organe, & forme une consonne
506double. Sur quoi il faut observer en général,
que les consonnes doubles, étant
presque toujours composées d'une fixe &
d'une ou de plusieurs liquides, alors la véritable
consonne, base solide de l'articulation,
est la fixe : le reste n'est qu'un accessoire
qu'elle emprunte d'un organe liquide.
Les inflexions PS, CL, TR appartiennent
à la levre, à la gorge, à la dent : le siflé,
le coulé, le frôlé, qu'elles affectent ici,
sont accessoires. Ainsi les racines, formées
par ces inflexions doubles, appartiennent
à leur lettre fixe. Je penche à croire qu'il
faut s'en tenir à suivre cet ordre, lors même
que le siflement nazal est joint aux consonnes
fixes, (ce qui arrive si souvent)
& que les articulations radicales SP, SC,
ST appartiennent à leur fixe, plutôt qu'à
la lettre Nez, dont le siflement, quoiqu'initial,
n'est ici qu'accessoire à la fixe. Exceptez
toutefois de cette régle générale la
lettre liquide de langue L & N, lorsqu'elle
est mouillée, comme dans Ignace & dans
Meglio ; car alors l'aspiration gutturale G
est empruntée de la fixe par la liquide qui
507est principale : ainsi les articulations mouillées
GN, GL appartiennent à la consonne
langue.

Cela posé, venons à l'ordre que vous
observerez dans l'arrangement & la suite
des consonnes doubles ou triples de chaque
division. Ce sera celui de l'esprit ou inflexion
propre & habituelle à chaque organe,
selon l'ordre que vous avez déjà suivi pour
les organes ou consonnes simples. D'abord
l'esprit habituel de la levre, puis celui de
la gorge, &c. c'est-à-dire le siflé labial,
l'aspiré guttural, le battu dental, le coulé
de palais, le frappé ou le frôlé de langue,
le siflé de nez ; PF, PG, PT, PZ,
PL, PR, PS.

Même ordre à observer pour la troisieme
consonne, si la racine en a trois ; comme
SCR, STR. Ici, par exemple, dans SCR
la gorge C est la principale articulation
peignant le creux ; le sifflement nazal S
est le principal esprit ajoûté pour peindre
l'excavation SC ; le frôlement R est encore
ajoûté comme second esprit, comme inflexion
plus forte, pour peindre le creux
508excavé avec action rude & forte ; SCRobs,
SCRutari, &c. De même dans STR la dent
T
est principale lettre cherchant à peindre
la fixité ; S y rend l'action plus ferme &
plus marquée ; R y ajoûte encore la rudesse ;
STRingo, STRido, STRangulo, &c.

Au reste, ce n'est que pour l'exactitude,
que je m'attache à décrire, avec quelque
soin, l'arrangement qu'on doit donner à
la tablature des racines. En quelque ordre
qu'on les eût disposées, ceux qui voudront
chercher dans l'archéologue la racine ou
la filiation d'un mot dérivé, le trouveront
facilement, en cherchant le mot à la table
purement alphabétique des mots de chaque
langue, qui doit être mise à la fin de l'archéologue.
Ce mot renverra le lecteur à
la page ou au numéro de l'archéologue
où il trouvera ce qu'il cherche.

278. Suite de l'instruction sur la méthode
de dresser l'archéologue, sur l'arrangement
des racines, des primitifs, &
des mots dérivés.

Le maître-ouvrier, dans le détail &
509l'arrangement des dérivés, mêlangera tous
les mots des langues quelconques, sans
mettre à part d'un côté les mots françois
d'une certaine dérivation, & d'un autre
les mots italiens de la même dérivation.
Il aura soin seulement, au-devant de chaque
mot, de mettre en petites capitales le nom
abrégé de langue ; ainsi Fr. It. (françois,
italien.)

Pour sa facilité, qu'il prenne une grande
table, & qu'il découpe toutes ses cartes en
bulletins qu'il rangera sur la table, à la suite
des uns des autres, dans l'ordre convenable,
tant sur une même ligne, que par
alinéa. Après quoi, il les fera copier
au net sur une feuille, portant en tête la
racine originale. Il faut écrire le signe radical
en grandes capitales rouges, tant en
lettres vulgaires, qu'en lettres de l'alphabet
organique, dont j'ai donné le modèle,
n° 58 ; les principaux primitifs en grandes
capitales noires ; tous les mots ordinaires
quelconques en lettres quarrées ; la signication
de ces mots, s'il est besoin de l'ajoûter,
en italiques ; le nom de la langue du
510mot en petites capitales italiques ; les discours,
explications, ou passages nécessaires,
en petites lettres quarrées, entre deux
crochets.

Il est fort nécessaire d'écrire chaque racine
en lettres organiques ; car la même
racine varie beaucoup, figurée en lettres
vulgaires. AM, AB, AP, MA, BA, PA,
FA ne sont qu'une même racine. Vous le
faites voir, en l'écrivant en lettres organiques.
(Voy. n° 45,) qui ne varie pas
autant pour la figure.Toutes celles ci-dessus
peuvent se réduire à celle-ci, voix pleine
figurée par la levre
. C'est pourquoi il ne
faut pas manquer à chaque racine, d'énoncer
quels organes agissent, en quel
ordre, en quelle maniere ; d'expliquer
ce que l'organe veut peindre, (quand ou
le sçait ;) quelle classe de choses cette racine
cherche à désigner ; à quelle qualité
des êtres, à quelle modalité d'existence
elle est appropriée.

Vous direz, par ex. FLo, FLuo, levre
siflante
, avec le coulé de langue ; articulation
très-liquide, peinture de la mobilité, de la
511fluidité, soit aërienne, soit aquatique, fort
ignée
. Cette R/. désigne les choses coulantes,
fluides, mobiles, facilement mises
en mouvement. Elle comprend aussi les
noms qu'on peut donner aux choses non-sensibles,
en les formant par une comparaison
tirée de cette espece d'image naturelle.
Elle comprend encore diverses autres
choses sensibles qui, ayant quelque
rapport aux choses fluides & mobiles,
autre néanmoins que celui de la fluidité
ou mobilité, n'ont pas laissé que de recevoir
leur nom d'elles, par une dérivation
inexacte, où l'on a eu plus d'égard au
rapport quelconque des choses entr'elles,
qu'à la force significative du mot.

Remarquez de plus que ce que nous disons
ici de l'une des racines organiques, est
applicable à toutes. Chacune d'elles comprend,
non seulement les choses naturelles
que l'organe veut imiter, mais encore les
choses non-sensibles qu'on veut rendre
sensibles par l'image des premieres ; &
aussi plusieurs choses relatives aux premieres
par quelqu'autre côté que celui qui
512feroit la convenance de peinture. Il y a dans
ce dernier point un très-grand, mais très-commun
abus des mots & de la dérivation.

STo, battu des dents, précédé du siflement
nazal
 ; peinture de la fixité, de l'immobilité,
de la stabilité, de la permanence
en la même position. Cette R/. désigne
les choses qui ont cette qualité, ou
qui y participent. Elle comprend les êtres
qui peuvent être considérés en l'état d'être
posés debout, ou de rester fixes dans la
situation où ils sont. Si on joint le frôlement
de langue R
, ainsi STR, alors la
R/. désigne que l'état de fixité & de permanence
est produit par une action rude
& forcée.

CAP, CEP, CAV, CUP, CUV,
GOUF, gorge & lévre. Cette R/. par l'articulation
gutturale, désigne le creux, la
cavité naturelle. Elle sert, dans ses dérivations
nombreuses, à nommer les choses
de ce genre, ce qui s'y rapporte, ce qui en
résulte, ce qui y participe, ce qui peut y
comparé en un sens, soit allégorique,
513soit moral. si le siflement nazal s'y joint
SC, c'est un signe qui marque encore plus,
qui ajoûte à la peinture de cavité l'idée
d'action qui la produit. Si on y ajoûte
encore le frôlement de langue CR, SCR,
c'est pour peindre que la chose ou l'action
sur la chose est produite avec roideur &
violence. Les exemples, mis en leur ordre,
donneront la preuve de ces assertions.

AC, AQ, AG, AGG, ANC, ANG,
voix pleine ou nazale figurée par la gorge.
Cette R/. designe ce qui agit, ce qui va
en avant, ce qui pousse ; ce qui est en
pointe, en angle, en aigu, ce qui agit
comme perçant & pénétrant : elle désigne
aussi en sous-ordre ce qui est relatif à ce
genre d'action. En renforçant la R/. par
des inflexions plus compliquées, comme
ANGL, ANCHR, ERG, OURG, on
ajoûte à l'action des modifications qu'on
reconnoîtra facilement, en voyant les
expressions dérivées.

C'est à-peu-près de la sorte qu'il faut
donner une idée de l'intensité & de la
force productrice de chaque R/. en faisant
514sentir d'avance quels seront les effets des
développemens du genre. La vérification
détaillée de ce qu'on aura annoncé, portera
au plus haut point de démonstration
le vrai systême naturel de la parole & de
la formation des langages. Mais il ne faut
pas espérer qu'on puisse, en toute occaison,
mettre l'opération de la nature à découvert.

En disposant les mots, ayez soigneusement
égard à l'ancienneté des langues, mettant,
autant qu'il se pourra, le mot de la plus
ancienne le premier en ordre dans la même
ligne ; à moins toutefois que la plus ancienne
n'ait formé son expressionsur la plus
moderne ; ce qui arrive quelquefois, &
ce qui est facilement apperçu dans l'occasion.
Par exemple, la langue italienne est
plus ancienne que la langue françoise : elle
est son aînée en filiation de la langue latine
leur mère. Mais le mot italien cinghiale
est emprunté & corrompu du mot françois
sanglier, immédiatement tiré du latinsingularis,
pour nommer un gros marcassin
qui va seul, & le distinguer des plus
515jeunes qu'on appelle bêtes de compagnie.

Le françois, à son tour, est plus voisin du
latin que l'anglois : cependant il y a des
mots françois, venus du latin, qui ont passé
par l'anglois, avant que d'entrer dans la
langue françoise Andier, gros chenet de
fer, à l'usage de la cuisine, vient de l'anglois
handiron, chenet ; à la lettre, main de
fer
 ; hand, main, iron, fer, qui se prononce
en anglois airan, à-peu-près
comme le françois airain ; du latin æs,
æris
.

Vous trouverez une quantité de mots
composés de deux, de trois & même d'un
plus grand nombre de primitifs. Ces mots
composés doivent être rapportés sous chacun
des principaux primitifs qui entrent
dans la composition ; mais seulement pour
donner le complet de sa filiation, en renvoyant
le lecteur à l'endroit où vous
donnez l'explication & l'analyse du mot,
s'il est besoin de la donner. Vous serez
souvent dans ce cas. La décomposition
des principes d'un mot donne, pour l'ordinaire,
une notion fort exacte des idées
516que le mot est fait pour exprimer ; l'assemblage
de ces principes formant la définition
même du mot. C'est ce qu'il est bon
de développer, quand l'occasion s'en présente,
par deux raisons ; l'une qu'on montre
ainsi la justesse de l'opération de l'esprit
dans la fabrique du terme ; l'autre que cet
accord des principes radicaux du terme
avec sa définition est une preuve évidente
qu'on a rencontré juste dans l'origine &
la dérivation cherchée. Par ex. sur le
verbe italien calpestar, (fouler aux pieds)
il est bon de faire observer que le mot
est composé de trois primitifs latins calx,
(talon) pes, (pied) stare, (être debout ;)
que ces trois expressions donnent très-bien
la définition du terme ; alicui instare,
aliquem impingere calcibus & pedibus
 ;
que l'instinct a promptement réuni ces
trois primitifs simples, pour peindre, avec
vivacité, l'image de l'action violente d'un
homme debout, qui, fixe à la même
place & pesant avec force sur un autre
homme renversé, fait ses efforts pour
l'écraser des pieds & du talon. Le verbe
517plus simple pestar (fouler, détruire avec
les pieds) signifie à-peu-près la même
chose ; mais l'action n'est désignée qu'avec
les pieds ; au lieu que dans calpestar elle
est désignée avec les pieds & avec les
talons ; ce qui ajoûte à la force de l'action,
& à l'énergie de la peinture. On aura lieu
d'observer encore que ces deux mots
pestar & calpestar, où la même idée est
si bien suivie, confirment, l'un par l'autre,
la vérité de l'étymologie donnée.

On conclura peut-être de cet exemple
& de tant d'autres, qu'il ne faudroit pas
ôter la liberté de forger une nouvelle
expression dans le langage, toutes les fois
qu'elle formeroit, avec précision, une
image claire & vive, justement correspondante
à l'idée. C'est ensuite au Public
qu'il appartient d'adopter ou de rejetter
le nouveau terme. Il le consacrera par
l'usage, s'il est bien fabriqué : s'il le rejette,
ce sera la marque qu'il ne l'a pas
trouvé bien fait, ou assez facilement intelligible.
Mais pourquoi se faire aujourd'hui
tant de scrupule de hazarder de
518nouveaux mots ? Un langage est-il jamais
assez riche ? Notre langue françoise n'auroit
jamais été mise au point où elle est,
si on eût jadis craint d'y rien ajoûter ;
si l'on eût eu les mêmes scrupules sur le
purisme que l'on montre à présent. Je
penche à croire qu'il n'y a pas de point
fixe où une langue doive absolument être
arrêtée, & qu'elle est toujours susceptible
d'un plus grand degré de perfectibilité.

Je serois assez d'avis que l'on mît deux
fois les mots de la langue dont les caracteres
ne sont pas les mêmes que les nôtres,
tels que les Phœniciens, Hébreux, Russes,
Allemands, même les Grecs ; sçavoir dans
leur propre caractere, & en caractere vulgaire,
pour qu'il fût facile à tout le monde de
les lire. Reste à sçavoir s'il faudroit les écrire
comme on les lit, ou comme on les prononce ;
mais rien n'est si variable que la
prononciation : chacun la réduit à l'usage
habituel de son climat. Ainsi il vaudroit
mieux suivre l'orthographe littérale des
mots, l'écriture étant plus fixe que la parole,
& conservant mieux les élémens
519que la prononciation élide souvent. L'inconvénient
est que la dérivation part aussi
souvent d'une prononciation défigurée, que
des élémens figurés par écrit.

Mettez dans la même ligne tous les mots
de même signification formés de la même
racine.

Mettez alinéa, dès que la signification
change.

Si tous les mots de toutes langues, contenus
dans la même ligne, sont de même
signification, il n'est pas besoin de l'ajoûter,
parce qu'ils se traduisent tous eux-mêmes
réciproquement les uns les autres ; par
exemple :

Lat. difficultas, It. difficolta, Fr.
difficulté, Angl. difficulty.

Si les mots ne se traduisent pas les uns
les autres, il faut ajoûter à chacun la signification.
Remarquez qu'il y a beaucoup
de mots de figure semblable à leur plus
prochain primitif, & néanmoins de signification
assez différente. Par ex. mission
doit être à la suite de missio dans la même
ligne ; mais non pas mettre à la suite de
520mittere, mettre n'étant pas la traduction
de mittere ; comme fermer n'est pas la traduction
defirmare. Il a, quoique dérivé,
un sens tout différent ; ainsi il doit être
écrit alinéa.

Servez-vous, pour traduire, & pour tout
le corps de l'ouvrage, de la langue françoise,
parce qu'elle est la plus vulgaire de
toutes, après la langue latine, & parce
qu'il y a quantité de termes relatifs aux
mœurs, usages & inventions des derniers
siécles, qui ne se trouvent pas dans la
langue latine. Sans ceci, la langue latine
seroit fort préférable, parce qu'elle est plus
riche, parce qu'elle laisse un peu plus de
liberté de composer des termes, & surtout
parce qu'elle est breve, & qu'elle
n'emploie pas, comme le françois, des
articles pour les noms, & des auxiliaires
pour les verbes. Observez de rassembler,
autant qu'il vous sera possible, les
vieux mots inusités de chaque langue, &
les termes singuliers du jargon de chaque
province. Ils vous seront d'un très-grand
usage pour la filiation étymologique. Joignez-y,
521autant que vous le jugerez convenable,
les noms propres dont la signification
sera connue. Ceci vous fera voir quantité
d'origines des noms de lieux & de familles.

Ne vous jettez dans les citations &
dans les explications, qu'autant qu'elles
seront absolument nécessaires. Vous n'en
aurez pas souvent besoin. Vous verrez que
l'arrangement des mots porte sa preuve
avec lui. Mais vous ne pourrez vous dispenser
d'ajoûter la définition des termes
singuliers qui, sans elle, ne seroient pas
facilement entendus.

L'ouvrage peut être fait en peu de tems,
si l'on a plusieurs atteliers, avec un maître-ouvrier
à chacun ; & il est nécessaire d'en
avoir plusieurs ; car une seule personne ne
possède pas toutes les langues.

L'ordre, dans lequel les mots d'un vocabulaire
universel se trouveront ainsi disposés,
fera voir, d'un maniere claire, l'étymologie
prochaine & éloignée de chaque
terme, l'entière filiation des mots, &
même celle des langues, sans qu'il soit
besoin de faire aucun discours, ni d'entrer
522en dissertation, pour le prouver ; l'arrangement
seul des mots le faisant voir avec
assez d'évidence.

De cette maniere, le grand archéologue
contenant toutes les langues d'Europe &
d'Orient, ne contiendra pas plus de volumes
que certains dictionnaires. Il faut
seulement avoir soin de l'imprimer à deux
ou trois colonnes, à cause des fréquens
alinéa, & avoir des signes de division
pour chaque page en cinq ou six parties,
afin de trouver plus promptement ce qu'on
cherchera.

Ne songez qu'aux langues européennes
& à celles qu'on appelle communément
orientales, c'est-à-dire, bornez-vous à
tout ce qui peut provenir du celtique &
du phœnicien, aux pays où les Phœniciens
& ensuite les Arabes ont porté leur
commerce & leurs connoissances ; où ils
ont introduit leurs langues qui se sont mêlangées
avec le fond des vieux langages
barbares que parloient les anciens peuples
des régions de l'Europe. Ceci comprend,
l'ancienne langue orientale parlée dans
523les régions situées entre l'Euphrate & le
Nil, avec ses différens dialectes & idiomes,
tant anciens que modernes ; les
différens langages barbares parlés dans les
régions de l'Europe, c'est-à-dire le peu
qu'il nous reste de vieux pélasgique, d'illyrien,
d'osque, umbrien & étrusque, de celtique,
de cantabre & ibérien, de scythique, de
tudesque, de gothique, de runique, &c.
les langages plus récens, qui ont résulté,
tant du mêlange de quelques-uns
de ceux-là, que du mêlange postérieur
des derniers formés avec d'autres plus
anciens, lequel a, dans la suite, & de
siécles en siécles, produit de nouveaux
langages ; tels que le grec, hellénique,
éolique, ionien ; le latin ; l'allemand ;
l'italien, &c. Ces langages, qui rentrent
à tout moment les uns dans les autres,
& dont vous verrez les racines bornées
à quelques centaines de monosyllabes,
comprennent presque tous les peuples de
la terre, qui ont policé leurs mœurs,
cultivé les arts, & exercé leur esprit ;
ou du moins presque tous ceux dont les
524idées & les connaissances sont parvenues
jusqu'à nous. Que si d'autres nations asiatiques,
venues des bords de l'Inde & du
Gange, ont antérieurement instruit &
policé celles-ci, tout ce qui regarde leurs
idées, leurs connoissances & leur langage,
est mis, par le tems, hors de la portée de
nos recherches, & reste enseveli pour
nous dans les ténèbres de l'oubli.

Les langues, qui parlent aux yeux, non
aux oreilles, dont le chinois paroît être
l'original, ne doivent point entrer dans
votre systême, puisqu'elles procèdent
d'un de nos sens qui n'a rien de commun
dans ses sensations primitives, avec
le sens dont procèdent nos langages. Ceux-ci
viennent de l'ouïe ; ceux-là de la vue.
Selon l'apparence, ils ne pourroient se
plier à votre méthode. Leur génie & leur
caractere est si différent, que leurs racines
ne doivent pas l'être moins. Les langues
sauvages d'Afrique, d'Amérique n'y doivent
pas entrer non plus. Ce qu'elles viennent
d'acquérir de nouveau, par le commerce
des Européens, est tout récent &
525tout crud : on le retrouve en Europe.L'ancien
fond de ce qu'elles contiennent, auroit
de grandes utilités, s'il étoit possible
de le rassembler ; parce qu'il formeroit
un recueil de l'expression organique &
limitative des idées simples, primitives &
physiques, telles que les ont les peuples
sauvages. Mais une telle adjonction rendroit,
à vrai dire, l'exécution de l'ouvrage
proposé impraticable quant à présent ;
outre qu'elle le grossiroit d'une maniere
énorme. On y pourra revenir dans la suite
& peu-à-peu ; car ce que je propose ici,
est une espece d'Encyclopédie grammaticale,
qui ne peut être portée à sa perfection
qu'à la longue & par degrés. Seulement
il seroit curieux & à propos de joindre
le catalogue des mots de langues sauvages
au recueil des glossaires particuliers dont
je vais parler ci-après. Les vocabulaires
imparfaits de ces langues sont répandus en
grand nombre dans les relations des voyageurs
& des missionnaires. J'en possède
moi-même un amas considérable en manuscrits
rassemblés par un des plus sçavans
526hommes qui aient vécus dans notre siécle.
C'est le même recueil qui a servi à Monsieur
Bullet, pour la comparaison du langage
celtique avec les autres langages, &
que je lui ai communiqué, il y a plusieurs
années, ainsi qu'une partie du Traité que
je donne ici au Public, dans le tems qu'il
mettoit la dernière main à son curieux
Dictionnaire. Quand on aura un grand
nombre de ces vocabulaires barbares, à
la suite les uns des autres, il sera tems d'en
entreprendre l'examen & le parallèle,
d'observer ce que les expressions ont d'organique
& de radical, & de les rapporter
peu-à-peu aux racines & aux primitifs
déjà contenus dans le grand corps de
l'ouvrage.

A la suite de l'archéologue vous mettrez
premierement une table des racines écrites,
tant en lettres vulgaires qu'en lettres organiques.
Il seroit même à propos d'y joindre,
sous chaque racine, les principaux
primitifs qui en sont immédiatement sortis.
Ceci formeroit un petit racourci du grand
tableau qui en contiendroit tous les principaux
527linéamens. Vous mettrez ensuite
le vocabulaire particulier de chaque langue,
c'est-à-dire la liste des mots principaux,
chacun suivi d'un chiffre qui renvoie
à la page chiffrée & à la division de
la page, ou au numéro de l'archéologue,
(si vous avez numéroté les racines, au
lieu de chiffrer les pages,) pour trouver
l'endroit où l'étymologie du mot est présentée.

Pour faire ces index ou glossaires particuliers
de chaque langue, vous ne ferez
que reprendre les listes que vous aviez
précédemment faites, & les donner à
imprimer en caracteres menus, à cinq
ou six colonnes par page, afin qu'elles
tiennent peu d'espace.

279. Usage de l'archéologue.

Le grand archéologue servira de Dictionnaire
commode pour toutes les langues ;
en sorte que l'on pourroit, pour les
expliquer, se borner à celui-là seul. En
même tems il montrera ce que chaque
528langue a emprunté de chaque autre. On
pourra voir dans ce tableau grammatical
l'ancienneté, l'origine, les émigrations,
le mêlange des différens peuples. On sçait
assez que rien ne sert davantage à juger
de la connexion des peuples que leurs
langages. Par exemple, la langue des Abyssins
nous fait connoître qu'ils ne sont pas
un peuple Africain, mais une très-ancienne
colonie des Arabes qui a traversé le détroit
de Babel-Mandel. Il y a aussi des langues
qui, sans avoir une descendance directe
l'une de l'autre, ont une affinité marquée,
qui ne peut venir que d'une origine commune,
aujourd'hui inconnue ou totalement
perdue : telles sont, à ce qu'on dit,
l'allemand & le persan. Toutes deux, si
cela est, descendent de l'ancien scythe
que nous ne connoissons plus du tout. On
trouveroit la preuve de ces affinités dans
le vocabulaire parallèle, où ces langues
prendroient place, non comme ascendantes,
mais comme collatérales.

Par l'usage des noms que les peuples ont
imposé aux choses, on reconnoîtra quels sont
529les usages & autres points relatifs aux mœurs,
loix, rites & religion qu'ils ont emprunté
les uns des autres. On y verra l'ordre &
la marche de l'esprit humain, & un tableau,
bien plus singulier qu'on ne se l'imagine,
des opinions des hommes & de leur
source.

280. Nécessité d'en dresser un dans l'état
actuel de la multiplicité des langages
& des connoissances humaines.

Il faudra bien d'ailleurs tôt ou tard en
venir à un pareil ouvrage. Les langues
sont les clefs des sciences. Il est indispensable
de les sçavoir ; mais elles servent à
y entrer, sans en faire, à vrai dire, elles-mêmes
partie : cependant on consume un
tems infini à les apprendre. Plus on ira
en avant, plus il y en faudra mettre, puisque
les langues vont toujours en se multipliant
de siécle en siécle, & que les anciennes
se conservent par le moyen de
l'impression. On trouvera dans chacune
des choses utiles ou curieuses qu'on voudra
530connoître ; de l'histoire, de la poësie, des
sciences & des arts. Les choses de pur
agrément (& ce ne sont pas celles dont on
est le moins empressé,) constitant sur-tout
dans le style, ne se trouvent pas dans les
traductions : il faut connoître les origiginaux.
A la fin on consumeroit sa vie à
s'instruire de la signification des mots. On
convient qu'à la Chine, l'énorme multiplicité
des mots dont il faut s'instruire, a beaucoup
contribué à y retarder le progrès des
sciences. On sera donc forcé d'en venir un
jour à trouver une méthode qui facilite ce
genre d'étude.Il n'y en a guères, ce me semble,
de plus propre que celle-ci, qui, distribuant
par classes toutes les langues de
même espece & de même origine prochaine,
présente un tableau d'analogie,
que l'œil saisit tout d'un coup, que la
mémoire retient sans effort, au moyen
des approximations. J'en ai souvent fait
l'expérience avec succès. Quand je suis
obligé de lire quelque chose d'une langue
qui ne m'est pas familière, & que je me
trouve arrêté par un mot, mon usage est
531d'examiner ce que ce terme a de radical,
& d'en deviner là-dessus la signification
dérivée, en la combinant avec le sens
du reste de la phrase ; ce qui me réussit
souvent, & beaucoup plus vite que si je
cherchois le mot dans un Dictionnaire.
On sçait assez, par les épreuves, que
plus on possède de langues, plus on a de
facilité pour en apprendre de nouvelles ;
ce qui vient de la méthode des comparaisons.
Elle est bien plus efficace, quand
elle se fait sur les racines même, qui
parlent non-seulement à la mémoire,
mais en même tems à l'esprit.

Fin.532

Errata

Page 52, ligne 9, les secours, lisez les
seconds.

Page 87, ligne 15, divers sons, lisez divers
sens
.

Page 102, ligne 17 ;on s'est servi, pour exprimer
la durée successive de ce mot temps,
lisez on s'est servi (pour exprimer la durée
successive) de ce mot temps.

Page 112, ligne 4, divers sons, lisez divers
sens
.

Page 117, ligne 6, que ces deux significations,
lisez que de ces deux significations.

Ibid. ligne 11, lorsque l'un, lisez lorsque l'une.

Page 156, ligne 7, en barbare, lisez en langue
barbare.

Page 195, ligne 12, d'une main qu'il fermoit,
lisez d'une main qui se fermoit.

Page 268, ligne 12, tant qu'il respire. Ajoûter :
Quant à la respiration même, son organe
propre est appellé en notre langue
poumon, en latin pulmo, par transposition
du grec πευνμα pour πνευμα (spiritus, halitus,)
R/. PNeu. Cette racine est organique
composée de deux mouvemens, dont
le premier P chasse l'air au dehors & représente
l'expiration du souffle, & l'autre N le
ramene au dedans & représente l'inspiration.

Page 316, ligne 24, propositions, lisez prépositions.

Page 328, ligne 2, un mot, lisez en un mot.

Page 428, ligne 1, guas, lisez aguas.533

1(*) Galad en Phœnicien, (durescere.)
Challek (lapis.) χαλιξ (lapillus.) Calculus
(caillou plat, d'où vient calculer, parce qu'on
s'est premierement servi pour calculer de petites
pierres en guise de jettons. Kaled, en celtique
(durus.) Challex, au pays de Gex, signifie
rocher. Collis. Colline. Calare en italien
(desçendre d'un rocher, glisser d'une pente
roide.) Gallet (caillou plat du rivage de la mer.)
Cal, en général, rivage maritime, rivage garni
de rochérs & de gallet ; de-là viennent, à ce
que je crois, les noms de Caletes, Celtœ,
Galli Καλ-τοι, Γαλαται. J'estime que c'est de-là
que toute la région qui faisoit l'extrémité
de l'Europe sur la grande mer océane, a
été nommée Gallia, Celtica. Caleti (le pays
de Caux
.) Callœcia (la Gallice.) Wallia (le
pays de Galles
.) Wallones (les Flamands.)
Cala-is (Portus Iccius.) Portugal (Port-Cal,
ce qui est une espece de pléonasme assez
commun en géographie.) Cilicia (lapidosa.)
Cale-donia, (dura, vel lapidosa regio.) Callus.
Callis, (sentier battu, d'où viennent Callere,
Calliditas.) Calx. Calceus, (d'où viennent)
Caligœ. Caleçon, Chauffer.) Calcar. Culco.
Calco. (d'où vient Calquer.) Calx. Chaux.
Calciner. Calva, (crâne, tête chauve, testnud,)
d'où viennent Calotte & Calot (coquille de
noix.) Calvi-mons (rocher pelé, Chaumont.)
Gela Glacies. Glarea (gravier.) Glaise, (terre
dure
.) Caillou. Calus, &c. &c.

2(*) Bray, Braium, i. e. Lutum. M. de Valois,
dans sa notice, a très-bien expliqué ce mot
qui entre dans la composition d'un assez grand
nombre de lieux géographiques en France ;
mais le mot Briv, Brik, Brig, qui signifie Pont,
y est encore plus commun. Le latin Briva & le
pont sur la Somme, qui n'est pas à Amiens,
mais près d'Amiens à Bray sur la Somme,
sont autant de preuves de la véritable position
du lieu, de la correspondance du nom ancien
Briva avec le nom moderne Bray, & de
la vraie signification en cet endroit-ci.

3(*) Algébre ne signifie autre chose, dans
son origine, que le Guebrique, ou la langue
des Guebres, sçavoir l'ancien Pelhavi qui,
depuis long-tems, n'est plus entendu. Ainsi
Algebre signifie à la lettre la langue inintelligible.
Joignez à cela que les Guebres ont
l'habitude de réciter leurs prières, en marmotant,
sans articuler ; de sorte qu'on n'entend
pas ce qu'ils disent. Les Arabes ont
ainsi nommé cette science, à cause des caractères
extraordinaires, dont elle se sert pour
trouver les nombres & : les puissances inconnues.
Nous disons proverbialement, pour désigner
une chose difficile à entendre, que
c'est de l'algébre. En Languedoc, on appelle
Guebrique une langue qu'on n'entend pas. Les
Anglois appellent aussi Gibberish un langage
nul prononcé ou inarticulé.