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Court de Gébelin, Antoine. Monde primitif. Grammaire universelle et comparative – T01

Grammaire universelle.

Livre premier.
Définitions et autres préliminaires.

Chapitre premier.
Objet de cet ouvrage.

Les avantages que les Hommes retirent de l'Art par lequel ils peignent
leurs idées, sont inappréciables : cet Art est la base de la Société & la source
des douceurs qu'on y éprouve.

Par cet Art admirable, qui nous distingue de tous les autres Êtres, nous
manifestons nos besoins, nos craintes, nos plaisirs, nos lumières ; nous recevons
de la part des autres les secours, les conseils, les avis, les connoissances
qui nous sont nécessaires. Par lui, une ame se dévelopant à une autre,
1acquiert toutes les perfections dont elle peut être susceptible : sentimens du
cœur, feu du génie, richesses de l'imagination, profondeur d'esprit, tout
devient un bien commun aux hommes : les connoissances de l'un, font les
connoissances de tous : ainsi en ajoutant sans cesse découvertes à découvertes,
arts sur arts, lumieres sur lumieres, l'esprit de l'homme s'embellit,
s'agrandit, se perfectionne sans cesse ; s'embrâsant mutuellement, il s'éléve
aux plus grandes choses, rien ne lui paroît au-dessus de ses forces, il ose
tout, & tout paroît s'aplanir devant son audace : tandis que sans cette émulation,
l'homme seul, isolé, plongé dans une langueur stupide, n'auroit
presqu'aucune supériorité sur les Animaux qui vivent en famille, & que des
cris avertissent de leurs besoins mutuels.

Mais l'Homme ne peint pas seulement ses idées à ceux qui l'environnent,
& au milieu desquels il vit ; comme s'il remplissoit la Terre, comme s'il
vivoit dans l'étendue des siécles, il a trouvé le moyen de peindre ses idées
d'une maniere qui les rende sensibles à ceux dont il est éloigné, comme s'ils
étoient sous ses yeux : la peinture de ses idées, si dégagées de toute matiere,
prend la consistence du marbre, elle se transporte d'un bout du Monde à
l'autre, elle pénétre à travers l'immensité des âges.

Ainsi l'esprit de tel Homme est présent pour tous les Peuples, lors même
que cet Homme n'est plus : ainsi nous pouvons profiter des connoissances,
des charmes de la conversation, du génie de tous les Sages, dans quelque
tems & en quelque lieu qu'ils ayent existé.

En vain, les Hommes ont vécu épars, à de grandes distances & dans
des époques prodigieusement éloignées : leur esprit se concentre en un seul
point, & toujours leur génie anime & rejouit les Mortels ; d'autant plus
grand qu'il s'étend sur la Nature entiere, qu'il en emprunte les couleurs &
les graces ; qu'avec elle, il tonne, il fulmine, il éclate ; & qu'après nous
avoir agités & émus par les Tableaux les plus terribles, s'adoucissant avec
elle, il nous charme par les accens les plus doux, par le coloris le plus flatteur
& par la peinture des objets les plus délicieux.

Par quel moyen l'homme est-il parvenu à cet Art admirable ? Comment
a-t-il pu descendre au dedans de lui-même, démêler ce qui s'y passe,
saisir les Tableaux qui s'y forment ; & se repliant hors de lui, rendre ces
Tableaux sensibles aux hommes, toutes les fois qu'il espéroit quelqu'avantage
de cette communication ?

Depuis que le Monde existe, l'Homme n'a pu être insensible à ces merveilles :
déja depuis long-tems, il a dû rechercher comment elles s'opéroient ;
2& les régles nécessaires pour les exécuter de la maniere la plus propre
à produire les effets qu'on en attend : déja, nombre de Savans distingués,
se sont exercés sur cet objet.

Ils sont allés aussi loin qu'on pouvoit aller ; & si leurs Ouvrages ne produisent
pas tout l'effet qu'on en devroit recueillir, s'ils paroissent quelquefois
trop métaphysiques, si l'on n'en voit pas les diverses Parties naître les
unes des autres avec toute la clarté qu'il seroit à désirer ; s'ils nous apprennent
plutôt ce qui est, que les raisons de ce qui est, ne nous en prenons pas à
eux ; ce n'est nullement leur faute ; ce n'est ni manque de soins ni infériorité
de génie : ils ne pouvoient faire autrement, parce qu'ils n'avoient encore
pu remonter à l'origine primitive du langage, & parce qu'on n'avoit pu
par-là même ramener l'art de peindre les idées à un principe simple & sensible,
qui devenant le fondement de cet art, portât dans toutes ses parties
une vive lumière, & les rendît aussi énergiques qu'elles sont sans lui froides
& pénibles.

Nos recherches sur les connoissances primitives des Hommes, & sur les
causes de ces connoissances, ont dû au contraire nous conduire à ces premiers
principes, qui une fois donnés, deviennent le fondement de cet Art
& la raison de ses régles.

Ce sont ces recherches que nous mettons ici sous les yeux du Public, sous
le nom de Grammaire Universelle.

Nous dirons moins en quoi consiste cet Art, que nous ne le laisserons deviner
à nos Lecteurs : ils présideront eux-mêmes à sa formation ; ils verront
naître ses préceptes : dépouillé ainsi de sa fine métaphysique, qui faisoit
croire qu'il étoit au-dessus des forces d'un commençant, il sera tout en action ;
& il deviendra intéressant pour ceux qu'on destine à l'étude des Langues,
dont cet Ouvrage sera une clef indispensable, ainsi que de toutes les
Grammaires qu'on a déja composées, qui n'en seront que des conséquences
& qui en deviendront plus utiles.3

Chapitre II.
Etymologie ou origine du mot Grammaire.

Mais comme ce mot Grammaire est barbare pour nous & ne présente
par lui-même aucune idée à notre esprit, remontons à son origine ; nous
verrons combien on eut raison de le choisir ; & il nous préparera en quelque
sorte lui-même à tout ce que nous aurons à dire.

Car telle est l'utilité de l'Étymologie, qu'elle rétablit l'énergie de
chaque mot & en fait voir à l'instant la valeur, qu'avoient obscurcie
la longueur des siècles & les altérations successives des Langues.

Ce mot qui paroît avoir été inventé par hazard, parce qu'il n'offre dans
nos Langues modernes, & même dans celle des Latins, aucun raport avec
l'Art qu'il désigne, étoit cependant très-expressif dans la Langue de ceux
qui le consacrerent à cet usage.

Il vient du Grec Gramma, qui signifie une Peinture, un Tableau, &
qui, prononcé Grab, Grav ou Graf, fit dans la même Langue les mots
Graph-eus, un Peintre, & graph-ein, peindre.

De cette racine, se forma en Grec & en Latin l'adjectif Grammatica,
qui désignoit manifestement chez eux l'Art de peindre ; mot que nous avons
adopté & altéré ensuite en celui de Grammaire, qui ne peint plus rien à l'esprit.

Ce mot n'est pas même d'origine grecque : il leur étoit commun avec
les Celtes & avec les Orientaux qui le prononçoient : ceux-ci, Grab ,
ceux-là, Graff & Graph ; & chez qui il signifioit dans son sens propre &
universel, Incision ; & ensuite les Sillons d'un champ, qui en sont les
incisions ; ensorte qu'il signifia au sens figuré, le Labourage lui-même,
qui consiste à tracer des sillons. Il existe encore avec ces divers sens chez les
Arabes, qui le tiennent de la plus haute antiquité.

Ce mot devenu Grec, signifia chez eux tout ce que peut désigner un Trait :
mais en se partageant en deux mots, Graptys & Gramma,

Celui de Graptys, offroit ces sens :
1°. Une Incision en général.
2°. Une Incision sur le corps humain, une déchiquetture,
ou scarification.
3°. Ces Caractères ou figures qu'on traçoit sur le corps
humain en faisant des incisions sur la peau, & qu'on
remplissoit de couleurs, comme chez les Sauvages.
4

Celui de Gramma offroit ceux-ci :
4°. Un Trait.
5°. Une Ligne.
6°. Une Lettre, parce qu'elles étoient sillonnées ou
gravées profondément sur le marbre, &c.
7°. Un Tableau, une Peinture quelconque, qui sont
formes de traits.

Cest de-là que nous sont venus nos mots Graver, avec toute sa famille ;
Grammaire, Ortho-graphe, Greffier, Greffer, monogramme.

D'un autre côté, le verbe Graph-ein, signifiant écrire, s'altéra en passant
chez les Latins : il se chargea de la siflante s : a s'adoucit en ai & puis en i :
Ph en b : ainsi les Latins le prononcerent Scraib-ere, comme les Allemans
qui le prononçant encore de même, disent Schreib-en, pour écrire ; & puis
Scrib-ere dont nous fîmes scribe, & escribe, escrire & enfin écrire, qu'on
ne croiroit jamais être frere de graver, & descendu d'un même pere.

Ce mot Grab ou Graph tenoit lui-même à un mot plus ancien & primitif
qui subsiste encore dans les Langues Orientales, le mot Gra, en Hébreu
& en Arabe  Krah ou Krha, qui signifie incision ; faire une incision ;
& qui est lui-même une onomatopée, l'imitation du bruit que l'on
fait en déchirant, en fendant, en faisant une entaillade ; que nous peignons
par notre Cri-Cra ; & qui a formé un grand nombre d'autres familles.

C'est ainsi qu'en remontant à l'origine des mots, on voit qu'ils porterent
toujours leur signification avec eux ; & que puisés dans la Nature, ils en eurent
toujours l'énergie.5

Chapitre III.
Définition de la Grammaire, & sa division en deux Classes.

La Grammaire est donc le dévelopement des régles que l'Homme est
obligé de suivre pour peindre ses idées.

Dans ce genre de peintures, l'on est dirigé nécessairement par deux
points de vue différens : il faut premierement, se conformer au modéle de
cette peinture : il faut secondement, le tracer d'une maniere qui soit intelligible
à ceux dont on veut être entendu.

De-là résultent deux sortes de Grammaires : l'une, Universelle ; l'autre,
Particuliere. L'une qui nous fait connoître tout ce qui doit entrer dans
la peinture que nous faisons de nos idées, afin qu'elle soit conforme à son
original : l'autre qui nous aprend les diverses couleurs que nous devons employer,
afin de nous mettre à la portée de ceux dont nous voulons être entendus.
Celle-là qui s'occupe du fond du Tableau, ou des objets qui doivent
y entrer : celle-ci qui traite des Formes qu'on doit donner à ces objets : celle-là
immuable comme la Nature dont elle est la copie, commune à tous les
siècles, & à tous les Peuples ; celle-ci variable à l'infini, & se prêtant au
génie inconstant de chaque Peuple, de chaque siécle ; parce que la Nature
qui oblige nécessairement les Peuples à se conformer à elle lorsqu'ils veulent
l'imiter, sans quoi ils ne feroient plus que des portraits de fantaisie,
les abandonne à leur propre génie dans la maniere d'exprimer cette imitation.

Ainsi, un même Tableau est exécuté de différentes manieres dans les diverses
Écoles de Peinture, sans cesser d'être le même ; le fond est semblable,
mais les formes varient sans cesse & portent toujours avec elles, l'empreinte
particuliere du Peuple pour qui & chez qui ce Tableau fut exécuté.

Mais les Grammaires particulieres, effet de l'Universelle, ne doivent rien
avoir de contraire à celle-ci ; aucun procédé chez elles dont on ne puisse
rendre raison & dont on n'aperçoive la cause de la maniere la plus sensible,
dès qu'on le combine avec les régles de la Grammaire Universelle, déterminées
par le Génie particulier du Peuple chez lequel existe ce procédé.6

Chapitre IV.
Existence nécessaire de la Grammaire Universelle.

Ceux qui sont dans le cas d'étudier un grand nombre de Langues, ne
tardent pas à s'apercevoir que les Grammaires particulieres de toutes ces
Langues, ont un fonds commun par lequel elles se ressemblent ; & que
lorsqu'on en a appris une, on a beaucoup moins de peine à apprendre les
autres.

C'est ce fonds commun qui forme la Grammaire Universelle, qui la constitue.

Antérieure à toute Grammaire particuliere, elle les anime toutes, les dirige toutes,
est le fondement nécessaire de toutes.

C'est qu'elle n'est point l'effet du hazard, ni du caprice, & de la fantaisie
des Peuples : comment tous les Peuples se seroient-ils accordés dans
une chose arbitraire ? Comment un même hazard se seroit-il répété constamment ?

Puisée dans la Nature, toujours la même, toujours invariable, & modéle
de tout ce que les Hommes exécutent, cette Grammaire Universelle
existe indispensablement pour eux, dès qu'ils veulent peindre leurs idées :
elle leur dicte impérieusement ses loix ; & tandis qu'ils se croyent libres à
cet égard, qu'ils s'imaginent être les Créateurs de l'art de peindre leurs
idées, ils obéissent aux régles invariables que leur prescrit la Nature.

En effet, tout modéle de peinture, dirige nécessairement dans le choix
des moyens propres à le peindre : sans cela, on ne peindroit pas, ou l'on
ne feroit qu'un portrait de fantaisie qui ne représenteroit rien de réel. Le but
pour lequel on peint ses idées, seroit totalement manqué, puisqu'on peindroit
toute autre chose, que ce qu'on aurait dessein de peindre.

Pour peindre ses idées, l'Homme n'eut qu'à se rendre attentif à ce qui
étoit nécessaire pour remplir ce but, & la Grammaire exista ; & elle exista invariablement
& pour tous les Peuples.

Quoiqu'elle ne fût point écrite, quoiqu'on n'en fît point d'étude, on
observoit ses régles, sans s'en écarter jamais dans l'étendue des Siècles, sans
les oublier, sans les violer, parce que la Nature toujours la même, les faisoit
toujours connoître avec la même promptitude, & avec cette assurance
7qu'elle met dans toutes ses opérations : ensorte qu'on ne sauroit s'en écarter
sans être mauvais peintre, ou sans se rendre inintelligible.

D'ailleurs, dès qu'on sçut peindre une idée, on sçut les peindre toutes :
la même méthode qui avoit présidé à l'expression de la premiere, présida
également à l'expression de toutes les autres : ainsi les préceptes de la Grammaire
devenoient universels & invariables : on ne pouvoit plus s'en écarter,
sans être en contradiction avec soi-même & avec la Société entiere.

Chapitre V.
Quels sont les Modéles qu'elle nous aprend à peindre.

Toute peinture est l'imitation d'un modèle, & l'art du Peintre consiste
à rendre cette imitation aussi exacte qu'il lui est possible.

La Grammaire nous offre également des modéles à imiter, par cela même
qu'elle est un art de peindre, & ces modeles sont les Idées.

Mais en quoi consiste une idée, & comment peut-on imiter des objets
intellectuels tels que les idées qui n'ont point de corps, qui ne tombent
pas sous les sens, dont on ne peut imiter les traits ? Questions importantes
& sans la solution desquelles, la Grammaire ne pourroit avoir ni clarté ni précision.

Le mot idée que les Latins & nous, avons emprunté des Grecs, signifie
mot à mot une image, une figure, les formes d'un objet : 2°. la
connoissance ou la vue de ces formes, de ces images : 3°. tout ce
qui se peint dans notre esprit, tout ce qu'il considere, tout ce qu'il se
dit :

Soit qu'il se peigne un objet qu'il a sous les yeux.
Soit qu'il s'en rapelle le souvenir.
Soit qu'il s'occupe de quelqu'objet qui n'a aucun modéle hors de
lui.

Ce mot s'est formé du mot Id, qui signifia image, vue, connoissance,
d'où vinrent les mots Grecs,

tableau ide | il a vu | il vit | voyez | voilà8

tableau eido | ideo | eideo | eidos | eidolon | idris | je vois | je fais | forme | figure | visage | vue | statue | Idole | imitation de formes | savant | habile

D'où vinrent aussi les mots Latins, Vid-eo, je vois ; Vis-us, vue, &c.
& nos mots voir, vue, vision, idole, &c. qui n'ont presque plus de raport
pour le son avec le mot idée.

Cette Famille tient elle-même à un mot primitif qui s'est prononcé
Id, Eid, Aid, Ad, qui signifie la main, & qui a donné des dérivés
à une multitude de Langues. En effet, nous ne voyons, nous ne connoissons
dans le sens physique, que ce qui est sous notre main, que ce que
nous pouvons manier, toucher, tourner & retourner sous toutes ses faces :
aussi des Aveugles ont été habiles Statuaires, parce que la main suffit pour
connoître & pour imiter les formes des corps.

Mais tout ce que notre esprit considere, tout ce qui lui est présent,
s'y présente & l'affecte toujours d'une certaine maniere : c'est par-là qu'il
y trouve de l'attrait ; qu'il distingue cet Être des autres, qu'il existe pour lui.

Ce sont les qualités qu'il y aperçoit qui le rendent attentif, qui décident de
l'idée qu'il s'en forme, & du raport qu'il y découvre avec lui-même ou
avec les autres Êtres.

Comment décidons-nous en effet de la bonté des Êtres, si ce n'est par
les bons ou les mauvais effets que nous en voyons découler ? Le même objet
ne sera-t-il pas bon & mauvais tout à la fois pour diverses personnes,
selon qu'elles en éprouveront du bien ou du mal ?

Le Soleil, par exemple, nous affecte par son éclat, par sa chaleur, par
sa forme, par sa place, &c. nous en aurons donc l'idée, lorsque nous nous le représenterons
comme un Globe élevé & brillant, qui éclaire & échauffe
l'Univers.

L'Eau nous affecte par sa limpidité, par sa fluidité, par sa vertu désaltérante ;
nous en aurons l'idée, lorsque nous nous la représenterons sous ces qualités
qui lui sont propres.

Nous aurons l'idée d'un Roi, lorsque nous nous le représenterons
comme le Chef suprême & unique d'une société nombreuse & Maître d'une
Contrée.

Nous aurons l'idée de la Grammaire, lorsque nous nous la représenterons
9comme l'assemblage des régles par lesquelles nous peignons nos idées
& les rendons sensibles à nos semblables.

Ainsi nous ne nous représenterons jamais un objet, sans l'accompagner
des qualités par lesquelles il nous affecte, qui font qu'il est cet objet,
& non un autre ; qui forment ses caractères distinctifs, son essence en quelque
sorte.

On ne sauroit se représenter une Montagne, sans son élévation ; une
Vallée, sans son enfoncement ; une Mer, sans la vaste étendue de ses Eaux.

Observons que les idées ne naissent pas toujours des objets extérieurs ;
nous en avons qui viennent de notre ame elle-même ; qui sont produites par
la considération de notre état intérieur, de ce qui se passe au dedans de
nous-mêmes ; qui donnent la connoissance de notre état actuel. Car telle est
l'excellence de notre nature, que nous ne recevons pas seulement les impressions
des objets extérieurs ; mais que nous connoissons aussi notre propre
état, que nous devons une partie de nos idées à l'impression des objets
intérieurs qui se font sentir en nous ; à cette puissance active de notre ame
qui agit sur elle-même : ainsi le sentiment de nos besoins fait naître diverses
idées en nous : ainsi nos affections, nos désirs, nos volontés, &c.
nous occupent tour-à-tour, & nous élévent à des idées fort différentes de
celles que nous devons aux objets extérieurs.

On peut dire, que par raport à la première de ces deux classes d'idées,
nous sommes passifs ; & que relativement à la seconde, notre ame y déploye
toute sa puissance active.

Ainsi, les idées que nous avons du Soleil, de l'Eau, de tous les objets
physiques, &c. sont en quelque sorte des idées passives ; car elles nous sont
données par la contemplation ou par la vue de ces objets extérieurs.

Tandis que les idées relatives aux besoins, aux désirs, à la volonté, sont
actives, en ce qu'elles naissent de la considération de nous mêmes, & par
cette faculté que nous avons d'agir par nous-mêmes, indépendamment de
tout objet extérieur.

Par-là, deux Mondes s'ouvrent en quelque sorte à nous : le Monde
Physique
, qui nous donne l'idée de tout ce qui est extérieur, de tout
ce qui tombe sous les sens.

Et le Monde Intellectuel, qui nous donne l'idée de tout ce qui est
intérieur, qui nous dévelope notre esprit & ses facultés ; qui renferme la
connoissance de tout ce qui n'est pas physique.

Et tous les deux sont la source féconde des modèles divers que la
Grammaire nous aprend à imiter, & des Tableaux qui en résultent.10

Chapitre VI.
Comment la Grammaire nous aprend à imiter & à peindre ces modéles.

Il ne suffit pas d'avoir des idées, & de savoir en quoi elles consistent : Il
faut encore, & c'est ici où naît pour nous la Grammaire, où elle vient
nous prêter son secours ; il faut connoître les moyens par lesquels nous pourons
communiquer nos idées à nos semblables, & devenir participans
des leurs ; faire un commerce réciproque d'idées ; en donner & en
recevoir.

Rien ne seroit plus aisé, si nos idées étoient des objets corporels qui
luttent hors de nous : mais elles sont dans notre esprit ; elles sont notre
esprit lui-même affecté dans ce moment d'une certaine maniere : on ne peut
donc transmettre ces idées au dehors de soi, comme on transmet un objet
physique ; elles ne seront cependant pas perdues pour les autres, dès que
cela leur deviendra nécessaire, à eux ou à nous ; nous trouverons dans
notre génie, dans nos organes, dans les facultés dont nous doua la Divinité,
les moyens nécessaires pour faire passer dans l'esprit des autres hommes
les idées qui nous occupent, nos désirs, nos volontés, nos connoissances,
le feu de notre génie, la profondeur de nos pensées ; pour leur dévoiler notre
esprit, & le leur montrer comme à découvert, soit que des objets extérieurs
l'affectent, soit qu'il se replie sur lui-même & qu'il soit la propre cause de
ses idées.

Ces moyens consistent dans la peinture de ces idées par des signes correspondans
à ces idées & qui affectent l'esprit de nos semblables de la même
maniere que nous sommes affectés, en leur présentant les objets qui sont
la cause de nos idées, & en les leur faisant voir précisément sous ces mêmes
raports.

Et afin que cette peinture produise exactement les effets que nous en attendons,
nous seront dirigés par la Grammaire. Elle nous dit :

Parlez aux autres comme vous vous êtes parlé : que les signes que vous
employerez dans cette vue, produisent sur leur esprit, par leur valeur & par leur
arrangement, le même effet que produit sur le vôtre la considération de l'objet
qui vous occupe & dont vous voulez leur donner la connoissance.11

Si ce sont des mots que vous employez pour cela, que les uns expriment
les objets qui vous frapent ; que d'autres peignent les effets que ces objets
produisent sur vous ; que des troisièmes servent à unir tous ceux-là en
marquant leurs raports ; & qu'il en résulte un Tout lumineux qui peigne
votre idée à l'esprit de vos semblables avec la même exactitude & la même
précision, qu'elle est peinte dans votre esprit par la vue des objets qui la firent
naître : que ce tableau soit une glace, qui réfléchisse dans leur esprit l'état
actuel du vôtre.

Par cette imitation, on marche d'une maniere sûre dans la peinture de
ses idées, parce qu'elle ne renferme rien d'arbitraire, parce qu'elle est
exactement conforme à son modéle, parce qu'elle est la peinture simple &
fidelle de l'idée, qu'elle en est en quelque sorte la réflexion.

Et ces procédés sont de tous les Peuples, & de tous les Tems, parce
que dans aucun tems, dans aucun lieu & dans aucune Langue, on ne
peut peindre une idée que par ses dévelopemens, que par la distribution
des diverses parties qui la constituent & qui sont elles-mêmes les dévelopemens
des objets dont on a l'idée.

Chapitre VII.
En quoi la Grammaire différe de la Logique & de la Rhétorique,
relativement à la peinture des idées.

La Logique a un si grand raport avec la Grammaire, que des Savans
distingués ont souvent emprunté de l'une des principes pour expliquer
l'autre ; & qu'il semble que la Grammaire soit fondée sur une Logique naturelle,
que l'homme aporte avec lui. Toutes les deux s'occupent en effet d'idées,
de ce que l'homme se dit, de ce qu'il dit aux autres : mais elles envisagent
ces objets sous des faces différentes.

La Grammaire ne s'occupe que de l'expression des idées.

La Logique en examine la vérité.

La Rhétorique y met le coloris nécessaire.

La Grammaire nous aprend à peindre nos idées, telles qu'elles existent
dans notre esprit.12

La Logique, à les rendre telles qu'elles doivent être pour avoir la plus
parfaite conformité à leurs modéles.

La Rhétorique, à les peindre de la maniere la plus propre à réveiller
l'attention, & à émouvoir.

Elle parle au cœur & à l'imagination qu'elle ébranle & qu'elle touche
par la beauté & la richesse de l'image, tandis que les deux autres parlent
à l'esprit & à l'entendement qu'elles éclairent par la présentation simple &
nue de l'image & par sa vérité.

L'une cherche à rendre les idées avec toute la fidélité possible.

L'autre, à leur donner toute la certitude possible.

La troisiéme, à en faire un Tableau animé, aussi pittoresque se aussi énergique
qu'il le peut.

Toutes sont nécessaires & intéressantes, parce que de leur réunion résulte
la communication des idées, la plus parfaite, la plus agréable & la plus
conforme a la Nature, qui ne se contente pas de donner l'éxistence aux
Êtres, mais qui les accompagne de toutes les graces & de tout l'embellissement
dont ils sont susceptibles : de même, plus on peut rendre une idée
exacte dans son expression, conforme à la vérité dans son ensemble, harmonieuse
& agréable dans ses dévelopemens, & plus on remplit le but de la
parole.

La Grammaire précédera toutes les autres ; car afin de pouvoir décider
si l'on se forme des idées vraies des objets, il faut avoir des idées &
être en état de les exprimer : il faut pouvoir se parler, afin d'être en état de
juger si l'on se parle bien : & il faut s'être assuré qu'on s'est bien parlé,
qu'on a aquis des idées vraies, avant de chercher à les faire goûter & rechercher
des autres : c'est abuser du discours que d'embellir la fausseté, des
charmes de la vérité.

La Logique & la Rhétorique suivront donc la marche & les procédés de
la Grammaire, puisqu'elles ne viennent qu'après elle.

La Grammaire ayant apris à présenter une idée dans tout son ensemble,
à la présenter avec toutes ses parties, à désigner l'objet qui l'occasionne,
les qualités qu'on y aperçoit & qui en constituent l'idée, & à les lier d'une
maniere qui en fasse un Tout, la Logique examine si l'on a envisagé en
effet par-là cet objet sous son véritable point de vue ; & la Rhétorique orne
ce point de vue, cette perspective, de tous les agrémens dont elle peut être
susceptible.

Ainsi plus l'on aura de justes idées de la Grammaire, plus il sera aisé
13de simplifier & de se former de saines idées des deux autres arts avec lesquels
nous ne la comparons ici, qu'afin d'avoir un principe propre à distinguer
dans la suite tout ce qui est du ressort de la Grammaire, de ce qui apartient
aux deux autres ; & sur-tout à la Logique, avec laquelle il est si aisé de
confondre son méchanisme.

Chapitre VIII.
Diverses manieres dont on peut peindre ses idées.

Tel est le Génie de l'Homme, telles sont les ressources immenses que lui
ménagea la Divinité, afin qu'il pût pourvoir à ses besoins, de quelque nature
qu'ils fussent, que l'on pût peindre ses idées d'un grand nombre de
manieres différentes.

A ceux qui sont près de nous, nous les peignons de deux manieres. Par
des Sons que nous prononçons, composés d'une suite de mots ou de signes
vocaux qui correspondent parfaitement aux idées que nous voulons peindre,
& qui en tracent l'imitation fidelle dans leur esprit.

Nous les peignons, en second lieu, par des gestes de la main, de la tête,
&c. qui correspondent également à nos idées ; & qui font connoître, à ceux
qui les aperçoivent, les idées dont nous voulons leur donner la communication.

Ces gestes sont même de deux espèces très-différentes : les uns libres &
naturels, tels que ceux qu'on emploie dans la conversation, ou dans les
récits.

Les autres, plus aprofondis, plus recherchés, & qui tiennent lieu de mots,
de syllabes & de tout signe vocal, par leur parfaite correspondance avec ces
signes.

L'on se sert de ces derniers avec les Sourds, tandis qu'on emploie les
premiers avec ceux qui entendent, afin qu'ils comprennent mieux : souvent
même on ne les emploie qu'avec ceux-là seuls oui peuvent les voir, afin
qu'ils sachent notre idée de préférence à tous ceux qui les entendroient si on
les peignoit par des signes vocaux.

Ces deux sortes de signes, ceux de la parole & ceux du geste naturel,
sont aussi différens par leurs effets qu'ils le sont par leur nature. Les derniers
14sont plus prompts, plus animés, plus rapides dans leurs effets : les premiers
sont plus exacts, plus sûrs, plus dévelopés : ils détaillent mieux l'idée : ils la
présentent avec plus de précision & la font infiniment mieux connoître.

Les uns sont plus propres pour peindre les idées dont on est vivement affecté,
& qui demandent d'être peintes avec la plus grande rapidité, pour obtenir
un secours pressant.

Les autres sont plus propres à peindre les idées qui tendent à instruire, à
éclairer, à agrandir l'ame & à l'élever.

Mais ces signes, soit vocaux, soit du geste, ne sont que pour le moment
actuel : & même ils sont resserrés dans un espace très-étroit, & bornés à un
petit nombre de Personnes.

Il falloit donc en avoir d'autres par lesquels on pût se faire comprendre de
ceux auxquels on ne pouvoit se faire entendre, à cause de leur absence ; & par
lesquels les Instructions qu'on avoit à donner, pussent passer d'une génération
à une autre & de Peuples en Peuples, afin que l'Univers sût les choses importantes
qu'on avoit à lui dire pour son avantage ; & que les lumières d'un siècle
ne fussent pas perdues pour le siécle suivant.

Dans cette vue, on inventa des signes permanens, pris d'Objets corporels,
arrangés ou tracés de maniere à présenter des Tableaux qui rapellassent toujours les
idées qui y étoient attachées.

C'est ainsi qu'on peut peindre ses idées avec des vases à fleurs, arrangés de
différentes manieres, mais auxquels on ne peut se méprendre.

C'est ainsi que divers Peuples anciens transmettoient leurs connoissances à
la postérité, par le moyen de fils de diverses couleurs arrangés & noués d'une
maniere propre à dire tout ce qu'on vouloit.

C'est ainsi que d'autres peignirent les Objets même sur des corps solides ;
& que depuis quelques milliers d'années, les Peuples d'Asie & d'Europe ont
des Caractères alphabétiques qui, étant peints sur le papier, réveillent les
mêmes idées que les signes vocaux dont on se serviroit.

Cette dernière Méthode a même fait disparoître les autres dans toutes
les Contrées savantes, parce qu'elle leur est infiniment supérieure à tous
égards.

Mais, comme il n'y a pas deux choses parfaitement égales sur la Terre,
& que les avantages & les désavantages sont toujours compensés, la peinture
des idées par signes vocaux & par gestes, & celle des idées par Caractères
tracés, ont chacune des avantages & des désavantages différens.

Si la première est perdue pour les momens futurs, elle est plus vive, plus
animée, plus agréable pour la Société.15

Et si la dernière transmet les idées aux tems les plus reculés, elle n'a rien
d'animé, rien de vif ; c'est le silence de la solitude, c'est la profondeur de la
nuit, c'est le froid des glaces du Nord ; c'est la vérité dépouillée des graces
du sourire des charmes de la voix, du feu de la conversation, des effets du
son qui changent totalement l'expression des idées.

Ajoutez à cela les révolutions des siècles qui font périr ces monumens, ou
qui les rendent plus obscurs en faisant perdre, en tout ou en partie, la valeur
des mots qui les composent, & sur-tout la connoissance des choses auxquelles
on y fait allusion & sans lesquelles on ne sauroit cependant les entendre.

Chapitre IX.
Que la Grammaire Universelle préside à ces diverses manieres
de peindre.

Mais de quelque maniere qu'on peigne ses idées, il faut qu'elles soient
toujours assorties aux règles de cette Grammaire Universelle qui préside
à la peinture des idées, qui nous aprend en quoi consiste, à cet égard,
l'imitation la plus parfaite de la Nature.

En effet, les règles à suivre dans toutes ces Méthodes .doivent être les
mêmes, puisque ce ne sont que diverses manieres de peindre le même objet :
il doit se retrouver dans toutes, toutes doivent exprimer la maniere dont il
nous affecte, les idées que nous nous en faisons, les qualités que nous y
voyons : toutes doivent mettre l'accord le plus parfait entre ces diverses parties
d'un même tout.

Ainsi, soit que nous parlions, soit que nous écrivions, nous le faisons d'après
les mêmes principes : il en est de même des autres.

Les Sourds & les Muets auxquels on aprend actuellement d'une maniere
aussi belle que simple, à entendre & à composer en quelque Langue que ce
soit, & dont on ne peut voir les exercices sans attendrissement, n'ont pas eu
d'autre instruction. Non-seulement on leur a apris à exprimer leurs idées par le
geste & par l'écriture, en diverses Langues ; mais on les a élevés jusques aux
principes qui constituent la Grammaire Universelle, & qui pris dans la Nature
& dans l'ordre des choses, sont invariables, & donnent la raison de toutes les
forme dont la peinture des idées se revêt chez chaque Peuple, ou dans chaque
Méthode différente.16

Chapitre X.
Des qualités que doit avoir la peinture des idées, & qui deviennent la
base de la Grammaire.

Afin que la peinture de nos idées produise les effets auxquels elle est destinée,
il faut qu'elle se raproche le plus qu'il est possible de l'idée elle-même ;
qu'elle revête ses qualités essentielles.

L'idée est claire, vive & rapide, c'est l'éclat & la rapidité de l'éclair ; sa
peinture doit avoir les mêmes qualités : elle doit être lumineuse, énergique, &
aussi prompte qu'il est possible : de-là, la marche entière de la Grammaire,
puisqu'elle doit tendre à peindre les idées de la maniere la plus parfaite.

Ainsi, nos phrases, peinture de nos idées, doivent revêtir la plus grande
clarté ; n'avoir rien d'obscur & d'équivoque : chaque portion en doit être
bien dessinée, tranchante & distincte.

Plus elles seront claires, & plus elles seront susceptibles d'énergie : y en a-t-il
dans les discours obscurs ? Ils ne parlent ni aux yeux ni aux oreilles : ils n'ont
donc nulle efficace.

Ce n'est pas tout : l'idée d'un objet se peint dans notre esprit, tout à la fois,
d'un clin d'œil ; il seroit donc à désirer qu'elle pût être rendue avec la même
rapidité ; cela seroit d'autant plus nécessaire, que les Hommes réunis en Société
& liés les uns avec les autres, ont une multitude d'idées à se communiquer,
& qu'on a outre cela autant d'impatience à savoir promptement ce
qu'on nous veut dire, qu'on en a à le dire.

L'on fera donc succéder les paroles avec rapidité ; mais comme cela n'est
pas encore suffisant, on économisera encore sur le nombre des paroles ; on
suprimera toutes celles qui ne seront pas absolument nécessaires pour la clarté
du Discours, toutes celles qui pourront se supléer par l'ensemble, & souvent
l'on mettra deux ou trois mots en un seul, pour aller plus vite.

De-là naîtront des façons de parler singulières, & dont il semblera qu'on
ne peut pas rendre raison, & qu'elles ne sont que l'effet de l'usage, tandis
qu'elles seront autant d'ellipses ou de Phrases abrégées ; & dont une
partie n'a disparu, que parce qu'elle n'auroit rien ajoûté à la clarté de la phrase
en l'allongeant.17

Ce qui donne lieu aux Phrases & aux Formules elliptiques qui reviennent
continuellement dans le Discours, & dont il faut connoître les causes, si l'on
veut avoir une idée nette de la Grammaire & de ses procédés, souvent obscurs,
parce qu'on ne faisoit pas assez d'attention à la vaste influence de ce vœu de la
parole.

Nous pouvons donc, relativement à la définition de la Grammaire que
nous avons dit nous donner les régles nécessaires pour peindre nos idées,
ajouter ceci : Pour les peindre de la maniere la plus claire, la
plus énergique et la plus rapide
.

Chapitre XI.
Utilités de la Grammaire Universelle.

La Grammaire Universelle, qui nous enseigne à peindre nos idées, dont
les régles, données par la Nature même, sont constantes & invariables, &
l'effet nécessaire de la manière dont notre esprit se représente les Objets, réunira
les plus grands avantages ; sa connoissance deviendra nécessaire pour tout
le monde, puisqu'il n'est personne qui ne soit appellé à peindre ses idées, &
qui n'y soit apellé par les plus pressans motifs, par celui de son propre
bonheur.

1°. Elle nous procure la satisfaction, si sensible pour un Etre pensant, de
pouvoir nous rendre raison de la maniere dont s'opére cette peinture merveilleuse
des idées, à laquelle nous devons tant d'avantages, tant de plaisir,
soit par l'agrément de pouvoir exprimer nos propres idées de la manière la
plus énergique & la plus capable de plaire, soit par le spectacle brillant & les
ressources infinies que nous trouvons dans celles des autres, si nombreuses, si
variées, si instructives, si consolantes. D'ailleurs n'est-il pas digne de l'Homme
de faire un aussi bon usage de sa raison, de rechercher comment il parvient à
dévoiler ainsi le plus profond intérieur de son ame, à éprouver le même
avantage de la part des autres, à n'être pas une Enigme indéchiffrable à
lui-même, en ignorant la nature de ses procédés à cet égard ?

2°. Ce n'est même qu'en connoissant de quelle manière il peint ses idées,
qu'il sera en état de perfectionner ses procédés ; de s'en rendre l'exercice plus
aisé ou plus utile, d'en faire l'objet de ses méditations, d'en raisonner avec les
18autres, de profiter de leurs observations & de les suivre dans leurs dévelopemens.
Peut-on en effet parler d'un Art dont on ignore les termes & les procédés,
& sur lequel on n'auroit jamais réfléchi ? A plus forte raison, pourroit-on
contribuer à sa perfection en la moindre chose ?

3°. Elle devient ainsi la Science du Philosophe & du Savant, qui se distinguent
par-là du simple Maneuvre qui opére comme eux, parce qu'il a vu,
par son expérience ou par la direction des autres, qu'on réussit en employant
telle ou telle Méthode ; mais qui, forcé de s'en tenir aveuglément à ces procédés,
ne peut s'en rendre raison, ni les perfectionner, ni se servir de son
expérience à cet égard pour réussir dans d'autres Sciences ; encore moins pour
donner de l'extension & de la force aux facultés de son ame, qui sans cesse
asservie, par des procédés dont elle ne peut voir les causes ni calculer les
effets, seroit égarée pour toujours dès qu'elle s'écarteroit un instant du chemin
battu.

Il est vrai qu'en fait de peinture des idées, nous sommes obligés de marcher
avec tout le monde, puisque les régles de cette Peinture sont communes
à tous, sans quoi l'on ne parleroit, l'on ne peindroit que pour soi ; mais cela
n'empêche pas que la connoissance de ces régles ne nous soit très-avantageuse,
puisqu'elle seule nous met en état d'analyser les Tableaux de la Parole, de les
comparer avec leurs Modéles, de voir en quoi ils excellent ou en quoi ils sont
défectueux, d'en sentir l'énergie & la beauté, de les juger, en un mot ; d'en
retirer par-là même de plus grands avantages, & de nous mettre en état d'en
composer de très-supérieurs à ceux que nous aurions tracés sans cela ; de
nous élever toujours au-dessus de nous-mêmes.

4°. Cette étude est très-propre en effet à donner une grande étendue à
notre entendement, en le formant par l'analyse qu'il lui offre & par l'habitude
d'observation qu'il lui fait prendre ; en le préparant aux recherches les plus
profondes, & aux raisonnemens les plus abstraits ; en lui servant de base
pour la Rhétorique, pour la Logique, & pour toutes les connoissances dans
lesquelles il faut procéder par l'analyse & par la considération de leurs principes.

Quelle étude est effectivement plus abstraite, plus métaphysique en elle-même,
plus éloignée du ressort des sens, que l'analyse des Tableaux de nos
idées ? Ne soyons donc pas étonnés si jusques ici elle a paru si difficile à saisir,
& si l'on a mieux aimé aprendre à parler sans régles, que d'être arrêté par des
régles embarrassantes, qui demandoient trop de contention d'esprit, & dont
on ne sentoit pas la nécessité & l'importance.

5°. C'est sur-tout dans l'étude des Langues étrangères, que la Grammaire
19nous procure de très-grands avantages. Elle se suplée aisément quand il s'agit
d'aprendre sa Langue naturelle, parce qu'on a le tems de s'instruire par l'usage,
parce qu'on n'est occupé que d'un petit nombre d'objets à la fois, parce qu'on
est soutenu par le feu, le charme & l'énergie de la conversation. Il n'en est
pas de même dans l'étude des Langues étrangères.

Ici tout étonne, tout embarrasse, tout arrête ; on est dans un Monde nouveau
qui n'a rien de commun avec celui auquel on étoit accoutumé ; on voit
tout à la fois une multitude d'objets différens ; ils s'offrent à nous de la manière
la plus triste, la plus fastidieuse, la plus pénible ; on n'a plus le tems de s'y
livrer par la routine seule, sur-tout lorsqu'on en doit aprendre plusieurs ; il
faut nécessairement alors réunir toutes ses forces, supléer par l'imagination
aux charmes que le discours ne peut offrir à nos yeux obscurcis, secourir la
mémoire par le jugement, compenser le tems par la vivacité de l'observation ;
& par la vaste étendue de ses effets ; que chaque pas soit accompagné de sa
raison.

Marchant alors au sein même de la lumière, réunissant le secours de
toutes ses facultés, on ne sera jamais égaré, jamais perdu ; on ira très-vîte
parce qu'on ne trouvera rien qui arrête, & l'on marchera en assurance parce
qu'on ne craindra point de s'égarer.

C'est la seule marche digne d'un Etre raisonnable, qui doit être toujours en
état de se rendre raison de tous ses pas. Sans elle, il sera toujours dans une nuit
obscure ; & se traînant pésamment dans la fange, il suivra, sans génie, une
route battue. Une Langue aprise ne lui sera d'aucune utilité pour en aprendre
une autre : toujours obsédé par des détails, pourroit-il s'élever à des
Principes généraux & universels qui ramenassent toutes les Langues à une
marche commune, lui en aplanissent toutes les difficultés, & les réduisissent à
de simples comparaisons entre ce qui est & ce qui doit être ?

A quoi serviroit la raison, si on ne l'employoit dans les choses difficiles &
dans l'acquisition des connoissances auxquelles on se dévoue ; & dès qu'on,
pourra, par son moyen, parvenir à une supériorité à laquelle on ne sauroit
s'élever sans cela, par quel motif s'y refuseroit-on ?20

Chapitre XII.
Pourquoi ces avantages n'ont pas été aussi sensibles jusques à présent.

Nous devons cependant convenir, que jusques à présent l'on n'a point
retiré de la Grammaire les avantages que nous lui attribuons ; on n'y voit
point ces principes généraux qui en devroient être la base ; on n'aperçoit pas
entre l'amas immense de régles qu'elle nous offre, cette liaison intime qui
devroit les unir, & en faciliter l'étude ; on diroit qu'elles sont étonnées de
se trouver à côté l'une de l'autre ; qu'elles n'ont aucune cause nécessaire ;
qu'elles furent uniquement l'effet de l'habitude & de l'usage : on n'y aperçoit
qu'un moyen lent & pénible, d'exécuter tristement ce que l'usage nous
aprendroit à faire aussi bien & plus agréablement ; & après les avoir aprises
avec un dégoût extrême, on les oublie sans regret en déplorant les jours
précieux perdus à cette étude.

Ceux donc qui jugeront de l'utilité de la Grammaire Universelle & de son
influence sur les Grammaires particulieres, par l'expérience du passé, seront
sans doute fort étonnés de ce que nous venons de dire ; ils s'imagineront
qu'une prévention aveugle, nous fait outrer les avantages que nous
apercevons dans ce genre de connoissance.

Nous n'en serons pas surpris : ils étoient fondés dans l'opinion désavantageuse
qu'il avoient de ces Livres élémentaires, par le peu d'effet qu'ils produisoient,
par leur obscurité profonde, par le voile qu'ils laissoient sur l'origine
& la raison des diverses Parties qui les composent ; parce qu'ils ne parloient
jamais qu'à la mémoire & point au jugement ; parce qu'après les avoir
apris par cœur, on ne pouvoit se rendre raison de rien, & qu'il en falloit
toujours revenir à l'usage, comme au meilleur guide.

On connoissoit même si peu les vrais principes des Langues & le caractère
distinctif de chaque Grammaire particuliere, qu'on nous a donné pendant
long-temps pour Grammaires Françoises des Ouvrages absolument calqués sur
les Grammaires Latines.

Il est vrai que dans ces derniers tems, on a senti vivement combien
il importoit de réformer des abus aussi étranges ; & l'on a vu paroître des
Grammairiens distingués qui abjurant tout préjugé, nous ont enfin donné
des Grammaires véritablement propres à la Langue Françoise.21

Et comme l'on a reconnu qu'il étoit impossible d'éclaircir les Élémens des
Langues sans remonter à des principes généraux, l'on s'est encore élevé à
des Grammaires générales & rationnées, dans lesquelles on a cherché à
remédier à ces inconvéniens : on a mieux connu dès-lors le vrai génie de
la Grammaire, on en a mieux dévelopé les causes & les effets ; on a été
assuré que l'usage, auquel on étoit obligé de se conformer sans cesse en fait
de Langues, avoit toujours pour base une raison qui en devoit rendre la
connoissance aisée ; l'on a beaucoup moins apris la Grammaire par le seul secours
de la mémoire, & l'on a pu raisonner mieux qu'on ne faisoit sur la
plupart de ses objets.

Cependant ces nouveaux Ouvrages, quelqu'intéressans qu'ils soient,
n'ont pas produit les grands effets qu'on en devoit naturellement attendre, &
on n'en a pas vu résulter tous les avantages que nous attribuons à la Grammaire
& qu'elle doit nécessairement produire, parce qu'ils ont été écrits d'une maniere
trop didactique ; ce qui étoit inévitable dans des Ouvrages de recherches
& où il falloit justifier sans cesse la nouvelle route qu'on suivoit ; &
parce, sur-tout, qu'on n'a point pensé de réformer d'après eux, les Grammaires
particulieres, qui n'en sont pas devenues plus claires & plus commodes.

Il étoit impossible d'ailleurs de s'élever dans ces dernieres, aux principes
universels de la parole : le champ resserré de ces Grammaires ne pouvoit le
comporter ; & celles dont l'étendue embrassoit ces principes universels, laissoient
encore beaucoup à désirer à cet égard, parce qu'elles nous aprenoient
plutôt ce qui étoit, que les raisons de ce qui étoit.

C'est qu'on partoit en général de ce principe, que les Langues étoient arbitraires,
l'effet du hazard & de la convention : principe funeste, dont il
ne pouvoit résulter un Livre élémentaire vraiment utile, & qui présentât les
premiers principes du langage, qui suposent nécessairement qu'il n'a rien
d'arbitraire, & que l'usage, tout despote qu'il est, leur est absolument subordonné.

Mais dès qu'on supose, au contraire, que les Langues ne purent être l'effet
du hazard, dès qu'on est parvenu à les lier entr'elles, dès qu'on regarde la
parole comme la peinture exacte & nécessaire des idées, on doit voir naître
toutes les parties diverses qui entrent dans cette peinture, on en doit voir
les causes : ces causes doivent être prises dans la Nature même ; & invariables
comme elle, elles doivent donner la raison de tous les usages qui y ont
raport.22

La Grammaire doit devenir dès-lors très-simple, très-claire ; dégagée de
toute sa métaphysique, elle doit être toute en action ; par-là même, autant
à la portée de ceux qui commencent l'étude des Langues, qu'elle étoit auparavant
au-dessus de leurs forces. Loin de les rebuter, de les reculer,
elle doit les attirer, & leur faire faire des progrès sensibles : elle doit être
pour eux un flambeau qui les éclaire, qui dissipe les nuages dont l'usage
seroit environné sans lui ; & qui parlant à leur jugement & à toutes les
facultés de leur ame, la rende infiniment plus propre à sonder les profondeurs
des Langues, à aplanir les difficultés qu'elles offrent & qui affligent,
par leur incertitude, ceux même qu'elles ne peuvent rebuter.

Tel est le point de vue sous lequel nous envisageons la Grammaire, &
d'après lequel nous avons dirigé nos recherches : nous donnons donc ici le
fruit d'une longue suite d'observations, commencées dès le moment où
voulant faire usage de ce que nous venions d'aprendre dans notre jeunesse,
nous nous aperçûmes qu'il étoit impossible de rendre raison d'une Langue
quelconque avec le peu de secours qu'on avoit : dès ce moment, nous
cherchâmes quelque chose de mieux ; en essayant aussi de mettre à profit
tout ce qu'on a donné depuis ce tems-là sur une matiere aussi intéressante.
La masse de nos autres recherches sur les Langues & sur l'origine de leurs mots,
nous a également donné une grande facilité pour nous élever à ces premiers
principes de la parole, sans lesquels il ne peut exister de Grammaire où la
clarté & la simplicité soient réunies à la profondeur ; qui éclaire réellement
l'usage, & qui serve pour toutes les Langues.

Nous trouverons notre tems bien employé, si le Public aplaudit à nos
vues, & si nos Lecteurs se convainquent par la lumière qu'ils y trouveront,
qu'il existe en effet une Grammaire Universelle qui régle le langage, qui
domine l'usage & dont la connoissance produit tous les effets que nous lui
avons attribués.23

Chapitre XIII.
Des Grammaires particulieres & de leurs causes.

L'Origine des Grammaires particulieres & leurs raports avec la Grammaire
Universelle, ne sont pas des problèmes moins intéressans que celui de la Grammaire
Universelle : si des principes communs du langage donnent des loix à
tous les Peuples, comment tous les Peuples différent-ils dans leurs Grammaires ?
& si les Peuples obéissent à des règles différentes de langage, que deviennent
ces prétendus principes universels que nous reclamons ?

Cette question qui paroît si embarrassante, n'est cependant pas difficile à
résoudre. Toutes les Grammaires, de quelque Langue qu'elles soient, s'accordent
sur leurs principes généraux, sur ces loix, sans lesquelles il n'y auroit
point de Langue, point de Grammaire, point de peinture d'idées : principes
pris dans la nature des idées, puisées elles-mêmes dans l'Univers qu'elles peignent
à notre esprit, tandis qu'il est conforme lui-même aux idées éternelles
qu'en eut l'Être suprême.

Ces principes nécessaires, dirigent les tableaux de la parole, dans quelque
tems & en quelque lieu que ce soit : tous portent leur empreinte ; mais si les
Nations n'ont jamais pu s'écarter de ces loix, si elles ont été forcées de suivre
leur impulsion, elle ont pu se livrer à leur propre génie dans la maniere d'exécuter
ces loix, dans l'emplacement à donner aux diverses parties d'un tableau,
dans les formes dont elles pouvoient être susceptibles, dans le plus ou dans
le moins de force avec laquelle on les dessine.

Ainsi, tout arrangement dans la peinture des idées qui n'en détruit pas
l'ensemble & la clarté, est conforme à la Nature, & est dans la Nature ; ainsi,
toutes les formes qui résultent de ces divers arrangemens, sont dans le vœu de
la Grammaire Universelle.

C'est que la Nature, simple dans ses principes, & économe dans ses loix,
étale les plus grandes richesses dans l'aplication de ces principes, & dans l'exécution
de ces loix : & qu'elle est aussi variée dans les formes, qu'elle est constante
dans ce qui leur sert de base.

Tout arrangement supose, en effet, un goût qui y présida : mais, ce goût
n'est point donné en particulier par la Nature : quoiqu'elle fasse sentir la nécessité
de l'ordre & d'une distribution claire & exacte de tout ce qui doit entrer
24dans le tableau d'une idée, elle laisse au génie & au goût de chaque Peuple,
les arrangemens particuliers dont ce tableau peut être susceptible, pourvu qu'ils
ne soient pas en contradiction avec ses principes : de-là, le spectacle intéressant
d'un même tableau exécuté de tant de maniéres différentes, & qui paroissent
n'avoir rien de commun.

C'est le choix que chaque Peuple a fait d'un arrangement qui lui est propre,
qui constitue l'usage, & qui devient l'origine des Grammaires particulieres
qui n'en sont qu'un résultat ; & c'est cet usage qui force à le suivre tous ceux
qui voudront se faire entendre de ceux qui s'y conforment & qui ne peignent
que d'après lui, parce qu'on ne seroit pas entendu si l'on s'en écartoit ; qu'on ne
parleroit que pour soi; ou que les tableaux qu'on traceroit déplairoient, parce
qu'ils ne seroient pas à l'unisson des autres, parce qu'ils choqueroient par des
traits qu'on ne pourroit saisir, ou qui ne seroient pas conformes au goût généralement
adopté & qui a seul l'avantage de plaire.

Autant il pouvoit être indifférent d'adopter dès les premiers instans, telle
ou telle maniere de peindre ses idées, autant est-il indispensable de se conformer
dans la suite à la maniere qu'on a adoptée, parce qu'on n'en peut changer
impunément ; il seroit même absurde d'entreprendre de changer dans l'art de la
parole un usage devenu universel, & qu'on ne pourroit réformer que par des
peines & des travaux immenses dont l'utilité seroit peu sensible, bien loin de
dédommager des soins qu'on se seroit donnés.

C'est par cette raison que les Langues, qui sont l'inconstance même dans leur
prononciation, & dans la masse de leurs mots, qui abandonnent les uns, en
altérent d'autres, en forment ou en empruntent sans cesse de nouveaux, sont
invariables dans leurs usages grammaticaux, dans l'art d'arranger la peinture
de leurs idées. C'est qu'un mot changé ne détruit rien, n'ôte rien à la beauté
& à l'intelligence du tableau, tandis que la tournure d'une phrase & ses formes,
ne peuvent changer sans qu'elle devienne inintelligible, & sans être en opposition
avec la société entiére, accoutumée à une marche différente.

La maniere dont sont arrangés les mots dans chaque Langue, forme un spectacle
singulier pour ceux qui ne sont accoutumés qu'à la Grammaire de leur
Langue maternelle, & qui n'ont pas sçu s'élever jusques aux principes de la
Grammaire Universelle. Tous les mots leur paroissent arrangés dans cette Langue
à contre-sens, dans un ordre qui n'est pas le vrai, ou le plus conforme à la
Nature : ils trouvent qu'ils sont les seuls qui les arrangent de la maniere la plus
naturelle & la plus convenable : ils s'aplaudissent, tandis qu'ils regardent d'un
œil de compassion ces mal-adroits qui défigurent, selon eux, les tableaux
25des idées, qui mettent à la fin ce qui devroit être au commencement, & au
commencement ce qui devroit être à la fin.

Ils ont raison, en se regardant comme le centre du vrai, & en ne prenant
pour régle que l'usage de leurs peres, auxquels ils sont habitués : mais ce n'est
pas ainsi qu'il faut juger : car alors on seroit juge & partie dans sa propre cause,
& tous ceux qui parlent une Langue quelconque auraient droit de traiter
toutes les autres de même, en sorte que, suivant les lieux, chaque Langue paroîtroit
la seule qui suivît dans ses tableaux l'ordre naturel, tandis que par-tout
ailleurs on en affirmeroit le contraire.

La véritable maniere de décider des avantages qu'une Langue peut avoir à
cet égard sur une autre, c'est de les comparer avec les principes de la Grammaire
Universelle.

On voit dès-lors que les diverses portions d'une idée ne sont pas astreintes
nécessairement à tel ou à tel ordre, & qu'il est indifférent en soi-même de
les arranger d'une façon ou d'une autre, pourvu que l'ordre qu'on choisira
présente exactement & sans équivoque ce qu'on veut peindre ; & que lorsqu'on
aura adopté un de ces genres, celui qui aura paru le plus analogue à son propre
génie ou à sa maniere de voir, on s'y tienne, & l'on n'en change
plus.

De ce point de vue qui domine sur toutes les Langues, on voit ainsi tous
les arrangemens dont peut être susceptible le tableau d'une idée ; & les motifs
qui déciderent tels & tels peuples, à adopter de préférence tels & tels arrangemens.

Dès-lors, ces tableaux ne paroissent plus bisarres & singuliers : on ne les
regarde plus comme l'effet du hasard ou de la fantaisie des peuples ; & l'on
n'est pas embarrassé à en rendre raison.

Les Grammaires de toutes les Langues ne sont plus que des ruisseaux, sortis
d'une même source, qui coulent tous, aussi naturellement les uns que les autres,
du côté vers lequel les entraîne leur pente, & qui en prennent les diverses
impressions.26

Chapitre XIV.
Effets des Grammaires particulieres, sur les Tableaux intérieurs, &
Observations sur ce qu'on apelle penser dans une langue.

Ce qui a sur-tout contribué aux fausses idées qu'on se fait par raport aux
divers arrangemens dont est susceptible la peinture des idées, & qui persuade
que celui auquel on est accoutumé est le plus naturel, c'est l'habitude
qu'on contracte nécessairement d'arranger les tableaux intérieurs qu'on se
forme des objets, ou des idées, en d'autres termes, précisément comme on
les arrange dans la peinture extérieure qu'on en fait ; & c'est ce qu'on apelle
penser dans sa Langue.

En effet, lorsque nous avons une idée, c'est un tableau que nous nous
sommes fait à nous-mêmes ; nous nous parlons à nous-mêmes. Or pour
parler à soi-même, on n'emploie pas d'autre arrangement, que celui qu'on
met en usage pour parler aux autres.

Mais ceci s'opérant avec la plus grande rapidité, d'un clin d'œil, sans qu'il
paroisse que nous y entrions pour rien, on supose que cet arrangement intérieur
des idées, nous est donné par la Nature elle-même, & qu'ainsi il est
dans la Nature.

Tandis que l'ordre observé à cet égard dans les autres Langues, ne nous
semble pas naturel, puisque nous sommes obligés de faire les plus grands
efforts pour nous familiariser avec leur marche, parce qu'elle ne nous est
pas devenue naturelle par une longue habitude.

Illusion qui se dissipe dès qu'on se rapelle, que cet arrangement intérieur
n'est que la suite de l'arrangement extérieur ; & que la promptitude avec laquelle
il s'opére, est l'effet de cette habitude qui nous rend les opérations
factices aussi aisées que les naturelles.

Ainsi toutes les fois qu'un objet extérieur fait naître une idée dans notre
esprit, & que nous nous représentons cet objet avec les qualités que nous y
découvrons, cet objet passe, pour ainsi dire, à travers la filiere de la Grammaire
de notre Langue naturelle ; & la forme artificielle dont il se revêt, nous
paroît sa forme naturelle.

Aussi, lorsqu'on écrit dans sa propre Langue, on forme des tableaux qui
ont toutes les graces d'un original, qui n'ont rien de gêné & de louche, qui
27ont toute la fraîcheur possible, parce que ce sont en effet des originaux,
qu'ils ne sont point différens du tableau intérieur qu'on s'en étoit fait, qu'ils en
sont la vive représentation.

Il n'en est pas de même lorsqu'on écrit dans une Langue différente : car le
tableau intérieur que nous nous formons, se fait dans la nôtre, & nous
sommes obligés de le transformer ensuite peu-à-peu & avec peine, en une Langue
étrangère : ensorte que le tableau qui en résulte, n'est qu'une traduction, une
copie gênée, qui n'a point les graces naïves d'un original, & qui portant
l'empreinte de ce qu'il fut d'abord, ne présente plus un Tout parfaitement
harmonique.

C'est par cette raison que nos Maîtres nous recommandent, lorsque nous
voulons écrire dans une Langue étrangère, de penser tout de suite dans cette
Langue, afin que nos tableaux extérieurs se revêtent si naturellement des formes
propres à cette Langue, qu'ils ne paroissent point avoir été des traductions,
& qu'on les prenne pour des originaux ; par conséquent, pour l'ouvrage
d'une personne dont cette Langue seroit la maternelle.

Ceci supose une connoissance profonde du génie distinctif des Langues : connoissance
qu'on ne peut acquérir sans les vrais principes de la Grammaire
Universelle. C'est donc encore ici un des grands avantages dont elle est suivie,
puisqu'en nous faisant voir de quelle maniere naissent les Grammaires particulieres,
& en nous montrant leurs raports & leurs différences avec les causes
de ces différences, elles nous rend familieres ces diverses méthodes, & elle
nous met à même de nous en servir indistinctement, avec une égale facilité,
en nous les rendant aussi propres ou aussi naturelles les unes que les autres.28

Chapitre XV.
Division de la Grammaire Universelle.

Puisque la Grammaire Universelle est l'assemblage des Régles fondamentales
qu'on observe dans la peinture des idées, elle embrassera les objets
suivans.

1°. Les Élémens qui entrent dans cette peinture, ou les diverses espéces
de mots qui constituent le discours, parlé ou écrit, l'un n'étant qu'une
copie de l'autre.

2°. Les diverses Formes que ces mots devront revêtir, afin de pouvoir
s'unir les uns aux autres.

3°. L'Arrangement qu'on devra donner à ces mots, ou aux divers traits
qui entrent dans un tableau, afin qu'on en voye à l'instant le but, l'objet
principal, les accessoires, l'ordonnance entiere.

4°. La Maniere dont elle s'unit, ou dont elle s'identifie au génie particulier
de chaque Langue, pour en faire naître les régles particulieres.

Ce qui formera autant de portions ou de Livres, qui offriront :

1°. Les Parties du discours.

2°. La Déclinaison & la Conjugaison, ou les diverses formes dont se
revêtent quelques-unes de ces parties.

3°. La Syntaxe, ou les régles relatives à leur arrangement, à leur assemblage.

4°. La Grammaire Comparative.29

Livre II.
Des parties du discours.

Partie premiere.
Des parties du discours en général.

Chapitre premier.
Que les Tableaux des idées par la parole sont composés de diverses
Parties.

L'idée est une, de l'unité d'un tableau composé d'une multitude de traits qui
ne présentent qu'un Tout.

C'est que ces traits liés entr'eux par les raports les plus étroits, sont tous nécessaires
les uns aux autres ; ensorte que le tableau n'est complet & son but
rempli, que lorsque tous les objets en raport sont réunis, qu'on ne voit point
de vuide, que l'ensemble ne laisse rien à désirer.

Il en est de même de nos idées ; elles roulent sur des raports : raports d'objets
entr'eux, raports des objets avec les qualités qu'ils réunissent, raports
avec nous, &c.

L'on peut même dire que toutes nos connoissances ne sont composées que
de raports ; nous ne faisons en toutes choses que comparer les objets entr'eux :
nous aprenons par-là à les distinguer les uns des autres, & nous élevant sans
cesse de comparaisons en comparaisons, de raports en raports, rien ne se dérobe
à nos recherches.

On ne connoit même le bonheur, on n'en sent toute la valeur que par comparaison :
il n'est jamais aussi vif, aussi intéressant, jamais il n'est aussi sensible
qu'à la suite de quelque événement funeste, de quelque orage qui l'avoit altéré,
même légèrement : à peine se dissipe-t-il, que l'ame suffoquée par l'angoisse,
revient à elle, elle respire délicieusement, elle sent tout le plaisir de
30l'existence, mais d'une existence que rien ne trouble & ne gêne. Il faut avoir
éprouvé un état pour s'en former de justes idées : aussi l'expérience des Peres
est-elle presque toujours perdue pour les enfans.

De-là, cet esprit de curiosité, sans lequel nous ne saurions rien, & qui n'est
qu'un désir de comparaisons, mais funeste ou avantageux, suivant les objets
auxquels nous l'apliquons.

Heureux celui que cet esprit de curiosité n'a jamais porté qu'à des connoissances
utiles & à des essais salutaires : il n'aura jamais d'écarts à pleurer.

Tout raport supose divers objets qui concourent à le former : ensorte que le
raport n'est complet que lorsque tous les traits qui le constituent sont énoncés :
nos idées qui n'expriment que des raports, seront donc composées de diverses
parties successives, amenées les unes par les autres, qui se suivront
& s'uniront jusqu'à ce que le raport soit complet, que le tableau soit achevé,
que l'idée soit peinte en son entier.

Il existera ainsi dans la parole deux sortes de mots très-distincts ; les uns qui
désigneront les objets dont on fait la comparaison ; les autres qui feront
voir qu'on les compare entr'eux : ceux-là qui forment les masses du tableau,
ceux-ci qui servent à les lier.

Tel un Architecte rassemble ses matériaux, les arrange & les unit, par un
ciment qui n'en fait qu'un seul Tout.

L'on sent parfaitement que ces tableaux de la parole seront composés de plus
ou de moins de parties, suivant le plus ou moins de complication des raports
qui entrent dans l'idée qu'ils sont destinés à représenter.

Ces diverses parties seront cependant en petit nombre, puisque les idées se
réduisent à des raports qui sont à peu-près toujours de la même nature ; ce
qui ne peut donner lieu à un nombre tant soit peu considérable de parties
différentes.

Mais cherchons à fixer ce nombre, & voyons à quels caractères nous pourrons
les distinguer les unes des autres.31

Chapitre II.
Variations & opositions des Grammairiens sur les Parties du Discours.

En quelque petit nombre que soient les diverses espéces de traits qui entrent
dans les tableaux des idées & qu'on apelle Parties du Discours, les Grammairiens
n'ont pas encore pu s'accorder dans leur nombre ; les uns en comptent
plus, les autres moins, & chacun se fonde sur des motifs qui paroissent
si frapans, qu'on ne sait pour quels se décider.

S'ils s'accordent sur quelques-unes, ils différent sur toutes les autres.

Une partie des anciens Grammairiens, Grecs & Latins, Platon lui-même (1)1,
trompés par la nature de leurs Langues, ne comptoient que deux
Parties du Discours, le Nom & le Verbe : toutes les autres n'étoient qu'en
sous-ordre (2)2. Aussi Apollonius apelloit très-ingénieusement le Nom & le
Verbe, l'Ame du Discours (3)3.

Les Arabes & les Hébreux n'en comptent que trois, ajoutant aux deux précédentes
les Particules, ou la Conjonction (4)4.

Aristote ajoutoit à ces trois, l'Article (5)5.

C'est la division qu'a suivie un Auteur Anglois (6)6 ; il distribue les Parties
du Discours en quatre classes, les Substantives où entre le Nom, les Attributives
où entre le Verbe, les Définitives où entre l'Article, & les Connectives
où entre la Conjonction.

La plupart des autres Grammairiens Anglois, comme Wallis (7)7, le Dr.
32Lowth, Evêque d'Oxfort (8)8, le Doct. Bayly (9)9 ; & entre les François,
l'Abbé Girard (10)10, & M. Beauzée (11)11, distinguent l'Adjectif du Nom
que tous les autres réunissent dans une même classe.

MM. de Port-Royal (12)12 & nombre d'autres, font de l'Article une
classe à part, tandis que Wallis, Sanctius (13)13, & M. Beauzée le retranchent
du nombre des parties du discours pour le réunir à l'Adjectif.

Sanctius & le P. Buffier (14)14, confondent de leur côté le Pronom
avec le Nom.

Harris distingue le Participe de toutes les autres, & il est presque le seul
qui le fasse.

Pendant qu'avec Sanctius, il suprime absolument l'Interjection, que les
autres réclament, & nommément M. Beauzée.

Comment donc se décider au milieu de tant d'opinions contradictoires,
défendues ou attaquées par des Personnages aussi distingués ? Les diverses Parties
du Discours seroient-elles donc si indifférentes, qu'on pût en négliger impunément
quelques-unes ? Ou leurs caractères seroient-il si vagues, si indéterminés,
qu'on pût les prendre les unes pour les autres, & même les
méconnoître ?

L'on sent cependant que le succès de tout ce que nous aurons à proposer
sur les Parties du Discours, dépendra nécessairement des idées nettes &
distinctes que nous en aurons ; qu'on ne dira rien d'exact ou de convainquant
à cet égard, qu'autant qu'on saura positivement à quoi s'en tenir sur
leur nombre ; qu'on sera en état de les distinguer d'un coup-d'œil, & de
33s'en former un tableau lumineux, où l'on voye sans peine tout ce qu'elles ont
de commun, & tout ce en quoi elles différent.

Nous devons donc avant toutes choses, examiner quels sont les caractères
auxquels nous pouvons reconnoître une Partie du Discours : ces caractères deviendront
une pierre de touche, au moyen de laquelle nous pourrons fixer le
nombre de ces Parties, d'une maniere d'autant plus sûre, que ce ne sera pas
nous qui choisirons, que nous ne ferons que consulter la Nature elle-même.

Si jusques-ici, on paroît s'être plus occupé de l'énumération de ces diverses
parties, que de chercher les caractères auxquels on pouvoit les reconnoître,
ne l'attribuons qu'à la méthode qu'on suit ordinairement dans l'exposition des
Principes Grammaticaux, qui consiste plutôt à dire ce qui est, qu'à
chercher ce qui doit être. Méthode qui donne plus de prise à l'arbitraire.

M. Beauzée l'a fort bien dit, en réfutant ceux qui confondoient le Pronom
avec le Nom.

« La source de toutes les méprises, observe-t-il (1)15, est dans la maniere dont
on s'y est pris pour déterminer les clartés de mots ».

Quoi qu'il en soit, essayons de trouver les caractères auxquels on doit reconnoître
les Parties du Discours. Si nous ne réussissbns pas entièrement, nous aurons
du moins tenté une route nouvelle : il est beau d'essayer ses forces, lors
même qu'on échoueroit : c'est un chemin frayé, dans lequel d'autres peuvent
pénétrer plus avant.

Chapitre III.
Caractères distinctifs des Parties du Discours.

Nous l'avons dit ; dans la peinture d'une idée, les mots sont amenés à la
suite les uns des autres, jusqu'à ce que toutes les parties constitutives de l'idée
soient représentées, & qu'ainsi le tableau en soit complet.

Il existera par conséquent, autant de parties dans les mots, qu'il en existe
dans les idées.

C'est donc encore de l'analyse des idées, de leur contemplation, que dépendent
34les diverses espèces de mots employés dans le discours, puisqu'il en faut
pour peindre toutes les parties d'une idée.

Mais il ne sera pas plus difficile de distinguer les diverses parties d'une idée,
que de distinguer celles d'un corps.

Comment sait-on qu'une partie d'un corps n'est pas la même que telle autre,
si ce n'est parce qu'on ne peut pas affirmer de l'une ce qu'on affirme de
l'autre ; parce qu'elles ont des fonctions & des places différentes ; parce qu'elles
produisent des effets divers ; parce que sans elles, ce corps n'existeroit
pas, ou n'existeroit que d'une maniere incomplette, qu'il seroit défectueux ?

Il en est de même des diverses espèces de mots qui entrent dans la
peinture des idées. Relatifs à des parties différentes de l'idée, apellés à y jouer
chacun un rôle différent, on ne poura pas dire de l'un ce qu'on dit de
l'autre.

2°. Ils auront des foncertions différentes.

3°. Ils produiront des effets divers.

4°. Ils seront indispensables.

Tels sont, par consequent, les caractères auxquels on reconnoîtra les diverses
Parties du Discours, en quelque Langue que ce soit, & sous quelque forme
qu'on les ait travesties, & qui les ont souvent fait méconnoître.

L'on comprend d'avance, que la ressemblance extérieure de ces mots &
leurs raports accessoires, ne sont d'aucun poids dans cette discussion ; qu'on
ne doit faire attention qu'à l'essence même de ces mots, qu'à ce qui leur
est propre, & qui ne se rencontre dans aucune des autres espéces. C'est une
régle qu'il ne faut jamais perdre de vue, dans la distribution des Etres en différentes
classes ; sans cela, on réunira les objets les plus disparates, en vertu
de quelques raports communs, à l'exemple de ce savant Naturaliste, qui fit
entrer le Lion & la Souris dans la même classe d'Animaux, à cause de quelques
raports qu'il apercevoit entr'eux dans quelques-unes de leurs parties.

Mais apliquons ces divers caractères à quelque exemple, afin qu'on s'en
forme une idée distincte.

Dans cette phrase, Ciceron fut éloquent, on voit trois mots,
dont chacun apartient à une Partie différente du Discours ; parce qu'ils réunissent,
chacun de leur côté, les caractères distinctifs des Parties du Discours.

1°. L'on ne peut pas dire de l'un ce que l'on affirme de l'autre : l'un est un
Nom, les deux autres constituent des Parties toutes différentes.35

2°. Ils remplissent des fonctions différentes : car l'un désigne le sujet du tableau,
l'autre une qualité de ce sujet, le troisieme les lie.

3°. Ils produisent des effets différens, puisque l'un réveille l'idée d'un tel
homme : l'autre celui d'un homme peint sous tel caractère.

4°. Ils sont indispensables ; car si l'on en suprime un, quel que ce soit
des trois, il n'y aura plus de tableau.

On n'aura plus qu'à donner un nom à chacune de ces Parties du Discours :
& ce nom sera toujours dérivé de ce qui les constitue essentiellement, des
fonctions propres qu'ils remplissent.

Tout mot qui réunira ces quatre propriétés, & qui n'entrera dans aucune
des Parties du Discours, déja reconnues & déterminées, formera une nouvelle
Partie du Discours : ou, en d'autres termes, il en faudra admettre autant
de différentes, qu'il y aura d'espéces de mots qui seront distingués par ces
quatre caractères.

Tels sont les principes d'après lesquels nous allons reconnoître les diverses
espéces de mots qui composent les tableaux de la parole, & qui seront notre
excuse auprès de ceux à qui ces discussions déplairoient ; puisqu'elles n'ont
pour but, que de faire marcher nos Lecteurs d'une maniere plus
assurée.

Chapitre IV.
Enumération des Parties du Discours,

Afin de reconnoître les diverses espéces de mots dont est composé le Discours,
nous commencerons par ceux qui sont si nécessaires, pour completter
le raport renfermé dans une idée, qu'ils en prennent tous la livrée, ensorte
que leur forme change nécessairement avec ce raport. Nous verrons ensuite
ceux qui ne faisant point partie de ce raport principal & constitutif d'une idée ;
servent à lier ce raport avec d'autres raports subordonnés à celui-là ; ou, à lier
une idée avec une autre ; & ajoutent ainsi, de nouveaux raports au principal,
sans prendre la livrée d'aucun des deux, puisqu'ils n'apartiennent eu particulier
à aucun des deux.

Ceci nous donnera une division simple & naturelle des Parties du Discours,
en deux grandes classes : 1°. Les Parties du Discours composées des mots
36qui changent de forme, suivant la nature du raport général qu'ils concourent
à désigner.

2°. Les Parties du Discours qui étant elles seules les signes du lien de deux
idées en raport, sont constamment les mêmes & ne changent jamais de
forme.

Cette division est d'autant plus intéressante, qu'elle porte sur la masse
entiere de la Grammaire, & sur les causes générales qui déterminent toutes
les Parties du Discours à revêtir les qualités de l'une ou de l'autre de ces deux
classes.

Premiere Classe.

Parties du Discours qui changent de formes, afin de concourir à présenter le
même raport : & 1°. Des trois Premieres.

Afin que le Tableau d'une idée soit complet, il faut nécessairement trois
mots : il peut y en avoir beaucoup plus, il ne sauroit y en avoir moins.

Ces trois mots serviront à désigner :

L'un, l'objet ou le sujet de l'idée.

L'autre, la qualité qu'on y remarque & par laquelle il intéresse.

Le troisiéme, la liaison qu'on aperçoit entre ces deux mots.

Ces trois espéces de mots, se trouvent dans le Tableau que nous avons
présenté à la fin du Chapitre précédent, Ciceron fut éloquent.

Nous avons ici trois Parties du Discours, fondamentales & très-distinctes.

1°. Ciceron, indique le sujet du Tableau.

2°. Eloquent, présente une qualité, une maniere d'être d'un Homme
quelconque qui excelle dans l'art de la parole.

3°. Eut, fait voir le raport que nous apercevons entre Ciceron & cette
qualité ; & complette le Tableau, en liant entr'elles ses diverses parties.

De ces trois parties, la premiere s'apelle un Nom, parce qu'elle sert
à nommer, à désigner les objets ou les divers êtres qui existent dans la
Nature.

Celle qui est placée la troisiéme, s'apelle Adjectif, mot formé d'adjectus
qui signifie en Latin ajouté ; parce que les mots de cette espéce s'ajoutent à
la suite du Nom, pour désigner la qualité qu'on aperçoit dans l'objet que ce
Nom désigne :ou pour mieux dire, parce qu'il ajoute au Nom de l'objet, la
connoissance de ses qualités.37

Celle qui est placée entre ces deux, & qui est ici le mot Fut, s'apelle
Verbe, du mot latin Verb-um, qui signifie mot par excellence, celui sur
qui roule toute la force & l'énergie du Tableau, son harmonie entiere, sa
vie en quelque sorte, puisque c'est lui seul qui en fait l'ame, qui en unit
toutes les parties, qui fait qu'elles forment un Tout unique & vrai.

Telles sont les trois Parties véritablement constitutives du Langage, celles
qui en sont la base nécessaire, qui doivent se trouver dans tous les Tableaux
de la parole, sans lesquelles il n'en pourroit exister un seul, & auxquelles
devront se raporter toutes les autres Parties du Discours.

C'est à ces trois parties que doivent être ramenés en derniere analyse
tous les discours & toutes les connoissances. Les Ouvrages les plus vastes
& les plus compliqués peuvent toujours être réduits à unTableau aussi simple ;
& ce n'est même qu'autant qu'on sera en état de les réduire à une peinture
aussi serrée & aussi nette, qu'on pourra être assuré d'en avoir une connoissance
exacte.

En vain donc l'on entreprendroit d'analyser un Tableau d'idées, une
phrase quelconque, celles même qui ne semblent être composés que de
deux seules Parties du Discours, comme lorsqu'on dit il pleut, il tonne, il
grêle
 ; ou d'une seule, comme les Latins, qui suprimant il, disent dans
le même sens pluit, tonitruat, grandinat, si l'on n'a pas des notions claires
& distinctes de ces trois parties : mais avec leur secours, il n'est aucun
Tableau d'idée, aucune phrase dans une Langue quelconque, qu'on ne puisse
analyser.

Le croira-t-on ? L'on suivoit à l'égard des Langues, des méthodes si
fausses, si ténébreuses, si peu raisonnées, que pendant une longue suite
de siècles on a confondu les deux parties du discours les plus distinctes, les
plus fortement caractérisées, celles qui formoient les deux branches du
même raport, le Nom & l'Adjectif. L'on n'en faisoit qu'une seule
classe.

C'est qu'on ne se rendoit attentif qu'à quelques raports accessoires qui régnoient
entre ces deux espéces de mots, plus sensibles encore ou plus nombreux
dans la Langue Latine. Mais en se livrant ainsi à des raports accessoires,
on négligeoit des différences fondamentales, & sans lesquelles on ne pouvoit
que s'égarer.

Aussi les procédés grammaticaux paroissoient toujours envelopés d'un
brouillard épais ; on ne pouvoit en rendre raison d'une maniere lumineuse.38

Les Auteurs de la Grammaire générale & raisonnée, qui les premiers tracerent
en François les grands principes qu'on devoit suivre dans l'exposition
des procédés grammaticaux & dont l'Ouvrage se soutient depuis près d'un
siècle, s'etoient laissés eux-mêmes entraîner à cet égard par le torrent. Ils
reunirent le nom & l'adjectif dans une même clarté, ce nom & cet adjectif
entre lesquels doivent se distribuer tous les procédés grammaticaux, qui
se trouvoient ainsi confondus de la maniere la plus étrange. De-là & de
quelques autres erreurs pareilles, l'obscurité & les embarras qu'offre cet Ouvrage.

L'Abbé Girard est le premier, je crois, qui ait aperçu dans ce
Royaume, qu'on pouvoit faire mieux, & qui a distingué le nom de l'adjectif.

La Grammaire Philosophique qui parut quelque tems après en Angleterre
sous le nom d'Hermès, distingua également ces deux Parties du Discours,
comme nous l'avons dit ci-dessus.

M. Beauzée a senti de même combien il seroit absurde de confondre
deux Parties aussi distinctes & aussi essentielles. Il les a également séparées
dans sa Grammaire générale remplie d'observations précieuses & profondes.

Le concours de ces Hommes distingués doit faire loi ; & désormais
on ne doit plus voir de Grammaire, dans laquelle subsiste l'ancienne inexactitude.

Quatriéme Partie du Discours.

A ces trois Classes de mots, il s'en joint une aussi fortement caractérisée
que celles-là, prise également dans la Nature même, dont le but est totalement
différent de celui qui a donné naissance à ces trois, & que par conséquent
on ne doit pas confondre avec elles.

Dans cet exemple, Ciceron fut éloquent, l'objet étoit déterminé par son
Nom d'une maniere si sensible & si particuliere qu'on ne pouvoit le confondre
avec aucun autre ; & que ce Nom suffisoit seul pour le faire reconnoître.

Il n'en est cependant pas ainsi de tous les Noms : un grand nombre embrassent
ou peuvent s'apliquer à tous les objets de la même espéce : tels sont
les mots Homme, Femme, Roi, Reine, Assemblée, Plante, Montagne,
&c. Ces mots conviennent à tous les Êtres qui sont Hommes,
Femmes, Rois, &c.

Toutes les fois donc qu'on voudra les prendre dans un sens individuel,
39les apliquer à un seul Homme, à une seule Femme, à un seul Roi, &c. il
faudra nécessairement les accompagner d'un mot qui les tire de cette
généralité, qui les individualise, qui fasse connoître precisément, déterminément
entre tous les objets que ce nom désigne, celui que l'on a en
vue.

On ne sauroit dire, par exemple, du moins si l'on veut être clair & peindre
un objet particulier :

« Assemblée étoit brillante ».
« Roi est généreux ».
« Femme est belle ».

Ces Tableaux sont si vagues, si indéterminés, qu'ils ne peignent rien.

En promenant l'esprit sur un trop grand nombre d'objets de la même
nature, sur tous ceux qu'on peut apeller Assemblée, Roi, Femme, ils
ne le fixent sur aucun : & comme on ne voit aucun objet déterminé & sur
lequel on puisse s'arrêter, le but de la parole est manqué, ses Tableaux sont
obscurs.

Il a donc fallu inventer des mots qui tirassent ces noms de leur sens
vague & indéterminé, pour leur en donner un déterminé & individuel.
Ces mots existent, ils existent de tous tems, ils existeront toujours.

Tels sont ceux-ci le, ce.

En les ajoutant aux Tableaux précédens, les noms des objets qui en sont
partie changent de nature ; ils deviennent aussi déterminés, aussi précis,
qu'ils étoient vagues & indécis.

De-là ces Tableaux composés de quatre parties distinctes.

« L'Assemblée étoit brillante ».
« Le Roi est généreux ».
« Cette Femme est belle ».

Ainsi le, ce, &c. sont une nouvelle Partie du Discours ; car ils ne sont
pas des Noms, comme Assemblée, Roi, &c. ni des Verbes, comme est ; ni
des adjetftifs, comme brillants, généreux, &c.

On les apelle Articles, du mot Latin Articulus, qui désigne ces
articulations ; ces jointures au moyen desquelles on meut les divers membres
du corps : ces mots sont en effet comme autant de jointures, au moyen desquelles
les noms se lient aux autres mots de la maniere la plus déterminée.40

Cinquiéme Partie du Discours.

Les Hommes sont souvent Acteurs dans les Tableaux de la Parole ; mais
les rôles dont ils y sont chargés ne sauroient être les mêmes. Tel a le premier
rôle, tel autre le second, tandis que d'autres en remplissent un troisiéme.

Ici, le premier rôle est sans contredit le rôle de celui qui parle ; c'est l'Acteur
essentiel : le second rôle sera rempli par ceux qui l'écoutent & auxquels
il s'adresse : le troisième renfermera ceux dont il parle.

Dans ces occasions cependant, il n'est point question du nom propre de
ces Acteurs. Celui qui parle n'a nul besoin de se nommer ; il seroit encore fort :
inutile qu'il déclinât les noms de ceux auxquels il s'adresse, ou de ceux dont
il parle & qui sont présens aux yeux ou à l'esprit de ceux auxquels il parle.

Ce qui est essentiel, c'est que celui qui parle se désigne comme l'Être qui
parle, & qu'il désigne d'une maniere distincte, entre tous les autres, ceux
auxquels il s'adresse, & ceux dont il parle.

Ce qui se fera par une cinquiéme espéce de mots consacrés aux différens
rôles qu'on remplit dans le Langage & qui conviennent à quiconque parle,
ou écoute, ou est le sujet de la conversation.

Ces mots existent ; on les apelle Pronoms, c'est-à-dire, mots qui tiennent
la place des noms : car ils désignent les Acteurs du Discours comme Acteurs,
d'une maniere aussi déterminée qu'un objet est désigné par son nom ; & ils
désignent ces Acteurs, dans des occasions où leurs noms ne produiroient pas
le même effet.

Dans cette phrase, par exemple,

Je sais que vous êtes sages & qu'il est généreux.

on voit que celui qui dit Je, parle de lui-même ; que par le mot Vous
il adresse la parole à des Sages ; & que par le mot Il, il désigne un tiers dont
il parle, & qui est connu de tous.

Ces Pronoms désigneront donc indistinctement, quiconque aura quelqu'un
de ces rôles à remplir, quels que puissent être leurs noms : ils seront donc
comme ces masques d'Arlequin ou de Pantalon qui sont portés par quiconque
est chargé de jouer un de ces rôles, quoiqu'il ne soit ni Arlequin, ni Pantalon.

De-là est venu l'usage d'apeller du nom de Personnes, qui en Latin signifie
Acteurs distingués par leurs masques, les Acteurs du Discours qui sont distingués
en effet par les Pronoms je, vous, il, &c. aussi parfaitement que les
Acteurs le sont par leurs masques ; quoique je, vous, il, ne soient non plus
41leurs noms, que le masque d'Arlequin & de Pantalon n'est le visage de ceux
qui jouent ces rôles.

Sixiéme Partie du Discours.

Les qualités d'un objet peuvent être inhérentes dans cet objet, & s'y trouver
par un effet de sa nature même : c'est ainsi que le Soleil est brillant par sa
nature ; l'Eau, limpide ; une Montagne, élevée ; un Cercle, rond.

Il en est d'autres qui sont l'effet de l'impression extérieure des autres Êtres,
ou l'effet des volontés & des déterminations des hommes, ensorte qu'elles
n'existent que pendant la durée de ces effets & qu'elles s'anéantissent avec eux :
telles sont celles-ci, aimé, observé, assiégé.

Dans les unes, on ne considere les objets qu'en eux-mêmes : dans les autres,
on les considere dans leurs raports avec d'autres objets ; les unes sont absolues,
les autres relatives.

Ces deux sortes de qualités si différentes, constitueront nécessairement deux
Parties du Discours très-distinctes entr'elles & très-différentes des autres.
L'une dont nous avons déja parlé, & qui renferme les Adjectifs, mots qui
désignent les qualités des objets considérés en eux-mêmes.

L'autre Classe qui a beaucoup de raport avec l'adjectif, un si grand raport
qu'on seroit tenté de les confondre l'une avec l'autre, désigne un raport de qualité
entre deux objets, produite par l'influence de l'un sur l'autre.

Le même raport présentera ainsi l'un de ces deux objets comme actif, &
l'autre comme passif ; comme on le voit par ces exemples :

Les hommes craignant Dieu :
Dieu craint par les hommes :

craignant désigne une qualité active dans les hommes relativement
à Dieu ; & où craint désigne une qualité passive dans Dieu relativement à
ces mêmes hommes ; & dans lesquels ces deux qualités, l'une active, l'autre
passive, désignent un raport commun entre Dieu & les hommes.

C'est dans le même sens qu'on dit aimant & aimé, lisant & lu, voyant
& vu, &c.

Les mots qui composent cette Partie du Discours, s'apellent Participes,
parce qu'ils participent de plusieurs idées différentes combinées ensemble,
étant adjectifs sous un point de vue, & participant en même tems de l'activité.
& de la passivité des Êtres avec lesquels on les associe.

On ne sauroit donc la confondre avec aucune autre Partie du Discours, si
l'on veut en avoir des idées nettes & distinctes.42

Observation sur ces six Parties du Discours.

Les Parties du Discours que nous venons de parcourir, different si essentiellement
les unes des autres par l'idée principale qui les constitue, qu'on
ne sauroit les confondre entr'elles, sans resserrer les idées qu'on doit en
avoir, & sans laisser sur cet objet l'obscurité dont il a été couvert jusques à
présent.

En vain donc, voudrions-nous avec la plupart des Grammairiens les réduire
aux trois premières, Nom, Verbe & Adjectif, en raportant le Pronom
au nom ; & l'Article avec le Participe à l'adjectif : nous n'en serions pas
plus avancés ; puisqu'il faudroit avoir recours à des subdivisions, qui ne diminueroient
en rien notre peine ; & qui seroient exposées à l'inconvénient de
nous donner de fausses idées de ces objets, en ne les distinguant pas suffisamment
les uns des autres, du moins d'après nos définitions.

Je ou il ne sauroient se confondre avec les Noms, puisqu'ils ne nomment
qui que ce soit, qu'ils ne sont le nom d'aucun Être : nous ne saurions regarder
non plus l'article le, comme un adjectif, puisqu'il ne désigne point de qualité.

L'on doit toujours éviter avec soin, des Classes d'objets ou des divisions
qui sont inutiles pour nous donner des idées nettes des choses, ou pour
nous en faciliter la connoissance ; qui ne servent qu'à charger la mémoire &
qu'à étonner l'entendement.

Et si nous menons l'article, l'adiectif, le participe au rang des Parties du
Discours, c'est parce que de cette maniere nous marcherons plus commodément.

Ces six espéces de mots complettent la premiere Classe des Parties du Discours ;
celles qui se revêtent de diverses formes, suivant le sujet du Tableau
dont elles font partie ; parce qu'étant destinées à ne présenter entr'elles qu'un
même raport, un même Tableau, il faut qu'elles puissent prendre toutes à la
fois des formes analogues les unes aux autres pour ne former qu'un tout ; &
se trouver à l'unisson les unes des autres, seul moyen de mettre de l'harmonie
entr'elles.

C'est ainsi que lorsque le sujet du Tableau sera au singulier, toutes les autres
parties, verbe, adjectif, article, &c. seront au singulier ; & qu'elles passeront
toutes au pluriel si le sujet du Tableau est au pluriel : que tandis qu'on
dit au singulier,

« L'Orateur doit être éloquent »,43

On dira au pluriel,

« Les Orateurs doivent être éloquens ».

IIe. Classe.

Parties du Discours, dont les mots ne changent jamais de Forme.

Les diverses Parties du Discours que nous venons de parcourir, n'ont pas
été difficiles à reconnoître ; absolument dépendantes du sujet du Tableau,
& si étroitement liées avec lui qu'elles portent sa livrée, nous n'avons eu qu'à
considérer ce sujet, & nous avons aussitôt aperçu tous ses accompagnemens
nécessaires.

Mais jusques à présent, ce sujet ou cet Être n'a été considéré que relativement
à lui-même. Cependant, les Êtres ne sont pas isolés : ils tiennent tous
les uns aux autres ; & telle est la maniere dont l'Univers est formé, & dont
ses diverses Parties ne présentent qu'un Tout, qu'un seul Tableau, quelqu'immense
qu'il soit dans son vaste ensemble, que chacun des Êtres qui le composent
a une infinité de raports avec les autres : ensorte que nous ne saurions
nous former de justes idées d'un Être quelconque, sans y joindre celles des
raports qu'il soutient : voyez, par exemple, la multitude de ceux qu'offre l'idée
d'une jeune personne : elle tient à celles d'un Pere, d'une Mere de Famille ;
elle offre un ensemble de jeunesse, de graces, d'étourderie, d'instruction, &c.
L'idée d'un Être en général se lie à celles du Tems, de situation, de mouvement
ou de repos, de forme, de matiere, &c. L'idée d'action se lie
avec celle des objets sur lesquels on agit, avec lesquels on agit, en faveur
desquels on agit, &c.

Ainsi le sujet d'un Tableau avec toutes ses dépendances est sans cesse lié
avec les sujets d'autres Tableaux, eux-mêmes à la tête comme lui, d'un
grand nombre de mots : il faudra donc nécessairement des mots qui servent à
unir ces divers Tableaux & tous ces raports, d'une maniere, qui n'en fasse
qu'un seul tout

Ces mots, différens de tous ceux que nous venons d'examiner, formeront
de nouvelles Parties du Discours, dont le caractère distinctif sera de ne
changer jamais de forme, parce que, faits pour lier deux objets différens,
ils ne peuvent prendre la livrée d'aucun des deux : ainsi, ils n'éprouveront
jamais aucun de ces changemens, auxquels sont exposés les autres espèces de
mots dont nous avons parlé & qui sont faits pour rêvetir les formes du mot
principal qui les commande.44

Aussi quelques Grammairiens, frapés de cette différence, sans pouvoir trop
s'en rendre raison, enveloperent les Parties du Discours qui forment cette
seconde Classe sous le titre commun de Particules ; mot qui par lui-même
ne présente d'autre idée à l'esprit que celle de petite portion ou portiuncule ;
& que l'on a rejetté à cause de cela ; mais qu'on pourroit adopter néanmoins,
en disant que l'on entend par-là toutes ces Parties du Discours, qui ne subissant
jamais aucun changement de forme, sont contenues toutes entieres en
un seul mot, très-court lui-même ; & sont dénuées par conséquent de cette
variété qui distingue les autres Parties du Discours, & sur-tout le verbe, &
qui les fait paroître sous mille formes plus intéressantes les unes que les
autres.

Cette seconde Classe contiendra diverses espéces de mots, destinés, les
uns à marquer les diverses nuances de nos qualités & de nos actions ; les autres,
à lier les objets en raport les uns avec les autres ; des troisièmes, à lier divers
Tableaux d'idées : il y en aura encore pour exprimer les affections de
notre ame qui accompagnent nos idées,sans se mêler ou se confondre avec
elles.

Premiere Partie du Discours de la deuxieme Classe.

La même action, le même état, la même qualité sont susceptibles d'une
infinité de nuances : car deux personnes ne posséderont pas la même qualité
dans le même dégré : elles ne s'acquitteront pas de la même action également ;
les uns y feront paroître plus d'adresse, les autres plus de vivacité, des troisiemes
plus d'intelligence, &c.

Il faudra donc des mots qui expriment ces diverses nuances ; & ces mots
ne changeront point de forme, puisqu'ils ne tiennent ni au sujet principal,
ni à l'ensemble du Tableau ; qu'ils ne servent qu'à déterminer quelques-unes
de ses Parties, avec lesquelles leur raport est si sensible, que tout autre secours
seroit inutile pour le manifester.

Ces mots nécessaires pour ces diverses nuances existent, & existent dans
toutes les Langues, parce que tous les Peuples en ont senti la nécessité : tels
sont ceux-ci : bien, supérieurement, parfaitement, &c. mal, moins,
peu, &c.

S'associant à toute sorte de Tableaux sans éprouver aucun changement,
on dira également :

Il écrit bien : &, ils écrivent bien ;

Il chante parfaitement : &, ils chantent parfaitement ;45

J'ai peu lu : ils ont peu lu.

Ces Mots sont apellés Adverbes, c'est-à-dire, Mots faits pour les Verbes,
pour les accompagner, parce qu'ils servent à déterminer leur signification,
ou les nuances des qualités & des actions qu'ils expriment.

Deuxiéme Partie.

Les Objets existans sont liés entr'eux par divers raports, nous venons de
le voir, par des raports de place, de situation, de cause, de motif, &c.
Ou pour mieux dire, tout raport supose deux objets en liaison : un fils supose
un pere ; un pere supose un fils : l'idée de situation supose un objet situé
& une place où il est situé : l'idée de capacité supose un contenant &
un contenu.

Il faudra donc des mots qui lient ces objets aux raports, & qui puissent
les lier sous tous les raports possibles.

Dans ces Phrases, par.exemple :

« Le Ciel fut irrité contre les Hommes, à cause de leurs vices ».
« César perdit la vie, de la main même de ses amis ».

Ces mots, contre & de, font voir un raport entre les Hommes & le Ciel
irrité : l'autre, un raport entre la mort de César, & la main de ses amis.

Les mots qui marquent ces raports, seront toujours placés comme ici entre
les deux objets en raport : ils précéderont ainsi constamment le second de
ces objets. C'est ce qui les fit apeller par les Latins Prépositions ; c'est-à-dire,
Mots placés avant, c'est-à-dire, avant le mot qui complette le raport, &
elles conservent ce nom dans nos Langues Modernes.

Troisiéme Partie.

Une idée principale en améne souvent un grand nombre à sa suite pour
l'apuyer, pour l'embellir, pour la déveloper : alors on voit diverses idées se
succéder rapidement, en s'unissant les unes aux autres.

Cette nouvelle opération exigera donc de nouveaux mots, qui lui soient
assortis & qui marquent l'union de ces diverses idées, en même temps qu'ils
indiqueront le but divers pour lequel on les réunit, qu'ils seront assortis aux
différens raport des idées qu'ils unissent.46

Ces Vers de Boileau offrent plusieurs mots de cette espèce :

« Ma Muse en l'attaquant, charitable & discrette,
Sait de l'homme d'honneur, distinguer le Poëte…
Qu'il soit doux, complaisant, officieux, sincere,
On le veut, j'y souscris, et suis prêt à me taire.
Mais que pour un modèle, on montre ses écrits,
Qu'il soit le mieux resté de tous les beaux esprits,
Comme Roi des Auteurs, Qu'on l'éleve à l'Empire,
Ma bile alors s'échauffe et je brûle d'écrire ».

Ces trois et, ces trois que, ce mais & ce comme, sont autant de mots qui
unissent diverses idées, & qui n'en forment qu'un seul Tableau composé
de toutes ces Parties.

Les mots de cette espéce s'apellent Conjonctions ; c'est-à-dire, mots au
moyen desquels on lie les idées les unes aux autres, afin qu'elles ne forment
qu'un Tout.

Quatriéme Partie.

Notre ame, vivement émue par l'impression des objets extérieurs, ou
par le sentiment de ses propres besoins, de ses plaisirs ou de ses maux
manifeste les divers effets de ces sensations, par des cris d'étonnement, &
par des exclamations qui en portent l'empreinte. Les sons qui en proviennent
forment une espéce de mots, qui n'ont rien de commun avec tous ceux
dont nous venons de parler, parce qu'ils se suffisent à eux-mêmes ; que
seuls, ils expriment tout ce qu'ils ont à dire. C'est par cette raison que
presque tous les Grammairiens ne les ont pas mis, soit de fait, soit de
droit, au nombre des Parties du Discours. Ils peuvent cependant se joindre
à notre seconde Classe, puisque ne s'unissant jamais à un autre mot, ils
ne sont jamais dans le cas de changer de forme.

Tels sont ceux-ci : ah ! hélas ! oh !

On apelle ces mots Interjections, du Latin inter, entre, & jactus,
jetté ; parce que ces mots, expression de nos sensations, sont jettés par
intervalles, suivant l'effet des sensations, & semés ça & là entre les diverses
portions du Discours. qu'ils semblent interrompre & suspendre.

Récapitulation.

Nous pouvons donc compter dix Parties du Discours, subidivisées en
deux classes, & dont nous traiterons dons cet ordre.47

Premiere classe.

tableau nom | participe | article | pronom | adjectif | verbe.

Deuxieme classe.

tableau préposition | conjonction | adverbe | interjection

Toutes communes de droit ou de fait à tous les Peuples, toutes indispensables,
toutes remplissant dans la parole des fonctions différentes, &
qui ne permettent point de les confondre : toutes se reconnoissant à des
définitions qui leur sont propres, qui ne sauroient convenir à aucune
autre.

Aussi, quelque Division que l'on suive, soit que réunissant le Pronom
avec le Nom, l'Adjectif avec l'Article & le Participe, l'Adverbe avec
la Préposition, &c. l'on n'en compte que trois ou quatre ; soit qu'en les
séparant, on en fasse monter le nombre plus haut, on sera toujours
obligé de revenir à ces dix, en dernière analyse. Ensorte qu'une dispute à cet
égard, ne seroit qu'une pure dispute de mots.

Chapitre V.
Tabeaux de différentes espéces, qui en résultent.

De ces différentes Parties du Discours, résultent des Tableaux fort différens
les uns des autres ; les uns sont simples, les autres composés : les uns
n'annoncent que de simples qualités, les autres représentent des actions : les uns
n'omettent rien, les autres laissent à l'intelligence des hommes à supléer le plus
de mots qu'il le peut. Chacun d'eux produit des effets divers, qui influent
nécessairement sur la peinture de nos idées : nous ne saurions donc aller plus
loin, sans jetter un coup-d'œil sur ces diversités : elles éclaireront l'ensemble
de notre marche.48

I.
Tableaux de nos idées, considérés relativement à leur simplicité.

À cet égard, les Tableaux de nos idées sont simples, complexes,
& composés.

1°. Ils sont Simples, lorsqu'ils ne renferment qu'une seule idée, un seul
sujet, un seul attribut : lorsque nous dirons, par exemple, le Soleil est
brûlant
 ; l'Eau est glacée ; le Temps est orageux.

2°. Ils sont Complexes, lorsqu'ils offrent plusieurs Êtres différens réunis
à la même qualité, comme celui-ci :

« Alexandre, César, Attila, Gengiskan, furent les fléaux du genre
humain ».

Ou lorsqu'ils offrent plusieurs qualités réunies au même Être, comme
dans ces louanges du Loup au Limier :

« Que tu me parois beau, dit le Loup au Limier,
Net, poli, gras, heureux & sans inquiétude ; »

& par lesquelles il lui attribue six qualités differentes.

Ils sont encore Compsexes, lorsque quelques-uns de leurs membres
ne peuvent être exprimés que par la réunion de plusieurs mots : tel
celui-ci :

« L'Univers est l'ouvrage d'un Être Tout-Puissant, qui réunit toutes les
perfections & toutes les connoissances ».

3°. Les Tableaux de nos idées sont Composés, lorsqu'ils sont formés
par la réunion d'un grand nombre de Tableaux simples, liés les uns aux
autres, par des conjonctions ou par le sens, pour ne former qu'un seul
Tout : de même que les diverses parties du corps ne font qu'un Tout,
au moyen de leur liaison les unes avec les autres.

II.
Tableaux de nos idées, relativement à la nature des qualités
de leurs objets.

Les qualités d'un objet quelconque, sur-tout de l'objet principal du Tableau,
peuvent désigner, ou sa maniere d'exister, ou ses actions, ou ce qu'il éprouve
de la part des autres êtres.49

De-là trois sortes de Tableaux très-différens dans leur nature & dans leur
expression, & que nous pouvons apeller :

Tableaux Énonciatifs.
Tableaux Actifs.
Tableaux Passifs.

Les premiers énoncent la simple existence, avec telles ou telles qualités,
comme ceux-ci :

La Terre est ronde ; l'Homme est raisonnable.

Les seconds présentent les objets comme agissans ; tels sont ceux-ci :

« Jules César conquit les Gaules, & subjugua l'Empire Romain ».
« Colomb découvrit le Nouveau Monde ».
« Les Hommes passent, sans cesse, d'une action à une autre ».

Les troisièmes peignent les Êtres comme les objets de quelqu'action : ceux-ci
sont nécessairement l'inverse de ceux-là. Tels sont ces Tableaux :

« Les Gaules furent conquises, & l'Empire Romain subjugué, par Jules
César ».
« Le Nouveau Monde fut découvert par Colomb ».
« L'Univers fut formé par la Divinité ».

Il n'est point d'Homme qu'on ne puisse peindre, tout à la fois, de ces trois
manieres, parce qu'il n'existe point d'Homme qui ne renferme quelque qualité,
qui ne se porte à quelqu'action, ou qui ne reçoive l'impression de quelqu'Agent.

Tel est ce Tableau :

« Erminie est une femme accomplie : sensible & belle, elle emploie ses
jours à faire du bien : elle est chérie & respectée de tous ceux
qui la connoissent ».

Ces Tableaux différent autant par la nature des mots qui expriment cette
diversité de qualités, que par cette différence même de qualités ; & il falloit
qu'il en fût ainsi, afin que la peinture fut plus conforme à son modéle, &
que le contraste de ces Tableaux fût plus sensible & plus énergique.

Ainsi ceux de la premiere espéce, ne sont composés que d'Adjectifs, de
cette Partie du Discours dont nous avons dit qu'elle ne peignoit que les
qualités des Êtres, considérées en elles-mêmes, & indépendamment de toute
action de ces Êtres.

Ceux de la seconde & de la troisième espéce sont composés de Participes ;
Partie du Discours que nous avons dit n'exprimer que les qualités qui sont
relatives aux actions des Hommes, & qui se divisent en deux classes ; Participes
50actifs & Participes passifs
, à cause du double raport que supose une action ;
une action ne pouvant avoir lieu sans la consideration de deux Objets ;
dont l'un agit, & dont l'autre éprouve l'effet de cette action.

Il est vrai que dans les Exemples que nous avons donnés à l'égard des Tableaux
de la seconde espéce, ou des Tableaux actifs, on ne voit point de
Participes : mais observez aussi qu'on n'y voit point le Verbe Est, qui est si
essentiel dans les Tableaux de nos idées, & qu'offrent les Tableaux énonciatifs,
& les Tableaux passifs.

Il s'est donc fait ici un mélange du Verbe Est, & du Participe Actif, ou
plutôt on leur a substitué une formule plus briéve, qui en tient la place, &
qui tire d'eux toute son énergie, comme nous nous en assurerons dans la
suite : observation qui fera disparoître une des plus grandes difficultés qu'offrait
l'étude de la Grammaire, & qui a pour objet les Verbes Actifs.

III.
Tableaux des idées, considérés relativement à l'expression de leurs
diverses Parties.

Ce que nous venons de dire au sujet des Tableaux actifs, dont le Participe
& le Verbe Est ont disparu, nous fait voir qu'il existe des Tableaux de la parole,
irréguliers en apparence, & dans lesquels en ne sauroit reconnoître
avec toute la précision nécessaire, les Parties du Discours dont nous avons
fait l'énumération. Ces phrases, il va, il fait, il aime, j'écris, je lis, semblent
anéantir tous nos principes ; ces principes où nous posons, comme une vérité
incontestable, que la peinture d'une idée quelconque exige trois termes ; un
sujet, une qualité, un mot qui les unisse. Ici, au contraire, il n'y a que deux
termes ; & dans plusieurs Langues, il n'y en a même qu'un seul. L'Italien, par
exemple, dit è, au lieu de il est ; tout comme le Latin dit est, dans le même
sens ; & le Grec, esti.

Ces Tableaux irréguliers sont pourtant très-communs dans toutes les Langues :
s'ils ne frapent pas dans les Langues maternelles, parce que l'habitude
fait qu'on n'en est point étonné, elles arrêtent sans cesse dans les Langues
étrangères, où tout est nouveau : ils arrêtent sur-tout le Grammairien qui veut
les analyser, & qui trouve sans cesse ses principes en défaut.

Mais ne nous laissons pas séduire par cette aparence trompeuse : pour peu
que nous voulions percer au-delà de son écorce, nous verrons que ces prétendues
51irrégularités sont conformes aux principes les plus rigoureux de la
Grammaire, toujours fondés sur le vœu de la Parole.

Elle cherche à se raprocher, le plus qu'elle peut, de la rapidité de la pensée ;
mais, pour y parvenir, elle ne se contente pas de rendre ses mots très-courts,
de n'avoir sur-tout que des monosyllabes très-simples pour les mots
qui reviennent continuellement dans le Discours, tels que les articles, les
conjonctions, les pronoms, la plûpart des noms & des verbes, comme ce, le,
un, que, je, vous, lui, ceci, nez, main, pied, chef, &c. mots dont le
nombre est très-considérable en toute Langue ; ce qui abrége beaucoup le
Discours, qui deviendroit à charge si ces mots étoient plus longs, par la
peine qu'ils donneraient pour s'en souvenir, & par le tems qu'on perdroit
en vain à les prononcer. La Parole s'est encore ménagé deux autres ressources,
non moins heureuses, pour parvenir au même but avec autant de succès.

1°. Elle fond plusieurs mots en une seule syllabe, afin de gagner plus de
tems, & d'arrêter l'attention sur moins d'objets. C'est ainsi qu'au lieu de dire,
par une phrase longue & pédantesque, ce livre est le livre de moi, nous disons
c'est mon livre, où, ce tient la place de ce livre ; & mon, celle de ces trois
mots, le… de moi : exemple par lequel on peut juger de l'économie singulière
que la Parole fait du tems, par ce moyen.

2°. Elle suprime tout mot qui ne seroit point nécessaire pour l'Intelligence
du Tableau, & qui se supplée sans peine par la réunion des autres. Dans cette
phrase, par exemple : Des Savans sont persuadés que cet Auteur est utile ;
d'autres, non
 : combien de mots & de parties du Discours onr été omises ; mais
qu'on a suprimées que parce qu'elles n'auroient rien ajouté à la clarté & à la
force du Discours en étant exprimées, & n'auroient fait que fatiguer l'attention :
car, c'est comme si l'en avoit dit : Un grand nombre d'Hommes Savans sont
persuadés que
l'Auteur dont nous parlons est utile
 ; Un grand nombre d'autres
sont persuadés que cet Auteur n'est pas utile
. Phrase qui ne fait que fatiguer.
par sa longueur insipide, sans dire rien de plus.

C'est ainsi que le Discours s'aproche, le plus qu'il est possible, de la rapidité
de nos idées ; qu'on n'est point arrêté par une foule de mots qui ne disent.
rien ; qu'on parvient à cette brièveté que recommande Horace (1)16.

Est brevitate opus, ut currat Sententia, neu se
Impediat verbis lassas onerantibus aures
.52

« Soyez concis dans vos discours, afin qu'ils s'avancent rapidement &
qu'ils ne se retardent pas eux-mêmes, par des mots qui achevent d'accabler
l'oreille fatiguée ».

C'est sur-tout dans les momens où l'on a besoin du plus pressant secours,
& dans ceux où l'ame est entraînée pas les sentimens les plus impétueux & les
plus oposés, qu'on a recours à ces façons de parler ; qu'on parte par-dessus une
exactitude grammaticale, nécessaire sans doute pour rendre la peinture des
idées plus finie, plus régulière ; mais incompatible avec la situation dans laquelle
on se rencontre : alors on voudroit être aussi concis que le geste, aussi
rapide que le tems ; on écarte donc le plus de mots qu'on peut ; on n'exprime
que ceux qui sont nécessaires pour remuer fortement ; on laisse à l'intelligence
des autres à deviner ce qu'on ne dit pas.

L'on a encore recours à ces formules abrégées, pour éviter la monotonie
d'une marche toujours la même. Il en est dans les Langues comme dans le
Physique ; la variété y plaît, autant que l'uniformité paroît insipide. Mais, par
le moyen dont il s'agit ici, on diversifie ses expressions à l'infini : ce que l'on
a dit d'une maniere, on le répéte d'une autre ; à un Tableau d'une espéce, en
succéde un très-différent ; ce qui soutient infiniment plus l'attention, que fatigueroit
un son ou une harmonie toujours la même.

Qu'on réfléchisse sur la langueur & la monotonie insuportable que répandroit
dans le Discours l'usage de peindre les trois sortes de Tableaux dont nous
avons parlé, Enonciatifs, Actifs & Passifs, toujours de la même maniere,
tous par le Verbe Est ; qu'on dit également il est sage ; il est lisant, il est
aimé
 : & l'on ne sera pas surpris qu'on ait cherché à varier ces formules.

De-là ces mots amphibies, comme mon, qui n'apartenant à aucune partie
du Discours en particulier, semblent hors de toute régle : de-là ces phrases singulières
qu'on ne peut soumettre à la même analyse que les autres, & qui
paroissent l'effet d'un usage capricieux & fantasque ; mais dont dépendent en
grande partie la finesse & l'énergie des Langues,

Plus une Langue est vive & se raproche du geste, & plus elle sera remplie
de phrases pareilles : elles seront donc très-communes dans les Langues d'Orient :
elles abondent dans la Langue Latine, & nos Langues modernes en
font aussi un grand usage.

Cest ainsi que nous abrégeons les Tableaux actifs, en disant il lit, au lieu
de dire il est lisant ; & que les Latins abrégent également les Tableaux passifs
en disant, par exemple, amatur, au lieu de ille est amatus, il est aimé.53

La Grammaire doit donc s'occuper essentiellement de ces objets : elle en
doit déveloper les causes & les effets.

Elle donne à ces formules abrégées le nom d'Ellipses, d'un mot Grec qui
signifie omission, action de laisser.

Plusieurs Grammairiens s'en sont occupés avec beaucoup de succès. Si cet
Objet renferme encore quelqu'obscurité, c'est peut-être parce qu'ils ne l'ont
pas assez fondu avec l'ensemble de leurs Ouvrages, & parce qu'ils ont rejetté
à la Fin ce qu'ils en ont dit.

Afin d'éviter cet inconvénient, nous en parlons dès à présent ; nous le
lions avec nos grands principes ; & nous nous en servirons comme d'une clef
essentielle pour résoudre les difficultés qu'offriront successivement, à cet
égard, toutes les Parties du Discours : car il n'en est aucune relativement à laquelle
on n'ait fait usage de l'Ellipse ; & qui ne renferme des choses très-obscures,
si l'on n'a pas recours à cette maniere de les expliquer.

A cet égard, nous verrons deux sortes d'Ellipses, d'où résulteront des
Noms Elliptiques & des Phrases Elliptiques.

Les Mots Elliptiques, seront ceux qui tiennent lieu de plusieurs parties
du Discours, tels que y, en, mon, &c.

Les Phrases Elliptiques, seront celles dont on aura suprimé quelque
partie du Discours, quelque mot, parce que cette omission les rendoit plus
concises, sans nuire à leur clarté.54

Partie seconde.
Des parties du discours qui changent
de forme.

Chapitre premier.
Du nom.
Premiere Partie du Discours.

Tous nos Discours roulent sur quelque objet, sur ces objets que renferme
l'Univers dans sa vaste enceinte : c'est toujours un objet qui compose la base
des peintures que forme la Parole : sans eux, il n'y auroit nulle connoissance,
nulle comparaison, nul langage. Lors même que nous parlons de choses qui
paroissent les moins relatives aux objets, telles que les qualités & les actions,
c'est toujours un objet que nous avons en vue ; ou ceux dans lesquels résident
ces qualités, ou ceux qui operent ces actions, ou ceux auxquels elles se raportent.

§. 1.
Pourquoi le Nom est la premiere des Parties du Discours.

Le Nom, cette Partie du Discours qui désigne les Êtres, ces objets existans
ou qu'on supose exister, & sans lesquels il ne peut y avoir nul discours, nulle
peinture, le Nom, dis-je, marchera donc nécessairement à la tête des Parties
du Discours : car ce n'est point le hazard, ce n'est point le caprice qui déciderent
de leur rang & de leur prééminence ; leur place leur fut assignée par la
Nature, par cette même Nature qui en avoit fixé le nombre. C'est elle, elle
seule qui peut nous conduire efficacement dans le dédale obscur des régles du
langage : elle le fait par des moyens si simples, si lumineux, si sensibles,
qu'on ne peut s'égarer en la prenant pour guide.

Nous pourrons bien quelquefois nous tromper dans sa recherche, ne pas
arriver jusques aux vrais motifs de ce qu'elle a établi : mais ces erreurs, mais
cette ignorance ne doivent retomber que sur nous : nous n'aurons pas tout
55vu ; mais nous aurons aperçu la vraie maniere de voir, nous l'aurons aperçue
d'une maniere ferme, nous l'aurons indiquée aux Hommes ; s'ils la goûtent,
s'ils la suivent, notre but est rempli, nous n'avons plus rien à désirer ; nous
recevrons comme un don du Ciel, tout ce qui contribuera à nous éclairer sur
ce que nous n'aurons pu apercevoir.

§. 2.
Utilités des Noms.

C'est par les Noms, que les Hommes désignent les uns aux autres, tous
les Êtres existans & qu'ils font connoître à l'instant ceux dont ils veulent
parler, comme s'ils les mettoient sous les yeux, comme s'ils les peignoient :
qu'on entende prononcer le Nom d'un objet connu, on le voit aussitôt comme
s'il étoit présent : on le voit aussi clairement, aussi nettement que s'il frapoit
les yeux.

Ainsi dans la retraite la plus isolée, dans la nuit la plus profonde, nous
pouvons passer en revue l'universalité des Êtres ; nous représenter nos parens,
nos amis, tout ce que nous avons de plus cher, tout ce qui nous a frape,
tout ce qui peut nous instruire ou nous récréer ; & en prononçant leur nom,
nous pouvons en raisonner avec nos pareils d'une maniere aussi sûre que si nous
pouvions les montrer au doigt & à l'œil.

C'est que cette faculté admirable tient au souvenir, à cette facilité dont
nous sommes doués, de nous représenter tout ce que nous avons vu, quoiqu'il
ne soit plus sous nos yeux ; & de nous rendre ainsi l'Univers toujours présent,
en le concentrant pour ainsi dire en nous-mêmes.

Par les Noms, nous tenons ainsi registre de tout ce qui existe, & de tout
ce que nous avons vû ; même de ce que nous n'avons jamais vu, mais qu'on
nous a nommé, en nous le faisant remarquer par ses raports avec les objets
que nous connoissons.

Aussi n'existe-t-il aucun Être, dont on puisse avoir besoin de se rapeler le
souvenir, qui n'ait son nom ; puisque ce n'est que par cette espèce d'anse qu'on
peut le saisir, & le mettre sous les yeux : aussi dès qu'on entend parler d'un
objet inconnu, demande-t-on à l'instant son nom, comme si ce nom seul
le faisoit connoître : mais ce nom rapelle un objet auquel on attache telle
idée, il le suplée eu quelque sorte, & cela suffit.

Ne soyons donc pas étonnés que l'Homme qui parle de tout, qui étudie
56tout, qui tient note de tout, ait donné des Noms à tout ce qui existe : à son
corps & à toutes ses parties, à son ame & à toutes ses facultés, à cette
multitude prodigieuse d'Êtres qui couvrent la Terre ou qui sont cachés dans
son sein, qui remplissent les Eaux, ou qui traversent sans peine la vaste étendue
de l'air : au Ciel, & à tous les Êtres qui y brillent, & à tous ceux que son
esprit y conçoit : qu'il en donne aux Montagnes, aux Fleuves, aux Rochers,
aux Forêts : à ses habitations, à ses champs, aux fruits dont il se nourrit :
à ces Instrumens de toute espèce avec lesquels il exécute les plus grandes choses ;
à tous les Êtres qui composent sa Société ; à une femme chérie ; à des
enfans, objets de toute son espérance ; à des amis auxquels son cœur est attaché
& qui lui rendent la vie précieuse ; à des Chefs qui veillent pour lui.
C'est par leur nom que se perpétue d'âge en âge le souvenir de ces Personnages
illustres, qui méritèrent du genre humain par leurs bienfaits ou par leurs
lumieres.

Il fait plus : tantôt il donne des Noms à des objets qui ne sont pas existans :
tantôt il en donne à une multitude d'Êtres, comme s'ils n'en formoient
qu'un seul : souvent même, il donne des Noms aux qualités des objets, afin
d'en pouvoir parler de la même maniere qu'il parle des objets dans lesquels ces
qualités se trouvent.

Ainsi, les Êtres se multiplient en quelque sorte pour lui à l'infini, puisqu'il
élève à ce rang ce qui n'est pas, & les simples manieres d'être des objets existans.
De-là, différentes espéces de Noms, que nous allons parcourir rapidement.

§. 3.
Des différentes espéces de Noms.

Ccmme nous disons, Soleil, Lune, Ciel, Terre, mots par lesquels nous
désignons des Êtres existans, nous disons également Homme, Plante, Fleuve,
Maison ; mots qui ne sont le nom d'aucun Être en particulier ; mais qui
nous présentent tous ceux qui sont de la même nature, & qui deviennent
ainsi de la plus grande utilité pour nous donner des idées nettes de tous les
Êtres, sans qu'on soit accablé par leur nombre,comme on le seroit si l'on ne
pouvoit les considérer que dans les individus.

Nous disons également Blancheur, Hauteur, Rondeur, Bonté, Amitié,
Bienfaisance, &c. désignant par-là, non des Êtres, mais les qualités du
corps ou de l'ame, considérées comme objet de nos idées, comme l'Être ou
57la chose dont nous nous occupons, que nous nous peignons, abstraction faite
de tout ce dans quoi elles se trouvent, & dont nous envisageons les raports
avec de vrais Êtres.

Invention admirable, qui donne une facilité extrême pour rendre le discours
plus rapide, plus énergique, plus utile par-là même.

Dans cette phrase, par exemple, la France est un Royaume d'une vaste
étendue
, nous voyons ces trois sortes de Noms :

France, est le Nom d'un objet individuel, d'un Pays.

Royaume, est le Nom de tous les Pays qui sont gouvernés comme la
France.

Étendue, est le Nom d'une qualité considérée comme si elle existoit seule,
comme si elle avoit une existence à part, séparée de celle des Êtres dans lesquels
elle se trouve.

De ces trois espéces de Noms, la première s'apelle Nom propre, ou individuel,
parce qu'il est borné à celui qui le porte, qu'il lui apartient en
propre, sans partage, sans division.

La seconde s'apelle Nom apellatif, parce qu'il sert à donner une apellation
commune à tous les Êtres de la même espèce.

La troisiéme s'apelle Nom abstrait, parce qu'on le donne à un des États
sous lesquels un Être quelconque peut être envisagé, comme si cet état étoit
un être réel, considéré en lui-même, & en mettant à l'écart cet Être lui-même
& ses autres qualités, dont on fait ainsi abstraction pour ne s'occuper
que d'une seule.

Le premier de ces Noms peint un individu dans son ensemble, dans ce
qui le constitue, dans ce qui fait qu'il est un tel Être, & qui ne se trouve
qu'en lui.

Le second de ces Noms le peint sous les qualités qui lui sont communes,
avec tous les autres Êtres de la même espéce.

Le troisiéme le peint comme s'il n'étoit composé que d'un seul trait, comme
s'il n'étoit qu'étendu, qu'il fût seulement large, rond, bon, mauvais, grand,
&c. comme si cette qualité étoit tout l'Être.

Relativement à ce dernier nom, on ne considere un objet que dans une
seule qualité : relativement au second, on le considère dans ce en quoi il
ressemble aux Êtres de la même espéce : relativement au premier, on le
considere dans cet ensemble qui fait qu'il est lui & non tel autre.

Cette division des Noms en Propres, Apellatifs & Abstraits, n'est donc
point idéale : prise dans la Nature, elle est absolument nécessaire pour la perfection
58du langage ; on ne sauroit donc la passer sous silence. On pourroit, à
toute force, confondre les noms abstraits avec les noms apellatifs ; car dans
les noms apellatifs on fait abstraction de tout ce qui étoit propre à chaque individu :
cependant les noms abstraits sont encore très-différens des noms
apellatifs ; car ceux-ci conservent toujours l'idée d'une substance existante,
comme les noms d'Arbre, de Montagne, d'Homme, &c. au lieu que
ceux-ci, blancheur, largeur, &c. ne considerent qu'une seule qualité, &
la considerent comme si elle seule composoit un Être réel & complet.

Telle est l'utilité de cette troisieme Classe, qu'ils deviennent le sujet
d'autant de Tableaux qui n'existeroient pas sans cela, & qui sont d'une
ressource infinie pour analyser les Êtres, & pour les connoître infiniment
mieux par ces décompositions. Le langage s'en empare comme s'ils étoient
de vrais Noms, des Noms d'Êtres apellés candeur, sagesse, marche, ou de
telle autre maniere : il en use par analogie, comme s'ils étoient de vrais
Noms, des Noms d'Êtres existans ; il les soumet à ses régles, à son analyse,
à son génie : il s'éleve ainsi à des idées qu'il n'auroit pas eues sans cet
artifice ; & il en forme des Tableaux qui ne laissent rien à désirer pour la
perfection de nos connoissances, en faisant que tout devient l'objet de
notre examen, de nos recherches, de notre méditation ; les qualités des
objets, comme les objets eux-mêmes, ce qu'ils ont de commun & ce
qu'ils ont de propre : qu'en un mot rien ne se dérobe à notre analyse, &
à notre pinceau.

§. 4.
Origine ou Etymologie du mot Nom.

Mais avant d'aller plus loin, cherchons quelle fut l'origine d'un mot
aussi remarquable & aussi simple.

Ce mot est composé de deux consonnes unies par une voyelle : s'il est
commun à plusieurs Langues, les consonnes ne changeront pas, ou très-légerement ;
car ce sont les consonnes & la signification d'un mot qui le
constituent, qui en sont l'essence ; tandis que les voyelles varient autant
qu'il est possible : ainsi ce mot que nous prononçons Nom, pourra être
prononcé ailleurs nam, nem, nim, num, sans cesser d'être le même, s'il
conserve le même sens.

Nous le trouvons d'abord chez les Latins ; ils le prononcèrent nom-en
en y ajoûtant une terminaison à leur mode.59

Nous le trouvons aussi chez les Grecs : mais ce Peuple babillard & si
sensible à l'harmonie, le fit précéder d'une voyelle : il devint chez eux le mot
o-nom-a, qu'ils prononcèrent ónym dans les composés, d'où vint syn-onyme.

Ces Peuples n'en furent pas les inventeurs ; car il leur est commun avec
une multitude de Nations, mais qui presque toutes le prononcent Nam.

Les Indiens disent Naom pour Nom.
Les Persans, Nam.
Les Germains, Name.
Les Anglois, Name.
Les Anglo-Saxons, Nama, Noma, Nome.
Les Goths, Namo.
Les Suédois, Namn
Les Irlandois, Ainim.
Les Gallois, Enwm.

Les Hébreux ont ce même mot : mais ils le prennent dans un sens
analogue. Nam signifie chez eux Parole en général, parole vraie &
certaine, semence : & Nama, parler, dire, prononcer ; 2°. affirmer,
assurer.

De-là vinrent les Conjonctions Latines Nam & Enim, qui furent des
Conjonctions affirmatives comme notre Car, & qui tirerent leur force de
cette valeur primitive de Nam.

On voit par-là combien il étoit inutile d'en attribuer l'invention aux Latins
ou aux Grecs, n'étant né ni chez les uns ni chez les autres, mais ces deux
Peuples en ayant été redevables à de plus anciens.

Afin de parvenir plus facilement à son origine, observons que la consonne
m, n'est ici que par accident, la voyelle o s'étant simplement nazalée ;
ensorte que ce. mot se prononçoit primitivement No ou Nw, par
un o fort long, qui se changea aisément en nazale.

Aussi les Descendans des anciens Celtes le prononcent sans m.
Chez les Cornouailliens, A-now,
Chez les Bas-Bretons, Ha-no, & Ha-nw,
Chez les Gallois, E-nw,
Signifient Nom, renommée, réputation.
De-là en Breton, Ha-nwa, nommer, & en Gallois E-nwi.

Mais dès cet instant, ce mot se lie à une famille immense qui en dérive,
& qui répand un grand jour sur lui : c'est celui du Verbe No, connoître,
qui a produit :60

Novi des Latins, & qui précédé de g, comme cela arrive souvent
aux lettres l & n, a fait :

Gnoeo | Gnómi des Grecs.

Know, des Anglois.

Qui tous signifient connoître, savoir.

De-là encore cognovi, ignotus, &c. des Latins.

Gnou, connu, manifesté, mot qui étoit encore en usage chez les Bas-Bretons
avant le XVe. siècle.

Known, des Anglois | Gnotos, des Grecs, qui signifient aussi Connu.
Gnò, des Irlandois, illustre, renommé, fameux.
Nòs, connoissance.
Notha découvert.

Je ne doute pas que ces mots, Nous, qui chez les Grecs signifie esprit, ce
qui en nous est doué de connoissance ;

Nou, qui chez les Egyptiens, signifioit Dieu, l'Esprit par excellence ;

Numen, qui chez les Latins signifioit la Divinité, qui connoît
tout ;

ne vinssent de la même origine.

Nous trouvons également ce mot chez les Arabes : chez eux Noo 
ou nov  qu'on peut aussi prononcer nhov, ou nghov, signifie voix,
son, modulation ; 2°. bruit, rumeur : devenu verbe, il signifie parler, s'exprimer
d'une maniere intelligible :& 2°. d'une maniere agréable & flatteuse,
cajoler, flatter.

Noos verrons dans le Dictionnaire Primitif, par quel motif ce mot
No fut chargé de cette signification.

§. 5.
Noms considérés comme le sujet des Tableaux des idées.

Les Noms ne sont pas seulement à la tête des Parties du Discours, parce
que sans eux il n'y auroit point de Discours ; mais sur-tout parce qu'ils sont
constamment le seul point de réunion de tous les Traits qui composent lesTableaux
de la parole ; l'objet pour lequel ils sont tous amenés, celui qui devient
61la base de tous les autres, & dont ceux-ci tirent leur énergie, leur beauté,
leur sublimité.

Ceci nous ramene toujours à la Nature, dont nous ne saurions nous écarter
un instant sans nous égarer. Ce n'est point parce que l'homme l'a voulu,
qu'il existe des Noms ; & que ces Noms sont l'ame de la Parole, les sujets
auxquels se raportent tous les Tableaux qu'elle exécute. Ces Noms sont l'ame
de la Parole, parce qu'ils représentent les Êtres dont est composé l'Univers ;
& parce que tout ce qu'on dit, est nécessairement relatif à ces Êtres : en sorte
que leurs Noms seront le centre de tout ce qu'on en dit, comme ces Êtres
sont eux-mêmes la base de toute action, de tout mouvement, de toute
qualité.

La volonté des Hommes n'entre pour rien dans toutes ces choses, que pour
s'y conformer : ne soyons donc pas surpris de n'y trouver rien d'arbitraire ;
que tout y soit déterminé par la Nature même ; que tous les Peuples & toutes
les Langues s'accordent à cet égard.

Le Nom est donc au Discours, ce que l'objet principal est à un Tableau,
ce que le Héros est au Drame, ce qu'un Être est à ses effets.

Tout le raporte à lui : l'habiletée du Peintre consiste à ne laisser voir que
lui, & à fondre le reste du Tableau avec un si grand art qu'on aperçoive sans
peine & sans équivoque, que tout le raporte à cet objet ; & que tout ce qui
dans le Tableau n'est pas lui, n'est là que pour lui, pour le faire connoître,
pour le faire valoir : ensorte que lorsqu'on cacheroit le sujet, qu'on tireroit un
voile sur lui, qu'on suprimeroit son Nom, ceux, qui jetteroient les yeux sur
ce Tableau imparfait en aparence, ne pourraient s'empêcher de reconnoître
le sujet auquel il le raporte.

Tel doit être en effet l'art des Tableaux de nos idées, que la connoissance
de leur sujet nous fasse comprendre à l'instant tout ce qu'on nous en dit, &
qu'en même tems la vue des dévelopemens du Tableau soit telle qu'elle pût
seule nous en faire deviner le sujet.

C'est cet art qui nous donne une si grande facilité pour entendre les Ouvrages
écrits en Langues étrangères ; car la seule connoissance du sujet nous
offre déja l'idée de tout ce qu'on en va dire ; ce qui rend aisée l'intelligence
du Tableau, sur-tout si l'Auteur a été un grand Peintre ; s'il a bien vu, s'il a
bien senti, s'il a rendu son sujet avec tant de Sagacité, d'exactitude & de netteté
qu'on ne puisse s'empêcher de croire qu'il n'y a rien de plus naturel, & qu'on
en eût aisément fait autant.

Ce sont les Auteurs de ce genre qui rendent une Langue célébre, comme
62les grands Peintres illustrent les Ecoles dont ils sont sortis. c'est par de pareils
Ecrivains que la Langue Grecque est devenue celle de tous les gens de goût,
& que l'étude de quelques Langues modernes devient indispensable pour
quiconque veut orner son esprit & élever son ame, en la nourrissant de tout ce
qu'on a composé de plus parfait & de plus exquis.

Peut-on, par exemple, jetter les yeux sur ce beau Tableau du Cahos, & ne
pas en saisir à l'instant l'ensemble ? Peut-on hésiter sur le sens qu'on y doit attacher ;
ne pas avouer que tous les traits qui le forment n'en sont que des dévelopemens
qui s'y raportent, & dont il est la base ? C'est Ovide qui nous parle :

« Ante Mare & Terras, dit-il, & quod regit ornnia Cœlum,
Unus erat toto naturæ vultus in orbe,
Quem dixere Chaos : rudis, indigestaque moles,
Nec quicquam, nisi pondus inert, congestaque codem
Non bene junctarum discordia semina rerum.
Nullus adhuc mundo præbebat lumina Titan,
Nec nova crescendo reparabat cornua Phœbe,
Nec circumfuso pendebat in aëre tellus
Ponderibut librata suis : nec brachia longo
Margine terrarum porrexerat Amphitrite.
Quaque erat & tellus, illic & pontus & aer :
Sic erat instabilis tellus, innabilis unda,
Lucis egens aër : nulli sua forma manebat.
Obstabatque aliis aliud : quia corpore in uno
Frigida pugnabant calidis, humentia ficcis,
Mollia cum duris, sine pondere habentia pondus
. »

« Avant l'existence de la Mer, de la Terre, du Ciel qui sert d'envelope à
l'Univers, la Nature étoit par-tout la même : aussi l'apella-t-on le Cahos ;
masse informe, grossiere, & sans énergie, où les principes de toutes choses
étoient entassés & confondus. Titan (†)17 n'éclairoit pas encore le Monde.
Phœbe n'avoit pas encore eu lieu de réparer son croissant : la Terre n'étoit
pas encore suspendue, par son propre poids, au milieu des airs : Amphitrite
n'avoit pas encore étendu les bras autour des Continens. Tout étoit Mer,
63Terre, Air ; la Terre étoit liquide, l'Eau massive, l'Air dénué de lumière ;
nul Être n'avoit une forme fixe & constante ; tout faisoit obstacle à tout ; &
dans un même corps, les Elémens glacés combattoient contre les brûlans,
les humides avec les secs, les mols avec les durs, les pesans avec les légers ».

Qu'on ôte de ce Tableau le motde Cahos, qu'on n'annonce point l'objet
dont on parle, & chacun le reconnoîtra néanmoins, parce qu'il ne renferme
aucune expression, aucun trait qui ne soit absolument relatif à cet objet, & qui
ne le désigne avec la plus grande netteté.

Il en est de même de ce beau Tableau de l'Aminte :

… Qual cose è piu picciola d'Amore :
se in ogni breve spazio entra,
E s'asconde in ogni breve spazio ? or sotto all'ombra
Delle palpebre, or tra minuti rivi,
D'un biondo crine : or dentro le pozzette
Che forma un dolce riso in bella guancia,
E pur fa tanto grandi e si mortali
E cosi immedicabili le piaghe.

Qui peut méconnoître le sujet de ce Tableau, cet objet si petit en aparence,
dont on dit qu'il s'insinue dans les espaces les plus resserrés, qu'il se cache à
l'ombre d'une paupiere, dans les contours ondoyans d'une belle chevelure,
dans le creux que forme le doux sourire sur une joue aimable, & dont les blessures
sont cependant si funestes, & irrémédiables ? Mais ôtez le nom de l'objet,
que devient ce Tableau ?

N'en est-il pas de même de cette pensée de notre ingénieux & naïf Fabuliste ?

Petit poisson deviendra grand
Pourvu que Dieu lui prête vie ;
Mais le lâcher en attendant,
Je tiens pour moi que c'est folie.

Sans le nom qui fait le sujet de cette pensée, que devient-elle ? quelle est
son utilité ?64

Le Nom est donc l'ame de nos Discours ; il en amene toutes les Parties : il
les lie, il les unit, il n'en forme qu'un Tout intéressant & vrai, qui fait passer
dans l'esprit des autres ce qu'on pense du sujet sur lequel il roule.

En vain donc on voudroit analyser un pareil Tableau, & s'en former une
juste idée, si l'on ne commence par s'assurer du mot qui en présente le sujet,
puisque c'est le trait le plus intéressant du Tableau, dont la connoissance fait
aussi-tôt comprendre tout ce qu'on en dit ; & nous met en état de juger le
Tableau lui-même, de voir s'il remplit toute l'étendue de son sujet, & s'il le
peint avec les graces, la délicatesse & le genre de beauté dont il est susceptible.

§. 6.
Noms distingués en sujet & en objets dans un même Tableau.

Le Nom considéré comme le point de réunion de toutes les portions d'un
même Tableau, s'apelle Sujet, le sujet du Tableau ; mais quoique tout Nom
puisse être sujet à son tour, tous les Noms qui se trouvent dans un Tableau
ne sont pas pour cela autant de sujets, puisqu'il ne peut en exister qu'un seul
dans chaque Tableau. Les autres Noms n'y entrent donc qu'en sous-ordre ; ils
n'y sont introduits que pour déveloper le sujet, pour l'embellir, pour mettre
au jour ses effets, ses qualités, ses raports avec les autres objets.

En effet, & nous l'avons déja vu, les Êtres sont tous liés dans la Nature,
ils tiennent tous les uns aux autres ; tous sont dans une dépendance mutuelle :
on ne sauroit donc en connoître un, sans avoir une idée nette & exacte de
ses raports avec ceux auxquels il tient, & sans désigner ceux-ci. Le sujet d'un
Tableau est donc accompagné d'autres Noms en plus ou en moins grand nombre,
qui seront comme son escorte, qui constitueront sa dignité & son énergie.
Ainsi dans les exemples que nous venons de raporter, un seul sujet domine
sur un grand nombre de Noms.

Cependant, il n'est point à craindre qu'au milieu de tant de Noms, on
se méprenne jamais sur celui-ci, & qu'on ne puisse le démêler d'entre tous les
autres : il est comme le Chef qu'on distingue toujours de sa Troupe. Tous ces
Noms sont employés de maniere à foire connoître quel est celui qui domine,
quels sont ceux qui en dépendent, & qui ne sont là que pour lui ou à cause
de lui : on ne peut se méprendre un instant au rôle auquel ils sont apellés.

C'est ce qui constitue la clarté & la beauté des Tableaux de la parole : tout
65en est par-là distinct, clair, sensible, sans équivoque : aucun mot ne nuit
à l'autre ; nul ne lutte avec le sujet, ou lui préjudice.

Tel un Peintre obligé de faire entrer dans le Tableau, une multitude de
Personnages, les groupe, les raproche ou les fait fuir avec un si grand art
& une si grande intelligence, que le sujet du Tableau, le Personnage dominant
& auquel tous les autres se raportent, se fait reconnoître à l'instant.

Ainsi le Discours, malgré le nombre prodigieux d'objets, ou de Noms
qui le composent, offre toujours cette unité qui en fait l'essence & l'énergie,
& sans laquelle on se rendroit inintelligible, en n'offrant qu'un vain entassement
de mots.

§. 7.
De l'Origine des Noms propres & des Noms apellatifs.

Cette distinction de Noms, en propres qui ne désignent qu'un individu, &
en apellatifs qui désignent tous les objets de la même espèce, est devenue
la source d'un Problême, que de grands Philosophes n'ont pu résoudre d'une
maniere satisfaisante. Les Noms apellatifs sont-ils plus anciens que les Noms
propres, ou ceux-ci leur ont-ils donné naissance ? telle est la question dont il
s'agit.

Les Noms, dit-on, ne furent inventés que pour correspondre à nos idées :
or dès leur origine, elles furent conformes à la Nature : mais la Nature n'offre
que des individus : les Noms propres ou individuels durent donc être les premiers.

D'un autre côté, tous les Noms propres sont apellatifs par leur nature :
Sem, signifioit l'Elevé ; Nicolas, le Peuple vainqueur ; Susanne, Fleur de
Lys : & tels sont nos Noms propres significatifs, Marchand, Potier,
Grand, Petit, &c. Il faut donc que les Noms apellatifs ayent été les premiers.

Comment se décider entre la Nature qui ne montre que des individus,
& entre les Langues qui ne montrent que des espéces ? Les Hommes d'ailleurs
auront-ils attendu à donner des noms, jusques à ce qu'ils ayent pu s'élever
aux idées abstraites des espéces ?

De quelque coté qu'on se tourne, on voit des raisons qui paroissent sans
réplique : cependant elles conduisent à des conséquences contradictoires : une
des deux opinions est donc fausse ; ou le seroient-elles toutes deux ?

Cette question si embrouillée, s'éclaircira cependant aisément, dès qu'on
66cessera d'en chercher la solution dans de faux principes ; & qu'on prendra la
Nature pour guide.

Lorsque l'Homme dut imposer des Noms, il avoit sous les yeux les grands
objets que lui offroit la Nature : mais ces objets se divisoient en deux Classes :
les uns, en petit nombre, étoient seuls de leur espèce ; les autres se présentoient
par groupes nombreux ; & pour apercevoir cette différence, il ne falloit
nulle métaphysique, nulle profondeur de génie, point de comparaisons
fines, ni de combinaisons d'idées : encore moins l'intervention particulière
de la Divinité descendue du Ciel comme par une machine, pour résoudre
ces difficultés & faire franchir ces prétendus abîmes.

L'Homme ouvrant les yeux, voyoit d'un côté une prodigieuse quantité
d'Êtres de la même espéce, une multitude d'Arbres, une multitude de Plantes,
une multitude d'Animaux, une multitude d'Etoiles, &c. Il voyoit en même
tems des objets seuls de leur espéce, un seul Soleil, une seule Lune, un seul
Chef de Famille, une seule Maîtresse de maison, une seule Contrée, un seul
Fleuve, un seul Lac, une seule Mer, &c.

A chacun de ceux-ci il donnera sans contredit un nom, & ce nom sera
un nom individuel, un Nom propre : mais fera-t-il la folie de donner à chaque
arbre, à chaque brin d'herbe, à chaque grain de sable, &c. à chaque
feuille de la forêt, &c. un nom particulier qui lui seroit absolument inutile,
lors même qu'il pourroit s'en souvenir : ne se contentera-t-il pas d'enveloper
tous les objets de la même nature sous un même nom, sauf à en distinguer
quelques-uns au besoin, d'une maniere plus particulière ?

De-là, des Noms apellatifs nés dans le même tems que les Noms propres
& d'une maniere parfaitement conforme à la Nature, qui en fit au vrai tous
les frais : l'homme n'eut que le plaisir & la gloire de l'imitation.

Mais s'il y eut dans l'origine des Noms propres, comment sont-ils devenus
apellatifs ; Rien de plus simple encore. A mesure que l'homme, prenant possession
des diverses Contrées de la Terre, qui forment son habitation, aperçut
d'autres Êtres semblables à ceux qu'il connoissoit, & qu'il avoit cru jusques-là
uniques, il donna à ces nouveaux Objets les noms de ceux auxquels ils
ressembloient : ainsi il apella les nouveaux Lacs, les nouveaux Fleuves, les
nouvelles Familles, &c. du même nom qu'il avoit déja donné à ces Objets,
tandis qu'ils étoient uniques à ses yeux.

De cette maniere, les Noms propres devinrent autant de Noms apellatifs,
non d'origine, mais par analogie, par comparaison.

Tandis que par un échange réciproque de valeur, les Noms apellatifs devenoient
67des Noms propres, toutes les fois qu'on les apliquoit à un seul objet
particulier : c'est ainsi que les Noms de Bible & d'Al-Coran, qui étoient
apellatifs dans l'origine, désignant en Grec & en Arabe tout Livre en général,
ne désignent plus chez les Chrétiens & chez les Mahométans que leurs
Livres Sacrés.

C'est par le même principe que nous disons dans un sens individuel, la Ville,
la Rivière, le Palais, la Cour, &c. quoique ces mots soient en eux-mêmes,
apellatifs, après avoir été dans l'origine des Noms propres.

Cette propriété qu'ont tous les Noms apellatifs de s'employer dans un sens
très-étendu ou dans un sens très-restraint, répand souvent de l'obscurité sur
les Auteurs anciens & sur les Etymologies des Noms propres.

Les Latins, par exemple, apelloient Cerites la populace de Rome. Lorsque
leurs Savans voulurent remonter à l'origine de ce nom, ils trouvèrent sur leur
chemin le mot Cere, dont il étoit certainement venu ; mais qu'ils prirent pour
le Nom propre de la ville de Cere, sur la côte d'Italie, apellée autrement
Agylla, ville célébre par son port de mer & par son commerce dans des
tems très-reculés : & là-dessus ils bâtirent ce Roman, que les Romains, en reconnoissance
d'un secours important qu'ils avoient reçu des Cerites, les avoient
admis dans leur ville, mais sans aucun privilège de Citoyens ; & que de-là
étoit venu l'usage d'apeller Cerites, la populace de Rome, qui étoit privée de
tout droit de Cité.

Je ne sais comment on a pu se résoudre à répeter ce trait d'orgueil extravagant :
c'eût été une récompense bien ridicule pour ces braves habitans de
Cere, d'être confondus ainsi avec une vile populace, tandis que Rome donnoit
le Droit de Bourgeoisie à des Peuples qui lui avoient fait la plus cruelle
guerre.

Mais c'est qu'on ignoroit que Cere ou Kere, Kaire, étoit un mot primitif
qui signifioit Ville ; que le mot de Cerites signifioit par conséquent habitans
de la Ville
, & qu'il étoit devenu peu à peu le Nom propre de la populace
de Rome, mot à mot ses vilains, tandis qu'Urbani qui signifioit aussi habitans
de la Ville, étoit consacré comme n'ayant pas dégéneré, aux vrais habitans
de Rome, à ses Citoyens.

C'est ce même mot qui, devenu le Nom propre de la Capitale de l'Egypte
le Caire, n'a plus été reconnu par les Arabes qui l'ont confondu avec un
autre mot qui signifie Victoire, & qui ont cru qu'elle avoit été apellée ainsi
en mémoire de l'entrée triomphante du Vainqueur de l'Egypte.

L'on avoit également perdu de vue l'origine du nom des Theutons, parce
68qu'on avoit oublié qu'il venoit du nom apellatif Theut, Thet, qui signifia
une Contrée, Terre, Pays, & qui les designa comme Meres Nourricieres
des Hommes.

Teutons signifioit donc mot à mot les Enfans du Pays. Expression commune
aux anciens Peuples, & qui persuada dans la suite qu'ils se regardoient
comme une production de la Terre, & comme n'étant jamais venus d'ailleurs.

Ce même mot Terre, peut occasionner des sens très-divers dans les Livres
anciens, suivant qu'on le regardera comme un Nom propre ou comme un Nom
apellatif.

Ajoutons pour terminer cet article que l'on ne donne des Noms propres
aux objets, qu'on désigne par des Noms apellatifs, qu'autant qu'on y est obligé
par l'emploi individuel de ces objets : ainsi l'Astronome désigne chaque Étoile
par un Nom propre, le Chasseur en donne à ses Chiens ; le Pâtre, aux Animaux
qu'il élève ; l'Agriculteur, aux morceaux de Terre qu'il cultive, &c. chacun
selon son besoin.

De-là ces Langues particulières d'Arts, de Sciences, de Métiers, &c. dont
le Dictionnaire est si vaste, & dont les mots ne sont connus que de ceux qui
se consacrent à ces Arts, à ces Métiers, &c. & forment dans toutes les Langues,
une Langue à part, inconnue à tous ceux qui n'en ont pas fait une étude
particuliere.

Rien d'ailleurs qui soit plus conforme à la raison, que de donner & d'aprendre
les noms de chaque objet, seulement à mesure que cette connoissance
nous devient nécessaire.

C'est ainsi que les Noms forment la portion la plus considérable des mots
dont les langues sont composées : & nous verrons bientôt qu'il n'est aucun mot,
de quelque espèce que ce soit, qui ne tienne essentiellement à un nom, & qui
ne lui doive toute son énergie.

§. 8.
Des Genres.

Tout se tient dans la Nature : c'est une vérité dont nous avons déja fait
usage & que nous serons souvent dans le cas de répeter : mais elle se manifeste
d'une maniere éclatante dans les Êtres animés, & sur-tout relativement aux
Hommes : Dieu qui voulut qu'ils vécussent en Société, les forma de façon que
69pour composer une Famille, ils sont obligés de s'unir de deux en deux, chacun
semblable à l'autre quant à l'espéce, chacun différent quant au sexe.

Il fallut donc que les Noms donnés aux divers Êtres, portassent encore cette
empreinte de la Nature ; & fissent connoître non-seulement chaque espéce
d'Êtres, mais le sexe même des Êtres de chaque espéce.

Ainsi tandis que sous le nom d'Hommes pris dans le sens le plus étendu,
on désigne toute l'espéce humaine, on n'en désigne plus qu'une partie sous ce
même nom d'Hommes pris dans un sens plus étroit, tandis que l'autre partie
du genre humain est désignée par le nom de Femmes.

De-là se forme une classe de mots singuliere qui tient comme le milieu
entre les Noms propres & les Noms appellatifs : car celle-ci n'apartient pas
à un seul individu comme le Nom propre, ni a l'espéce entiere comme le Nom
apellatif ; mais elle désigne les Êtres de deux en deux, suivant qu'ils sont associés
dans la Nature par sexes ; & en les variant simplement, suivant l'aplication
qu'on en fait à l'un ou à l'autre sexe.

Cest ainsi qu'en Hébreu Ish hgnitie Homme ; & Isha, Femme : que l'on dit
Fils & Fille, Maître & Maîtresse, Roi & Reine, Prince & Princesse, &c.
& pour les Animaux Lion &c. Lionne, Chien & Chienne, Loup & Louve,
Canard & Canne.

Ensorte que le même nom devient masculin quand il s'aplique à l'un des
sexes, & féminin quand il s'aplique à l'autre.

De-là vint le nom même de Sexe, formé du mot Latin Sec-are qui signifie
séparer, partager, couper en deux, parce que par le sexe, l'espèce est coupée
en deux portions, & comme en deux moitiés d'un Tout.

Chacune de ces portions ou chacun de ces Sexes fiit appellé Genre, du mot
primitif Gen qui désigna toute idée de production, destination des sexes.

La distinction des Noms en deux Genres, l'un masculin, l'autre féminin,
conformément aux deux sexes, fut donc prise dans la Nature ; on auroit donc
tort de croire qu'elle soit arbitraire & de pure fantaisie. Il eût été absurde de
désigner tous les Êtres animés, quoique de sexe différent, par le même nom
sans distinction de sexe, parce que le langage n'auroit jamais été d'accord
avec le fait, & parce qu'on auroit toujours été embarrassé de savoir de quel
des deux Êtres on parloit, tandis qu'on n'eût mis aucune différence entre
leur nom commun.

Mais comme les Hommes n'ont jamais assigné de noms qu'autant qu'ils
ont été nécessaires, de même ils n'ont pas distingué par le genre toutes les
70espéces d'Êtres animés : il en est un grand nombre dont les deux sexes sont
renfermés dans le même nom, comme Mouche, Oiseau, Insecte & autres
animaux de ce genre dont une plus grande distinction seroit absolument inutile.

Tandis que par raport aux Animaux domestiques, qui sont non-seulement
de la plus grande utilité aux hommes, mais d'une utilité très-différente suivant
qu'ils sont mâles ou femelles, & outre cela d'une qualité très-différente
suivant cette division, on a porté l'exactitude jusques à leur donner des Noms
si differens, qu'on ne soupçonneroit pas, en ne considérant que leurs noms,
qu'ils sont de la même espèce.

Les noms de Taureau & de Vache, de Bélier & de Brebis, de
Bouc & de Chèvre, de Coq & de Poule, &c. désignent le même animal
suivant qu'il est mâle ou femelle.

N'en soyons pas surpris : l'utilité qu'on retire de ces animaux suivant qu'ils
sont males ou femelles, est si différente, qu'elle en fait en quelque façon comme
deux Êtres différens : le Taureau est compagnon de l'homme dans le labourage,
la Vache devient par son lait la nourriciere ou le soutien de la Famille ; non-seulement
dans les Familles Pâtres ou errantes, mais même pour les Familles
Agricoles. La Brebis, la Chèvre, & la Poule sont si utiles à ces mêmes Familles,
qu'elles ne pouvoiet trop en marquer en quelque sorte leur reconnoissance
en les distinguant par un nom honorable.

Les mâles & les femelles de ces Animaux se distinguent encore par des
caractères si différens, l'un est si fier, si turbulent, si courageux, l'autre est
si craintif, si pacifique, si modeste, qu'on n'auroit pu les confondre par un
seul nom.

D'ailleurs, ces Noms furent Toujours des épithètes ; c'est-à-dire des mots
relatifs à l'idée qu'on se formoit de ces Êtres. Taureau signifioit Fort, Puissant ;
Bélier, le bélant ; son nom Latin, Aries, le martial, parce qu'il est toujours
prêt à se battre. Bœuf, qui vient de Bous, mot Grec qui désigne également le
mâle & la femelle de cette espéce, signifie le gros, l'énorme (†)18. Il en seroit
de même de tous ces autres noms.71

2°. Genres par Analogie.

Mais l'homme n'est pas le simple Imitateur de la Nature ; souvent il suplée
à ce qu'elle lui fait connoître : & là où finit son imitation, commence la marche
d'analogie & de comparaison ; transportant ainsi une invention, un établissement,
d'un objet à un autre. C'est ce qu'il exécute sur-tout à l'égard des
Noms par lesquels il désigne une multitude d'Êtres inanimés dans lesquels il
n'y a point de sexe, & qu'il revêt néanmoins d'une terminaison masculine
ou féminine, suivant qu'il y aperçoit quelque chose de relatif aux idées qu'il
se forme d'un Être considéré comme mâle ou comme femelle.

Un Nom sera, par exemple, du genre masculin, lorsque l'objet qu'il désigne
offrira quelqu'une des propriétés du sexe masculin ; qu'il sera doué de force,
de vivacité, d'efficace, d'élévation, ou qu'il contribuera à communiquer quelque
vertu, quelque propriété, qu'il sera propre à féconder les Êtres productifs,
& plus actif que passif.

Un Nom sera au contraire du genre féminin, lorsque son objet offrira quelqu'une
des propriétés du sexe féminin ; qu'il aura plus de graces que de force,
plus de douceur que de vivacité, plus de délicatesse que de vigueur ; ou qu'il
sera un Être portant quelque production & secondé par la Nature ; & plus passif
qu'actif.

D'après ces vues, le Soleil sera du genre masculin, parce qu'il a une lumiere
forte & vigoureuse, qu'il ne la doit à aucun autre corps céleste, qu'il
la répand par-tout ; & que par sa chaleur, il féconde tous les Êtres.

La Lune, au contraire, sera du genre féminin, parce que sa lumière est
infiniment plus foible & plus douce que celle du Soleil, & qu'elle n'est que
d'emprunt.

Aussi les considéroit-on poétiquement comme Frere & Sœur ; d'où vint la
Fable d'Apollon & de Diane, Enfans de Latone, & par conséquent frère &
sœur. On les considéra également comme Mari & Femme, d'où vint l'Histoire
de Pasiphaé, Femme de Minos & Mere d'un Minotaure.72

L'Air & le Ciel sont du genre masculin, parce qu'ils sont regardés comme
les principes de la fécondation de la Terre, qu'ils y font descendre par la
chaleur & par les pluies sans lesquelles il n'y auroit point de productions ici-bas.

Tandis que la Terre, au contraire, est du genre féminin par la même raison,
parce qu'elle est regardée comme un Être fécondé par le Ciel, comme son
Epouse & la Mere nourriciere des Humains. C'est ce qui fit apeller Uranus ou
le Ciel, le Mari de Ghé ou de la Terre ; & qui donna lieu à ces vers de
Virgile (1)19. :

Tùm Pater omnipotens fœcundis imbribus Æther
Conjugis in gremium Lætæ descendit ; & omnes
Magnus alit magnoa commixtus corpore fœtus
.

« Alors le Ciel, le Pere Tout-Puissant, descend en pluies fécondes dans
le sein de son Epouse qu'il ranime ; & par le mélange de ces deux grandes
portions de l'Univers, naissent & croissent toutes les produdions. »

Non jam Mater alit Tellus, viresque ministrat. (2)20

« La Terre n'est plus une Mere, elle ne nourrit plus & ne donne plus
de nouvelles forces. »

Salve Magna Parens Frugum Saturnia Tellus.
Magna virum
. (3)21

« Je te Salue, Terre que cultiva Saturne, Mere féconde des Fruits &
des Nations. »

C'est par la même raison que les Villes, les Contrées, la Patrie ou la Terre
de nos Peres, sont du genre féminin. Elles reçoivent dans leur sein les semences
de tout : elles sont les Meres & les Nourricieres de leurs Habitans : aussi les anciennes
Villes de l'Orient regardoient le titre de Mere, comme le plus glorieux
pour elles : c'est de-là qu'est venu notre mot Métropole, qui signifie
mot à mot Ville-Mere ; mais qui étant formé de mots barbares pour nous,
73n'offre plus à notre esprit l'idée intéressante de Mere & de Nourriciere ; &
n'y réveille que l'idée moins flateuse de supériorité.

La masse des Eaux salées, qui environne & sépare les Continens de notre
Globe, est du genre féminin dans le nom de Mer, parce qu'on les considere
comme le réceptacle & les productrices d'une prodigieuse quantité de
plantes & d'animaux ; & elle devient du genre masculin dans le nom d'Océan,
parce qu'alors on ne fait attention qu'à sa vaste étendue & au mugissement
terrible de ses flots.

Le Tems est du genre masculin en diverses Langues, à cause de ses influences
sur tout ce qui existe. Il est personifié par un Vieillard dans ce Distique
ingénieux :

Ὁ γαρ Χρόνος μ᾽ ἔκαμψε, τέκτων οὐ σοφὸς
Ἄπαντα δ᾽ ἐργαζόμενος ἀσθηνέστερα. (4)22

« Le Tems, cet Artiste qui n'est pas sage & qui gâte tout ce qu'il touche,
m'a courbé comme un arc. »

L'Être Suprême, Auteur & Pere de tout ce qui existe, sera du genre masculin :
cependant comme cette idée est relative à celle de féminin, & qu'en
Dieu il n'y a nul raport pareil, quelques Peuples feront la Divinité du genre qui
n'annonce ni masculin ni féminin, afin d'en donner une idée plus sublime.

La Vertu & la Beauté seront dans toutes Langues du genre féminin,
parce que l'une est l'apanage de ce Sexe, & que l'autre est si belle, si intéressante,
si aimable, qu'on ne peut se dispenser de lui donner le sexe des Grâces.

3°. Bisarrerie des Genres.

Il faut avouer cependant qu'il s'est glissé à cet égard beaucoup de bisarrerie
& d'arbitraire dans les Langues, parce que les mêmes mots, en passant d'une
génération à une autre, ou d'une Langue à une autre, ont souvent changé de
genre ; ainsi arbre, qui est masculin en François, est féminin en Latin,
tandis que chaleur, qui est féminin en François, est masculin en Latin (a)23.74

Rien n'est plus désolant qu'une telle méthode, parce qu'on ne sauroit se
faire à cette variété de genres qu'essuie un même mot en passant d'une Langue
à une autre ; & qu'il faut mettre continuellement son esprit à la torture, pour
se familiariser avec cette inconstance perpétuelle de genres, qu'on ne peut
presque plus ramener à des principes communs & satisfaisans.

Aussi les Grammairiens n'ont pu s'empêcher de souhaiter que la distinction
des genres fût totalement anéantie dans toutes nos Langues, & ils ont cru
trouver un apui dans la Langue Angloise où, selon eux, il n'y a point de distinction
de Genre (†)24.

Mais pour éviter un inconvénient, auquel on pourroit peut-être remédier
de quelqu'autre maniere, ils priveroient les Langues de la ressource & des
avantages précieux qu'elles trouvent dans la distinction des genres, & que
nous allons tâcher de faire sentir, après avoir relevé l'inexactitude dans laquelle
on tombe, en disant que la Langue Angloise ne connoît point de distinction
de Genre.

Au premier coup d'œil, en effet, l'Anglois paroît méconnoître cette distinction ;
ses Noms ne sont point distingués par des terminaisons masculines & féminines ;
ses Adjectifs n'en ont point, ses Articles non plus : à partir de-là, on
se croit donc en droit de conclure qu'ils n'ont point de Genre : on se tromperoit
cependant, parce qu'ils ont des Pronoms féminins, & qu'ils n'employent
pas ces Pronoms indistinctement avec toute sorte de Noms, & servant des
masculins pour les uns & des féminins pour les autres ; preuve qu'ils considerent
les uns comme masculins, les autres comme féminins.

Le Sommeil & la Mort, par exemple, sont masculins chex eux comme
en Grec : aussi employent-ils pour eux les Pronoms masculins. « Mort, dit
l'un de leurs célébres Grammairiens, leur paroîtroit extrêmement ridicule si elle
étoit travestie en femme ». Et il cite ce passage de Shakespear, qui dit, en
parlant de la Vie (5)25.

Merely Thou art Death's Fool ;
For Him Thou labour'st by thy flight to shun ;
And yet run'st tow'rds Him still
 :

« Tu n'es que le jouet de Death (Mort) : car tandis que tu prends ton
75vol pour l'éviter, ta course impétueuse ne cesse de t'entraîner vers Lui ».

4°. Avantages de la distinction des Genres.

Ce n'est point sans raison que les Peuples se sont accordés à distinguer les
Noms par des Genres, lors même qu'ils ne désignoient pas des Êtres distingués
dans la Nature par leur sexe : tous sentirent qu'il en résultoit un grand nombre
d'avantages pour les Tableaux de la Parole, & que ces avantages l'emporteroient
toujours sur les légers inconvéniens qui en résulteroient pour se souvenir
du genre assigné à chaque Nom. Essayons de nous en former quelqu'idée.

1°. Ce qui rend la Nature vraiment belle & animée, ce sont les Êtres animés.
La plus belle campagne, la perspective la plus intéressante, est froide &
languissante si l'on n'y aperçoit des Êtres animés. Quel prix ne donnent pas à un
beau Canal, à une Mer vaste & tranquille des Animaux qui s'y jouent ou des
Vaisseaux qui les sillonnent. Qu'est le plus beau Palais sans un Maître & une
Maitresse ? qu'est une Ville sans Habitans ? que seroit le Monde sans Êtres animés ?
Il en est de même des Tableaux de toutes ces choses : ils ne plaisent
qu'autant qu'on y aperçoit des vestiges de pareils Êtres. Aussi les grands
Peintres ont-ils soin de lier toutes leurs Perspectives avec des Personnages
dont l'action est analogue à ces Perspectives : chez eux, point de Mers sans
Vaisseaux, point de Pons sans un Peuple immense répandu çà & là, pressé &
dans le plus grand mouvement ; point de Place publique sans gens affairés ;
point de beaux Monumens sans Admirateurs, &c. Il en sera donc de même
des Tableaux de la Parole ; ils ne sauroient plaire qu'autant qu'ils seront animés,
qu'ils respireront : & ils ne sauroient y parvenir qu'autant que leurs mots
seront eux-mêmes pleins de vie : mais comment animer des mots, comment
leur donner la vie d'un Tableau ? Rien de plus simple : en les revêtant d'un
sexe, en les personifiant, en en faisant des Êtres animés, en leur prêtant la
chaleur & la vie. Alors tout s'embellit dans la Parole, tout y paroît plein d'énergie
& de charmes : ce ne sont plus des mots qui se succèdent froidement
les uns aux autres : ce sont des traits de la plus vive lumière ; ce sont des objets,
à l'existence desquels on prend l'intérêt le plus vif, dont on veut connoître
l'origine, les raports, les qualités, les effets ; à l'égard desquels rien
n'est désormais indifférent.

C'est ainsi qu'en élevant à la qualité des Noms & des Êtres animés, tout ce
que nous voulons représenter par la Parole, nous devenons véritablement
76Peintres : c'est ce qui constitue la beauté & la Sublimité de la Poësie, & qui
fait l'excellence, de l'Art Oratoire.

Aussi tous les Noms ont-ils des genres chez tous les Peuples, ou se personifient-ils
chez ceux qui ont négligé d'avoir des genres, dès qu'ils veulent
toucher, émouvoir, remuer fortement l'imagination & le cœur.

2°. Le Discours en acquiert infiniment plus d'harmonie & de graces. Trop
de monotonie, trop d'uniformité, fatiguent & ennuient. La Beauté elle-même
déplaît, si elle n'est relevée par quelque variété. Combien ne seroient donc pas
insipides & fâcheux, & pour l'oreille & pour la vue, les Tableaux de nos idées
où tous les Noms seroient monotones, & sans distinction de genres ? Ainsi lors
même que la Nature ne nous conduiroit pas à cette distinction de Noms,
nous devrions en inventer quelqu'une, afin qu'ils ne fussent pas tous jettés au
même moule, qu'ils fussent animés par le contratse, & qu'on ne fît pas comme,
un Peintre qui habilleroit tous ses Personnages de la même façon, ou qui leur
donneroit à tous le même ton. Par la diversîté des genres au contraire nous,
imitons la Nature, & aussi-tôt nos Discours s'animent & offrent le plus grand
intérêt, celui-là même des sensations.

3°. Le Langage ne sauroit être non plus sur le même ton : il ne sauroit être
composé de sons absolument doux, ou absolument graves & forts : il exige
nécessairement de la variété dans ses modulations, & il ne peut être flateur
qu'autant qu'on y aperçoit un juste mélange de ces sons : mais comment peut-il
y parvenir avec plus de succès qu'en imitant la Nature, qu'en la prenant
pour guide ? Celle-ci n'a pas revêtu tous les Êtres de la même force, ou de la
même douceur : elle les a contrastés avec le plus grand soin : il falloit donc qu'il
en fût de même dans les Tableaux de nos idées, afin qu'ils fussent plus flateurs :
mais c'est l'effet que produisent les Genres dans le degré le plus éminent.

Imitant la force & la vigueur des Êtres masculins, les Hommes ont donné à
une partie des Noms, cette force & cette vigueur, en leur donnant une terminaison
forte & vigoureuse fermée par des consonnes ou par des voyelles,
fortes & sonores.

Tandis qu'ils ont imité la douceur & la délicatesse des Êtres féminins, en
donnant à une autre partie de leurs mots, une terminaison douce & légere,

C'est ainsi que ces mots,

Fort, Vaillant, Héros, Berger,

ont une prononciation plus forte & plus nerveuse que celle qu'ils offrent en
adoucissant leur derniere consonne par le son d'une voyelle, comme,

Forte, Vaillante, Héroïne, Bergere.77

C'est ainsi que Signora est plus doux que Signor, Pastorella que Pastor.

Le mélange de ces terminaisons jette dans le Discours cette harmonie,
cette grace & cette vérité que répand dans les Tableaux le mélange agréable
de la lumière & de l'ombre.

4°. Ces terminaisons sont enfin d'un très-grand avantage pour faire connoître
les mots qui sont liés par quelque raport, & quelles sont les personnes
qui parlent ; & pour donner aux Tableaux des idées, plus d'exactitude, de
vérité & de clarté.

Qu'on jette les yeux, afin de s'en assurer, sur les mots qui n'offrent pas
cette distinction, & sur le sens indéterminé qui en résulte ; sur cette phrase, par
exemple,

« Et moi aussi je fus sage »,

qui laisse l'esprit dans l'indécision sur la personne qui s'exprime ainsi.

Il en est de même de cette phrase Italienne Io, anchè io, fui amante,
qu'on ne sait s'il faut rendre ainsi : Moi, moi aussi je fus amant, ou s'il
faut y employer le genre féminin en traduisant : Moi, moi aussi je fus amante.

Equivoque qui regne également dans le Me amante des Latins ; qui peut
quelquefois devenir très-embarrassante, & que la distinction des genres fait
disparoître.

§. 9.
Des Nombres.

Nous avons vu que le Nom Apellatif désigne ce qu'offrent de semblable
tous les objets de la même espèce ; & qu'en prononçant les mots, arbre,
plante, montagne, &c. nous ne donnons l'idée d'aucun arbre, d'aucune
plante, d'aucune montagne en particulier ; mais l'idée en général de tout ce
qui est arbre, de tout ce qui est plante, de tout ce qui est montagne.

Mais telle est l'utilité de ces Noms apellatirfs, que nous pouvons les tirer
de cette généralité, & les apliquer à un seul individu ou à plusieurs.

Dans-cette phrase, par exemple,

« Le Mortel le plus heureux est celui qui sait le mieux borner ses
désirs »,

le Nom apellatif, Mortel, est apliqué à un seul individu, dont il devient
en quelque sorte le Nom propre.

Dans cette phrase au contraire,

« Les Mortels se rendent malheureux par l'excès de leurs désirs, que
ne peuvent contenter les plus grandes richesses & les plaisirs les
plus variés »,78

ce Nom apellatif Mortel, comprend tous les individus auxquels il convient.

On distinguera donc, à cet égard, les Noms apellatifs en deux Classes,
suivant qu'on s'en servira pour désigner un seul individu, ou plusieurs.

L'on dira de celui qui ne désigne qu'un individu, qu'il est au Nombre
Singulier ; & de celui qui désigne plusieurs individus, qu'il est au Nombre
Pluriel.

Le Mortel, est un Singulier.
Les Mortels, un Pluriel.

Cette distinction des Noms, en Singulier & en Pluriel, est de toutes les
Langues, parce qu'elle est donnée par la Nature : mais chaque Langue varie
dans la maniere d'énoncer cette distinction : cependant elles le sont toutes par
le plus léger changement possible ; en François, par la simple addition de la
finale s ; les Italiens, par une simple voyelle, ou par le changement d'une
voyelle en une autre : libro, un livre, par exemple, au Singulier ; & libri,
livres au pluriel, comme en Latin. Les Orientaux, & avec eux anciennement
les Anglois, par l'addition finale d'im, in ou en : ainsi, tandis que Child
signifie Enfant en Anglois, Children signifie Enfans, pluriel qui répond
à l'ancien singulier Childer & Childr, qui n'existe plus : mais ce détail apartient
à la Grammaire Comparative.

Nous pouvons admirer ici l'Art avec lequel se forment les Langues, & avec
quelle simplicité elles parviennent à cette brièveté & à cette concision qu'exige
la parole : une lettre ou un son de plus ou de moins, & le Tableau change
totalement ; il n'offre qu'un individu, ou il les présente tous : c'est un
miroir magique qui change en un clin d'oeil pour faire voir tout ce qu'on
desire, & qui se prête à toute l'impatience, à toute la vivacité de la volonté
& de l'imagination.

Quelques Peuples de l'Orient, les Grecs eux-mêmes, prenant pour guide
la Nature qui offre dans les Êtres animés, & sur-tout dans l'Homme, un
grand nombre de parties doubles, deux yeux, deux oreilles, deux mains,
&c. & qui porte les Êtres animés à s'associer de deux en deux, ou par paires,
avoient imaginé une troisième nuance dans les Noms, relativement au
nombre : celle-ci renfermoit deux individus, ni plus ni moins ; c'est ce qu'on
apella Duel,

Ces Observations sur les Genres & sur les Nombres, paraîtront minutieuses
à ceux qui savent très-bien parler leur langue, sans avoir jamais réfléchi
sur l'Art avec lequel on est parvenu à parler : cependant ces Observations sont
79indispensables, dès qu'on veut analyser cet Art. On s'en aperçoit sur-tout
lorsqu'on étudie des Langues étrangères : les procédés inconnus qu'on a alors
sous les yeux & par lesquels on est sans cesse arrêté, forcent d'en examiner
les causes, & prouvent que rien n'est minutieux en Grammaire.

Mais il en est de même de toutes les Sciences. Elles se réduisent, toutes
sans exception, à passer, des principes les plus simples, les plus indifférens en
aparence, aux connoissances les plus compliquées & les plus vastes. Qui sauroit
suivre cette route sans s'en écarter, & tenir toujours ce fil, aprendroit,
pour ainsi dire, les Sciences les plus relevées en se jouant : car il verroit sans
cesse la raison de chaque pas qu'il feroit ; il seroit toujours environné de la
plus vive lumière.

§. 10.
Noms, source ou racine de tous les Mots.

Une autre prérogative des Noms, & qui les distingue de la maniere la
plus intéressante de toutes les autres Parties du Discours, c'est qu'ils sont la
source ou les racines de tous les mots dont elles sont composées : c'est que
tous ceux-ci sont nés de ceux-là, & que si l'on considere les mots dont toutes
les Langues sont formées, comme des Familles ou comme des Arbres Généalogiques,
elles auront constamment un Nom à leur tête : ensorte qu'on ne
peut indiquer aucun mot, de quelque espèce qu'il soit, adjectif, verbe, adverbe,
conjonction, préposition, &c. qui ne descende d'un Nom, & qui n'en
tire toute son origine.

Les Noms deviennent ainsi la base, le fondement,la clef des Langues :
c'est à eux que doit se réduire leur étude ; ils sont comme autant de cases entre
lesquelles on doit distribuer tous les mots ; & l'on ne sera assuré de saisir
le sens de tous ceux-ci, d'en connoître les causes, d'être remonté à leur vraie
étymologie, qu'autant qu'on sera en état de les raporter au Nom qui leur
donna naissance.

Cette Thèse paroîtra sans doute nouvelle, & peut-être impossible à démontrer :
on la mettra au rang de ces propositions singulieres, de ces paradoxes
qu'une imagination ardente prend pour la vérité : nous osons cependant nous
flater que nos Lecteurs sont déja familiarisés avec elle, & qu'ils désirent du
moins qu'elle soit vraie, puisque l'étude des Langues & des Mots, si nécessaire
& cependant si pénible & si fastidieuse, en deviendrait aisée & agréable.

Heureusement, on ne sera pas réduit en cela au simple désir : nous verrons
80dans la suite, le fait démontrer constamment ce que nous avançons ici ; & nous
pouvons assurer, en attendant, que la raison suffit seule pour nous en convaincre.

En effet, la Parole, nous l'avons dit, n'est qu'une peinture : elle peint
nos idées : mais nos idées sont elles-même la peinture des objets : il faut donc
nécessairement que les Noms, cette Partie du Discours qui désigne les objets,
les peignent d'une maniere assez précise, assez exacte pour les faire
reconnoître à l'instant.

Les Noms ne peuvent donc exister par hasard : ils auront été donnés par
l'objet même, ils lui auront été assimilés, précisément de la maniere dont la
Parole peut s'assimiler à un objet & le peindre.

Les Noms seront donc les seuls mots qui puissent exister sans dérivation,
puisqu'eux seuls peignent les objets, les seuls Êtres existans.

Les autres mots, au contraire, ne peignent que les qualités de ces objets,
de ces Êtres, leurs diverses actions, leurs différens états : il faut donc
que ces derniers mots ayent avec les Noms des objets dont ils peignent les
qualités, le même raport qu'ont ces qualités avec leurs objets ; mais quel peut
être ce raport entre les Noms & les autres mots, si ce n'est que tous ceux-ci
soient liés au Nom, & qu'ils lui tiennent par dérivation, de la même
maniere que les qualités d'un objet sont une dérivation de la nature
même de cet objet ?

Les mots dérivés réveilleront ainsi l'idée du Nom dont ils dérivent,
avec la même promptitude, la même justesse & la même netteté que
l'idée d'une qualité réveille celle de l'objet auquel elle appartient.

C'est cette harmonie, simple & noble, qui constitue la beauté du langage,
& qui seule peut en faciliter l'étude.

Tel est l'effet de l'ordre qui simplifie tout, qu'il fait disparoître les peines
& les efforts qu'il a fallu soutenir pour arriver jusques à lui, qu'il semble
qu'on en eût fait autant parce qu'on en trouve les principes en soi, & qu'on
voit que c'est la seule maniere dont puisse exister l'ensemble des objets qui
le forment.

Mais aussi dès que cet ordre n'est plus aperçu, tout retombe dans la
confusion la plus étrange, tous les objets sont brouillés, leurs raports anéantis,
ces raports par lesquels ils s'éclairoient & se soutenoient, par lesquels
on en saisissoit l'ensemble avec la plus grande facilité, & qui offroient les charmes
irrésistibles de l'harmonie & du beau.

C'est dans ce désordre étonnant qu'est tombée la connoissance des Langues :
81elles n'offrent plus d'harmonie, plus de raport, plus d'ensemble ; tout y est
jetté au hasard & dans une confusion extrême : les dérivés d'un même mot
ne tiennent plus à ce mot : on n'aperçoit aucune liaison entr'eux ; la connoissance
de l'un est nulle pour acquérir celle de l'autre : par-tout des mots étrangers
les uns aux autres, dont on ne connoît plus la famille.

En considérant cette confusion, presque semblable à celle des élémens
confondus pêle-mêle dans le sein du cahos, on ne soupçonneroit jamais
que les mots ayent été assujettis à une marche régulière ; & que si elle
est méconnue, c'est uniquement parce qu'on n'aperçoit pas les moyens de la
rétablir.

On eût dû l'espérer de ceux qui nous ont donné des Dictionnaires où
les mots sont rangés par familles ; mais ils avoient manqué leur route dès le
premier pas, en regardant les Verbes comme la racine des mots, & en
prenant ainsi les branches pour le tronc.

Ils ne connoissoient, d'ailleurs, ou ne comparoient que quelques Langues
insuffisantes, pour leur donner tous les points de comparaison nécessaires
pour un travail de cette nature.

Ce qui leur faisoit penser que les Verbes étoient les vrais mots radicaux,
c'est qu'ils voyoient un raport étonnant entre les Verbes & les Noms : c'est
que dans diverses Langues, ils trouvoient beaucoup de verbes sans Nom qui
leur correspondît ; c'est qu'en effet un grand nombre de mots, même de Noms,
dérivent des Verbes ; mais aucune de ces considérations ne peut anéantir
notre principe.

Principe au moyen duquel tous ses mots tiennent aux Noms, qui
tiennent eux-mêmes aux objets, & d'où résulte cette harmonie admirable
que la Nature met dans tous ses Ouvrages, & sans laquelle rien ne pourroit
exister.

§. 11.
De l'Invention des Noms.

Mais de quelle maniere l'Objet a-t-il pu conduire au Nom qu'on lui assigna ?
Comment, entre cette multitude de sobns par lesquels on pouvoit désigner
un objet, se decida-t-on pour celui qui devint son Nom ?

Ce ne put être qu'en assignant pour Nom à chaque objet, celui de tous
ces sons qui avoit avec lui le raport le plus étroit.82

A cet égard, ses Noms, sur-tout les Primitifs, se divisent en deux grandes
Classes.

1°. Ceux qu'on apelle Onomatopées ; c'est-à-dire, Noms déja formés
par la Nature, & qui désignent les objets par un son qui imite leur cri, si
ces objets sont des Animaux ; ou les bruits & les sons qui résultent de leurs
mouvemens.

Tels sont 1°. ces Noms d'Animaux, Bœuf, imitation de son beuglement ;
Belier, imitation du bêlement de cet animal ; Coucou, imitation du chant
de cet oiseau ; Cigale, imitation du cri de cet insecte, plus sensible dans
le Latin Cic-ada, &c.

2°. Ces Noms d'Instrumens, Tambour, Tymballe, Tympanon, Trompette,
Fanfare, Trictrac, &c.

3°. Ces Verbes relatifs aux cris des Animaux, & au bruit des Instrumens,
mugir, beugler, beler, hennir, miauler, bondir, tonner, sonner, sifler,
soufler, &c.

4°. Ces mots encore, Sons, Tons, Timpan de l'oreille qui occasionne
l'ouie des sons, Tonnerre, Bombe, Taffetas qui imite le bruit de cette
étoffe quand on la froisse, &c.

Telle encore la Famille immense de Cra ou Gra, dont nous avons vu
une partie des dérivés, à l'occasion de l'origine du Nom de la Grammaire.

5°. On peut joindre à cette Classe, les Noms des Parties du Corps, tirées
du son ou du bruit qu'on en tire. Les Dents sont apellées de ce nom parce
qu'elles sont la touche sur laquelle on prononce D. La Bouche prend son nom
de ce qu'à son ouverture, qui la caractérise, on prononce B. L'Oreille, le Nez,
le Pied, la Main, &c. ont aussi des origines pareilles, comme nous le ferons
voir dans nos Principes sur l'origine du Langage & de l'Ecriture.

II. La seconde Classe des Noms, relativement à leur origine, renferme tous
ceux qui rapellent l'Objet, non par l'imitation du bruit ou du cri, mais par le
raport du Nom avec une qualité distinctive de l'Objet.

Nous le démontrerons dans le plus grand détail, soit dans l'Ouvrage que
nous venons d'indiquer, soit dans notre Dictionnaire Primitif ; mais pour en
donner un exemple qui dévelope notre idée, prenons au hasard un mot primitif,
qui semble n'avoir nul raport à son objet.

C'est le mot primitif Gur ou Gyr (†)26 qui désigne tout cercle, toute
83étendue circulaire, toute idée relative à cercle, à circonférence, d'où vint
notre propre mot Cercle. Certainement si quelque objet étoit difficile à peindre,
à imiter, à exprimer par la parole, c'étoit le cercle : mais on pouvoit
s'aider du geste, en décrivant de la main une enceinte, un circuit ; on n'eut
donc qu'à imiter avec la langue ce mouvement circulaire ; le son qui en provenoit,
se trouvoit le Nom simple, naturel & énergique du Cercle. Ce son est
Gur, ou Gyr : la langue, pour le prononcer pleinement, lentement & fortement,
comme se prononcèrent tous les mots dans leur origine, parcourt tous
le circuit de l'instrument vocal ; car en commençant à le prononcer, elle apuie
contre le bas de la mâchoire inférieure ; & partant ainsi de l'extrémité extérieure
de l'instrument vocal, elle s'éleve vers le palais pour se replier vers l'extrémité
intérieure de cet instrument, ou vers le fond de la bouche, ensorte
qu'elle décrit un demi-cercle.

Le son Gur ou Gyr, étoit donc entre tous les sons possibles, le seul
qui pût convenir de la maniere la plus parfaite à l'idée du cercle, de tour,
de révolution : aussi dans les Langues d'Orient & dans celles d'Occident est-il
devenu le Nom propre de cercle, de tour, & la racine d'une prodigieuse
quantité de mots relatifs à entourer, environner, enveloper.

Raportons-en divers exemples tirés de ces principales Langues : ils deviendront
intéressans par leurs raports singuliers, en même tems qu'ils donneront
une idée de la nature des Mots radicaux & de la maniere dont ils deviennent
la source d'une prodigieuse quantité de mots.

gur ou gyr,

Nom primitif désignant toute idée de Cercle, de Tour, d'Enceinte, avec ses
principaux dérivés dans la plupart des Langues
.

En arabe, , Kur ou Cyr, Tour, Spirale.
-, Ma-Kur, Bonnet à plusieurs Tours, Turban.
, Kur-a, S'enveloper la tête d'un mouchoir à
plusieurs Tours, ce couvrir d'un
bonnet à plusieurs tours.

Ce Verbe réunit dans les Dictionnaires Arabes, un grand nombre d'autres
84significations différentes, qui ne paroissent présenter aucan raport entr'elles,
& rien qui puisse déterminer quelle est la dominante : défaut commun aux
Dictionnaires, mais sur-tout aux Arabes, qui désorientent sans cesse les plus habiles
dans cette Langue : mais toutes celles qu'offre ce Verbe Kura s'arrangent
très-bien au moyen de l'idée propre & primitive du mot qui forma ce
Verbe.

Ce mot, après avoir formé le Verbe Kura avec la signification d'enveloper,
continuant à lui prêter les divers sens qu'il offre lui-même, lui fera signifier
très-naturellement, en Arabe :

I°. Au sens de Ceinture :

1°. Se ceindre ; d'où au figuré,
2°. Se hâter, se dépêcher : car on ne peut se hâter lorsqu'on porte l'habit
long comme les Orientaux & les Femmes, qu'en se ceignant.
3°. Etre dans un état abject. En effet, l'habit ceint & troussé étant l'emblême
du travail, deviendra celui des gens abjects, obligés de porter toujours
un pareil habit par leur genre même de vie.

4°. Réprimander, railler, critiquer, parce qu'on réprimande ceux sur
qui l'on est élevé, désignés par l'épithète de ceux qui sont ceints, ou les
Travailleurs, les Ouvriers, les Serfs.

II°. Au sens de Tour, de révolution :

5°. Tourner, tournoyer, s'avancer en tourbillon.

6°. Faire rouler quelqu'un, le culbuter, le percer en peloton.

III°. Au sens d'objets réunis en rond, en peloton :

7°. Réunir, rassembler, mettre en tas, faire cercle.

En Hébreu, , Gur, Gyr, signifie assembler.
-, A-Gar, mettre en un monceau.
-, Me-Gur-a, Grenier.
, Gur-n, Aire, Place circulaire où l'on foule les
grains ; 2°. Grenier.
-, Ha-Gur, Ceinture, Cordon.
-, Ha-Gar, ceindre.
85

En Grec, Γῦρ-ος, Gur-os, Gyr-os, Cercle, Tour.
Γυρ-ὸς, Gur-os, courbé, vouté.
Κυρ-τος, Kur-tos, vouté bossu.
Κιρ-Κος, Kir-kos, tout ce qui est rond.
Α-γορ-α, A-Gor-a, Place publique, Marché, Lieu d'assemblée.

En Latin, Gur-us, Gyr-us, Cercle, Circuit, Tour.
Gur-o, dans Varron, Gyr-o, Tourner, Arrondir ; 2°. Tourner
sur le Tour.
Gyr-atio, Tournoyement.
2°. Circ-us, Cirque.
Circ-ulus, Cercle.
Circ-uitus, Circuit.
Circ-ulo, Circuler.
Circ-um, Autour, environ.
Circ-inus, Compas, Instrument avec lequel on décrit
un cercle.

En Anglo-Saxon, Gyr-dan, Cyr-ran, Tourner.
Cer-re, Tours & Contours.
Ger-del, Gyr-dl, Ceinture.
Be-Gyr-dan, Ceindre.

En Allemand, Gurt, Ceinture, Cordon.
Gurt-en, Ceindre
En Islandois, Gyr-ta,
En Anglois, Gyr-d,
Gir-dle, Ceinture
En Hollandois, Gor-de,
Gor-den, Ceindre.
En Irlandois, Cor, Ceinture, Cordon ; 2°. Tour ; 3°. Mouvement
circulaire.

En Lorrain, Gour-et, Boule.

En Gallois, Gur-i, Gwr-i, Tour, Ceinture.
Gwr-wee, Autour
Gwyr, Courbé.
86

En Bas-Breton, Gour-is, Ceinture.
Gour-isa, Ceindre.
Gour-isat, Une Ceinturée, ou une Ventrée.

En Basque, Gur, Autour.
Gir-atu, Rouler.
Gir-aca, Faire tourner.
Gir-aboilla, Tourbillon.
Gir-eg-uzquia, Tournesol.
Chir-quia, Circuit ; 2°. Subterfuge.
Gur-cila, Roue de Chariot.
Gur-pildu, Rouer.
Guerri-coa, Ceinture ; 2°. Autour.
Guerri-catua, Ceint.
Guerr-unca, Les Reins.
Guir-oa, Saisons, Révolutions de l'année.
Cer-ua, Voûte des airs, le Ciel.
Cer-ucoa, Céleste.
Gor-abilla, Anneau à anse.

En Bas-Breton, Cern, Cerne, Circuit, Enceinte ; 2°. Prison.
Cer-na, En-Cer-na, Entourer, cerner.

De-là, ces divers Dérivés :

1°. Le Grec, Kir-ris, Kir-kos, Espéce d'Epervier.
Le Latin, Cir-cus,
Cir-canea, Espéce d'oiseau de proie.
L'Hébreu, -, Ho-Gyr, Nom d'oiseau.
Le Hollandois, Gier, Vautour.
Le Latin, Gyro-Falco,
Le François, Ger-Faud, Faucon.

Noms donnés à ces Oiseaux, parce qu'ils tournent au haut des airs.

2°. Le Gallois, Chwer-is, Devidoir.
Le Bas-Breton, Gwer-zit, Fuseau.

3°. L'Anglo-Saxon, Cyr-faelle, Gourde.
L'Allemand, Kur-bis, Courge, Gourde
Gur-ke, Concombre.
87Le Latin, Cu-Cur-bita, Courge, Citrouille.
L'Allemand, Kur-be, Manivelle.

4°. L'Anglois, Cur-l, Boucle, Frisure.
To Cur-l, Boucler, Friser.
L'Irlandois, Cur-nin, Frisure, Boucle.
Le Latin, Cir-ri, Cheveux bouclés, frisés.

5°. Le Grec, Γωρυ-τος, Gor-utos, Carquois, Etui cylindrique à mettre
des flèches.

6°. Le Languedoc., Gir-ouflado,
Le François, Gir-oflée, Espée de Fleur ronde.

7°. L'Italien, Ghir-landa,
Le François, Guir-lande, Fleurs arrangées en couronne.

8°. L'Italien, L'Espagnol, Gir-andola, Roue à laquelle sont attachés des feux d'artifice ;
2°. Mouvement, Détour.

9°. L'Arabe, $$$, Kur, Railler, critiquer ; 2°. Mépriser.
L'Hébreu, $$, Ghor, Gronder, critiquer, blâmer.
Grec de Sparte, Gor-iaó, Critiquer, se moquer.
L'Anglois, Gir-d, Raillerie, sarcasme.
L'Allemand, Gurr-en,
Le Hollandois, Gorr-en, Gronder, battre avec sa ceinture, &c.

De-là encore diverses Familles, d'une très-grande étendue :

1°. Cair, Ker, Ville.
2°. Gar-d, Maison, Habitation.
3°. Gar-d, Jard, Jardin.
4°. Guerr-a, Quaero, Chercher, tourner autour, aimer, désirer.
5°. Gar, Guer, Habiller, vêtir, se garnir.

C'est à cette racine Gur, Enceinte, Tour, que se rapportent ces mot
Italiens :

tableau88

Ces mots Espagnols :

tableau

Ces mots François :

tableau

Une aussi grande multitude de mots, tous liés par le son & par le sens, &
subsistans chez tant de Nations diverses, sont une preuve sans réplique qu'une
énergie particuliere les maintenoit contre toutes les révolutions des Tems,
& qu'ils avoient une origine commune.

C'est ainsi que tous les mots naissent des Noms, & que ceux-ci tiennent
à la Nature de la maniere la plus forte & la plus sensible.

Il ne falloit donc, pour les trouver, aucune recherche profonde, aucune
métaphysique : la nécessité & l'imitation firent tout.

Par-là diminue prodigieusement la masse des mots dont on a à rendre raison :
& ne craignons pas d'être embarrassés à trouver la cause de tous les Primitifs !
Celui qui forma l'Instrument vocal, lui donna l'étendue nécessaire pour
qu'il pût se prêter à tous les besoins de la Parole : sans cela, il eût manqué son
but : son analyse nous fournira donc au besoin, la raison de chaque mot.89

§. 12.
Des noms Dérivés, Composés & Figurés.

Dans cette longue Famille de Mots que nous venons de raporter, on en
voit de plusieurs espéces.

1°. Les uns offrent le Primitif pur & simple : tels,

Le Basque, Gur, Au-tour.
L'Arabe, Kur, Tour, spirale.

2°. D'autres y ajoutent quelques lettres à la tête ou à la fin, pour
en faire un Nom, un Verbe, un Adverbe, un Adjectif, &c. tels,

Gyr-us, Cercle.
Gyr-o, tourner.
Cir-cum, au-tour.
Cu-Cur-bita, Citrouille.

3°. Des troisiémes s'associent à d'autres mots pour présenter un sens
plus composé, tels

Cir-cum-eo, aller au-tour.

4°. D'autres enfin transportent le primitif du sens propre à un sens figuré ;
tels,

Gird, en Anglois, raillerie, sarcasme.

Ce sont ces différences, ces variétés du mot primitif & radical qu'on,
apelle Dérivés, Composés & Figurés.

Par cet artifice admirable & commode, l'Homme suplée au petit nombre
de sons primitifs donnés par l'instrument vocal, qui n'auroit pu être plus
considérable, à moins que la Divinité n'eût augmenté l'étendue de l'instrument
vocal ; ce qui l'auroit mis hors de toute proportion avec le corps dont
il fait partie. Mais elle y supléa par cette industrie que l'homme dévelope à
l'égard des Noms primitifs, & qui les rend suffisans pour exprimer toutes ses
idées.

Par le secours des Dérivés, le même Nom devient successivement verbe,
adverbe, adjectif, préposition, &c. en se prenant dans un sens abstrait.

Par le secours des Composés, il réunit en un seul mot diverses idées, celles
de plusieurs mots radicaux.

Par le secours des Figurés, il double & triple l'étendue des Primitifs ; car
parle moyen des mots qui peignent des objets corporels, il exprime & peint
90très-bien les objets moraux & spirituels, dont il ne pourroit point parler sans
cet artifice.

Ainsi un même son se reproduit en quelque maniere à l'infini, pour
se prêter à tous nos besoins, & pour désigner toutes les idées qui peuvent
avoir quelque raport à un même objet physique, dont le Nom devient ainsi
la clef de tous ces mots, & leur communique l'énergie qu'on y remarque.

On ne sauroit donc distinguer avec trop de soin les diverses significations
d'un même Nom ;ni faire trop d'efforts pour ramener à une même famille,
à leur source primitive, tous les dérivés & tous tes composés qui s'en sont
formés, puisque c'est le moyen le plus propre pour diminuer les peines extrêmes
que cause l'étude des Langues, & pour la rendre satisfaisante en mettant
à l'instant sous les yeux la cause & la raison de tous les mots qui composent
une famille, & de toutes les significations qu'ils présentent.

Nous avons alors d'autant plus de facilité à nous souvenir de toutes ces diversités,
que nous ne sommes plus réduits comme auparavant, au simple secours
de la mémoire ; mais que l'intelligence ou l'entendement viennent encore
à son apui, & lui donnent une force étonnante dont elle seroit dénuée
sans cela.

Cette distribution des mots par familles est d'autant plus nécessaire,
que le nombre des radicaux est très-peu considérable, tandis qu'il existe une
masse prodigieuse de mots dérivés, composés & figurés qui forment un cahos
effroyable sans commencement & sans fin, lorsqu'on n'y met aucun
ordre, & où tout paroît l'effet du hasard.

Les Auteurs des Dictionnaires tâchent de supléer à ce désordre, en ramenant
les dérivés & les composés à leurs racines : mais à cet égard, ils
tomboient dans deux inconvéniens très-fâcheux.

1°. Comme ils ignoroient le raport de la Langue dont ils donnoient le
Dictionnaire, avec les autres Langues, ils ne pouvoient ramener aucun
mot à sa véritable origine ; ce qui persuadoit qu'ils étoient tous l'effet du hasard.

2°. Quoiqu'ils distinguassent avec soin les mots dérivés & composés,
la plupart ne tenoient aucun compte de la distinction des Noms en propres
& figurés, parce que dans un grand nombre d'occasions ils ne pouvoient
décider lequel des divers sens d'un mot étoit le propre, & quel
étoit le figuré.

Aussi, lorsqu'un de nos Grammairiens les plus distingués, s'excuse auprès
91du Public de ce qu'il considére un Ouvrage qu'il donnoit sur les Mots figurés,
comme une portion de la Grammaire, & qu'il dit : « Ce Traité me
paroît être une Partie essentielle de la Grammaire, puisqu'il est du ressort
de la Grammaire de faire entendre la véritable signification des Mots, &
en quel sens ils sont employés dans le Discours » (1)27 ; il prouve combien
on étoit à cet égard dans l'enfance ; & qu'il n'étoit pas lui-même bien convaincu
de l'universalité de son principe.

Et pourquoi ? C'est qu'il n'avoit nulle idée des Noms radicaux de toutes
les Langues ; Noms qui peuvent seuls donner le sens propre de tous les Mots :
aussi son excellent Ouvrage sur les Tropes, porte sur une base chancelante,
qui nuit à son utilité. Ceci n'est pas difficile à prouver.

« Je voudrois, dit-il (2)28, que nos Dictionnaires donnassent d'abord à un
mot Latin la signification propre que ce mot avoit dans l'imagination des
Auteurs Latins : qu'ensuite ils ajoutassent les divers sens figurés que les
Latins donnoient à ce Mot ».

Mais il ne s'apercevoit pas que tant de sagesse étoit une chose impossible
dans son systême : car voici comment il définissoit le sens propre d'un Mot :
« Le sens propre d'un mot, c'est la premiere signification du Mot » (3)29.

N'auroit-il pas dû nous aprendre plutôt quels étoient les caractères auxquels
nous reconnoîtrions cette première signification ? Sans parler de l'équivoque
que renferme cette expression, premiere signification d'un mot ; puisqu'on
ne sait s'il faut entendre par-là la première de toutes les significations
dont un Nom fut revêtu, ou celle de toutes ses significations connues
qu'il faut mettre à la tête. Lorsque jettant, par exemple, les yeux sur le
mot Latin Animus, nous lui voyons toutes ces significations ; « 1°. l'ame,
l'esprit ; 2°. le coeur, le courage, la générosité ; 3°. la volonté, le désir ;
4°. amour, amitié ; 5°. avis, dessein, résolution ; 6°. fierté, hauteur ;
7°. conscience ; 8°. fantaisie, humeur, caprice ; 9°. haleine, souffle, respiration ;
10°. la raison, le naturel, tour d'esprit, &c. » comment saurons-nous
quelle fût sa première signification, ou quelle doit être la première ?

N'en faisons point un crime à cet Auteur, auquel la Grammaire doit
92tant : il vit très-bien qu'il falloit un ordre dans les Mots ; mais on étoit
alors dans des ténèbres trop profondes à cet égard, pour qu'il pût apercevoir
le vrai fondement de cet ordre.

Substituons à ce qu'il apelle premiere signification d'un Mot, idée vague &
inutile, une autre définition. Disons que le sens propre d'un mot est toujours
une signification physique, & sur-tout la signification physique présentée par
la racine monosyllabique de ce nom, & jamais l'on ne sera dans l'embarras.
Ainsi on verra d'un coup-d'oeil que l'idée physique du Vent, fut la signification
propre & première du mot Animus : que sa seconde signification fut
celle de Souffle ; & que celle d'Esprit ou d'Ame qui paroissoit la première
ou la propre, n'est qu'une signification figurée, de l'invention des Latins.

Et dès-lors, on a un point de comparaison de plus pour remonter à l'origine
de ce nom, puisqu'il se lie aussi-tôt avec le Grec Anemos, qui signifie
le Vent.

D'ailleurs, pourquoi ne désirer, comme il fait, un si bel ordre que pour
le Latin ? Les autres Langues n'en sont-elles pas aussi dignes ? ou en seroient-elles
moins susceptibles ? Quel service pour l'humanité si tous les Dictionnaires
présentoient une marche aussi lumineuse, aussi satisfaisante, aussi
belle !

Notre Savant se trompoit encore, lorsqu'il rejettoit l'opinion de ceux qui
ont avancé que les Mots figurés ou les Tropes avoient été inventés par nécessité,
à cause du défaut & de la disette des mots propres :& il faisoit bien voir
qn'on n'avoit, dans le tems où il écrivoit, aucune idée exacte de la nature des
Langues, lorsqu'il ajoutoit : « je ne crois pas qu'il y ait un assez grand nombre
de mots qui supléent à ceux qui manquent, pour pouvoir dire que tel
ait été le premier & le principal usage des Tropes ».

Il n'existe aucun Nom qui n'ait été accompagné d'une signification figurée,
relative à quelqu'objet qui ne pouvoit être exprimé par un sens
propre.

Si nous nous sommes étendus sur cet objet, c'est à cause de son importance,
& parce qu'il faut justifier son opinion, lorsqu'on ose être d'un sentiment
différent de celui qu'adopta un grand Homme.

Pour terminer ce long Article, nous n'avons plus qu'à alléguer quelques
exemples de ces diverses espéces de Mots.

Ceux-ci, Vigne, Vignoble, Vigneron, Vendange, sont des dérivés du mot
Vin.

Maison, Maisonnette, sont des dérivés de l'ancien mot Mas, qui signifioit
93Habitation. Maçon & Maçonnage, dérivent du primitif Mac ou Mak,
habile, qui a formé l'Anglois, to Make, faire, le mot Machine, qui nous est
commun avec les Grecs & les Latins, & le mot Latin Machio, un Maçon.

Nous avons un grand nombre de composés nés dans notre Langue, sans
compter un beaucoup plus grand nombre empruntés du Latin, du Grec, &c.

Du nombre des premiers, ceux-ci :

tableau mi-di | mi-nuit | au-jour-d-hui | dès-or-mais

Et ceux-ci composés d'une négation ou d'une préposition jointes à un
Nom, à un adjectif, &c.

tableau non-obstant | néan-moins | con-formité | dif-formité

Tandis que ceux-ci :

tableau baromêtre | palingénésie | géométrie | astronomie

sont des composés de mots Grecs.

Des Noms Diminutifs & Augmentatifs.

N'omettons pas une Classe intéressante de Noms qu'on apelle Diminutifs
& Augmentatifs, parce qu'ils semblent diminuer la grosseur d'un objet pour
le faire paroître plus délicat, plus fin, plus aimable ; ou l'augmenter, pour
le faire paroître plus difforme, plus lourd, plus haïssable. Ils ajoutent ainsi à
l'expression du Nom, en l'associant aux idées agréables ou désagréables que son
objet fait éprouver : & ils produisent cet effet par le simple changement d'une
syllabe ajoutée à ce Nom. Elle est rude ou forte, pour exprimer la sensation
désagréable que cause un Objet : elle est douce & flatteuse, pour exprimer les
sensations douces & agréables.

Ces Mots sont une suite de la facilité qu'a l'Homme d'imiter par le langage
tout ce qui existe, & même de la nécessité dans laquelle il est de le
94faire, pour être entendu. Ils seront très-communs dans les Langues expressives
des Peuples du Midi, qui sont chantantes & remplies d'images : ils seront
plus rares dans les Langues des Peuples du Nord, moins chantantes, moins
remplies d'images, & plus Philosophiques que pittoresques. Ceux-ci auront
quelques Mots de cette espèce ; mais ils ne s'en serviront que dans le style
familier, ou dans les Poésies légeres & badines : ils les banniront de tout Ouvrage
sérieux, pour n'en pas affoiblir la gravité & la force.

Aussi la Langue Françoise n'a que quelques diminutifs, & moins encore
d'augmentatifs. On peut mettre entre ces derniers les mots suivans :

Savantas, pour désigner un Savant pesant & lourd.
Rimailleur, pour désigner un mauvais Poëte.
Barbouilleur, pour désigner un mauvais Peintre, un mauvais Ecrivain.
Gentillâtre, pour désigner une personne d'une Noblesse peu relevée.
Marâtre, pour désigner une Mere dénaturée.
Polisson, peur désigner une personnne qui n'est pas faite pour aller
de pair avec les personnes polies, bien élevées &
distinguées par leur rang.

Nos Diminutifs sont ordinairement terminés en ette.

Fill-ette.
Sœur-ette.
Fleur-ette.
Herb-ette.
Chansonn-ette.
Maisonn-ette.
Gentill-ette.
Foll-ette.
Seul-ette.
Pauvr-ette.
Mignon-ette.
Grande-lette.

Nous avons même des Mots qui ne furent dans leur origine que des diminutifs,
tels Bracelets, Cordonnet, Ficelle, Aiguille, Oreille, &c.

Nous avons quelques diminutifs en Illon, un Oisillon, un Corbillon.

Ariette est encore un diminutif : nous le devons aux Italiens qui apellant
Aria un air à chanter, se servent d'Ariette dans le même sens ou nous
dirions Chansonnette, ou petit Air.

Il ne tint pas aux premiers Poëtes qui épurerent notre Langue, qu'elle
n'abondât en diminutifs de toute espéce : leurs Ouvrages en sont remplis.
Nourris des Poëtes Grecs, Italiens & Provençaux qui en font le plus grand
usage, ils crurent que notre Poésie en seroit plus riante, plus pittoresque :
mais cet usage n'alloit pas avec le caractère de la Nation ; elle ne put l'adopter,
ou plutôt elle le borna aux Poésies familieres, où ils font un meilleur effet.95

Marot a dit,

… Ainsi la Brebiette
S'enfuit du Loup, & la Biche foiblette
Du fort Lion ; ainsi les Colombettes
Vont fuyant l'Aigle … (1)30

Les Diminutifs que Ronsard employa dans l'Imitation de l'Ode d'Anacréon,
sur l'Amour piqué par une Abeille, forment encore un joli effet.

Le petit Enfant Amour
Cueilloit des fleurs à l'entour
D'une Ruche où les Avettes
Font leurs petites Logettes.

Comme il les alloit cueillant,
Une Avette sommeillant
Dans le fond d'une fleurette,
Lui piqua la main douillette.

Sitôt que piqué se vit,
Ah ! je suis perdu, ce dit,
Et s'encourant vers sa Mère,
Lui montra sa plaie amere.

… Qui t'a, dis-moi, faux garçon,
Blessé de telle façon ?
Sont-ce mes Graces riantes
De leurs aiguilles poignantes ?

Nenni, c'est un serpenteau
Qui vole au printems nouveau
Avec que deux ailerettes
Cà & là sur les fleurettes.

Ah ! vraiment je le cognois,
Dit Venus ; les Villageois
De la montagne d'Hymette
Le surnomment Melissette. (2)31

Ce même Ronsard, qu'on regarda dans son tems comme le Prince des
Poëtes François, & dont les Poésies furent commentées par d'habiles gens,
comme on commentoit celles des Grecs & des Romains, crut que la Poésie
Pastorale exigeoit qu'on n'employât les Noms qu'en diminutif : il les dénatura
ainsi d'une maniere trop ridicule pour qu'on ait tenté de l'imiter.

Henri II. est Henriot.
Catherine de Médicis, Catin.
Charles IX, Carlin.
Le Duc d'Anjou, Angelot.
Henri IV, Navarrin.
La Duchesse de Savoye, Margot.
La Princesse Claude, fille d'Henri II, Claudine.
Charles, Duc de Lorraine, Charlot.96Michel de l'Hôpital, Michau.
Du Bellay, Bellot.
Une Odelette est pour lui une petite Ode.
L'Amour est un Archerot, le petit Archer.

La Langue Italienne abonde en diminutifs : en voici quelques exemples
Du Mot Casa, case, maison, elle forme tous ceux-ci :

Cas-accia, Maison vieille & astreufe.
Cas-alino, Maison qui tombe en-ruine.
Cas-occia, Maison de bois.
Cas-olare, Masure.
Cas-amento, Grande Maison, beau logement.
Cas-cina, Ferme.
Cas-ella, Petite Maison.
Cas-ellino,
Cas-ettina,
Maisonnette.
Cas-ipola, Cahutte, Maisonniette.
Cas-one, Grande Maison.

D'Uccello, Oiseau.

Uccell-acio, Grand Oiseau.
Uccell-ame, Grand amas d'Oiseaux.
Uccell-one, Un Niais, un gros Butor.
Uccell-oto, Un gros Oiseau.
Uccell-etto,
Uccell-ino,
Uccell-inuzzo,
Uccell-uzzo,
Petit Oiseau.

La Langue des Provinces Méridionales de la France, est également remplie
de diminutifs pleins d'énergie, & qui font l'agrément de leurs Chansons.
Il en est une qui commence ainsi :

Heurouse la Manette
Qu'un jour aura l'hounou
De desfar l'espinglette
Qui lous tint en prisou.

On y voit des terminaisons différentes, suivant la nature du Diminutif.

Les terminaisons en as, en aou, en astro, peignent des idées désagréables,

Foul-as, un grand Fou.
97Bart-as, un lieu plein de Buissons.
Fang-as, un lieu plein de Fange.
Barjh-aou, un grand Parleur, un Bavard.
Pourt-aou, un grand Portail.
Ment-astra, Menthe sauvage, comme les Latins disent
Ole-astro, pour l'Olivier sauvage.

Les terminaisons el, ette, ot, ino, peignent des idées agréables.

Pastour-el, un jeune Berger.
Pastour-elette, une jeune Bergère.
Auz-elet, petit Oiseau.
Ombr-ette, petite Ombre.
Pich-ott, Pich-otte, Petit, Petite.
Escurez-ino, Obscurité.

Des Mots figurés & allégoriques.

Enfin, point de Nom dans notre Langue qui ne réunisse quelque sens figuré,
à ceux qu'il présente au propre.

Humeur, Goût, Esprit, Air, &c. si communs dans notre Langue, sont
très-difficiles à définir, à cause de la multitude de sens figurés, dont ils se
sont chargés insensiblement.

Lien, attachement, douceur, hauteur, sublimité, élévation, profondeur,
démarche, &c. se prennent au sens figuré, comme au sens propre.

Par-là, nous donnons du corps aux Pensées, du ressort à l'Ame, de la solidité
à l'Esprit, de la dureté au Cœur ; le génie est plein de feu, & l'imagination
étincelle.

Le terme de Nudité, est même commun à l'ame comme au corps : on dit
montrer son ame toute nue ; une ame dénuée de vertu, & dépouillée de gloire.
Le pécheur honteux de sa nudité, en est effrayé.

Ceux qui n'ont jamais réfléchi sur les Langues, & qui s'imaginent que
chaque mot ne doit avoir qu'un seul sens, sont bien étonnés lorsqu'étudiant
les Langues étrangères, sur-tout les anciennes Langues d'Orient, ils y aperçoivent,
continuellement & de la maniere la plus sensible ce double sens d'un
même mot. Alors ils s'imaginent que ces Langues sont pauvres, misérables,
incorrectes, & qu'on peut leur faire dire tout ce qu'on veut ; mais ils ne prennent
pas garde qu'ils ne prouvent en cela que leur jugement précipité, pour
ne pas dire leur ignorance, ou leur mal-adresse.

On pourroit donc composer des Discours très-étendus où il n'entreroit que
des mots désignant des objets physiques & moraux. Il en existe de pareils,
98& on les apelle Allégories, c'est-à-dire, Discours dont les mots renferment
un sens différent de celui qu'ils semblent présenter.

Je ne puis me refuser au plaisir de transcrire ici une charmante Idylle allégorique,
qu'on a déja citée comme un exemple parfait d'allégorie (5)32.

Dans ces prés fleuris
Qu'arrose la Seine,
Cherchez qui vous mene,
Mes cheres Brebis.
J'ai fait, pour vous rendre
Le destin plus doux,
Ce qu'on peut attendre
D'une amitié tendre ;
Mais son long courroux
Détruit, empisonne
Tous mes soins pour vous,
Et vous abandonne
Aux fureurs des Loups.
Seriez-vous leur proie,
Aimable troupeau !
Vous de ce hameau
L'honneur & la joie ;
Vous, qui gras & beau
Me donniez sans cesse
Sur l'herbette épaisse
Un plaisir nouveau.
Que je vous regrette !
Mais il faut céder.
Sans chien, sans houlette,
Puis-je vous garder ?
L'injuste Fortune
Me les a ravis.
En vain j'importune
le Ciel par mes cris ;
Il rit de mes craintes ;
Et sourd à mes plaintes,
Houlette ni chien,
Il ne me rend rien.
Puissiez-vous, contentes
Et sans mon secours,
Passer d'heureux jours !
Brebis innocentes,
Brebis mes amours,
Que Pan vous défende.
Hélas ! il le fait ;
Je ne lui demande
Que ce seul bienfait.
Oui, Brebis chéries,
Qu'avec tant de soin
J'ai toujours nourries,
Je prends à témoin
Ces bois, ces prairies :
Que si les faveurs
Du Dieu des Pasteur
Vous gardent d'outrages.
Et vous font avoir
Du matin au soir
De gras pâturages ;
J'en conserverai
Tant que je vivrai
La douce mémoire,
Et que mes chansons
En mille façons
Porteront sa gloire
Du rivage heureux
Où vif & pompeux,
L'Astre qui mesure
Les nuits & les jours,
Commençant son cours,
Rend à la Nature
Toute sa parure ;
Jusqu'en ces climats,
Où sans doute las
D'éclairer le Monde,
Il va chez Thétis
Rallumer dans l'onde
Ses feux amortis.
99

On croit entendre une Bergere qui se plaint à ses Brebis de l'impuissance
où elle est de les mener dans de bons pâturages : mais le vrai sens de cette
Idylle est la peinture de la tristesse dont cette Dame étoit affectée à la vue
des besoins de ses Enfans, auxquels elle ne pouvoit remédier.

Il put & il dut y avoir de pareils Discours, dès les premiers tems : on
dut même prendre plaisir à en inventer, afin de donner l'essor à son imagination
& à son génie ; & afin de faire briller son esprit & son intelligence.

Aussi voyons-nous les Figures & les Allégories usitées dans les siècles les
plus reculés. Il n'est peut-être point d'ancien monument qu'on puisse comprendre
en s'attachant au premier sens qu'ils offrent, sur-tout ceux qui sont
écrits en vers.

De très-beaux Génies sont tombés dans de grossières fautes, & ont souvent
manqué la vérité pour n'avoir pas fait cette attention : divers monumens
en sont devenus barbares.

Qu'on en juge par ces deux traits. Les Anciens ont dit que les Habitans de
l'Isle de Ceylan avoient deux langues ; ils ont apellé les Tyriens & les Carthaginois
Gens à deux langues.

Ces doubles langues ont été un objet de confusion pour les Interprètes :
les uns ont cru que les Insulaires Ceylandois avoient deux langues dans la
bouche, ensorte qu'ils pouvoient tenir à deux personnes à la fois un discours
différent : & d'autres, que par l'éphitète donnée ici aux Tyriens & aux Carthaginois,
on avoir voulu dire qu'ils étoient des babillards, ou qu'ils parlaient
deux Langues différentes. Tandis qu'on vouloit dire que ceux-ci étoient
des fourbes & des trompeurs, & que ceux-la parloient deux idiomes
différens.

C'est sur-tout relativement à la Mythologie, que l'ignorance du style
allégorique a causé les plus grands ravages ; qu'elle a totalement dénaturé
ce qu'une Religion ancienne avoit d'intéressant & de sublime.

Les réflexions sur l'Art de peindre les idées, ne doivent pas servir uniquement
à en connoître les régles, l'étendue & l'utilité : elles doivent sur-tout
conduire à l'intelligence des Auteurs ; & elles auront tout le succès possible
si elles contribuent à nous donner des idées saines & exactes des Ouvrages
dont la lecture est nécessaire pour rendre la vie plus agréable, & plus
heureuse, & pour l'employer de la maniere la plus satisfaisante & la plus
consolante.100

Chapitre II.
Des Articles.
seconde partie du discours.

§. 1.
Destination des Articles.

Les Articles sont une Partie du Discours si essentielle aux Noms, qu'on
ne sauroit avoir une idée complette de ceux-ci sans le secours de ceux-là ; c'est
donc ici la seule place qui leur convienne ; & leur examen doit suivre
immédiatement les Noms, dont ils sont inséparables : mais pour cet effet reprenons
la division des Noms.

Nous avons vu qu'il existoit des Noms propres, qui ne conviennent
qu'à un seul individu : des Noms apellatifs, qui conviennent à chaque individu
de la même espèce ; & des Noms abstraits, qui présentent les qualités
considérées en elles-mêmes, & non dans leurs raports avec les objets dans lesquels
elles se trouvent, & qui les présentent comme si elles avoient une existence
propre.

Nous avons vu encore que ces trois sortes de Noms offroient, par une
suite de leur nature ou de leurs caractères propres, cette différence remarquable
que les Noms propres forment toujours un Tableau déterminé, par leur simple
énoncé, parce qu'ils ne désignent jamais qu'un seul objet, & qu'on ne peut
point être embarrassé dans l'aplication qu'on en doit faire ; tandis que les Noms
abstraits & les apellatifs qui n'ont qu'un sens indéterminé, ne peuvent former
par eux-mêmes aucun Tableau, & qu'ils sont obligés, pour produire cet effet,
de se faire accompagner de mots qui déterminent leur sens.

Ce qui est d'autant plus nécessaire, que c'est dans cette détermination que
consiste l'essence des Tableaux des idées ; qu'ils acquierent par-la cette clarté
qui écarte toute équivoque, tout doute, qui fait qu'on est entendu sans
peine & de la maniere la plus précise.

Toutes les fois donc que nous aurons occasion de désigner un objet
quelconque par un de ces Noms apellatifs ou abstraits, qui ne présentent par
101eux-mêmes rien de déterminé, nous serons obligés, sous peine de n'être point
entendus, d'accompagner ces Noms de quelques mots qui les tirent de ce
sens vague & indéterminé qu'ils offrent, afin d'en faire le Nom ou l'indice
de l'Objet précis que nous voulons peindre : ensorte qu'on les reconnoisse à
l'instant, aussi surement que si nous les montrions de la main.

Tel est l'usage des Articles : ils déterminent comme par le geste,
entre plusieurs objets auxquels convient le même Nom, celui que nous
avons en vue.

§. 2.
Ils forment une des Parties générales du Discours.

Les Articles constitueront donc une Partie du Discours, commune à tous
les Peuples & à toutes les Langues, puisque dans tous les tems le Discours
a dû être précis & déterminé ; ensorte qu'aucune Langue n'a pu se dispenser
de faire usage d'un caractère quelconque, propre à produire cet effet.

Ce caractère aura une valeur à lui, relative à cet effet ; il correspondra à l'Article,
il en sera un de droit.

Sa valeur sera différente du Pronom, de l'Adjectif, de toute autre Partie
du Discours, parce qu'aucune de celles-là ne peut produire l'effet pour lequel
furent inventés les Articles.

On l'a confondu néanmoins avec l'Adjectif à cause de ces trois raports
communs :

1°. Que les uns & les autres accompagnent les Noms.

2°. Qu'ils en portent également les livrées.

3°. Qu'ils y ajoutent des idées accessoires qui en déterminent le
sens.

Ces raports sont réels ; & il n'est pas étonnant que de célèbres Grammairiens
en ayent conclu que les Articles doivent être réunis aux Adjectifs.

Mais ils conviennent qu'il regne entre les Adjectifs & les Articles une différence
si essentielle, qu'elle exige qu'on assigne à ces derniers une dénomination
distinctive.

L'un les apelle Adjectifs pronominaux (1)33 ; un autre leur donne tantôt le
nom d'adjectifs métaphysiques, tantôt celui d'adjedifs prépositifs, & même
102celui de prénoms (2)34 ; tandis qu'un troisième qui combat d'une maniere très-solide
toutes ces dénominations nouvelles & systématiques (3)35, s'en tient au
Nom si connu d'Articles.

« C'est en effet, dit-il, le seul nom que je croye convenable à l'espèce de
mot dont il s'agit, le seul du moins dont on puisse faire usage, pour ne
pas introduire gratuitement un terme nouveau, & pour suivre néanmoins
les principes immuables d'une Nomenclature raisonnée.

1°. Les individus sont comme les membres du corps entier dont la nature
est exprimée par le Nom apellatif ; or le mot Grec Arthron, & le mot
Articulus, tous deux employés ici par les Grammairiens, signifient également
ces jointures, qui non-seulement attachent les membres les uns
aux autres ; mais qui servent encore à les distinguer les uns des autres.
Sous ce dernier aspect, le même mot peut servir avec succès à caractériser
tous les adjectifs qui, sans toucher à la compréhension, ne servent
qu'à la distinction plus ou moins précise des individus auxquels on aplique le
Nom apellatif.

2°. L'un des Adjectifs compris dans cette Classe est déja en possession de
ce Nom dans les Grammaires particulieres de toutes les Langues, où il est
usité. On connoît dans notre Grammaire l'Article le, la, les : dans celle
des Italiens, il, la, lo ; dans celle, &c.

3°. Le principal caractère que personne ne peut se dispenser de reconnoître
dans la nature de ce premier Article, est aussi une partie essentielle de la
nature commune de tous les autres adjectifs qu'on lui associe ici ; je veux
dire la propriété de fixer détérminément l'attention de l'esprit sur les individus
auxquels on aplique la signification abstraite des Noms apellatifs, caractère
qui distingue en effet ces adjectifs des autres ».

Mais puisque les Articles différent des Adjectifs en un objet essentiel ; puisqu'ils
méritent un nom absolument distinct, faisons-en aussi-tôt le partage,
assignons-leur des places séparées : n'augmentons pas l'embarras & les difficultés
qu'occasionne la Grammaire, par des réunions qui ne donnent pas
une idée de plus, & qui ne peuvent que causer de la confusion par l'embarras
dans lequel on se trouve pour distinguer des objets auxquels on donne
le même nom.103

Voici donc la différence essentielle qui regne entre les Articles & les Adjectifs,
& qui nous décide à leur donner un rang séparé entre les Parties du
Discours.

C'est que les Articles n'ajoutent à l'idée du Nom apellatif qu'ils accompagnent,
qu'une idée de présence plus ou moins éloignée : idée qui ne tombe
pour ainsi dire que sur l'extérieur de l'objet, & qui est nulle pour faire connoître
son intérieur ou sa nature.

« Le, la, les : Ce, cette, ces, dit un Grammairien célèbre (1)36, ne sont
que des Adjectifs qui marquent le mouvement de l'esprit qui se tourne vers
l'objet particulier de son idée ».

Quand on dit cet Homme, un Roi, le Lion, on désigne ces objets
comme présens d'une maniere plus ou moins sensible ; mais on ne dit rien
qui les définisse, qui fasse connoître leurs qualités.

Les Adjectifs, au contraire, nous font pénétrer dans l'intérieur de ces objets
présentés par les Articles : ils nous en dévelopent la nature & les qualilités ;
ils nous les font connoître par leurs propriétés, par leurs vertus.

Ainsi, lorsqu'après avojr dit cet Homme, un Roi, le Lion, lorsqu'après
avoir fait naître l'idée de ces objets dans l'esprit de ceux auxquels nous parlons,
& l'avoir déterminée par l'Article, nous ajoutons ; cet Homme est aimable ;
un Roi sage est toujours grand ; le Lion est fier & généreitux : nous dévelopons
la nature même de ces objets ; nous allons fort au-delà du point
où les Articles nous avoient amenés : c'est une nouvelle Partie du Discours que
nous mettons eu œuvre, non moins essentielle que les autres, & qui en est absolument
différente.

On ajoute, il est vrai, que si les Articles étoient une Partie différente des
autres, elle existeroit dans toutes les Langues. ; mais nous discuterons cet objet
un peu plus bas, à l'occasion de la place que doivent occuper les Articles.

Nous nous contenterons de dire ici que, de l'aveu même de ces Personnes,
ces Langues ont un très-grand nombre d'Articles ; & que dans le cas qu'il existât
une Langue assez informe pour n'avoir aucun Article de droit ou de fait, cet
exemple ne pourroit avoir aucune influence sur une Grammaire générale. Un
Peintre ne laisse pas de représenter les hommes avec deux pieds & deux jambes,
quoiqu'il n'existe que trop d'aveugles & de boiteux.104

Malheur aux Langues qui privées d'Articles, ne pourroient jamais représenter
des Tableaux déterminés : mais malheur également aux Grammaires générales
qui voudroient se régler sur ces modèles informes, négliger en leur faveur des
modèles admirables puisés dans la Nature même, que ne peut altérer la dépravation
de quelques individus. Les estropier tous, par égard pour quelques-uns,
ce seroit imiter ce Tyran qui mutiloit les Etrangers pour les réduire à
sa taille. C'est dans ce qui est véritablement beau & parfait, que les Arts doivent
uniquement puiser leurs Loix & leurs régles.

§. 3.
Idée plus précise des Articles.

Dans nos Langues modernes & dans les Langues les plus intéressantes de
l'Antiquité, il existe donc des Articles ; & ces Articles déterminent l'idée
vague des Noms apellatifs, en faisant que ces Noms deviennent ceux d'un
individu tiré de la grande masse des Êtres & mis sous les yeux de la personne
à qui l'on parle : dès-lors, le Nom devient l'objet déterminé du Tableau.
Tels seront ces mots, ce, le, un.

En effet, si nous disions ;

Palais est superbe.
Façade en est de la plus belle architecture.
Pavillon donne sur la riviere ;

on sentiroit que ces Tableaux sont imparfaits, parce qu'ils ne présentent
aucun objet déterminé. Palais, Façade, Pavillon, étant des Noms qui conviennent
à tout ce qui est Palais, Façade ou Pavillon, on ne sait quel est le
Palais, la Façade, le Pavillon dont on parle.

Il faut donc nécessairement les accompagner d'un mot qui fasse connoître
précisément de quel individu on parle, qui le mette sous les yeux de la maniere
la plus sensible. Et tel est l'effet que produisent ces mots ce, le, un. Ils
changent ces Tableaux indéterminés, en ceux-ci :

Ce Pabis est superbe.
La Façade en est de la plus belle architecture.
Un des Pavillons donne sur la rivière.

Ce, la, un sont donc autant d'Articles, & ils en ont tous les caractères :
chacun d'eux donne un sens déterminé à l'objet qu'il accompagne : ou ne
voit plus qu'un Palais, qu'une Façade, qu'un Pavillon ; & l'objet qu'on voit
est précisément, entre tous les individus de la même espéce, celui qu'il falloit
voir. Mais chacun de ces Articles présente l'objet d'une maniere différente.105

Ce, amene le mot Palais, & détermine l'individu auquel il faut l'apliquer,
en le montrant,

La, amene le mot Façade, & détermine de quelle façade il s'agit en l'indiquant,
sans la montrer d'une maniere aussi nette, parce qu'il est assez connu.

Un, amene le mot Pavillon, & détermine l'individu auquel il faut l'apliquer,
en l'énonçant par la simple idée individuelle.

Poux mieux sentir ces différences, apliquons ces Articles à un même mot,
au mot Homme, par exemple :

Apercevez-vous cet Homme qui est près de ce noyer ?
Voyez-vous l'Homme que j'attends ?
Ne voyez-vous pas un Homme dans cette plaine ?

Par cette expression cet Homme, je le montre ; par l'expression l'Homme, je
l'indique sans le montrer, parce qu'il est assez connu : par l'expression un
Homme, je n'en détermine point l'individu en le montrant, ou en l'indiquant ;
mais en l'énonçant simplement comme individu, en demandant si
l'on ne voit pas un objet dont j'énonce le nom, Homme.

Le premier de ces Hommes est sous les yeux, on le montre.

Le second n'est pas sous les yeux : on ne peut donc pas le montrer ; mais
on est plein de son idée, il en a déja été parlé : on n'a donc qu'à l'indiquer
& on le fait.

Le troisiéme n'est ni sous les yeux, ni dans l'esprit, on n'en a point encore
parlé : il est simplement question de savoir si on aperçoit un pareil individu,
on l'énonce donc, parce que l'on ne sauroit pas sans cela de quoi l'on
parle.

Nous pourrons donc désigner ces Articles par ces Noms :

Ce, Article démonstratif.
Le, Article indicatif.
Un, Article énonciatif.

Les voici réunis dans une même phrase avec le même Nom :

« Ce jour où vous parûtes au milieu des aplaudissemens du Public ;
fut le jour le plus brillant de votre vie : il sera pour vous un jour à
jamais mémorable ».

Un, énonce simplement l'idée de jour :ce, met cet individu sous les yeux :
le, indique cet individu comme déja connu, comme déjà désigné.

L'idée présentée par un est la plus simple de toutes. Celles qu'offrent le.
& ce, sont un peu plus composées : le premier n'indique qu'un individu : les
autres l'indiquent comme connu ou comme présent.106

Ajoutons qu'ici un ne se prend pas dans le sens relatif de l'un numérique,
par oposition à un plus grand nombre ; mais dans son sens abstrait, présentant
l'individu considéré seulement en lui-même.

§. 4.
Caractères des Articles.

Les Articles sont des mots extrêmement courts, de simples monosyllabes ;
ils ne consistent qu'en un seul son, en un seul éclat de voix : & il falloit qu'ils
fussent ainsi ; car plus longs, ils n'auroient pas été plus utiles : leur but étant
déja rempli par ce simple son : leur longueur auroit fatigué l'attention en pure
perte, & elle les auroit trop éloignés de la valeur du geste qu'ils remplacent &
dont ils ont l'énergie.

2°. Ils sont très-sonores, & il le falloit, étant fort courts, afin qu'ils pussent
produire leur effet à l'instant.

3°. Afin qu'ils produisissent cet effet plus surement, & qu'on vît mieux
l'objet auquel on les raportoit, on leur fait porter la livrée de cet objet, ils
sont masculins ou féminins comme eux, au singulier ou au pluriel avec eux.
Ainsi on dit :

Cet Homme, cette Femme, ces Hommes.
Le Fils, la Fille, les Fils.

De cette maniere, ils annoncent en quelque sorte les Noms, ils en sont les
Hérauts, les préparent à ce qu'on va dire, & ne permettent plus de se tromper
sur l'aplication du Tableau qui va suivre.

4°. Ils ne marchent jamais sans un Nom, n'ayant aucune signification
sans eux. C'est un principe que nous aurons occasion de discuter plus
bas.

§. 5.
Du Nombre des Articles.

Rien n'est plus propre à prouver combien on avoit des idées peu claires ou
peu déterminées à l'égard des Articles, que la diversité étonnante qu'on observe
entre les Grammairiens à leur sujet. Les uns n'en comptent qu'un seul
dans la Langue Françoise ; tel M. Duclos. M. Beauzée en compte de neuf
espéces différentes ; en attribuant à la Classe des Articles, des mots dans lesquels
d'autres Grammairiens voyoient en effet mal-à-propos des Pronoms ou
des Adjectifs.107

Le seul Article sur lequel ils s'accordent tous, c'est l'Article le. Ceux qu'on
y ajoute sont trois universels ; dont un collectif, tout ; un distributif, chaque,
un négatif, nul, nulle.

Ces indéfinis, plusieurs, aucun, quelque, certain, tel.
Les Numériques, un, deux,trois, &c.
Les Possessifs pour chaque personne, mon, ton, son, &c.
Un Démonstratif pur, ce, cette, ces.
Un Démonstratif conjonctif, qui, lequel.

Il faut couvenir que ces différens mots ont un très-grand raport avec les
Articles, qu'ils en tiennent même lieu dans un grand nombre d'occasions ; &
qu'on a raison de ne les regarder, ni comme des Pronoms, ni comme des
Adjectifs.

Il faut convenir encore que ceux qui ne voyoient dans la Langue Françoise
que le mot le pour tout Article, en bornoient beaucoup trop le nombre,
donnoient lieu à le faire retrancher du nombre des Parties du Discours, puisque
ce le manque dans quelques Langues ; & qu'ils n'avoient par conséquent
aucune idée juste de l'Article.

N'y aurait-il cependant pas un juste milieu à tenir entre ces deux extrêmes ?
entre n'admettre qu'un seul Article, ou étendre ce nom à une aussi
grande quantité de mots ?

Du premier coup-d'œil on aperçoit une différence frapante entre quelques-uns,
de ces mots : tous servent en effet à déterminer les Noms apellatifs
par l'idée d'une existence individuelle qui les rend présens à ceux auxquels on
parle.

Mais les uns n'expriment que cette idée, ils l'expriment purement & simplement,
sans mélange d'aucune autre idée.

D'autres y ajoutent sensiblement de nouvelles idées qui n'ont rien de commun
avec celle-là : tels sont ceux-ci, mon, ma, nos ; ton, ta, tes, &c.

Non-seulement ils servent d'Articles, mais ils ajoutent à l'idée qu'offre
l'Article une autre idée toute différente de celle-là ; l'idée de la personne à qui
apartient l'objet dont on détermine l'individualité.

Reconnoîtrons-nous donc ceux-ci & leurs pareils pour Articles ? Non,
sans doute : nous en parlerons, à la vérité, au sujet des Articles, puisqu'ils
les remplacent, mais nous ne les mettrons pas au rang des articles, parce
qu'ils n'en sont pas, qu'ils en ont pris la place par adresse, par un effet de l'art
grammatical qui se prêtant au désir de rendre le discours plus coulant, charge
un seul mot des fonctions de plusieurs Parties du Discours ; parce qu'en effet
108ils sont du nombre de ces mots que nous avons apellés Elliptiques, &
qu'ils se décomposent en plusieurs Parties du Discours lorsqu'on veut les
analyser.

Dès-lors nous n'aurons pour Articles que les trois mots, ce, le, un ;
& nous serons forcés de les reconnoître tous les trois comme des Articles,
parce qu'ils en remplissent toutes les fonctions, & qu'ils ne peuvent point se
décomposer par d'autres mots.

Tandis que les autres mots que nous retranchons de cette liste, se décomposent
tous par l'un de ces Articles, dont ils ont l'énergie, & par d'autres
Parties du Discours, comme nous le verrons plus bas.

Et c'est ici un principe fondamental qu'on ne doit jamais perdre de vue ; de
ne point faire entrer dans une Partie du Discours, des mots qui ne lui apartiennent
pas directement. C'est très-bien fait de ne pas mettre au rang des
Pronoms & des Adjectifs, ces Êtres amphibies, tels que mon, ton, &c. mais
le même esprit d'équité ne permet pas d'en charger les Articles. Qu'ils soient ce
qu'ils seront prouvés être, des mots Elliptiques, qui s'attribuent à eux seuls les
fonctions de plusieurs.

§. 6.
Des Articles, relativement aux Noms propres.

De tout ce qoe nous avons dit jusqu'à présent au sujet des Articles, il résulte
que les Noms propres n'en ont pas besoin, puisqu'ils sont suffisamment déterminés
par eux-mêmes. Ainsi nous disons Alexandre, César, Henri IV,
Louis XV.

Nous ne les faisons précéder de l'Article que lorsque nous voulons accompagner
ces Noms de quelque terme qui les reléve, sans employer les Noms
ordinaires de Monsieur, de Madame, ou de Mademoiselle. C'est dans ce
sens que nous faisons précéder de l'Article indicatif les noms des Actrices ; que
nous disons, la Camargo, la Clairon.

Les Italiens vont beaucoup plus loin que nous à cet égard : ils font précéder
du même Article le nom des Auteurs, des Peintres, des Poëtes, &c. &
c'est d'eux que nous avons emprunté ces Noms propres précédés d'un Article
qui semble en faire partie, le Tasse, le Rimbrand, le Guide, le
Titien.

Il paroît qu'ils tinrent cet usage des Grecs, qui mirent souvent l'Article
indicatif à la tête des Noms propres : ils disoient, le Philippe, le Socrate.109

Nous disons, il est vrai, l'Alexandre du Nord, le Mécéne de la France ;
mais c'est parce que nous n'employons pas ces noms comme des Noms propres,
mais comme des Noms apellatifs ; ou plutôt c'est une formule qui tient
lieu de ces phrases : ce Prince est pour le Nord ce qu'Alexandre fut pour les
Grecs
. Cet Homme généreux est à l'égard des Savans de la France ce que Mécéne
étoit à l'égard de ceux de Rome
.

§. 7.
Livrées que portent ces Articles.

Faits pour marcher avec les Noms, pour les précéder, pour être leurs
Hérauts, ils y réussiront infiniment mieux s'ils en portent les livrées, s'ils
prennent la même forme qu'eux ; s'ils sont masculins ou féminins avec eux,
au singulier ou au pluriel comme eux.

C'est ce qu'ils éprouvent dans diverses Langues : dans la Françoise, par
exemple, où l'on dit :

Le Mari & la Femme.
Ce jeune Homme, cette jeune Fille.

D'autres Langues vont plus loin à cet égard ; elles ont des Articles pour les
deux genres au pluriel : l'Italien, par exemple, dit :

Gli occhi, les yeux : le notte, les nuits.
I Pastori, les Bergers : le Pastorelle, les Bergeres.

Cet usage réunit ce double avantage :

1°. Qu'en annonçant un Nom, on fait connoître d'avance quel sera son
genre, & à quel nombre il sera.

2°. Que le raport de l'Article avec le Nom en devient infiniment plus grand,
& le Tabeau beaucoup plus précis. Un Article qui seroit toujours le même,
quelque forme que prît le Nom, lui seroit beaucoup plus étranger, s'uniroit
beaucoup moins avec lui, offriroit moins d'ensemble.

On en peut juger par l'effet que produisent les deux genres du même Article
pluriel en François : toujours les ; les Hommes, les Femmes ; tandis que
les Italiens disent, Gli Uomini, le Donne.

Ajoutons que l'Article le, perd la voyelle devant un mot qui commence
par une voyelle, afin de rendre la prononciation plus coulante : ainsi on
ne dit pas, le Oiseau, ni la Eglise ; mais, l'Oiseau, l'Eglise, &c.

Quant à l'Article ce, il se change en pareille occasion dans cet : cet Oiseau ;
& s'il prend ici une consonne de plus au lieu de perdre sa voyelle, comme dans
110le, c'est que parce que la plupart du tems cet article ce, se dénatureroit par
la prononciation, s'il perdoit son e devant une voyelle : car c'Oiseau ne se
prononceroit pas comme ce Oiseau, mais avec la prononciation du k, comme
dans ca. Ce n'est donc point par bisarrerie que le & ce subissent une si
grande différence, quand ils sont tous deux devant une voyelle.

Aussi ce devient c' dans une occasion où la prononciation n'en est point
changée :. dans le mot c'est.

C'est un grand homme, comme on diroit, ce est un grand homme.

§. 8.
De la place que doivent occuper les Articles ; & que les Latins
en ont eu.

Puisque les Articles sont destinés à restreindre l'étendue des Noms & à en
faire des Noms d'individus, ils accompagneront nécessairement les Noms ; mais
quelle place occuperont-ils relativement à eux ? les précéderont-ils nécessairement
toujours ? ou ne pourroient-ils pas être également placés après ? Sans contredit,
ils peuvent choisir entre ces deux places, suivant le génie des Peuples ;
tout comme de deux nombres, le plus grand se met le premier ou le
dernier, suivant la maniere de voir de chaque Nation. Nous disons cent & un,
en faisant passer le plus grand nombre le premier, tandis que les Orientaux,
les Germains, &c. disent nn & cent, trouvant qu'il est plus digne du nombre
le plus grand de fermer la marche. Ainsi pourvu que le vœu de sa parole soit
rempli, & que le Nom apellatif soit présenté d'une maniere individuelle, peu
importe la maniere & la place.

Si quelque Peuple suivoit cet usage, on auroit donc tort de dire qu'il est
sans Articles, & d'en conclure que les Articles ne sont pas d'un usage universel,
& ne peuvent être regardes par consequent comme une des Parties indispensables
du Discours.

Car il faudroit avoir établi, 1°. qu'un Article cesse de l'être, dès qu'il ne
précéde pas le Nom, & qu'il le fuit.

2°. Que ces Peuples n'ont aucun Article qui marche à la tête du
Nom.

Mais il se pourroit très-bien que ces Peuples ne missent à la fin du mot
& en terminaison, qu'un seul Article, l'Article indicatif qui est notre le, tandis
qu'ils mettroient à la tête les deux autres Articles, le démonstratif ce & l'énonciatif
un : & c'est ce qu'on a omis de nous aprendre. On pourroit même
111assurer, sans risque de se tromper beaucoup, qu'ils mettront ordinairement
de préférence ces deux derniers Articles avant les Noms.

C'est quelque cause pareille qui a fait croire que les Latins étoient sans Articles :
car 1°. on borne alors le nom d'Articles à l'Article indicatif le ; 2°. on
peut même assurer que les Latins ne le suprimerent dans certaines occasions,
que parce qu'il étoit remplacé & par le sens & par la terminaison.

Comment arrive-t-il, en effet, que les Latins & les Grecs ayant une
même Méthode Grammaticale qui les distingue de toutes les autres Langues
en quelque façon, les Grecs se servent toujours de l'Article indicatif, & que les
Latins s'en servent si rarement qu'on se persuade qu'ils n'en ont point ? Cette
différence ne seroit pas naturelle ; il seroit absurde que les Grecs employassent
un Article qui leur seroit de toute inutilité ; mais tout est d'accord, en
supposant que les Latins, Peuple grave & peu parleur, faisoient l'ellipse de l'Article
indicatif toutes les fois qu'ils le pouvoient ; & ils le pouvoient presque toujours
par la nature de leur Langue. Ne le faisons-nous pas nous-mêmes, quelquefois
avec succès ; lors, par exemple, qu'au lieu de dire froidement la pauvreté
n'est pas
un vice, nous disons avec la vivacité du Proverbe, pauvreté n'est
pas vice
 ?

Tandis que dans nos Langues modernes, les Noms ne portent aucun caractère
avec eux, qui indique de quel genre ils sont, chaque nom Latin &
Grec porte, au contraire, son genre avec soi. Si le nom est masculin, il
prend une terminaison masculine : s'il est féminin, là terminaison est féminine e
ainsi comme ils disent bon-us pour bon, & bon-a pour bonne, ils disent de
même Domin-us, le Maître ; & Mens-a, la Table ; en sorte que la seule prononciation
du Nom en fait connoître le genre.

Dès-lors l'Article se trouve remplacé & inutile quant à sa propriété d'indiquer
le genre des Noms : la terminaison tient lieu d'Article.

L'Article indicatif n'a plus alors qu'une fonction à remplir, c'est de faire connoître
que le Nom qu'il accompagne doit & prendre individuellement : mais
nous pouvons être sûrs qu'il n'étoit presque plus néçessaire, même pour cela,
la terminaison du Nom & l'ensemble de la phrase le supléant si parfaitement
qu'on pouvoit le suprimer presque toujours, tout comme on suprimoit dans
cette Langue les prépositions en une multitude de circonstances : puisqu'il
étoit impossible qu'on pût s'y méprendre, & attribuer un sens vague à un mot
déterminé dans un sens individuel par tant de caractères frapans.

Mais quoique l'Article indicatif se sous-entende presque toujours en Latin,
on aurait tort de retrancher les Articles du nombre des Parties du Discours,
112même par raport à la Langue Latine, & à plus forte raison pour les autres :
puisque cet Article ne constitue pas lui seul cette Partie du Discours ; & qu'il
en reste d'autres qui ne se suprimoient pas, quand ce ne seroit que l'Article
démonstratif.

On peut même dire que les Latins avoient quatre Articles, correspondans
aux trois que nous venons d'attribuer à la Langue Françoise :

Le Démonstratif hic, qui répond à ce.
L'Indicatif ille, qui répond à le.
L'Enonciatif unus, qui répond à un.
Le Demonstratif is, qui déligne sur-tout les personnes, & qui se rend également
en François par ce.

Hic, ille & is peuvent être réunis dans une même phrase : alors les deux
premiers désignent des objets qui sont sous les yeux : hic, ceux qui sont près ;
ille, ceux qui sont éloignés ; & is, ceux qui sont absens.

Gradation fine, mais que nous ne pouvons imiter dans notre Langue, qui
n'a point de mot consacré à cette derniere idée.

Il formeroit en François un quatriéme Article. Ainsi les Langues peuvent
avoir plus ou moins d'Articles, suivant les nuances qu'elles observeront dans la
maniere d'individualiser les Noms.

M. du Marsais avoit déjà très-bien aperçu que ces deux mots ille & unus
avoient la propriété de nos Articles.

« Les Latins, dit-il (1)37, faisoient un usage si fréquent de leur adjectif démonstratif
ille, illa, illud, qu'il y a lieu de croire que c'est de ces mots que
viennent notre le & notre la. Ille ego. Mulier illa : Hic illa parva Philocletœ (2)38.
C'est-là que la petite Ville de Petilie fut bâtie par Philoctete … Pétrone
faisant parler un Guerrier qui se plaignoit de ce que son bras étoit devenu paralytique,
lui fait dire : Funerata est pars illa corporis mei, quà quondam
Achilles, eram
. Il est mort, ce bras, par lequel j'étois autrefois un Achille…
Il y a un grand nombre d'exemples de cet usage que les Latins faisoient de
leur ille, illa, illud, sur-tout dans les Comiques, dans Phédre & dans les
Auteurs de la basse Latinité ….

A l'égard de un, une, dans le sens de quelque ou certain, dit-il plus bas (3)39,
en Latin quidam, c'est encore un adjectif prépositif qui désigne un
113Individu particulier, tiré d'une espéce, mais sans déterminer singuliérement
quel est cet individu, si c'est Pierre ou Paul. Ce mot nous vient
aussi du Latin. Quis est is homo, unus-ne amator ? Hic est unus servus
violentissimus
(4)40. Sicut unus pater-familias (5)41. Qui variare cupit rem prodigaliter
unam ; celui qui croit embellir un sujet, unam rem, en y faisant
entrer du merveilleux (6)42, Fortè unam aspicio adolescentulam (7)43 : Donat,
qui a commente Térence dans le tems que la Langue Latine étoit encore
une Langue vivante, dit sur ce passage que Térence a parlé selon l'usage, &
que s'il a dit unam au lieu de quandam, c est que telle étoit, dit-il, & que
telle est encore la maniere de parler. »

Cet Article a même un pluriel en Latin comme en François : on dit dans
notre Langue les uns, quelques-uns, tandis que le nombre un ne peut avoir
un pluriel : les Latins ont dit également uni, unœ. Ex unis geminas mihi
conficiet nuptias
(8)44. Aderit una in unis œdibus (8)45. C'est une observation que
fait avec beaucoup de justesse le même Auteur contre la Grammaire de Port-Royal,
où l'on avance qu'un n'a d'autre pluriel en François que des avant les
substantifs, & de, quand l'adjectif précéde : ayant ignoré ce que les Grammairiens
qui leur succéderent ont si bien vu, que de n'étoit qu'une preposition ;
& des, un mot composé par la réunion de cette préposition de avec l'article
les.

Enfin, une preuve frapante que les Articles ne se suprimoient dans la belle
Latinité que par ellipse, & à cause des terminaisons qui les supléoient, c'est
qu'à mesure que cette belle Latinité se corrompit, & que l'on négligea les terminaisons,
il fallut exprimer nécessairement les Articles, ensorte que les Langues
qu'on prétend n'être qu'une altération du Latin, sont un usage continuel
des Articles, telles que l'Italien & le François.

Des Savans distingués (9)46 ont prétendu même que tandis que les plus grands
Ecrivains de Rome sous-entendoient l'Article, le Peuple de Rome, celui des
Campagnes, & ceux des Provinces, énonçoient continuellement l'Article ; en sorte
que nous n'avons fait que perpétuer cet usage : ils vont même plus loin ;
114car ils font voir que les Latins employoient l'Article dans des occasions où nous
ne nous en servons pas.

§. 9.
Heureux effets des Articles dans les Tableaux de la Parole.

L'universalité des Articles chez tous les Peuples, la nécessité dans laquelle
les hommes ont toujours été de s'en servir, & la diversité de ces Articles, au
moyen de laquelle ils font face à un plus grand nombre de besoin & de vues,
prouvent à quel point les Articles sont avantageux à l'art de la Parole, & les
grands effets qu'ils doivent y produire.

Mais ces preuves acquerront une plus grande force par la consideration de
ces grands effets, puisqu'ils justifieront plus qu'aucun raisonnement, ce que
nous avons dit jusqu'à présent en faveur des Articles.

Personne n'ignore que les Tableaux de la Parole doivent réunir la clarté,
la concision & la beauté de l'expression, avec la force & la vivacité du sentiment :
mais on ne sauroit remplir ces grands effets sans employer des idées
déterminées, & dont les objets soient bien dessinés & sans équivoque.

On ne sauroit donc y parvenir sans les Articles, puisque ce sont eux
qui donnent aux Noms ce sens déterminé & individuel, qui en met
l'objet sous les yeux de maniere à ne pouvoir le méconnoître.

1°. Ils répandent dans le Discours la plus grande clarté, parce qu'en annonçant
les Noms, ils les annoncent comme masculins ou comme féminins,
comme Singuliers ou comme pluriels, comme présens ou comme absens, &c
ce qui en rend les idées aussi déterminées qu'il est possible.

2°. Le langage réunissant dans les Articles seuls ces diverses fonctions, &
les exprimant par une seule syllabe, donne au Discours toute la concision,
toute la netteté & toute l'énergie dont il peut être susceptible.

3°. Les Noms qui paroissent ainsi précédés de divers avant-coureurs dont
ils changent selon les occurrences, & qui sont en quelque façon une partie
d'eux-mêmes, en deviennent plus variés, plus agréables, moins nuds ;
ils en acquièrent plus d'harmonie, plus de parure, & c'est toujours celle
du moment.

4°. Dé-là résultent des Tableaux aussi vifs que variés.

Ainsi du seul nom de Cigale, nous formerons ces Tableaux si différens.115

La Cigale, celle qu'on connoît & qui est la seule dont on parle.

Cette Cigale, celle qu'on a sous les yeux.

Une Cigale, celle qui n'a rien de déterminé, qu'on n'a pas sous les yeux,
qu'on ne connoît pas d'une maniere déterminée, certaine Cigale.

Tandis que si nous n'avions point d'Articles, tous ces Tableaux seroient
tristement réduits à ce seul mot, Cigale.

Notre charmant Fabuliste n'auroit pu dire :

« La Cigale ayant chanté
Tout l'Eté
, &c. »

Il eut été réduit à dire, Cigale ayant chanté, &c. ce qui auroit eu beaucoup
moins d'énergie, présentant un sens moins déterminé.

On peut voir dans.l'exemple suivant, si connu, quelle diversité & quelle netteté
jette dans le Discours cet emploi des Articles.

Fils de Roi.
Fils du Roi.
Fils d'un Roi.
Le Fils du Roi.
Le Fils d'un Roi.
Le Fils de ce Roi.

Ce Fils de Roi.
Ce Fils du Roi.
Ce Fils d'un Roi.
Un Fils de Roi.
Un Fils du Roi.
Un Fils de ce Roi.

Où par le seul changement des Articles, on forme au moins douze Tableaux
différens, & pleins d'énergie par la précision qu'ils mettent dans le
Discours, & par la maniere dont ils le rendent propre à exprimer les nuances
les plus déliées de nos idées.

5°. Le sentiment enfin s'y trouve intéressé de la maniere la plus essentielle.
Car si l'on parle pour augmenter le nombre des idées, on parle
souvent encore pour mettre en jeu les sentimens, pour émouvoir, pour
toucher, pour attendrir.

L'on ne sauroit produire ces effets cependant par des peintures vagues,
confuses, indéterminées : des Tableaux aussi imparfaits fatigueroient, peineroient
& ne produiroient aucun effet durable. Plus, au contraire, ils seront
déterminés & précis, plus ils mettront l'objet sous nos yeux ; plus ils nous le
rendront sensible, & plus nous en serons vivement affectés.

Et c'est-là le grand effet des Articles : destincs à détacher les objets de la
grande masse universelle, & à les mettre sous nos yeux, faits pour les présenter
sous toutes leurs faces, ils deviennent d'une ressource étonnante pour
former des Tableaux, au moyen desquels ces objets excitent sur nous les sentimens
116les plus vifs, & les plus touchans, par leur présence nette, précise,
circonstanciée.

Aussi les Poëtes, qui dans toutes les Langues & chez tous les Peuples, n'écrivent
que pour toucher & pour faire passer dans l'ame de leurs Lecteurs les
sentimens les plus vifs, qui étudient dans cette vue tout ce qui peut y conduire,
sont un usage continuel des Articles.

En voici quelques exemples pris au hasard dans celui de nos Poëtes
qui par sa composition belle & touchante, mérita le nom de Poëte du
sentiment
,

« Vous voyez devant vous, fait-il dire à Hippolyte, lorsqu'il déclare à
Aricie les sentimens pour elle,

Vous voyez devant vous un Prince déplorable,
D'un téméraire orgueil exemple mémorable ….
Asservi maintenant sous la commune Loi, ….
Un moment a vaincu mon audace imprudente.
Cette ame si superbe est enfin dépendante….
La lumière du jour, les ombres de la nuit,
Tout retrace à mes yeux les charmes que j'évite. »

Discours où le mélange des trois Articles, ce, le & un, forme divers Tableaux,
tous nuancés différemment, & faisant une impression forte & vive
par la maniere précise, nette & déterminée dont ils présentent leur
objet.

Leur effet n'est pas moins intéressant dans ce Discours de Monime à
Mithridate :

« De mon sort, je ne pouvois me plaindre,
Puisqu'enfin aux dépens de mes vœux les plus doux,
Je faisois le bonheur d'un Prince tel que vous.
Vous seul, Seigneur, vous seul, vous m'avez arrachée
A cette obéissance où j'étois attachée.
Et ce fatal amour, dont j'avois triomphé,
Ce feu que dans l'oubli je croyois étouffé,
Dont la cause à jamais s'éloignoit de ma vue,
Vos détours l'ont surpris…
Et le tombeau, Seigneur, est moins triste pour moi,
Que le lit d'un Epoux qui m'a fait cet outrage ;
Qui s'est acquis sur moi ce cruel avantage ;
Et qui me préparant un éternel ennui,
M'a fait rougir d'un feu qui n'étoit pas pour lui. »117

Dans Bajazet, il fait dire à Acomat :

« J'étois de ce Palais sorti désespéré,
Déjà sur un Vaisseau dans le Port préparé,
Chargeant de mon débris les reliques plus cheres,
Je méditois ma fuite…. »

Avec quel art fait-il dire à Phédre :

« Que ces vains ornemens, que ces voiles me pesent !
Quelle importune main, en formant tous ces nœuds,
A pris soin, sur mon front, d'assembler mes cheveux ? »

Les Latins opéroient les mêmes effets avec leurs terminaisons de deux genres
& leurs différens cas ; ensorte qu'on n'avoit nul besoiu d'exprimer l'Article.
Jugeons-en par ces Vers :

Primus amor Phœbi Daphne Peneïa ; quem non
Sors ignora dedit : sed sæva Cupidinis ira.
Delius hunc, nuper victo serptente superbus,
Viderat adducto flectentem cornua nervo
Quidque tibi, lascive puer, cum fortibus armis ?
Dixerat, ista decent humeros gestamina nostros :
Qui dare certa feræ, dare vulnera possumus hosti,
Qui modo pestifero tot jugera ventre prementem
Stravimus innumeris tumidum Pythona sagittis.
Tu face nescio quos esto contentus amores
Irritare tua : nec laudes affere nostras.
Filius huic Veneris : Figat tuus omnia, Phœbe ;
Te meus arcus, ait : quantoque animalia cedunt
Cuncta Deo, tanto minor est tua gloria nostra.
Dixit : & eliso percussis aere pennis
Impiger umbrosa Parnassi constitit arce
Deque sagittifera prompsit duo tela pharetra
Diversorum operum : fugat hoc, facit illud, amorem ;
Quod facit, auratum est, & cuspide fulget acuta,
Quod fugat, obtusum est, & habet sub arundine plumbum.
Hoc Deus in Nympha Peneïde fixit : at illo
Læsit Apollineas trajecta per ossa medullas
Protinus alter amat : fugit altera nomen amantis
Silvarum latebris, captivarumque ferarum
Exuviis gaudens, innuptæque Æmula Phœbes
(1)47,118

Si l'on traduit ce charmant morceau mot à mot, & sans supléer par les Articles,
les terminaisons & les cas du Texte qui donnoient lieu de les sous-entendre,
on aura cet ensemble informe :

Premier amour d'Apollon, Daphné Penéenne, que ne donna pas sort
aveugle ; mais cruelle colere de Cupidon. Dieu de Delos fier du serpent récemment
vaincu, avoit vu celui-ci occupé à tendre arc : qu'ont de commun,
lui dit-il, avec toi, folâtre enfant, armes redoutables ? Nous sommes seuls capables
de porter elles : nous sommes seuls contre qui, animaux & adversaires,
feroient efforts impuissans pour garantir vie d'eux. Nous qui par grêle de
fleches avons abattu énorme Python, qui de ventre infect couvroit si vaste
étendue de terrain : qu'il te suffise avec tien flambeau d'attiser je ne sais
quels amours ; ne t'attribue pas gloire de nous….

Mais cessons une traduction aussi ridicule, dont tous les traits sont decoufus,
vagues, indéterminés, qui ne présentent nul ensemble, qui ne forment
point de Tableau.

Ils en offrent cependant un très-beau en Latin, & nous l'avons imité servilement
en François : d'où vient donc l'énorme différence qu'on remarque
entre les deux ? de la seule omission des Articles : elle seule dépare en François
ce beau Tableau : remettons ces Artides, & nous ne parlerons plus un
langage barbare ; & nous aurons ce Tableau intéressant.

« La Fille du Penée, Daphné, inspira la première de l'amour à Apollon :
ce ne fut point par un effet du sort aveugle, ce fut celui de la vengeance
cruelle de Cupidon. Le Dieu de Délos fier de la victoire qu'il venoit de
remporter sur le serpent, aperçut ce petit Dieu occupé à tendre un arc :
qu'ont de commun avec toi, folâtre enfant, lui dit-il, ces armes redoutables ?
Nous sommes seuls en droit de les manier ; nous à qui ne peut résister
aucun animal, aucun adversaire ; nous qui sous la grêle de nos flèches
avons fait tomber l'énorme Python, qui de son ventre infect couvroit une si
vaste étendue de champs. Qu'il te suffise d'attiser avec ton flambeau je ne
sais quels amours, & n'ose plus aspirer à notre gloire. Le fils de Vénus lui
répond : Phœbus, ton arc perce tout, & le nôtre te percera ; ainsi autant
ta gloire est au-dessus de tout, autant la nôtre sera au-dessus de la tienne
il dit, & fendant l'air d'un vol rapide, il s'éleve au sommet du Parnasse :
là il tire de son Carquois deux flèches d'un travail bien oposé : l'une inspire
l'amour, l'autre le fait fuir. Celle qui l'inspire est d'or & la pointe en
est acérée : celle qui le fait fuir est de plomb, & la pointe en est émoussée.
Cupidon blesse de celle-ci la Nymphe du Penée ; tandis que de l'autre il
119perce Apollon d'outre en outre. Celui-ci aime aussi-tôt, celle-là abhorre aussi-tôt
le nom d'Amant. Emule de la chaste Diane, elle ne cherche que les
forêts, elle ne prend plaisir qu'aux dépouilles des bêtes fauves. »

D'où provient cette différence extrême entre ces deux traductions d'un même
texte, dout l'une n'a cependant d'autre avantage sur l'autre que d'avoir
employé les Articles omis dans la première ?

Si la supression des Articles produit un aussi mauvais effet dans notre Langue,
tandis qu'elle n'en produirait aucun en Latin, n'est-on pas en droit d'en
conclure que la première de ces traductions est moins conforme à la Latine
que la seconde, & que celle-ci s'en raproche par les Articles, ce qui paroît
contradictoire ? c'est qu'ils n'étoient suprimés en Latin, que parce que les
terminaisons & les cas des Noms les faisoient supléer avec la plus grande facilité ;
tandis qu'en François, rien ne peut les faire supléer dès qu'ils sont omis.
Ceci est si vrai, qu'aussi-tôt que les Latins sont obligés d'employer un de ces
mots qu'on a pris pour des Articles, mais qui répondant à d'autres idées que
le simple Article, ne peuvent plus être suplées comme lui, ce Peuple les
exprime : c'est ainsi que tandis qu'Ovide suprime ici ce, le, un, vrais Articles,
il est obligé d'exprimer, qui, meus, tuus, noster, &c. qui exprimant plus d'idées
que l'Article, ne peuvent absolument point être suprimés comme
lui.

Il en est de même de ce Tableau du Tasse (1)48 :

Usciva homai dal molle e fresco grembo
De la gran madre sua la notte oscura :
Aura lievi portando e largo nembo
Di sua rugiada pretiosa e pura.
E scotendo del vel l'humido lembo
Ne fpargeva i fioretti e la verdura ;
E i venticelli dibattendo l'ali
Lusingavano il sonno de mortali.

« Déjà la nuit obscure quittoit le sein de son illustre Mere ; déjà elle s'éloignoit
de tout ce qu'il lui offre d'agréable & de frais, accompagnée des vents
légers & de cette immense nue que forme sa pure & precieuse rosée. Elle
secoue les bords humides de son voile, & séme par-tout les fleurs & la
verdure : tandis que les Zéphirs flattent le sommeil des Humains par l'agitation
de leurs aîles. »120

Mais ce grand Peintre se surpasse ici, par l'usage de l'Article indicatif :

« Io n'andrò pur (dice ella) anzi che l'Armi
De l'Oriente il Re d'Egitto mova.
Ritentar ciascun'arte, e trasmutarmi
In ogni forma insolita mi giova :
Trattar l'arco e la spada : e serva farmi
De' piu potenti, e concitargli à prova.
Purche le mie vendette io veggia in parte,
Il rispetto e l'honor stiasi in disparte. » (3)49

« J'irai plutôt, dit-elle, vers l'Armée que le Roi d'Egypte rassemble dans
l'Orient : j'y épuiserai les effets de mon Art ; je prendrai toutes les formes
possibles ; je m'armerai de l'arc & de l'épée : je me ferai Esclave des plus
Grands & les animerai mutuellement : que le respect & l'honneur soient sacrifiés,
pourvu que je satisfasse ma vengeance. »

Ces exemples, qu'on pourroit apuyer de mille autres, démontrent à quel
point les Articles intéressent le sentiment & sont nécessaires pour présenter les
objets avec la plus grande précision.

On voit par-là, comment ils contrastent les uns avec les autres, & comment
ils remplissent un des grands buts de la Peinture, qui est de produire
les plus grands effets par l'oposition & la diversité des objets.

Qu'il en résulte une diversite agréable & une harmonie flatteuse, dont
seroient privés les Tableaux, dans lelquels ils se trouvent réunis, & où régneroit
sans eux une monotonie insuportable.

De combien de beautés, par conséquent, nous serions privés sans eux,
& que ce n'est pas à tort qu'on met au rang des Parties du Discours, une
Classe de mots qui produit seule de si grands effets.

Ceux qui les emploient ne sont, sans doute, pas toujours fait d'après ces
réflexions : mais le sentiment qui les infpire, & la Nature qu'ils veulent
peindre, leur a fait sentir la nécessité de ces nuances, de ces contrastes, de
ces peintures déterminées ; & le langage leur prête aussi-tôt les couleurs qui
conviennent à ceux dont ils veulent être entendus.121

§. 10.
Des Mots qu'on a regardés comme des Articles.

Nous avons vu plus haut qu'il existe un grand nombre d'autres mots,
que de célèbres Grammairiens ont regardé comme des Articles, parce qu'ils
marchent aussi à la tête des Noms ; & que d'autres ont regardé comme des
Pronoms ou comme des Adjectifs, parce qu'ils peuvent être tout cela en effet,
suivant le point de vue sous lequel on les considérera : nous en avons donné la
liste dans notre §. 5. en ajoutant que cette énumeration étoit exacte ; mais
que nous remarquions une différence essentielle entre les vrais Articles & ceux-ci :
c'est que les premiers sont des Articles purs & Simples, d'une si grande
simplicité qu'on ne peut les décomposer par aucun autre mot ; que rien ne
peut en tenir la place.

Que les autres, au contraire, sont des façons de parler elliptiques qui abrégent
singuliérement le Discours, en tenant lieu de plusieurs mots auxquels
ils doivent toute leur énergie.

Faisons voir maintenant que nous étions fondés à avancer cette proposition,
& dévelopons les mots auxquels ceux-là sont redevables de leur énergie.

Ceci est incontestable pour les mots apellés Articles Possessifs : ce sont
des mots elliptiques qui ont été substitues à plusieurs autres, pour rendre le
discours plus coulant.

Mon, par exemple, se décompose par le… de moi : mon chapeau, signifie
exactement le chapeau de moi : c'est ainsi que parloient les Grecs, quand
ils disoient, ho Patér moy, le père de moi, ou mon père.

Ton se décomposera par le… de toi : ton livre, c'est- à-dire, le livre de
toi : & son, par le… de lui : son équipage, c'est-à-dire, l'équipage de lui.

Les Italiens abrégent aussi cette phrase, mais moins que nous : ils
disent, le mien, le tien, e sien ; il mio capello, le mien chapeau ; la tua
bocca
, la tienne bouche, &c.

Nous les imitions en cela autrefois, dans le tems où nous disions,
un mien Roi, la tienne Mere.

On ne saurait donc mettre ces mots au rang des Articles, puisqu'ils sont
un abrégé de l'Article, du Pronom & d'une Préposition ; & qu'ils sont tout-à-la-fois
Pronom, Préposition & Article.

Ainsi, autant à retrancher du nombre des Articles.

Le Démonstratif Conjonctif qui, est encore dans le même cas : c'est une
122formule abrégée qui tient lieu d'une Conjonction, d'un Article & d'un
Nom : lorsque nous disons, par exemple :

Les Auteurs qui ont traité de l'Histoire de Rome, prétendent que Romulus
fut le Fondateur de cette Ville ;

Ce sont deux phrases que nous avons réunies en une seule, qui tient
lieu de celle-ci :

Les Auteurs prétendent que Romulus fut le Fondateur de Rome : & ces
Auteurs
ont traité de l'Histoire de Rome.

Qui, tient donc ici ta place de ces trois mots, de la Conjonction &,
de l'Article Démonstratif ces, & du Nom Apcllatif Auteurs. C'est ce que désigne
fort bien M. Beauzée, en apellant qui, un Article démonstratif-Conionctif ;
Article, puisqu'il renferme un Nom apellatif qu'il énonce ;
Démonstratif, puisqu'il renferme l'Article ce ; & Conjonctif, puisqu'il tient lieu
de la Conjonction &.

Dans cette phrase, la personne qui vous déplaisoit est partie ; qui, tient
également lieu de ces mots, & cette personne,

Il en est de même de que.

Dans ces Vers, par exemple :

« Que vois-je ! Mermecide ! est-ce toi que j'embrasse ? »

L'ame entraînée par l'impétuosité du sentiment, exprime tout-à-la-fois une
multitude d'idées : c'est comme si l'on disoit :

« Je vois un Personnage : ce Personnage seroit-il Mermecide ? Mermecide !
en t'embrassant, embrassé-je toi-même, ô toi Mermecide ? »

Rien de plus froid & de plus contraire à la vivacité de l'action que cet
entaflement de paroles : deux que, & la phrase ne peut cite plus courte &
plus vive :

Il en est de même lorsque la phrase commence par qui : dans celle-ci,
par exemple :

Qui pourra m'aprendre où s'est caché mon Fils ?

Qui tient lieu de ces mots ; Où trouverai-je un Homme en état de m'aprendre,
&c.

Il en est de même de ce qu'on apelle Article Universel, tout, toute,
&c. Ce n'est qu'un mot substitué à plusieurs autres, pour rendre la phrase
plus courte.

Ainsi, en disant tous les hommes, c'est comme si nous disions, l'ensemble
des individus que nous apellons
les hommes.123

Tout est bien, c'est-à-dire, l'ensemble de ces choses dont nous parlons
ou l'ensemble de ce qui existe est bien.

Tous ces mots ne sont donc des Articles, ou ne jouent le rôle des Articles,
à la tête des Noms qu'ils précédent, que parce qu'ils renferment en eux-mêmes
de vrais Articles, en vertu desquels ils acquiérent le privilège de paroître
seuls à la tête des Noms, & de les annoncer de la même maniere qu'ils le
sont par les Articles.

Ainsi, ces mots amphibies qui ont paru tout-à-la-fois Pronoms, Adjectifs,
Articles, ne sont rien de tout cela, en particulier ; mais tout cela à la fois :
ils ne doivent donc pas être raportés à aucune Partie du Discours en particulier,
mais être rangés comme tant d'autres dans cette nombreuse Classe de
mots elliptiques, qui rendent le Discours si serré & si coulant.

§. 11.
Articles devenus inséparables de quelques Noms.

Il est arrive très-souvent aux Noms : qui se transmettent d'une Langue à une
autre, d'y passer avec leur Article, comme si cet Article faisoit partie du
Nom même ; & parce que la Langue dans laquelle ils s'incorporent les fait
encore précéder de ces Articles, ils marchent avec deux Articles, l'un national
& l'autre étranger & inconnu.

Tels sont nos mots venus de l'Orient & précédés de la syllabe al. Tels
Almanach, Alembic, Alcoran, & Alcaïde, usités chez les Espagnols, qui en
ont eux-mêmes beaucoup plus que nous.

Dans tous ces. mots, al est l'Articfe le : ainsi Al-manach signifie le Calendrier :
Al-embic, le Vaisseau ; Al-coran, le Livre ; Al-caïde, le Juge. On
devroit donc dire le Manach, le Ambic, le Coran, le Caïde : au lieu qu'en
disant l'Almanach, l'Alembic, c'est comme si nous disions le le Manach, le
le Ambic
, le le Coran. Ce qui nous paroîtroit souverainement ridicule, si
des Etrangers traitoient ainsi nos mots.

Il nous est arrivé une chose plus singulière encore ; c'est qu'après avoir ajouté
nos propres Articles à des mots empruntés de l'Etranger, nous avons cru
que ces Articles apartenoient à ces mots, & nous les avons fait précéder une
seconde fois de nos Articles : cela nous est arrivé dans les mots, loisir, lierre,
& lui. Les deux premiers sont composês du Latin otio prononcé oisi ; &
wedera prononcé yere : nous les prononçâmes avec l'Article, l'oisi & puis
124l'oisir ; & l'yerre. Ensuite croyant que l' faisoit ici partie du Nom, nous avons
dit le loisir & le lierre : ce qui dénaturoit totalement ces mots, & empêchoit
de reconnoître leur origine.

Quant à lui, il tient la place de le hui ou l'hui, le ci présent, le dont il
s'agit, c'est ce même hui qui est entré dans au-jour-de-hui, au jour de ce
présent : c'est un vieil Article démonstratif venu des tems les plus reculés, &
qui fit le hui-us des Latins & le hou des Grecs.

Les Grecs avoient déjà cet usage de fondre l'Article Oriental al, avec les
Noms même. Ce qui leur est arrive, par exemple, pour Alexandre & pour
Alcide : ce dernier est exactement le même Nom que le Cid, c'est-à-dire,
le Héros, nom que Corneille a rendu si célèbre. Les Orientaux ôtant du nom
d'Alexandre l'Article, ne l'apellent jamais que Scander : c'est ce nom si
connu parmi nous, depuis le fameux Scander-Beg, qui portoit ainsi le
même nom qu'Alexandre.

Les Grecs ont aussi une multitude de Noms formés par la réunion d'un mot
avec d'anciens Articles. Par exemple, leur mot o-dontes, les dents, est formé
du mot dont qui signifie dent, joint à l'Article o : & lorsqu'ils disoient hoi
odontes, c'est comme s'ils eussent dit les les dents ; c'est comme nous, quand
nous disons l'Al-coran, le le Coran.

Ainsi les mots se chargent sans raison de nouvelles syllabes qui les éloignent
de ce qu'ils étoient d'abord, & en rendent l'origine difficile à connoître.

§. 12.
Origine des Mots qui servent d'Articles.

Mais comment est-il arrivé que ces mots le, ce, un, &c. ayent été
chargés de la valeur qu'ils ont, l'un d'indiquer un objet, l'autre de le montrer,
le troisième de l'énoncer ; sur-tout dans nos principes où tout a sa raison ;
& où tout commence par le physique se non par les idées abstraites, telles que
les idées qu'offrent ces mots ? C'est qu'ils tiennent à des mots plus anciens, à
des noms d'objets relatifs à ces idées.

Un, énonce par la simple idée d'individu ; un homme est venu ; un homme
a dit ; une flèche le perça, &c. Mais ce mot est la corruption du mot primitif
ein, qui désigne tout Être existant ; & qui s'est formé du verbe
même e, qui désigna sans cesse l'existence.

Ce, montre : mais il vient du primitif ça, cei, ci, qui désigna l'agitation, le
125mouvement, le lieu vers lequel on se tourne ; d'où vinrent les mots Grecs
zeô, fermenter ; zaô, vivre ; zôon, être sensible, animal ; & qui fut par
conséquent très-propre à exprimer l'existence sensible, un Être qu'on avoit
sous les yeux, tout lieu à portée de la vue : d'où se formerent une multitude
de mots relatifs à cette idée, tels que le Latin sit-us, situation ; sed-es,
siège ; le Grec ekei, en ce lieu, le même que notre mot ici ; l'Hébreu ze, qui
signifie ce ; la terminaison démonstrative des Latins ce dans ec-ce, voilà ; dans
hicce, celui-ci, &c. L'Article Anglois the, qui signifie le & se prononce ze :
notre ça qui fait partie des mots en-ça, de-çà, or çà, &c.

Le, montre aussi, mais des objets plus éloignés que ceux indiques par ce,
& qui sont sous les yeux. Ceux qu'indique le mot le, sont de côté, &
non sous les yeux ; c'est que le signifia dans l'origine côté, flanc, aile. De-là
vinrent le Latin lat-us, côté ; a-la, aile, &c. De-là notre mot , en
ce lieu.

C'est donc en vertu de leur origine, que l'Article un énonce un objet
en général ; que le indique un objet plus raproché, quoiqu'éloigne ; & que ce
désigne un objet qui est sous les yeux. On ne fit que les prendre dans un sens
abstrait.

C'est de ce même ce, prononcé ke, que vint encore le mot qui, par lequel
on indique également ; & qui forma en Latin trois ou quatre adverbes
de lieu, qui, ici ; quò, où ; qua, par où ; qui, est donc ce : & de-là
toute sa force. Ainsi, lorsqu'on dit, par exemple : les Auteurs qui ont traité
de l'Histoire de Rome
 ; c'est comme si, après avoir donné un sens trop général
à cette expression, les Auteurs, on cherchoir à le restreindre, & à lui
en donner un plus particulier, pour prévenir les mauvais effets qui en pourroient
résulter ; & qu'on ajoutât, c'est-à-dire, ces Auteurs seuls de l'Histoire
de Rome
.

Telle est la valeur de qui, chez les Grecs qui le prononçoient Tis, à la
Picarde. Ils l'employent fréquemment comme Article, en tini tameiô melitos,
Ἒν τινι ταμείῳ μέλιτος, dans une ruche, dit Ésope dans une de ses Fables. En
tini topoi
, dans un lieu, dit-il dans la Fable suivante (1)50. Il lui donne divers
autres sens, ensorte qu'il signifie également chez lui qui, lequel, certain, quelque,
&c. C'est le sens de la phrase qui fait connoître la valeur qu'on doit
lui donner.126

§. 13.
Si le ou la employés sans Noms, sont des Articles.

La Langue Françoise employe fréquemment le, la, les, sans Noms : à la
fin de ces phrases, par exemple :

J'ai vu le Parc de Versaillcs : je le trouve très-beau.
J'ai lu le livre que vous m'avez prêté ; & je puis vous le rendre.
Avez-vous vu la Cour ; je la verrai.

Ces doubles le, la, &c. ont intrigué les Grammairiens : lorsqu'une fois la
nature du premier a été reconnue, il a été question de décider quelle étoit
la nature du second. Ici, partage entre les plus célèbres : les uns prétendent
qu'ils sont d'une nature absolument différente : les autres veulent qu'ils soient
tous les deux de la même nature.

Entre ces premiers est M. du Marsais. « Quelques Grammairiens, dit-il (1)51,
mettent le, la, les au rang des Pronoms : mais si le Pronom est un
mot qui se met à la place du Nom dont il rapelle l'idée, le, la, les ne
seront Pronoms que lorsqu'ils feront cette fonction .Alors ces mots vont tous
seuls, & ne se trouvent point avec le Nom qu'ils représentent : la vertu est
aimable, aimez-la
. Le premier la est Adjectif métaphysique, ou, comme on
dit, Article ; il précéde son fubstantif vertu ; il personifie la vertu : il la fait
regarder comme un individu métaphysique. Mais le second la, qui est après
aimez, rapelle la vertu, & c'est pour cela qu'il est Pronom & qu'il va tout
seul. Alors la vient de illam, elle.

C'est la différence du service ou emploi des mots, & non la différence matérielle
du son, qui les fait placer en différentes Classes…. Ce même son la
n'est-il pas aussi quelquefois un adverbe qui répond aux Adverbes Latins ibi,
hâc, isthâc, illâc ; il demeure là, il va là, &c. ? N'est-il pas encore un nom
substantif, quand il signifie une note de musique ? Enfin, n'est-il pas aussi
une particule expletive qui sert à l'énergie ? Ce jeune homme-là, Cette femme-là. »

M. l'Abbé Fromant (2)52 ne voit dans ces deux le, la, qu'une même
espèce de mot. « L'Article, dit-il, est une sorte de Pronom lorsqu'il précéde
un verbe, & par conséquent lorsqu'il précéde un nom. Avez-vous lu la Grammaire
127nouvelle ? Non, je la lirai bien-tôt. Pourquoi voudroit-on que la ne
fût pas de même nature dans ces deux endroits ? »

Pourquoi ? c'est parce qu'en effet ils ne sont point de la même nature.

Le premier sert à donner une idée déterminée de l'objet qu'il précede : le
second, à repeller cet objet tel qu'il a été déterminé.

Le premier détermine & ne rapelle pas : le second rapelle & ne détermine
pas.

Le second peut même exister dans des phrases dont le premier est banni.
Dans cette phrase :

« Charles fut battu, & le Turc le constitua prisonnier »,

Le ne peut être une ellipse relative au commencement de la phrase ; car on n'y
voit point de le : on ne peut, pas dire, le Turc le Charles constitua prisonnier.

ll en est de même de celle-ci :

« Cette voiture ne vaut rien, je vous la renverrai ».

On ne sauroit dire que la est une ellipse de cette expression, la voiture :
car une ellipse n'est jamais contraire à la vraie construction d'une phrase, & il
seroit absurde de dire, cette voiture ne vaut rien, je vous renverrai la voiture ;
puisqu'il n'y a point de construction entre ces deux phrases, & que l'expression
la voiture ne sert nullement à rapeller le mot cette voiture : & si l'on a pu
faire marcher sans son nom l'Article la, pourquoi ne peut-on pas faire marcher
sans son nom l'Article cette, & dire, cette voiture ne vaut rien ; je vous
cette renverrai : l'ellipse seroit tout aussi juste avec cette, qu'avec la.

Concluons que ces deux le, sont très-différens : le premier est un Article,
puisqu'il déterminé : le second est un Pronom, puisqu'il rapelle.

Si M. l'Abbé Fromant fût sorti de son exemple, il s'en seroit aperçu
sans peine : aussi ne sauroit-on être trop réservé pour conclure d'après un exemple :
il faut pour cet effet considérer un objet sous toutes ses faces.

Nous verrons dans les Pronoms, que le est le Pronom direct de la troisiéme
personne, employé comme objet du Discours :

Que le Pronom de la troisiéme Personne, employé comme sujet, est en François
il : il aime.

Qu'employé comme terme, c'est lui : je lui écris.

Qu'employé comme objet, c'est le : je le chéris.

Que ce le est un vrai Pronom analogue à me & à te ; & que si le n'etoit pas
un Pronom, notre Langue seroit privée d'un mot essentiel & indispensable :
ou ne pourroit plus dire ; Il le flatte ; comme on dit, il me flatte, il te flatte.128

Chapitre III.
Des adjectifs.
Troisieme partie du discours.

§. 1.
Nécessité d'avoir des Mots pour désigner les Qualités des objets.

Ce qui existe, existe toujours d'une certaine maniere, sous telle ou telle
forme, avec telle ou telle qualité : & c'est par ces qualités que nous distinguons
les objets les uns des autres, qu'ils nous affectent, qu'ils nous interessent ;
les uns par leurs formes brillantes ou élégantes, les autres par leurs qualités
usuelles.

Ainsi les vives couleurs de la lumiere, la splendeur du Soleil, la magnificence
d'un beau couchant, l'éclat de l'aurore, le brillant de la rosée, celui des
perles, la finesse d'une taille élégante, affectent agréablement la vue : tandis
que les qualités admirables qui distinguent un Pere, une Mere, une Epouse,
des Enfans, un Ami, un Protecteur, &c. & qui constituent l'utile, l'honnête,
le vrai, le consolant, &c. ont des droits inaltérables sur notre cœur. La Divinité
elle-même nous attire à elle par ses perfections & par ses bienfaits.

Otez à un objet ses qualités, & il ne sera plus rien : dépourvu de tout attrait,
de toute aparence, il s'évanouira, il n'aura nulle existence pour nous.

Telle est la perfection de l'homme, qu'il ne cesse de vouloir acquérir des
qualités qui puissent le rendre toujours plus agréable à ses semblables, à la Divinité,
à lui-même. Par elles, il s'éléve fort au-dessus de ce qu'il est ; & il
peut être aujourd'hui fort au-dessus de ce qu'il étoit hier, & devenir ainsi un
Être tout nouveau : plus il acquiert, & plus il voit qu'il peut acquérir. C'est
un Monde immense que le Créateur livre à sa conquête, & par lequel il se
raproche de tout ce qu'il y a de plus parfait. Insensé celui qui se croit déjà
tout ce qu'il peut être !

Les objets étant donc tout ce qu'ils sont, par leurs qualités ; & toutes nos
idées, tous nos Discours roulant sans cesse sur les objets, nos idées, nos Discours
rouleront réellement par-là même, sur les qualités de ces Objets.129

Les qualités des objets doivent donc revenir sans cesse dans le Discours : elles
doivent y occuper une place aussi distinguée qu'intéressante.

On aura des mots pour chacune d'elles, qui ne seront que pour elles, qui
les peindront, qui les rapelleront, qui rendront sensible l'intérêt qu'elles offrent.
Tels seront, hauteur, élévation, beauté, splendeur.

Mais ces mots peignent ces qualités en elles-mêmes, & sans aucun raport
à aucun objet : il en faudra donc d'autres qui peignent les objets comme possédant
ces qualités, & tels seront ceux-ci : haut, élevé, beau, splendide.

Ces derniers auront dans le discours une place fixe & distinguée : ils seront
constamment à côté des Noms que portent les objets dans lesquels se trouvent
les qualités qu'ils expriment : ainsi le langage se raprochera de la Nature de
la maniere la plus énergique : car les qualités étant adhérentes aux Etres, les
mots qui les expriment le trouvent adhérens aux Noms de ces objets ; & ils
forment avec eux un ensemble, pareil à celui qu'offrent l'objet lui-même & ses
qualités.

§. 2.
On les appelle Adjectifs, & pourquoi.

Aussi apelle-t-on, avec raison, ces mots Adiectifs, du verbe Latin adjicere,
ajouter, parce qu'ils sont toujours ajoutés aux Noms & qu'ils sont destinés
à ajouter à l'idée des Noms, celles des qualités qui se rencontrent dans
les objets qu'ils désignent.

En prononçant un Nom quelconque, celui de Temple, par exemple, nous
ne désignons aucun Temple en particulier : en le faisant précéder d'un Article,
ce Temple, nous en désignons un, mais nous ne présentons point ses qualités :
si au contraire nous disons, ce Temple est exhaussé, vaste, bien percé, &c.
nous indiquons les qualités que nous apercevons dans l'Objet nommé ; &
nous en donnons ainsi des idées plus déterminées, plus développées.

Ainsi ces mots exhaussé, vaste, percé, &c. sont des Adjectifs. Tels sont encore
ceux-ci :

tableau haut | agréable | elégant | grand | prudent | beau | elevé | sage | merveilleux | rond | joli | fini130

§. 3.
Propriétés des Adjectifs, & en quoi cette Partie du Discours differe des Noms
& des Articles.

L'Adjectif & le Nom different essentiellement, en ce que le Nom présente
seul l'idée d'un objet, au lieu que l'Adjectif supose toujours un Objet dans lequel
doit se trouver la qualité qu'il peint : que le Nom marche tout seul sans
avoir besoin de suport, & que l'Adjectif a besoin d'un Nom qui le soutienne
& au moyen duquel il ait un sens absolu.

Dès-lors on dira : un toit élevé, une tour haute, un édifice rond, une promenade
agréable, un homme prudent, un Ministre sage, un joli enfant, un
Petit-Maître élégant, un beau tableau, un ouvrage merveilleux.

2°. On voit encore cette différence entre le Nom & l'Adjectif, que le Nom
ne convient qu'aux objets de la même espéce, au lieu que l'Adjectif peut s'associer
avec des Objets ou des Noms de toute espéce : ainsi le mot élevé peut
s'apliquer à tout Objet dans lequel on reconnoîtra une qualité pareille. L'on
dira :

Un lieu élevé, un homme élevé, des sentimens élevés.
Un flambeau élevé, un tableau élevé, des nuages élevés.
Un style élevé, une voix élevée, &c.

3°. On pourroit regarder les Adjectifs comme des ellipses ; car ils peignent
moins la qualité elle-même, que l'état d'une personne qui possède telle ou telle
qualité.

Ainsi, haut, élevé, riche, &c. ne sont pas, à proprement parler, des qualités,
mais des qualificatifs, des mots qui représentent les Etres auxquels on
les attribue, comme possédant telles ou telles qualités, celles de hauteur, d'élévation,
de richesse, &c.

Un lieu élevé, est donc mot à mot un lieu dans lequel on trouve la qualité
désignée par le mot hauteur
.

Cet homme est prudent, est une phrase qui signifie mot à mot, cet homme
possede la qualité que nous appellons prudence
.

4°. Les Adjectifs ne sont donc pas essentiels à la parole ; on pourroit s'en
passer à toute rigueur : mais on y gagne de la briéveté, ce qui est un grand
point ; & des tournures très-variées & sans monotonie, ce qui en est un autre
fort important.131

De-là, résultent les tableaux que nous avons apellés énonciatifs ; tels que
ceux-ci :

Cette Tour est immense.
Ce Dôme est prodigieux.
Le Soleil est brûlant.
Le Tems est dérangé.

Et qui forment les tableaux les plus communs du langage.

5°. Nous trouvons donc ici entre les Articles & les Adjectifs, un caractère
qui les distingue essentiellement. Les Adjectifs, comme nous venons
de voir, ne sont que des formules elliptiques, qui peuvent se résoudre
par d'autres, d'une maniere aussi nette. Il n'en est pas de même des Articles ;
ceux-ci ne tiennent lieu d'aucune autre formule : ils ne peuvent être rendus
par aucune autre.

6°. Enfin, l'Adjectif sépare en quelque sorte en deux classes tous les Etres ;
l'une, formée de ceux auxquels convient la qualité qu'il exprime : l'autre, qui
renferme ceux auxquels on ne peut pas l'attribuer.

Ainsi les lieux élevés suposent les lieux qui ne le sont pas : les hommes
sages suposent des hommes dépourvus de sagesse : ainsi de suite.

7°. Les Noms & les Adjectifs ayant entr'eux des différences aussi essentielles,
doivent donc avoir des places très-distinctes entre les Parties du Discours.
Mais telles étoient les idées vagues & peu exactes qu'on en avoit, que ces
deux Parties du Discours avoient toujours été réunies en une seule, comme si
un Adjectif étoit un Nom, comme si la possession d'une qualité étoit un Etre,
comme si le contenant & le contenu étoient la même chose ; jusqu'à ce que nos
derniers Grammairiens, qui ont analysé la parole avec tant d'art, se sont enfin
aperçus de cette erreur, & ont eu soin de l'éviter.

§. 4.
Origine des Adjectifs.

1°. La Comparaison.

Nous avons vu que tous les mots naissent des Noms : les Adjectifs auront
donc pris leur source dans les Noms : mais comment les mêmes mots
qui désignoient des objets, pouvoient-ils désigner encore des qualités ? N'y
auroit-il pas de la contradiction, ou de l'embarras, dans ce double emploi ?
D'ailleurs un objet n'est pas sa qualité : comment le nom de l'un pouvoit-il
132devenir le nom de l'autre ? D'un autre côté, on ne pouvoit inventer des mots
qui ne fussent pas des Noms.

Cependant les Adjectifs existent : on trouva donc le moyen d'enlever ces
difficultés : n'en soyons pas surpris : on en avoit besoin : or, rien de plus ingénieux
que le besoin.

Parler en est un, & il le fut dès les commencemens, dès la premiere famille
qui exista. C'étoit une Compagne aimable à laquelle on vouloit plaire :
des enfans chéris qu'on vouloit former & instruire : des plaisirs qu'on vouloit
peindre : des ordres qu'on avoit à donner, des précautions qu'il falloit indiquer :
j'allois dire, des ennuis qu'on désiroit de charmer, comme s'il y avoit des
momens d'ennuis dans une vie active, au milieu de cette variété étonnante
qu'offre sans cesse la Nature & la vie champêtre : l'ennui ne fut connu des Mortels
que lorsque cessant d'être Laboureurs ou Bergers, ils abandonnerent les
campagnes où ils n'avoient aucun moment de vuide, où la Nature les maîtrisoit ;
& qu'ils vinrent s'enfermer & s'entasser dans les Villes, où ils connurent
pour la premiere fois l'oisiveté & le repos ; & avec eux, l'ennui, & le poids
incommode de l'existence, pour qui a le tems de s'en apercevoir.

Le Langage d'ailleurs étoit en bonnes mains. Les Meres de famille toujours
de moitié dans toute la vie, & dont le caractère est si vif, si délicat, si sensible,
si plein d'imagination, durent nécessairement aller très-loin dans cette carriere :
le langage dut devenir entre leurs mains, nombreux & agréable ; il dut se
remplir d'images & de figures : il dut être tout comparatif, afin d'être à la
portée des jeunes têtes qu'elles avoient à instruire.

On n'a donc qu'à se mettre à la place de la premiere Mere de famille qui ait
parlé, (& elle étoit belle & douce cette première Femme,) & l'on sera comme
elle, & l'on aura sa Grammaire ; & ce sera celle que nous avons.

La Nature & l'analogie avoient donné les Noms, peinture des objets ;
la comparaison donna les Adjectifs, qui, sans être la peinture directe des
qualités, n'en sont pas moins énergiques.

En effet, comparer, c'est connoître : ce que nous ne connoissons pas,
mais que nous voulons découvrir, nous le comparons avec ce que nous
connoissons déjà : cette comparaison est un flambeau qui perce l'obscurité la
plus profonde ; ensorte que de comparaisons en comparaisons, nous parcourons
un chemin immense ; & les ténèbres fuient loin du cercle étroit qui nous
environnoit d'abord.

Ainsi, lorsque l'on voulut désigner la qualité d'un objet, on emprunta le
nom de l'objet dont cette qualité faisoit le caractère propre.133

Un Homme rond fut un homme-cercle, ou un homme-boule.
Un Homme grand fut un homme-mont.
Un Homme grossier étoit un homme-ours.
Un Homme pieux étoit un Fils du Ciel.
Un Homme impie étoit un Fils de la Terre.
Un Homme franc fut un homme-forêt.
Un Homme fin & rusé fut un homme-ville.

Les graces charmantes de la jeunesse furent des roses, des lys, une Aurore,
une fleur qui annonce les fruits & qui disparoît promptement.

Pour peindre la beauté, pour exprimer qu'une femme réunissoit en elle
tout ce qui plaît, tout ce qui charme, pour désigner en un mot la première
Mere de famille, on n'eut à prononcer qu'un seul mot ; & ce mot signifia
toutes ces choses, & les signifia de la maniere la plus énergique, parce que
ce mot fut le nom de l'Astre le plus beau, de celui dont l'aparition porte
dans l'Univers la vie & le plaisir, comme une Mere de famille, jeune, belle,
& touchante, est pour sa famille une source de bonheur & d'agrémens.

Ce mot fut Bel ; nom du Soleil, comme Souverain des Astres. Dire une
Femme-belle, c'etoit dire une Femme-Soleil.

L'on exprimoit par-là tout ce que renferme l'idée de beauté ; on l'exprimoit
de la maniere la plus courte, la plus précise, la plus énergique : & ce
qui est assez singulier, c'est que ce Nom qui n'étoit que d'emprunt, est resté
à la beauté, & a été perdu pour le Soleil. C'étoit dépouiller le Ciel pour enrichir
la Terre.

Pour désigner la chaleur des Vents d'Orient, on les apella Vents de feu :
& pour désigner la douceur balsamique des Vents du Midi dans un beau jour
d'Eté, on les apella Vents de miel.

Ce langage de comparaison fondé sur celui d'imitation, & venant à son
secours, réunissoit nombre d'avantages : la simplicité d'une Langue naissante
peu chargée de mots ; la richesse du Langage Poëtique rempli de figures &
de comparaisons ; l'exactitude du Langage Philosophique, qui doit toujours
s'assortir à la nature des choses, & qui ne peut procéder que par comparaisons.

Toutes les fois donc qu'on voulut désigner la qualité d'un objet, on fit
marcher deux Noms ensemble.

L'un indiquoit l'Objet dont on parloit.

L'autre désignoit sa Qualité, en faisant voir le raport de cet objet, avec
celui dont ce second mot étoit le Nom.134

Ainsi les Noms étoient employés, tantôt comme désignant des objets
& tantôt comme désignant des qualités.

Employés seuls, ils désignoient des objets : employés à la suite d'un autre,
ils désignoient des qualités.

Ainsi le mot Eminence employé seul, désignoit un objet, un terrain élevé ;
mais dans cette phrase, un homme-éminence, il ne désignoit plus qu'une qualité,
celle d'un homme grand & élevé.

Bel, seul ou précédé d'un Article, signifioit le Soleil : joint à un nom
d'homme ou de femme, il ne désignoit plus qu'une qualité ; la qualité d'éblouir
comme le Soleil.

Un arbre-Dieu désignoit son excellence.
L'homme-Terre ne désignoit que la qualité de cultiver la terre.
Nous avons encore un Livre rempli d'expressions de cette nature : on a
cru qu'il parloit un langage singulier & extraordinaire, un langage oriental :
tandis qu'il parle le langage énergique, simple & touchant de la Nature, le
seul que les hommes aient pu parler dans l'origine, & des principes duquel
aucune Langue n'a jamais pu s'écarter. Le style de ce Livre dépose ainsi en
faveur de sa haute antiquité.

Cette marche de l'esprit humain est si naturelle, qu'on la retrouve dans
toutes les Langues anciennes ; & qu'elle seule peut mettre quelqu'ordre dans
leurs Dictionnaires. Rien n'est plus désolant pour une personne qui est dans
l'idée que les Adjectifs sont des mots totalement différens des Noms, que
de voir dans ces Dictionnaires le même mot signjfier toujours & des Noms
& des Adjectifs : ces Langues lui paroissent un cahos inconcevable, & il
seroit tenté de croire que leurs Auteurs n'avoient pas le sens commun.

Mais avec ces principes, ces Phénomènes s'expliquent : ces diverses significations
découlent les unes des autres, & ces Langues sont tout ce que pouvoit
être une Langue, tout ce que sont les nôtres.

L'on n'est plus étonné que dans les Langues Celtiques :

Bar signifie, 1°. une Montagne, une Colline,
2°. Haut, élevé.
3°. Sublime, excellent.
4°. Un homme élevé, un Bar-on : rien de plus ordinaire
dans nos anciens Historiens que cette expression,
le Roi & ses Bar-ons.

Ban signifie, 1°. une Elévation, une Montagne, un Rocher.
2°. Haut, élevé.135

3°. Exquis, distingué, illustre.
4°. Prince, Chef, nom resté dans les Bans de Croatie,
& dans Ban-neret, venu de Bann-iere, qui signifie
une chose élevée pour servir de point de
ralliement.

Cab, Cap signifie, 1°. toute Extrémité, Tête, Sommet.
2°. Tout ce qui a une Cap-acité comme la tête.
3°. Cap-able.
4°. Celui qui est à la tête, un Cap, que nous prononçons
Chef, & qui est resté avec sa vraie prononciation
dans Cap-itaine, &c.

Dun signifie toute profondeur.
2°. Profond, élevé, grand.
3°. Un Prince, un Juge, un Seigneur, nom resté dans
Don, Dunes, & Dun-aste ou Dyn-aste des Grecs, &
leur Dun-é, force, puissance ; d'où vinrent Dun-amai,
je puis, & Dyn-amique ou science des forces.
4°. Forteresse.
5°. Ville forte, & ville profonde.
6°. Un homme lourd, une bête ; d'où la fameuse Dun-ciade,
Poëme Anglois, qui signifie mot à mot le
Poëme du lourdaud ou de la bête.

2°. La Dérivation.

On s'aperçut bientôt qu'il étoit très-incommode de faire marcher deux
Noms à côte l'un de l'autre : qu'il étoit fâcheux qu'un même mot eût deux ou
un plus grand nombre de fonctions à remplir : qu'il étoit même quelquefois
très-difficile de saisir leur sens ; de décider quel des deux devoit se prendre
dans le sens absolu ou dans le sens relatif, comme objet ou comme qualité.

On chercha donc à remédier à cet inconvénient : & pour cet effet, on
eut recours à un moyen de la plus grande simplicité, & peut-être le seul qui
fût possible : ce fut d'ajouter à la fin du Nom, une syllabe qui faisoit connoître
que ce Nom ne se prenoit plus comme Nom, mais dans le seul sens
de qualification : & cette syllabe fut formée du verbe e qui marque l'existence,
ou du verbe a qui marque la possession, la propriété.

Dès-lors, au lieu de dire un lieu-glace, on dit un lieu glac-é. Cet e ajouté
136à la fin du mot, tenoit lieu des mots qui est : un lieu glac-é, signifia mot à
mot un lieu qui est glace.

On ne dit plus un objet-monstre, mais un objet monstru-eux, c'est-à-dire,
objet qui est monstre.

Au lieu d'homme-cité, on dit un homme-citoyen.
Un apartement-fleur, devint un apartement fleuri.
Un discours-miel, fut un discours miell-eux.

Par cette invention aussi simple qu'heureuse, le nombre des mots fut
doublé, triplé, quadruplé, chaque nom donnant lieu à un grand nombre
d'Adjectifs ; & le langage en devint plus aisé, plus coulant, plus riche, plus
lumineux.

C'est ainsi que du mot Fac, qui désignoit une action, les Latins firent :

Fac-ilis, qui est aisé à faire.
Fac-iens, celui qui fait.
Fact-urus, celui qui fera.
Fact-us, qui a été fait.
Fact-iosus, qui est actif, agissant.
Fac-itius, qui est fait à la main, artificiel, factice.
Fac-undus, qui fait des chef-d'œuvrcs, éloquent, beau parleur.
Fac-etus, qui fait des choses agréables, plaisant, enjoué, facétieux.

De Cap, vinrent, suivant ces diverses significations, . relativemait à
Tête :

Cap-ax, capable, qui a un grand Cap, une grande Tête, une grande
Capacité.
Cap-italis, tout ce qui regarde la tête, l'objet principal, la vie : ce
qui est Capital.
Cap-itatus, qui a une grosse tête.
Cap-itosus, qui a une tête opiniâtre, tetu.

2°. Dans le sens de main & de prendre :
Cap-iens, qui prend.
Cap-tus, qui a été pris.
Cap-tiosus, qui enlace, qui prend dans ses filets, captieux.
Cap-tivus, qui a été fait prisonnier, captif.

3°. Dans le sens de Cav-ité ou faculté de contenir :
Cav-us, creux, profond, cavé.
Cav-atus, creusé, encavé.
137Cav-ernosus, rempli de creux, de cavernes.
Cav-ans, qui creuse.

Il n'existe aucun Adjectif, dans aucune Langue quelconque, même en Latin
& en Grec, qui ne vienne d'un Nom, ou encore usité dans ces Langues,
comme Sylvestris, sauvage, qui habite les forets, & qui est une phrase entiere
formée de ces mots :

Sylv-est-eris, qui signifient mot à mot, celui qui est dans les forêts, &
dont la racine est Sylv-a, forêt.

Ou qui ne vienne de quelque mot qui cessa d'être en usage, & qu'elles
laisserent perdre.

C'est ainsi que Pot-ens, qui signifie en Latin puissant, ne vient pas du
verbe posse, pouvoir ; mais du Celte, pot, élévation, force : d'où vinrent le
Latin :

Pot-es, tu es puissant.
Pot-ens, un être puissant.
Pot-ent-ia, la qualité d'un être puissant, la puissance.
Pot-sum, je suis puissant, je peux, qu'on prononça ensuite possum.

En ajoutant à la fin des Noms le mot our, ur, or, qui signifient homme,
& ix, ou ishe, qui signifie femme, on en fit une autre espéce d'Adjectifs, qui
désignerent ceux qui agissoient.

Act-or, Acteur, celui qui fait.
Actr-icé, (1)53 Actrice, celle qui fait.
Capta-tor, Capta-tricé, celui ou celle qui cherche à prendre, à
attraper, intriguant.
Cantat-or, Cantatr-icé, un Chanteur, une Chanteuse, une
Cantatrice.

Telle est la maniere dont se formerent les Adjectifs ; ce fut la troisieme
Partie du Discours : elle augmenta prodigieusement le nombre des mots, sans
fermer une seule racine de plus, ou un seul Nom de plus.

Il n'existe ainsi aucun Adjectif qui ne se lie avec un Nom, & qui n'en tire
toute son énergie ; dès-lors aucune peine pour les aprendre : ce qui facilite &
simplifie singulierement l'étude des Langues, qu'embarrassoit prodigieusement
la multitude des Adjectifs, lorsqu'on ne pouvoit les lier avec les Noms qui les
formerent.138

§. 5.
Des Phrases Elliptiques occasionnées par les Adjectifs.

Observons encore à quel point l'invention des Adjectifs abrége le discours
& le raproche du geste & de la rapidité de la pensée. En effet, ces expressions
l'Homme-montagne, l'Homme-ours, un Etre puissant, un Discours sublime,
sont de vraies phrases elliptiques qui abrégent le discours & le rendent plus vif
sans lui rien ôter de sa clarté. C'est comme si l'on avoit dit, l'Homme qui est
semblable en hauteur à une montagne ; l'Homme qui est aussi grossier qu'un
Ours ; un Etre qui est puissant, un Discours qui est sublime.

Ils donnent lieu à une Ellipse beaucoup plus considérable encore ; la supression
du Nom lui-même qu'ils étoient faits pour accompagner. Ainsi au lieu de
dire :

Les Hommes sçavans, les Hommes riches, les Hommes élevés en grandeur
dans une Nation
, on dit simplement :

Les Savans, les Riches, les Grands : ensorte que l'Adjectif devient un nom
qui en a tous les attributs, & qui marche avec ces Articles qui n'etoient faits
que pour les Noms.

Chaque Nation a des ellipses de cette nature ; & leurs Langues en deviennent
difficiles à saisir, lorsque ces ellipses leur sont propres. Les Latins disent,
par exemple :

Sumere prætextam, prendre la bordée de pourpre.
Quid multis, quoi de plusieurs ?

Phrases obscures si l'on ne peut suppléer les mots sous-entendus : dans le
premier exemple, le mot togam, robe : dans le second, le mot verbis, paroles,
& celui d'opus : quid opus est multis verbis, qu'est-il besoin de plusieurs paroles,
de beaucoup de discours ?

Sumere togam prætextam, prendre la robe bordée de pourpre.

§. 6.
Les Adjectifs portent la livrée des Noms.

Les Adjectifs étant ainsi destinés à accompagner les Noms & à faire tableau
avec eux, durent donc nécessairement en porter les livrées. Lorsque le
Nom fut au Singulier ou au pluriel, au masculin ou au féminin, l'Adjectif
139dut prendre une forme masculine ou féminine, & passer au nombre singulier
ou au nombre pluriel. Ainsi chaque Adjectif eut, comme les Noms, un singulier
& un pluriel ; mais il réunit de plus en lui les divers genres des Noms.
Nous disons, par exemple :

Un lieu éminent.
Une personne eminente.
Un lieu muré.
Une ville murée.
Des lieux éminens.
Des personnes éminentes.
Des lieux murés.
Des villes murées.

Eminent est un singulier masculin.
Eminente, un singulier féminin.
Eminens, un pluriel masculin.
Eminentes, un pluriel féminin.

L'Italien dit de même, à l'imitation des Latins :

Alto, haut.
Alta, haute.
Alti, hauts.
Alte, hautes.

Cette sujétion des Adjectifs relativement aux Noms, fut une chose aussi
nécessaice qu'agréable. Si l'Adjectif n'eût pas porté les livrées du Nom, comment
auroit-on connu leurs raports ? comment le Nom auroit-il amené son
Adjectif ? comment y auroit-il eu dans le Discours cette unité & cette harmonie,
sans laquelle il ne peut exister aucun tableau ?

D'ailleurs cet accord de l'Adjectif avec le Nom qu'il accompagne, & dont
il détermine la qualité, met dans le Discours beaucoup de grace & d'agrément :
on peut dire qu'il est au Langage, ce que les accords sont à la Musique.

Ces accords sont très-aisés à trouver dans la Langue maternelle : car on sait
toujours de quel genre est le Nom qu'on a employé, & l'on y assortit sans
peine l'Adjectif : d'ailleurs, l'oreille est tellement accoutumée à ces accords,
qu'elle ne s'y trompe jamais.

Mais autant ils paroissent simples & aisés dans les Langues maternelles, autant
deviennent-ils difficiles dans une autre : car ici, on n'a plus les mêmes facilités,
les mêmes secours.

D'un côté, il faudrait se rapeller de quel genre sont les Noms que l'on
prononce, & souvent on ne le peut : d'un autre côté, lorsqu'il nous arrive
de les mal assortir, notre oreille qui n'y est point accoutumée, ne nous avertit
point que cet assortiment est faux, qu'il y a dissonance au lieu d'accord ;
désunion au lieu d'harmonie. L'étude ou la réflexion peuvent seules nous le
faire sentir : mais, combien est pénible & tardif tout ce qui n'est que le fruit
de la réflexion !140

§. 7.
Des Terminaisons Adjectives.

Les Adjectifs destinés ainsi à s'accorder avec les genres des Noms, durent
donc avoir eux-mêmes autant de genres ou autant de terminaisons différentes,
que les Noms en avoient.

C'est ainsi qu'en François nous disons grand & grande, vif & vive, orné
& ornée :

A cet égard, il regne dans la Langue Françoise une monotonie qui ne
peut être plus grande : tous nos Adjectifs sont, pour ainsi dire, jettés au même
moule ; tous les féminins se terminant en e.

Ensorte que si le masculin se termine en e, il n'y a point de différence
entre le masculin & le féminin : c'est ainsi que nous disons, sage, faible, riche,
pauvre pour les deux genres ; un homme sage, une femme sage.

Ces Adjectifs d'une seule terminaison nous sont venus des Langues anciennes :
les Latins en avoient plusieurs de pareils & terminés également en e
à l'ablatif pour le masculin & pour le féminin, tek que sapiente, sage ; felice,
heureux.

Les Italiens ont également emprunté des Latins leurs Adjectifs en e. Tous
les autres se terminent chez eux en o pour les masculins, & en a pour les féminins,
à la maniere encore des Latins : ils disent :

Amato, aimé, Amata, aimée ;
Dotto, savant, Dotta, savante.
Buono, bon, Buona, bonne.

Tout comme on dit en Latin, amato & amata, docto & docta, bono & bona.

Ces Adjectifs se terminoient en o & en a, afin de prendre les propres livrées
des Noms masculins & des Noms féminins : qu'ils accompagnoient, &
qui se terminoient, comme nous avons vu, en o & en a : Puer-o, enfant,
Mens-a, table.

Si les Noms anciens se terminoient ainsi, c'est parce qu'ils portoient en
cela la livrée des Articles primitifs o & a, le & la des Grecs & des Latins
primitifs.

Ho paid-ô, l'enfant, ha thyr-a, la porte, disent les Grecs, & qui devinrent
hoc & hac, chez les Latins posterieurs.

Amat-o signifioit donc mot à mot, celui qui est aimé.
Amat-a, celle qui est aimée.141

§. 8.
Dégrés de Comparaisons.

Revenons à notre premiere Mere de famille. Elle s'aperçut bientôt que la
même qualité n'étoit pas possedée dans le même degré de perfection par les
Objets dans lesquels elle se trouvoit : que tous les fruits bons & agréables ne
l'étoient pas également : que les jours chauds ou froids ne l'étoient pas dans la
même proportion : que les divers individus de sa famille n'étoient pas sages,
complaisans, spirituels, aimables, &c. dans le même degré : son cœur lui faisoit
trouver nécessairement une grande différence entre les objets : tout ce qui
l'environnoit, l'affectoit en un mot dans des dégrés bien différens.

Il fallut chercher les moyens d'exprimer ces diverses nuances d'une même
qualité : à quel point un objet surpassoit les autres à cet égard : pourquoi l'on
éprouvoit plus de satisfaction de l'un que de l'autre.

Le geste fut encore le premier moyen auquel on eut recours : les Sauvages,
pour dire peu, prennent une touffe de leur chevelure : pour exprimer beaucoup,
infiniment, tout, ils prennent leur chevelure entiere.

Les enfans, pour marquer qu'ils n'aiment qu'un peu, raprochent leurs
mains, & ne laissent entr'elles qu'un petit espace : & pour marquer la plus
vive affection, ils écartent les bras le plus qu'ils peuvent.

C'est la seule maniere dont on puisse peindre en effet les divers dégrés d'une
qualité : on n'a pu que les comparer aux diverses hauteurs, à la diverse étendue
des objets : les hauteurs métaphysiques & morales ont dû se peindre par les
hauteurs physiques, & n'ont jamais pu se peindre autrement. Ne soyons donc
pas étonnés si nous trouvons à cet égard les mêmes procédés chez tous les
Peuples ; & si jamais ils n'en ont pu s'éloigner, malgré tous leurs raffinemens
& toute leur inconstance.

Ainsi après avoir désigné une qualité considerée en elle-même, on eut un
signe pour marquer nne portion supérieure de cette qualité ; & l'on en eut
pour marquer la portion la plus considérable qu'il fut possible d'en avoir.

Ces signes furent toujours empruntés de mots qui marquoient multitude,
augmentation, supériorité, élévation, immensité, excellence.

Tels sont nos mots, plus, très, le plus, fort, &c. Tels furent en Latin, or,
-im, ter, &c.

Plus, désignant pluralité, nombre supérieur, augmentation de plénitude,
devint le signe naturel d'un degré supérieur de qualité.

Le plus renchérit sur celui-là.142

Très, venant de tre, qui signifie trois, & renchérissant sur plus, devint un
nombre indéfini, au-delà duquel on ne pouvoit aller, & où se terminoit
toute idée de supériorité.

Ces nuances dans les qualités s'apellerent Dégrés de Comparaison.
Dégrés, parce que l'on monte de l'une à l'autre, comme d'une marche à
une autre.

De Comparaison, parce qu'on y parvient en observant une même qualité
dans deux objets différens, en comparant le point dans lequel l'un de
ces objets l'emporte sur l'autre à cet égard.

Nous avons en François quatre Dégrés de Comparaison.

1°. Le Positif : il exprime la qualité en elle-même, purement & simplement.
Grand, haut, sage, doux, sont des Positifs.

2°. Le Comparatif : il exprime un dégré supérieur. Plus grand, plus
haut
, plus sage, plus doux, sont des Comparatifs.

3°. Le Superlatif relatif, qui éléve au-dessus de tous les autres. Le
plus grand
, le plus haut, le plus sage, le plus doux.

4°. Le Superlatif absolu, qui éléve au plus haut degré ou l'on puisse
atteindre : très-sage, très-haut, très-grand, très-doux.

M. Beauzée voudroit qu'on donnât à ce dernier Superlatif, le nom d'Ampliatif,
parce que le nom d'absolu excluant tout raport, il en résulte que
« le Superlatif absolu énonce sans raport, un raport de supériorité : ce qui
renferme, ajoute-t-il, une contradiction insoutenable ». On peut donc
choisir entre ces deux Noms ; & si je conserve celui d'absolu, c'est que, selon
moi, ce Superlatif énonce le plus haut dégré d'une qualité en elle-même ;
& non comme le Superlatif relatif, relativement à la maniere dont elle est
possédée par les autres. Ce qui ne renferme nulle contradiction, puisque c'est
un raport de Supériorité sans raport à ceux qui possédent cette même qualité.
En effet, quand je dis, il est très-sage, je désigne un raport de supériorité
relatif à sage, au lieu qu'en disant, il est le plus sage, j'indique un raport
de supériorite relatif à ceux qui possedent la qualité de sage dans un haut
dégré. Ensorte qu'il y a ici deux sortes de reports, tandis que dans la formule
précédente il n'y en a qu'un seul.

Quelquefois le Positif tient lieu de Superlatif : on dit le juste, le saint, le
parfait, pour désigner un Etre qui est juste, saint, parfait au plus haut dégré
& par excellence.

C'est dans ce sens que les Athéniens apellerent Aristides, le Juste :& si
un Paysan le condamna au bannissement à cause de cette épithète, ce n'est
143pas qu'il fût offusqué de la justice d'Aristides, tout le monde aimant la justice
& les gens justes ; mais c'est parce qu'il étoit révolté qu'on lui eût donné ce
titre à l'exclusion des autres : si on l'eût apellé très-juste, il ne s'en fût pas mis
en peine : mais l'épithète le juste lui déplaisoit, parce qu'elle étoit synonime à
l'expression le seul juste.

C'est dans ce même sens que J. C. disoit à ses Disciples : « Ne prenez pas
le titre de bon, Dieu seul est bon ».

Les Latins se servoient du mot or qui signifioit montagne, élévation, pour
désigner le Comparatif ; & de im, qui designoit l'immensité, pour le Superlatif.

Ainsi, Alt-us signifioit haut.
Alti-or, plus haut.
Alti-iss-im-us, très haut.

C'est de-là que nous viennent nos Eminentissime, Révérendissime, Généralissime,
plus communs encore en Italien qu'en François ; quoique ceux-ci
& la plupart des peuples modernes se servent comme nous de plus & de
très,

Piu dotto, plus savant
Tre dotto, très-savant.

C'est dans ce même sens que les Latins se servoient de ter. On voit dans
Plaute ces expressions :

Ter-veneficus, le plus grand des empoisonneurs.
Tri-parcus, le plus grand des avares.

Horace a dit Tergeminis tollere honoribus, élever aux honneur tré-doubles,
c'est-à-dire, aux plus grands.

Dans Virgile : O terque quaterque beati : O trois & quatre fois heureux ;
comme dans Homere, Tris Makares kai tetrakis.

De-là l'expression Tris-megiste, qui signifie trois fois très-grand, & qui fut
un sumom de Mercure.

Il n'est pas étonnant qu'on ait choisi trois, prononcé ensuite tris, pour en
faire la marque du Superlatif, parce que trois allant au-delà de plus, commence
un nombre sans fin, dont il tient lieu.

Chacun sait encore que pour tenir lieu de Superlatif, on répete quelquefois
l'adjectif trois fois, sur-tout dans les anciennes Langues ; ainsi saint, saint,
saint, ce qui est la même chose que trois fois saint, signifie très-saint.

Quelquefois, au lieu de distinguer des objets physiques par les Dégrés de
Comparaison, on les distingue par des Noms différens : c'est ainsi qu'Eminence,
144Tertre, Coline, Mont, Montagne, &c. distinguent les élévations par leurs différens
dégrés de hauteur ; chacun de ces Noms ajoutant à l'idée de l'autre.

Ruisseau, Riviere, Fleuve, &c. distinguent les diverses grandeurs d'une eau
courante.

Cabane, Maisonnette, Maison, Hôtel, Palais, distinguent les diverses grandeurs
des habitations.

Hameau, Village, Bourg, Ville, Cité, sont autant de Noms donnés aux habitations
réunies des hommes, suivant que le nombre en est plus ou moins
grand.

Cette distinction de noms donnés à des objets de la même nature,
suivant qu'ils sont plus ou moins considérables, met une très-grande exactitude
dans le langage, beaucoup plus grande que ne peuvent le faire les
Dégrés de Comparaison : mais cette méthode seroit impossible pour tous les
objets, & sur-tout pour les Moraux.

Il est vrai qu'elle devient très-embarrassante, lorsqu'on se transporte dans
une Langue qui n'a pas fait les mêmes distinctions, & qui apellera tout,
Montagne, Riviere, Maison, Ville, sans aucune distinction de grandeur ; car
on s'imagineroit volontiers qu'on les prenoit dans le même sens que nous ; ce
qui multiplie ces objets à l'infini, & à tort.

C'est par une meprise pareille qu'on place dix-huit mille Villes dans l'ancienne
Egypte, au lieu de dix-huit mille amas d'habitations différens, compris
les hameaux, les villages, les bourgs, tout comme les grandes Villes.

C'est par la même méprise qu'on voit tant des Villes & tant de Rois dans
la Palestine, tandis qu'en Europe il y a si peu de Villes & bien moins de
Rois.

Quelquefois nous n'exprimons que par un seul mot l'Adjectif & le Dégré
de Comparaison : ainsi nous disons :

Meilleur, au sens de plus bon.
Majeur, pour plus grand.
Mineur, pour plus petit.
Seigneur, pour plus âgé, plus vénérable.

Mais nous avons emprunté ces mots des Comparatifs Latins : ils disoient
dans le même sens meli-or, maj-or, min-or, seni-or, mots formés pas la
réunion de l'Adjectif avec celle d'or, marque du Comparatif : maj signifiant
grand ; & min, petit ; maj-or ou majeur, est plus grand ; &. min-or ou mineur,
plus petit.

De-là encore min-ime, mot à mot, très-petit.145

Et max-ime, mot à mot, très-grand, & qui est devenu le nom propre
des sentences les plus grandes, les plus relevées.

§. 9.
Des Liaisons Comparatives.

Jusqu'ici nous n'avons considéré les qualités que relativement à un seul
objet : mais il arrive très-souvent qu'on compare la même qualité relativement
à deux objets différens, nommés tous les deux dans le même Tableau. Il faut
alors un mot qui serve à lier le dernier objet avec le premier, & d'une maniere
qui fasse voir dans quelle proportion le premier de ces objets réunit la
qualité dont il s'agit, relativement au second.

Nous en avons deux diffërens en François : que, pour faire contraster deux
Noms au Comparatif ; & de, pour les faire contratser au Superlatif. Ainsi
nous dirons :

L'Amphytrion de Moliere est plus intéressant que celui de Plaute.
Cette récolte est plus abondante que les autres.

Tandis que nous disons au Superlatif :

C'est la personne la plus aimable de sa famille.
Virgile est le plus grand des Poëtes Latins.

Autrefois nous nous servions de de pour le Comparatif, de même que
pour le Superlatif.

On disoit, plus des autres, au lieu de plus que les autres.

« Car il avient bien que li Pere & la Mere, dit Beaumanoir (1)54, aiment
tant un de leurs enfans plus des autres, qui ils vouroient que il peust estre
aeritez de tout le leur. »

De lui, au lieu de, que lui.

« Oncques depuis cent ans, dit Froissart (2)55, parlant de la mort de Chandos,
ne fut plus courtois, ne plus plein de toutes bones & nobles vertus &
conditions entre les Anglois, de lui ».

De moi, au lieu de, que moi.

« Dieu, dit lors (3)56 Salphar, y a il au monde Chevalier plus malheureux,
de moi ? »146

« Ne quier plust (4)57 ne faire ne doi
Madame à lui del tot m'otroi ;
Mais Ken li truise (5)58 bonne foi,
Ke autres n'en soi mieux de moi. (6)59 »

Les Italiens se servent également de la préposition di dans ces deux occasions,
pour le Comparatif & pour le Superlatif.

Voi siete piu dotto di Pietro, vous êtes plus savant que Pierre ; là
ou nos Anciens auraient dit, plus savant de Pierre.
Piu grande di te, plas grand (de) que toi.
La piu bella de Donne, la plus belle des Femmes.

Ils ne se servent de que, que lorsque l'on compare deux actions ou deux
qualités.

E piu bella che giovane : elle est plus belle que jeune.
Leggo piu che non parlo : je lis plus que je ne parle.

En ceci nous imitons les Latins qui se servoient de ex (de). pour le
Superlatif ; & d'une préposition sous-entendue pour le Comparatif ; ensorte
que c'étoit une phrase elliptique.

Cicero fuit eloquentior (præ) fratre.
Cicéron fut plus éloquent (en comparaison) de son frere.
E tribus junior, le plus jeune des trois.

Au lieu qu'en se servant de quàm en Latin, ou de che' en Italien, que
n'est qu'une simple conjonction qui réunit deux phrases ; comme si l'on disoit,
elle est plus belle qu'elle n'est jeune.

Il est plus savant que lui, c'est-à-dire, il est plus savant qu'il n'est savant.

C'est ainsi que dans l'étude des Langues, on voit à chaque instant
des différences singulieres de Peuple à Peuple, & même de siécle à siécle
pour le même Peuple : de la même maniere qu'un Voyageur en changeant de
contrée, voit sans cesse des moeurs & des usages fort différents : d'abord il est
étonné, révolté ; ensuite il s'en amuse, & il finit par en découvrir les motifs ;
147il en tire alors des conséquences utiles pour le reste de ses pélerinages &
de sa vie entiere.

§. 10.
Intérêt & énergie que les Adjectifs répandent dans le Discours.

Les Adjectifs ne sont pas des mots de simple nécessité : destinés à déveloper
les qualités des objets, ils doivent répandre nécessairement sur chaque objet un
intérêt plus ou moins vif, & les faire paroître agréables ou désagréables, grands
ou médiocres, dignes de gloire ou de blâme, suivant les qualités qu'ils nous y
font apercevoir. Ainsi non-seulement ils contribuent à peindre les objets ;
mais ils répandent encore dans les Tableaux des idées, une énergie & un coloris
étonnant, qui les anime & n'y laisse rien de froid & de languissant.

Aussi les Poëtes & les Orateurs en font un très-grand usage : ils deviennent
entre leurs mains des épithètes, mot Grec qui Signifie mis par-dessus,
parce qu'ils sont comme une parure mise par-dessus le Nom, pour l'habiller,
pour l'orner, pour le rendre plus vif, plus intéressant, pour lui donner une
nouvelle vie.

Tel est ce Tableau d'un de nos Poëtes les plus sévères & les plus
exacts (1)60 :

« Mais la Nuit aussi-tot de ses ailes affreuses,
Couvre des Bourguignons les Campagnes vineuses ;
Revole vers Paris, & hâtant son retour,
Déja de Montlheri voit la fameuse tour.
Ses murs dont le sommet se dérobe à la vue,
Sur la cîme d'un roc s'alongent dans la nue,
Et présentant de loin leur objet ennuyeux,
Du Passant qui le fuit, semblent suivre les yeux,
Mille oiseaux effrayans, mille corbeaux funébres
De ces murs désertés habitent les ténébres.
Là, depuis trente hyvers, un Hibou retiré
Trouvoit contre le jour un réfuge assuré.
Des désastres fameux ce Méssager fidéle,
Sait toujours des malheurs la premiere nouvelle :
Et tout prêt d'en semer le présage odieux,
Il attendoit la nuit dans ces sauvages lieux. »148

Dans ce court Tableau, on compte jutqu'à quatorze Adjectifs ou Epithètes,
dont aucune ne porte à faux, qui animent cette description, qui en font ressortir
tous les traits avec force.

Il semble qu'on voit ces ailes affreuses, ces Campagnes vineuses, ces oiseaux
effrayans, ces murs désertés, ces lieux sauvages, &c. on partage l'idée que
s'en forme l'Auteur, on en éprouve la sensation.

Il n'est pas moins énergique dans ces Vers (2)61 :

« Le Théâtre, fertile en Censeurs pointilleux,
Chez nous, pour se produire, est un Champ périlleux :
Un Auteur n'y fait pas de faciles conquêtes :
Il trouve, à le sifler, des bouches toujours prêtes. »

Il en est de même de ces Vers de Racine (3)62 :

« O rives du Jourdain ! O champs aimés des Cieux !
Sacrés monts, fertiles vallées,
Par cent miracles signalées ;
Du doux Pays de nos Ayeux
Serons-nous toujours exilées ?
Pleurons & gémissons, mes fidéles Compagnes (4)63,
A nos sanglots donnons un libre cours :
Levons les yeux ven les saintes Montagnes
D'où l'innocence attend tout son secours.
O mortelles allarmes !
Tout Israël périt, pleurez, mes tristes yeux ;
Il ne fut jamais sous les Cieux
Un si juste sujet de larmes. »

On peut juger du bel effet que font ces épithètes par ces Vers d'un grand
Poëte Italien, qui ouvre ainsi la Comédie d'Hypermnestre (5)64 :

« I teneri tuoi voti al fin seconda
Propizio il padre, o Principessa : al fine
All'Amaro Linceo
Un illustre Imeneo
Oggi ti strinnera.
 »149

« O Princesse, ton Pere te devenant propice, seconde enfin tes tendres vœux :
un illustre Hymenée va t'unir aujourd'hui à ton Amant chéri ».

Elpinice eût pu se contenter de dire : « Princesse, ton Pere seconde tes
vœux, & l'Hymenée va l'unir à ton Amant. »

Mais ces expressions sans ame, fins coloris, sans chaleur, n'eussent point
fait Tableau : elles n'eussent pas rapellé mille choses qui augmentent le prix
de cette nouvelle, qui forment tout ce qu'il a de touchant. Au lieu qu'on
s'intéresse pour ces vœux si tendres, qu'on aplaudit à ce Pere qui leur est
enfin devenu favorable, qu'on croit voir cet illustre Hymenée, & qu'on
partage la joie de cet Amant chéri.

Le Tasse en fait un brillant usage dans cette Strophe où il annonce
les préparatifs de l'Aimée Chrétienne pour le combat, au point du jour :

Gia l'Aura Messagiera erasi desta
Ad anuntiar che se ne vien l'Aurora :
Ella intanto s'adorna e l'aurea testa
Di rose colte in Paradiso, infiora ;
Quando il Campo, ch'a l'arme homai s'apresta,
In voce mormorava alta e sonora ;
E prevenia le trombe, e queste poi
Dier piu lieti e canori i segni suoi.

« Déjà l'Aube messagere s'étoit levée pour annoncer l'arrivée de l'Aurore ;
tandis que celle-ci se pare & orne de roses celestes sa tête dorée ; cependant
l'Armée qui se préparoit au combat, pousse déjà des cris perçans, & les trompettes
prévenues se hâtent de donner leur signal harmonieux & réjouissant ».

Plus l'imagination est brillante & fleurie, & plus les objets qu'on décrit sont
accompagnés d'épithètes riches & heureuses.

Cependant il ne faut pas les prodiguer, ni les apliquer mal-à-propos : il faut
qu'elles sortent du Tableau même ; qu'on ne puisse les suprimer sans faire perdre
au Tableau de sa force & de son agrément : sans cela elles sont insipides
& de pur remplissage. Les Poëtes François se distinguent sur-tout par
leur sévérite à cet égard : il en est quelques-uns, tel que le plus grand de nos
Poëtes lyriques, dont on ne peut ôter ni changer les épithètes qu'ils emploient,
sans les affoiblir, tant elles sont bien choisies & convenables au
sujet.150

Chapitre IV
Du pronom.
Quatrieme partie du discours.

§. 1.
Nécessité des Pronoms.

Les idées qu'on avoit du Langage, étoient si étroites, si bornées, si vagues,
que des Grammairiens ont cru que les Pronoms n'étoient pas une partie
essentielle & primitive du Discours, & qu'ils les confondoient avec les Noms.
Ce n'étoit pas leur faute ; c'étoit celle de leur siécle moins éclairé sur ces objets
que le tems où nous vivons : nous nous attacherons donc moins à les combattre
qu'à présenter la vérité : sa présence suffit seule pour dissiper les erreurs
qu'on prenoit mal à propos pour elle.

La Partie du Discours qui fait le sujet de ce Chapitre, est aussi essentielle
que les autres : on peut même dire qu'elle a un mérite qui lui est particulier ;
c'est qu'elle intéresse le sentiment & le cœur d'une maniere plus directe : c'est
qu'elle fait tenir à l'homme comme Être, & comme Être raisonnable, un rang
aussi distingué dans la Parole que celui que la Nature lui assigna entre les êtres.
La Parole parvient ainsi non-seulement à peindre les objets, mais à les peindre
dans l'ensemble de leurs caractères & dans tout ce qui les distingue les
uns des autres.

Jusques ici, tous les Discours que nous avons vu, & qui ont tous été
composés d'Articles, de Noms & d'Adjectifs, ont été en tiers : tous ont
roulé sur des objets qui ne prenoient nulle part à la conversation, qui n'étoient
ni vous ni moi, qu'on étoit obligé par-là même de désigner par leur
nom, afin de les faire connoître aux personnes à qui l'on vouloit en parler, afin
que vous & moi sussions de quel objet il étoit question.

Mais tous nos discours ne rouleront-ils jamais que sur des objets étrangers ?
ne nous auront-ils jamais nous-mêmes pour objets ? ne m'adresserez-vous pas
la parole ? ne vous répondrai-je pas ? ne vous parlerai-je pas à vous de vous-même ?
ne me parlerez-vous pas à votre tour & de vous & de moi ?151

La Parole faite pour lier tous les hommes, ne les liera-t-elle pas encore plus
fortement par ce moyen ? Ici un Pere & une Mere de Famille s'adresseront à
des enfans chéris ; ils leur donneront des marques d'affection, ils leur adresseront
des conseils salutaires, ils les formeront à la vertu. Là, un Epoux s'entretiendra
avec son Epouse, ils resserreront par les discours les plus intéressans
les liens qui les unissent : ailleurs un ami parlera à un ami, leur ame s'ouvrira
l'une à l'autre : elle en deviendra plus douce, plus sensible, plus forte.
Par-tour des Hommes parlent à des Hommes, sur eux-mêmes, tout autant que
sur des objets étrangers ; dirigés ainsi les uns par les autres, l'Homme en devient
un Être nouveau par les lumières étonnantes qu'il puise dans ces entretiens,
faits uniquement poux cela. Infortuné celui qui n'en fait que des sujets
de discorde, d'animosité, de séduction & de vice ; qui change en poison le
plus doux des biens !

Mais comment ces personnes se désigneront-elles l'une à l'autre ? Sera-ce en
disant leur nom ? Mais il est très-inutile, puisque ces personnes savent comment
elles s'apellent : l'on peindroit même très-mal par ce moyen, puisqu'on
ne nomme que les objets absens, ou ceux dont on veut parler comme n'étant
pas du nombre de ceux qui conversent ensemble ; & ce seroit se confondre
avec eux que de se nommer en pareille occasion : d'ailleurs, rien de si burlesque
qu'une pareille méthode : tel seroit, par exemple, d'après cela, le langage
d'un Auteur qui adresseroit la parole à son Lecteur.

« Lecteur, seroit-il réduit à dire, puisse cet écrit que Auteur destine à Lecteur,
plaire à Lecteur, trouver grâce auprès de Lecteur, & Lecteur disposer
à Auteur regarder avec indulgence. »

L'impossibilité de tenir un pareil langage dut se faire sentir à la premiere
Mere de Famille. Elle comprit fort bien qu'elle ne pouvoit dire à son Fils :

« Fils, l'amitié que Mere a pour Fils, engage Mere à dire à Fils que
Fils évite tout ce qui pourroit à Fils nuire & rendre Fils désagréable aux
yeux de semblables à Fils. »

Dès l'instant que la Parole exista, dès le moment où une personne adressa
la parole à son semblable, on dut sentir la nécessité d'avoir des mots qui peignirent
ceux qui parloient, d'une maniere conforme au rôle qu'ils jouent dans
la parole : que des mots représentassent la personne qui parloit, comme parlante ;
celle à qui l'on s'adressoit, comme une personne à qui l'on s'adresse ;
celle dont on parle, comme une personne sur laquelle on fait rouler le discours.
Ensorte que par la seule inspection de ces mots, on vît aussi-tôt qu'une
152personne parloit, qu'elle partait à une autre, & au sujet d'une autre, & quelles
étoient toutes ces personnes.

On se conformoit ainsi à la Nature, & on jettoit dans les Tableaux de la
Parole, la même variété que l'on remarque dans le cours de la vie. De-là résultoit
une nouvelle Partie du Discours absolument différente des autres, & non
moins nécessaire.

§. 2.
Quels ils sont.

Ces mots existent donc dans les Langues ; ils y existent depuis la plus haute
Antiquité, & ils forment nécessairement une Classe séparée, parce qu'ils ont
une fonction unique, qui n'a rien de commun avec celles d'aucune autre
espéce de mots.

Ces mots sont en François, Je pour la personne qui parle, Tu pour la personne
à qui l'on parle, Il pour la personne dont on parle si elle est du sexe
masculin ; & Elle si elle est du sexe féminin.

Substituons Je & Tu, dans le discours de notre Mere de Famille à son
Fils, aux noms de Fils & de Mere : il deviendra aussi clair & aussi pittoresque
qu'il étoit ténébreux & sans effet. Au lieu d'un Discours ridicule, on aura
ce Tableau simple & net :

« Fils de Je, (ou mon Fils, ) l'amitié que j'ai pour toi m'engage à te dire,
que tu évites tout ce qui pourroit te nuire, & te rendre désagréable aux yeux
des semblables à toi (ou de tes semblables) ».

De-là ces différens Tableaux, semblables en tout hors à l'égard des Pronoms :

Je suis sage.
Tu es sage.
Il est sage.
Elle est sage.

Je suis aimé.
Tu es aimé.
Il est aimé.
Elle est aimée.

Dans le premier de ces Tableaux, la personne qui parle, parle de ce qui
la concerne elle-même.

Dans le second, elle parle de la personne à qui elle s'adresse.

Dans le troisiéme & le quatriéme, elle parle d'une troisiéme personne différente
d'elle qui parle & de celle à qui elle parle.

Ce sont ces mots Je, Tu, Il, Elle, qu'on apelle Pronoms : c'est-à-dire
153mots qui font la même fonction que les Noms ; car ils désignent comme eux
les objets dont on parle.

Ils ont été apellés aussi Personnels, parce qu'ils désignent les personnes.

Je, est le Pronom de la premiere personne, celle qui parle.

Tu, le Pronom de la seconde personne, celle à qui l'on parle.

Il ou Elle, le Pronom de la troisiéme personne, celle dont on parle.

Quelquefois ces trois Pronoms sont réunis dans le même Tableau.

« J'ai vu votre Fils ;& Je m'empresse à Vous aprendre qu'il est devenu
sage. »

Nous ne devons pas être surpris de la différence qui régne relativement
au sexe entre les Pronoms des deux premieres personnes & ceux de la troisiéme.
Il eût été très-inutile que la personne qui parle eût indiqué son sexe & celui
de la personne à laquelle elle parle, puisqu'elles le savent toutes deux ;
au lieu qu'on l'ignore relativement à une troisiéme personne qu'on ne voit pas
& qui est nécessairement de l'un ou de l'autre sexe.

Mais tous ont un pluriel comme un singulier.

Je, fait au pluriel Nous.
Tu, fait Vous.
Il, fait Eux, ou Ils.
Elle, fait Elles.

§. 3.
Autres espéces de Pronoms, & 1°. des Pronoms Actifs & Passifs.

Ces mots figurent ainsi dans les Tableaux de la Parole ; & ils y figurent
comme sujets du Tableau, soit dans les Tableaux énonciatifs, comme celui-ci,
vous êtes sage, mais aussi & principalement dans les Tableaux actifs.

Je fais, Tu fais, Il fait.
Je parle, Tu parles, Il parle.

Cependant les personnes ne sont pas toujours les sujets des Tableaux : elles
en sont souvent aussi les objets : celle qui agit, agit souvent sur une autre ; souvent
encore elle reçoit à son tour les impressions des actions des autres.

Il faudra donc nécessairement alors d'autres Pronoms : car ceux qui sont
consacrés à représenter les personnes comme agissantes & comme sujets, ne
peuvent servir à les peindre comme objets ou comme passives : ces idées étant
trop oposées & trop contradictoires, pour être exprimées par les mêmes
signes.154

Ainsi, après avoir peint la première personne comme sujet, comme active
dans ce Tableau, Je vous chéris, elle se représentera comme objet
de l'action d'une autre, comme passive dans ce Tableau, vous me chérissez.

Il en est de même des autres personnes.

La seconde, active & sujet dans ce Tableau, Tu immoles tes passions à la
vertu
, devient objet & passive dans celui-ci, l'ambition te berce de ses vains
projets
.

La troisiéme, active & sujet dans ce Tableau ;

Il vainquit ses Ennemis ; est passive & objet dans celui-ci, ses Ennemis le
firent prisonnier, le lierent & le précipiterent dans le fleuve.

Il en est de même pour le féminin Elle, qui après avoir été actif & sujet
dans cette phrase,

Elle gagne l'amitié de tous ceux qui sont sensibles à la vertu ; devient objet
& passif dans celle-ci :

On ne peut la voir sans la chérir.

Me, est donc le Pronom passif de la premiere personne. Tu me conduis.
Te, est le Pronom passif de la seconde. Je te conduis.
Le, est le Pronom passif masculin de la troisiéme personne.
Tu le conduis.
La, est le Pronom passif féminin de la troisiéme. Je la conduis.

Qu'on ne soit pas étonné de la distinction nouvelle que nous faisons des
Pronoms en actifs & en passifs. Dès que les Pronoms représentent les personnes,
ils ont du nécessairement se plier à toutes les circonstances dans lesquelles
se rencontrent les personnes : or c'est dans les personnes que se trouvent l'activité
& la passivité exprimées par le langage : il a donc fallu des Pronoms
pour peindre les personnes en tant qu'actives : il en a fallu pour les peindre en
tant que passives : sans cela, le discours eût été inexact : il n'eût pas peint.
Transporter ces qualités actives & passives dans les Verbes, au lieu de les considérer
dans les personnes, c'étoit les dénaturer : il ne faut donc pas être surpris
si l'on avoit tant de peine à donner des idées nettes de ces objets : nous
verrons dans la suite la cause de ces méprises ; observation qui mettra ceci au-dessus
de toute contradiction & de tout doute.155

§. 4.
Des Pronoms Réciproques.

Qui peut agir sur autrui, peut agir sur soi-même ; une même personne peut
donc être considérée tout à la fois comme active & comme passive, comme
effet & cause, comme étant l'objet de les actions : c'est dans ce sens qu'on dit :
Je me conduis le moins mal que je peux. Tu te négliges trop.

A cet égard, les Pronoms passifs de la premiere & de la seconde personne
sont les mêmes lorsqu'ils désignent que ces personnes agissent sur elles-mêmes,
ou qu'on agit sur elles ; car c'est la même personne représentée dans le
même état.

Il n'en est pas de même pour la troisiéme personne : il a fallu nécessairement
ici une autre espéce de Pronom.

En effet, lorsque je dis il le conduit, je parle visiblement de deux personnes
différentes, l'une qui conduit & que j'apelle il ; l'autre qui est conduite
& que j'apelle le.

Il sera donc impossible de se servir de ce même le, lorsqu'on voudra dire
que c'est il qui est conduit par lui-même ; puisque ce met le indique nécessairement
une autre personne.

Aussi a-t-on inventé dans cette vue un troisiéme Pronom pour la troisiéme
personne, & uniquement pour elle, puisqu'elle seule en avoit besoin. Ce
Pronom est se ; ainsi on dit il se conduit bien, il se corrige, il se tourmente,
pour marquer l'action de il sur lui-même ; tandis que le, marquoit son action
sur un autre.

Ce Pronom se, sert pour le pluriel comme pour le singulier : on dit ils se
conduisent bien, tout comme, il se conduit bien.

Il a une autre valeur, c'est de désigner l'action réciproque de plusieurs personnes
les unes envers les autres ; comme dans cette phrase ; ils s'aiment vivement.

§. 5.
Des Pronoms Terminatifs.

Les Acteurs du Discours se rencontrent souvent dans une quatriéme position :
ils sont alors le but auquel se raportent les actions dont on parle.

En effet, lorsqu'on agit, c'est souvent en faveur de quelqu'un ; alors, ce
156qnelqu'un est le but, le terme de cette action : il a donc fallu une autre espéce
de Pronoms pour exprimer les personnes qui se trouvent dans cette position.
Ces Pronoms sont, moi, toi & lui.

Ainsi l'on dit :

Envoyez-moi ce Livre, écrivez-moi, dites-moi, &c.
C'est à toi que ce discours s'adresse.
C'est à toi de bien faire, fais-toi du bien.
Je lui ai fait présent d'une bague.
Je lui ai dit, le lui ai envoyé. Je lui fais du bien.

Ici, lui sert pour le féminin comme pour le masculin.

« J'ai les plus grandes obligations à cette personne ; je lui en témoigne
ma reconnoissance le plus qu'il m'est possible. »

« Cette Dame se trouva dans un danger éminent ; je lui tendis les bras
pour la sauver. »

On peut apeller ces Pronoms, Terminatifs ; parce qu'ils désignent les
personnes comme terme des actions.

Les Pronoms Terminatifs sont, au pluriel,

Nous ; ils nous ont dit.
Vous ; ils vous ont dit.
Leur ; ils leur ont dit.

Et si l'action de la troisiéme personne se raporte à elle-même, soi devient
alors le Pronom de cette personne.

C'est à soi-même qu'il porta ce coup fatal.

§.6.
Fonctions des Pronoms actifs dans les Tableaux passifs.

Les Pronoms actifs servent encore à former les Tableaux passifs. On dit,
je suis aimé, tu es aimé, il est aimé, comme on dit, j'aime, tu aimes, il
aime.

Ces Pronoms servent donc à marquer l'actif & le passif : mais, dira-t-on, ils
ne peuvent être tout à la fois actifs & passifs ; d'où l'on conclura qu'ils ne
sont ni l'un ni l'autre ; & qu'ainsi notre distinction des Pronoms en actifs &
en passifs, est une distinction frivole & sans fondement.

On auroit tort cependant de tirer une pareille conclusion : ces expressions
157j'aime & on m'aime, offrent très-certainement un Pronom actif dans
je & un Pronom passif dans me. Cette observation est de la plus grande justesse.

Mais dans cette phrase, je est en même tems le sujet du Tableau : ensorte
qu'il a ici deux fonctions à remplir : I°. celle de peindre la personne comme
active : 2°. celle de la peindre comme sujet de la phrase.

On s'en senrira donc dans ce dernier sens, toutes les fois qu'on voudra peindre
la personne comme sujet : ainsi on dira, je suis grand, je suis habile, où
je est simplement sujet d'un Tableau énonciatif, & l'on dira, je suis aimé,
je suis vaincu, &c. où je est simplement sujet d'un Tableau passif.

Il en est de même des autres Pronoms : dans ces phrases,

Tu es grand, il est beau ; tu es aimé, il est vaincu ; tu & il sont des sujets
de Tableaux énonciatifs & de Tableaux passifs.

Ils ne marquent aucune activité dans les personnes qu'ils désignent ; ils énoncent
simplement que ces personnes existent avec telle qualité, ou dans un tel
état.

Aussi point de phrase passive de cette espéce, qu'on ne puisse rendre par
les Pronoms que j'ai apelle passifs : au lieu de dire,

Je suis aimé, tu es aimé, il est aimé ;

nous pouvons dire,

On m'aime, on t'aime, on l'aime.

Au lieu de dire, je suis aimé de mes Parens, de moi, de nos Chefs, on
dira, mes Parens m'aiment, je m'aime ; nos Chefs m'aiment.

Ce qu'on apelle mal-à-propos, le changement de Passif en Actif ; puisqu'on
substitue un vrai Pronom passif à un Pronom qui ne l'est pas par lui-même
& qui l'est uniquement par les accessoires.

Tout passif supose un actif : on peut donc considérer ces phrases, mes
Parens m'aiment, nos Chefs m'aiment, je suis aimé
, comme l'abrégé de deux
phrases telles que celles-ci, mes Parens aiment & c'est moi qu'ils aiment, nos
Chefs aiment & je suis celui qu'ils aiment
, &c.

Il n'en est pas de même des actifs. J'aime, je fais, &c. ne suposent pas
l'existence de deux personnes.

§. 7.
Le Pronom n'est point un Nom.

Nous l'avons déja dit : des Grammairiens distingués ont été fort embarrassés
158sur la nature du Pronom ; & plusieurs l'ont confondu avec le Nom ; tel,
Sanctius : d'autres ont cru qu'ils étoient employés à la place des Noms,
pour en tenir lieu & pour éviter l'ennui que causeroit leur répétition continuelle.

Il étoit aisé de tomber dans ces erreurs, dans un tems où l'on n'avoit
point d'idées nettes des Parties du Discours, & où l'on ignoroit les vrais principes
de la Grammaire. Les Pronoms peuvent être confondus aisément avec
les Noms, parce qu'ils sont employés de la même maniere dans la contexture
des Tableaux de la parole ; qu'ils tiennent lieu des objets, comme
les Noms ; & qu'employés comme sujets, ils obligent de la même maniere
que les Noms, toutes les autres Parties du Discours à prendre leurs
livrées.

On aura cru aisément encore que les Pronoms tenoient lieu des Noms,
parce que c'est exactement le cas des Pronoms de la troisiéme personne .
ceux-ci se substituent constamment à des Noms qu'on ne veut pas répéter.
C'est ainsi qu'Andromaque s'en sert dans ce discours à Cephise :

« Veille auprès de Pyrrhus ; fais-lui garder sa foi :
S'il le faut, je consens qu'on lui parle de moi,
Fais-lui valoir l'Hymen où je me suis rangée ;
Dis-lui qu'avant ma mort je lui fus engagée ;
Que ses ressentimens doivent être effacés ;
Qu'en lui laissant mon fils c'est l'estimer assés.
Fais connoître à mon Fils les Héros de sa Race ;
Autant que tu pourras, conduis-le sur leur trace :
Dis-lui par quels exploits leurs noms ont éclaté,
Plutôt ce qu'ils ont fait, que ce qu'ils ont été.
Parle-lui tous les jours des vertus de son Pere,
Et quelquefois aussi parle-lui de sa Mere.
Mais qu'il ne songe plus, Cephise, à nous venger :
Nous lui laissons un Maître, il le doit ménager.
Qu'il ait de ses Ayeux un souvenir modeste :
Il est du sang d'Hector ; mais il en est le reste. (1)65 »

Dans ce discours qui n'est que de seize vers & qui contient au moins quarante-deux
Pronoms en nature ou en ellipse, les six premiers lui se raportent
159à Pyrrhus : de même que les trois lui contenus dans ces expressions, sa foi
au lieu de la foi de lui, ses ressentimens au lieu de les ressentimens de lui, &
l'estimer au lieu d'estimer lui.

Tandis que les cinq lui qui viennent ensuite, se raportent au Fils d'Andromaque :
de même que tous ces mots, sa race au lieu de la race de lui ; le
après conduis ; son Père, au lieu de Pere de lui, &c. & les cinq il, contenus
dans les quatre derniers vers.

Et que quatre autres se raportent aux Héros de sa race, dans les vers 8.
9. & 10.

Observons en partant que le & la étant employés ici comme Pronoms
à la suite de Noms sans Article, fournissent une nouvelle preuve de ce que
nous avons avancé que ces mêmes le & la ne sont pas des Articles, mais
de vrais Pronoms lorsqu'ils se trouvent après une interrogation. Car ces le &
la sont exactement de la même nature.

En effet, tous ces raports des Pronoms avec les Noms, ne sauroient les
faire confondre les uns avec les autres, à cause des différences essentielles
qui se trouvent entr'eux.

Le Nom indique par lui-même un objet ; il n'a pas besoin pour cela d'être
uni à un autre mot ; seul, il produit son effet entier & sans équivoque : parce
qu'il est toujours déterminé à un seul & unique objet, on à des objets qui
sont tous de la même nature : au lieu qu'il n'en est pas de même des Pronoms.

Ceux- ci n'ont qu'une valeur vague, qui par elle-même n'offre que l'idée
de Personne : quand on ne verroir que ces mots, lui, vous, je, pourroit-on
dire quels Êtres on a voulu désigner par-là ? quelqu'un s'apelle-t-il lui,
vous, ou je, pour que ce soit leur nom, & qu'en l'entendant on voye aussi-tôt
que c'est tel & tel qu'on a voulu désigner ? On saura bien que je, désigne
un Être qui parle : mais quel est cet Être ? est-ce un homme, une femme, ou
un animal comme ceux qui parlent dans les Fables ? Cest ce qu'il sera de toute
impossibilité de déterminer, si l'on ne fait déja de qui l'on parle.

C'est ainsi que dans ce discours d'Andromaque, les six premiers lui se raportant
à Pyrrhus, & les cinq suivans au Fils d'Andromaque, il seroit impossible
de savoir les Personnages qu'on a voulu désigner par ces lui réitérés,
si les noms de Pyrrhus & du Fils d'Andromaque disparoissoient.160

§. 8.
Du mot Personne.

Ce mot, dont nous faisons un usage continuel dans ce Chapitre, mérite sans
contredit un article séparé. S'il revient sans cesse au sujet des Pronoms, parce
que les Pronoms sont destinés à désigner les personnes, il ne revient pas moins
dans le Discours ordinaire. Rien de plus commun que ces expressions : C'est
une belle
Personne, je n'ai vu Personne, Personne n'est venu.

Mais comment parvint-on à choisir ce mot pour remplir ces diverses fonctions ?
Nous le devons aux Latins.

Les Acteurs Grecs & Latins ne paroissoient jamais sur le Théâtre qu'avec
des masques qui envelopoient la tête entière, comme un Casque ; & ces
masques étoient différens suivant le rôle des Acteurs ; comme le Théâtre Italien
qui s'est beaucoup moins éloigné que le nôtre des anciens, nous en offre
encore de pareils.

Ces masques étoient faits de façon que la voix en devenoit beaucoup plus
forte, plus sonore, plus étendue, ensorte qu'elle remplissoit beaucoup mieux
la vaste étendue des Théâtres anciens, faits pour le public entier, & non pour
la portion la plus riche de la Nation.

Ils en furent donc appellés Persona, des deux mots Latins per & sonat,
qui signifient il retentit extrêmement.

Du masque, ce nom passa à l'Acteur lui-même : il fut apelle Persona, du
même nom que son masque. N'en soyons pas surpris ; c'est la même chose en
François ; nous appelions Masques, les personnes qui paroissent avec un
masque ; nous disons, les Masques sont venus, on n'a pas admis les Masques ;
ces Masques étoient très-amusans.

Le sens de ce mot ne s'arrêta pas là, il s'étendit encore au rôle des Acteurs.

Ensuite aux Figures en cire qui représentent les personnes de la maniere la
plus parfaite.

On voit par Varron (1)66, que dans le tems de la belle Latinité, on se
servoit déja du mot Personne dans le sens où nous le prenons ici, pour désigner
les trois rôles des Acteurs du discours, comme adressant la parole, comme
étant ceux à qui on l'adresse & comme étant ceux dont on parle.

Enfin, il n'y eut plus qu'un pas à faire pour étendre ce mot à tout Être
161humain envisagé comme Acteur dans la grande scène du Monde. Dans ce
sens, il désigne tout Être humain vivant, considéré comme faisant usage.
de ses facultés actives & remplissant quelque fonction, jouant un rôle quelconque.

Ne soyons pas surpris non plus que ce mot qui désigne des Hommes, soit
du genre féminin, tandis qu'il semble plus naturel qu'il fût du genre masculin.

L'ayant emprunté des Latins, nous lui avons conservé le même genre qu'il
a chez eux ; & s'il étoit chez eux du genre féminin, c'est qu'il n'etoit pas
un nom dans son origine, mais un simple adjectif féminin, dont le masculin
est Personus, qui signifie retentissant, résonnant.

Persona est donc une ellipse, ou un vrai adjectif dont le nom a été suprimé
parce qu'il se supléoit de lui-même, qu'il s'en alloit sans dire. Et ce mot
étoit facies, figura, testa, larva, face, figure, tête, masque, ou tel
autre mot du genre féminin : testa persona, une tête retentissante ; & puis
simplement persona, une retentissante.

C'est un article à ajouter à la longue Liste des Ellipses que nous offre
Sanctius.

Et c'est encore ici un exemple bien sensible de la maniere dont les Adjectifs
deviennent des Noms, & des procédés de l'esprit humain dans les sens
qu'il attache à un mot, & qui sont toujours conformes à l'analogie la plus sévère,
& au vœu de la parole.

§. 9.
Du nombre des Pronoms.

Telle en est donc la Liste.

tableau pronoms actifs | je | nous | tu | vous | il | eux | elle | elles | réciproques | me | te | se | passifs | le | la | les | terminatifs | moi | toi | soi | lui | leur162

5°. Pronoms Terminatifs avant les Verbes & sans préposition, & qui sont
les mêmes que les Pronoms Réciproques.

Nous bornons ainsi les Pronoms, à ces mots qui désignent les personnes expressément
& sans pouvoir se décomposer ; ce qui les réduit à un nombre
très-peu considérable, relativement à tous les mots qu'on faisoit entrer dans
cette Partie du Discours, & dont nous ne conservons que ceux qu'on apelloit
Pronoms personnels ; parce qu'il est contradictoire d'admettre des Pronoms
qui ne soient pas personnels.

Nos derniers Grammairiens François avoient déja très-bien vu ceci ; ainsi
nous n'avançons rien à cet égard qu'ils n'ayent déja prouvé. La seule différence
entr'eux & nous, est celle dont nous avons déjà parlé dans le Chapitre
des Articles, & par laquelle ils regardent comme des Adjectifs ou Articles
des mots qu'on mertoit au rang des Pronoms, tels que, mon, ton, qui, &c.
& que nous avons dit n'être pas non plus des Adjectifs, mais les ellipses d'un
Article, d'une Préposition & d'un Pronom : comme lors qu'Andromaque disant,
fais connoître à mon Fils les Héros de sa Race, substitue cette tournure
sa Race, à celle-ci la Race de lui.

On peut voir dans la Grammaire Générale de M. Beauzée (2)67, la maniere
dont il démontre que tous ces mots autrui, ceci & cela, on, Personne,
quiconque, quoi, rien, qu'on avoit pris pour des Pronoms, n'en sont
point.

Nous ne saurions répéter ici sans une trop grande digression, ce qu'il dit à
ce sujet ; d'ailleurs, nous aurons occasion de présenter ce que ces mots ont de
plus intéressant, lorsque nous en serons aux Étymologies de la Langue Françoise.

§. 10.
Histoire de Tu & de Je.

Tu, pendant une longue suite de siécles fut employé uniquement pour désigner
la personne à laquelle on parloit : les Hébreux, les Grecs, les Latins,
&c. ne connurent que cette formule ; l'on ne craignoit pas de s'en servir à
l'égard de la Divinité, des Princes, de son Pere, de sa Mere, de tout ce
qu'il y avoit de plus respectable.163

Mais lorsque l'esprit d'égalité eût été anéanti dans l'Europe par la puissance
opressive des Césars, & que cette Partie du Monde après avoir été la proie
de leur vanité tyrannique, fut celle des Nations barbares qui déchirerent l'Empire
des Romains, qu'on eût totalement perdu de vue la Nature, & qu'on chercha
à s'élever par de fausses marques de grandeur ; Tu, révolu les Maîtres
de la Terre ; ils auroient cru être deshonorés, avilis, si on leur eût parlé comme
au reste des Humains : ils cherchèrent des titres propres à persuader qu'ils
étoient infiniment au-dessus de leurs sujets ; & entr'autres titres qu'ils imaginerent,
ils voulurent être apellés Vous, du même mot dont on se servoit
pour désigner une multitude de Personnes, comme pour dire que seuls, ils
valoient plus que tous ces hommes, que tous ces serfs, ces vils esclaves, ces
chiens prosternés à leurs pieds.

Cette manie se communiquant de proche en proche, tous les Grands se
firent apeller de même, & bien-tôt tous ceux qui crurent avoir quelque supériorité
sur les autres.

Ainsi Tu se trouva banni de chez tous les Peuples de l'Europe livrés au
pillage & à l'ignorance : ce n'étoit en effet que dans des siécles de fer où l'on
pouvoit s'aviser de confondre les nombres & d'apeller plusieurs ce qui n'étoit
qu'un.

Dès-lors Tu & Vous devinrent les mots symboliques de la puissance & de
l'infériorité.

Cet usage, qui ne marquoit d'abord que la vanité de ceux qui l'introduisirent,
& qui, tourné en habitude, n'a plus rien de choquant, devint insensiblement
une fource de beautés & réunit divers avantages, parce que les hommes
trouverent le moyen de tirer parti d'une chose tout-à-sait monstrueuse en
soi.

Ainsi Tu, se souvenant encore de son ancienne gloire, se conserva, malgré
tous les efforts de Vous, un Empire étendu. Il regne dans les Ouvrages des
Poëtes : il est dans le coeur & sur les lèvres des amis : un Pere le donne encore
à des Enfans cheris : Tu remet l'égalité & l'aisance dans les conventions familieres
& amicales : des Peuples qui ont un reste de liberté expirante, disent
encore Tu à la Divinité : les Quackers s'en servent à l'égard de tout Être
singulier ; & leurs discours semblent respirer la fierté noble & génereuse des
anciens Romains, que nous avons conservée dans nos compositions Latines,
dans ces compositions où nous osons dire Tu à ceux que nous n'osons apeller
que Vous en François ; comme si l'esprit de ces Républicains s'étoit transmis
jusques à nous & se communiquoit encore à quiconque parle leur Langue.164

C'est ainsi que Tu trompoit la vigilance des Tyrans qui asservissoient l'Europe ;
& que Vous n'est devenu qu'un langage de simple politesse vis-à-vis
une seule Personne.

Dans le même tems, Je éprouvoit un sort à-peu près pareil. Ce mot étant
celui qui désigne la Personne comme active, comme maîtresse de ses volontés,
parut trop libre, trop fier, trop lié à l'indépendance & à l'égalité pour
pouvoir se soutenir, tandis que Tu disparoissoit. Je fut donc aussi banni du
langage respectueux, sur-tout dans l'Orient : on ne s'apella plas que ton serviteur,
ton esclave, ton chien ; tandis qu'on laissoit tranquillement renverser
du Trône ceux devant qui l'on venoit de s'humilier à ce point. C'est de là
qu'est venue cette formule qui termine toutes nos Lettres, qui étoit inconnue
aux Anciens, & qui n'est plus qu'une affaire d'étiquette.

Telle est l'histoire de Tu & de Je, aussi anciens que les Hommes, comme
nous allons le voir ; mais dont le sort a toujours suivi le sort des Hommes eux-mêmes,
presque toujours hors de la Nature, & qui dégénerent souvent à
force d'aspirer à une plus grande perfection & de s'écarter du chemin battu.
On pourroit cependant dire qu'il y avoit en ceci une espéce de raison ; car
les Pronoms peignant les personnes, il semble que les Pronoms propres aux
personnes libres & élevées en autorité, ne peuvent convenir à celles qui sont
dans la dépendance.

Ajouterons-nous que de l'usage de Tu & de Vous, en parlant à une seule
personne, sont nés les mots tutayer & vouzoyer ? Le premier est très-connu :
le second est employé dans des Ouvrages composés sur la distinction de Tu
& de Vous ; & sur le choix qu'on en doit faire dans la traduction des Livres
anciens. Quelques personnes croyait qu'il vaudroit mieux dire vouser que
vousayer : je préférerois ce dernier, comme étant plus sonore & plus harmonieux,
& non moins conforme à l'analogie qui doit présider à la formation
des mots : mais c'est à l'usage à décider la fortune de l'un ou de l'autre, ou
à en former un troisiéme plus agréable que ceux-là.

§. 11.
Origine des mots qui nous servent de Pronoms.

Les mots qui nous servent de Pronoms Je, Me, Tu, Te, Il, &c. sont
communs aux Langues d'Europe & d'Asie, & l'on ne voit entr'elles à cet
égard que les différences qu'y ont mis nécessairement les révolutions des tems
165& les changemens de prononciation : comme on le verra d'une maniere
frapante dans le Dictionnaire Comparatif des Langues.

N'en soyons pas surpris : ces mots étoient trop simples, trop représentatifs,
trop nécessaires, trop sensibles pour ne s'être pas conservés jusques à nous,
pour avoir jamais pu être anéantis.

Ce qui est vrai & naturel subsiste à jamais, parce qu'il plaît toujours & qu'il
est toujours recherché avec empressement.

Ces mots d'ailleurs revenant dans tous les Tableaux de la Parole, n'étoient
jamais dans le cas d'être oubliés ; chaque répétition étoit un engagement de
le répeter de nouveau dès que l'occasion s'en représenteroit, & elle s'offroit continuellement.

Le Pronom Je de la première Personne, est formé du primitif e, ïe,
qui désigna sans cesse l'existence, comme nous le verrons dans le Chapitre
suivant.

On ne pouvoit choisir un mot plus expressif pour désigner la personne qui
parle, qui s'annonce, qui dit me voici.

Aussi nous représente-t-on la Divinité comme en faisant son Nom propre.
De-là le Ieoua des Hébreux, qui signifie mot à mot Je, ou Je suis celui qui
est.

Et le Iou-Piter des Latins, qui signifie mot à mot le Pere Je.

Le Pronom de la seconde personne dut être considéré sous un autre point
de vue ; & relativement à l'honneur qu'on rendoit à la personne à qui l'on
parloir : précisément, par raport à ce même sentiment qui fait qu'aujourd'hui
nous l'apellons Vous, au lieu de Tu.

Mais telle étoit la valeur primitive de cette consone t, que par sa propre
nature, comme nous le verrons dans l'Analyse de l'lnstrument vocal, elle
devenoit le signe de tout ce qui étoit grand & sonore, par conséquent de tout
ce qu'il y avoit de plus agréable & de plus flatteur. De-là les Noms primitifs
de tout ce qu'on avoit de plus cher.

De-là ta & atta, qui signifia Pere ; ta-ta, qui signifie un Pere nourricier
& tout ce qui est bon à manger : Tater, tout ce qu'on goûte & qu'on
trouve bon ; Tête ou Te-sta, la portion supérieure de l'homme, son Chef ;
& dont le diminutif est le nom de ces sources délicieuses où tous les hommes
puisent dans leur enfance une nourriture salutaire, & qui parent le plus bel
objet de la Nature.

C'est donc de cette touche, consacrée dès les premiers instans à exprimer
tout ce qui étoit intéressant & aimable, qu'on se servit pour désigner les
166personnes auxquelles on s'adressoit ; pour les avertir qu'elles alloient devenir le
but du Discours.

Comme il étoit inutile, impossible peut-être, de trouver pour le même obiet
un mot plus court & plus énergique, on n'en chercha point d'autre pendant
une longue suite de siécles, comme nous avons vu ; & depuis même qu'on
a substitué Vous à Tu, on conserve encore celui-ci dans la Poësie héroïque,
& lorsqu'on parle à tout ce qu'on a de plus cher & de plus intime en même
tems.

Pour indiquer la troisiéme personne, il fallut la montrer : on ne sera donc
point surpris que le même mot qui désigne la place, le lieu, ait désigné la
troisiéme personne. C'est en effet des mots qui marquent la place, le lieu, que
viennent nos Pronoms il & lui.

Il, comme le ille des Latins, vient du primitif l qui désigne le côté,
l'aile, le lieu : & lui, vient, comme nous avons vu, de l'article le & du mot
hui ou hou, qui désigna le lieu, celui qui est dans le lieu & qui subsiste encore
dans notre tout comme dans lui.

Nous pouvons remarquer ici à quel point le discours se raproche du geste
& de la rapidité de l'idée, par la brièveté des Pronoms & des mots qui marquent
le lieu. Ainsi toutes ces phrases j'y suis, il y est, où es-tu ? sont des Tableaux
qui tiennent lieu de discours très-longs, te qui ne sont composés
cependant que de trois sons, dont l'un indique la personne dont il s'agit, le
second un lieu, une place, & le troisième la propriété d'exister. Ainsi, cette
phrase, il y est, qui ressemble au discours d'un muet, dit tout autant que celle-ci,
la personne dont vous parlez est dans le lieu où vous croyez quelle est, &
elle a par-dessus elle l'avantage de la briéveté & de la rapidité, qualité si essentielle
à la parole.

§. 12.
Pronoms Elliptiques.

Enfin nous avons vu plus haut que les Pronoms s'ellipsoient ou se fondoient
en un seul mot avec l'Article & la Préposition qui les précédoient ; & qu'au
lieu de dire, le livre de moi, la maison de moi, on disoit, mon livre, ma
maison.

Les trois Pronoms sont dans ce cas : de-là tous ces mots qu'on a cru
long-tems être autant de Pronoms & qu'on apelloit Pronoms conjonctifs,

Pour la premiere personne, Mon, ma, mes ; Notre, nos.
167Pour la seconde personne, Ton, ta, tes ; Votre, vos.
Pour la troisiéme personne, Son, sa, ses ; Leur, leurs.

Ainsi Mon marque un objet du genre masculin apartenant à une seule
personne, à celle qui parle.

Ma, un objet du genre féminin apartenant à la personne qui parle.
Mes, plusieurs objets de la même espéce apartenant à une seule personne.
Notre, un objet apartenant à plusieurs personnes.
Nos, plusieurs objets apartenant à plusieurs personnes.

Il en est de même des mots relatifs aux autres personnes.

On sera peut-être surpris de ce que mon a un féminin, tandis que notre
n'en a point, du moins en François. C'est sans doute parce que le mot notre
renferme toutes les personnes qui connoissent la chose dont on parle, & que
par-là même il est inutile de leur en faire connaître le genre qu'elles savent
tout aussi-bien que la personne qui parle. Ainsi les Langues qui en déterminoient
malgré cela le genre, suivoient moins le besoin, que cette portion d'analogie
qui régloit les terminaisons & les genres de leurs adjectifs.

Ceci nous fait apercevoir d'une maniere très-naturelle pourquoi dans notre
Langue nous n'apportons pas la même attention à distinguer les genres au pluriel
comme au singulier, l'article les servant pour les deux : c'est que ni l'analogie
ni le besoin ne le demandent. Ce n'est point l'analogie des terminaisons ;
car elle est beaucoup plus bornée & moins stricte chez nous que chez
les Latins : ce n'est pas le besoin non plus ; car l'on ne connoît le pluriel que
par le singulier : or ce singulier a déja apris ce genre ; il est donc moins nécessaire
de l'énoncer aussi fortement, dès que la forme matérielle de la langue &
l'oreille qui suit toujours cette forme, ne l'exigent pas.

C'est ainsi que rien n'est arbitraire dans les Langues ; & que lorsque deux
Peuples prennent à cet égard deux routes différentes qui semblent oposées,
ou l'effet de l'usage & du hazard, une raison supérieure en est toujours le
motif.168

Chapitre V.
Du verbe.
Cinquieme partie du discours.

§. 1.
Nécessité d'un Mot qui serve de point de réunion aux diverses portions des
Tableaux de nos idées.

Nous avons déja parcouru diverses Classes de mots en usage dans le
Discours, & toutes nécessaires pour peindre nos idées : cependant aucun
d'eux ne remplit encore le but de la parole : ils n'expriment que des objets
isolés ; ils ne sauroient donc faire corps entr'eux : ils ne peuvent seuls, présenter
cette unité intéressante qui constitue un Tableau & qui en fait un seul
tout, quelque immense que soit le nombre des objets individuels qu'il nous
offre. C'est ainsi que les nombreux matériaux rassemblés pour un édifice majestueux
& superbe, ne forment pas encore l'édifice ; il sont des points de
réunion, à la faveur desquels ils ne composent qu'un tout, qui remplisse le
but pour lequel ils furent préparés.

De même, il en faut un, entre tous ces mots, qui les raproche, les unisse,
n'en forme qu'un seul tout qui réponde parfaitement à l'idée qu'on veut
peindre, tel qu'en représentant toutes les Parties dont elle est formée, il ne
les décompose pas, il n'anéantisse pas les raports qu'on y aperçoit ; qu'on
voye sans peine qu'ils ne forment qu'un tout parfaitement semblable à l'idée
qu'on a voulu peindre, & qui ne peut convenir à aucune autre idée.

Ce point de réunion, ce mot qui doit unir toutes les espèces de mots donc
nous avons parlé, & toutes celles qu'il nous reste encore à décrire, formera
donc une nouvelle espèce de mots, puisqu'il aura une propriété absolument
différente de celles qui distinguent toutes les autres Parties du Discours, une
propriété aussi belle qu'indispensable ; celle de mettre la chaleur & la vie entre
tous ces mots isolés, de les réunir par groupes, par Tableaux, par grandes
masses qui présentent les raports même qui lient les grands objets de la Nature,
ces raports qui forment de l'Univers un seul Tout, dont les diverses Parties
169se tiennent mutuellement & sont toutes liées les unes aux autres : marque sensible
de l'intelligence immense de celui qui fit touces ces choses, qui les conçut,
comme l'Ouvrier conçoit l'objet unique qu'il va faire, comme le Peintre
conçoit son Tableau, quelque compliqué qu'il soit ; comme le Poëte saisit l'ensemble
de tout ce qu'il va chanter, & qui met entr'eux cette unité admirable
qu'il avoit conçue & d'où naît une harmonie non moins admirable.

Ainsi nous pourrons, au moyen de ce nouveau mot, réunir sans trouble &
sans confusion les diverses Parties d'une idée, quelque compliquée qu'elle soit ;
en former un Tableau où tout soit simple, net & harmonieux : passer sans
obstacle à un second, le lier de la même maniere au premier : & de Tableaux
en Tableaux, de liaisons en liaisons, d'idées en idées, former un Discours immense
composé d'une multitude prodigieuse d'objets individuels, qui n'offrent
cependant par leur ensemble qu'un Tout, un seul Tableau, dont les diverses
parties étroitement unies s'apuient mutuellement, s'expliquent & se dévelopent
les unes par les autres ; & ne laissent rien à désirer pour l'intelligence du sens,
par une suite nécessaire de l'harmonie qui regne entr'elles & de leur exacte
correspondance.

La place que devra occuper cette nouvelle Partie du Discours, ne sera ni arbitraire
ni difficile à trouver. Elle sera donnée par la Nature elle-même, qui
sert de modèle à toute peinture & à celle des idées, tout comme à celle des objets
physiques. La Parole, destinée à déveloper les qualités qu'on aperçoit dans
les objets, devra nécessairement trouver le moyen de lier ces qualités avec le
nom de leur objet : ainsi la place de la nouvelle Partie du Discours dont il s'agit
ici, sera entre le Nom & ses qualités. : elle deviendra le nœud qui les unissent
étroitement, n'en formera qu'un Tout harmonique, & sans lequel tous
les mots épars & isolés, seroient comme un amas de matériaux entassés confusément
qui n'offrent aucun plan, & ne produisent aucun effet.

C'est par-là & par-là seulement que nos expressions deviendront un Tableau
parfait, par l'union intime qui regnera entr'elles, & par les raports
étroits qu'elles mettront entre l'objet & ses qualités. Ce n'est qu'alors en effet
qu'on peut dire que l'idée est peinte, qu'elle est rendue, qu'elle fait Tableau.

§. 2.
Que ce mot est donné par la Nature.

Si la Nature indique d'une maniere aussi exacte la nécessite, les qualités
& la place de ce mot dont la présence met la derniere main aux Tableaux
170de la Parole, & fait qu'ils deviennent précisement ce qu'on désire qu'ils
soient, aura-t-elle abandonné aux Hommes le choix même de ce mot ? aura-t-il
été indifférent de prendre pour cet effet le premier son qui se sera
présenté ? tout son aura-t-il pu servir également de point de réunion ?

C'est ce qu'il faut que soutiennent ceux qui n'ayant jamais réfléchi sur l'origine
des Langues, se persuadent que le hazard y fit tout, & que le choix des
Hommes n'y entra pour rien.

Mais ils errent, n'ayant pu saisir le fil de l'aimable & éternelle vérité. Il
falloit peindre ; & ce qu'on devoit peindre, c'est l'existence des qualités
dans les objets où on les aperçoit : le mot qui exprime l'éxistence, devint
donc le mot même par lequel on lia à jamais les qualités des objets avec les
noms de ces objets eux-mêmes : par lequel on les réunit entr'eux au moyen
de cette même existence qui les fait ce qu'ils sont. Imitation aussi grande que
simple, qui conduisant les hommes aussi surement que rapidement à la vérité,
fit que dès les premiers instans ils purent converser entr'eux sans peine
& sans effort ; & qu'ils n'eurent nul besoin d'épuiser le métaphysique du Langage,
dont la Nature sage & belle leur évitoit les pénibles & lentes recherches.

Est, ce mot qui désigne l'existence, est donc le mot qui liera les noms
des objets avec les mots qui peignent leurs qualités : il sera ce mot nouveau
qui, sans être Nom, Article, Adjectif ou Pronom, unira tous ces mots entr'eux,
leur donnera une force, une chaleur, une existence, une vie qu'ils
ne peuvent avoir sans lui, & mettra dans les Tableaux de la Parole, cette
force d'expression, & cette énergie qui se fait sentir dans les Etres.

Aussi est-il de l'usage le plus fréquent, même dans notre Langue, où
il paroît soit en nature soit en ellipse dans tous les Tableaux de la Parole.
On le voit, par exemple, dans ces phrases de la belle Scène de Joas &
d'Athalie (1)68 :

Athalie. « Epouse de Joas, est-ce là votre Fils ? »

Josabet. « Qui ? lui, Madame ? »

Athalie.
Lui ?

Josabet.
Je ne suis point sa Mere.
«  Voilà mon Fils. »171

Athalie.
Et vous, quel est donc votre Pere ?…
«  Cet âge est innocent….
Ne sait on pas au moins quel Pays est le vôtre ? »

Joas. « Ce Temple est mon Pays ; je n'en connois point d'autre. »

Athalie …Quel est tous les jours votre emploi ?

Joas. J'adore le Seigneur….

Athalie. Dieu veut-il qu'à toute heure on prie, on le contemple ?

Joas. Tout profane exercice est banni de son Temple….

Athalie. J'ai mon Dieu que je sers ; vous servirez le vôtre….

Joas. …Il faut craindre le mien ;
Lui seul est Dieu, Madame, & le vôtre n'est rien.

Athalie. Sa mémoire est fidelle….
David m'est en horreur ; & les Fils de ce Roi,
Quoique nés de mon sang, sont étrangers pour moi.

Et dans le Chœur suivant :

« Un enfant courageux publie
Que Dieu lui seul est éternel….
Loin du Monde élevé, de tous les dons des Cieux
Il est orné dès sa naissance. »

Ces Vers, très-beaux d'ailleurs, fournissent une multitude d'est, qui
sont indispensables pour en lier les pensées & pour en faire des Tableaux dont
le sens soit clair & complet. Suprimez-les, le sens reste suspendu, le Tableau
est informe, la pensée incorrecte.

Par-tout, il lie un adjectif ou une qualité avec le nom auquel elle se raporte.
Ces phrafes sont autant de Tableaux composés, 1°. d'un nom ; 2°.
d'un mot désignant une qualité ; 3°. de ce mot unitif est dont nous parlons
ici.

tableau nom | qualité | est

On auroit également l'idée de tous ces noms, de toutes ces qualités :
mais sans est, ils n'auroient nul raport, on ne verroit point un âge innocent,
une mémoire fidelle, un Dieu éternel, &c. Ces mots ne feroient point
Tableau.172

Tandis qu'au moyen de ce mot, le Langage devenoit toujours plus énergique,
une peinture toujours plus fidelle.

§. 3.
Qu'il est apellé Verbe, & pourquoi.

Ce mot servant à former tous les Tableaux de la Parole, à mettre entr'eux
une force, une chaleur, une vie dont ils seroient privés sans lui, faisant
que la Parole remplit enfin par-là son but, qui est de peindre les idées,
méritera d'être distingué de tous les autres, & d'avoir un nom qui en donne
l'idée la plus juste, & la plus intéressante. Ce nom est celui de verbe.

Verbe est un mot que nous avons emprunté des Latins, & qui signifie
en général mot, mot de quelqu'espèce que ce soit ; mais ici, le mot par
excellence.

Est ne pouvoit être mieux nommé, puisqu'il est le mot qui donne au
discours toute son énergie, & qui fait que la Parole produit son plein &
entier effet, en faisant aussi-tôt connoître tout ce qu'elle vouloit qu'on,
fût.

Ce mot Verbe étoit lui-même dérivé de la racine primitive, ver, var,
bar, par, per, qui désigna, toute idée relative à Par-ole, à Par-ler, &
en général, toute idée d'émanation & de passage d'un lieu dans un autre.
Parler, n'est-ce pas en effet faire passer son idée dans l'esprit d'un autre ?
La Parole n'en est-elle pas le véhicule ? & la Parole par excellence, n'est-elle
pas celle qui complette les tableaux de nos idées ; qui en réunie toutes les
portions, & qui n'en fait qu'un seul tout ; qui fait connoître par conséquent
l'objet dont on parle, & tes traits sons lesquels on doit le reconnoître ? C'est
de lui dont on se servira par conséquent pour tous les tableaux de la parole :
si nous voulions faire, par exemple, celui du Tems, nous dirions :

Le Tems est la mesure de la durée des Etres qui se succedent sans cesse :
il commença pour cette terre au moment où des nommes purent apercevoir
là succession des jours & des nuits : il commence pour chaque individu avec
son existence. C'est lui qui nous amène dans cette chaîne immense d'Etres,
sans cesse remplacés les uns par les autres. C'est lui qui, fuyant sans cesse, &
se précipitant continuellement dans l'abîme des nuits, nous entraîne avec lui
dans sa course rapide. Amenés & ramenés par un même flux, nous voyons
sans cesse de nouvelles, générations s'élever sur nos débris, comme nous nous.
173sommes élevés sur ceux de tant d'autres. Plus fort que nous, hors de notre
puissance, nous allons cependant le maîtriser, rallentir sa course fugitive, le
grossir à nos yeux, le doubler, le redoubler, en remplissant chacun de ses
instans, en marquant chacun d'eux par quelque chose dont on puisse tenir
note. Une vie pleine de choses, courte de Tems, est très-longue ; car on
ne peut la décrire sans beaucoup de tems. Une vie longue de Tems, vuide
de choses, est très-courte au contraire, car il n'en reste rien. Un instant
suffit pour la retracer à nos yeux.

Toutes nos connoissances se réduisent en effet à la vue claire & simple
des qualités qui se trouvent dans les objets ; ensorte qu'il n'est aucune science
qu'on ne puisse réduire à la simple expression d'un nom & d'une qualité
unis par le Verbe est, & ne formant alors qu'un seul tout.

La Grammaire elle-même se réduit à l'union d'un Nom & d'une Qualité
par ce Verbe.

En disant : « la Grammaire est cette science qui nous aprend à peindre nos
idées », on unit un Nom & une Qualité par le Verbe est.

§. 4.
La Grammaire & la Logique comparées à cet égard.

Le Verbe est donc un mot qui unit les Qualités avec leurs Objets, &
qui fait voir que les objets donc on parle existent avec telles & telles qualités
qu'on leur attribue.

C'est ce qui fait qu'en terme de Logique, la Qualité est apellée attribut ;
& le nom de l'objet, sujet ; car il est le sujet auquel on raporte l'attribut :
dans cette phrase, par exemple, le Soleil est brillant ; brillant est un
attribut ; & Soleil, sujet ; car c'est à lui qu'on attribue la qualité d'être
brillant.

Le Verbe n'est que la copule, le lien qui unit l'attribut au sujet.

Et le tout ensemble forme un tableau qu'on appelle Phrase, ou Proposition ;
& en terme de Logique, Jugement énoncé. Jugement énoncé,
pour le distinguer de l'idée qu'il peint, & qui est un jugement intérieur ;
& Jugement, parce qu'on juge, qu'on décide que les qualités qu'on aperçoit
& trouvent dans tels sujets, ou que tels sujets renferment telles qualités ;
par exemple, que c'est le Soleil qui est brillant.

Sans cela, on parleroit sans jugement ; car on attribueroit à des sujets
174des qualités qu'ils n'ont pas ; tout seroit en confusion ; & l'on ne peindroit
rien, sinon le cahos & la frivolité de ses idées : tandis que le jugement
sain & exquis
consiste à n'attribuer aux Etres, que les qualités qui leur conviennent.

Ne soyons donc pas étonnés si la Grammaire & la Logique ont de si
grands raports, & si elles s'éclaircissent mutuellement. On peut même assurer
que la Grammaire & l'étude des Langues sont une Logique-Pratique.

Ceux qui n'ont vu dans cette étude des Langues qu'un objet de pure
curiosité, ou seulement utile pour remplir quelque Place, sans aucune liaison
avec la perfection de nos facultés intellectuelles, n'avoient qu'une idée
très-imparfaite des heureux effets de l'étude d'une Langue quelconque, faite
avec soin, & comme devroient être étudiées toutes les Langues, avec méthode,
& en les analysant sans cesse : cette étude donne nécessairement à
l'esprit, une force & une étendue très-supérieure à celle qu'on s'en forme
d'ordinaire ; elle le rend incomparablement plus propre à pénétrer dans les
profondeurs des sciences : elle donne à nos facultés, par l'exercice qui en est
la suite, une souplesse, une confiance, une pénétration, une sagacité dont
elles seroient incapables sans cela, & qui sont néanmoins de toute nécessité
pour acquérir des connoissances, & pour soutenir son attention. Aussi lorsqu'on
a le courage de s'enfoncer dans l'étude d'une Langue, & de n'y laisser
rien d'obscur, il n'est presque plus rien qui puisse arrêter : on en peut juger
par la différence étonnante qui regne entre des personnes très-spirituelles dont
l'esprit n'a pas été exerce par ces difficultés, & celles qui, avec moins de génie,
ont été rompues par cet exercice. C'est ainsi qu'un corps qui n'est pas
fait à la fatigue, n'est point capable des mêmes efforts qu'un autre moins,
vigoureux, mais accoutumé aux plus grandes fatigues.

§. 5.
Source des méprises dans lesquelles on est tombé au sujet du Verbe.

Ceux qui auront lu quelqu'une des Grammaires qui ont précedé ces recherches,
seront sans doute étonnés de la définition que nous donnons du
Verbe ; ils la trouveront certainement très-différente de celles qu'on en
donne ordinairement ; mais elle n'en sera pas plus fausse.

D'un côté, tous les Grammairiens se sont contredits jusqu'ici dans leurs définitions
175à cet égard : ainsi nous ne faisons rien de nouveau, en ne nous attachant
à aucune de celles qu'ils ont données.

D'un autre côté, ils ont tous considéré le Verbe sous un point de vue absolument
différent : ils sont tombés dans une méprise qui a été pour eux une
source d'erreurs : c'ell qu'ils ont confondu le Verbe, qui sert à unir les qualités
avec leurs objets & qui est unique, avec d'autres mots qui ne sont
Verbes qu'en vertu de leur réunion avec celui-là, comme nous le verrons
dans les Chapitres suivans : de-là leurs embarras pour trouver une définition
qui convînt à tous ces objets, comme si une même définition pouvoit embrasser
des objets aussi diffférens : de-là encore leurs distinctions de Verbes en
Substantifs auxiliaires & en Verbes non auxiliaires, qui n'ayant nul fondement
dans la Nature, ne pouvoient être d'aucune utilité pour la faire connoître &
la déveloper.

De-là enfin leurs propres contradictions, & le mêlange de lumieres &
de ténèbres qu'offrent leurs explications, qui troublent & désorientent ceux
qui sont réduits à les prendre pour guide.

C'est ainsi que la Grammaire générale & raisonnee qui a été l'oracle de
la Nation pendant un siécle, transporte a la Grammaire la définition que le
Verbe doit avoir en Logique, & prête à celle-ci la définition que le Verbe
doit avoir, considéré relativement à la Grammaire : l'usage fut, selon ses
Auteurs, de signifier l'affirmation : tandis qu'ils appellent le Verbe dans la
Logique, la Copule ou le lien de la Proposition : mais sentant leur méprise
sans en deviner la cause, ils reviennent en arriere, & disent que c'est-là
son principal usage : & se reprenant encore, ils ajoutent, que « l'on peut
dire que le Verbe de lui-même ne devoit point avoir d'autre usage que de
marquer la liaison que nous faisons dans notre esprit des deux termes d'une
Proposition ». Ils s'égarent alors de nouveau pour ajouter : « mais il n'y a
que le Verbe Être qu'on apelle substantif qui soit demeuré dans cette simplicite ».
Comme si ce qu'ils venoient de dire du Verbe pouvoit convenir à
d'autres mots qu'au Verbe Etre.

Mais telle est la force du préjugé, qu'il fait errer çà & là, & perdre de
vue la lumière au moment même où l'on est le plus frapé de son éclat.
Ces illustres Auteurs sentoient toute la foiblesse de leur définition, & combien
elle contrarioit l'idée qu'on devoit avoir du Verbe. Mais persuadés
avec tous les autres que le Verbe Etre n'etoit pas seul Verbe, ils ne purent
plus se faire un systeme sûr & qui les satisfît.

Il arriva ici ce que nous avons déja vu à l'égard des Pronoms. On n'a été
176si fort embarrassé à leur égard que parce qu'on confondoit avec eux d'autres
mots très-différens, mais qui avoient réuni en eux la valeur du Pronom.
Ainsi l'on n'a été embarrassé au sujet du Verbe, que parce qu'on a confondu
avec lui des mots très-différens, mais qui ont également réuni en eux sa
valeur.

La Grammaire de Port-Royal est si victorieusement combattue à cet
égard par M. Beauzée, qu'il seroit très-inutile d'insister davantage ici sur
leurs définitions du Verbe. Celles qu'en donne M. Beauzée, & qui sont tres-métaphysiques,
s'accordent parfaitement avec ce que je dis, & conduisent
à faire regarder être comme le seul Verbe de droit, & comme celui qui a
prêté sa force à tous les mots qui ont été élevés à ce rang.

Aussi, ajoute-t-il, (1)69 qu'on « doit trouver dans le Verbe être la pure
nature du Verbe en général : & c'est pour cela que les Philosophes enseignent
qu'il auroit été possible dans chaque Langue, de n'employer que ce seul
Verbe, le seul en effet qui soit demeuré dans sa simplicite originelle ….
Quelle est donc la nature du Verbe être, ce Verbe essentiellement fondamental
dans toutes les Langues ? Il y a près de deux cents ans que Robert-Estienne
nous l'a dit, avec la naïveté qui ne manque jamais à ceux
qui ne sont point préoccupés par les intérêts d'un systeme particulier. Après
avoir distingué les Verbes en actifs, passifs & neutres, il s'explique ainsi (2)70 :
Outre ces trois sortes, il y a le Verbe nommé substantif qui est
estre, qui ne signifie ne action, ne passion : mais seulement il dénote
l'estre & existence ou subsistance d'une chascune chose qui est signifiée par
le nom joint avec lui ; comme je suis, tu es, il est. Toutefois il est si nécessaire
à toutes actions & passions, que nous ne trouverons Verbes qui ne se
puissent résouldre par luy ».

Il est donc démontré que la définition du Verbe ne convient qu'au Verbe
être ; que les autres ne le sont qu'en vertu de leur union avec lui ; & qu'ainsi
ils ne doivent non plus être mis au rang des Verbes, qu'on n'a mis au rang
des Pronoms tous les mots qui ne s'étoient confondus avec les Pronoms
que parce qu'ils s'étoient unis aux vrais Pronoms, pour ne former qu'un
seul mot : tels que mon, ton, son, &c. Faire autrement, ce seroit violer ses
propres principes, voir la bonne méthode, & en suivre une mauvaise.177

§. 6.
Réponse à quelques Objections.

Il seroit inutile de dire qu'on a grand soin de distinguer ces diverses espéces
de Verbes. Puisqu'on a rejette la distinction des Pronoms & qu'on a
été inexorable à leur égard, soyons-le de même sur l'article du Verbe : rejettons
de ce rang tout ce qui ne peut s'accorder avec sa définition vraie &
bien sentie.

Mais que deviendront ces Verbes ? ce qu'ils sont : des Participes elliptiques ;
des mots formés de la réunion des Participes & du Verbe ; comme nous le
démontrerons après avoir parlé des Participes au Chapitre suivant.

On ne peut qu'être effrayé de la foiblesse de l'esprit humain, lorsqu'on considere
les inadvertences & les fautes qui échapent aux plus habiles ; & les
terribles suites de ces inadvertences en aparence si légeres : croiroit-on que la
Grammaire sur laquelle on écrit depuis tant de siécles, fût encore si peu connue
qu'on ne pût en classer les diverses espéces de mots, d'une maniere assurée ;
& que ceux qui ont eu assez de pénétration pour apercevoir quelques-unes des
fautes dans lesquelles on étoit tombé à cet égard, n'aient pas eu des principes
assez sûrs pour achever ce travail & se soutenir ainsi jusqu'à ce qu'ils eussent mis
en leur véritable place ce qui constitue les Parties du Discours ? Cependant,
quel succès pouvoit-on se promettre de son travail, jusqu'à ce que cette distribution
eût été faite de la maniere la plus conforme à la nature des choses ? &
par-là même, la plus complette, la plus lumineuse & la plus satisfaisante.

Mais les Sciences & les Connoissances, de quelqu'espéce que ce soit, sont
comme une toile immense qui ne pourroit s'achever que dans une longue
suite de siècles : chacun y mettroit du sien, les uns moins bien, les autres
mieux ; & chacun & mettant à la fuite du travail des autres, en profiterait
pour remplir sa tâche d'une maniere plus parfaite : tandis que celui qui le critiqueroit,
& qui seroit peut-être mieux à certains égards, seroit à d'autres fort
inférieur.

Exiger d'une personne qu'elle ne se trompe jamais dans ses ouvrages, ou
les rejetter absolument à cause des taches qu'on y trouve, c'est donc être
injuste, n'avoir nulle idée des difficultés dont les sciences sont hérissées, &
des forces passagères de l'esprit humain qui manquent sans qu'on s'en doute :
c'est se condamner à ne rien écrire, si l'on ne veut être traité comme l'on traite
les autres.178

Ce que nous venons de dire sur les mots qui se sont attribué la valeur du
Verbe être en l'ajoutant à leur valeur propre, sera une confirmation de tout ce
que nous avons dit sur la maniere dont la parole tend à se raprocher de la rapidité
de la pensée, & à ne pas séparer les portions d'idées qu'elle peut laisser
réunies.

Ce principe est si second, qu'il a lieu pour toutes les Parties du Discours,
ensorte qu'il n'y en a aucuue qui ne présente des formules ellipriques, qu'il faut
nécessairement analyser si l'on veut avoir une connoissance claire & démontrée
des procédés du Langage.

§. 7.
Origine du Verbe Est, le seul qui existe.

Mais quel raport pouvoit-il exister entre ce mot est, & l'union des qualités
avec leur objet ? Assurer qu'on n'en pouvoit choisir de plus expresslf, n'est-ce
pas se faire illusion & avancer un vrai paradoxe ?

Tel est le langage qu'on a tenu jusqu'ici, lorsqu'on étoit dénué de tout principe
sur les causes du Langage & l'origine de ses mots ; mais qu'on abandonnera
à mesure qu'on verra la lumière s'élever sur ces objets intéressans.

Si le mot est anime le Langage, s'il est aux mots ce que la vie est aux Etres,
c'est que ce mot peint le signe de la vie ; & qu'il le peint de la maniere la plus
parfaite, par une onomatopée parlante.

Le ligne de la vie est la respiration : c'est par elle que dans les ténébres de la
nuit nous nous assurons qu'une personne chérie vit encore ; qu'elle n'est pas endormie
pour toujours : c'est par elle que nous nous assurons en plein jour dans
les maladies où la vie semble anéantie, qu'on est encore au nombre des vivans.

La respiration est en effet la cause seconde de la vie, c'est elle qui soutient
& ranime le jeu des parties du corps, nécessaire pour entretenir ce
mouvement qui la forme : & là où cesse cette refpiration, là où elle ne
peut plus s'exercer, là se termine la vie.

Lors donc qu'on voulut nommer l'existence, la peindre aux oreilles, on
n'eut qu'à imiter le son même de la respiration ; mais d'une respiration forte
& qui se fait entendre profondément. Et ce son fut le mot ou est.

Ainsi, le lien de la parole, le mot qui met la vie entre tous les autres, &
qui les change en tableaux pleins d'énergie, est lui-même une peinture, un
mot imitatif puise dans la Nature, qui ne dépendit point de l'homme, dont
179personne ne put ignorer la valeur & ne pas le comprendre dès qu'il fut prononcé,
puisqu'il représentoit ce que chacun sentoit en soi-même.

§. 8.
Langues dans lesquelles il existe.

Ce mot, né dès les premiers tems, a dû par sa naissance même se transmettre
jusqu'à nous : il se trouve dans la plupart des Langues, & il n'en existe
aucune qui ne lui doive quelques-uns de ses mots.

Nous le reconnoissons dans tous ceux-ci :

Me he, des Indiens, je suis.

Toe eh, tu es.

Whe he, il est.

Het, des Hébreux, il est ; à la tête des Verbes passifs en Hith-pakel.

Aist, des Persans ; ou Ast, il est.

Hei, , en Arabe, il est, il vit.

Est-i, des Grecs, Est, des Latins, qui signifient il est.

È, des Italiens, qui signifie il est.

Ew, en Bas-Breton, il est.

Es, à Vannes, dialecte du Celte.

Eis ou ys, des Flamands & des Anglois, Ist, des Allemands, il est.

Est, des François.

As & es,  en Chaldéen, être.

Ai, en Persan, tu es.

Eis, en Grec, tu es.

Es, en Latin, tu es.

Iz-an, Iz-ate, Iz-atu, en Basque, être.

Iz-ana, en Basque, essence.

Iz-atea, en Basque, existence.180

§. 9.
Diverses Familles de mots qui en descendent.

De-là une multitude de mots qui forment un grand nombre de Familles.

I°. eis, signifiant un, unité, ce qui est.

En Grec, heis, hen, un ; 2° seul ; 3°. séparé, individuel.

En Allem. ein, un : mot qui est le Chef d'une Famille immense.

En Flaman. een, un.

En Island. ein, ….

En Goth, ains, ….

Mot qui se dénaturant, fit :

En Latin, un-us.

Anglo-Sax. an.

En Anglois, a, prononcé e, & an & one.

En Chinois, ye, prononcé Ghe, un.

En Alleman, ein-en, rassembler, réunir.

II°. eis signifiant Homme, celui qui est.

En Hébreu, aish ou ais, Homme.
aisha, Femme.

En Latin, eius, au nominatif is, celui qui est, lui. e-a celle qui est

En Bas-Bret. e, ou ef, lui.

En Allem. es, lui, au neutre.

En Holland, hy, (prononcez hei,) lui. het, elle.

En Etrusq. ais-oi, les Dieux.

En Oriental | En Runique, as & ais, Dieu, celui qui est ; l'unité.

En Latin, assis, un fou.

III°. ai & ei, signifiant le Tems pendant lequel on est, la Vie,
la Durée, l'Eternité.

En Hébreu, , heié, Vie ; 2°. Age.
, hei, Vivant.
, eié, il est.181

En Arabe, , heioun, vivant, qui ne passe pas.

En Grec, a-ei, toujours, dont l'existence est sans cesse la même.
ai-ôn, Age, durée.
aiôn-ios, Eternel.

En Latin, æt-as, Age, vie, durée de la vie.
ævum, Tems, vie, perpétuité.
ævitas, Age, vieillesse.
æt-ernus, Eternel.

En Flamand eeuwe, Siécle.

En Hébreu, , oed, Tems, âge.

En Latin, v-et-us, Vieux, qui a de l'âge, qui a une longue durée.

En Gallois, add-oed, Vie, âge.
oed, Tems.
eu, Toujours.

En Goth. aiw, Toujours.

En Allem. ewig, Eternel.

En Theut. euuo, Durée sans fin, Eternité.

IV°. ed, aid, ad, signifiant le lieu où l'on est, l'habitation.

En Latin, æd-es, Maison.

En Franç. édi-fice, Habitation bâtie ;

du Latin, ædi-ficium.

En Celte, edd, Habitation, maison.

En Irland. ede-an, Asyle, retraite.

En Grec, êth-os, Habitation, domicile.

En Gall. add-ef, Maison, habitation.

En Celte, aid, Habitant.

En Basque, et-ea, Maison.

Eteheco, Domestique.

V°. es, signifiant, I° la Chaleur, 2°, la Nourriture :

Et par lesquelles on conserve son existence : Familles
immenses, dont nous ne pourrions mettre le détail ici,
mais auxquelles appartiennent ces mots connus :

est, Côté du Monde d'où vient le Soleil, le Feu qui éclaire
& ranime l'Univers.
vesta, Déesse du Feu.
esse, Manger, en Latin, en Grec, en Theuton, &c.182

Hed, hes, tout ce qui se mange ; d'où vinrent :
I°. esca, en Latin (sans aspiration) Aliment.
Com-est-ible en François.
2°. V-esci (h adouci en v) en Latin, se nourrir : d'où (v se changeant
en b)
best-ia, Être qui se nourrit ; en François, beste, & puis bête.

De-là viennent divers mots François qui appartiennent à ces diverses
Familles ; tels :

tableau être | essence | exister | existence | vesta | été | est | quest | un | unité | edifice | edifier | com-est-ible | bête

De-là encore Eve, signifiant celle qui donne la vie, l'existence, qui met
au jour.

De-là l'Oriental Hevé, la Vie, l'Eternité ; 2°. le. Serpent, symbole de
l'Immortalité.

Et le Grec Hebé, qui signifie la Jeunesse, la fleur de l'âge, & dont on fit
la Déesse Hebé, Echansonne des Dieux immortels & Epouse
d'Hercule transporté au Ciel, ou du Soleil renouvellé & rajeuni.

Ajoutons que ce mot he ou e remplissoit parfaitement par sa simplicité &
par son énergique concision, le vœu de la parole qui est de se raprocher du
geste & de se hâter avec la rapidité du tems ; & qu'il n'embarrassoit nullement
la marche du Discours, & les tableaux de nos idées : ce qu'il eût fait
pour peu qu'il eût été plus long, puisqu'il revenoit sans cesse.

Si l'on est surpris de voir que ce mot n'a point dépendu du choix des
hommes, & qu'il est commun aux Peuples d'Europe & d'Asie anciens &
modernes, on ne le sera peut-être pas moins quand on verra dans le Volume
suivant, que le caractere avec lequel on l'écrit n'a pas été plus atbitraire
que le mot même qu'il représente ; & que ce caractère a été emprunté
du seul objet physique qui pût servir à en faire sentir la valeur. C'est ainsi
que tout tend à établir cette grande vérité jusqu'ici trop inconnue, que la
parole est une peinture, & que les hommes furent nécessairement dirigés
dans cette peinture par la Nature même qu'ils n'eurent qu'à imiter.183

§. 10.
Comment il s'associa avec les Pronoms.

E désignant l'existence, & devenu Verbe en unissant les Noms avec leurs
Adjectifs, ou les mots qui peignent les objets avec ceux qui peignent leurs
qualités, se trouva sans cesse à la suite des Pronoms.

En effet, la personne qui parle, je, moi, a souvent occasion de se représenter
existente sous telle & telle forme, avec telle ou telle qualité, dans
tel ou tel état.

Elle a sans cesse occasion encore de représenter de la même maniere les
personnes auxquelles elle s'adresse, & celles dont elle parle. Ainsi l'on sera
dans le cas de dire :

Je est bon, tu est bon, il est bon.

C'est ainsi que s'expriment les Indiens : he sert pour les trois personnes,
comme nous l'avons vu dans l'article précédent.

Ici, le Pronom marchoit le premier, & le Verbe venoit après, & toujours
le même pour chaque personne.

On fut bientôt dégoûte de cette monotonie, & l'on chercha à y remédier.
On n'eut pas beaucoup de peine ; l'on n'eut qu'à ajouter après he, une
terminaison prise du Pronom même.

Mi signifioit moi ; on dit donc ei-mi, au lieu de moi est.
S désignoit la seconde personne ; on n'eut qu'à dire ei-s, & cela signifia
tu es. He ou est resta pour la troisieme personne.

Ainsi au lieu de je est, tu est, il est, toujours est, on eut eimi, eis, est :
c'etoit le Langage Asiatique qui passa dans la Grèce & en Italie avec les Colonies
Orientales. Après bien des révolutions, eimi se trouva changé en sum
chez les Latins, puis en suim, & enfin chez, nous en suis : ensorte que nous
disons je suis, qui semble n'avoir plus de raport avec est, tandis que nous
continuons à dire tu es, il est. Et c'est ce qu'on apelle les Personnes du
Verbe ; expression impropre, & qui occasionna diverses méprises dans la
suite.

Il résulta de cet usage que les Pronoms étant réunis au Verbe, ne furent
plus exprimés seuls ; ils étoient déja avec le Verbe ; il eût donc été inutile
de les répeter.

Mais lorsqu'on eut perdu de vue cette origine, & que le Verbe s'étant altéré,
184n'offrit plus les Pronoms d'une maniere distincte, on s'imagina que
le verbe désignoit les personnes par lui-même ; & qu'il réunissoit en lui
toute la force des Pronoms.

Ce qui brouilla toutes les idées relatives au Verbe, & lui fit attribuer les
propriétés du Pronom, dont les principales sont l'activité & la passivitè, qui
ne peuvent point se trouver dans le Verbe, puisqu'il n'est qu'un simple lien.

§. 11.
Diverses manieres dont il se combine avec eux.

Il y eut ainsi deux manieres de considérer le Verbe Être : l'une, suivant
l'usage primitif conservé chez les Indiens, & par lequel on l'employe tout
seul, sans aucune variété relative aux personnes, du moins au singulier.

L'autre, à la maniere grecque, en l'unissant aux Pronoms, à la tête desquels
il se plaçoit.

Il s'en forma une troisieme dans la suite ; celle-ci consista à se servir
du Verbe uni au Pronom, & à le faire précéder également du Pronom ; soit
parce que le Pronom verbal s'étoit si fort défiguré, qu'on ne le reconnoissoit
plus, comme dans suis où l'on ne voit plus de traces du Pronom me ; soit
parce que les Langues qui se servirent de cette troisiéme méthode, étoient
trop accoutumées à mettre le Pronom avant le Verbe, pour le souffrir après ;
& telle est la Langue Françoise en particulier : elle ne dit pas simplement
avec les autres Peuples, suis, es, est, mais elle repete le Pronom, en disant
je suis, tu es, il est.

Associer le Verbe avec chaque personne successivement, c'est ce qu'on apelle
le fléchir.

On le fléchit au singulier & au pluriel, puisque chaque personne a un singulier
& un pluriel.

Alors, on l'associe d'abord avec les trois personnes au singulier & ensuite
avec les trois personnes au pluriel : ainsi nous disons en François :

tableau je suis | tu es | il est | nous sommes | vous êtes | ils sont

Tandis que les Grecs disoient d'une maniere plus courte :

tableau ei-mi | es-men | ei-s | es-te | ei | esti | ei-si | enti185

Les Latins qui avoient fait précéder la premiere personne, de la lettre s,
ajouterent également cette lettre à la premiere & à la troisiéme personne du
pluriel : de sorte qu'ils eurent ce Verbe :

tableau sum | sumus | es | estis | est | sunt

Les Orientaux n'arrangent pas ces personnes de la même maniere que nous :
ils commencent par la troisiéme, & finissent par la premiere. Ce Verbe se
fléchit donc ainsi chez les Persans :

tableau ast | and | ai | aid | am | aim

L'on voit dans am je suis, & dans and ils sont, l'origine de Eimi &
celle de Enti, le sunt des Latins & notre sont.

Observons que si les Latins firent précéder de la lettre s, trois de ces personnes,
ce ne fut point par un effet du caprice : ce fut pour en adoucir la
prononciation, que l'aspiration & les nasales m & n qui s'y trouvent rendoient
trop dure : ce qui n'étoit pas à négliger dans un mot aussi commun : car c'est
une chose à remarquer que les Latins étoient aussi ennemis des aspirations
que les Grecs en étoient amis ; ce qui mit une très-grande différence dans
l'orthographe de la plûpart des mots communs à ces deux Peuples.

§. 12.
Origine des mots qui marquent en Latin le Passé & le Futur du Verbe Être.

Il ne suffisoit pas de désigner l'existence actuelle, ou le tems présent : il
falloit encore être en état de désigner l'existence passée & l'existence future, le
Tems qui n'étoit plus, & celui qui n'étoit pas encore ; mais qui alloit suivre.
Est ne pouvoit plus servir à ces usages, si differens de celui pour lequel il étoit
employé. Il fallut donc recourir à d'autres sons, & que ces sons fussent également
propres à peindre ces nouvelles idées, comme on en avoit un qui peignoit
l'existence actuelle & qui étoit pris dans la Nature.

Le son fugitif fu fournit l'un de ces mots ; il désigna chez les Latins le
tems passé du Verbe est. Ce son est tiré de la portion extérieure de l'Instrument
vocal, & il est repoussé en dehors avec force, en sorte qu'il fuit loin de
186cet Instrument. On ne pouvoit donc mieux peindre l'existence qui n'est plus,
le tems passé qui s'enfuit sans qu'on le revoie jamais. Aussi, fu est le mot
qui désigne en diverses Langues l'existence passée : dans la Persane où 
vud, signifie il fut ; en Latin où Fu-i, signifie je fus, fu-isti, tu fus, fu-it,
il fut, mot à mot il est s'enfuyant. Il en est de même dans toutes les Langues
qui ont emprunté ce tems du Latin.

De cette même racine viennent une multitude de mots avec la même signification.

En Hébreu, , Fuc֙h, pousser sa voix, souffler.
, Fug, cesser d'être.
, Phic֙h, cendres, restes du bois consumé.
, A-fec, variable, qui cesse d'être le même.
, phes, être dispersé, finir, diminuer.
, A-fes, cesser d'être, finir, défaillir.
, futs, disperser, dissiper, briser, anéantir.
, fuq, enlever, ébranler, chanceler.

En Grec, Фυση, Fussê, souffle ; 2°. tout ce qui ne renferme que du
vent, un soufflet, une vessie, une
bulle d'air ; 3° vanité, faste.
Фυξ, Fugs, suite.
Фυγε, Fuge, fuis.
Фευγω, Feugô, je fuis.
Фευ, Fey, Fy.

En Latin, Fuga, fuite,
Fuge, fuis.
Fumus, fumée.

En François, Fuir, fuite, fugue, fumée ; feu, pour désigner une personne
qui n'est plus, qui fut.

De-là le mot Hébreu, Grec & Latin, fuc  qui signifie du fard, couleur
qui n'a qu'une existence fugitive & passagere : & d'où vint le nom de fucus
que porte l'algue, plante marine, parce qu'elle entroit dans la composition du
fard, ou du fuc.

Le Futur au contraire, s'avance avec rapidité : il n'est pas ; mais déja nous
le touchons. On le peindra donc au moyen du son le plus roulant, le plus
sonore, le plus propre à représenter un objet qui s'avance & dont le son augmente
187à proportion qu'il est plus près : r sera donc le nom du tems futur,
puisque c'est le son le plus roulant & qui se renforce à mesure qu'il roule davantage.
De-là,

Er-o je ferai, er-is tu feras, er-it il sera, &c. Tems qui subsiste
dans toutes les Langues nées des débris de la Latine, mais que nous avons
fait précéder de la lettre s, comme les Latins l'avoient déja fait pour le présent.
Ainsi nous disons, je serai, tu seras, il sera : les Italiens, egli sarà, il sera,
l'Espagnol, será.

Il y a plus, c'est que dans ces trois Langues, tous les futurs se distinguent
par le son r. Ainfr nous disons j'aime-rai, je voud-rai, &c. de même que les
Latins l'observerent pour l'un de leurs futurs, disant amav-er-o j'aurai aimé,
leg-er-o j'aurai lu.

Il est même très-aparent que chez les premiers Grecs r désignoit le futur ;
& qu'à la longue ce son se changea en s, qui est le caractère distinctif de leurs
futurs. On fait que r & s sont des Tons qui ont été sans cesse substitués les
uns aux autres.188

Chapitre VI.
Des participes.
Sixieme partie du discours.

§. 1.
Raports & différences des Participes & des Adjectifs.

Nous avons vu qu'entre toutes les qualités dont les Êtres sont revêtus, il
y en avoit qui n'étoient qu'énonciatives, que celles-ci s'exprimoient par des
adjectifs qui désignoient la qualité d'un objet purement & simplement, & qui
se lioient avec le nom de cet objet par le Verbe est ; comme lorsque nous disons,
le Soleil est grand ; la Tarte est ronde ; l'Eau est limpide.

Mais outre les qualités exprimées par ces Adjectifs, il en est d'autres d'une
classe très-différente, qui représentent les divers États qu'éprouvent les Êtres,
par la propriété qu'ils ont d'agir les uns sur les autres.

Celles-là, unique effet de la constitution de ces Êtres, & auxquelles ils ne peuvent
aporter aucun changement.

Celles-ci, produites par la liberté qu'ont les Êtres d'agir sur eux-mêmes ou
les uns sur les autres, & d'exécuter ainsi les projets qu'ils conçoivent.

Celles-là toujours les mêmes, sans aucune variété relative au tems.

Celles-ci n'ayant qu'un tems, & flexibles comme les opinions & comme la
volonté des Êtres qui les produisent.

Celles-là qui n'influent en rien sur la perfection des Êtres : celles-ci par
lesquelles ils l'augmentent ou la diminuent, suivant le bon ou le mauvais usage
qu'ils en font.

§. 2.
Définition des Participes.

Les Participes seront donc les mots qui expriment les divers États des
Êtres, occasionnés par la propriété qu'ils ont d'être susceptibles d'action.189

Et ces mots seront toujours liés avec l'idée de tems, parce que les actions
se passent dans le tems & que les États qui en sont la suite ne durent
qu'un tems.

§. 3.
Division des Participes.

Toute action peut être considerée sous deux points de vue.

Premierement, par raport à l'Être qui agir : secondement, par raport à l'Être
qui éprouve les effets de cette action.

Le premier de ces Êtres est actif ; & le second est passif.

Ce qui constitue deux sortes de Participes.

Le Participe actif, tel qu'aimant, louant, lisant ; car ces mots peignent
un Être comme occupé à aimer, à louer, à lire ; comme faisant l'action
d'aimer, de louer, de lire.

Le Participe passif, tel qu'aimé, loué, lu ; car ces mots peignent les
effets des actions d'aimer, de louer ou de lire : ils peignent des objets
comme étant aimés, loués, lus, par d'autres Êtres, par ceux dont on a dit
qu'ils étoient aimant, louant, lisant.

§. 4.
Objets à considérer dans les Participes.

On a donc trois choses à considérer dans tout Participe.

1°. L'Être qui éprouve l'État dont on parle.

2°. L'État qu'on lui attribue.

3°. Le Tems dans lequel cet État a lieu.

Tout cela se trouve dans aimant comme dans aimé.

1°. On y voit un Être dans l'état d'agir, ou dans l'état par lequel il éprouve
l'effet d'une action.

2°. On y voit les États divers qu'on lui attribue ; celui d'aimer & celui
d'être aimé.

3°. On y voit que ces divers Érats ont lieu dans un Tems quelconque :
car un Être peut être aimant, avoir été aimant, ou devenir aimant : de même
il peut être aimé au moment présent, avoir été aimé, ou se voir aimé dans
la suite.190

§. 5.
Tableaux qui en résultent.

Ces Participes se lient aux objets auxquels ils se raportent, ou auxquels
on attribue l'un ou l'autre de ces États, de la même maniere que les Adjectifs,
par le verbe être, lien commun de tous les Tableaux de nos idées.

Ainsi l'on dit, il est aimant & il est aimé, tout comme nous avons vu
qu'on disoit, il est grand, il est doux, il est élevé.

De ces Tableaux, le premier s'apellera Tableau actif ; & le second, Tableau
passif
.

Le premier, actif, parce qu'il peint l'action, l'Être qui agit.

Le second, passif, parce qu'il peint l'impression de l'action d'un Être sur
un autre Être ; parce qu'il peint l'Être qui éprouve l'effet de cette action, qui
n'est que patient ou passif à son égard.

§. 6.
Que les Participes sont une des Parties du Discours.

Jusques-ici on ne mettoit point les Participes au nombre des Parties du
Discours : mais on se fondoit sur les motifs les plus foibles : & en effet, n'en
faire une partie séparée, comme Priscien, (1)71 que parce qu'ils
ont des cas & des genres & point de modes, c'est ne vouloir persuader
personne : aussi tous les Grammairiens les ont considérés comme une
dépendance des Verbes, ou comme des Adjectifs-verbaux. Mais ils respectoient
une vieille erreur, qui mérite d'autant moins de considéation
qu'elle a embrouillé cette matiere au-delà de toute expression, & qu'elle a
fait oublier ce que les Participes furent dans l'origine. Trompant ainsi par
les formes actuelles de ces objets, elle a fait totalement perdre de vue la véritable
place des Participes.

Il est donc tems de la leur rendre, & de débarrasser par-là cette classe de
mots, des obscurités qu'on y rencontre encore, uniquement par cette raison.

On ne sauroit les confondre avec les Adjectifs, puisque ceux-ci n'expriment,
comme nous l'avons vu, qu'une partie de ce qu'expriment les Participes,
& qu'ils different si fort dans leurs fonctions, quoique leur forme soit la
même.191

On peut bien moins encore les confondre avec le Verbe, puisque l'essence
de celui-ci est d'unir les mots qui désignent les qualités avec ceux qui indiquent
les objets dans lesquels se trouvent ces qualités.

Quelque jour même on ne pourra pas concevoir qu'on ait réuni sous un
même point de vue les Noms, les Adjectifs, les Participes & les Verbes :
qu'on ait vu une seule & même partie du Discours dans ces divers mots, Soleil,
brûlant, aimé & être : que cette confusion se soit soutenue si long-tems,
& dans les siècles les plus brillans de la Littérature Françoise.

La maniere dont nos Grammairiens s'expriment à ce sujet ; les diverses
tournures qu'ils prennent pour faire disparoître les nuages dont il est environné ;
la métaphysique profonde à laquelle ils sont forcés d'avoir recours pour
débrouiller ce cahos, prouvent sensiblement combien ils étoient peu satisfaits
des idées communément reçues à cet égard : c'est peut-être ici une des Parties
qu'ils ont le plus soignée. & qui est presentée de la maniere la moins satisfaisante.

C'est qu'ils tenoient trop à l'ancienne maniere de voir : c'est qu'ils vouloient
raccommoder un systême impossible à défendre : qu'ils n'avoientpas osé secouer
d'anciens préjugés, & travailler sur des fondemens tout neufs.

C'est perdre son tems & ses soins que de chercher à raccommoder un édifice
qui tombe en ruine de toutes parts : de vouloir mettre de l'ordre dans
des objets qui n'en sont pas susceptibles : de s'obstiner à réunir des choses
qui ne se peuvent concilier.

Les Participes ne vont ni avec les Adjectifs, ni avec les Verbes ; ils ne
peuvent s'expliquer ni par les uns ni par les autres ; ils ont leur marche propre
& unique : des caractères particuliers qui ne se trouvent qu'en eux, qui ne
constituent qu'eux, qui en sont un ordre de mots absolument séparés des autres
à tous égards, & pour le fonds, & pour la forme ;& même pour la maniere
dont ils s'ellipsent, objet qu'il ne faut jamais perdre de vue, & qu'on ne met
cependant pas en ligne de compte : faisons-les donc marcher seuls, & ils nous
arrêteront moins ; les trois quarts de la peine seront suprimés.

§. 7.
Pourquoi ils furent apellés Participes.

D'après ces préliminaires, il sera très-aisé de rendre raison de la dénomination
qu'on leur a donnée, qui nous vint des Latins, mais qui se lie avec
notre Verbe participer, ou prendre part. Ce n'est point, comme on l'a cru,
192parce qu'ils participent de deux natures, de la nature des Adjectifs & de
celle des Verbes : mais parce qu'à la différence des qualités exprimées par
les Adjectifs & qui ne sont point l'effet de la participation des objets auxquels
on les attribue, celles-ci au contraire sont toujours l'effet de la participation
des Êtres qui les font naître, qu'ils y prennent part, qu'ils s'y intéressent,
qu'ils s'y portent avec ardeur pour les faire réussir. En effet, l'Homme,
par sa volonté, par sa détermination, est toujours de moitié dans les actions,
tandis qu'il n'entre pour rien dans les qualités qu'il tient de la Nature,
telles que celles qui concernent la grandeur, la taille, la couleur, la beauté,
&c. Et telle est la force même du mot Participes, composé des mots
Part-ein cap-ere ou cip-ere, prendre part.

Cette différence étoit trop remarquable pour ne pas se faire sentir vivement ;
& cette propriété trop intéressante, pour que cette Partie du Discours
n'en prît pas son nom. On dut voir dès les premiers instans que l'Homme
participoit à ses actions ; qu'elles étoient l'effet de sa détermination ; que
c'est par-là qu'elles devenoient dignes de blâme ou de louange ; que tandis
qu'on se contente d'admirer ceux qui sont bien, on aplaudit ceux qui sont
bien ; & qu'on ne pouvoit donner à cette portion de mots un nom plus distingué,
mieux assorti & plus propre à en faire sentir le prix.

L'origine que nous assignons ici aux Participes est d'autant plus exacte &
d'autant plus vraie, que les Participes sont beaucoup plus anciens que les
Verbes dont on les dit participans, & avec lesquels on ne pouvoit les comparer
dans les commencemens, puisqu'ils n'existoient pas ; comme nous le prouverons
dans le Chapitre suivant qui aura les Verbes pour objet.

Là, nous verrons que tout Verbe qui fait plus qu'unir le nom d'un objet
avec celui de sa qualité, & qui exprime en même-tems une action, tels
que j'aime, je lis, je loue, &c. tirent toute leur force des Participes eux-mêmes,
dont ils n'ont fait que prendre la place : & que ces Verbes, loin
d'être comme on l'a cru une partie fondamentale du Discours, n'en forment
qu'une portion de convenance, qui pour être sentie doit s'analyser en dernier
ressort par le Participe, & par le Verbe est, ce Verbe qui unit entr'elles
les parties essentielles des Tableaux de nos idées.

Il est vrai qu'on fait marcher les Participes à la suite de ces Verbes comme
s'ils en étoient nés & qu'ils en fussent une dépendance : mais on ne pouvoit
faire autrement d'après la maniere dont on envisageoit ces objets : comme
on n'avoit pas des principes sûrs, il étoit impossible de découvrir la véritable
analogie de tous ces objets & de les caser dans leur place naturelle : partout,
193le factice en prenoit la place ; & comme on ne raisonnoit que d'après
ce factice, il falloit nécessairement qu'on s'égarât ; qu'on mit à la fin ce qui
devoit être au commencement & qu'on regardât comme cause ce qui n'étoit
qu'effet.

Mais lorsqu'on cherche la vérité, & qu'on veut avoir des idées nettes des
choses, il ne faut jamais partir de ce qui s'est fait ou de ce qui s'est dit ; mais
de ce qui devoit se faire ou se dire ; & de ce qui a fait qu'on a agi ou dit autrement.

Si ceux qui les premiers réunirent les Participes aux Verbes, & les mirent
à la fin de toutes les portions du Verbe, le firent parce qu'ils s'imaginerent
que les Participes étoient nés des Verbes & ne les avoient pas formés, ils se
tromperent très-grossiérement ; & leur autorité est nulle, étant contraire au fait
& à la raison.

S'ils les joignirent aux Verbes, parce qu'ils apercevoient entr'eux les plus
grands raports, & parce que la connoissance de l'un conduisit à la connoissance
de l'autre, ils avoient raison : mais ils auroient dû en avertir & ne pas
les rejetter à la fin des Verbes, pour ne pas induire en erreur ceux pour l'instruction
de qui ils écrivoient, & qui en ont toujours conclu, ce qu'on ne
pouvoit qu'en conclure, que les Participes étoient nés des Verbes, & que
ceux-ci étoient essentiels, tandis que ceux-là n'étoient qu'un accessoire.

Mais on peut affirmer sans crainte de se tromper, que les premiers qui rassemblerent
ces observations se tromperent eux-mêmes : qu'on avoit déja perdu
dès-lors la vraie origine de toutes ces choses ; & que dans l'impossibilité où
ils étoient de remonter à cette origine, ils ne chercherent qu'à mettre
un ordre quelconque dans les faits qui existoient, & qui leur servoient de
base.

De-là les difficultés dont cet objet est hérissé, que nos Grammairiens ont
tâché d'enlever ; qu'ils auroient entierement dissipées, s'il n'avoit fallu pour
cela que de l'esprit & l'intelligence des Langues ' : tandis que la vraie généalogie
de ces espéces de mots pouvoit seule en donner la solution : & cette vraie
généalogie étoit impossible à trouver, sans la comparaison des Langues les plus
anciennes & sans la connoissance de leurs raports avec les idées.

Les difficultés qui regardent les Participes, naissent sur-tout de ce que
l'Ellipse s'est emparée de cette Partie du Discours : c'est-là en quelque sorte
qu'elle a établi son Empire ; c'est-là qu'elle abrége la parole d'une maniere dont
nous n'avons point d'exemple dans aucune autre espéce de mots. L'on auroit
donc besoin ici de la métaphysique la plus déliée, & de tout ce que l'Art
194grammatical a de plus profond, d'un secours supérieur pour découvrir les
routes secrettes que l'ellipse suivit ici, pour retrouver les longueurs qu'elle
franchit, & pour reconnoître les moyens par lesquels l'esprit humain est parvenu
à cette façon de s'exprimer aussi briéve qu'énergique.

§. 8.
Utilité & beauté des Participes.

Si l'utilité & la beauté d'une Partie du Discours dépend du rôle que jouent
dans le Discours les mots dont elle est composée, il en est peu qui soit plus
utile & plus intéressante, que les Participes, tels que nous les présentons ici ;
désignant les actions & les déterminations de la volonté ; antérieurs aux Verbes ;
n'en reconnoissant qu'un seul, le Verbe est, avec lequel ils puissent s'associer ;
& ame ou base fondamentale de tous les autres qui leur doivent tout ce qu'ils
sont.

C'est par ses qualités actives que l'Homme se distingue entre tous les Êtres ;
& par les actions qui en sont la suite, qu'il exerce & manifeste ses facultés les
plus excellentes, sa liberté & son intelligence : elles sont une de ses plus belles
prérogatives. Par leur changement continuel & toujours effet de sa volonté qui
les commence, les continue, les suspend ou les reprend suivant les circonstances,
il se prête à tous les besoins, il se porte à tout, il pouvoit à tout,
il survient à tout ; il cultive les Arts, il va de connoissance en connoissance ;
il se perfectionne sans cesse ; ses semblables trouvent en lui & il trouve en eux
des secours toujours efficaces.

C'est par leurs actions que les Peuples, les Sociétés, les Familles, que
chaque individu, s'élevent au-dessus de leur état actuel, bannissent la paresse
& l'indolence, améliorent leur sort, & disposent la Terre à recevoir,
à entretenir, à rendre heureux un plus grand nombre d'Hôtes.

Par leurs actions, les Hommes se montrenr tels qu'ils sont, éclairés, sages,
généreux, compâtissans, pleins de vertu ; ou ignorans, lâches, rampans,
vicieux, corrompus.

C'est par les actions qu'on s'éléve ou qu'on s'abaisse, qu'on devient digne
de louange ou de blâme, qu'on se fait aimer ou détester.

Les actions des hommes ne peuvent jouer un si grand rôle sur la scène de
ce monde sans en jouer un très-grand dans le discours : elles y méritent donc
une place distinguée, une place qui soit à elles, & non à aucun autre mot ; &
195cette place est celle des Participes, puisque ceux-ci peignent les Hommes dans
tous leurs états, actifs & passifs, & qu'il n'est aucun Tableau d'idée où il
faille peindre l'Homme dans l'un ou dans l'autre de ces états, qui ne soit
parfaitement exécuté par l'un ou l'autre Participe, comme nous aurons lieu
de nous en assurer dans la suite, & comme l'ont très-bien vu les Grammairiens.

§. 9.
Pourquoi on avoit négligé jusques-ici cette portion du Discours.

Mais si les Grammairiens sont convenus que tous les états actifs & passifs
pouvoient très-bien se peindre par les Participes, comment est-il arrivé qu'ils
n'en ayent pas fait une des Parties du Discours ; qu'ils les ayent confondus
avec le Verbe, dont la fonction est si différente ; qu'un fait aussi frapant,
ait été en pure perte pour eux, & qu'une si belle Partie du Discours leur
ait échapé d'une maniere qui paroît inconcevable, & qui donne un air d'innovation
& de paradoxe à celui qui apelle de leur jugement ?

Cette méprise est arrivée tout naturellement, si naturellement, qu'elle étoit
presqu'impossible à éviter ; & qu'on ne.pouvoit pas s'apercevoir que c'en fût
une, à moins d'avoir des principes très-différens de ceux dont en partoit.

L'on avoit mis à la place des Participes, leur équivalent formé par ce qu'on
apelle Verbes actifs & passifs. Ainsi les états actifs & passifs se trouvoient en
possession d'une place séparée, quoique sous un autre titre. A cet égard,
la méprise étoit en quelque sorte réparée, quoiqu'il en naquît une de fait, &
contraire à toute analogie, qui consistoit à regarder les Participes comme
étant nés des Verbes, tandis que ceux-ci, comme nous le verrons au Chapitre
suivant, ne sont qu'une formule plus courte qu'on substitua aux Participes & au
Verbe.

Mais il résulta de cette premiere méprise, une erreur capitale & qui a brouillé
toutes les idées grammaticales ; c'est que ces Verbes actifs & passifs qui dévoient
former, sous le nom de Participes, une classe du Discours séparée de
toute autre, & sur-tout de celle qu'on apelle Verbe, furent confondus avec
celle-ci : ensorte que deux Parties du Discours très-distinctes & dont la
définition de l'une ne pouvoit être la définition de l'autre, furent confondues
en une seule ; & qu'on chercha dès-lors une définition qui convînt à ces
deux Parties du Discours, comme si elles n'en formoient réellement qu'une
196seule : ce qui dénaturoit tout, & a jetté les Grammairiens dans des embarras
& des difficultés, dont rien ne pouvoit les tirer qu'en revenant à la Nature
& au vrai, qu'en séparant les Participes du Verbe, & en ne voyant dans
ce qu'on apelle Verbes actifs & passifs, qu'une formule abrégée du Verbe & du
Participe.

C'étoit ainsi qu'une premiere erreur en entraînoit un grand nombre d'autres ;
& que celles-ci avoient tellement fait disparoître les traces du vrai, qu'on
ne soupçonnoit pas même qu'on se fût égaré.

§. 10.
Formation & Origine des Participes.

Nous avons vu que les Participes étoient divisés en deux Classes, les uns
actifs, tels qu'aimant, qui peignent les hommes dans un état d'action en même-tems
qu'ils désignent le genre d'action dont ils s'occupent. Les autres passifs,
tels qu'aimé, qui les peignent comme éprouvant les effets d'une action étrangère,
& qui désignent en même-tems la nature de cette action.

Je suis aimant, signifie donc, je suis dans cet état actif qu'on apelle aimer.

Je suis aimé, signifiera je suis dans cet état passif qui consiste à éprouver
les effets de l'action qu'on apelle aimer.

Ces Tabeaux ne signifient rien, ou ils signifient tout cela ; & ces dévelopemens
sont puisés dans l'idée même du Participe, puisqu'ils peignent les états
actif & passif, qui résultent des actions auxquelles on se porte, ou desquelles
on éprouve les effets.

Ils sont donc elliptiques, puisqu'ils peignent tant d'idées avec si peu de
traits : mais comment est-on parvenu à former ces ellipses & à créer ces mots ?
D'une maniere très-simple, très-naturelle & qui donne très-exactement la définition
des Participes.

Ce fut par la réunion de deux mots : l'un qui peignoit l'action qu'on vouloit
désigner : l'autre qui peint les Étres dans un état actif ou passif, sans déterminer
la nature de cette action.

Ce mot est é pour le passif, & én ou an pour l'actif : mots qui ne peuvent
être plus simples & qui tirent toute leur force du Verbe e qui peint l'éxistence
en elle-même purement & simplement ; au lieu que en peint un Être
dans l'existence active, & que é le peint dans l'existence passive.197

Ainsi, Aim-ant est compose de deux mots qui signifient :

Ant, celui qui est dans un état actif.
Aim, amour, état d'amour.

Aim-é, est composé de deux mots qui signifient :

É, celui qui est dans un état passif résultant de l'action d'un autre.
Aim, amour, état d'amour.

Mot-à-mot, Aim-ant, l'Être actif amour ; Aim-é, l'Être passif amour :
expressions qui tirent toute leur force de leur forme elliptique.

Cette formation des Participes n'est point particuliere à notre Langue :
elle nous est commune avec la plupart ; on peut dire, avec toutes, quoique
sous diverses formes.

Ainsi les Latins disoient Leg-ente, l'Être qui lit.

Leg-e-to, l'Être qui est lu, & par syncope, legto ou lecto.

Et avec la prononciation forte :

Am-ante, l'Être qui aime.
Am-ato, l'Être qui est aimé.

De-là l'usage des Languedociens de terminer tous ces passifs en at, disant,
amat, aimé ; blessat, blessé ; cantat, chante, &c.

Il en étoit de même des Grecs : ils formoient ce Participe passif par le moyen
d'eis, le même que notre é : & le Participe actif par le moyen d'ón, le même
qu'en, avec une légere altération dans la voyelle. Ainsi :

Ti-ôn, signifie chez eux celui qui honore, l'Être qui honore.
Ti-eis, honor-é, l'Être qu'on honore.

Ces formules avoient l'avantage d'abréger singulierement le discours & de
lui donner plus de force & plus de clarté. Il ne faut donc pas être surpris,
si elles se trouvent dans toutes les Langues de cette façon ou sous des formes
qui l'équivalent.

Divers Tems des Participes.

Nous avons dit que les Participes étoient relatifs au tems, parce que toute
action est dans un tems. A cet égard, il existe diverses espéces de Participes ;
ou pour mieux dire, on peut exprimer par la forme du Participe tous les tems
possibles.198

Nous avons en François divers Participes actifs.

Un Présent, aimant, je suis aimant.
Un Passé positif, ayant aimé, je suis ayant aimé.
Un Passé comparatif, ayant eu aimé, je suis ayant eu aimé.

Les autres Participes actifs s'expriment par des Participes d'autres Verbes
joints à l'action d'aimer.

Un Passé prochain, venant d'aimer, je suis venant d'aimer.
Un Futur positif, devant aimer, je suis devant aimer.
Un Futur prochain, allant aimer, je suis allant aimer.

On pourroit avoir un Futur éloigné, celui que nous sommes obligés
d'exprimer par qui sera aimant, & qui correspond au Latin amaturus, participe
futur qui ne signifie ni devant aimer, ni allant aimer, mais celui qui
sera aimant
.

Nous avons aussi divers Panicipes passifs analogues à ceux-là.

Un Présent, aime, je suis aimé, & qui s'associe comme tous les
Participes à tous les tems du Verbe je suis.
Un Passé positif, ayant été aimé, je suis ayant été aimé.
Un Passé prochain, venant d'être aimé.
Un Futur positif, devant être aimé.
Un Futur prochain, allant être aimé.

Nous devrions avoir deux autres Participes.

Un Passé éloigné, signifiant celui qui fut aimé.
Un Futur éloigné, signifiant celui qui sera aimé.

Les Grecs ont une maniere très-commode de former leurs Participes : c'est
comme nous dans aim-ant & dans aim-é, avec les tems du Verbe est ; mais
ils en ont plus que nous. En voici un exemple :

Ti, signifie chez eux l'action d'honorer : en le combinant avec le Verbe
Être : ils en ont ces Participes.

Actifs.

-ôn, celui qui est honorant, honorant.
Ti-sôn (1)72, celui qui va honorer.
199Ti-ôn, celui qui honorera.
Ti-fas, celui qui vient d'honorer.
-ón, celui qui a honoré, ayant honoré.
Te-ti-kôs, celui qui fut honorant, ayant eu honoré.

Passifs.

Ti-omenos, qui est honore, honoré.
Te-ti-somenos, qui va être honoré, allant être honoré.
Ti-thesomenos, qui doit être honoré, devant être honoré.
Ti-theis, qui vient d'être honoré, venant d'être honoré.
Ti-eis, qui a été honoré, ayant été honoré.
Te-ti-menos, qui fut honoré.

§. 11.
De leur forme adjective.

Ces Participes désignant des qualités, subiront donc les mêmes loix que les
Adjectifs qui désignent également des qualités : comme ceux-ci, ils auront
des nombres & des genres, afin de porter les livrées de leur objet & de s'unir
plus étroitement avec eux.

C'est ainsi qu'on dit aimé & aimée au masculin & au féminin singuliers : aimés
& aimées au masculin & au féminin pluriels.

Il en est de même du Participe actif en Grec, en Latin & dans le vieux
François de nos Peres : ils disoient aimante, aimans, aimantes : tandis qu'il
est actuellement indéclinable.

Je ne sache pas qu'on en ait cherché la raison : il doit cependant y en avoir
une nécessairement, rien n'arrivant sans cause, en Grammaire tout comme
dans la Nature. Et cette cause doit exister dans la maniere dont nous envisageons
actuellement ces Participes actifs.

§. 12.
Du Participe en ant, & si notre Langue a des Gérondifs.

L'on peut dire que l'usage des Participes actifs est borné à désigner les circonstances
dans lesquelles on se rencontre au moment dont on parle.200

Le prologue de la Tragédie d'Esther contient, par exemple, cinq ou six
Participes actifs, qui sont tous circonstantiels.

« Et l'Enfer couvrant tout de ses vapeurs funébres,
sur les yeux les plus saints a jetté ses ténébres. »

Comme si l'on disoit, l'Enfer a jetté ses ténébres sur les yeux les plus saints,
en couvrant tout de ses vapeurs funébres.

« Déja rompant par-tout leurs plus fermes barrieres,
Du débris de leurs forts, il couvre ses frontières. »

Ou, déja en rompant par-tout, &c.

Il en est de même dans ce morceau de la Scène premiere du premier
Acte.

« Mais lui voyant en moi la fille de son frere,
Me tint lieu, chere Elife, & de pere & de mere :
Du triste état des Juifs jour & nuit agité,
Il me tira du sein de mon obscurité ;
Et sur mes foibles mains fondant leur délivrance,
Il me fit d'un Empire accepter l'espérance.
A ses desseins secrets, tremblante, j'obéis.
Je vins ; mais je cachai ma Race & mon Pays.
Qui pourroit cependant exprimer les cabales
Que formoit en ce lieu ce peuple de Rivales,
Qui toutes disputant un si grand intérêt,
Des yeux d'Assuerus attendoient leur arrêt ? »

Ces voyant, fondant, disputant, désignent autant de circonstances, &
peuvent se rendre par, en voyant, en fondant, en disputant.

Il n'est pas moins circonstantiel dans cette phrase, je l'ai vu parlant à son
Fils
, c'est-à-dire, tandis qu'il parloit à son Fils : car cette formule tandis
que
, est un circonstantiel parfaitement relatif à en, dont on ne peut se servir
ici à cause de l'équivoque qui en résulteroit, parce qu'on ne sauroit si c'est à
lui ou à moi que se raporteroit l'expression en parlant.

C'est par cette raison que l'Abbé Girard avoit fait du Participe actif François,
un Gérondif, c'est-à-dire un circonstantiel.

L'on sent très-bien que dans toutes ces occasions, le Participe ne peut
prendre les livrées du sujet de la phrase, de ce nom auquel se raporte le Tableau
201entier, puisqu'il n'en exprime pas les qualités, mais seulement les accessoires.

Aussi toutes les fois que le Participe est employé comme un simple adjectif
pour désigner les qualités d'un objet, il se décline comme les adjectifs : ainsi
l'on dit, Vérité frapante, Eaux bondissantes, Fleurs odorantes, Mere
tremblante, Tableaux parlans.

De ce que nos Participes actifs en ant ne sont jamais susceptibles de genre
& de nombre, on peut donc assurer hardiment qu'ils ne sont jamais employés
en François dans leur vrai usage de participes, mais simplement comme des
circonstantiels ou comme des adjectifs.

Ainsi lorsqu'on nous dit que les Participes en ant sont indéclinables, on
nous induit en erreur, parce qu'on nous fait croire qu'ils sont indéclinables
employés même dans leur fonction propre de participes : ce qui n'est pas par
le droit, mais qui est de fait en notre Langue, parce que les participes n'y
paroissent jamais dans leur vrai état, qui est d'être associé au Verbe Être.

Il est fâcheux que l'Académie Françoise qui décida à la fin du siécle dernier
que le participe cessoit d'être participe, & n'étoit plus qu'un adjectif lorsqu'il
s'accordoit en genre & en nombre avec un nom, n'ait pas aperçu les
vrais fondemens de cette assertion : elle n'auroit pas augmenté l'obscurité qui
regne sur cette matiere importante, en multipliant les êtres & faisant d'un
même mot un participe, un adjectif & un gérondif.

Mais on n'avoit alors qu'une très-foible idée de la nature des Langues, & des
vrais principes de la Grammaire : ensorte que la décision de l'Académie, conforme
au fait, mais qui n'en indiquoit point les causes, qui en rendoit
même la découverte impossible, étoit au-dessous de ce Corps illustre ; & n'a
pu qu'égarer ceux qui l'ont pris pour guide, en suposant : que nous avions outre
les Participes, des adjectifs en forme de participes & des gérondifs en forme
de participes, mais qui n'étoient point participes. Ce qui est la chose la plus
monstrueuse que je connoisse, & qui peut marcher de pair avec ces cercles
qu'on multiplioit sans cesse dans des siécles d'ignorance, pour rendre raison
du mouvement des Cieux.

Je ne doute point que si l'Académie Françoise avoit actuellement une pareille
décision à faire, elle ne se contenteroit pas de déclarer qu'en tel cas le
Participe devient adjectif, mais qu'elle remonteroit aux causes même qui sont
que ce mot paroît tantôt avec des genres & tantôt sans genres ; & qu'elle.
répandroit dans cette discussion la lumiere que la saine critique répand sur toute
espéce de question.202

Nous pouvons donc poser comme des principes incontestables :

1°. Que tout participe employé comme participe, c'est-à-dire dans toute
l'étendue de sa signification propre, comme désignant l'état d'une personne
résultant d'une action quelconque, a toujours la forme adjective, & revêt comme
l'Adjectif les livrées du nom auquel il se raporte.

Que c'est par cette raison qu'on dit, il est aimé ; elle est aimée.

Que par la même raison on dit dans toute Langue, il est aimant ; elles
sont aimantes.

2°. Que lorsqu'on ne le fait pas accorder en François, avec son nom, à
l'actif comme au passif, c'est parce que le participe actif n'est jamais employé
dans notre Langue avec le Verbe est, c'est-à-dire sous sa vraie forme, ou dans
son état primitif.

3°. Que s'il devient adjectif lorsqu'il s'accorde avec son nom, c'est parce
que dans toutes ces occasions il est employé comme participe, quoique l'on
ne s'en soit pas aperçu, à cause de l'ellipse du Verbe être en vertu duquel
il se décline ; comme cela a lieu dans tous les exemples allégués ci-dessus.
Ainsi, Vérité frapante, est pour, Vérité qui est frapante : Eaux bondissantes,
pour Eaux qui sont bondissantes : Mere tremblante, pour Mere qui est tremblante.

4°. Que dans toutes les occasions où il est indéclinable, il désigne une
circonstance, un événement accessoire à l'objet principal, dont il ne peut,
par conséquent, porter les livrées.

Aimant est donc participe dans tous ces cas :

1°. Il est tremblant, elles sont tremblantes.

2°. Cette mere tremblante, obéit aussi-tôt.

3°. Il s'aprocha en tremblant, c'est-à-dire dans l'état d'un homme qui
est tremblant.

Dans le premier cas, tremblant est participe, & par conséquent déclinable :
ce seroit une faute grossiére de dire elles sont tremblant.

Dans le second, il est participe encore : mais n'étant plus accompagné du
Verbe est, il ne paroît plus qu'adjectif.

Dans le troisième, il est participe également : mais resté presque seul d'une
longue phrase ellipsée, & précédé d'une préposition qui semble en faire un nom,
on ne sçair plus ce qu'il est, & pour se tirer d'embarras, on l'apelle gérondif,
parce qu'on trouve en Latin que les formules de ce genre s'apellent gérondifs.
Mais qu'est-ce qu'un gérondif, demandera-t-on ? quelle est l'origine
de cet Etre ? comment le trouve-t-il dans la Langue Françoise ? comment des
203personnes assez éclairées pour bannir de cette Langue, ces cas qu'on y avoir
transportés sans raison du Latin, ont elles pu se résoudre, oubliant leurs excellens
principes, à faire passer dans cette même Langue un nom qui tient
essentiellement à la doctrine des cas ; & qui d'ailleurs n'explique rien, ne conduit
point à la cause de ces formules singulieres ? Laissons donc ces mots aux
Latins ; & nous élevant au-delà de la Grammaire Latine elle-même, ne voyons
dans tous ces exemples que des participes qui sont partie les uns de phrases
complettes & entieres, les autres de phrases elliptiques.

La doctrine des Participes en deviendra plus claire, plus simple, plus conforme
aux grands principes du Langage.

Si cette méthode produit un heureux effet relativement au participe en
ant, nous allons voir qu'elle n'est pas moins utile à l'égard du participe en
é : mais celui-ci donnant lieu à une discussion plus étendue, nous en ferons un
Article séparé.

Article II.
Du Participe qui sert a former les Verbes Passifs.

§. 1.
Etat de la question.

Nous voici parvenus à une question plus épineuse que toutes celles que
les Participes nous ont offertes jusques-ici.

ll s'agit de décider si les Participes qui servent à former les passifs, tels
qu'aimé, loué, lu, sont le même mot qui sert à former les tems passés
des Verbes actifs, en se joignant au Verbe avoir, comme lorsqu'on dit il
a
aimé, il a loué, il a lu ; ou s'ils sont d'une nature absolument différente.

Nos Grammairiens n'ont pas négligé cette question importante : elle tient
trop essentiellement à notre Langue, & elle est trop intéressante, pour qu'ils
n'aient pas cherché à la résoudre. Mais l'ont-ils fait d'une maniere aussi lumineuse
qu'il eût été à souhaiter ? sont-ils remontés aux principes par lesquels
seuls cette question pouvoit s'éclaircir ? en ont-ils tiré tout le parti possible
204c'est ce dont il est aisé de s'instruire, en comparant ce qu'ils en ont dit & que
nous allons mettre sous les yeux de nos Lecteurs, afin qu'ils nous suivent
plus facilement dans cette discussion importante. Voici comment ils se sont
exprimés à ce sujet.

§. 2.
Opinions de divers Grammairiens à ce sujet.

1°. MM. de Port-Royal.

« On peut considéer deux choses dans les Participes, disent MM.de
Port-Royal (1)73. L'une, d'être de vrais Noms adjectifs susceptibles de
genres, de nombres & de cas : l'autre, d'avoir, quand ils sont actifs, le
même régime que le Verbe ; amans virtutem. Quand la premiere condition
manque, on appelle les Participes gérondifs, comme, amandum est virtutem.
Quand la seconde manque, on dit alors que les Participes actifs sont
plutôt des Noms verbaux que des Participes.

Cela étant supposé, je dis que nos deux Participes aimant & aimé, en
tant qu'ils ont le même régime que le Verbe, sont plutôt des gerondifs
que des Participes …. & qu'alors aimé est actif, & ne differe du Participe,
ou plutôt du Gérondif en ant, qu'en deux choses ; l'une, en ce que
le Gérondif en ant est du présent ; & le Gérondif en é, en i, en u, du
passé : l'autre, en ce que le Gérondif en ant subsiste tout seul, ou plutôt
en sous-entendant la particule en ; au lieu que l'autre est toujours accompagné
du Verbe auxiliaire avoir, ou de celui d'être, qui tient sa place en
quelques rencontres ; j'ai aimé Dieu.

Mais ce dernier Participe, outre son usage d'être Gérondif actif, en a
un autre, qui est d'être Participe passif : & alors, il a les deux genres &
les deux nombres, selon lesquels il s'accorde avec le substantif, & n'a point
de régime : & c'est selon cet usage, qu'il fait tous les tems passifs avec le
Verbe être : il est aimé, elle est aimée, &c. »

2°. L'abbé Girard.

L'Abbé Girard s'exprime ainsi à ce sujet (2)74 : « Releverai-je l'inattention
de ceux qui ont donné au Gérondif (aimant) le nom de Participe Actif ; &
205celui de Participe Passif, au simple Participe (aimé) ? Ce dernier est, pour
le moins, aussi souvent actif que passif ; n'étant déterminé à l'une ou à l'autre
de ces espèces, que par l'auxiliaire qui lui est uni. Quand on dit, il est maltraité
par ses parens
, il sert à exprimer l'action dans l'espèce passive ; mais
quand on dit, il a beaucoup aimé les femmes, il exprime surement l'action
dans l'espèce active. D'ailleurs, les Verbes neutres, qui ne sont & ne
peuvent être actifs ni passifs, n'ont-ils pas un participe servant à former
leurs tems composés ? & ce mode peut-il être chez eux d'une autre espèce
que les autres ? Quand on dit, j'ai dormi, j'ai vécu, l'action énoncée
s'étend-elle jusqu'à un objet distingué du sujet ? & quand on dit, ils sont
sortis
 ; eux sortis, les autres entrerent, le sujet souffre-t-il l'événement au
lieu de le produire ? & cet événement y procéde-t-il d'un terme ou d'une
chose étrangere au sujet ? Si cela n'est pas ainsi, comme l'évidence le
démontre, ces participes excluent alors de leur essence ce qui fait celle de
l'actif & du passif ; par consequent cette épithète de passif, donnée genéralement
à ce mode, n'est pas la réflexion d'une exacte & profonde logique,
ni même, j'ose le dire, d'une grande attention à tous nos usages. »

3°. M. du Marsais.

Telle est, à cet égard, la Doctrine de M. du Marsais.

« Je crois, dit-il (3)75, qu'on n'a donné le nom d'auxiliaire à être & à
avoir, que parce que ces Verbes étant suivis d'un nom verbal, deviennent
équivalans à un Verbe simple des Latins. Veni, je suis venu …. Pour moi
je suis persuadé qu'il ne faut juger de la nature des mots, que relativement
au service qu'ils rendent dans la Langue où ils sont en usage, &
non par raport à quelqu'autre Langue dont ils sont l'équivalent. Ainsi
ce n'est que par périphrase ou circonlocution que, je suis venu, est le
prétérit de venir. Je est le sujet, c'est un Pronom personnel. Suis est seul
le Verbe, à la premiere personne du tems présent, je suis actuellement :
venu est un participe, ou adjectif verbal, qui signifie une action passée,
& qui la signifie adjectivement comme arrivée ; au lieu qu'avénement la
signifie substantivement & dans un sens abstrait. Ainsi, il est venu, c'est-à-dire,
il est actuellement celui qui est venu ; comme les Latins disent venturus
est
, il est actuellement celui qui doit venir.206

J'ai aimé : le Verbe n'est que ai, habeo. J'ai est dit alors par figure,
par métaphore, par similitude. Quand nous disons, j'ai un livre, &c. j'ai
est au propre, & nous tenons le même langage par comparaison lorsque
nous nous servons de termes abstraits. Ainsi nous disons, j'ai aimé, comme
nous disons, j'ai honte, j'ai peur, j'ai envie, j'ai soif, j'ai faim, j'ai
chaud
, j'ai froid. Je regarde donc aimé comme un véritable nom substantif
abstrait & métaphysique, qui répond à amatum, amatu des Latins &c..
Or, comme en Latin amatum, amatu n'est pas le même mot qu'amatus,
a, um, de même aimé dans j'ai aimé, n'est pas le même mot que dans je
suis aimé
ou aimée. Le premier est actif, j'ai aimé, au lieu que l'autre est
passif, je l'ai aimé. Ainsi quand un Officier dit, j'ai habille mon Régiment,
habillé est un nom abstrait pris dans un sens actif : au lieu que quand il
dit, les Troupes que j'ai habillées, habillées, est un pur adjectif participe. »

4°. M. Duclos.

M. Duclos, dans ses Remarques sur la Grammaire de Port-Royal,
ne reconnoît de Gérondif que dans le Participe en ant : & par raport au
Participe passif indéclinable joint à l'auxiliaire avoir, (j'ai aimé Dieu) il
aimeroit mieux l'apeller Supin, que Gérondif.

5°. M. Beauzée.

M. Beauzée, venu après tous ceux-ci, est entre dans un beaucoup
plus grand détail (4)76,

« Si la plûpart de nos Grammairiens, dit-il, ont confondu le Gérondif
François avec le présent du Participe Actif, trompés en cela par la ressemblance
de la forme (5)77, une ressemblance pareille entre notre Participe
Passif simple & notre Supin, les a jettés à cet égard dans une méprise
toute pareille.

Je ne doute point que ce ne soit pour bien des Grammairiens un véritable
paradoxe, que de vouloir trouver dans nos Verbes un Supin,
proprement dit : mais je prie ceux qui seroient prévenus contre cette idée,
207de prendre garde que je ne suis pas le premier qui l'ai mise en avant,
& que M. Duclos indique assez nettement qu'il a du moins entrevu que ce
systême peut devenir probable… Essayons-en ici l'examen, & commençons
par le Supin des Verbes Latins, où tout le monde le reconnoît.

Le mot Latin Supinus, signifie proprement couché sur le dos : c'est l'état
d'une personne qui ne fait rien, qui ne se mêle de rien ; & de-là vient
que Supinus a été pris pour otiosus (oisif), pour negligens (négligent),
pour mollis (lâche, mou). Sur quel fondement a-t-on donné cette dénomination
à certaines formes des Verbes Latins ?….

Quand une puissance agit, il faut distinguer l'action, l'acte & la passion.
L'action est l'effet qui résulte de l'opération de la puissance considérée en
soi, sans aucun raport, soit à la puissance qui l'a produit, soit au sujet sur
qui est tombée l'opération de la puissance : c'est l'effet vu dans l'abstraction
la plus complette. L'action est l'opération même de la puissance ; c'est
le mouvement physique ou moral qu'elle donne pour produire l'effet ; mais
sans aucun raport au sujet sur qui peut tomber l'opération. La passion enfin
est l'impression produite dans le sujet sur qui est tombée l'opération.

Ainsi l'acte tient en quelque maniere le milieu entre l'action & la passion ;
il est l'effet immédiat de l'action, la cause immédiate de la passion :
il n'est ni l'action, ni la passion. Qui dit action, supose une puissance qui
opére ; qui dit passion, supose un sujet qui reçoit une impression : mais
qui dit acte, fait abstraction & de la puilfance active & du sujet passif.

Or, voilà justement ce qui distingue le Supin des Verbes Latins…
il exprime l'acte.

De-là vient qu'il peut être mis à la place du passé, & qu'il a essentiellement
le sens du tems passé, dès qu'on le met à la place de l'action….
parce que l'action est nécessairement antérieure à l'acte, comme la cause
à l'effet….

Je crois actuellement démontré que nous avons un Supin non-seulement
pour le François, mais pour l'Italien, l'Espagnol, l'Allemand, &c.
C'est en effet ce mot indéclinable, dérivé du Verbe, qui sert à la composition
des passés, avec l'auxiliaire avoir ; de sorte que les Verbes de ces Langues,
qui ne se conjuguent pas avec cet auxiliaire, n'ont véritablement point
de Supin.

tableau supin | passé | françois | allemand | loué | j'ai loué | gelobet | ich habe gelobet208

tableau italien | lodato | ho lodato | espagnol | alabado | he alabado

Ce Supin, dans nos Langues modernes comme dans le Latin, est un
vrai Prétérit (1)78 & c'est pour cela qu'il sert à la composition des prétérits
positifs avec les Simples présens de l'auxiliaire avoir, qui ne servent alors
qu'à caractériser les diverses époques auxquelles se raporte l'antériorité d'existence.
J'ai loué, j'avois loué, j'eus loué, j'aurai loué : comme si l'on
disoit, j'ai actuellement, j'avais on j'eus alors, j'aurai alors par-devers moi,
en ma possession, l'acte dépendant de l'action de louer….

Cette affinité du Supin & du Participe passif est d'autant plus remarquable,
qu'elle est universelle, & que par-tout, l'un ne différe de l'autre qu'en
ce que le Supin est absolument indéclinable par raport aux genres, & que
le Participe est susceptible de toutes les terminaisons génériques autorisées
par l'usage.

Le Supin n'a point de genre, ou n'a qu'un genre, parce que… c'est un
Nom : le participe passif reçoit tous les genres autorisés dans la Langue,
parce que c'est… un Adjectif. Mais tous deux sont au prétérit, parce
que tous deux présuposent l'action ; l'action précède l'acte marqué pas
le Supin ; & l'acte précède l'impression désignée par le sens passif….

Le matériel de notre Supin est si semblable à celui de notre Participe
passif, que quelques-uns auront peine à croire que l'usage ait prétendu
les distinguer. Mais on sait bien que ce n'est point par la forme extérieure,
ni par le simple matériel des mots, qu'il faut juger de leur nature : autrement
on risqueroit de passer d'erreur en erreur.

Notre Supin est employé comme Nom : on dit, j'ai lu, (comme on dit
j'ai vos lettres)… Il est évident au contraire que notre Participe passif est
toujours adjectif : ce qui établit une différence bien sensible.

L'origine de cette ressemblance universelle du Supin & du Participe
passif, vient par-tout de ce que le Participe passif est formé du Supin. »

6°. M. Frisch.

Nous pouvons ajouter à toutes ces opinions celle de M. Frisch qui a
soutenu depuis peu (2)79, contre Vossius, que les participes passés du passif tels
209qu'amatus. ou aimé, étoient actifs tout comme passifs, qu'ils ont le même
régime que les Verbes actifs, & qu'ils ne viennent point du Supin, quoiqu'ils
soient comme eux actifs & passifs, & qu'ils soutiennent d'autres raports
avec eux.

§. 3.
Résumé de ces opinions.

Reprenons ces diverses opinions, qui ne peuvent être plus différentes.

MM. de Port-Royal font d'aimé & de tout mot pareil, deux mots très-différens :
1°. un Gérondif quand ils sont associés au Verbe avoir : 2°. un
Participe passif, quand ils sont associés au Verbe être.

M. l'Abbé Girard n'y voit qu'un seul mot, actif & passif suivant les circonstances.
Et c'est-à-peu-près l'opinion de M. Frisch.

M. du Marsais fait d'aimé, dans j'ai aimé, un Nom abstrait pris dans un
sens actif : & d'aimé, dans cette phrase la personne que j'ai aimée, un adjectif-participe.

M. Duclos voit dans aimé, joint à j'ai, un Supin, & c'est cette opinion
qu'embrasse M. Beauzée, tandis qu'il est participe passif dans je suis aimé.

Ainsi ce mot est tout à la fois Participe, Supin, Gérondif, Nom, ou Adjectif ;
tandis que, selon les uns, il vient du Supin ; & que, selon d'autres, il
n'en vient pas.

Il ne sauroit être tout cela : mais comment se décider entre ces divers Auteurs,
si oposés, & tous distingués, tous au fait de leur Langue, tous ayant
aprofondi les Principes généraux du Langage ?

Nous n'avons qu'un moyen pour réussir dans cette recherche ; & c'est celui
que nous avons déja employé à l'égard du Participe en ant : c'est de bannir
tout mot qui n'éclaircit point la chose ; & de remonter à des principes plus
généraux encore que ceux que ces Savans ont pris pour guide.

Ils sont tous partis de l'idée que les Participes étoient nés des Verbes : comme
ils leur sont antérieurs, ainsi que. nous le démontrerons, on ne pouvoit
parvenir à la vraie solution de cette question embarrassante.

Essayons de faire mieux.

§. 4.
Observations préliminaires.

Mais afin de réussir dans cette recherche, faisons ici quelques remarques
210préliminaires : elles pourront répandre du jour sur cette question, & en amener
la solution d'une maniere aussi simple que naturelle.

1°. M. Beauzée a très-bien prouvé que les Adjectifs-verbaux qui
suivent le Verbe j'ai, comme aimé dans j'ai aimé, ne sont pas des Gérondifs,
c'est-à-dire, qu'ils ne désignent pas des circonstances de tems : il est,
en effet, très-étonnant que MM. de Port-Royal soient tombés dans une
méprise de cette nature : mais la Grammaire Générale n'étoit alors qu'au
berceau, & cette méprise prouve combien on étoit encore éloigné dans ce
tems là des vrais principes de la parole.

2°. M. du Marsais, en faisant de ces mots un Nom abstrait pris dans un
sens actif, ne nous en donne pas la vraie idée : il s'en écarte cependant
beaucoup moins : car il en explique le matériel par comparaison ; parce qu'on
peut dire que ces Adjectifs-verbaux désignent une chose qu'on a, de la même
maniere que feroit un Nom ; ces phrases j'ai aimé, j'ai fait, paroissant relatives
à celle-cis, j'ai un habit, j'ai un fils.

3°. M. Beauzée a donc pu, d'après ce principe, prendre ce Nom abstrait-actif
pour un Supin, parce que ces adjectifs-verbaux aimé, loué, se rendent en
Latin par un mot parfaitement semblable, pour la forme, aux Supins des Latins :
car j'ai loué, se disoit en Latin habeo laudatum : j'ai aimé, habeo amatum :
or laudatum, amatum, considérés seuls, sont ce que les Latins apellerent
Supin.

Malgré cela, je ne puis me résoudre à regarder ces adjectifs-verbaux ni
comme des Noms, même dans le sens le plus abstrait & le moins absolu ;
l'idée de Nom étant contradictoire avec celle d'Adjectif : ni comme
des Supins ; 1°. parce que dans habeo laudatum, habeo amatum ; laudatum,
amatum peuvent être considérés comme de vrais adjecitfs au genre neutre
& qui s'accordent avec le Substantif negotium, ou avec id, ce qui est parfaitement
conforme au génie de la Langue Latine : ainsi habeo laudatum
est pour habeo negotium, habeo id negotium, ou habeo id laudatum, j'ai
chose louée.

2°. Parce que lors même qu'on auroit raison de voir des Supins dans ces
phrases Latines, il seroit très-inutile de vouloir expliquer par ce Nom les
phrases Françoises dont il s'agit ; puisque les Supins sont des cas, & que
nous n'en avons point en François ; & que leur Nom ayant été inventé
pour rendre raison d'une formule Latine, ne peut servir à expliquer une
formule Françoise.

Ajoutons que le Verbe j'ai n'est ici que par contre-coup, & comme
211formule elliptique, au lieu de je suis ayant, & qu'il en est de même du.
mot aimé, qui est ici au lieu de été aimant ; ensorte que j'ai aimé correspond
à cette phrase entiere, je suis ayant été aimant.

Mais il est évident qu'ayant est dépouillé ici de toute idée de possession, &
qu'il est impossible de lui substituer le mot possédant. On ne peut dire je suis
possedant été aimant
 : tandis que dans ces phrases j'ai une montre, j'ai une
maison
, ou dans celles-ci, je suis ayant une montre, une maison, on rendra
très-bien ce mot ayant par le Verbe posseder : en disant je suis possédant
une montre
, une maison.

J'ai, ne désigne donc ici qu'un simple changement d'état, ensorte qu'il
occupe la place du Verbe être, le seul qui par lui-même désigne toute
idée d'état : en effet, j'ai été, est pour je suis été ; j'ai été aimé, pour je
suis été aimé
 : maniere propre & primitive d'exprimer ces idées, qui subsiste
encore chez les Italiens & les Allemands, & dans diverses Provinces où
l'on parle François : ainsi les Italiens disent :

Io sono stato, je suis été ; là où nous disons, j'ai été.
Io saro stato, je serai été ; là où nous disons, j'aurai été.

Les Allemands disent tout de même :

Ich bin gewesen, je suis été.

Les enfans diront, je suis été, plutôt que j'ai été.

Nous ne saurions donc expliquer ces formules où l'Adjectif-verbal est
employé avec j'ai, sans remonter à leur origine & sans les analyser avec
la plus grande exactitude : mais nous parviendrons sûrement par-là à des
idées exactes & lumineuses, propres à répandre du jour, non-seulement sur
cette portion de notre Langue, mais aussi sur les autres Langues, sans en
excepter les Supins des Latins, & le Grec qui ne les connoît pas.

§. 5.
Du Participe ou Adjectif-verbal joint au Verbe Être.

Nous avons vu que les Participes peignent les divers états dont on est susceptible
par l'effet des facultés relatives aux actions.

Mais relativement aux avions, on éprouve deux situations très-différentes :
car l'on agit soi-même, ou l'on éprouve les effets de l'action d'un
212autre. Dans la premiere de ces situations l'on est Acteur, & l'on fait éprouver
à un autre les effets de son action. Dans la seconde, l'on est l'Objet sur
lequel porte l'action d'un autre, & l'on en éprouve les effets.

Cest ce qu'on apelle état actif & état passif.

Ici l'on s'est partagé : les uns ont cru qu'il n'y avoit point de milieu entre
ces deux états ; que tout étoit action & passion : d'autres ont cru qu'il y
avoit un état moyen entre ces deux ; cet état où l'on fait abstraction de la
puissance active & du sujet passif ; l'acte considéré en lui-même sans aucun raport
soit à la puissance qui l'a produit, soit au sujet sur qui est tombée l'opération
de cette puissance.

Cette remarque est très-juste : mais l'acte considéré sous ce point de vue,
ne donne lieu à aucune formule particulière dans les Langues : ou l'acte n'est
point considéré en lui-même ; ou s'il est considéré en lui-même sans aucun
raport à l'action, il se range dans la classe des simples adjectifs : comme lorsqu'on
dit un Tableau peint, une Fille faite, une Maison bâtie.

Aussi verrons-nous que cette observation est inutile pour expliquer la formule
où l'adjectif verbal est jointe au verbe avoir, motif cependant pour lequel ou
y avoit recours.

En effet, tous les Tableaux de la Parole se réduisent à ces trois :

Tableau énonciatif, qui désigne les qualités, ou tout ce qui est indépendant
des actions & de leurs effets.

Tableau actif, qui peint une action ou des puissances actives.

Tableau passif, qui peint les effets d'une action ou l'objet sur lequel la
puissance active fait impression.

Il n'y en a pas d'une quatriéme espéce.

Dans l'état, soit actif, soit passif, l'action ou ses effets peuvent être présens,
passés ou futurs. De-là trois espéces de Participes, les présens, les passés & les
futurs.

Il ne s'agit ici que des présens qui s'associent au Verbe Etre, & des passés
qui s'associent au Verbe Avoir.

En effet, si nous nous représentons comme agissant, nous employons le
Verbe Être.

tableau je suis | faisant | lisant213

Et si nous nous représentons comme hors de l'état d'agir,nous nous servons
du Verbe Avoir.

tableau j'ai | fait | lu

D'un autre côté, l'objet qui éprouve l'effet d'une action, l'éprouve actuellement,
ou l'a éprouvée : c'est ici où l'on peut dire qu'il n'y a point d'intermédiaire
sensible & dont on puisse tenir compte par une formule particuliere.
Car tout objet qui est parvenu au point, où on vouloit le porter, & qui n'éprouve
plus l'effet de quelque action parce qu'on l'a mis dans l'etat où l'on
vouloit qu'il fût, peut se rendre par un passif passé.

Ainsi tandis qu'une personne est aimée, elle peut dire on m'aime : quand
elle cesse d'être aimée, elle peut dire on m'a aimée.

Quand on peint une personne, elle peut dire on me peint : quand on l'a
peinte, elle peut dire on m'a peinte.

Ici les Langues renferment une équivoque ; car en rendant ces deux phrases
par le passif, on peut les rendre dans un certain sens par la même formule,
par la formule je suis peinte. En effet, si on envisage peinte comme un état
qu'on éprouve actuellement, je suis peinte est relatif à on me peint : & si l'on
considére ce mot peinte comme représentant une qualité qu'on a acquise par
l'effet d'une action étrangère, on peut dire encore je suis peinte, c'est-à-dire
j'existe en Tableau ; expression où l'on fait abstraction totale de l'idée d'action :
mais cette équivoque n'a aucune suite fâcheuse, parce que le sens la
redresse, qu'elle n'a pas lieu dans les autres cas, & qu'on peut la corriger
par le passé, relativement au dernier sens, en disant j'ai été, au lieu de je
suis
.

Nous pouvons donc apeller,

Faisant, un Participe présent actif.
Fait, un Participe présent passif.

tableau je suis | faisant | fait214

Les Latins auroient deux façons d'exprimer cette formule je suis fait, suivant
qu'elle seroit analogue à ces expressions on me fait & on m'a fait ; on
me fait
se rendroit par fio ; on m'a fait, par factus sum.

Legor signifiera on me lit, on je suis lu.
Sum lectus, je suis lu, ou on m'a lu.

Ces Participes présens deviendront des participes passés en se joignant tous
les deux au participe passé du Verbe Etre, ayant été : ainsi,

Ayant été faisant, sera le participe passé actif.
Ayant été fait, sera le participe passé passif.
Et l'on dira :

tableau je suis ayant été faisant | je suis ayant été fait

Ces formules sont longues & monotones : on les abrégera donc, & on
trouvera même moyen de les varier, comme nous allons le voir.

§. 6.
Comment le Participe passé actif s'ellipse.

Nous verrons bien-tôt que toutes les formules composées primitivement
d'un participe actif, s'éllipsent, & nous en indiquerons les motifs.

Ce qui est très-certain, c'est que le participé passé actif joint au Verbe
je suis, comme dans cette phrase, je suis ayant été faisant, s'ellipse en celle-ci,
j'ai fait : tandis que son correspondant je suis ayant été fait, s'ellipse en
celle-ci, j'ai été fait.

Voilà donc deux phrases elliptiques, l'une active, l'autre passive, énoncées
par le participe présent passif fait, comme si ces deux phrases étoient passives,
& au présent.

Le second de ces fait est incontestablement le participe passif & au passé,
à cause de j'ai été, qui est un passé.

Mais le premier de ces fait, j'ai fait, qu'est-il ? Eft-il un participe ou
n'en est-il pas un ? S'il en est-un, de quelle espéce est-il ? est-il actif ? est-il
passif ? est-il tout cela à la fois ? S'il n'en est pas un, dans quelle classe de
mots faudra-t-il le ranger ? Cest-là la grande difficulté à résoudre.215

§. 7.
De l'Adjectif-verbal joint au Verbe j'ai.

Afin d'être en état de décider de quelle nature est cette formule j'ai fait,
& de pouvoir assigner une place entre les Parties du Discours à cet adjectif-verbal
qui accompagne le Verbe avoir, nous devons commencer par analyser
les idées que renferme une pareille formule.

Lorsqu'après le Verbe j'ai, nous mettons un adjectif-verbal comme lu,
écrit, fait, &c nous donnons à connoître toutes ces choses :

1°. Qu'il existe un Objet dans un tel état.

2°. Qu'il n'existe dans cet état que depuis peu.

3°. Qu'il vient d'y être mis par moi qui parle.

Idées essentielles qu'il ne faut point perche de vue si l'on veut avoir une
idée nette & distincte de ces formules, qui paroissent se refuser à toute analyse.

Ainsi de quelque maniere qu'on tourne ces formules, soit qu'on regarde
j'ai comme désignant la possession, soit qu'on l'envisage comme désignant
un simple état d'existence, l'adjectif-verbal sera toujours un passif, parce
qu'il désignera constamment une chose qui a été faite par le sujet de la
phrase.

Si, par exemple, on veut que j'ai, signifie je posséde, j'ai lu signifiera
nécessairement je possede lu, c'est-à-dire je possede cela lu par moi.

J'ai écrit, c'est-à-dire je posséde une chose écrite par moi.

J'ai bâti, c'est-à-dire je posséde une chose bâtie par moi.

Si l'on aime mieux rendre j'ai par l'idée d'existence, il signifiera qu'on
existe avec la qualité d'avoir fait telle action.

J'ai écrit, c'est-à-dire, je viens de faire que telle chose a été écrite par
moi.

J'ai bâti, c'est-à-dire, je viens de faire que telle chose a été bâtie par
moi.

De quelque maniere qu'on analyse ces phrases, on aura toujours les mêmes
résultats.

Ainsi, tandis que cet adjectif-verbal est un participe présent passif avec
le Verbe Etre, comme dans je suis écrit, je suis bâti, il est un participe
passé passif elliptique avec le Verbe avoir, comme dans j'ai écrit.

Mais comment un participe passif a-t'il pris la place d'un participe actif ?
216car la phrase à abréger étoit composée du participe passé actif, comme dans
je suis ayant été écrivant, je suis ayant été bâtissant.

Rien de plus simple : on ne peut avoir été faisant, qu'une chose n'ait été
faite : ainsi, dire qu'une chose a été faite par soi, ou qu'on a été faisant
une chose, c'est toujours la même idée : mais si cela étoit différent quant
au sens, il ne l'étoit point relativement à la briéveté si nécessaire pour le
Discours : aussi a-t-on préféré ici, sans balancer, la formule elliptique à
l'autre.

On y parvint encore fort aisément. Je suis ayant fut change comme tout
Participe semblable, en j'ai ; car j'ai n'est autre chose que je suis ayant. On
eut alors cette formule : j'ai été faisant.

Cette formule étoit encore trop longue : on substitua fait, Participe
passé passif, au Participe passé actif, & on eut, j'ai fait, qui disoit la même
chose, & qui avoit outre cela l'avantage d'être infiniment moins monotone ;
ayant d'ailleurs tout le piquant de l'ellipse & l'agréable d'un juste mêlange
de l'Actif avec le Passif.

Si maintenant ou veut apeller le mot qui constitue cette formule elliptique,
Nom, Gérondif, Supin ou Participe, peu importe : ce qui importoit,
c'étoit de l'analyser, d'en donner une idée nette, claire, déterminée, de fixer
l'analogie qui régnoit entre ces diverses formules.

C'est au Lecteur à voir si nous avons réussi ; la chose est sûre s'il a saisi nos
vues, & si elles le satisfont.

§. 8.
Pourquoi ce Participe elliptique ne se décline pas toujours.

Tout Participe se décline quand il est dans son état naturel, puisqu'il
est de l'essence du Participe d'être Adjectif, ce qui le fait apeller Adjectif-verbal ;
& que tout Adjectif se décline.

C'est ainsi qu'on dit, je suis aimé, & je suis aimée, tout comme on dit,
je suis bon, & je suis bonne.

Mais de ce qu'ils ne se déclinent pas dans certaines occasions, il ne s'ensuit
pas qu'alors ils ne sont plus participes, & qu'ils sont une espèce de mots
différens : mais seulement qu'ils ne sont pas dans le cas d'être déclinés, parce
qu'ils ne sont unis à aucun Nom, condition sans laquelle ils ne sont point
fusceptibles de genre. C'est ainsi que bon n'en est pas moins un Adjectif, quoiqu'il
ne se raporte à aucun Nom, & qu'on ne puisse pas dire qu'il est au
217genre masculin, dans cette phrase, il est bon de faire cela : car il, n'est point
considéré ici comme Nom ; & s'il y en avoit un, ce seroit plutôt celui de chose
qui est féminin ; & que les Latins rendoient par le Neutre, qui n'est autre
chose que l'Adjectif considéré indépendamment d'aucun genre.

Nous avons déja vu, que le participe actif en ant ne se décline point,
lorsqu'il est employé comme circonstantiel, quoiqu'il ne cesse pas d'être participe ;
mais parce qu'il est consideré comme n'étant pas qualificatif dans ce
moment, comme ne se raportant pas au Nom qui fait le sujet du Tableau.

Il en est de même pour le participe elliptique précédé du Verbe j'ai : car
il est si fort détaché de tout Nom, qu'il est impossible qu'on lui assigne un
genre, masculin ni féminin : en effet, en disant, j'ai écrit, j'ai lu, indique-t-on
un Nom avec lequel pussent s'accorder écrit, lu ?

Aussi, dès qu'on nomme un objet auquel ils peuvent se raporter, aussitôt
on les fait accorder entr'eux pour le genre. Ainsi on dira : les lettres que je
vous ai
écrites, les personnes que vous avez consultées, les robes que je
vous ai
envoyées, parce qu'on voit manifestement que ce qu'on a écrit,
ce sont les lettres dont on parle : que ces personnes sont celles qui ont été
consultées ; & ces robes, celles qui ont été envoyées.

C'est par la même raison que l'on dit, comme dans la Chanson, je l'ai
perdue, ma bien-aimée ; je vous l'ai renvoyée, cette lettre que vous m'aviez
demandée ; parce qu'on voit dans toutes ces phrases le nom auquel se raporte
le Participe.

Et si nous disons, j'ai écrit ces lettres, & non, j'ai écrites ces lettres,
ce n'est point parce qu'écrit n'est pas un Participe, mais parce que lorsqu'on
le prononce il n'y a encore aucun nom avec lequel on puisse le faire accorder ;
c'est comme si l'on disoit simplement j'ai écrit : car alors il est impossible
de mettre écrit au féminin plutôt qu'au masculin, ou au masculin
plutôt qu'au féminin. Ainsi on le laisse tel qu'il est en lui-même.

Cependant, dira-t-on, vous ajoutez tout de suite un nom féminin : cela
est vrai ; mais ce nom n'est plus considéré comme le mot auquel se raporte
l'Adjectif-verbal déjà prononcé : celui-ci s'est incorporé avec j'ai, d'une maniere
si étroite, qu'ils semblent ne présenter qu'un seul mot ; ce qui est si vrai,
qu'il n'est aucun Grammairien qui ne fasse regarder j'ai écrit comme un tems
du Verbe écrire.

Cette formule si embarrassante tient donc uniquement à l'illusion qu'on se
fait en la prononçant, & à l'égalité qu'on met entre ces phrases, j'ai aimé,
218j'ai écrit, & ces même phrases suivies d'un nom, comme j'ai aimé cette personne,
j'ai écrit cette lettre. Ainsi l'on auroit pu, sans blesser les régles de la
Grammaire, dire, j'ai aimée cette personne, comme sont les Italiens, pour
qui il est indifférent dans ces occasions de faire accorder ou non le Participe
avec le nom suivant, tout comme nous le faisons accorder avec celui qui le
précéde : ils disent, par exemple, io ho perdute queste lettere, j'ai perdues
ces lettres ; & io ho perduto queste lettere, j'ai perdu ces lettres.

Aussi serions-nous ces Participes du même genre que leur Nom, si nous
mettions ce Nom avant eux, & après j'ai : j'ai ces lettres perdues : j'ai ces
personnes aimées : j'ai ces robes achetées.

Mais pourquoi préférons-nous une tournure qui paroît contre toutes les régles,
à cette premiere tournure où tout est dans l'ordre ? Par une raison
très-simple : c'est qu'en disant j'ai ces lettres perdues, on peut croire que je
posséde des lettres qui ont été perdues par d'autres : au lieu qu'en disant
j'ai perdu ces lettres, il n'y a plus d'équivoque : c'est-moi qui ai perdu, &
non qui ai trouvé ce qui avoit été perdu : en vertu de ce que cette ellipse,
comme nous l'avons vû, emporte avec soi que ce qui a été fait, a été fait
par la personne même qui est le sujet de la phrase.

Et c'est une régle constante, dans toutes les Langues, quoique peu connue
cependant, mais qu'il ne faut jamais perdre de vue, qu'un mot placé entre
deux autres & qui devroit naturellement s'accorder avec le dernier, s'en détache
pour s'incorporer en quelque façon avec le premier, dès qu'il en résulte
plus de clarté, ou simplement plus de concision, sans nuire à la clarté
necessaire à la phrase.

§. 9.
Le Participe Passif employé comme circonstantiel, & comme un simple
Adjectif.

Nous avons déjà vû que le Participe actif s'employoit non-seulement dans
son sens le plus étroit, mais encore dans deux autres sens analogues à celui-là ;
I°. pour désigner quelque circonstance, & 2°. pour désigner une simple qualité ;
sans cesser d'être le même mot, parce que chacun de ces sens découle
nécessairement du sens propre que présente ce Participe.

Mais si l'on n'a pas été pleinement convaincu de cette vérité, on le sera
sans doute dès qu'on s'apercevra que la même chose a exactement lieu
219pour le Participe Passif ; & qu'outre son sens propre, il s'employe encore
comme circonstance & comme une qualité pure & simple.

C'est ainsi que ces formules ce considéré, tout mûrement pesé, ces
choses
dites, expriment de simples circonstances, ou sont autant de circonstantiels,
& n'en sont pas moins des participes ; puisque c'est comme si l'on
disoit, cela ayant été considéré ; tout étant mûrement pesé ; ces choses
ayant été dites.

C'est ainsi qu'on dit encore ; un homme chéri, un Roi adoré, une chose
imprevue, une Fille faite ; qui sont autant de Participes ; mais qui paroissent
ici dénués de toute valeur de participe, pour ne revêtir que celle
du simple adjectif.220

Chapitre VII.
Des participes elliptiques,
ou
des verbes différens du verbe être.
Suite de la sixiéme partie du discours.

Article premier.
Nécessité de cette espéce de mots ; & comment ils ont lieu.

§. 1.
Difficultés qu'offre cet objet, & leur source.

De même qu'une perspective est plus difficile à saisir, à proportion que
l'horison devient plus vaste, & présente un plus grand nombre d'objets, ainsi
à mesure que nous avançons dans la carriere, nous voyons les difficultés
augmenter : les objets, plus nombreux & plus compliqués, donnent plus de
peine à classer ; il est beaucoup moins aisé de saisir leur ensemble.

Déjà, les Articles & les Pronoms avoient présente plus d'épines que les
Noms : les Participes ont renchéri sur tous ; & nous n'en sommes délivrés,
que pour retomber dans cette immensité de discussions minucieuses & abstraites
que traîne à sa suite cette espèce de mots qu'on a apellés jusques-ici
Verbes ; qu'on a réuni ainsi sous une même dénomination avec être, le
seul Verbe qui puisse exister ; & que nous n'envisageons que comme des Participes
elliptiques, parce qu'ils tirent toute leur énergie de la réunion du
Participe avec le Verbe Etre, dont ils ne sont que l'abrégé.

Les difficultés en sont d'autant plus grandes, que l'origine de cette espèce
de mots semble se perdre dans la nuit des tems ; que leur influence est
immense ; que leurs effets se font sentir avec la plus grande force ; que
leurs dévelopemens sont très-nombreux.221

En considérant la place distinguée que ces mots occupent dans le Discours,
on a cru qu'ils en étoient une Partie distincte de toute autre ; mais on se trompoit,
& en s'égarant dès le premier pas, on dut nécessairement s'en former de
fausses idées ; car on étoit entre ce qu'on croyoit évident, & la Nature
qui faisoit sentir le contraire ; tandis que les détails, effrayans par leur complication
& par leur obscurité, n'offroient qu'une Nomenclature séche &
rebutante, d'autant plus pénible, qu'elle varie dans chaque Langue, & semble
n'être qu'une suite de l'usage. Or, rien de moins satisfaisant & de plus difficile
à retenir, que ce dont on ne sauroit se rendre raison.

Il est cependant très-fâcheux que cette portion de la Grammaire renferme
tant de difficultés : car elle produit les plus grands effets par sa belle
fécondité, & par l'art avec lequel elle se prête à tous les besoins de
la Parole, pour peindre les parties successives dont est composée l'existence.

L'on peut dire qu'elle est le plus noble effort du langage, comme elle
en est l'objet le plus compliqué.

Il n'est plus question ici de simples Noms, de simples actions, ou de la
peinture d'un objet qu'on a lous les yeux : il s'agit de mesurer l'existence,
de peindre les diverses Parties de la durée des Etres, de parcourir la succession
des Tems, de les comparer entr'eux comme s'ils étoient présens,
de les rapeller tous sans en confondre aucun, en observant leurs distances
avec la même exactitude qu'on connoît celles des Êtres qui tombent sous
les sens : de se dédommager par la contemplation des siécles, de ce qu'on
ne vit que dans un seul, comme on se dédommage par la vue de ce qu'on
n'est que dans un point.

Nous en avons déja vu, à la vérité, quelques traits en parlant du Verbe
Être ; mais on peut dire que par sa réunion avec les Participes, il a acquis
à cet égard un degré de force, & une étendue qu'il n'auroit jamais
eue seul, en même tems que le Langage acquiert par-là une harmonie &
une variété aussi agréable qu'énergique ; & qui augmentent infiniment l'éclat
& la rapidité des Tableaux de nos idées.

Ainsi, deux forces réunies produisent des effets étonnans, dont elles auroient
été incapables si elles eussent agi séparément. Ceux qui les premiers
unirent les Participes & le Verbe Être, n'agirent peut-être pas précisément par
une suite de cette considéatien ; mais ils suivirent en cela la Nature, qui
les portoit d'elle-même à l'observation de ce principe, comme elle les y
222avoit déjà porteés à l'égard de quelques autres Parties du Discours, mais avec
bien moins d'appareil & de magnificence.

Ce sont en effet de vraies richesses pour les Hommes, que les Tableaux
qui résultent de cette facilité avec laquelle ils peignent tous les Tems, ceux
qui ne sont pas encore, comme ceux qui n'existent plus que dans leur souvenir,
& par lesquels ils peuvent rendre compte de tous leurs procédés passés & régler
l'ordre de tous ceux dont ils ont à s'occuper.

Tâchons donc de nous former de ce beau méchanisme, des idées aussi nettes
& aussi exactes qu'il nous sera possible ; c'est alors que nous connoîtrons tout
le secret du Langage, & que nous pourrons juger du génie des Nations,
par la maniere dont elles auront le plus aproché de la perfection à cet
égard.

§. 2.
Nécessité de réunir en un seul Nom les Participes & le Verbe.

Nous avons déjà vu dans notre Chapitre cinquiéme que le Verbe est cette
Partie du Discours, qui sert à unir entr'eux les Mots qui désignent un objet,
& ceux qui désignent ses qualités ; que ce Verbe s'apelle est ; que celui-ci
remplissant tout l'objet de cette Partie du Discours, il devoit être unique,
& qu'il ne pouvoit pas même y en avoir d'autres, celui-là étant donné par
la Nature elle-même.

Toutes les Langues cependant sont remplies de Verbes de toutes espéces ;
Verbes actifs, Verbes passifs, Verbes neutres, Verbes déponens, Verbes
réguliers, Verbes irréguliers, Verbes défectueux, &c.

Serions-nous donc en contradiction avec toutes les Langues ? ou ceux qui
ont donné le nom de Verbes aux mots dont il s'agit, & qui ont été aussi-tôt
obligés de faire du Verbe Etre une Classe absolument séparée des autres, ne
nous induiroient-ils pas en erreur, en mettant au rang des Verbes, des mots
qui ne le sont point par eux-mêmes, & qui ne le devinrent que par leur
réunion avec le Verbe Être ?

C'est ce dont nous n'aurons pas de peine à nous assurer en remontant
à l'origine des mots que nous avons apellés Elliptiques, c'est-à-dire,
mots qui réunissent en eux la valeur de plusieurs Parties du Discours.

Nous en avons déjà vu sur presque toutes ces espéces de mots, principalement
au sujet des Articles & des Pronoms.223

Leur objet est de rendre le Discours plus concis, plus nerveux, moins monotone ;
en faisant disparoître dans un grand nombre d'occasions des mots qui
reviennent sans cesse dans le langage, & dont la répétition trop fréquente,
produiroit nécessairement de très-mauvais effets & allongeroit inutilement
le Discours.

Mais si l'on dut recourir dans quelqu'oçcasion à des expressions elliptiques,
ce fut très-certainement par raport au Verbe.

Il revenoit continuellement dans le Discours, & à chaque pensée, à chaque
Phrase, à chaque Tableau, aux Actifs & Passifs, comme aux énonciatifs.

Rien ne pouvoit être plus insipide que ces est, perpétuellement répetés ;
sur-tout quand ils étoient joints aux Participes, comme dans ces Phrases, il
est dormant, il est agissant, &c. Combien de fois ne revient-il pas dans le
discours suivant ?

« O mon fils ! de ce nom, je suis encore osant être vous nommant ;
soyez souffrant cette tendresse, & soyez pardonnant aux larmes que sont
m'arrachant pour vous des allarmes qui sont trop justes. Loin du Trône
nourri, de ce fatal honneur hélas ! vous êtes ignorant le charme empoisonneur…..
Soyez promettant, sur ce livre & devant ces témoins, que Dieu
sera toujours le premier de vos soins ; que sévere aux méchans, & des bons
le réfuge, entre le pauvre & vous, vous serez prenant Dieu pour
Juge ; étant souvenant, mon fils, que caché sous le lin, comme eux, vous
futes pauvre, & comme eux vous futes orphelin ».

Ce langage nous choque, sans doute : il nous paroît souverainement ridicule :
il est du moins trop long & trop monotone ; on chercha donc un
moyen propre à rendre à cet égard le Discours plus coulant & plus concis,
en faisant disparoître le Verbe dans la plupart de ces occasions ; mais en le
faisant disparoître à propos, & sans que sa supression troublât le sens du Discours
& la beauté du Tableau.

On y parvint à l'égard de ces Tableaux actifs d'une maniere très-simple ;
en subsistuant au Verbe & au Participe le nom même de l'action qu'il indique,
& en plaçant ce nom à la suite du Pronom, comme si nous disions ; vous,
marche ; vous, offre ; vous, montre : pour dire, vous êtes dans cet état qu'on
apelle offre, dans celui qu'on apelle montre.

C'est ainsi que nous disons : Je marche, il marche ; j'offre, il offre ;
je montre, il montre : comme nous disons, une marche, une offre, une
montre
.224

De cette maniere, les Noms, ces Noms racines de tous les mots, & d'où
nous avons déjà vu que vinrent les Adjectifs & les Pronoms, devinrent également
des Verbes actifs en s'associant avec les Pronoms.

Ils furent des Verbes, parce qu'ils représentoient le Verbe Etre ; ils furent
actifs, parce qu'ils peignoient un Etre agissant, ou son action.

Cette ellipse étoit très-naturelle, & ne donnoit point de peine à saisir ;
on voyoit sans effort que la personne désignée, n'étoit pas l'action même par
laquelle on la qualifioit ; qu'on vouloit donc simplement la représenter comme
existant actuellement dans l'état actif dont résultoit cette action.

Cette ellipse étoit belle, & hardie, quoiqu'elle fût d'une simplicite extrême :
mais plus elle étoit simple, & plus elle ennoblissoit le Discours, & le
rendoit énergique.

Telle fut l'origine des Verbes actifs ; de ces Verbes qui occupent un rang
si distingué & si important dans les Tableaux des idées, qui donnent une si
grande peine à retenir lorsqu'on ne peut pas les raporter à quelque nom
connu, & dont la source perdue dans la nuit des tems, faisoit croire qu'ils
étoient absolument l'effet du hasard.

Par leur moyen, le Discours purgé de est est trop fréquens & de ces
Participes qui y répandoient une langueur insuportable, acquiert un éclat
très-supérieur à celui qu'il offroit : les tableaux de nos idées en sont plus nets,
& infiniment plus vifs. Qu'on en juge par le Discours que nous avons donné
plus haut pour exemple, & qui se change aussi-tôt en ces beaux vers :

« O mon Fils ! de ce nom j'ose encor vous nommer ;
Souffrez cette tendresse, & pardonnez aux larmes
Que m'arrachent pour vous de trop justes allarmes.
Loin du Trône nourri, de ce fatal honneur
Hélas ! vous ignorez le charme empoisonneur…
Promettez sur ce livre & devant ces témoins,
Que Dieu sera toujours le premier de vos soins ;
Que sévere aux méchans, & des bons le réfuge,
Entre le pauvre & vous, vous prendrez Dieu pour Juge ;
Vous souvenant, mon Fils, que caché sont le lin,
Comme eux vous fûtes pauvre, & comme eux orphelin (1)80. »225

§. 3.
Tout Verbe actif est elliptique & vient d'un Nom.

Il n'existe aucun Verbe elliptique qui ne dérive d'un Nom ; & il n'existe
peut-être aucune racine primitive qui n'ait servi à figurer comme Verbe,
ainsi qu'elle figuroit déjà comme Nom. Tels sont ces mots Orientaux :

Aval, Deuil & mener deuil.
Adam, Rouge & rougir.
Or, Lumiere & éclairer.
Aib, Haine & haïr.
Lem, Aliment & s'alimenter.
Leg, Lecture & lire.

Il en est de même dans les Langues de l'Occident, anciennes & modernes.
La Langue Angloise qui a suprimé presque toujours les terminaisons
des Verbes, est admirable pour fournir des exemples à cet égard. Tout Nom
y devient Verbe : tels sont ceux-ci :

Sorrow, Tristesse & être tristé.
Red, Rouge ; & redden, rougir.
Light, Lumiere & éclairer.
Dog, Chien, & épier ou suivre à la piste comme le chien.
Hand, La main, & donner de main en main.
Hap, Accident, hasard, & arriver par hasard,
Maim, Mutilation & mutiler.
Tax, Taxe & taxer.

Toutes les Langues qui descendent, comme l'Anglois, de l'ancien Theuton,
ou du Celto-Scythe, telles que la Langue des Goths, le Suédois, le Belge ou
Flamand & Hollandois, & le Germain ou Allemand haut & bas, forment également
leurs Verbes sur les Noms. Il est vrai que la plupart de celles-ci distinguent
les premiers par la terminaison ain, ein, en, qui leur est commune
avec les Grecs : mais c'est une preuve qu'ils viennent des Noms, puisqu'ils
sont plus composés.

Nous avons aussi en François un grand nombre de Verbes parfaitement
semblables aux Noms dont ils dérivent : tels ceux-ci :

tableau vol | voler | marche | marcher | coupe | couper | boucle | boucler226

Ces raports ont quelquefois éprouvé, à la vérité, des altérations très-considérables,
tels que ceux-ci :

tableau saveur | savoir | vue | voir | premier | primer | prix | aprécier | sel | saler | main | manier | habit | habiller | faim | affamer

Plus souvent encore, le Verbe n'a plus de Nom qui y corresponde, du
moins dans le même sens, dans notre Langue, comme dans les autres.

Essuyer & tabler sont déjà bien éloignés de sueur & de table. Frotter
& habiter, d'où viennent frottement & habitation, ne viennent d'aucun Nom
connu dans notre Langue.

§. 4.
Erreurs dans lesquelles on est tombé à cet égard.

Ceux qui se sont imaginés que les Langues Orientales, & sur-tout l'Hébreu,
étoient fort pauvres, puisqu'elles étoient obligées d'employer le même
mot, tantôt comme Nom, tantôt comme Verbe, n'avoient donc pas réfléchi
sur la vraie origine du Langage : ils ne s'apercevoient pas qu'ils alloient
déclarer pauvres toutes les Langues de l'Univers ; & que ce qu'il
leur plaisoit d'apeller disette, étoient de vraies richesses ; les trésors du Langage
philosophique, du sentiment & du goût ; ceux de la Nature qui, avec le
plus petit nombre d'élémens possibles, opere les effets les plus vastes & les
plus variés : sans compter qu'il étoit infiniment plus avantageux de déduire
tous les mots possibles d'un petit nombre de racines, que s'il avoit fallu imposer
des noms différens à chaque objet, à chaque action, à chaque état.

On voit encore par-là combien on eut tort, lorsque classant par racines
les mots des anciennes Langues, on mit les Verbes à la tête, dans la suposition
que ces Verbes étoient nés avant les Noms : ce qui étoit contraire
au fait & à toute raison. C'étoit prendre la cause pour l'effet, & l'effet pour la
cause ; ou pour mieux dire, c'étoit agir à l'aventure, comme des gens qui
croyoient que les mots s'étoient formés par hasard & sans autre cause déterminante
que la nécessité de parler. En effet, l'usage d'une chose ne sauroit
précéder son existence ; on désigna donc cette chose avant que d'en faire
usage. Vouloir donner un nom à une action, sans en avoir donné aux organes
qui l'exécutent, & aux objets sur lesquels elle se porte, ce seroit tenter
l'impossible, ou vouloir inventer des mots vuides de sens.227

§. 5.
Les Verbes qui paroissent ne tenir à aucun Nom radical, viennent également
d'un Nom : exemple tiré des Verbes Bel ou Vel, aller vîte ; & Hunt,
chasser.

Il est vrai qu'on trouve souvent dans ces anciennes Langues, des Verbes
auxquels ne répondent aucun nom : ce qui viendroit à l'apui de l'idée que
cette classe de mots est antérieure aux Noms. Mais outre qu'on y trouve
aussi des Noms sans aucun Verbe qui y corresponde, on peut être assuré que
ces Verbes tirent leur origine de Noms qui existoient réellement dans la
Langue même qui nous offre ces Verbes, au moment qu'ils s'y formerent ;
mais qu'elle les laissa perdre ; ou plutôt, que les Auteurs qui ont écrit dans
cette Langue, n'ayant pas eu occasion de nous les transmettre, ils semblent
n'avoir jamais existe : & l'on peut être assuré de les trouver infailliblement
dans les Langues analogues à celles-là, & encore subsistantes.

Il n'est en effet aucun Verbe Hébreu, dénué de son Nom primitif, dont
on ne trouve la racine dans d'autres Langues, telles que l'Arabe ou les Langues
Celtiques.

Il existe, par exemple, un Verbe Hébreu qui n'est lié à aucun Nom Hébreu
aussi simple que lui, & dont il puisse être descendu ; ensorte qu'il paroît
être sa propre racine : &.ce qui est plus singulier, c'est qu'il réunit deux
significations très-differentes, qui ne paroissent point faites pour exister dans
le même mot, qui suposeroient ainsi deux racines très-différentes, & qui
fortifieroient dans l'idée que les Mots Hébreux réunissent en eux les significations
les moins analogues ; & qu'on peut ainsi faire dire aux phrases qu'ils
forment tout ce qu'on veut.

Ce mot, c'est le Verbe  bel, qu'on prononcera bel, vel, fel, comme
on voudra, peu importe, & qui signifie :

1°. Troubler, effrayer, répandre la consternation.

2°. Se hâter, se précipiter, s'avancer avec la plus grande vîtesse.

Assurément, il n'est personne qui ne soit étonné dé voir ces deux significations
réunies sur un même mot ; & aucun Lettré expert dans les Langues,
qui ne soit prêt d'affirmer que ce Verbe est pur Hébreu ; qu'il n'existe qu'en
cette langue ; qu'il lui est tout au plus commun avec la Chaldéenne, où
228il ne paroît même que dans le second sens ; qu'il n'a aucune racine, &
qu'on ne sauroit le comparer avec les mots d'aucune autre Langue ; qu'il seroit
inutile sur-tout de lui chercher des parens dans celles de l'Occident, telles
que le Grec, le Latin, le Theuton, &c.

Mais ouvrons les Dictionnaires, & nous trouverons des raports jusqu'ici
inconnus, & qui ne l'étoient que parce qu'on ne les cherchoit pas : & nous
verrons que le Verbe Hébreu Bel, avec ses deux significations, est tiré d'une
racine commune aux autres Langues ; & que de ces deux significations, la
seconde doit marcher la premiere ; tandis que celle qu'on a toujours mise à
la tête, n'est qu'un résultat de celle qu'on regardoit comme la principale :
faute essentielle, mais dans laquelle tombent constamment nos Faiseurs de
Dictionnaires, qui ne purent jamais décider en effet du rang des significations
d'un mot, que par la maniere dont ces diverses significations étoient plus ou
moins employées : ce qui étoit les classer presque toujours à rebours ou à
contre-sens. Ne soyons donc pas étonnés s'ils se sont toujours perdus, & s'ils
n'ont rien vu dans la comparaison des Langues.

Comparaisons étymologiques sur l'origine du Verbe Hébreu Bel.

Bel signifiant en Hébreu aller vîte, & pouvant se prononcer vel, tout
comme bel, vient incontestablement de la même racine que ces mots Latins :

Vel-ox, Vîte, qui va vîte.
Vel-ocitas, Vîtesse.
Vel-ites, Soldats armés à la légère, & qui, par conséquent,
peuvent se transporter avec beaucoup de vélocité
d'un lieu à un autre.

Il n'est pas moins certain que les Latins, pour en faire un Verbe, altérerent
légerement le son de la voyelle, & en firent le Verbe & les mots
suivans :

Vol-o, Voler, fendre l'air avec la plus grande vel-ocité ;
2°. Passer vîte.
Vol-ucris, Oiseau : 2°. Léger, vîte, qui semble voler.
Vol-aticus, Volage.
Vol-atilis, Qui vole, qui passe vîte.
Vol-atus, Vol, volée, &c.229

Ils en formerent une troisieme famille en le prononçant Fel, puis Fl ;
Famille qui comprend ces mots :

Floc-cus, Toute matiere légere que le vent emporte ; Floccon.
Floc-ci-facio, Comparer à un Floccon.
Floc-ci-pendo, Péser un Floccon : phrases proverbiales, pour dire
qu'on ne tient nul compte d'une chose,
qu'on la méprise, qu'on la dédaigne.
Floc-tes, Lie, marc de raisin, parce qu'on les jette au vent,
qu'on n'en fait aucun cas.

II. Les Grecs le prononcerent, suivant l'occasion, Bal, Bel, Ble, Bol, &
en firent cette Famille nombreuse & fortement caractérisée :

ΒΕΛ-ος, Bel-os, Flèche, Dard, Trait, armes qui fendent l'air avec vîtesse ;
aussi, dit-on, aller comme un trait ;
2°. Coup, Plaie ; ce qui est l'effet de la flèche.
Bel-enités, Pierre pointue comme une flèche.
Bel-enos, Poisson qui a du raport à une flèche.
Bol-is, Dard, Flèche ; 1°. Sonde.
Bol-é, Coup.
Ball-ô, Bel-lo, Ble-o, Je jette, je lance, je darde, j'atteins, je frape.
Be-blê-ka, J'ai dardé, j'ai jette, j'ai frapé.
Bol-eo, Lancer, Fraper.
Blê-ma, Action de lancer, Coup, Plaie.
Blê-tron, Massue.

III. L'Arabe nous donnera tous ces mots, apartenant à la même famille :

, Bal-atz,
, Bal-az,
S'enfuir, courir avec vel-ocité.
, A-bel-as, Être troublé, être consterné, ne pouvoir parler
de frayeur.
, Bolt, Fuyard, les Fuyards d'une armée.
, Bal-q, Aller vîte, se hâter ; 2°. être étonné, être saisi
de frayeur.
Bul--eik, Nom d'un cheval qui va très-vîte.
230, Blesh, S'avancer avec rapidité.
, Bletz, S'enfuit de frayeur.
, Bali, Affiliation, épreuve.
, Bel, Etre inquiet, avoir du souci.

Mots qui représentent toutes les significations du Verbe Hébreu.

IV. Cette Famille existe en entier avec tous ces sens, dans les dialectes du
Celto-Scythe ou de l'ancien Theuton ; tels que l'Anglo-Saxon, l'Anglois, le
Flamand, l'Allemand : mais dans toutes ces Langues, on l'a prononcé comme
le Grec bleo, lancer, en bl, vl, fl. De-là tous ces mots :

1°. Anglo-Saxon, Fla.
Anglois, Flits.
Allemand, Flitsch-pfeil.
Flèche.

Ce qui nous donne l'origine de notre mot Fleche, inconnue jusqu'ici (1)81,
& qui tient ainsi aux mots Latins en vel, & aux mots Grecs en bel & en ble,
aspirés légerement.

2°. Anglo-Saxon, Flæne, Lance.
Fleam, Fuite, Exil.
Flean, S'évader, s'enfuir.
Fleogan, S'enfuir, voler.
Flyght, Fuite.
Flyma, Transfuge, &c.

L'Allemand, Flug, Vol, action de fendre l'air.
Flugel, Aîle.
Flugs, Vîte, incontinent, sur le champ.
Fliegen, Vol ; 2°. Voler.
Fliehen, Fuir.
Flucht, Fuite.
Fluchten, Se sauver.
Fluchtig-keit, Inconstance.
Flick, Qui a des plumes, qui se remplume.
Fleiss, Diligence, &c.231

Le Flamand, Vlugt, Vol, essor ; 2°. Fuite ; 3°. Voliere.
Vlug, Léger, prompt ; 1°. Vif, subtil.
Vlugheid, Légereté.
Vlugtig, Fugitif, volatil.
Vleugel, Aîle.
Vlyt, Diligence, activité.
Vlytig, Diligent.
Vlieden, Fuir.

L'Anglois, I°. Fleet, Vite, qui va vîte ; comme on diroit,
Fel-et, qui est flèche.
Fleeting, Qui passe vîte, chose passagere.
Fly, Voler ; 2°. S'enfuir ; 3°. Echaper.
Fledge, Commencer à avoir des aîles.
Fletcher, Faiseur de flèches.
Flight, Vol.
2°. Fling, Un Coup. ; 2°. Darder, lancer, jetter.
3°. Flinch, Quitter, abandonner, se retirer.

De-là ces noms :

1. Anglo-Saxon, Flea,
Allemand, Fliege,
Flamand, Vlieg,
Anglois, Ffy
, Une Mouche.

2. Allemand, Floh,
Flamand, Vloo,
Anglois, Flea,
Une Puce.

3°. De-là vient encore le nom des Q-bel-isques, emblêmes des rayons du
Soleil ou de ses flèches. Les mêmes mots qui désignoient l'un de ces objets,
servant toujours à désigner l'autre ; comme nous apellons encore flèches les
clochers pointus qui ont la forme d'Obélisque.

4°. L'Anglo-Saxon Bœl qui a fait les mots Anglois bale, tristesse, chagrin,
employé par Spencer & par Chaucer ; & bale-full, plein de tristesse, triste,
funeste ; ce qui cause du trouble : composé de full qui signifie plein, rempli,
& de bale.

5°. Les noms de Bal-iste & d'Ar-bal-ette ; machines à lancer des flèches,
des dards, &c.232

6°. Le mot Allemand Pfeil, flèche, dard, trait.

7°. Le mot Anglois Fly-boat, un flibot, dont nos Etymologlistes n'ont
pas pensé de chercher l'origine chez les Anglois, & qui paroît composé de
leur mot boat, une barque, & du mot fly, qui est toujours en mouvement,
tout comme nous disons un camp-volant.

On pourrait y ajouter, 8°. le Bell-um & la Bell-one des Latins, qui signifioient ;
l'un, la guerre ; & l'autre, la Déesse de la guerre. La guerre consiste
à se lancer des armes, telles que la flèche, & à se donner & recevoir
des coups mutuellement. Les Latins qui n'entendoient rien à l'origine de
leurs mots, s'imaginerent que celui-ci venoit de duell-um, un combat entre
deux personnes : il seroit bien plus naturel de le raporter à la grande
Famille de Bel, trait, flèche. Bell-ate signifieroit alors mot à mot, lancer
des flèches
, se battre à coups de flèches. C'étoit peindre la chose en grand &
imiter l'écriture hiéroglyphique, où des flèches tournées les unes contre les
autres, désignent la guerre.

Nous pouvons maintenant reprendre les divers membres de cette Famille,
& dire :

1°. Que la tige en est bel, vel, bli, fle, signifiant un trait, une
flèche.

2°. Que de-là se forment les mots en bel ou vel, qui signifient aller vîte,
vîtesse, diligence, légereté : fuite, fuir.

3°. Que ces mots se prirent enfin dans le sens de consternation, de trouble,
d'effroi, parce que c'est l'effet naturel des combats & des flèches qui
portent avec elles le carnage, la terreur & la mort.

Ensorte que les deux significations du Verbe Hébreu sont très-naturelles,
& se déduisent sans peine de la racine primitive Bel, signifiant une flèche,
un trait, & tout ce qui va vite comme un trait.

La Langue Angloise nous fournira encore un exemple frapant de la maniere
dont les Verbes se séparent de leur nom radical, & semblenr s'être formés
ainsi par hasard, ou être devenus racines à eux-mêmes.

To hunt, signifie chez eux faire la guerre aux animaux, chasser ; & ce Verbe
ne tient chez eux à aucun nom ; au contraire, celui de la chasse qui est
hunting, est un dérivé du Verbe même hunt.

Mais on auroit tort également d'en conclure que ce Verbe est radical, & que
les Verbes peuvent être antérieurs aux Noms. Celui-ci ne paroît radical que parce
que les Anglois en ont laissé perdre la racine, qui existe encore dans les Langues
233Allemande & Flamande, où hunt & hond signifient un chien. Et ce qui
est plus singulier encore, c'est que dans ces deux dernieres Langues, on ne se
sert pas de cette racine pour exprimer le Verbe chasser : en sorte que ces
Langues se sont partagées cette famille ; les unes ayant le Nom, l'autre le Verbe,
tous réunis dans une plus ancienne, dans l'Anglo-Saxon, où hund signifie
un chien, hunda, un Chasseur ; & hundan, chasser.

C'est ainsi qu'il n'existe aucun mot qui soit seul, & qui ne tienne à une
multitude de Langues. C'est ainsi encore qu'il n'existe aucun Verbe, dans quelque
Langue que ce soit, qui ne soit dérivé d'un Nom.

§. 6.
Comment se formerent les Verbes Elliptiques Actifs, chez les Hébreux,
les Grecs & les Latins.

Mais puisque tout Nom devient Verbe, en acquérant la valeur du Participe
réuni au Verbe est, on peut les employer, ou seuls à la suite des Pronoms ; ou
incorporés avec le Verbe est, mis en terminaison.

La premiere de ces méthodes est à peu-près celle des Hébreux ; & elle paroit
être la plus ancienne.

La seconde est celle des Grecs & des Latins ; mais sur-tout des Latins primitifs,
& avant que les terminaisons de leurs Verbes se fussent altérées.

Par celle-ci le Verbe Etre avec toutes ses personnes, & place à la suite du
nom radical qui devient ainsi un Verbe. Donnons-en un exemple.

Phil désigne en Grec toute idée relative à l'amitié, & à l'union de deux
personnes. Ce mot devient un Verbe elliptique, en se faisant suivre du Verbe
Etre : & l'on dit :

Phil-ei, il aime, mot-à-mot, il est uni à l'amitié.
Phil-eis, tu aimes, tu es uni, &c.
Phil-eo, j'aime, je suis uni, &cc

Il en fut de même chez les Latins. Doc signifiant chez eux toute idée
relative à l'action de montrer, d'indiquer, d'enseigner, il devint Verbe
par son union avec le Verbe Etre. De-là :

Doc-et, Il enseigne ; mot-à-mot, il est uni à l'enseignement,
il existe enseignant.
Doc-es, Tu enseignes.
Doc-eo, J'enseigne, &c.234

L'on voit le même usage dans la Langue Persanne. Le Verbe est se joint à
la suite de ses Noms, pour en faire des Verbes.

, Pak, signifie chez eux, pur, pureté : joint au Verbe Etre,
il signifie être pur.
Pak-am, Je suis pur.
Pak-ai, Tu es pur.
Pak-ast, Il est pur.

On n'objectera pas que sur trois conjugaisons latines, il n'y en a qu'une à
laquelle ceci puisse convenir ; parce que les deux autres sont caractérisées par
les voyelles a & i, qui n'ont nul raport au Verbe Est. Cette remarque, au lieu
de détruire ce que nous venons d'avancer, le confirme au contraire, comme
l'a déjà observé l'Auteur des Elémens Primitifs du Langage. A est ici l'abrégé
du Verbe avoir, & I celui d'Ire ou aller. Mais ces deux Verbes s'employent
continuellement au lieu du Verbe Etre, quand il désigne lien, union. Tous
les jours nous disons, j'ai de la force, pour dire que la force & moi sommes
unis.

§. 7.
Comment se forment les Verbes Elliptiques Passifs.

Dans toutes nos Langues modernes, les Verbes Passifs ne se forment que par
le Verbe Etre, accompagné du Participe Passif. Nous disons, Je suis aimé,
Tu es aimé, Il est aimé.

Il en fut de même chez les Latins : ils disoient :

Amatus sum, je suis aimé.
Amatus fui, je fus aimé, &c.

Les Grecs en faisoient de même pour la plupart des prétérits Passifs.

Tous leurs autres Tems sont formés comme les Actift, par l'addition du
Verbe Etre à la fin de la racine. Ainsi ils disent :

Ti-omai, Je suis honoré.
Ti-ê, Tu es honoré.
Ti-et-ai, Il est honoré.
Ti-esth-éVous êtes honorés.
Ti-ont-ai, Ils sont honorés.

Les Latins disent aussi :

Doc-eor, Je suis enseigné.
235Doc-e-ris, Tu es enseigné.
Doc-et-ur, Il est enseigné.
Doc-e-mino, Vous êtes enseignés.
Doc-ent-ur, Ils sont enseignés.

§. 8.
Le Verbe Est, souvent suprimé dans les Tableaux énonciatifs.

N'omettons pas que le Verbe est se suprime souvent aussi dans les Tableaux
énonciatifs, lorsqu'ils font partie d'un Tableau plus considérable, afin
qu'on n'aperçoive qu'un seul est, celui qui domine sur la phrase entière,
& qui s'unit à l'Objet essentiel du Tableau. Il est suprimé trois fois dans cette
phrase que nous avons déjà citée :

Loin du Trône nourri, de ce fatal honneur
Hélas ! vous ignorez le charme empoisonneur.

La phrase entiere seroit celle-ci, ayant été nourri loin du Trône, vous ignorez
que le charme de cet honneur qui
est si fatal, est empoisonneur.

Ces ellipses rendent le discours plus vif, plus coulant, plus harmonieux, sans
lui rien ôter de sa clarté. Elles deviennent nécessaires sur-tout dans la Poësie, obligée
de s'assujettir à la marche du chant & de la danse, & forcée par conséquent
à suprimer tout ce qui l'auroit retardée dans sa course. De-là, la source
de presque toutes les ellipses usitées dans toutes les Langues, parce qu'elles
commencerent par la Poésie.

La Poésie Orientale suprimoit le Verbe, sur-tout dans les Comparaisons :
« comme les lys entre les épines, disent-ils : ainsi celle que je chéris entre
les Vierges ». Car le Verbe s'y suplée de lui-même.

Ces ellipses favorisent encore l'impatience qu'on a d'arriver à la fin du discours,
& le désir qu'on laisse quelque chose à faire à notre intelligence : nous
voulons entendre à demi-mot.

§. 9.
Vues de M. l'Abbé Barthelemi & de M. l'Abbé Bergier sur ce sujet,
conformes à ce qu'on vient d'exposer.

Tout ce que nous venons de dire, quelque singulier qu'il paroisse, est cependant
si conforme à la vérité, & si naturel, qu'il a déjà été aperçu en tout
236ou en partie par quelques Sçavans. Ainsi M. l'Abbé Barthelemi, dans sa
Dissertation sur le Raport des Langues Phénicienne, Egyptienne & Grecque (1)82,
prouve fort bien que les Verbes Grecs Actifs & Passifs, sont formés
par la réunion d'un mot avec le Verbe Etre.

M. l'Abbé Bergier a fait voir la même chose dans ses Elémens Primitifs sur
les Langues.

Celui-ci discute en même tems la plûpart des Principes que nous venons
de déveloper, & il le fait d'une maniere si analogue à ce que nous en disons,
que nous ne pouvons nous refuser au plaisir de le transcrire ; en témoignant
en même tems notre surprise de ce que ceux qui ont écrit depuis lors
sur ces objets, n'en ont pas sçi profiter ; & de ce que ceux qui ont critiqué si
amèrement cet Ouvrage, n'ont pas rendu justice du moins à ce que nous en
allons extraire : comme si ces vérités étoient du nombre de celles qui ne peuvent
germer que lentement.

« Les Grammairiens François, dit-il (2)83, ont remarqué comme une propriété
de nos Verbes, qu'ils se conjuguent à l'aide de deux auxiliaires, être & avoir.
Il y a quelques observations à faire sur l'un & sur l'autre.

Il paroît d'abord que le Verbe substantif est auxiliaire en Grec & en Latin
comme en François : on peut ajouter même qu'il est impossible de conjuguer
sans lui dans aucune Langue.

Quand on dit : Tuptó (3)84, tupteis, tuptei, tuptomen, tuptete, tuptousi, &c.
si l'on retranche la syllabe radicale du Verbe, qui est Tup, ou Tupt, que
reste-t-il ? ô, eis, ei, omen, ete, ousi. C'est le Verbe substantif pur, dans toutes
ses inflexions avec de très-légères variétés ….

Bien plus … ce principe que le Verbe substantif entre nécessairement dans
la composition de tous les Verbes, & qu'il est le seul auxiliaire, se tire évidemment
de la définition même, que les Grammairiens & les Logiciens donnent
du Verbe en général. C'est, disent-ils, un terme qui exprime la liaison
du sujet & d'un attribut ; qui renferme par conséquenr un jugement. Or,
cette liaison ne peut être exprimée que par le Verbe substantif, que les Logiciens
nomment pour cette raison copula. C'est en lui qu'est renfermée toute
l'essence du jugement : d'où ils concluent fort bien, qu'à prendre les termes
237à la rigueur, il n'y a qu'un seul Verbe dans toutes les Langues, qui est le Verbe
substantif ; ou, ce qui est le même, qu'il ne peut y avoir de Verbes sans lui…

La raison fondamentale de toutes ces vérités, c'est que le Verbe substantif
n'est auxiliaire que quand il est pris dans le … sens… de liaison. Or,
la racine primitive des Verbes eo, habeo, fio, aller, venir, devenir, est
aussi l'idée de liaison ou de proximité : il n'est donc pas surprenant que les
deux premiers puissent être auxiliaires, comme être (dans le sens de) liaison.
Quand nous disons, j'ai du courage, cela signifie que le courage & moi
sommes étroitement liés, intimément unis
. Je vais à la maison, je viens à la
maison
, je m'aproche de la maison, c'est la même chose. Un Maître, au lieu
de dire à son Valet, viens ici, lui crie simplement, aproche. Je deviens sage,
signifie que je m'aproche de la sagesse.

Dans ces observations, l'on ne prétend pas prendre parti entre M. l'Abbé
Girard dans ses Elémens de la Langue Françoise, & les autres Grammairiens.
Jusqu'à ce que tous soient convenus de l'essence & de la définition du Verbe,
il est permis de s'en tenir au sentiment commun.Que ce soit l'essence, ou seulement
une propriété du Verbe de renfermer une affirmation ou un jugement,
cela m'est égal. Toujours est-il vrai qu'il n'y a point de Verbe qui ne renferme
le Verbe substantif, ou expressément, ou équivalemment ; & cela me suffit…

De tous ces principes qui me paroissent clairs, je tire une nouvelle conséquence,
qu'il n'y a donc point de Verbes en Hébreu ; puisque dans cette
Langue, le Verbe Substantif n'est point auxiliaire, & n'entre pour rien dans les
Conjugaisons, si ce n'est dans la cinquieme, (la Passive)…

Ce que l'on nomme Participe, est un Adjectif, signifiant un attribut, distingué
par des genres & des nombres, comme les Noms, & ordinairement
par des tems comme les Verbes : Or, les Verbes Hébreux ont des genres
& des Noms ; ils ont des personnes, & point de tems : ce sont donc plutôt
des Participes que des Verbes.

On peut prouver ce même fait par la comparaison de l'Hébreu & du Syriaque.
Dans celui-ci, pour exprimer le passé, on joint le Verbe substantif au
Participe, comme nous faifons dans je suis allé, je suis venu ; par conséquent,
dans cette addition, qui ne se fait point en Hébreu, le Participe demeure
aoriste ou indéterminé.

Mais une Langue peut-elle se passer de Verbes ? Plus aisément que l'on
ne pense : le Verbe sert à joindre l'attribut au sujet, par le moyen du Verbe
substantif qui en fait la liaison, relativement à un certain tems. Dans l'Hébreu,
le Participe n'exprime que l'attribut, & laisse à l'esprit le soin de supléer
la liaison & le tems qui convient au sujet dont on parle ».238

Article II.
Invention des Tems et leur gradation.

§. 1.
Des Tems en général.

Jusqu'ici nous n'avons considéré l'existence que dans un point, dans le
moment actuel : c'est le seul tems qui pût exister pour nous, si nous étions
bornés à de simples sensations : n'éprouvant jamais que la sensation actuelle,
nous n'aurions de connoissance que celle du moment : mais telle est la
perfection de l'homme, que non-seulement il a le sentiment du présent ; mais
qu'en se rapellant ses actions. passées, il conserve encore le souvenir du tems
qui n'est plus ; & que portant ses vues au-delà du présent, il découvre des tems
qui ne sont pas encore : ainsi notre existence actuelle s'accroît de l'existence
passée que nous nous rapellons, & de l'existence future que nous prévoyons.

C'est par cette faculté admirable que l'homme est véritablement homme,
qu'il se montre un Etre vraiment intelligent : car ce n'est que par-là qu'il peut
se former un plan de conduite pour sa vie entière, faire que chaque instant
soit dirigé au même point que tous ceux qui le précéderent ou qui le suivront ;
& ne pas vivre au jour le jour, comme les Sauvages, les enfans, ou
les animaux.

C'est par une suite de cette faculté que naquirent les Arts, dont l'unique but
est de se procurer pour l'avenir une existence plus agréable, & que se forma
l'Histoire, dépôt des événemens passés, pour l'instruction des vivans.

C'est par elle que l'homme résiste même à tous les charmes du moment
actuel, aux jouissances les plus délicieuses, afin de pouvoir jouir du tems qui
n'est plus ; & que franchissant les bornes du tems, il s'enfonce dans une
éternité qu'il conçoit être & qu'il espere, & se conduit dès cette vie d'une maniere
qui ne puisse point troubler la jouissance de celle-là, en se trouvant
en contradiction avec elle.

Cette diversité de Tems, influant sans cesse sur notre conduite, se peindra
239continuellement dans nos idées : toutes porteront leur empreinte. En
effet, à quel objet pouvons-nous penser, quel être pouvons-nous nous représenter,
quelle action même pouvons-nous nous peindre sans les voir dans
le tems présent, ou dans le tems passé, ou dans un tems à venir ?

Nous ne saurions donc peindre aucune idée, sans la peindre en même
tems avec ses raports à un tems quelconque ; de-là, la nécessité d'avoir des
mots qui peignent l'existence présente, l'existence passée, & l'existence future ;
de-là la nécessité que le Verbe, le lien de la parole, changeât suivant ces raports :
& de-là ses trois formes dont nous avons déjà parlé, il est, il fut, il sera.
Est, qui lie par l'idée d'existence actuelle ; fut, qui lie par l'idée d'existence
passée ; sera, qui lie par l'existence future.

De-là, la division du Verbe en trois Tems, le Présent, le Passé & le Futur ;
dont nous avons également déjà parlé.

Dès que les Participes furent réunis au Verbe Etre, ils durent l'être successivement
à chacun de ses Tems ; ainsi ces nouveaux Verbes eurent également
trois Tems.

Mais de tous ces Tems, quels naquirent les premiers ? c'est ce que nous
nous proposons de discuter dans ce second Article. Pour cet effet, transportons-nous
au tems passé, dans le tems où la Société commença & où les hommes
durent commencer par pourvoir aux besoins actuels.

§. 2.
Impératif, premier des Tems.

Avant qu'on pût penser à l'avenir ou qu'on cherchât à se rapeller le passé,
il fallut pourvoir au moment présent ; car comment se rapeller l'un ou
rêver à l'autre, tandis qu'on eût été agité du plus pressant besoin, celui de
pourvoir au moment ? Le premier soin des hommes fut donc de réunir
leurs efforts pour se procurer ce qui leur étoit indispensable pour la vie ;
tel dut donc être le but de leurs premiers discours.

Ce n'est donc pas dans les harangues des Orateurs, dans les discours des
Philosophes, dans les récits des Historiens, chez ceux qui sont rassasiés, ou
qui n'ont nul lieu d'être en peine pour le lendemain, que nous devons chercher
comment se dévelopa la chaîne des Tems. Ce n'est pas même dans les
Grammairiens ; ceux-ci sont toujours partis des choses qu'ils trouvoient établies :
ils n'étoient pas à même de voir comment elles s'étoient établies.

Celui qui a besoin, demande, prie, sollicite, & lorsque plusieurs concourent
240à une même action, le plus habile, ou celui pour qui elle se sait, dirige
les autres ; il leur dit ce qu'ils doivent faire : tandis que celui qui en a
d'autres à son service, leur commande.

Les Verbes commencerent donc par l'Impératif, par ce tems qui dit
de la maniere la plus courte & la plus prompte, ce qu'on doit faire : car
dans les choses pressées & où il faut exécuter sur le champ, on ne sauroit
chercher de longs discours ; & ce n'est pas dans le besoin qu'on s'amuse à
haranguer.

Aussi l'Impératif est-il comme les discours des muets ; à peine est-il au-dessus
du geste : il est comme lui isolé, décousu, l'affaire de l'instant, un
simple son, comme l'autre est un simple mouvement ; presque toujours composé
d'une seule syllabe.

Viens, va, donne, aide, fais, prends, porte, marche, dis, parle, vois,
sois, &c. tels sont les Impératifs dans toutes les Langues, parce qu'aucune ne
put s'écarter de la Nature, dont elles furent toujours l'expression.

C'est par cette raison que l'Impératif est le tems qui sert à énoncer
toutes les Loix : ce style simple & majestueux est digne de la grandeur de la
Loi, & de son importance : c'est l'évidence, l'utilité, le salut commun, qui
dicte aux hommes les moyens d'être heureux : c'est l'ordre éternel & nécessaire
qui, non content de faire entendre sa voix, fait connoître en même
tems le besoin urgent d'être obéi.

Le Législateur des Hébreux, qui ne met que l'Impératif dans la bouche
du Créateur, fut donc un grand Peintre, sur-tout lorsqu'il veut représenter
la promptitude avec laquelle il forma l'Univers. C'est comme s'il disoit : Lumiere,
sois ! & la lumiere fut. Sec, parois ! & il parut. Ainsi il le peint donnant
des ordres à ce qui n'étoit pas parce qu'il alloit paroître comme on paroît à la
voix de son Maître : il semble qu'on voit la Nature attentive à la voix d'un
Pere bienfaisant, & se hâter de lui obéir, & prêter aussi-tôt à ses ordres,
devenir tout ce qu'il veut (†)85 C'est le spectacle le plus grand qu'on pût
241mettre sous les yeux des hommes. C'étoit mieux peindre la grandeur & la
puissance de Dieu, qu'avec un gros Livre de Métaphysique.

§. 3.
Le Prétérit, second des Tems.

Bientôt, chacun raconte ce qu'il a fait, les peines qu'il a eues, les obstacles
qu'il a été obligé de vaincre, les moyens qu'il a mis en œuvre pour les
enlever, les succès dont ils ont été suivis, le point où il a laissé son ouvrage :
mais pour raconter tout cela, pour le peindre relativement au Tems, on
donnera au Verbe une tournure différente, qui fasse voir que la chose est
passée : l'on avoit dit, va, viens, fais, donne, &c. l'on dira, je suis allé, je
suis venu
, j'ai fait, j'ai donné, j'ai fini, &c.

Ce sera donc ici une nouvelle portion du Verbe ; un nouveau Tems qu'on
apellera le Prétérit, le Tems passé ou le Parfait, parce qu'il peint un
évenement passé, qui n'est plus, une chose faite & parfaite, telle qu'on la
désiroit.

§. 4.
Du Futur.

Cela ne suffit pas : il faut encore pourvoir à l'avenir, prendre des mesures
pour ce que l'on sera le lendemain, & pendant tout le tems qu'on continuera
les mêmes travaux : il faut donc transporter la peinture de l'action dans
l'avenir ; lui donner une nouvelle forme qui peigne cette nouvelle espèce
d'existence ; cette existence qui n'est encore en réalité que dans notre esprit ;
mais qui le sera à son tour dans la Nature.

Ce sera encore ici une nouvelle portion du Verbe, un nouveau Tems
242qu'on apellera Futur, parce qu'il peint un événement qui n'est pas encore
mais qui doit être.

C'est dans ce sens qu'on dit j'irai, je viendrai, je ferai, je donnerai : mots
où l'existence future est désignée par la valeur de R, comme nous l'avons
déja expliqué par raport au Verbe Etre.

Ainsi naquirent les différentes formes que prirent les Verbes pour peindre
l'existence d'une action, conformément aux diverses portions de Tems dans
lesquelles elle se fait, ou peut se faire. Nous donnons à ces formes le nom
de Tems, sans prendre garde que ce mot devient équivoque, à cause du
double sens qu'il acquiert par-là ; ce que les Anglois ont sagement évité, en
distinguant ces objets par des Noms différens. Time signifie chez eux le
Tems ; pendant que Tense désigne les Tems du Verbe.

§. 5.
L'inspection des Langues prouve que l'Impératif fut le premier des Tems.

Mais puisqu'un même Verbe se charge ainsi d'un grand nombre de nuances
différentes, suivant qu'il peint une action présente, passée ou future, ne faudra-t-il
pas mettre entre toutes ces nuances un arrangement constant ? Et cet
arrangement sera-t-il abandonné au simple caprice ? La raison n'aura-t-elle
point de méthode à prescrire ici ? ou chaque Tems se fera-t-il placé au
hasard ? Non sans doute : tout a son ordre, & il faut que tout ce qui le
constitue ait sa place marquée par cet ordre même.

Lorsque nos Grammairiens ont placé les Tems de l'Indicatif à la tête
des Verbes, & avant ceux de l'Impératif ; lorsqu'ils ont arrangé les Tems de
l'Indicatif, de maniere que le Présent est le premier, ensuite le Passé, &
enfin le Futur ; ils ont suivi une méthode aussi contraire à la Nature qu'à
la facilité de l'instruction. Ils ont anéanti par cette prétendue symétrie l'ordre
dans lequel naquirent ces tems, le raport qui règne entr'eux relativement
à cette filiation, celui qui existe entre le Verbe & sa racine.

C'est que ceux qui arrangerent ces Tems n'avoient aucune idée de la
maniere dont ils s'étoient formés, & qu'ils chercherent seulement à mettre
un arrangement entre toutes ces portions de Verbes, qu'ils voyoient en
usage.

Ce désordre se fait sentir vivement en Grec, où l'on n'aperçoit qu'avec
peine les raports existans entre les Noms & les Verbes qui en naquirent,
243parce qu'on y met le Présent pour Tems radical, undis que ce Présent sur
le dernier des Tems, & celui qui occasionna par conséquent le plus de changemens
dans la racine, afin de le distinguer des Tems qui existoient déjà.

En effet, les Présens, Tupt-o, je frape ; Lambano, je prens ; Manthano,
j'enseigne ; Didômi, je donne ; sont beaucoup plus éloignés de leurs racines,
Tup, coup ; Lab, main ; Math, mesure, connoissance ; Do, don ; que l'Impératif
du Futur second, Tupe, frape ; Labe, prens ; Mathe, enseigne ; dos,
donne.

De-là, l'énergie de ce Tems Impératif, soit qu'on veuille flatter & caresser
comme une mere à l'égard d'un enfant chéri ; soit qu'on apelle quelqu'un
à son secours ; soit qu'on donne des ordres ou qu'on prescrive quelqu'opération.
On pourroit l'apeller le Tems des passions ou du sentiment.
Ne l'appeller qu'Impératif, c'est lui ôter les trois quarts de sa valeur : c'est
nous ramener à la barbarie de ceux qui l'inventerent & qui partirent
des ordres donnés par les Empereurs à des sujets qu'ils traitoient en esclaves.

Déjà, des Savans distingués ont aperçu que ce Tems étoit le plus
simple de tous, & qu'on devoit le regarder comme la racine du Verbe.
Leibnitz, qui sentoit si vivement l'utilité des recherches étymologiques,
vit que l'Impératif chez les Allemands étoit le Tems le plus simple de tous.
M. le Président de Brosse s'est déclaré hautement pour cette opinion, & M.
l'Abbé Bergier y borne toute l'étendue des Verbes Hébreux.

Si l'Impératif est le Tems radical dans les Langues Allemande & Grecque,
il en est de même pour le Latin & pour l'Hébreu.

Ama, aime ; Lege, lis ; Dic, dis ; Fer , porte, sont plus courts qu'aucun
autre Tems de ces Verbes.

Et dans tous les Verbes Hébreux composés de deux Syllabes, l'Impératif
n'en a jamais qu'une, précisément comme le nom radical dont il vient.

, I-hyd, fixer un jour ; , Na-than, donner ; , I-hyl, croître ;
, I-sen, vieillir ;. font à leur Impératif yd, than, yl ou hyl, sen ; ensorte
qu'ils représentent dans la plus grande exactitude ces Noms primitifs :

Id, le tems ; Then, don ; Hul, plante ; Sen, vieillesse.

Cette observation n'est qu'une bagatelle en aparence ; mais pour n'avoir
pas su cette bagatelle, tous les Savans en Langues Orientales se sont constamment
égarés en fait d'étymologies, parce qu'ils regardoient comme dénués
de racines tous les Verbes, tels que Iyd, Nathan, Ihyl, Isan, &c. & parce
qu'ils n'ont jamais aperçu leurs raports avec une foule de mots Grecs, Latins,
244Celtes, &c. nés des mêmes racines : ensorte que ces mots Latins, par
exemple, Id-us, les Ides ; Syl-va, forêt ; Sen-ex, vieillard, &c. étoient des
mots qui n'avoient, selon eux, aucun correspondant dans les Langues Orientales.

Mais lorsqu'on néglige les petites choses, & qu'on laisse échaper les principes,
il faut nécessairement que la vérité échape elle-même ; & que toutes
les connoissances qui dépendent de ces principes ne soient pour nous qu'un
cahos ; que nous voyons, sans voir.

§. 6.
Comment les Orientaux en formerent le Préterit & le Futur.

D'abord après l'Impératif, naquirent le Préterit & le Futur. Les Orientaux
les formerent d'une maniere aussi simple qu'énergique.

Pour peindre le Passé qui n'est plus, ils mirent la racine derriere le Pronom
personnel : pour marquer le Futur, ils placerent la racine en avant du
Pronom : le premier de ces tableaux peignoit le tems comme passé, comme
étant bien loin derriere nous : le second le peignoit comme venant à notre
rencontre, comme Futur.

De Phakd, ou Pect, qui signifie Visite, vinrent ces Tems :
Phakd-ti, Tu visitas.
Phakd-i, Je visitai.
E-Phakd, Je visiterai.
Ti-Phakd, Tu visiteras.

Cette maniere de conjuguer fut commune aux Chaldéens, aux Assyriens,
aux Phéniciens, aux Syriens, aux Egyptiens, aux Ethiopiens,
& aux Arabes qui l'ont encore. Encore aujourd'hui ceux-ci disent :

Nasar-ta, Tu vengeas.
Nasart-o, Je vengeai.
A-nsoro, Je vengerai.
Te-nsoro, Tu vengeras.

Elle fut certainement commune aux plus anciens Peuples de l'Italie, du
moins pour le Prétérit ; puisque le Prétérit Latin est encore parfaitement semblable
au Prétérit Oriental ; qu'on y dit :

Leg-i, Je lus.
Legis-ti, Tu lus.
Leger-unt, Ils lurent.245

Comme les Hébreux disent Phakd-i, Phakd-ti, Phakd-ou ou Phakd-oun,
je visitai, tu visitas, ils visiterent.

C'est par cette raison que les Prétérits Latins sont plus simples que les
Présens, lorsqu'on a altéré la racine pour former ceux-ci.

Fregi, je rompis, qui vient de Frec ou Brec, brèche, est plus voisin de
la racine, que le Présent Frango.

Tactus, qui a été touché, & qui vient de tact, le tact, le toucher,
est plus près de la racine que tango, je touche.

Il faut en effet que les derniers dérivés soient plus éloignés de la racine,
ou lui ressemblent moins que les premiers.

Ces raports sont trop sensibles & trop conformes à la seule maniere dont
les Verbes ont pu se former & devenir représentatifs, pour être mis un
instant en doute.

Les causes qui produisirent ces Tems divers qui composent l'ensemble des
Verbes, commencent donc à se developer. Déjà brillent de l'éclat de la raison
ces formes variées qui parossoient l'effet du hasard : on y voit la marche
constante de la sagesse, qui fut toujours trouver dans la Nature des ressources
efficaces contre les besoins que celle-ci fait naître.

En prenant cette sagesse pour guide, nous retrouverons donc ses opérations,
malgré l'éloignement des tems où ces choses naquirent, malgré la
mobilité & l'inconstance des élémens qui les composent, & malgré les altérations
que les Verbes ont essuyées dans l'étendue des siecles, & par tant de
révolutions dont les funestes effets ont encore été augmentés par l'impatience
des Peuples qui tendent sans cesse à abréger le Discours, & qui réduisent
presque à rien les terminaisons des mots ; en sorte qu'on est obligé, à la
longue, de deviner les élémens dont ils furent d'abord composés.246

Article III.
Division des Tems, & sur-tout dans la Langue Françoise.

§. 1.
Les Langues n'ont pas toutes le même nombre de Tems.

Avant ainsi fixé nos idées sur les causes des Tems dont les Verbes sont
composés, & sur l'origine des premiers auxquels on fut oblige de recourir,
pour peindre l'ordre dans lequel les actions & les événemens & succedoient,
passons au dévelopement de ceux qui existent dans notre Langue : ce sera une
régle de la plus grande utilité pour reconnoître la valeur des Tems employés
pas chaque Peuple ; & pour juger des progrès qu'on a faits à cet égard, dans
les diverses Langues qu'on a le plus d'intérêt à connoître.

Car elles n'ont pas toutes la même quantité de Tems ; du moins de Tems
formés uniquement par la racine, comme j'aime, j'aimai & j'aimerai. A
cet égard, la Langue Grecque est la plus riche, ayant huit Tems actifs, tous
composés de la seule racine, tandis que le Latin n'en a que cinq : l'Anglois
& l'Allemand, deux seulement ; & la Langue Françoise, quatre ; leurs autres
Tems sont composés de Verbes auxiliaires tels qu'être & avoir.

Quelques personnes ont cru que ces Périphrases ou ces Tems composés de
plusieurs mots, étoient un vice, une imperfection dans nos Langues modernes,
& qu'il seroit à désirer que tous nos Tems fussent également composés
de la racine seulement, avec quelque légère modification, comme chez les
Grecs. Il est certain que le discours y gagnerait du côté de la briéveté : mais
on y perdroit beaucoup à d'autres égards.

Si l'on vouloit exprimer de cette maniere tous les Tems possibles d'un Verbe,
leur étude deviendroit très-pénible, par la difficulté de distinguer exactement
dans une liste aussi nombreuse, le sens de chaque terminaison : il est infiniment
plus aisé de les saisir lorsqu'ils sont exprimés par la réunion de plusieurs
mots ; sur-tout à cause des irrégularités qui en naissent de toutes parts ; & dont
la Langue Grecque est une preuve trop sensible. Aussi ne peut-on indiquer aucune
Langue dans laquelle on n'ait des Tems composés, même dans la Langue
Grecque, quoiqu'elle soit si riche en Tems Simples.247

Il résulteroit de-là un autre inconvénient : c'est qu'un pareil usage répandroit
sur les Langues une sécheresse, une langueur, une monotonie insuportable.
Si c'est un avantage d'abréger ses expressions, sur-tout celles qui reviennent
sans cesse, ce seroit un mal d'abréger des expressions qui reviennent
rarement, & dont le sens seroit par-là même beaucoup plus difficile à saisir :
ensorte qu'au lieu d'abréger, il se trouveroit qu'on auroit embarrassé sa route
& qu'elle seroit devenue beaucoup plus longue à parcourir.

§. 2.
D'où vient la différence qu'on observe entre les Langues sur le nombre des
Tems.

Ne soyons pas surpris de ce que les Langues différent si fort dans le nombre
de leurs Tems simples ou composés.

La Nature n'en indique, à proprement parler, que deux : le Passé qui sert à
raconter ce qu'on a fait ou qu'on a vu, & qui peut servir de régle pour
l'avenir ; & le Futur pour lequel on doit se préparer. Le Présent n'est rien dans
la Langue de la Nature : on le voit ; qu'a-t-on à en dire ? & d'ailleurs, il
passe si rapidement, qu'il n'est plus lorsqu'on voudrait en parler.

Avec ce Présent lui-même, il n'existe donc que trois Tems dans la Nature
& ce sont les seuls sur lesquels les Peuples puissent se rencontrer ;
étant d'ailleurs si distincts qu'il est impossible de les prendre l'un pour l'autre.

Les Tems que les Langues nous offrent de plus, ne sont donc que des
nuances de ces Tems, des intermédiaires au moyen desquels ces trois époques
se raprochent les unes des autres ; par lesquels le Présent va se confondre
avec le Passé, & le Futur se raproche du présent : ce sont des Présens plus
ou moins Présens, des Passés plus ou moins éloignés, des Futurs à distances
inégales. Ce sera un Passé dans une distance immense, un autre infiniment
plus près, un Passé presque Présent, ou un Présent qui est déja dans le Passé :
&c. Ainsi les couleurs les plus tranchantes se raprochent par des nuances intermédiaires,
de façon qu'au point de séparation on ne peut dire à quelle
des deux couleurs il apartient : ainsi le point où l'on cesse de monter ne se distingue
pas de celui où l'on commence à descendre.

La Langue la plus exacte seroit celle qui pourrait peindre toutes ces gradations :
la moins exacte, celle qui n'auroit point de termes moyens pour
248toutes ces nuances : cependant de ce que l'une seroit plus exacte, il n'en résulteroit
pas qu'elle fût la plus utile ou la plus riche ; parce qu'il n'est pas nécessaire
de tenir note de cette immensité de gradations ; qu'il suffit d'être en
état de peindre les plus importantes, celles qui sont les plus intéressantes &
qui peignent les nuances les plus sensibles.

L'on sent parfaitement que dans ce choix, les Nations pourront différer
considérablement entr'elles : car telle nuance sera sensible pour l'une, qui ne le
sera pas pour une autre : & telle Nation voudra mettre entre ces intermédiaires
une gradation moins lente, tandis que telle autre voudra la précipiter
& sauter par-dessus toutes ces distinctions qui plaisent à celle-là. D'où
peut résulter une grande différence entre les Tems, d'une Langue à une
autre.

Cependant elles pourront s'accorder à avoir plus de tems passés que de
présens ou de futurs, parce qu'on raconte plus qu'on ne prévoit, & parce
qu'il est bien plus aisé de distinguer les tems écoulés & qu'on a vus, que
les futurs dans lesquels rien ne s'est fait encore. C'est ainsi que nous mettons
une grande différence entre une même action considérée comme se faisant dans
un tems très-peu éloigné, ou dans un tems plus éloigné ; ou comme faite
dans un tems éloigné purement & simplement : qu'au premier sens, nous disons
je faisois, je mangeois ; au second, je fis, je mangeai ; au troisième, j'ai
fait
, j'ai mangé : tandis que les Latins confondent ces deux dernieres formules
en une seule, & que les descendans des anciens Germains, les Allemans,
les Anglois, &c. confondent les deux premieres.

On sent encore très-bien que les richesses de cette espéce, ne pourront
pas se transporter des Langues qui les possédent dans une qui en seroit privée,
puisque celle-ci n'en a pas l'équivalent : ensorte qu'une Langue peut
avoir des beautés dont une autre sera totalement dénuée ; & que celle-ci sera
obligée de confondre en un seul plusieurs objets très-distincts dans celle-là,
parce qu'elle n'aura aucun moyen pour saisir leurs différences.

L'habileté de ses Ecrivains consistera à l'en dédommager par des tournures
heureuses qui produisent le même effet ; ou à faire passer par une noble hardiesse
le tems étranger dans leur propre Langue, comme l'ont fait les Ecrivains
d'Italie, qui transportant chez eux notre expression je viens de… comme
je viens de faire, je venois de faire, disent maintenant, Io vengo di far, Io
veniva di lodare
 : innovation qui d'abord fit murmurer ; mais que son utilité
a fait enfin adopter.249

§. 3.
Systême des Tems, suivant M. l'Abbé Girard.

La distinction des Tems est d'une si grande simplicité, qu'on se trouve
toujours dans le plus grand embarras, lorsqu'on veut en rendre raison : c'est
ce dont il est très-aisé de se convaincre en jettant les yeux sur les noms que
les Grammairiens leur ont donnés, & sur les difficultés qu'ils rencontroient lorsqu'ils
vouloient rendre raison de ces noms.

C'est ainsi qu'ils avoient inventé les noms de Présens imparfaits, de Prétérits
parfaits, plusque parfaits, indéfinis, composés, surcomposés ; de
Futurs un peu passés, avec lesquels on n'expliquoit rien & l'on brouilloit tout.

Laissons dans l'obscurité ces dénominations qui n'étoient bonnes que pour
mettre à la torture ceux qui étoient forcés de les aprendre ; & voyons ce
que nos derniers Grammairiens ont fait pour les simplifier.

L'Abbé Girard remarquant que tout événement pouvoit être considéré sous
deux points de vue, relativement au tems dans lequel il a eu lieu, & relativement
à un autre événement arrivé dans un autre tems, avec lequel on le
comparoit, divisa tous les Tems en deux Classes ; les Tems absolus où l'on
ne considère une action que relativement au Tems : les Tems relatifs où l'on
considère le tems de cette action relativement au tems dans lequel se passa une
autre action.

Ainsi, je mange est un tems absolu ; cette action n'est comparée qu'au
tems : je mangeois lorsque vous êtes venu, est un tems relatif ; car il est comparé
au tems où l'on vint.

De-là, huit Tems dans notre Langue, selon ce Grammairien : deux Présens ;
deux Préterits pour un événement arrivé dans un tems qui existe encore :
deux Préterits apellés Aoristes (†)86, pour les événemens arrivés dans
un tems qui n'est plus ; & deux Futurs. Voici un exemple de ces huit
Tems.

tableau présent absolu | j'aime | prétérit absolu | j'ai aimé | aoriste absolu | j'aimai | futur absolu | j'aimerai | présent relatif | j'aimois | prétérit relatif | j'avois aimé | aoriste relatif | j'eus aimé | futur relatif | j'aurai aimé250

Il va les déveloper lui-même (1)87 : nous transcrirons ses propres paroles
avec d'autant plus de plaisir, que c'est ce qui avoit paru de mieux jusques alors
sur cette matiere.

« Je fais, est présent absolu ; parce que cette formation ne fait répondre
le tems de l'événement qu'à celui de la parole, comme étant le
même :

Je fais de mon mieux pour que le Lecteur m'entende.

Je faisois, est présent relatif ; parce qu'il représente le tems de l'événement
sous deux rapports, sçavoir comme présent au tems de quelque
circonstance désignée, & comme passé eu égard à celui de la parole.

Je faifois dernierement réflexion à la sottise des hommes, en voyant
les uns compter sur la confiance des femmes, & les autres s'offenser
de leur infidélité
.

J'ai fait, est préterit absolu ; le tems de l'événement y répondant simplement
au moment de la parole, comme passé à son égard ;

J'ai fait tout ce que j'ai pu pour vous rendre service ; & vous n'avez
pas fait la moindre chose pour m'en témoigner de la reconnoissance
.

J'avois fait, est préterit relatif ; parce qu'il fait répondre l'événement
comme passé, non-seulement par raport au tems ou l'on parle, mais encore
par raport à quelque circonstance arrivée après lui, & passée de même
par raport à l'instant de la parole :

J'avois fait les démarches convenables quand il a paru s'y opposer.

Je fis, est aoriste absolu ; le tems de l'événement y étant seulement représenté
dans un période passé par raport à celui qui coule avec le tems de
la parole :

Je fis l'année derniere moins d'ouvrage, quoique je travaillai plus assiduement
que je n'ai fait celle-ci
.

J'eus fait, est aoriste relatif ; puisqu'il fait répondre le tems de l'événement,
non-seulement à un période passé par raport à celui de la parole,
251mais encore à un tems passé dans ce même période par raport à une autre
circonstance qui est arrivée :

J'eus fait mes affaires dans la derniere Campagne avant que mon
Concurrent fût arrivé
.

Je ferai, est futur absolu ; parce qu'il représente le tems de l'événement
uniquement comme postérieur à celui de la parole :

Je ferai demain ce que je ne pourrai pas faire aujourd'hui.

J'aurai fait, est futur relatif ; parce qu'il représente le tems de l'événement
sous deux faces, comme postérieur à celui de la parole & comme antérieur
à celui de la circonstance dont il doit être accompagné :

J'aurai fait mon ouvrage à la fin de l'année ».

§. 4.
Systême de M. Harris.

Un Savant Anglois, qui donna dans sa Langue, sous le nom d'Hermès, il
il y a plus de vingt ans, des Principes de Grammaire Philosophique & universelle,
remplis d'érudition & de génie, porta le nombre des Tems jusqu'à douze ;
en les considérant sous un point de vue, tout-à-fait neuf, d'une maniere
plus grande & plus philosophique que tout ce qui avoit paru en ce genre.

Le Tems, dit-il, est divisible & étendu (2)88 ; par conséquent, chaque
portion déterminée du Tems, même le Présent, a toujours un commencement,
un milieu & une fin.

De-là, se déduit d'une maniere très-simple la Théorie entière des Tems,
(Tenses).

L'on voit d'abord les Tems indéfinis, dans lesquels l'on considère l'événement
sans aucun raport à son commencement, à son milieu, à sa fin ;
mais en lui-même : & les Tems définis, dans lesquels on le considere relativement
à ces diverses gradations.

Ces Tems indéfinis, qu'on peut nommer très-bien Aoristes, sont au
nombre de trois ; l'Aoriste du Présent, l'Aoriste du Passé & l'Aoriste du
Futur. Les Tems définis sont au nombre de trois pour désigner le commencement
252de ceux-là : au nombre de trois également, pour désigner leur
terme moyen ; & au nombre de trois encore, pour en fixer la fin : ce qui
donne neuf Tems définis.

Nous pourrons apeller les trois premiers de ces neuf tems, Tems Inceptif ;
les trois suivans, Tems Moyens ; & les trois derniers, Tems Completifs.

De-là ces douze Tems :

Aoriste du Présent,
En Grec.
En François.
En Anglois.
Γραφω, j'écris. I write, j'écris.
Aoriste du Passé.
Εγραψα, j'écrivis. I wrote, j'écrivis.
Aoriste du Futur.
Γραψω, j'écrirai. I shall write, je dois ou je devrai écrire.

Présent Inceptif.
Μελλω γραφειν, je vais écrire. I am going to write, je suis allant écrire.
Présent Moyen.
Τυγχανω γραφων, j'écris. I am writing, je suis écrivant.
Présent Completif.
Γεγραφα, j'ai écrit. I have written, j'ai écrit.

Passé Inceptif.
Εμελλον γραφειν, j'allois écrire. I was beginning to write, j'étois commençant
à écrire
.
Passé Moyen.
Εγραφον, j'écrivois. I was wriring, j'étois écrivant.
Passé Completif.
Εγεγραφειν, j'avois écrit. I had done writing, j'avois fait écrivant.

Futur Inceptif.
Μελλησω γραφειν, j'irai écrire. I shall be beginning to write, je dois ou je
devrai être commençant à écrire
.
253Futur Moyen.
Εσομαι γραφων, je serai écrivant. I shall be writing, je dois ou je devrai
être écrivant
.
Futur Completif.
Εσομαι γεγραφως, j'aurai écrit. I shall have done writing, je devrai avoir
fait écrivant
.

L'Auteur Anglois apuie ceci d'un grand nombre d'observations & de preuves
d'autant plus intéressantes, que jusques à lui on n'avoit point considéré les
Tems des Verbes sous un point de vue aussi ingénieux.

Il fait voir que les Latins connurent les Tems inceptifs, qu'ils érigerent en Verbes
apelles lnchoatifs, c'est-à-dire, qui marquent le commencement : tels furent
Cal-esco, je commence à me réchauffer : Alb-esco, je commence à blanchir.
Il raporte que les Grammairiens Grecs les plus illustres, Apollonius, Gaza,
&c. ont considéré le Présent comme un événement incomplet, & le Passé
comme le complément du présent. L'Imparfait tomme un Passé incomplet, &
le plusque parfait comme un Passé qui a tout son complément.

Il ajoute une remarque très-connue du moins dans nos Contrées, que
l'Imparfait, qu'il apelle Passé moyen, & l'Abbé Girard, Présent relatif, désigne
aussi tout ce qui est usuel & ordinaire ;les expressions pareilles à celles-ci, il
se levoit
, il écrivoit, ne signifant pas seulement il étoit se levant, il étoit écrivant,
mats signifiant aussi il ne cessoit de se lever, il ne cessoit d'écrire :
parce que ce qui est fréquemment répeté porte nécessairement sur le Tems passé.

Et si les anciens Artistes, dit-il encore, se servoient de ce tems pour marquer
qu'ils étoient les Auteurs des Ouvrages que le Public avoit sous les yeux,
c'etoit par modestie & pour marquer qu'ils ne les regardoient pas comme finis :
formule qu'ont imitée nos plus célébres Imprimeurs, tels qu'Henri-Etienne,
Morel, Jean Blenné ou Benenatus, & en dernier lieu, chez les Anglois, le Docteur
Taylor dans sa belle Edition de Démosthènes.

Il finit par une très belle remarque relative à la Langue Latine : c'est que
les Tems y sont formés d'après cette marche ; le Passé & le Futur qui passent,
viennent du Présent moyen ou qui passe : de scribo, j'écris, viennent scribebam,
j'écrivois ; scribam, j'écrirai. Du Présent Completif, scripsi, j'ai écrit,
viennent le Passé & le Futur Completifs, scripseram, j'avois écrit ; scripsero,
j'aurai écrit. Ce qui forme les six Tems de la Langue Latine.

Ceci a lieu, même pour les Verbes irréguliers. De fero, je porte, viennent
ferebam, je portois ; & seram, je porterai : & de tuli j'ai porté, viennent tuleram,
j'avois porté ; & tulero, j'aurai porté.254

Article IV.
Systême de M. Beauzée.

§. 1.
Il admet vingt Tems.

M. Beauzée considérant cet objet sous un point de vue beaucoup plus vaste ;
aperçoit vingt tems différens dans nos Verbes François & dont quelque Langue
que ce soit peut être susceptible, étant pris dans la Nature elle-même.

Ces Tems sont divisés en six Classes.

1°. Ceux qui sont formés par la seule racine du Verbe,

tableau j'aime | j'aimois | j'aimai | j'aimerois

2°. Ceux qui sont composés de la racine combinée avec le Verbe avoir
ou avec le Verbe Être.

tableau j'ai aimé | j'eus aimé | j'avois aimé | j'aurai aimé

3°. Ceux qui sont composés de ces derniers tems combinés avec eu, participe
du Verbe avoir, ou avec été, participe du Verbe Etre, à la suite du
Verbe avoir.

tableau j'ai eu aimé | j'eus eu aimé | j'avois eu aimé | j'aurai eu aimé

4°. Ceux qui sont composés du Verbe venir.

tableau je viens d'aimer | Je viendrai d'aimer | Je venois d'aimer.

5°. Ceux qui sont composés du Verbe devoir.

tableau je dois aimer | je devois aimer | je devrois aimer

6°. Ceux qui sont composés du Verbe aller.

tableau je vais aimer | j'allois aimer255

Les deux premieres divisions nous offrent les huit Tems de l'Abbé Girard ;
ces deux premieres divisions & les deux dernieres nous donnent les mêmes
Tems que la Grammaire Angloise de Monsieur Harris. M. Beauzée a donc
ajouté ici les Tems de la troisieme & de la quatriéme division.

Il est incontestable que les Tems des deux dernieres divisions sont des Futurs.

Il n'est pas moins incontestable que les Tems qui forment les divisions
deuxiéme, troisiéme & quatriéme, sont des Préterits.

Les quatre Tems qui composent la premiere division seront donc des Présens.

La consequence paroît juste. Cependant on ne peut s'empêcher au premier
coup-d'œil de la regarder comme un paradoxe insoutenable. Mais ne nous
hâtons pas dans notre jugement.

Voyons plutôt d'après quels Élémens notre Auteur, a construit sa Table.

Et afin de saisir ces procédés avec plus de facilité, formons-en un Tableau
qui mette sous les yeux ces Tems avec leurs raports, ensorte que tout ce qui
sera relatif à l'explication de ces Tems ne soit que des conséquences du Tableau
même.

Tableau des Tems.

tableau passé | present | futur | j'ai fait | je fais | je dois faire | feci | facio | facturus sum | antérieur256

Ce Tableau est divisé en trois patries : l'une au milieu ou en face du Lecteur,
& qui représente le Tems Présent : l'autre à sa gauche, qui représente
le Passé : le troisiéme à sa droite qui représente le Futur.

Ces trois Tems qui dominent le Tableau, sont ce qu'ils sont dans toutes
les circonstances possibles ; au jour de hier comme au jour actuel, & comme
ils le seront demain ; parce que ce qu'ils sont, c'est toujours relativement à
eux-mêmes, & que ce raport ne change point.

Chacun de ces Tems peut être considéré comme ayant un tems qui le précéde
& un tems qui le suit : ce qui donne neuf Tems.

Car le moment présent, je fais, a un Passé, j'ai fait ; & un Futur, je dois
faire
.

Le moment passé, hier, a de même un présent, je fis ; un passé, j'avois
fait
 ; un futur, j'aurai fait.

Le moment futur, demain, a un présent, je ferai ; un passé, je devois faire ;
un futur, je devrai faire.

Si nous apellons les momens qui précédent antérieurs, & les momens
qui suivent postérieurs ; nous aurons :

1°. Un passé antérieur, j'avois fait ; & un passé postérieur, j'aurai fait.

2°. Un présent antérieur, je fis ; & un présent postérieur, je ferai.

3°. Un futur antérieur, je devrois faire ; & un futur postérieur, je
devrai faire
.

Ces trois Tems antérieurs & ces trois Tems postérieurs, joints aux trois premiers
fondamentaux, sont neuf Tems, qui forment dans le Tableau trois Triangles,
dont le sommet est en haut, & dont celui du milieu, plus élevé, rentre
dans les deux autres.

§. 2.
Dévelopement du Tableau.

Vous trouvez ces neuf Tems dans le Tableau d'une maniere à les rendre
sensibles qu'il se puisse : d'abord paroissent sur la premiere ligne, comme
nous avons dit, un Passé qui est à gauche, j'ai fait ; un Présent qui est en face,
je fais ; un Futur qui est à droite, je dois faire.

Au-dessous du Passé sont trois Tems en portique, dont deux Passés & un
Présent.

Au-dessous du Futur sont trois autres Tems en portique aussi, dont deux
Futurs & un Présent.257

Ce Tableau offre donc trois Présens, trois Passés & trois Futurs, ou trois
Passés, trois Présens & trois Futurs, si l'on veut suivre l'ordre des Tems.

1°. Des trois Passés.

Des trois Passés, l'un est en face de vous : c'est celui qui est passé relativement
au moment où l'on parle, considéré en lui-même & sans aucun raport à
aucune autre époque, à aucun autre événement.

A votre gauche est un autre passé, désigné par le nom d'antérieur ; c'est
qu'il est passé non-seulement pour le moment où l'on parle, comme j'ai fait,
mais qu'il étoit passé, qu'il n'existoit plus lorsqu'on a pu dire je fis : j'avois
fait
mon devoir lorsque je fis ce que vous lisez.

A votre droite est un autre passé désigné par le nom de postérieur ; c'est
qu'il vient après le tems où l'on parle ; & qu'il sera passé avant le tems dont
on parle. J'aurai fait mon devoir avant que vous reveniez.

Au milieu de ces trois Tems en est un autre apelle Présent antérieur :
mais pour nous en former une juste idée, quittons les Passés, & allons aux
Présens.

2°. Des trois Présens.

Nous avons vu que le Passé étoit accompagné de deux Passés ; l'un qui le précéde,
l'autre qui le suit.

Mais si l'époque du Passé est précédée & suivie d'époques qu'on peut regarder
comme Passées, le présent ne pourra-t'il pas être précédé & suivi d'époques
qu'on pourra regarder également comme présentes ? l'une avant le tems
où l'on parle, & l'autre après le tems où l'on parle : l'une passée au tems où
l'on parle, mais présente au tems passé dont on parle : l'autre future au tems
où l'on parle, mais présente au tems futur dont on parle.

De-là ces trois Présens :

Je fais. Je fais ce que vous m'avez prescrit ; Présent actuel.

Je fis. Je fis hier ce que vous m'aviez prescrit ; Présent antérieur, puisqu'ici
je me représente comme étant faisant dans le moment dont
on parle, hier, tems antérieur au moment où l'on parle.

Je ferai. Je ferai demain ce que vous me prescrirez : Présent postérieur,
puisqu'ici je me représente comme étant faisant dans le
moment dont on parle & qui viendra après celui où l'on parle,
demain.258

Mais comment est-ce que ce Présent antérieur & ce Présént postérieur
se trouvent renfermés, l'un entre les Passés, & l'autre entre les Futurs ?

La raison en est très-simple. Nous avons vu que le moment présent où
l'on parle a un passé & un futur : mais il en est de même de toutes les époques.
Le Tems passé étoit nécessairement entre un Tems passé & un Tems futur,
par raport auxquels il étoit présent. Le Tems futur sera nécessairement
entre un Tems Passé & un Tems Futur, par raport auxquels il sera présent.

En effet, lorsque je dis hier je fis telle chose, où mon action est présente
relativement à cette époque, existente dans le même tems, je pouvois
dire hier, j'avois fait telle chose, tems qui est passé relativement à
cette existence ; & je pouvois dire demain j'aurai fait telle chose ; ce qui
fait voir que, je fis est un présent relativement à j'avois fait & j'aurai
fait
.

3°. Des trois Futurs.

Le Présent, Tems où l'on parle, a un Futur, je dois faire.

Mais ce moment futur, comme nous l'avons dit, doit se trouver entre un
Passé & un Futur qui n'est pas encore arrivé : car on peut dire hier (Tems
Passé) je devois faire une visite ; ce qui est un Futur dans un Passé : &
demain je devrai faire une visite, ce qui est un Futur dans un Futur :
mais quel est le Présent entre ce Passé & ce Futur, si ce n'est je ferai ? demain
je ferai une visite, expression qui présente mon action comme existente
en même tems que demain.

De tous ces tems, les trois qui se raportent à l'époque où l'on parle sont
indéfinis, indéterminés ; car rien ne les borne. Ils sont ce qu'ils sont par eux-mêmes,
& ils le sont constamment & indépendamment de toute circonstance.
Ce sont les trois Tems par excellence & absolus.

Les autres sont bornés par l'époque dans laquelle on les considere. Le présent
antérieur & le présent postérieur ne sont ce qu'ils sont que relativement
à l'époque dont on parle, comparée à l'époque où l'on parle : leur place est
circonscrite, elle ne peut être ailleurs. Je fis n'indique qu'une époque : je fais
s'associe avec toutes. J'avois fait n'indique qu'une époque : j'ai fait s'associe
avec toutes ; comme nous le ferons voir plus bas.

Ce sont les trois Tems, transportés à des époques particulieres, à hier &
à demain, tout comme à aujourd'hui.259

Et comme nous disons :

Aujourd'hui, au moment où je parle, je fais, j'ai fait & je dois
faire
.

On peut dire également :

Hier, au moment dont je parle, passé pour l'époque où je parle, je
fis
, j'avois fait, je devois faire.

Demain, au moment dont je parle, Futur pour l'époque où je parle,
je ferai, j'aurai fait, je devrai faire.

Et l'on pourra en former un nouveau Tableau :

tableau présens | passes | futurs | aujourd'hui | hier | demain

On voit donc par ce Tableau que, je fais, je fis, je ferai, sont des Présens,
l'un au Présent ou actuel ; l'autre au passé ou antérieur ; le troisiéme au
futur ou postérieur.

Ou que le premier est un Présent-Présent ou Présent actuel.
Le second, un Passé-Présent ou Présent antérieur.
Le troisiéme, un Futur-Présent ou Présent postérieur.

Que j'ai fait, j'avois fait, j'aurai fait, sont trois Passés : l'un au moment actuel,
l'autre dans un tems Passé, le troisiéme dans un tems Futur : ou en
d'autres termes, que,

Le premier est un Présent-Passé.
Le second, un Passé-Passé.
Le troisiéme, un Futur-Passé.

Que je dois faire, je devois faire, je devrai faire, sont trois futurs, l'un
au moment présent, l'autre dans un tems passé, le troisiéme dans un tems
futur : ou en d'autres termes, que,

Le premier est un Présent-Futur.
Le second un Passé-Futur.
Le troisiéme un Futur-Futur.

Ou en d'autres termes, trois futurs ; l'un présent, l'autre antérieur, l'autre
postérieur.260

§. 3.
Cette division met d'accord tous les Grammairiens.

Cette distribution des Tems en Tableaux, rend raison de toutes les différences
qu'on trouve à cet égard entre les divers Grammairiens, parce qu'on
en voit aussi-tôt les causes, provenues du point de vue sous lequel ils envisageoient
les Tems.

Car tous les Tems qui sont sur la ligne de hier, jour passé, peuvent être
considérés comme des Passés ; ce qui ait apeller Passés, je fis, j'avais fait,
je devois faire.

Et tous les tems qui sont sur la ligne de demain, jour futur, peuvent être
considérés comme des Futurs : ce qui a fait apeller Futurs, je ferai, j'aurai
fait
, je devrai faire.

Mais entre ces trois Tems Passés & ces trois Futurs, regnent des différences
sensibles : de-là leurs divers noms. Comme j'avois fait est un passé
avant un passé, on l'apelloit plusque passé ou plusque parfait. M. Beauzée l'apelle
Passé antérieur ; dénomination plus sensible & qui se définit toute seule.

Comme j'aurai fait est un passé dans l'avenir, on l'apelloit second Futur, Futur
relatif
. M. Beauzée l'apelle Passé postérieur.

De même je ferai est sur la ligne des Futurs ; aussi l'a-t'on apellé Futur :
mais il est dans la colonne des Présens : c'est le présent dans le futur. M.
Beauzée l'apelle donc Présent postérieur ; ce qui est plus sensible & plus aisé
par conséquent à aprendre.

Voulons-nous considérer le premier Tableau sous un autre point de vue ;
ne considérer comme Présent que le tems je fais ; tout ce qui sera à sa gauche
sera passé, tout ce qui sera à sa droite sera futur : voilà ce qui a fait regarder
je fis comme un passé, & je ferai comme un futur.

Mais voilà quatre passés au moins & quatre futurs : comment distinguer
tous ces futurs ? faut-il donner à chacun, des noms différens, les graduer, les
mettre tous dans des intervalles différens ? Mais cela ne finiroit point : & de-là
tous les embarras qu'on a eus pour les classer.

Par la méthode de M. Beauzée, rien de plus simple : tout est présent,
passé ou futur : rien de plus ; mais chacun de ces tems est tout cela relativement
au tems présent, au tems passé & au tems futur ; dès-lors je fis & je
ferai
sont des présens ; l'un au tems passé, l'autre au tems futur : il ne reste
261plus que trois passés & trois futurs ; dont un de chacun au tems passé, au
tems futur, & au tems présent ou actuel.

J'ai fait, passé au tems actuel.
J'avois fait, passé au tems passé.
J'aurai fait, passé au tems futur.

Ainsi de quelque maniere qu'on envisage ce Tableau, on se reconnoit toujours,
quelque méthode qu'on ait sous les yeux : & l'on peut décider par son
propre sentiment quelle est la plus commode, la plus étendue, la plus intéressante.

§. 4.
D'un second Présent Antérieur.

Dans le premier Tableau, an-dessous du présent antérieur, je fis, nous
voyons je faisois ; & au-dessous du passé antérieur j'avois fait, nous voyons
j'eus fait.

J'eus fait & je faisois ne sont pas la même chose que je fis & que j'avois
fait
 : mais ce sont des tems de la même nature : j'eus fait est un passé antérieur
comme j'avois fait : & je faisois est un présent antérieur comme je
fis
 : dévelopons en les preuves, & les différences qui regnent entre ces tems de
même nature.

Quand nous disons d'une maniere historique, en racontant ce qui nous
est arrivé, hier je le rencontre en chemin, je lui demande où il va, je
vois qu'il s'embarrasse ; tous ces Verbes sont des présens au tems passé, au
tems de hier ; c'est comme si nous disions, hier je le rencontrai en chemin,
je lui demandai où il alloit, je vis qu'il s'embarrassoit.

Je le rencontrai, je lui demandai, sont des présens antérieurs, tout comme
je fis : il alloit, il s'embarrassoit seront donc encore des présens antérieurs ;
car ils correspondent aux présens, il va, il s'embarrasse.

C'est ce dernier tems il alloit, il s'embarrassoit, dont on fait ici un second
Présent antérieur, un Présent pour le Tems passé.

On l'a appelle Préterit imparfait ; Préterit, ; parce qu'il est au tems
passé ; imparfait, parce qu'il désigne un événement moins passé que j'ai fait :
mais rien n'est moins passé que le présent.

Le nom de présent antérieur donné à ces deux tems, démontre leurs raports :
tous les deux, présens au passé.262

Mais on voit cette différence entr'eux, que, je faisois indique simplement
une action comme présente hier, & que, je fis renferme cette action
toute entiere dans l'époque de hier. Hier je faisois un ouvrage, mais je ne l'achevai
pas : hier je fis cet ouvrage, il fut achevé dans l'époque même de hier.

On apellera celui-là présent antérieur simple, & celui-ci présent antérieur
périodique.

C'est à cause du raport de ces deux Tems que la plupart des Langues ne
les ont point distingués & n'ont qu'une maniere de les exprimer. Telles sont
les Langues Allemande, Angloise & Flamande.

L'Allemand, Ich war, signifie j'étois & je fus,
L'Anglois, I was, Le Flamand, Ich was, signifient également j'étois & je fus.

Les Latins n'ont ici de même qu'un seul Tems, faciebam, je faisois.

Aussi lorsque ces Peuples veulent dire je fis, je trouvai, ils sont obligés
de se servir de je faisois, je trouvois ; je faisois cela hier, je le trouvois
sur mon chemin
.

§. 5.
Du second Passé antérieur.

Des deux Passés antérieurs, j'avois fait est simple : mais dans un autre
sens ; il désigne simplement une existence antérieure à une époque antérieure
elle-même au tems où l'on parle.

J'avois fait mon ouvrage lorsque vous vintes.

L'autre est périodique : il marque une existence antérieure mise en comparaison
avec une époque, un événement pris dans un période antérieur au
tems où l'on parle.

J'eus fait mon ouvrage avant qu'il achevât le sien ; en même tems
que lui, après lui.

Cette distinction manque à diverses Langues : les Latins, par exemple, n'avoieint
qu'un préterit antérieur.

§. 6.
De la distinction des Tems en Indéfinis & Définis.

Tout Présent, Passé ou Futur peut être indéfini ou défini : c'est-à-dire263qu'ils peuvent désigner toutes les époques, passée, présente & future, ou être
restreints à n'en désigner qu'une seule.

Toutes les fois qu'ils sont considerés comme actuels, antérieurs & postérieurs,
ils sont bornés à une seule époque ; & renfermés dans cette époque,
ils sont définis.

Mais toutes les fois qu'ils ne sont point concentrés dans une seule époque,
ils sont aplicables à toutes ; ils deviennent par conséquent indéfinis.

Ici nous n'aurons qu'à transcrire en quelque sorte les expressions même de
notre Auteur.

1°. Présent Indéfini.

Quand nous disons à quelqu'un je vous loue d'avoir fait cette action ;
notre action de louer est énoncée comme coexistente avec l'acte même de
la parole, au moment où l'on parle.

Que l'on dise dans un récit, je le rencontre en chemin, je lui demande
où il va, je vois qu'il s'embarrasse, tous ces tems sont employés comme
des présens dans un Tems qui n'est plus, qui a été antérieur au moment
où l'on parle.

Et si l'on dit, je pars demain, je fais tantôt mes adieux, on énonce
comme présentes des actions qui n'auront lieu que dans un tems postérieur au
moment où l'on parle.

Enfin quand on dit, Dieu est juste, le Tout est plus grand qu'aucune
de ses parties
, on énonce des vérités qui sont présentes dans tous les Tems,
dans toutes les époques possibles.

Mais au lieu de ce Présent antérieur, je le rencontre, mettez un Tems qui
soit borné à cette fonction, & vous aurez le Présent antérieur qu'on a pris
pour un Passé, je le rencontrai.

Et si vous substituez de même à ce présent postérieur je pars demain, ou demain
je le rencontre
, le présent postérieur qu'on a pris pour un futur, vous
aurez, je partirai, je rencontrerai : ce qui donne ces trois présens :
Je rencontre, je rencontrai, je rencontrerai.

2°. Préterit indéfini.

Le Préterit est un tems également indéfini ; c'est-à-dire, qu'il sert pour les
trois époques, présente, passée & future.

En disant, j'ai lu un excellent Livre, on indique un Prétérit actuel.264

Il est postérieur ou dans l'avenir, en disant, j'ai fini dans un moment.

Il est antérieur ou dans le passé, lorsque vous dites en récit, à peine a-t-il
parlé
, qu'il s'éleve de toutes parts un bruit confus.

Substituez à ces préterits ces Tems, j'aurai fini, à peine avoit-il
parlé
 ; & vous reconnoîtrez aussi-tôt les Préterits postérieurs & antérieurs.

3°. Futur indéfini.

Il en est de même du futur : il est indéfini ayant lieu pour les futurs actuels,
antérieurs & postérieurs.

Il marque l'existence future indépendamment de tout raport à aucun tems ;
dans cette phrase, par exemple, tout homme doit mourir ; comme si l'on
disoit, tous les hommes qui nous ont précédé devoient mourir, ceux d'aujourd'hui
doivent mourir, & ceux qui nous suivront devront mourir.

Il marque, 2°. un futur actuel : je redoute le jugement que le Public doit
porter
de cet ouvrage ; car il s'agit ici d'un jugement à venir.

Et 3°. un futur postérieur : si je dois subir un examen, je m'y préparerai
avec soin
 : comme si nous disions, je me préparerai avec soin s'il arrive un
tems où je devrai subir un examen.

Et 4°. un futur antérieur, en disant, en récit ; quand je dois haranguer,
la parole me manque, je ne sçais plus où j'en suis : & qui devient futur antérieur
je devois ; comme dans cette phrase, la parole me manqua au moment
je devois haranguer.

Notre Auteur s'apuie ici d'un passage de Varron, ce Savant Romain
observateur attentif, intelligent, patient, scrupuleux même, qui avoit très-bien
remarqué (1)89 que ces trois Tems j'avois fait, j'ai fait, j'aurai fait,
étoient des prétérits ; & que ceux-ci, je faisois, je fais, je ferai, étoient des
présens ou des tems non encore passés ; & qui blâmant vivement ceux qui
les arrangeoient différemment, observoit que le méchanique de ces tems s'étoit
conformé à ces raports.

« Similiter errant qui dicunt ex uttaque parte verba omnia commutare
syllabas oportere ; ut in his, pungo, pungam, pupugi ; tundo, tundam,
tutudi : dissimilia enim conferunt, verba infecta cum perfectis. Quod
si imperfecta modo conferrent, omnia verbi principia incommutabilia
265viderentur : ut in his, pungebam, pungo, pungam ; & contrà ex utraque
parte commutabilia, si perfecta ponerent ; ut pupugeram, pupugi, pupugero. »

§. 7.
De neuf autres Tems qui ne sont pas entrés dans les Tableaux précédens.

Outre les onze Tems qui composent le premier Tableau, notre Auteur
en compte neuf autres divisés en trois classes :

Trois Préterits prochains.
Deux Futurs prochains.
Quatre Préterits comparatifs.

1. Des cinq Tems Prochains.

On peut considérer la distance d'un événement comme éloignée ou comme
prochaine ; & dire ; il y a long-tems que j'ai lu, & il y a peu de tems que
j'ai lu
 : je lirai dans très-peu de tems, & je ne puis lire que dans un tems
très éloigné
.

Si l'on a recours à des formules pour exprimer ces idées sans employer des
mots qui désignent le tems, sans être obligé de dire long-tems, peu de tems,
dans un tems éloigné, on aura de nouveaux Tems qui pourront s'apeller, les
uns Tems éloignés, les autres Tems prochains. En François, nous n'en connoissons
aucun de la premiere espéce ; mais nous avons cinq Tems prochains.

De ce nombre sont trois Préterits formés par le Verbe venir.

Je viens de lire, je venois de lire, je viendrai de lire.

Le premier est un Préterit prochain indéfini.
Le second, un Préterit prochain antérieur.
Letroisième, un Préterit prochain postérieur.

Les deux autres Tems prochains sont deux Futurs, formés du Verbe
aller.

L'un est indéfini, je vais lire, je vais faire.
L'autre est antérieur, j'allois lire, j'allois faire.

3°. Des quatre Préterits Comparatifs.

On les apelle Comparatifs, parce qu'ils présentent un événement antérieur
266mis en comparaison avec un événement antérieur aussi, mais postérieur au
premier. C'est ainsi qu'on dit :

Dès que j'ai eu fait, je suis parti pour vous voir.

Ils sont au nombre de quatre, formés par les quatre Préterits dont nous
avons déja parlé, & qu'on apellera Positifs pour les distinguer de ceux-ci ;
& par le participe eu, qui joint ainsi une antériorité comparative à l'antériorité
désignée par les présens du Verbe avoir.

Ces quatre Prétérits Comparatifs sont :

Un indéfini, j'ai eu fait.
Un antérieur simple, j'avois eu fait.
Un antérieur périodique, j'eus eu fait.
Un postérieur, j'aurai eu fait.

Ces Tems avoient déjà été reconnus par M. l'Abbé de Dangeau (3)90 :
mais ne faisant attention qu'à leur forme & non à leur valeur, il les apella
sur-composés, parce qu'il avoit donné aux Préterits Positifs, j'ai fait, j'avois
fait
, le nom de Tems composés ; ce qui ne donnoit aucune idée de leur
valeur & des motifs qui avoient occasionné leur invention.

On ne trouveroit peut-être pas dans nos bons Ecrivains des exemples de
ces derniers Tems : mais les Auteurs Comiques, les Epistolaires & les Romanciers
pourraient bien en fournir si on les parcourait dans cette vue ; &
tous les jours de pareilles expressions sont employées dans les conversations
par les Puristes les plus rigoureux : ce qui est la marque la plus certaine qu'elles
sont dans l'analogie de la Langue Françoise. Enfin, « si elles ne sont pas
encore dans le langage écrit, ajoute l'Auteur dont nous exposons ici les
idées fort en abregé, elles méritent du moins de n'en être pas rejettées :
tout les y reclame, les intérêts de cette précision philosophique qui est un
des caractères de notre Langue, & ceux même de la Langue, qu'on ne
sauroit trop enrichir dès qu'on peut le faire sans contredire les usages analogiques. »267

§. 8.
Tableau général.

De-là résulte ce Tableau Général :

Présens | Prétérits | Futurs

tableau indéfini | défini | antérieur | simple | périodique | postérieur | positifs | comparatifs | prochains268

Article V.
Observations particulieres, et Conclusion.

§. 1.
Simplicité de ce Systême, & ses avantages.

Tel est le Systême de M. Beauzée à l'égard des Tems ; nous avons tâché
en l'analysant de ne lui rien ôter de sa force, & de le rendre plus aisé
à saisir par les divers Tableaux dont nous avons accompagné ce précis.

Il réunit les avantages de la simplicité avec la plus vaste étendue : l'on
peut par ce moyen classer tous les Tems sans en multiplier les dénominations,
& en les ramenant toujours à une mesure commune. Trois mots en
sont tout le mystère : un Présent, un Passé & un Futur. Ces trois divisions
étant également apliquées ensuite à chacune de ces époques, qui ont nécessairenent
un Tems avant & un Tems après elles, donnent les neuf Tems qui
sont de toutes Langues, & à chacun desquels on imposoit des noms plus
difficiles à concevoir que la chose même.

Il est de fait que tous ceux qui aprennent pour la premiere fois la division
de ces Tems, sont désorientés & perdus dès qu'ils sont hors des trois
Tems dont les Noms paroissent seuls ici : tandis qu'il n'est personne, pas
même de jeune Ecolier, qui ne conçoive très-bien un Passé antérieur, un Passé
actuel & un Passé postérieur, un Présent antérieur & un Présent postérieur,
& des Futurs de la même espéce : devenus par-là sensibles pour lui, il les saisit
& ne les oublie plus.

Cependant cet arrangement si simple, si lumineux, n'a encore été adopté
nulle part, & les Grammaires qui ont paru depuis lors, ont paru avec les
anciennes dénominations & n'ont fait aucune mention de ce nouveau systême.

Peut-être leurs Auteurs ne le connoissoient pas, & en ce cas ils avoient
tort : ceux qui veulent diriger les autres, doivent du moins fçavoir eux-mêmes
ce qui s'est dit d'essentiel sur les objets qu'ils veulent enseigner :
sinon, ils risquent de perpétuer les erreurs, les préjugés, les ténébres, en
rendant inutiles les travaux des hommes les plus éclairés. Peut-être ne se sont-ils
269pas donné la peine même de lire ce systême, effrayés par un langage qui
leur sembloit absurde, & en contradiction avec toutes leurs idées : mais n'est-ce
pas l'effet de tout ce qu'on n'a jamais vu ; & pourra-t-on jamais redresser ses
idées sur quelqu'objet que ce soit, quand on s'abandonnera absolument à de
pareilles impressions ? n'est-ce pas ce sentiment aveugle qui perpétue tant de préjugés
& d'erreurs ?

Ce n'est pas qu'il faille admettre tout ce qui est nouveau ; ce seroit
une autre extrémité non moins dangereuse : mais il ne faut se refuser à
l'examen d'aucune chose qui paroît nouvelle, par cela même qu'elle est
nouvelle ou contraire à ce qu'on connoît ; & ne se décider que d'après cet
examen.

Pour nous, qui travaillons pour le Public, & qui le respectons trop pour
ne pas lui donner le plus de lumieres qu'il nous est possible sur des objets importans,
nous tâchons de lire tout ce qui peut éclaircir les objets dont nous nous
occupons, & nous nous estimons très-heureux lorsque nous rencontrons des
morceaux qui nous paroissent dignes d'être mis sous ses yeux ; nous eussions
cru lui manquer en ne lui donnant pas connoissance de celui-ci ; & nous croyons
rendre service aux jeunes gens en leur recommandant de se familiariser
avec lui.

§. 2.
Tems qu'on pourroit ajouter à ceux-là.

Ce n'est pas qu'il ne fût susceptible de quelques remarques, & peut-être de
quelqu'amélioration ou changement pour les détails.

On pourrait, par exemple, ajouter un Présent actuel, je suis faisant, très-distinct
de je fais, tout comme M. Beauzée a déjà très-bien vu qu'en Latin
amor & amatus fum, tous deux Présens passifs, n'étoient cependant pas
précisement le même tems. Celui dont nous parlons seroit le Présent défini
actuel
.

Dès qu'on met je dois, je devois & je devrai faire, au nombre des Tems,
on ne sauroit refuser d'y placer aussi je dus faire & j'avois du faire.

Peut-être pourroit-on aussi donner aux Présens, antérieur & postérieur, des
dénominations qui les séparassent moins du Passé & du Futur actuel auxquels ils
apartiennent.

Ce sont du moins les deux seuls Tems qui puissent être susceptibles de quelqu'obscurité,
lorsqu'on cherche leur place relativement à celle de tous les autres
270Tems. Car telle devroit être la suite entiere des Tems, que cette suite ne
formant qu'une seule ligne, chaque Tems y eût sa place déterminée. Le Présent
seroit au milieu de la ligne, le Passé à gauche, le Futur à droite, &
chacun des autres Tems, à droite ou à gauche de ceux-là, suivant leur nature :
ensorte qu'on apercevroit aussi-tôt la valeur de chacun de ces Tems, en
voyant la portion de ligne qu'ils occuperoient.

Je ne sais si je me trompe, mais il me semble que jusques alors on ne pourra
jamais être sûr que les Tems sont bien casés, bien déterminés, bien présentés ;
& qu'ils n'auront que des dénominations relatives, qui donnent trop de
prise à l'arbitraire, & n'entraînent pas d'une maniere assez victorieuse le consentement
général.

Aussi voyons-nous dans M. Beauzée même (1)91, qu'un Académicien
d'Arras doutoit que son systême pût s'accorder avec le méchanisme de
toutes les Langues connues ; & qu'il ne comprenoit pas comment on pouvoit
regarder je fis comme un présent, si l'on ne convenoit que j'ai fait doit être
souvent regardé aussi comme un présent.

Les expressions dont il se sert à cet égard prouvent qu'il avoit adopté l'arrangement
de l'Abbé Girard dont nous avons déja parlé, & qui étoit si intéressant
pour le tems où il parut ; mais trop borné, & trop incommode en ce
qu'il coupoit la ligne des Tems en quatre divisions générales par les Aoristes,
tandis que M. Beauzée ne la coupe qu'en trois, comme elle l'est dans la
Nature.

Ajoutons qu'il est impossible que le systême des Tems, dans quelque Langue
que ce soit, ne s'accorde avec celui-ci, où la ligne des Tems est coupée en
trois portions & chaque portion subdivisée en d'autres de la même nature.

D'ailleurs cette maniere intéressante de subdiviser les Tems, sera de la plus
grande commodité pour reconnoître la valeur des Tems de chaque Langue, en
les comparant à ces grandes divisions, auxquelles il faut nécessairement qu'ils
se raponent.

Le Savant Critique dont nous parlons, anéantit lui-même sa remarque sur
j'ai fait, en avouant qu'en diverses occasions il ne peut être employé pour
je fis : c'est reconnoître que je fis a une valeur propre qui le distingue du passé,
& qui en fait ainsi un Présent antérieur, ou on présent dans le passé : au lieu
que j'ai fait est toujours passé, dans le passé comme dans le présent, toujours
à gauche, jamais en face.271

§. 3.
Ligne du Tems.

Suposons que la Ligne du Tems soit divisée en trois Portions, le Passé ;
le Présent, le Futur ; les trois Tems qui y repondent seront, j'ai fait, je
fais
, je dois faire : mais la premiere & la seconde de ces portions se subdiviseront
en d'autres, d'où résulteront de nouveaux Tems.

Ligne du Tems.

image passé | present | futur | avant-hier | hier | ce matin | à l'instant | demain | après-demain

On voit par cette division que, j'ai fait & que je dois faire, sont das
Tems indéfinis ; car ils conviennent à toutes les divisions possibles du Passé
& du Futur.

J'ai fait à l'instant, ce matin, hier, avant-hier.
Je dois faire à l'instant, demain, après-demain.

Par raport aux divisions du Passé,

J'avois fait ne convient qu'aux événement antérieurs à je fis.
Je fis convient au tems sous lequel il est placé & à tous les tems antérieurs.
Je faisois, à tous les Tems qui le précédent.
J'aurai fait, correspond pour le passé à la seule division sous laquelle il
est placé ; & pour le futur, à toutes les divisions dont celui-ci est témoin.
J'aurai fait à l'instant, demain, après-demain.

Tandis que Je devois faire convient à toutes les divisions du Passé, & à
une seule du Futur.272

Et que je ferai convient, tout comme je dois faire, à toutes les divisions
du futur, mais d'une maniere différente : l'un, marquant ce qu'on a à faire ;
& l'autre, disant précisément ce qu'on sera.

Si l'on vouloit donner des Noms particuliers à chacune de ces subdivisons,
on pourroit les appeller ainsi :

J'avois fait, Passé antérieur,
J'aurai fait, Passé postérieur.
Je fis, Passé défini.
Je faisois, Passé comparatif peignant l'existence qui étoit actuelle en un
tel tems.
Je fuis faisant, sera un Présent défini.
Je devois faire & je devrai faire seront les futurs, antérieur & postérieur.
Je ferai, sera le futur défini.

Ajoutons que dans les divisions du Passé, avant hier tient lieu de tous les
Tems passés antérieurs à hier : & que dans les divisions du Futur, après demain
tient lieu de tous les Tems futurs postérieurs à demain.

§. 4.
Si un Tems doit être retranché du nombre des Tems par la raison qu'il forme
une phrase.

On sera peut-être tenté de rejetter du nombre des Tems ceux qui sont
composés d'un grand nombre de mots ; & l'on craindra que le nombre des
Tems ne se multiplie mal à propos, si l'on regarde comme des Tems ceux
qui sont formés par des Verbes différens des Verbes avoir & être.

Mais dès qu'on admet des Tems formés de deux Verbes, pourquoi en
borneroit-on le nombre à ceux qui sont composés de ceux-là ? Pourquoi en
retrancheroit-on ceux qui dérivent des mêmes principes ?

Or, si l'on admet j'ai fait & j'ai été aimé, au nombre des Tems, parce
qu'ils ne désignent qu'une seule maniere d'exister, qu'unité d'action, pourquoi
ne reconnoitroit-on pas comme Tems de Verbes, toute phrase composée
de deux ou plusieurs mots qui n'exprimeroient ensemble qu'une seule maniere
d'exister, qui offriroient unité d'action ?

Dès-lors, on devra non-seulement admettre les vingt Tems dont il est ici
273question ; mais on pourra en étendre le nombre & enrichir par ce moyen
nos Langues, déjà supérieures à cet égard aux anciennes.

Il ne faut pas aller bien loin pour trouver des Langues qui ayent admis,
d'après ces principes, des Tems différens des nôtres.

Les Anglois ne se contentent pas de dire au présent I love, j'aime, ils
disent encore I do love, je fais amour, je suis existant avec l'action
d'aimer.

S'ils disent, I shall love, je dois ou je devrai aimer, les disent encore
I Will love, je veux aimer, je suis existant avec la disposition d'aimer.

Et I can love, je suis existant avec la pusssance d'aimer.

Tems parfaitement analogues à ceux-ci, je dois aimer, c'est-à-dire je suis
existant avec l'
obligation d'aimer : & je vais aimer, c'est-à-dire, je suis existant
avec la
disposition d'aimer dans l'instant.

L'on peut dire qu'il y a ce raport entre je vais aimer, je veux aimer & je
dois aimer
, que ces trois Tems désignent également le futur ; mais que je dois,
le désigne d'une maniere très-indéfinie & dans toute l'étendue du futur : que le
second, je veux, désigne cet événement comme plus prochain, & nous-mêmes
comme disposés actuellement à exécuter l'action qu'il présente ; & que le premier,
je vais, désigne cet événement comme au point d'arriver, & nous-mêmes
comme nous mettant à même d'exécuter ce que nous devons &
voulons.

Je veux faire seroit ainsi du nombre des futurs prochains.

Par cet arrangement des Tems, la Langue Françoise en particulier se présente
sous un point de vue plus régulier, plus étendu, plus satisfaisant : on
se demandera moins comment une Langue dans laquelle avoient paru des
Ouvrages si admirables à tous égards, pouvoir avoir une Grammaire aussi peu
intéressante, & aussi désavantageuse (†)92.274

§. 5.
Correspondance de ces Tems avec ceux des Latins.

N'omettons pas que ce nouvel arrangement des Tems s'accorde fort bien
avec la Langue Latine.

Les trois Présens y sont exprimés par la même voyelle, fac-iebam, fac-io,
fac-iam.

Les trois Passés, par la voyelle e, fec-eram, fec-i, fec-ero.

Et les trois Futurs, par le Verbe Être, fac-turus eram, sum, ero.

Ce qui fait voir que ces Tems s'étoient formés, suivant la même analogie
d'après laquelle on les a disposés ici.

Lorsque les Grammairiens Latins donnent le nom de Prétérit imparfait au
Présent antérieur je faisois, & celui de plusque parfait au Passé antérieur, c'est
qu'ils les regarderent, celui-ci comme un Passé absolument passé, & celui-là
comme un Passé qui n'est pas encore absolument passé, qui a encore quelque
chose du présent.

Et si en François, l'autre présent antérieur je fis a été apellé Prétérit simple
par quelques-uns & Passé défini par quelques autres (1)93, c'est que les premiers
ne faisoient attention qu'à ce qu'il est formé simplement de la racine da
Verbe ; & que les seconds ont très-bien vu qu'il étoit borné à un tems précis,
tandis que j'ai fait est indéfini.

Toutes ces dénominations étoient vraies d'après le point de vue d'où l'on
partoit : mais n'étant pas déterminées par un raport commun, elles donnoient
trop lieu à l'arbitraire, & ne se faisoient pas sentir avec assez de promptitude &
d'évidence.275

Chapitre VIII.
Des prépositions.
Septieme partie du discours.

Article premier.
Des Prépositions en général.

§. 1.
Effets des Prépositions.

Si les Parties du Discours dont nous venons de traiter, jouent un grand
rôle par leurs dévelopemens & par les formes diverses que prennent les mots
qui les constituent, celles qui nous restent à examiner & distingueront par des
qualités contraires. Les mots dont nous alions nous occuper, n'ont qu'une
maniere d'être : cependant leur énergie est telle, qu'ils operent les plus grands
effets dans les Tableaux de nos idées, auxquels ils sont absolument nécessaires
pour la liaison de leurs divers objets.

Mais tel fut le sort de ces mots, qui ne tiennent à aucun autre, d'être
employés, sans que leur origine en fût mieux connue ; au point que jusqu'à
présent, on ne pouvoit se rendre raison du choix qu'on en avoit fait, & des
causes de leur énergie.

De ce nombre sont ceux qu'on apelle Prepositions. Tels sont les mots
écrits en lettres majuscules qu'offrent les tableaux suivans. Le premier contient
l'aveu que l'épouse de Thésée fait de sa funeste passion : le second peint
les effets des larmes d'Armide sur les Guerriers de Godefroy.

L'emploi que Racine & le Tasse sont de ces mots si simples & si peu saillans,
auxquels en ne fait presque nulle attention, en sera sentir encore mieux
la nécessité, & l'on n'en sera que plus disposé à nous suivre dans l'examen que
nous allons en faire.276

Tableau François.

Mon mal vient de plus loin : a peine au Fils d'Egée
Sous les Loix de l'Hymen je m'étois engagée :
Mon repos, mon bonheur sembloit être affermi :
Athènes me montra mon superbe Ennemi.
Je le vis, je rougis, je pâlis a sa vue ;
Un trouble s'éleva dans mon ame éperdue :
Je reconnus Vénus & ses feux redoutables,
D'un sang qu'elle poursuit, tourmens inévitables (1)94.

Tableau Italien.

Il chiaro humor chi di si spesse stille
Le belle gote c'l seno adorno rende,
Opra effetto di foco il qual in mille
Petti serpe celato e vi si apprende :
O miracol d'Amor, che le faville
Tragge del pianto, e i cor ne l'acqua accende :
Sempre sovra Natura egli hà possanza ;
Ma in virtù di costei se stesso avanza (2)95.

« Les larmes qui coulent en abondance le long de ses belles joues, & qui
relevent la beauté de son sein, produisent des effets pareils à ceux du feu :
elles penetrent le cœur de mille & mille Guerriers ; elles s'en emparent. O
prodige de l'Amour, qui se sert des pleurs pour faire naître des flammes, &
qui change en feux brûlans un élément humide ! Seul, il domine sur la Nature :
dès que leurs forces sont réunies, il s'éleve au-dessus de lui-même. »

Ces Tableaux sont certainement d'une grande beauté, pleins de force &
d'harmonie. Cependant si l'on en suprime ces mots a, de, sous, dans, sur,
&c. qui excitent peu d'attention, on ne voit plus de sens : l'harmonie est détruite,
il ne reste qu'un amas de mots sans liaison.

Ainsi des mots qui semblent ne rien peindre, ne rien dire, dont l'origine est
inconnue, & qui ne tiennent en apparence à aucune famille, amenent l'harmonie
& la clarté dans les Tableaux de la parole : ils y deviennent si nécessaires,
277que sans eux, le Langage n'offriroit que des peintures imparfaites.

C'est ainsi que dans la société, tous les Individus ne sont pas également distingués :
mais tous y jouent leur rôle ; & le rôle de ceux qui sont moins élevés,
contribue à la perfection du Tout.

Comment ces mots obscurs peuvent-ils produire de si grands effets, & répandre
à la fois dans le Discours tant de chaleur & de finesse ? Par quel accord
tous les Peuples ont-ils adopté ces mots, dont l'origine leur étoit inconnue ?
D'où provint leur énergie ? Quelle place occupent-ils dans les diverses Parties
du Discours ? Questions intéressantes & dont nous allons nous occuper.

Leur discussion sera d'autant plus satisfaifante, que tout ce que nous avons
dit jusqu'ici répandra de la lumiere sur ce qui nous reste à dire ; & qu'à mesure
que ce vaste ensemble s'aggrandit, nous apercevons mieux tes objets nécessaires
pour le rendre parfait.

§. 2.
Les Objets de la Nature sont liés entr'eux par des raports.

Nous n'avons jusqu'ici consideré les Objets qu'en eux-mêmes, ou dans
les qualités qu'on y aperçoit : mais il n'en est aucun qui ne fasse partie d'un.
ensemble, & qui ne supose l'existence de plusieurs autres Objets.

L'Univers supose un Créateur ; & un Créateur, des Etres qu'il forma. Un
fleuve supose un rivage ; & un rivage, un fleuve. Une vallée supose des montagnes ;
& des montagnes, des terreins moins élevés. Point de fumée sans feu,
point de roses sans épines
.

Une Mere de famille réveille l'idée d'un grand nombre d'Etres : celles
d'époux, d'enfans, de maison ; de grands moyens de subsistance, d'éducation,
de charmes, &c.

Avec l'idée des Rois se présentent celles de Sujets, de Souveraineté, de
soins paternels, de revenus, de Seigneurs, de troupes, &c.

L'Ombre supose un corps qui la produit, & un corps qui la reçoit ; une
lumiere interceptée, des couleurs tranchantes, &c.

Une Action supose un Agent qui la produit, un motif qui la détermine,
un objet sur lequel elle influe, des moyens qui l'operent, des circonstances
qui l'accompagnent, &c.

L'article supose un Nom ; l'Adjectif, un Sujet ; le Pronom, un Verbe, &c.

Il est aisé de remarquer que ces Objets correspondent les uns aux autres,
278de maniere que la connoissance de l'un ne sauroit être complette sans la
connoissance de l'autre.

Cette correspondance s'apelle raport, relation : & l'on dit que les
mots sont en raport, lorsqu'ils expriment des Objets qui se suposent mutuellement.

§. 2.
Tableaux résultans de ces raports.

De-là, se formeront de nouveaux Tableaux plus composés que ceux que
nous avons vus jusqu'à présent.

Ils offriront nécessairement :

1°. Les Noms des deux Objets en raport.

2°. Un mot qui marque que ces deux Objets sont en raport.

3°. Un mot qui désigne ce raport même, sa nature.

4°. Un mot qui lie ce raport avec le second Objet.

Ainsi quand nous disons :

« Alexandre étoit fils de Philippe » ;

nous avons d'abord deux Noms en raport, Alexandre & Philippe.

2°. Un mot qui marque que le premier de ces Noms est en raport, le
mot étoit.

3°. Le mot qui marque ce raport, Fils.

4°. Le mot de qui marque que c'est relativement à Philippe qu'Alexandre
soutenoit le raport de Fils.

Quelquefois, à la vérite, on fait l'ellipse du mot qui marque le raport,
parce qu'il est suffisamment indiqué par la phrase entiere. Dans cette phrase,
par exemple, le Soleil est sur l'horison, on ne voit que trois membres : 1°. les
deux Objets en raport : 1°. le mot est qui indique qu'ils sont en raport : &
3°. le mot sur, qui marque que c'est relativement à l'horison que le Soleil
soutient le raport dont on parle. On a omis le mot qui devoit désigner le
genre de ce raport ; le mot parvenu, le Soleil est parvenu sur l'horison. Mais
comme le mot sur emporte néccssairement cette idée, on a pu économiser
ce mot ; & l'on ne s'aperçoit pas même de sa supression.

Si l'on veut s'assurer de la necessité des deux Objets qui sont en raport,
on n'a qu'à en suprimer un : aussi-tôt la phrase n'a plus de sens ; le Tableau
279est imparfait. Et si, en laissant subsister les Noms de ces Objets, on suprime
le mot qui lie le dernier avec le reste de la phrase, le Tableau est également
imparfait, la phrase n'a point de sens.

D'après ces principes, il sera facile de saisir les fonctions que remplissent
les Prépositions, ou les mots de la nature de ceux qui sont imprimés en
lettres majuscules dans les deux passages que nous avons raportés au commencement
de ce Chapitre. Ainsi dans le premier de ces Passages :

De, fait connoître d'où vient le mal que Phédre éprouve.
A, la personne avec qui elle est engagée.
Sous, la nature de rengagement qu'elle a contracté.
Dans, la portion d'elle-même ou s'éleva le trouble dont elle est
agitée.
De, les personnes pour qui les tourmens de Vénus sont inévitables.

Dans les Vers Italiens, la Préposition di est répétée quatre fois.

Le premier di fait connoître l'abondance des larmes que répand Armide.
Le second, la nature des effets que produisent ces larmes.
Le troisieme, l'Auteur de ce prodige.
Le quatrieme, l'Objet par la force duquel l'Amour s'éleve au-dessus de
lui-même.
In fait connoître les personnes qui éprouvent les effets qu'operent les
larmes d'Armide.
Del, d'où naissent les flammes que l'Amour produit dans ce moment.
Sovra, sur quel Objet ce Dieu étend son empire.

§. 4.
Origine du mot Préposition.

Ces mots ayant une valeur si fortement caractérisée, & qui leur est propre,
forment donc une nouvelle Partie du Discours. C'est celle qu'on apelle Préposition,
des deux mots latins præ & positum, qui signifient mis devant, mis
pour dominer
, tout comme nous disons, préposer une personne sur d'autres,
la préposer à un ouvrage, pour dire qu'on lui en confie l'inspection ; qu'elle
est chargée de diriger ceux qui y travaillent.

Ce Nom étoit d'autant plus énergique, que ce sont les seuls mots de la
Langue Latine, dont la place soit fixe & immuable. Eux seuls offrent l'exemple
280de mots qui précedent nécessairement d'autres mots, sans pouvoir se
trouver après, si l'on en excepte les Pronoms après lesquels ils peuvent se
placer, mais en s'incorporant à eux.

Toutes les fois qu'on aperçoit une Préposition dans une phrase, on est
donc assuré qu'elle lie deux mots entre lelquels elle se trouve placée quant au
sens ; mais qui peuvent être aussi tous deux après elle, comme cela arrive dans
la Poësie, où les transpositions sont si communes.

Ainsi le Tasse, voulant dire que Dudon se montra enflammé d'une noble
colere
, déplace la Préposition de qui devoit être entre Dudon & colere ; mots
dont elle montre le raport ; & la mettant au commencement du Tableau, il
s'exprime ainsi :

d'une noble colère, Dudon se montra enflammé.

d'un nobil ira
Dudon si mostrì ardente.

Des deux mots qui lient la Préposition, & entre lesquels elle ne se trouve
pas toujours, quoique l'analyse la ramene constamment à cette place, le premier
s'apelle antécédent, c'est-à-dire, qui marche le premier, qui précede ;
& le dernier s'apelle conséquent, c'est-à-dire, qui vient immediatement
après
.

§. 5.
Les Prépositions lient quelquefois deux mots dont l'ensemble désigne un seul
Objet.

Quelquefois les Prépositions ne servent qu'à lier deux mots qui présentent
un seul objet ; c'est ainsi que ces mots, une volée d'oiseaux, une livre d'argent,
une troupe d'hommes, ne présentent qu'un seul & même objet.

Cette observation peu importante en elle-même, rend raison de phrases
qui paroissent extraordinaires, & dont l'analyse devient embarrassante. Ce
sont ces phrases, ou ces membres de phrase, qui commencent par une Préposition
suivie d'un Conséquent, auquel ne répond aucun Antécédent. Phrases
très-communes dans nos Langues modernes, & qui semblent, au premier
coup d'œil, oposèes à la marche naturelle des Langues. Telle est celle-ci d'un
Auteur célèbre (1)96.281

« Lorsque d'excellens ouvrages viennent à paroître, la cabase & l'envie
trouvent moyen de les rabaisser, & d'en rendre en aparence le
succès douteux ; mais cela ne dure guères. »

Phrase composée de la Préposition de ou d', sans aucun Antécédent, &
dans laquelle le sujet est à la suite d'une Préposition, contre la nature du sujet
qui doit marcher sans Préposition.

Ces formules ne paroissent singulieres, que parce qu'on a sacrifié l'exactitude
grammaticale à la brieveté du Discours ; & qu'on doit toujours suprimer
ce qui n'ajouteroit rien à l'idée qu'on veut peindre. Il y a donc ellipse
dans cette phrase : si cette figure n'étoit pas employée, on auroit dit :

« Lorsque les Ouvrages pareils à ceux qu'on met au nombre des excellens
Ouvrages viennent à paroître, &c. »

Ainsi, nous disons ; des Auteurs pensent que, &c. au lieu de dire, un certain
nombre d'Auteurs pensent que
, &c.

§. 6.
Préposition sous-entendue.

D'autres fois, au contraire, c'est la Préposition elle-même qu'on sous-entend ;
& le seul changement de place du Conséquent suffit pour cela. Ainsi
dans la Langue Françoise, au lieu de dire, il a donné à lui tout ce qu'il demandoit ;
on dit, il lui a donné tout ce qu'il demandoit.

Les Italiens disent de même ; ti darò tutto ciò che vorrai ; je te donnerai
tout ce que tu voudras.

Cette même Préposition a se suprime également après les Impératifs : donnez-moi,
dites-moi, &c. : parce qu'elle n'ajouteroit rien à la clarté de la
phrase.282

Article II.
Prépositions françoises,
distribuées en diverses classes.

§. 1.
Nécessité de classer les Prépositions.

Deux Objets pouvant être considérés sous un grand nombre de raports,
il faut nécessairement autant de Prépositions qu'il existe de raports.

Comme ceux-ci sont à peu près les mêmes chez tous les Peuples, parce
qu'ils sont pris dans la Nature, on aura à peu près le même nombre de Prépositions
dans toutes les Langues : il pourra tout au plus être augmente par
quelques distinctions plus fines & plus aprofondies.

Mais ces Prépositions étant fort nombreuses, sur-tout dans nos Langues
modernes, il ne sera pas inutile de les divser par classes : on en saisira plus
aisément la valeur, & on aura moins de peine à les retenir.

§. 2.
Observations préliminaires sur les Mots qu'on doit regarder comme des Prépositions,
à l'occasion de quelques-unes auxquelles on refuse
ce titre.

Mais avant de parcourir ces diverses Classes, nous ne saurions nous dispenser
d'examiner une question d'où dépend l'exactitude de leur dénombrement.
Elle consiste à savoir si l'on peut regarder comme Prépositions, des mots qui
sont separés par les Prépositions a & de, du nom qui exprime le dernier
des deux objets en raport : tels sont les mots hors, près, loin, jusques,
&c. On dit en effet, hors de l'apartement, près de ces lieux, loin de
moi, jusqu'a la Ville.

Ces mots avoient toujours été regardés comme des Prépositions, lorsque
l'Abbé Girard ne les fit pas paraître dans la liste qu'il en dressa, & M. Beauzée
crut ensuite devoir leur disputer ouvertement ce titre. Le principe sur lequel il
283se fonde, est qu'une préposition ne sauroit être gouvernée par une autre Préposition ;
encore moins, être composée de deux mots ; d'où il infére que
hors, près, loin, &c, ne sont pas des Prépositions, mais des Noms ou des
Adverbes ; & qu'ici, a & de sont les vraies Prépositions.

2°. Motifs qui doivent les faire considérer comme des Prépositions.

L'objection est des plus spécieuses : il est certain qu'on peut employer hors,
près, loin, &c. sans les accompagner du nom d'aucun objet, comme dans
ces phrases, il est près, il est loin ; mais de-là il ne s'ensuit pas qu'on puisse
regarder ces mots comme des Adverbes : car les Adverbes ne suposent aucun
objet postérieur, auquel ils se raportent ; au lieu que près, loin, &c. sont des
termes relatifs, qui suposent necessairement un objet exprime ou sous-entendu,
auquel ils se raportent : on est près, loin, &. non dans- un sens absolu,
mais relativement à un objet exprimé & sous-entendu. L'objet sous-entendu
dans ces phrases, il est près, il est loin, n'est pas difficile à connoître : ce
sont les personnes qui parlent ; c'est le lieu dont, on parle : il est près, il est
loin de nous, du lieu où nous sommes.

D'ailleurs a & de n'expriment nullement le raport qu'on veut désigner :
toute la force de ce raport réside dans le mot qui les précède. Prenons pour
exemple cette phrase : Enée étoit déjà loin du rivage. Quel est ici le raport entre
Enée & le rivage ? n'est-ce pas l'éloignement ? Le raport d'Enée avec le rivage,
c'est d'en être loin ; tout comme lorsqu'on dit Enee est dans le port, le
raport d'Enée avec le port est d'être dans.

Mais ces mots sont suivis d'autres Prépositions ! Qu'importe ? un mot, pour
être placé à la suite d'un autre, n'en change pas la nature, ne lui ôte point sa
valeur. Les secondes Prépositions a & de ne se trouvent d'ailleurs à la suite
des autres que pour achever de déterminer le sens qui étoit encore suspendu ;
& dans l'ordre des idées, loin que ces dernieres Prépositions suivent toujours
immédiatement les autres, elles font souvent sous-entendre quelques intermédiaires :
être hors du Camp, signifie être hors l'enceinte du Camp. Etre
près d'ici, c'est être près les confins, les avenues d'ici.

Ceci est d'autant plus vrai, qu'en général les Prépositions hors, près, &c.
peuvent n'être pas accompagnées des Prépositions a & de. Presso Roma, disent
les Italiens,près Rome ; presso Parma, près Parme. Aussi nous arrive-t-il
quelquefois de suprimer ces Prépositions : nul n'aura de l'esprit hors
nous & nos Amis
.284

Dira-t-on que hors n'est pas employé ici dans l'acception de ces mots
hors de, & qu'il y est synonyme d'excepte, d'hormis, au lieu que hors de expriment
la situation extérieure d'un objet relativement a un autre ? Mais hors
aera donc Préposition toutes les fois qu'il représentera hormis : faudra-t-il donc
à chaque fois analyser une idée, pour savoir s'il est employé dans cette acception
ou dans une autre ? Point du tout : hormis, excepté, présentent le
même sens que hors : ils désignent le raport d'être mis hors d'une classe d'objets :
hors sera donc toujours Préposition.

Si l'on retranchoit de la classe des Prépositions, tous les mots semblables
à hors, près, loin, &c. le nombre des Prépositions demeureroit fort incomplet :
on seroit forcé, pour y supléer, de recourir à d'autres Parties du Discours ;
& l'on ne pourroit dire, pourquoi, lorsqu'on eût commencé à inventer des
Prépositions pour exprimer certains raports, on n'en inventa pas autant qu'il
en falloit pour exprimer tous les raports de la même nature : ce qui offriroit
une bizarrerie des plus singulieres. On peut donc regarder ces locutions,
il est près, il est loin, comme des ellipses où l'on a suprimé la plus grande partie
de la phrase. A considéer la chose sous ce point de vue, on doit trouver
quelque différence dans l'usage des Langues à l'égard des Prépositions. Les
Langues hardies auront écarté tout les mots dont la supression ne nuisoit point
à la clarté de la phrase ; celles qui sont moins hardies auront conservé a & de
comme nécessaires pour mieux présenter l'ensemble de la phrase ellipsée ; quelquefois,
elles sembleront avoir hésité sur l'emploi ou la supression de ces
mots, & les auront employés & suprimés selon la circonstance, ou indifféremment.

3°. Les Grecs les employoient comme Prépositions.

Les Grecs employoient tous ces mots sans les faire escorter d'une autre
Préposition : ils disoient :

tableau Μεχρι Συσων | Mehri Sousón | jusques Suze | Εξω Βελων | Exô belón | hors les flèches | Τηλου Αγρων | Telou agrón | loin des champs | Εγγυς Εμου | Engys Emou | près moi

Objectera-t-on que ces mots n'étoient chez eux que des Adverbes ? Mais
ce ne seroit qu'une dispute de mots, qui proviendroit de ce que jusqu'ici
on s'est formé de fausses idées des Prépositions Grecques. Les Grammairiens
285Grecs prirent le nom de Prépositions dans un sens beaucoup plus reflreint que
nous ; ils le bornerent à ces mots, qui servoient également à marquer le raport
entre les noms de deux objets, & à former de nouveaux mots en se
mettant à la tête des mots radicaux ou primitifs. Ainsi en étoit chez eux
une Préposition : I°. Parce qu'il se plaçoit entre deux objets en raport,
comme dans cette phrase : Εν οικῳ ειναι, en oikói einai, être en la maison.

2°. Parce qu'il servoit à former de nouveaux mots en se préposant
aux mots radicaux : ainsi de ce même mot oik, précédé de en, on
faisoit :

Ενοικιζειν, En-oik-izein, placer quelqu'un en maison ; comme nous
dirions em-maisonner quelqu'un ; & comme nous disons emprisonner, emmailloter,
enfermer.

Tous les autres mots qui ne servoient pas à en former de nouveaux, de
cette façon, & qui marquoient cependant les raports, étoient réunis dans une
classe séparée qu'on apelloit Adverbes avec régime ; & qui sont de vraies Prépositions
dans le sens que tous nos Grammairiens modernes attachent à ce
nom.

4°. La maniere différente dont d'autres Peuples les employent, n'empêche pas
qu'elles ne soient des Prépositions.

La Langue Latine où l'on ne bornoit pas le nom de Prépositions aux
seuls mots correspondans à ceux que les Grecs apelloient ainsi, s'éloigna souvent
aussi de la Langue Grecque à l'égard de la maniere dont elle les employoit :
si la Préposition s'y trouve suivie seulement de son régime erga patrem,
envers son pere, sine nummis, sans espéces, elle y est souvent accompagnée
d'une seconde Préposition, versus ad muros, vers les murs ; procul a me,
loin de moi.

Les Italiens placent indifféremment a & de, à la suite des Prépositions, ou
les supriment tout-à-fait ; sopra a-lla terra, & sopra la terra ; verso di voi &
verso voi ; comme si nous disions sur à terre, de même que sur terre ; vers
de vous
, de même que vers vous.

Dans notre Langue, de même que dans la Latine, nous avons des Prépositions
qui ne sont accompagnées que de leur régime, du nom en raport, vers
la riviere
, avec lui ; tandis que d'autres sont toujours suivies d'une seconde Préposition,
jusqu'à vous, loin de moi : quelquefois aussi, selon la circonstance,
nous faisons marcher seule la même Préposition, ou nous en mettons une autre
286à sa suite, près de moi, près de sa maison des champs.

Puisque les Grecs disoient, εγγυς εμου, près moi, τηλου σου, loin vous,
les Romains auroient pu dire propè me, procul te : mais d'un côté, ils purent
s'imaginer que l'énergie du Génitif Grec n'étoit qu'imparfaitement rendue par
leur Accusatif ou par leur Ablatif ; & de l'autre, que ces deux cas ne différant
que par une légère prononciation dans les pronoms me & te, il ne falloit pas
moins qu'une seconde préposition pour rendre l'énergie d'un tel Génitif, &
pour achever de déterminer le cas : de-là, propè ad me, procul à te.

Du mot ad sont venues & la Préposition Italienne à, & la nôtre à. Fino a-l
nostro muro, usque ad nostrum murum, jusques a notre mur
 ; où l'on voit
que ces quatre derniers mots ont été, pour ainsi dire, calqués sur les quatre
mots latins correspondans.

Comme on avoit déjà changé en a la Préposition ad, la ressemblance de son
ne permettoit guères de faire usage de la seconde a ;on eut recours à une autre
Préposition qui avoir le même sens, chez les Latins eux-mêmes, la Préposition
de, prononcée en Latin, & di en Italien. De tempore cænare, souper de
bonne-heure ; de te satis scio, à l'égard de toi, j'en fais assez ; de minoribus
est
, il est de les (des) moindres ; on peut joindre à ces exemples cette expression
figurée de Térence, de meo unguento olet, à laquelle répond la nôtre,
il se pare de mes habits.

Une raison particulière à la Langue Françoise semble nous avoir déterminés
à placer, en certains cas, de à la suite d'une autre Préposition. Le régime
de celles-ci, par exemple, près, loin, est souvent un monosyllabe, tel que
moi, toi, lui : si un de ces Pronoms suivoit immédiatement la Préposition, on
entendroit quelque chose de sec ou de dur, dont l'oreille s'accommoderoit difficilement,
loin lui, près toi : les sons s'allieroient mal, ou se heurteroient
entr'eux ; au lieu que la Préposition de qui vient se placer au milieu, les lie
l'un à l'autre, & en rend la prononciation plus agréable. Aussi suprime-t-on
de toutes les fois que le nom de l'objet, dont près marque le raport, a une
certaine longueur, & que l'oreille ne demande point de son intermédiaire
entre cette Préposition & ce nom ; on dit en effet près de moi, & près
la maison du Commandeur
.

Près ne sera-t- il donc Préposition que dans ce dernier cas ? Faudra-t-il
dans le premier que de le dépouille entierement de sa fonction prépositive
pour se l'attribuer à lui seul ? Mais reconnu inutile dans le dernier
exemple, ce n'est donc pas lui qui exprime le raport de deux objets ;
287ce mot,par conséquent, ne sauroit empêcher que près & leurs semblables,
hors, loin, &c. ne continuent d'être des Prépositions.

Ce Principe rendra le nombre des Prépositions plus complet, & nous
ne serons pas obligés d'en exclure plusieurs mots reconnus pour être des Prépositions
dans un grand nombre de Langues, & qu'un léger accessoire ne
doit pas dégrader.

§. 3.
Prépositions divisées en deux Classes générales.

Il se présente d'abord une distribution générale en deux grandes Classes,
selon que les Prépositions figurent dans les Tableaux énonciatifs, ou dans les
Tableaux actifs & passifs : ce qui comprend tous les Tableaux possibles d'idées.

Nous apellerons les unes Prépositions énonciatives ; & les autres, Prépositions
d'actions
.

Les premieres, qui peuvent être à cet égard comparées aux Adjectifs, expriment
de simples raports d'éxistence, effets de la nature même des Êtres.

Les secondes, ainsi que les Verbes, expriment des raports d'action, effets
de la volonté & des opérations des êtres animés.

Chacune de ces Clartés se subdivisera en d'autres, suivant la nature des raports
qu'elles expriment.

Premiere classe.
Prépositions Enonciatives.

Les Prépositions énonciatives désignent de simples raports d'éxistence, résultant
de la nature même des Êtres. C'est ainsi que deux objets peuvent être
comparés entr'eux dans leurs raports de situation, de tems, de lieu, d'existence
& de dépendance : ce qui donne cinq espèces de Prépositions :

Prépositions qui indiquent un raport de Situation.
Prépositions qui indiquent un raport de Lieu.
Prépositions qui indiquent un raport de Tems.
Préposittons qui indiquent l'Existence relative.
Prépositions qui indiquent la Dépendance.288

I. Subdivision.
Prépositions qui indiquent un raport de situation.

La situation d'un objet est toujours relative à celle d'un autre ; car ce
n'est qu'en comparant les objets eutr'eux, qu'on se forme une idée de leur
situation : mais cette situation peut être considérée sous différens points de
vû ; & de-là dérive le plus grand nombre des raports & des Prépositions.

Les différens raports que présente la situation des objets, sont ceux de
surface, de capacité, de distance & d'ordre : ce qui donne quatre espéces
de Prépositions qui indiquent des raports de situation.

I. Prépositions de situation, relatives à la surface.

On distingue deux sortes de surfaces, l'une horisontale ; l'autre perpendiculaire.
La surface d'une Table est de la premiere espéce ; & celle d'un édifice
de la seconde.

Prépositions de situation, relatives à la surface horisontale.

Les surfaces horisontales ayant un dessus & un dessous, donnent lieu à
deux différens raports de situation, qui s'expriment nécessairement par deux
prépositions différentes. Car un même objet peut être placé au-dessus, ou
au-dessous d'une telle surface : de-là les deux Prépositions sur & sous.

Sur est une Préposition qui exprime un raport de situation d'un objet,
supérieure relativement à la surface horisontale d'un autre objet.

Sous est une Préposition qui exprime un raport de situation d'un objet,
inférieure relativement à la surface horisontale d'un autre
objet.

Ce Livre est sur la table ; ce Livre est sous la table.

Prépositions de situation, relatives à la surface perpendiculaire.

Les surfaces perpendiculaires, comme celles d'un mur, d'une porte,
offrent deux raports de situation : car un objet peut être placé, relativement à
une pareille surface, par devant ou par derriere. D'où résultent ces deux Prépositions,
devant & derriere.289

Devant est une Préposition qui exprime un raport de situation d'un
objet, antérieure relativement à la surface perpendiculaire d'un autre
objet.

Derriere est une Préposition qui exprime un raport de situation d'un
objet, postérieure relativement à une surface perpendiculaire.

Cette table est placée devant le mur, derriere le mur.

II. Prépositions de situation, relatives à la capacité d'un objet.

Si l'on considere un objet, tel qu'une maison, un étui, relativement à
sa capacité, ou à la propriété qu'il a de contenir d'autres objets dans son intérieur,
il en résulte deux nouveaux raports : car cet objet en renferme un.
autre, ou ne le renferme pas. De-là ces deux Prépositions dans & hors.

Dans est une Préposition qui exprime la situation d'un objet, relativement
à un autre objet, où il est contenu.

Hors est une Préposition qui exprime la situation d'un objet relativement
à un autre objet, où il n'est pas contenu.

Cet homme est dans sa chambre, dans son lit.
Il est hors de sa chambre, hors du lit.

III. Prépositions de situation, relatives à la distance.

Les raports de situation d'un objet considéré relativement à la distance,
peuvent être en très-grand nombre, parce que la distance est un raport qui
n'a rien de fixe & qui varie à l'infini.

On peut considérer cette distance sous deux points de vue différens ; l'un
vague, ou indéterminé : l'autre précis & déterminé. De-là diverses prépositions
dont les unes présenteront une distance indéterminée ; & les autres, une distance
précise.

Prépositions de situation, relatives à une distance indéterminée.

Près est une Préposition relative à la situation d'un objet qui est séparé
d'un autre par une distance peu considérable & indéterminée.

Ostie est près de Rome.

Loin est une Préposition relative à la situation d'un objet qui est séparé
d'un autre par une distance considérable & indéterminée.290

Paris est loin de la Mer.
Il est loin de ces lieux.

Vers est une Préposition relative à la situation d'un objet considéré
comme étant placé du côté d'un autre objet, sans déterminer la distance
où ils sont l'un de l'autre.

C'est vers la riviere qu'on l'a vu.

Prépositions de situation, relatives à une distance déterminée.

Contre est une Préposition relative à la situation d'un objet qui n'est
séparé par aucune distance de l'objet auquel on le compare.

Il est contre le mur.

Outre est une Préposition relative à la situation d'un objet considéré
comme s'étendant au-delà d'un autre objet, comme passant au-delà
d'un autre objet.

Le Pays d'Outre-mer.

L'Abbé Fleury a dit : « S. Louis étant encore outre mer, écrivit
à sa fille Isabelle une lettre de se main où il l'exortoit fortement
au mépris du monde, & à l'entrée en Religion. »

Cette Préposition a vieilli dans le sens propre, & on lui substitue
au-delà. Mais elle s'est conservée au sens métaphorique ; & c'est dans
ce sens qu'on dit :

Outre mesure, outre ses gages, outre cela.

Jusques est une Préposition relative à la situation d'un objet considéré
comme parvenu à un tel point.

Il s'avança jusques-là ; il vint jusqu'à moi.

IV. Prépositions relatives à l'Ordre dans lequel se trouvent les objets.

L'ordre dans lequel se trouvent les objets, relativement à d'autres objets,
peut être considéré sous trois différens raports ; ou cet objet précéde les autres,
ou il les fuit, ou il est au milieu.

Avant, Prépotision qui marque qu'un objet en précéde un autre.

On ne doit pas marcher avant ses Supérieurs.291

Après, Préposition qui marque qu'un objet en suit un autre.

Après l'éclair, vient le tonnerre.

Entre, Préposition qui marque qu'un objet se trouve au milieu de deux
autres.

La Suisse est entre la France & l'Espagne.

Parmi, Préposition qui marque qu'un objet est au milieu d'un grand
nombre d'autres avec lesquels il est confondu.

On le trouva parmi ceux que la fête avoit attirés.

Seconde espéce de Prépositions Énonciatives.
Prépositions qui marquent-les raports de lieu.

Un objet considéré relativement à un lieu, peut y être, y aller, en venir,
y passer : de-là diverses Prépositions.

A. Cette Préposition est relative au lieu où l'on est, & au lieu où l'on
va, lorsque ce lieu n'est qu'une Ville, &c.

Il est a Rome, il va a Rome.

De. Cette Préposition est relative au lieu d'où l'on vient :

Il vient de Rome.

Par. Cette Préposition est relative au lieu qu'on traverse :

Il a passé par Rome.

Dans. Cette Préposition est relative ; I°. au lieu où l'on est :

Il est dans Rome.

2°. A celui où l'on va, lorsqu'il n'est pas désigné par son nom :

Il passe dans des Pays lointains.

En. Cette Préposition est relative au lieu où l'on est & à celui où l'on
va lorsqu'il est désigné par son nom.

Il est en France, il va en France.

Si un nom de lieu se présente à nous comme individuel, on se sert de la
Préposition a & non de la Préposition dans, quoique ce lieu soit en lui-même
une vaste Contrée : ainsi l'on dit :292

Aller a la Chine, au Japon, au Chili,
Être a la Chine, au Japon, au Chili.

Chez est une autre Préposition de situation qui indique le lieu comme
étant la demeure d'une Personne.

Je vais chez vous. Il est chez lui. Il le trouva chez le Marquis.

Troisième Espèce de Prépositions.
Prépositions qui marquent les raports de Tems.

Relativement au tems, on peut comparer le tems auquel une chose
commence & celui pendant lequel elle dure, avec le tems ou une autre
chose commence & avec celui pendant lequel elle dure. De-là naissent
diverses Prépositions.

Dès est une Préposition qui indique le tems où une chose commença.

Depuis est une Préposition qui indique la continuation d'une chose
commencée en un tems qu'on désigne.

Pendant, Durant, sont des Prépositions qui indiquent des choses qui se
font en même tems.

Environ est une Préposition qui indique le tems par aproximation.

Dès ce tems-là il devint sage.
Depuis ce tems il n'a cessé d'être sage.
Pendant ce tems il fut sage.
Durant la paix il se prépara à la guerre.
Environ ce tems-la ; Environ Noël, il alla chez vous.

Telle est la différence entre ces deux Prépositions Durant & Pendant ;
que celle-là exprime un tems de durée, dit l'Abbé Girard (1)97, & qui s'adapte
dans toute son étendue à la chose à laquelle on le joint : tandis que
293Pendant ne fait entendre qu'un tems d'époque, qu'on n'unit pas dans toute
son étendue, mais seulement dans quelqu'une de ses parties.

Quatrième espèce de Prépositions Enonciatives.
Prépositions qui indiquent un raport d'éxistence.

Les Objets peuvent exister seuls ou réunis : ce qui donne lieu à de nouveaux
raports, & par-là même à de nouvelles Prépositions.

Avec est une Préposition qui indique un raport de réunion & de
concours.

Il est avec ses amis.
Il l'enleva avec ses mains.

Sans est une Préposition qui exclut tout raport de réunion & de
concours.

Il est sans amis.
Il l'enleva sans le secours de personne.

Excepté, Hormis, sont des Prépositions qui n'excluent qu'une portion d'Objet.

Il aime tous les hommes, hormis les ingrats.
Il les enleva tous, excepté le Chef.

Hors est une Préposition qui excepte une portion d'Objet.
Nul n'aura de l'esprit, hors nous & nos amis.

Cinquieme espece de Prépositions Énonciatives.
Prépositions qui désignent les raports de Propriété, de Dépendance, d'Origine.

Les raports de Propriété, de Dépendance, d'Origine, reviennent continuellement
dans la Société ; mais n'étant pas susceptibles de plusieurs points de
vûe, ils ne donnent lieu qu'à deux Prépositions, de & a.

Ces Prépositions marquent également la Propriété & l'Apartenance, mais
d'une maniere propre à chacune : l'une a un plus grand raport à la dépendance,
294& l'autre en a davantage à la possession : parce quo l'une marque d'où
l'on vient, & l'autre où l'on va. Ainsi l'on dit :

C'est une Lettre de ma sœur,
J'envoye ceci a ma sœur,
C'est le Livre de Pierre.
Ce Livre appartient a Pierre ;
C'est le fils de mon Maître.
C'est au Chef a commander.

Seconde classe.
Prépositions relatives aux actions.

Les Prépositions qui désignent les reports des Actions, sont en beaucoup
plus petit nombre, parce que les Actions ont beaucoup moins de
faces que les Objets physiques, & qu'elles sont moins susceptibles de
contraste ; ensorte que chacune de ces faces donne lieu à un plus petit
nombre de Prépositions.

Toute Action peut être considérée sous ces divers raports :

Son origine & son auteur.
Sa cause & son motif.
L'objet auquel elle se raporte.
Le moyen par lequel elle s'opere.
Le modéle d'après lequel on l'exécute.

1°. Raport d'Origine.

De & Par, sont deux Prépositions qui indiquent les Auteurs & l'origine
d'une Action.

Son armée fut vaincue par les Romains.
Cette action ne peut venir que d'un bon esprit.

2°. Raport de Motif.

Attendu & vu sont des Prépositions qui indiquent les motifs qui
déterminent à une Action.295

Attendu sa sagesse, on le récompensa.
Vu la circonstance des tems, on se tint sur ses gardes.

Sauf est une Préposition qui indique qu'on ne se détermine à une
action, qu'autant qu'on n'a point de motif plus puissant pour ne la
pas faire.

Sauf meilleur avis, on suivit le sien.

3°. Raports d'Objet.

A, Pour, Indiquent les Objets auxquels aboutit une action.

Cette action tendoit a son avantage.
Il s'attachoit a plaire.
Je me conduisis ainsi pour le mieux.
Je l'ai fait pour lui-même.

Envers indique l'Objet par raport auquel on se conduit de telle ou de
telle maniere.

Il est toujours plein de douceur envers les ennemis.

Touchant, concernant, sont des Prépositions qui désignent les Objets relativement
auxquels on se détermine à une action.

Touchant cette affaire, on se conduira de telle & de telle maniere.
Concernant cet objet, on prit cette résolution.

4°. Raport de Moyen.

Avec, Par, marquent les raports d'un Objet comme moyen & instrument.

Cette action fut exécutée par un Héros.
Il en vint à bout avec le secours de ses amis.

Moyennant indique le raport d'un Objet comme suffisant pour éxécuter
une action.

Moyennant ces avances, on réussira.296

Malgré, Nonobstant, sont des Prépositions qui indiquent oposition dans les
moyens ou dans le concours.

On le sera malgré lui.
Il le voulut, nonobstant toute représentation.

5°. Raports de Modéle & de Régle.

On fuit un Modéle, ou l'on s'en écarte. De-là les Prépositions selon,
suivant, contre.

L'Abbé Girard dit des deux premières, « qu'elles unissent pas conformité ou
par convenance ; avec cette différence que, suivant dit une conformité plus
indispensable, regardant la pratique ; & selon, une simple convenance, souvent
d'opinion.

Le Chrétien se conduit suivant les maximes de l'Evangile.
Je répondrai à mes Critiques selon les objections qu'ils seront ».

Contre, marque qu'on viole la Régle, qu'on est opose à un Objet.

Il agit contre la Loi.
Il s'est décidé contre le bon sens.

Observons que le sens de cette derniere Préposition est un dérivé de celui
que nous lui avons assigné plus haut : car, au physique, lorsqu'on veut renverser,
détruire une ville, on éleve ses batteries en face de cette ville, on les
place contre : de-là l'idée d'oposition attachée insensiblement à cette Préposition.

Les Prépositions Françoises seroient donc, d'après cette division, au nombre
de quarante-deux, sans compter les doubles emplois de cinq ou six, telles
que hors, de, à, par, &c.

L'Abbé Girard n'en comptoit que trente-deux.

M. Beauzée en reconnolt trente-cinq, quoiqu'il suprime quatre de celles
qu'avoit admifes l'Abbé Girard, c'est-à-dire, devant, derriere, avant &
hors, & que nous avons cru devoir ajouter aux trente-cinq reconnues par
M. Beauzée.

M. Beauzée en admet donc sept qui ne sont pas dans l'Abbé Girard, attendu,
concernant, dès, joignant, moyennant, sauf & .

Celles que nous comptons nous-mêmes de plus que M. Beauzée, sont les
297quatre qu'il a rejettées de l'Abbé Girard, & ces quatre sont : loin, jusques,
environ & près.

Phrases Prépositives.

Avec ces derniers Grammairiens, nous n'avons pas mis au rang des Prépositions,
nombre de mots qu'on avoit toujours regardés comme tels.

tableau arriere | deça | delà | dedans | devers | dehors | dessus | dessous | le-long | vis-à-vis | proche | auprès | autour | en présence | a l'encontre

Cependant nous ne les regardons pas avec eux comme des Noms, ou
comme des Adverbes : mais comme des phrases prépositives qui tiennent lieu
de Prépositions dont notre Langue est privée, & qui pourroient devenir parfaitement
semblables à nos autres Prépositions, si l'on rendoit l'ellipse plus complette.

En effet, soit qu'on les employe comme Noms, ou comme Adverbes,
soit qu'on les fasse précéder ou suivre de quelqu'autre Préposition, on ne peut
se dissimuler qu'on a sous-entendu des mots entre lesquels ceux-ci faisoient
la fonction de Prépositions.

L'arriere d'un vaisseau, est pour la portion qui est derrière le vaisseau.
Le dedans d'un vase, est la portion du vase qui est dans sa capacité.
Le dehors, est la portion de ce vase qui est hors sa capacité.
En deça, c'est être en la portion qui est deça un lieu, une rivière.
En delà, c'est être en la.portion, qui est delà un lieu.
Autour de, c'est être en ce qui constitue le tour d'un objet.

Ces phrases commençant ainsi par une Préposition, & étant destinées à
marquer des raports, ne peuvent être apellées que phrases prépositives, & le
mot qui les constitue n'en doit pas être moins regardé comme une Préposition,
puisqu'il désigne des raports, & qu'il n'est placé immédiatement après une
autre-Préposition que par l'effet de l'ellipse.

Les raports qu'ils désignent différent des raports énoncés par les prépositions
précédentes ; ils doivent par conséquent être mis à leur suite : ils l'expriment
298même dans d'autres Langues par des prépositions semblables aux
autres, tout comme ils pourroient ne former qu'un seul mot dans la nôtre
même, si elle suivoit la marche hardie des premiers qui la parlerent.

De quatre Prépositions anciennes qui ne subsistent plus que dans certaines
formules.

Il existoit autrefois dans notre Langue quatre Prépositions dont nous ne
nous servons plus que dans quelques formules que l'usage a en quelque façon
consacrées : ce sont nos mots, ès, lès, riere, rès. Ils entrent dans ces
phrases Maître-ès-Arts, Villeneuve-lès-Avignon, situé riere un tel terrein,
Rès-Terre. Nous dirions aujourd'hui : Maître dans les Arts, Villeneuve
près Avignon, situé dans le territoire d'un tel lieu, sur la superficie de la
Terre
.

Les Prépositions ne se correspondent pas exactement d'une Langue à l'autre.

Puisqu'un raport entre deux objets peut s'exprimer par une Préposition ou
par une phrase prépositive, & que le choix, à cet égard, dépend uniquement
du plus ou du moins de hardiesse d'une Langue dans ses ellipses, il arrivera continuellement
que ce qui s'exprime par une Préposition dans une Langue, s'exprimera
dans une autre par une phrase prépositive : mais par la méthode que
nous suivons ici, & qui raproche ces deux manieres d'énoncer les raports, on
ne sera jamais embarrassé pour analyser des phrases relatives à l'objet dont nous
traitons ici.

Afin qu'on puisse s'en former une idée plus exacte, ajoutons ici les Prépositions
en usage dans la Langue Italienne ; on verra que leur nombre qui est
très-considérable, & réduiroit presqu'à rien, si l'on en ôtoit toutes celles qui se
font suivre des Prépositions a & de, & toutes celles qui sont un composé de
plusieurs mots.

Prépositions Italiennes.

1°. Enonciatives.

tableau sopra | sur | fra | entre | sotto | sous | anzi | devant | a | à | dietro | derriere | di | de | d'où299

tableau dentro | dans | da | de | par | in | en | per | pour | fouri | hors | longo | le long | presso | près | incontro | devant | contro | contre | rimpetto | vis-à-vis | vicino | voisin | attorno | autour | rasente | joignant | intorno | à l'entour | oltre | outre | accanto | à côté | fino | jusques | addosso | dessus | anzi | innanzi | avant | affronte | en front | appié | au pied | dopo | après | allato | verso | vers | entro | entre | inverso | envers | appo | chez

2°. Actives.

tableau da | dez | eccetto | excepté | a | à | mediante | moyennant | con | avec | secondo | selon | circa | touchant | environ

Ce qui fait au moins qurante-quatre Prépositions, sur lesquelles il y en
a à peine douze qui pussent être regardées comme des Prépositions, si l'on
ôtoit de ce nombre celles qui se font suivre des Prépositions a & di, telles que sopra, sur ; sotto, sous ; entro, entre ; verso, vers ; & celles qui sont formées
par des phrases elliptiques, telles que accanto, à côté ; affronte, en front, vis-à-vis ;
appié, au pied, &c.300

Article III.
Les Prépositions ont un sens propre et général.

Ce s observations à l'égard des Prépositions sont d'autant plus nécessaires que
cette classe de mots est d'un usage continuel, qu'ils constituent une grande
partie des beautés & des finesses des Langues, qu'il importe par conséquent
d'en avoir de justes idées ; & que juiques ici, on ne s'en est pas assez occupé.

M. Beauzée le sentoit bien, lui qui reconnoissoit qu'on avoit eu tort de
réduire les Prépositions à des classes générales, parce que chacune d'elles a
reçu trop de significations différentes pour se prêter sans obstacle à des classifications
régulieres ; qui avouoit en même tems que le systême des Prépositions
étoit moins inconséquent qu'on l'imagine dans notre Langue, ou elles portent
l'empreinte d'une raison éclairée, fine, & en quelque sorte infaillible :
& qui demandoit s'il ne seroit pas avantageux de réduire sous un point de vue
unique & général tous les usages d'une même Préposition (1)98.

C'est d'après ces vues, qu'après avoir dit: « La Préposition Vers, par
exemple, indique également, dit-on, raport au lieu, au tems & au terme :
vers est Préposition de lieu dans cette phrase, aller vers la citadelle ; de
tems dans celle-ci, il est mort vers midi ; de terme dans cette troisième,
se tourner vers Dieu ; il ajoute très-bien : Disons-le de bonne soi, ces différentes
significations ne sont point dans le mot vers. Les raports sont compris
dans la signification des termes antécedens, & c'est l'ordre ; les termes
conséquens les déterminent spécifiquement, & la Préposition ne fait qu'indiquer
que son complément est le terme conséquenr du raport qui apartient
au terme antécédent, & dont elle est le signe. Nous disons raport au tems,
quand le complément est un nom de tems : raport au lieu, quand c'est
un nom de lieu, &c. Dans le fait, vers indique un raport d'aproximation ;
& l'aproximation se mesure ou par la durée, ou par l'espace, ou par l'inclination
de la volonté.

De cette explication, soit d'une plus heureuse, faite dans les mêmes
301vues, il pourroit enfin résulter que chaque Préposition n'exprime en effet
qu'un raport général qui est ensuite modifié par les différens complémens. »
Il reléve à cet égard avec raison le Commentateur de la Grammaire Générale
de Port-Royal, M. Duclos, qui croyoit que le vrai raport n'étoit
pas marqué par la préposition, mais par le sens total, & cela au sujet des
Verbes donner & ôter qui sont suivis également de la préposition à (2)99. Ce
qui n'auroit pas surpris M. Duclos, s'il avoit fait attention qu'à la suite de
ces deux Verbes si différens, marque un seul & même raport, le terme
des actions donner & ôter.

L'Abbé de Dangeau avoit aussi très-bien vu que toute Préposition avoit
une valeur propre & déterminée, de laquelle résultoient les divers sens qu'on
lui attribue ; mais il n'eut pas tout le succès qui eût été à désirer dans l'essai
qu'il fit pour ramener à une valeur primitive les divers sens de la préposition
après, comme s'en est encore très bien aperçu M. Beauzée.

Voici comme s'exprime l'Abbé de Dangeau (3)100 ; ses vues sont trop interessantes
d'ailleurs pour être omises.

« Après est une Préposition, qui marque premièrement postériorité de
lieu entre des Personnes ou des choses qui sont en mouvement. Pierre marchoit
après Jacques
 : les chevaux marchoient après les bœufs.

On se sert de la Préposition après, quand on veut marquer qu'un
homme marche après un autre dans le dessein de l'atteindre, soit pour le
prendre, soit pour se joindre à lui, soit pour lui parler : ainsi on dit que
des Archers marchoient ou couraient après des voleurs ; le valet courut après
son Maître pour lui dire une nouvelle
.

De ce sens on en a formé un figuré, qui sert à marquer que l'on veut
obtenir quelque chose ; il court après les honneurs ; & quelquefois ôtant de
ce figuré le Verbe qui marque mouvement, comme courir, on se sert
d'un Verbe qui ne marque autre chose que le désir d'obtenir : ainsi l'on dit,
il soupire après les honneurs ; il soupire après sa liberté : crier après quelqu'un,
attendre après quelqu'un. On dit à peu près dans ce même sens, il est après
cet ouvrage
 ; il est après à bâtir sa maison.

Au figuré, on l'employe en des choses morales ; il faut faire marcher
le soin des choses temporelles après celui de notre salut
.302

On employe aussi après à marquer postériorité de lieu entre des choses
qui ne sont pas en mouvement : les Conseillers sont assis après les Présidens.

Dans ce sens, il s'employe dans des choses morales, pour marquer
infériorité d'estime.

Après marque aussi postériorité de tems, par une espéce d'extension de la
quantité de lieu à celle de tems, comme dans cette phrase, Pierre est arrivé
après Jacques
.

Ce mot après patoît avoir quelque raport à la postériorité de lien entre
les choses qui sont en mouvement ; ce qui peut avoir été cause de l'extension
qu'on a donnée à cette Préposition, la faisant aller de la postériorité
de lieu à celle de tems.

Quand un homme marche après un autre, il arrive ordinairement plus
tard que lui ; c'est ce qui fait que du premier sens de la Préposition après,
qui est pour marquer postériorité de lieu, on est venu à lui faire signifier
par extension, la postériorité de tems.

C'est de la Préposition après, prise dans la signification de postériorité de
tems, que se forment quelques composés, comme, ci-après, adverbe ;
après-diner, adverbe ; après-dinée, substantif (ou nom) féminin ; après-souper,
adverbe ; après-soupée, substantif (ou nom) féminin.

Il y a une signification de ce mot d'après, qui a quelque raport à la
postériorité de tems. Ce Tableau est fait d'après le Titien ; ce paysage est
fait d'après nature
 ; cela marque postériorité de tems. Le Titien avoit fait
le Tableau avant que le Peintre le copiât ; la Nature avoit formé le paysage
avant que le Peintre le représentât.

Il y a peut-être plusieurs autres usages du mot après, qu'on pourroit
ranger ici sous quelqu'un des articles que j'ai marqués, & faire voir comment
ils en viennent ou par figure ou par extension. Il me semble qu'il seroit fort
utile de faire voir comment on est venu à donner tous ces divers usages
à un même mot : ce qui est commun à la plupart des Langues, & qui
vient de ce qu'il y a de la raison dans cette espéce de généalogie des divers
usages des mêmes mots. La raison étant de tous les Pays & de tous les
tems, elle a produit des effets à peu près semblables en divers tems &
en divers Pays ».

Telles sont las remarques de l'Abbé de Dangeau, qui eussent été plus
heureuses s'il avoit pu généraliser davantage ses idées à ce sujet : aussi M.
Beauzée le relève par ces excellentes observations.303

Je ne fais pas comment on prouveroit qu'après marque premierement
postériorité de lieu, plutôt que postériorite de tems ; ni pourquoi cette
Préposition marqueroit postériorité, plutôt entre des objets en mouvement
qu'entre des objets en repos. La vérité est probablement qu'elle marque
postériorité, avec abstraction de tems & de lieu, de mouvement & de
repos ; ce qui la rend propre à désigner l'ordre dans toutes les circonstances
dont il s'agit : telle est sa première & principale destination ; l'ordre moral
se joint aisément à l'ordre physique, c'est la même idée ; & le sens figuré s'établit
aisément sur le sens propre (5)101.

Franchisons le mot ; après est, comme nous l'avons vu, une Préposition
qui indique la situation relativement à l'ordre, & qui étant l'oposé d'avant,
indique l'ordre postérieur, dans le sens physique & le plus absolu, d'où elle
acquiert la même valeur dans l'ordre moral & dans le sens figuré.

Ceci confirme l'utilité de notre distribution des Prépositions, prise dans le
physique, & où elles n'ont d'autres subdivisions que celles qu'elles donnent
elles-mêmes par leurs contraires ; ce qui empêche de recourir à des classes
trop nombreuses, & qui donne la valeur propre & primitive de chaque Préposition.

Article IV.
Origine des Prépositions.

S'il existe des mots qui durent paroître l'effet du hazard, ce furent sans
contredit les Prépositions ; la plupart n'offrent aucun raport entre leur son &
leur valeur : du moins celles qui sont d'une origine ancienne : car les modernes
sont formées de mots connus, telles, nonobstant, malgré, concernant, attendu,
vu, suivant, durant, pendant.

Mais puisque toutes celles-ci sont significatives & empruntées de mots dont
le sens étoit analogue à celui qu'on assignoit à ces nouvelles Prépositions ; les
Prépositions que nous tenons de l'Antiquité & celles qui existent dans quelque
Langue que ce soit, seroient-elles moins significatives ? Si nous, qui regardons
les mots comme l'effet du hazard, n'avons pu inventer au hazard aucune
304Préposition, & si nous avons toujours choisi pour cet effet les mots les plus propres
à peindre notre idée, à combien plus forte raison les Anciens qui ont
toujours pris leurs mots dans la Nature, auront ils été scrupuleux à ne choisir,
pour désigner les raports des objets, que des mots propres à faire apercevoir ces
raports de la maniere la plus prompte & la plus vive ?

Nous pouvons donc être assurés que toute Préposition s'est formée d'un mot
connu, dont elle a eu toute l'énergie ; & que c'est en vertu de cette analogie
qu'elle est devenue propre à être le signe d'un raport entre deux objets.

Mais afin qu'on n'en puisse pas douter, donnons-en quelques exemples.

sur est un mot qui n'offre aucun sens dans notre Langue, & dont nous
ne pouvons apercevoir le raport avec l'idée que nous y attachons, pas même
avec nos mots suprême & supérieur, qui viennent cependant de la même origine :
mais ce n'est pas par nos Langues modernes qu'il en faut juger ; nous
le tenons des anciennes : c'est donc à celles-ci que nous devons avoir recours
pour reconnoître son origine ; rien alors ne sera plus facile. Ce mot vient du
Latin Super ; mais les Latins en avoient altéré la prononciation pour la rendre
plus douce : il nous faut donc recourir aux Grecs qui lui avoient conservé
toute sa force primitive & le prononçoient Hup-er. La racine en est donc
Hup : mais cette racine signifia constamment l'Élévation. Elle est devenue
dans notre Langue la racine de Huppe, oiseau distingué des autres par l'aigrette
qui s'éléve au-dessus de sa tête ; en Anglois Howp ; & celle de Houppe-lande,
qui désigne un habit qu'on met par-dessus les autres. C'est le Houpe
des Languedociens, qui signifie sus, leve-toi. C'est le Up des Anglois qui
signifie en haut, d'où Up-land, pays élevé, pays de montagnes. C'est leur
Upon qui signifie sur, dessus ; leur Upper qui signifie haut, supérieur. C'est leur
Over qui signifie sur, par-dessus ; & qui, joint aux Verbes, désigne toujours
de l'excès ; Over-burden, sur-charger.

C'est le Op des Peuples Belgiques, qui signifie sur : leur Opper qui signifie
plus haut, supérieur, premier ; & Over sur, par-dessus.

C'est le Uber des Peuples Germaniques, qui signifie également sur, pardessus,
qui surpasse, &c. Leurs Ober & Ob qui ont la même signification,
d'où Ob erer, supérieur. En donnant à ce mot une prononciation plus forte, ils
en ont fait auf, qui a les mêmes significations, & qui entre dans les mots
composés.

De-là encore le mot Hop des Belges, prononcé Hupf-en en Allemand,
& Houblon en François, que les Latins prononcerent d'abord Upu-lus, &
305ensuite Lupulus ; que Saumaise tira mal à propos (1)102 du mot epulœ, festins,
parce que la bière, faite avec le houblon, sert dans les festins ; & qui vient
réellement de Up, sur, parce que cette plante s'éléve fort haut.

Les Hébreux en firent Huphe, , branche, rameau ; & , Huuphel,
éminence, lieu haut.

Cette racine ne fut pas inconnue aux anciens Saxons : ils en firent,

Ufer-a ou Y-fera, plus haut, supérieur, chambre haute.
Hupe ou Hype, monceau, d'où l'Anglois heap, tas, monceau.
Hop, un faut ; d'où l'Anglois hop, faut ; to hop, sauter ; hopper,
sauteur.
Hopa, espérance ; d'où l'Anglois hope, espérance ; to hope, espérer ;
parce qu'espérer, c'est se fonder, s'apuyer sur un objet.

Les Latins en firent Superior & Supremus qui furent le comparatif &
le Superlatif de super.

SOUS, Préposition qui n'a pas plus de raport que sur avec l'idée qu'elle
désigne, vient du Latin Sub, formé sur le Grec Hup ou Hupo, qui signifie
l'oposé de Huper.

N'en soyons pas surpris : les premiers Peuples ayant peint l'idée positive
d'élévation par un mot pris dans la Nature, n'eurent d'autre moyen pour
peindre l'idée négative d'élévation que d'affoiblir la prononciation du mot qui
désignoit l'idée positive : ainsi une même racine désignoit les deux extrêmes
d'une même idée, d'un même raport.

Il résulte de ces Étymologies que sur & sous, sont des signes représentatifs
de l'idée d'élévation au positif & au négatif ; & que leur emploi se fait
constamment par ellipse. Lorsque nous disons, ce livre est sur la Table, l'orage
est
sur nous, nous nous exprimons elliptiquement : c'est comme si nous disions,
ce livre est par raport à la Table dans cet état que nous désignons par
le signe sur & qui signifie élévation ; cet orage est par raport à nous dans cet
état que nous désignons par le signe sur & qui signifie élévation.

Il en est de même de sous : comme il est oposé à sur, il en résulte que si
nous disons, ce livre est sous la Table, on aperçoit aussi-tôt ce sens ; ce livre
est
par raport à la Table dans cet état que nous désignons par le signe sous &
qui signifie l'oposé d'élévation.306

Nous sommes entrés d'autant plus volontiers dans un aussi grand détail sur
ces deux Prépositions, qu'elles sont à la tête de notre liste, & que l'on pourra
juger plus aisément par elles de toutes les autres.

Devant & Avant, Prépositions qui expriment des portions d'une même
idée, sont composées toutes deux : I . de la Préposition Latine Ant ou Ante,
qui désigne les mêmes raports, les objets qui, relativement à nous, en précédent
d'autres placés derriere ceux-ci ; & 2°. des Prépositions de & ab, toutes
les deux empruntées des anciens Latins.

La Préposition Ante n'étoit pas moins énergique que super. Elle venoit du
mot Ant, qui signifia tout ce qui est sous l'œil, tout ce qui est le premier
en rang, & par analogie tout ce qui est le premier en Tems, d'où vinrent
ant-ique & ant-iquité.

Ant étoit lui-même formé du mot An ou Ain, qui signifie œil dans toutes
les Langues Orientales.

Les Grecs en firent Anta, Αντα, en présence, devant, & Anta-ein, aller
au-devant, aller à la rencontre, au sens physique ; & suplier, au sens
figuré.

De-là, leur préposition Anti qui désigne le raport d'un objet qui est en présence
d'un autre, l'idée d'être contre dans tous les sens que nous donnons à
cette préposition, être apuyé contre, être en face, ou être oposé, être ennemi, &c.

D'où se forma le Latin Antæ, les jambages d'une porte, parce qu'ils sont
en face l'un de l'autre.

hors est l'adoucissement du Latin For-as, qui signifie de hors, les
dehors d'un lieu, les entrées d'une place, d'une maison ; les Latins en firent For-es,
les portes, les entrées d'une maison ; & nous avons conservé sa prononciation
forte dans For-ain, homme qui vient de for, de dehors.

Comme tout ce qui est hors ou à l'entrée est devant, les Peuples du Nord
ont attaché cette derniere idée à ce mot : de-là,

Fore des Anglois. Vor des Allemans. Voor des Belges. Prononcés For ;

qui signifient avant, devant, à la tête : d'où vint le mot,

For-bourg, les entrées d'une Ville, que nous avons défigurés en Faux-bourg.
C'est dans ce sens que les limbes s'apellent en Flamand Voor-burg
van de Hell, mot à mot, le Fauxbourg, les avenues de l'Enfer.307

For, vint lui-même du primitif Hor, lumière, jour : les portes sont les
jours des maisons, & tout ce qui est de-hors est au grand jour. Aussi les Latins
apellerent la place publique For-um ; on s'y assembloit au grand jour.

C'est ce mot que les Latins & les Grecs adoucirent en Pro, & qui fut également
chez eux une Préposition signifiant devant, en présence :

Pro castris, à la tête du Camp.
Pro concione, en présence de l'assemblée.

Les Grecs en firent les mots :

Prô-i, le matin ; & Prô-ra, proue ; qui sont l'avant du jour & l'avant
d'un vaisseau.

Prô-tos, le premier, celui qui marche devant, à la tête, &c.

Et les Latins, Pro-avus, le bisayeul, l'ayeul, qui marche à la tête.

a, avoit été très-bien choisi encore pour désigner le raport de possession,
de propriété, soit que nous possédions déja la chose, comme lorsqu'on dit,
cette maison est à moi : soit que sa possession nous soit destinée, comme lorsque
nous disons, cette maison sera à moi, ce livre s'adresse à moi. Cette Préposition
s'est formée du Verbe il a, qui marque la possession, la propriété ;
& qui se prend ici comme un simple signe de l'idée de propriété, comme
désignant le raport qu'on aperçoit entre deux objets, ainsi que nous l'avons fait
voir ailleurs dans un plus grand détail (1)103.

Ces exemples suffisent pour démontrer que chaque Préposition eut toujours
un raport étroit avec celui qu'elle fut chargée d'énoncer. Un plus grand détail
apartient à nos Dictionnaires Étymologiques & Comparatifs qui offriront l'origine
des Prépositions en usage chez tous les Peuples.

Ils font encore voir qu'il ne nous manque pour rendre plusieurs de nos
formules, telles que le long de, semblables en tout aux Prépositions antiques
qu'un peu plus de hardiesse. Au lieu de chercher à lier ces mots avec le reste
de la phrase par des articles & par d'autres Prépositions, ce qui est parfaitement
inutile pour faire connoître le raport, nous n'aurions qu'à les employer
avec la même simplicité que les Anciens ; & dire comme font les Italiens, en
cela peut-être plus sages que nous, il se promene long le fleuve ; mais si nous
craignons de le dire, parce que nos oreilles n'y sont pas accoutumées, & qu'elles
308sont offensées du choc de la syllabe sourde & nazale long avec la bréve le,
ce qui nous obligea sans doute à les séparer par de, ne les excluons pas de la
classe des mots qui expriment les raports : mais disons que dans nos Langues
modernes, plus timides que les anciennes, nous exprimons divers raports,
non à l'antique par de simples signes apellés Prépositions ; mais par un substantif
accompagné de son article & lié au nom du dernier objet pas une préposition,
pur une phrase prépositive en un mot.

Alors viennent ici toutes ces formules que tant de Grammairiens confondent
avec les Prépositions : telles que,

Le long de la prairie.
Autour de la Table.
Aux environs de la Ville.
Au-dessus de nous.
Auprès de lui.

Formules qui expriment des raports, & qui correspondent à des Prépositions
en usage dans d'autres Langues ; dont par conséquent, on ne rendroit
pas raison en disant simplement que ce sont des noms : parce qu'on demanderoit
toujours, que sont ces noms entre deux autres Noms ? quel raport ont-ils
avec eux ?

Article V.
Prépositions initiales ou inséparables.

De cet usage d'employer un mot dans un sens elliptique pour désigner les
raports, naquit un autre emploi des Prépositions dont nous ne saurions nous
dispenser de parler & qui devint en toute Langue la source d'une prodigieuse
quantité de mots.

Cet emploi consista à mettre les Prépositions à la tête des Verbes, afin d'en
diversifier le sens & d'en indiquer tous les raports : ce qui donna lieu à ce
qu'on apelle Prépositions inséparables ; quelques-unes de ces Prépositions n'étant
en usage que dans ces circonstances. On les apelle aussi initiales, parce
qu'elles sont toujours à la tête des mots.

Cet usage est devenu une source inépuisable de richesses pour les Langues
309par l'abondance des mots qui en naissent, & par la finesse & l'exactitude qu'ils
répandent dans l'expression des idées. C'est ainsi qu'un Peintre, avec quelques
couleurs, se procure par leurs mélanges & par leurs combinaisons, toutes les
nuances possibles & un coloris beaucoup plus parfait.

De cette maniere, un même mot après avoir été successivement Nom,
Adjectif, Participe, Verbe, Préposition, devient portion de nouveaux mots
en s'associant comme Préposition à des mots de toutes ces espéces.

Il n'est aucun Peuple qui n'ait eu recours à cet expédient ingénieux & si
propre à multiplier les mots sans multiplier les racines primitives : mais chaque
Peuple s'en est servi avec plus ou moins de succés, suivant qu'il avoit plus ou
moins d'intelligence.

On admire à cet égard la Langue Grecque : ceux qui la parloient, ont tiré
le plus grand parti des Prépositions pour en composer de nouveaux mots ; &
il est impossible de se former une juste idée de leur Langue, si l'on n'en
ramene les mots aux prépositions auxquelles ils s'unissent.

Le Latin en a fait aussi un très-grand usage, de même que toutes les Langues
Celtiques de la branche Theutone, telles que le Saxon, l'Anglois, le
Flamand, & sur-tout le Theuton moderne, qu'on apelle Germanique, ou
Allemand.

Les Peuples Celtes de la branche Gauloise ou Occidentale s'en servirent
aussi : mais ils en eurent bien moins.

Les Hébreux & les Orientaux primitifs, en eurent aussi : mais ces Prépositions
initiales sont si peu sensibles chez eux qu'on n'a pas soupçonné qu'ils en
eussent ; ils en connurent cependant l'usage, comme nous aurons occanon de
nous en convaincre dans la suite.

Nos Langues modernes, telles que le François & l'Italien, en ont aussi un
grand nombre ; mais on ne sauroit leur en faire honneur : trop timides pour
y avoir recours d'elles-mêmes, elles empruntent de toutes Langues leurs prépositions
initiales & jusques aux mots qui en sont composés : ce qui anéantit
aux yeux des Modernes, l'énergie de ces mots, parce qu'on ne voit plus le
sens que présente chacune de leurs parties, d'où résulte cependant la beauté de
leur ensemble, & la connoissance de l'origine des mots composés.

C'est ainsi que du Verbe Mettre, en Italien Mettere, nous formons
les Verbes suivans, que nous avons presque tous tirés des Latins, chez qui ce
mot se prononçoit Mitt-ere, ou Meitt-ere.

Ad-mettre, en Ital. Am-mettere, recevoir auprès de soi.
310Com-mettre, en Ital. Com-mettere, mettre avec, confier.
De-mettre, mettre hors, ôter d'une place.
L'Ital. Di-mettere, remettre une dette, l'ôter, pardonner.
S'entre-mettre, se mettre entre deux pour faire réussir une entreprise.
L'Ital. lnter-mettere, mettre un inter-valle, suspendre ; d'où Inter-mede.
L'Ital. Intro-mettere, introduire, mettre dedans.
O-mettre, en Ital. O-mettere, omettre, laisser hors, oublier.
Per-mettre, en Ital. Per-mettere, mettre en avant, donner le pouvoir
de faire.
Pro-mettre, en Ital. Pro-mettere, mettre sa parole en avant, donner
parole.
L'Ital. Pre-mettere, mettre avant ; d'où Pré-misse.
Re-mettre, en Ital. Ri-mettere, mettre de nouveau.
L'Ital. Sopra-mettere, mettre dessus, sur-charger.
Sou-mettre, en Ital. Sotto-mettere, mettre sous sa puissance, soumettre.
Trans-mettre, en Ital. Tra-mettere, envoyer au-delà ; & en Ital. 2°.
entremettre.

Ce qui au lieu d'un Verbe, nous en donne dix de plus, & un plus grand
nombre aux Italiens.

Si l'on ajoutoit à cette Liste les Noms qui se sont formés dé la réunion du
même radical avec les prépositions, tels que Com-mis, Com-missaire,
Com-missionnaire, -missoire, &c. elle deviendroit infiniment plus nombreuse.

Ajoutons ici un exemple tiré de la Langue Allemande propre à faire voir
à quel point on y multiplie les mots en suivant la même voie. Il sera tiré du
Verbe Legen, qui signifie également mettre, dont la racine Lag signifie en
Allemand position, situation, & qui tient à l'Hébreu Lac, mettre, mittere,
mais dans le sens d'envoyer, de mettre en avant par les ordres qu'on donne ;
Verbe commun à la plupart des Langues ; aux Latins chez qui Leg-are signifie
envoyer, léguer ; aux Flamands, Leg-gen, poser ; aux Anglois de Lincoln
qui prononcent Lig, tandis qu'à Londres on prononce lay, & chez qui ce
mot signifie également mettre, poser, placer, poster, imposer, &c.

Ab-legen, mettre hors, ôter, 2°. s'affoiblir.
An-legen, mettre à la suite.
311Auf-legen, mettre dessus, charger, imposer.
Aus-legen, mettre devant, exposer, étaler.
Be-legen, mettre autour, environner, garnir.
Durch-legen, mettre d'un bout à l'autre, examiner, vérifier.
Ein-legen, mettre dedans, ajouter, inserer.
Ent-legen, mettre à une grande distance, éloigner.
Er-legen, mettre sur le carreau, tuer.
Ge-legen, situé, placé convenablement.
Hin-legen, mettre en un lieu.
Hinter-legen, mettre en dépôt.
Ueber-legen, mettre dessus, apliquer.
Ver-legen, mettre ailleurs, transferer, traduire.
Um-legen, mettre autour.
Wieder-legen, mettre contre, réfuter.
Zu-legen, mettre auprès.
Un-ge-legen, mal placé, mal situé.

Telles sont les Prépositions inséparables ou initiales dans la Langue Françoise
& qu'elle tient des Langues Celtiques, & de la Latine.

Ad, & A, qui signifie auprès, par-dessus ; ad-mettre, ajouter.
Com, qui signifie avec, com-paroître.
Contre, qui désigne l'oposition, contre-dire.
De, qui désigne l'action d'ôter, -faire.
Dis, qui désigne l'oposition, Dis-semblable.
E, ex, qui désigne l'action de tirer hors, ex-traire, e-teindre.
En, qui désigne l'action de tirer dans, en-traîner.
In, qui désigne la privation, im-patienter.
Inter, qui désigne l'action de mettre entre deux, inter-poser.
Mis, , qui désigne le peu de cas qu'on fait d'une chose, -priser.
Ob, of, qui désigne l'action de mettre devant, of-frir.
Per, qui désigne la cause, le moyen, per-mettre.
Pro, qui désigne une chose faite en faveur, pro-mettre.
Pre, qui désigne ce qui se fait d'avance, pre-dire.
Re, qui désigne la réitération, re-faire, re-prendre.
Sou, au lieu de Sous, qui désigne le dessous, sou-tenir.
Sur, qui désigne le dessus, sur-monter.
Trans, qui désigne le transport, trans-ferer.312

On ne se contente pas de ces Simples Prépositions initiales ; on en réunit
souvent plusieurs ensemble ; ce qui forme de nouveaux mots. C'est ainsi que
nous disons en François re-de-faire, re-de-venir, re-com-poser, in-ex-tinguible.
Les Grecs firent un usage fréquent de ce moyen si utile pour multiplier
les mots & pour désigner les moindres circonstances d'une même
idée.

Quelques-unes de nos Prépositions initiales prennent des formes diverses
& reçoivent des sens différens de ceux qu'elles offrent ici : mais le détail en seroit
trop long : ceci suffit pour donner une idée des Prépositions initiales &
pour faire voir les avantages qui en résultent par la briéveté, la précision & l'énergie
qu'elles mettent dans le discours.

Chapitre IX.
Des adverbes.
Huitieme partie du discours.

§. 1.
Examen de ce qu'en ont dit les Grammairiens.

De toutes les Parties du Discours, celle dont il s'agit dans ce Chapitre,
a été une des plus mal traitées ; on diroit que la plupart des Grammairiens
ont dédaigné de s'en former des idées exactes & précises : comme s'il pouvoit
y avoir quelque détail indigne de leurs soins : on en peut juger par la légéreté
& l'inexactitude avec lesquelles on en parle dans la Grammaire Générale &
Raisonnée, & dont nous transcrivons ici le Chapitre en entier (1)104.

1°. MM. de Port-Royal.

« Le désir que les hommes ont d'abréger le Discours, est ce qui a donné
lieu aux Adverbes : car la plupart de ces particules ne sont que pour signifier
313en un seul mot, ce qu'on ne pourroit marquer que par une préposition
& un nom : comme sapienter, sagement, pour cum sapientia, avec sagesse ;
hodie, pour in hoc die, aujourd'hui.

Et c'est pourquoi dans les Langues vulgaires, la plupart de ces Adverbes
s'expliquent d'ordinaire plus élégamment par le nom avec la préposition :
ainsi on dira plutôt avec sagesse, avec prudence, avec orgueil, avec modération,
que sagement, prudemment, orgueilleusement, modérément, quoiqu'en
Latin au contraire, il soit d'ordinaire plus élégant de se servir des
Adverbes.

De-là vient aussi qu'on prend souvent pour Adverbes ce qui est un nom ;
comme instar en Latin, comme primùm, ou primò, partim, &c. Voyez,
Nouv. Méth. Latine ; & en François dessus, dessous, dedans, qui sont
de vrais noms, comme nous l'avons fait voir au Chapitre précédent.

Mais parce que ces particules se joignent d'ordinaire au Verbe pour en
modifier & déterminer l'action, comme generosè pugnavit, il a combattu
vaillamment, c'est ce qui a fait qu'on les a apellées Adverbes. »

Telle est donc la doctrine de cette Grammaire sur les Adverbes.

1°. Que ce sont des particules qui se joignent d'ordinaire au Verbe pour
en modifier & déterminer l'action.

2°. Que les Adverbes signifient en un seul mot ce qu'on pourroit désigner
plus élégamment par une préposition & un nom.

3°. Que souvent on prend pour Adverbe ce qui n'est qu'un nom.

Les Grammairiens modernes ont senti avec raison que ce Chapitre sur les
Adverbes étoit beaucoup trop resserré, & rempli d'inexactitudes ; qu'il étoit
impossible de se former, d'après cette exposition, une idée nette & intéressante
de cette Partie du Discours, & d'apercevoir les motifs qui peuvent avoir engagé
les hommes à inventer cette nouvelle espéce de mots.

Ils ont très-bien aperçu encore, que le terme de Particules ne présente à
l'esprit aucune idée déterminée ; qu'en disant que l'Adverbe est d'ordinaire
joint au Verbe, on laisse l'esprit en suspens, parce qu'on ne lui aprend pas ce
à quoi l'Adverbe est joint dans les cas différens de ceux qui sont renfermés dans
le mot d'ordinaire : qu'on ne sauroit connoître par ce moyen, quelle est la
fonction de l'Adverbe, lorsqu'il ne sert pas à modifier l'action par sa jonction
au Verbe.

Et que lorsqu'on a avancé que l'Adverbe peut se rendre par une préposition
& un nom, dont il n'est que l'abrégé, il faut se résoudre ou à le retrancher
314du nombre des Parties du Discours, si l'on ne veut être en contradiction
avec soi même, ou à reformer sa définition ; puisqu'on ne doit mettre au
nombre des Parties du Discours que des mots qui ont une valeur propre &
qui ne peuvent par conséquent être supléés par aucune autre espéce de mots.
Agir autrement, ce seroit prendre la forme des mots pour régle de leur distribution
en diverses Classes : ce qui seroit absurde, & deviendroit une faute
de la même nature que celle qu'on avoit faite en cherchant une définition qui
convînt à tous les Verbes ; tandis que tous les Verbes, hors celui qui marque
l'union, ne sont que des formules abrégées qu'on n'a pu regarder comme
Verbes que parce qu'elles renfermoient en elles la valeur du Verbe Être.

Nous pourrions donc également demander ici, quelle sera la vraie définition
de l'Adverbe d'après ces principes ?

Dirat-on que c'est la réunion d'une préposition avec un nom ? Mais on seroit
en droit de demander pourquoi on a fait cette réunion dans certains cas,
& non dans d'autres ? & si toute Préposition suivie d'un nom peut se rendre par
un Adverbe ?

Si l'on prend l'affirmative, on sera en droit de conclure que l'Adverbe a
été mis à tort au nombre des Parties du Discours ; qu'il faut l'en retrancher
comme un intrus, qui trouble l'harmonie de cette distribution.

Si l'on prend au contraire la négative, on sera en droit de conclure qu'il
y a donc une différence entre les fonctions de l'Adverbe & celles d'une Préposition
suivie d'un nom ; & qu'on ne donnera une idée nette & précise de
l'Adverbe, qu'autant qu'on sera connoître ce en quoi il differe d'une Préposition
suivie d'un nom.

En effet, lorsqu'on avance que l'Adverbe peut se rendre par une Préposition
& un nom, on indique un caractère au moyen duquel on peut le distinguer
des autres mots, & même de la Préposition ; mais on ne dit pas ce
qu'il est.

Les défauts dans lesquels la Grammaire Générale est tombée au sujet de
l'Adverbe, se firent sentir vivement, comme nous l'avons dit, à ceux qui se
sont occupés dès-lors de cet objet : mais entraînés par la grande réputation
de cette Grammaire, ils ont plutôt cherché à réparer ces défauts, qu'à travailler
sur un fond neuf, en abandonnant des vues trop bornées pour être susceptibles
de correction.

2°. M. Duclos.

On est fort étonné, par exemple, lorsqu'en jettant les yeux sur les remarques
315dont M. Duclos enrichit cette Grammaire, on voit qn'il se borna à
ces légères observations.

« On ne doit pas dire, la plûpart de ces Particules : les Adverbes ne sont
point des Particules, quoiqu'il y ait des Particules qui sont des Adverbes ;
& la plûpart ne dit pas assez. Tout mot qui peut être rendu par une Préposition
& un nom, est un Adverbe, & tout Adverbe peut s'y rapeller.
Constamment, avec confiance. On y va, on va dans ce lieu là. »

Le Secrétaire de l'Académie Françoise eut raison de nier que les Adverbes
fussent des Particules ; & d'affirmer que tout Adverbe peut être rendu par
une Préposition & un nom : mais qu'est ce qu'un Adverbe ? qu'est-ce que ce
mot qui se rend par une Proportion & un nom ? On le demande, mais en
vain.

3°. M. du Marsais.

M. du Marsais suivant à peuprès la même marche, dit aussi « que le mot
Adverbe est formé de la Prépositiion ad, vers, auprès ; & du mot Verbe,
parce que l'Adverbe se met ordinairement auprès du Verbe, auquel il ajoute
quelque modification ou circonstance. Il aime constamment : il écrit mal,
Les dénominations se tirent de l'usage le plus fréquent…. Ce qui n'empêche
pas qu'il n'y ait des Adverbes qui se raportent aussi au nom Adjectif, au
Participe, & à des noms qualificatifs, tels que Roi, Pere, &c. car on
dit, il m'a paru fort changé : c'est une femme extrêmement sage & fort aimable.
Il est véritablement Roi.

Il me paroît que ce qui distingue l'Adverbe des autres espéces de mots,
c'est que l'Adverbe vaut autant qu'une Préposition & un nom : il a la valeur
d'une Préposition avec son complément : c'est un mot qui abrége. Par
exemple, sagement vaut autant que, avec sagesse.

Ainsi tout mot qui peut être rendu par une préposition & un nom, est un
Adverbe. » Après quelques exemples, il ajoute : « Puisque l'Adverbe emporte
toujours avec lui la valeur d'une préposition, & que chaque préposition
marque une espéce de maniere d'être, une sorte de modification dont
le mot qui suit la préposition fait une aplication particuliere, il est évident que
l'Adverbe doit ajouter quelque modification ou quelque circonstance à l'action
que le Verbe signifie. Par exemple, il a été reçu avec politesse ou poliment. »

Ce qui le conduit à ce caractère distinctif, « que les mots qui ne peuvent
pas être réduits à une préposition suivie de son complément, (c'est-à-dire
316d'un conséquent qui en rend le sens complet,) sont ou des conjonctions,
ou des particules qui ont des usages particuliers : mais ces mots ne doivent
point être mis dans la Classe des Adverbes ».

Il termine ce Chapitre par l'exposition des diverses Classes dans lesquelles se
distribuent les Adverbes.

4°. M. Beauzée.

M. Beauzée adopte à peu près les mêmes principes, mais modifiés par
quelques observations.

Par raport aux Adverbes, dit-il, c'est une observation importante, que
l'on en trouve dans une Langue plusieurs qui n'ont dans une autre Langue
aucun équivalent sous la même forme, mais qui s'y rendent par une Préposition
avec un complément ; & ce complément énonce la même idée qui constitue
la signification individuelle de l'Adverbe.

Il fait voir ensuite que M. Duclos ne disoit pas assez en n'employant que
l'expression la plûpart, au sujet des Adverbes qui peuvent être rendus par une
préposition & un nom ; & il dit fort bien avec M. du Marsais, que tout Adverbe
est dans ce cas.

L'analogie qu'il aperçoit entre la nature de la préposition & celle de l'Adverbe
est telle, que le premier de ces mots exprime des raports généraux avec
indétermination de tout terme antécédent & conséquent ; & que le second
exprime des raports généraux déterminés par la désignation du terme conséquent,
avec indétermination de tout terme antécédent.

D'où il conclut, que la Préposition & l'Adverbe offrent le même raport
que le Verbe Être & les autres Verbes, qui expriment tout à la fois l'existence
& un attribut déterminé : & comme il a apellé ces deux sortes de Verbes,
Verbe Indicatif & Verbe Connotatif, il ne voit point de nom qui convint
mieux à ces deux Classes de mots Préposition & Adverbe, que ceux d'Adverbes
indicatifs & d'Adverbes connotatifs.

Il observe très-bien ensuite, contre ceux qui l'ont précédé, que la préposition
& le nom par lesquels on peut rendre un Adverbe, ne correspondent pas
exactement à la même idée ; & que ces deux tournures doivent différer par
quelques idées accessoires. « Je serois assez porté à croire, dit-il, que quand
il s'agit de mettre un acte en opposition avec l'habitude, l'Adverbe est plus
propre à marquer l'habitude, & la phrase adverbiale à indiquer l'acte ; &
je dirois :un homme qui se conduit sagement, ne peut pas se promettre que
toutes ses actions seront faites avec sagesse
. »317

Comme M. Beauzée adopte l'idée de M. du Marsais, que l'Adverbe suplée
aussi souvent à la signification des Adjectifs, & même à celle d'autres Adverbes,
qu'à celle des Verbes, il en conclut que l'étymologie qu'on a donnée
jusques ici du mot Adverbe, est erronée ; qu'elle ne peut être bonne qu'autant
que le mot latin verbum sera pris dans son sens propre où il signifie mot, &
non Verbe.

Quant à la distribution des Adverbes en diverses Classes, il la rejette entierement
comme n'étant que métaphysique : « les Grammairiens, ajoute-t-il,
n'en doivent tenir aucun compte ».

Ce qui lui paroît beaucoup plus essentiel, c'est de rendre aux Adverbes
nombre de mots mis mal-à-propos dans la Classe des Prépositions, loin, près,
hors & jusques, que nous avons laissés dans cette Classe ; & ceux-ci, proche,
auprès, autour, quant, en & y.

Il retranche enfin du nombre des Adverbes les mots suivans qu'il regarde
comme de véritables noms : hier, aujourd'hui, jadis, jamais, longtems,
lors, tard, toujours, beaucoup, peu, assez, trop, tant,
autant, plus, moins, gueres.

Comme cette portion de son Systême mérite quelque dévelopement, nous
y reviendrons vers la fin de ce Chapitre.

Après avoir réuni de cette maniere tout ce qu'ont dit à ce sujet les Auteurs
qui se sont occupés parmi nous de la Grammaire Générale & Universelle,
essayons de parvenir à des principes plus généraux encore, qui puissent
nous conduire à des idées plus nettes & plus déterminées de l'Adverbe, &
qui nous fassent connoître les causes des diverses propriétés qu'on a déja remarquées
dans l'Adverbe, & que nous pourrons y découvrir dans la suite de
ce Chapitre.

§. 2.
Définition de l'Adverbe & ses preuves.

Nous avons vu en parlant des Noms, qu'ils étoient susceptibles de différentes
qualités, & que ces qualités s'exprimoient par des Adjectifs, c'est-à-dire
par des mots mis à la suite des Noms pour en modifier l'idée.

Mais les Noms ne composent pas la seule Partie du Discours qui soit susceptible
d'être accompagnée de mots qui la qualifient, ou la modifient.

Les actions & les manieres d'être sont encore exactement dans le même
cas.318

En effet, tout ce que nous faisons est susceptible de qualification, en bonne
ou en mauvaise part ; il en est de même de nos différentes manieres d'être.

Ainsi nous disons écrire bien, écrire mal, écrire lentement, écrire vite :
se comporter bien, se comporter mal, se comporter en sage, en fou, en
honnête homme
, travailler vainement.

Il faudra donc nécessairement des mots pour peindre les qualités que nous
apercevons dans ces actions & ces manieres d'être : ces mots formeront une
Classe particuliere, puisque leurs fonctions n'ont aucun raport aux fonctions
des autres mots ; & ils seront toujours à la suite des Verbes, puisqu'on n'y a
recours que pour les modifier.

On les apellera avec raison Ad-verbes, c'est-à-dire mots faits pour le
Verbe
, pour l'accompagner, pour le qualifier.

Telle est leur unique destination. Cependant l'on a cru qu'ils servoient également
à modifier des adjectifs & des noms : & l'on cite ces exemples : cette
personne est
extrêmement belle : il est véritablement Roi, &c.

Mais l'on n'a pas fait attention que dans toutes ces circonstances, ces adjectifs,
ces noms, &c. ne sont point modifiés comme adjectifs, comme
noms, &c. mais comme des mots qui achevent de completter le sens commencé
par le Verbe, ensorte que c'est réellement le Verbe qui est modifié
dans toutes ces occasions, & non l'adjectif, le nom, &c.

Ceux-ci ont leurs modifications propres qu'on a dévelopées dans les Chapitres
où l'on traite de ces Parties du Discours : on ne sauroit leur en attribuer
d'autres, sans brouiller tout.

Une preuve sans réplique que le Verbe seul est modifié par l'Adverbe,
c'est qu'on ne voit jamais ce dernier marcher de compagnie avec un nom séparé
du Verbe, ou antérieur au Verbe. On n'a jamais dit & l'on ne pourra
jamais dire ; un réellement Roi, un grandement esprit : fortement beau,
vivement spirituel.

On dit à la vente très-beau, peu sage ; mais ce très & ce peu sont du
nombre des formules dont on se fert pour distinguer les gradations de l'Adjectif
& les idées accessoires qu'on y attache : mais l'on ne doit pas les confondre
avec les mots qui servent à distinguer les gradations & les idées accessoires du
Verbe.

Dans les phrases citées pour prouver que l'Adverbe modifie d'autres mots
que les Verbes, le Verbe n'est pas renfermé dans le seul mot est ; il a fallu
pour completter l'idée qu'il offre, qu'on ajoutât les mots qui le suivent, &
qui ne sont plus la simple fonction d'Adjectif, de nom, &c. Aussi M. du Marsais
319a cru que dans ces occasions, les Noms étoient de vrais adjectifs.

« Les noms, dil-il (1)105, qualifient-ils ? ils sont adjectifs. Louis XV est
Roi
 ; Roi qualifie Louis XV ; donc Roi est là adjectif. Le Roi est à l'armée :
le Roi désigne alors un individu : il est donc substantif. Ainsi ces mots sont
pris, tantôt adjectivement, tantôt substantivement : cela dépend de leur
service ; c'est-à-dire, de la valeur qu'on leur donne dans l'emploi qu'on en
fait. »

Cette proposition pleine de vérité, n'a cependant eu aucun effet, parce
que les prémisses sont mal exprimées, & par conséquent en contradiction aparente
avec la conséquence. Il est très-sur que les noms se prennent substantivement
& adjectivement, suivant leur place & leur fonction ; mais il ne s'ensuit
pas qu'ils doivent être apellés adjectifs dans le dernier cas ; parce qu'ils
continuent d'être des noms, & qu'ils ne remplissent l'idée de qualification
que par leur union avec le Verbe. Ainsi l'assertion de M. du Marsais se réduit
à dire que les noms sont quelquefois pris adjectivement.

C'est dans ces cas qu'ils peuvent être précedés de l'Adverbe ; mais celui-ci
n'est pas plus destiné alors à les modifier qu'ils ne sont eux-même adjectifs.
Tout se raporte au Verbe.

Ajoutons que les Adverbes ne s'employent jamais qu'avec les Verbes, dans
leur sens absolu ; c'est dans ce sens là qu'on dit il peint supérieurement, il
s'avance rapidement
 : & c'est sous ce seul point de vue qu'on doit les envisager,
lorsqu'on veut s'en former des idées exactes & précises.

§. 3.
En quoi different l'Adverbe & la Préposition.

Lorsque les Auteurs des Grammaires Générales qui ont paru jusques ici, ont
dit que les Adverbes étoient des formules abrégées qui tenoient lieu d'une préposition
& d'un nom, ils ont donc avancé une proposition très-vraie ; mais ce
n'étoit pas assez : il ne suffisoit pas de nous aprendre ce fait : il auroit fallu remonter
aux causes de ces formules abrégées, & déterminer les occasions dans lesquelles
une préposition & un nom peuvent s'abréger par un Adverbe. Car si toute
préposition & tout nom sont dans ce cas, les Adverbes n'ajouteroient rien à
la réunion des prépositions & des noms, comme nous l'avons déja observe : ils
320ne devroient pas même être regardés comme une Partie du Discours, puisque
leur fonction seroit parfaitement semblable à celle d'autres Parties.

Mais s'il existe quelque réunion d'une préposition avec un nom qui ne
puisse se rendre par un Adverbe, alors l'Adverbe a une fonction très-distincte
de celles qu'offre en général la réunion d'une préposition & d'un nom ; & c'est
la nature de cette fonction, c'est le point où se fait ce partage qui peut seul
fixer l'idée qu'on doit avoir de l'Adverbe.

Une préposition & un nom ne peuvent être remplacés ou abrégés par aucune
autre espéce de mots, lorsqu'ils désignent le raport d'un objet avec un
autre objet ; comme dans ces phrases : Darius fut vaincu par Alexandre :
les oiseaux s'élevent dans les airs. Il faut nécessairement alors que les deux
objets de comparaison soient présentés d'une maniere très-distincte, afin qu'on
puisse saisir l'idée qu'ils sont destinés à peindre.

Mais lorsqu'il s'agit de modifier l'idée d'un Verbe pas l'expression de quelque
qualité qu'on aperçoit dans l'action que peint ce Verbe, la comparaison
ne roule plus entre deux objets, mais entre un objet & une qualité : alors il
n'est plus d'une nécessité aussi stricte que cette qualité & son raport avec le
Verbe, soient exprimés par autant de mots. L'on peut les réunir en un seul,
comme on réunit, au moyen des Verbes, le participe & le Verbe être. On
a dû même avoir recours à cette tournure, pour rendre la pensée plus vive
en l'abrégeant, & pour faire perdre au discours la monotonie qui y regneroit
par un usage trop fréquent des prépositions & par la répétition des mêmes
formules.

§. 4.
L'Adverbe est une ellipse.

L'Adverbe n'est donc qu'une ellipse qui exprime en un seul mot les qualités
d'une action, qu'on ne pouvoit désigner sans elle que par une longue circonlocution,
& cette ellipse se fait de trois manieres, selon que la phrase qui sert
à modifier le Verbe est composée d'un Nom, d'un Adjectif joint à un nom
générique, ou du nom d'un objet particulier accompagné de son adjectif.

Dans le premier cas, le nom perd tout ce qui l'accompagne comme nom,
& reste seul ; dans le second, l'adjectif paroît seul avec une terminaison qui tient
lieu du nom suprimé : dans le troisiéme, le nom & l'adjectif s'unissent pour
ne former qu'un seul mot.321

De-là ces expressions, écrire mal, écrire obligeamment, écrire longtems.

Mal est un nom devenu Adverbe en se dépouillant de tout ce qui accompagne
ordinairement les noms : obligeamment est un Adverbe, formé au
moyen d'un adjectif qui s'est chargé d'une terminaison pour tenir lieu d'un
nom suprimé ; long-tems, est la réunion d'un nom & d'un adjectif.

Telles seroient les phrases dans lesquelles ils se trouvent, si elles n'étoient pas
elliptiques :

Il écrit de cette maniere qu'en appelle mal,
Il écrit d'une maniere obligeante.
Il écrit pendant un long espace de tems.

L'on a soupçonné que les mots semblables à ceux de la premiere & de la
troisiéme espéce étoient des noms : mais ils cessent d'être noms, dès qu'ils
sont employés comme Adverbes : la fonction d'un nom étant incompatible avec
celle d'un Adverbe. S'ils étoient noms, ils indiqueroient l'objet ou le sujet du
Verbe : mais non-seulement ils n'en indiquent qu'une qualité ; ils ne sont même
accompagnés d'aucune des marques qui caractérisent les noms. D'ailleurs, un
principe qu'il ne faut jamais perdre de vue, c'est que la différence ou l'identité
des mots ne dépend pas de leur forme, mais de leur signification.

Il ne résulte pas non plus qu'ils soient des noms, de ce qu'on peut les faire
précéder d'une préposition, & de ce qu'on peut dire, il est parti pour longtems,
il voyage pendant long-tems, il est venu alors qu'il l'avoit dit : car il
faudrait qu'il fût démontré, 1°. qu'une préposition ne peut pas précéder un
Adverbe ; 2°. qu'un mot elliptique cesse de l'être dès qu'il est précédé d'une
préposition. Ce qu'on ne sauroit prouver : car cette expression, par exemple,
pour long-tems est une vraie ellipse, qu'on a substituée à cette phrase, pour un
long espace de tems
 ; puisqu'il n'existe aucun objet qui s'apelle long-tems.

Ajoutons que tous ces mots sont eux-mêmes ellipses de phrases, & que
par conséquent ils ne sont pas des noms, puisque les noms expriment leur objet
sans ellipse : ainsi lors est l'ellipse de cette phrase dans ce tems-là ; toujours
est l'ellipse de celle-ci, tous les jours, l'ensemble des jours : peu est l'ellipse de
ces mots en petite quantité : il en a peu, c'est-à-dire, il en posséde en petite
quantité
.

Tout mot qui a pu être employé dans l'origine comme un Nom, & qui ne
s'employe plus que pour modifier le Verbe, ne peut donc être regardé que comme
un Adverbe : tels sont les mots dont nous venons de parler, toujours, beaucoup
322&c. tel encore le mot guères, qui de son origine fut un nom désignant
les échanges, les denrées qu'on change & qu'on commerce, l'abondance de ces
denrées, & finalement abondance : il présente cette dernière signification lorsqu'on
dit, il n'y en a guères, c'est-à-dire, il n'y en a pas en abondance, à suffisance :
mais qui est Adverbe dans cette phrase, dès-là même qu'il est resté seul
d'une phrase ellipsée, qu'il est sans article, & qu'on ne peut l'expliquer qu'en le
faisant précéder d'une Préposition, ou en le changeant en une phrase adverbiale.

D'ailleurs, tout mot, de quelqu'espéce qu'il soit, dérive d'un Nom : il n'est
donc pas étonnant qu'on reconnoisse les Noms dans la plûpart des autres Parties
du Discours ; sur-tout dans celles qui ne désignent pas des objets, & où ces
Noms sont employés sans changement, sur-tout dans les Adverbes. Aussi tous
ceux qui existent, & dans les Langues actuelles & dans celles de la plus haute antiquité,
sont tous formés de noms pris abstractivement, & auxquels ils doivent
toute leur valeur. Donnons-en quelques exemples : on en sentira mieux la vérité
de ce que nous avançons, & dont on n'avoit pas encore pu se convaincre.

§. 5.
Leur Etymologie le prouve.

Notre vieux mot moult est le multum des Latins, qui désigne abondance,
multitude ; & qui vint du primitif MaL, MoL, compte, calcul, multitude ; d'où
se forma également le mot mille.

Notre vieux onques, qui signifie en aucun tems, est le latin unquam, ellipse de
in un-am horam quam, & qui signifioit en aucun tems que ce soit.

Rien est le mot latin rem, chose, pris dans un sens abstrait pour désigner
l'absence de toute chose, chose aucune ; dans le même sens que nous disons personne
pour marquer l'absence de toute personne, qu'il n'y en a pas même une.

Désormais, lors, alors, encore sont tous composés du mot or qui signifie
heure, tems, moment. Désormais signifie mot à mot, de cette heure en avant :
lors, l'heure : alors, à l'heure. Encore, est l'Italien an-ch' ora, en cette heure,
expression empruntée du Latin hanc hora-m, qui a la même signification, en cette
heure
.

Aujourd'hui est composé de ces mots au-jour-de-hui, c'est-à-dire, dans ce
jour
, au jour de ce moment présent.323

Maintenant, est une ellipse de cette phrase, pendant que la main est tenant
ce sujet, cet objet.

Assez, vient de a, il a, & de sat qui signifie suffisance, abondance, & qui
forma satiété & rassasier.

En, y, la, tous Adverbes de lieu, viennent de mots latins altérés qui étoient
eux-mêmes des Adverbes effets d'autant d'ellipses.

En s'est formé du Latin indè ,composé des deux Prépositions in, en, dans ; &
de, de ; & qui tiennent lieu de cette phrase, in loco de quo prosectum est, dans
le lieu d'où l'on est parti, en partant de

Y est le Latin hîc, là, en ce lieu, phrase elliptique, au lieu de heic loco, ou
huic loco, à ce.lieu. Ainsi cette phrase, il y est, n'est que l'altération de celle-ci,
ille hic est.

, est l'ellipse de cette phrase, in parte illa, en cette partie la.

Jadis, est composé de deux mots latins, ja ou jam, déjà ; & diu, depuis plusieurs
jours, il y a long-tems ; mot formé du primitif di, jour.

Trop, vient du mot troppo ou troupe, désignant multitude.

Souvent, le sovente des Italiens, est une altération du sæpè des Latins, qui
signifie la même chose, & qui ne se lie à aucun mot latin ; ensorte qu'on ne
sauroit douter qu'il n'ait une origine Osque ou Orientale ;il vient de , shepo,
abondance, affluence ; 2°. multitude, troupe : d'où se forma également le Verbe
Chaldéen , Sh-po, refluer, avoir en très-grande abondance.

Mais puisque les Adverbes qui consistent en un seul mot, furent toujours un
nom détourné de son sens propre pour n'être employé que dans un sens abstrait,
& pour tenir lieu d'une phrase entiere, dont on a fait l'ellipse, il en résulte nécessairement,
comme nous l'avons dit, que tout nom pris adverbialement, a changé
de nature, & qu'après avoir paru dans la classe des Noms comme Nom, il
doit être répété comme Adverbe dans celle des Adverbes.

C'est par la même raison que nous regarderons comme Adverbes, & non comme
Adjectifs ou comme Noms, les mots juste, fort, vîte, bien, mal, &c.
dès qu'ils servent à modifier un Verbe. En effet, chanter juste, c'est chanter avec.
justesse : & marcher vîte, marcher avec vîtesse.324

§. 6.
Origine de notre terminaison adverbiale, ment.

Nous regarderons également comme des Formules Adverbiales, celles qui
sont composées d'une Préposition & d'un Nom, comme en arriere, en avant ;
ou d'une Préposition & d'un Adjectif, comme en vain, enfin, en gros ; toutes
les fois que ces Formules serviront à modifier un Verbe, & non à désigner le
raport d'un objet avec un autre objet, comme dans ces phrases, parler en vain,
faire un pas en avant, &c. Formules parfaitement semblables à celles-ci des
Latins, qu'on a constamment reconnues pour Adverbes, illico, sur l'heure, étant
toujours dans ce lieu ; in cassum, en vain ; immerito, sans avoir mérité.

Quant aux Adverbes qui indiquent les qualités d'une action, ils se reconnoissent
en François à la terminaison ment, le mente des Italiens ; & en Latin, à la
terminaison ter. Il se conduit prudemment, la Fortune lui est constamment contraire.

On a cru que cette terminaison venoit du Latin mente, qui signifie avec esprit,
& que prudemment signifioit avec un esprit prudent ; fortement, avec un
esprit fort.

Mais les Latins terminoient ces Adverbes en ter, & par quelle raison eussions-nous
abandonné cette terminaison pour en donner une autre à ces mots, empruntée
également du Latin, si ces mots nous étoient venus des Latins ? C'eût été une
bisarrerie qui n'auroit ressemblé à rien. Disons, sans crainte de nous tromper, que
cette terminaison ment, qu'on a du écrire mant en se conformant à la prononciation,
vient d'un mot qui désigna l'étendue, la qualité, l'idée superlative, en
cela parfaitement semblable au ter des Latins : & que ces expressions agir prudemment,
fortement, doivent se rendre par celles-ci, agir d'une maniere remplie
de prudence, remplie de force, tout comme le prudenter & le fortiter des
Latins.

Ce mot n'est pas même difficile à trouver, quoiqu'aucun Etymologiste ne s'en
soit douté :c'est le vieux mot mant, beaucoup, qui fit l'Italien & le Provençal
manto, beaucoup ; l'Italien, ta-manto, si grand, & notre mot maint, par lequel
nous désignions un grand nombre.

Ce mot maint ne se raporta jamais, comme on l'a cru mal à propos, à la famille
multus, moult, abondant ; il se forma du mot man, qui signifie main ; maint &
mainte signifioient à pleines mains, en abondance : on ne pouvoit donc choisir
325un mot plus propre à remplacer le ter des Latins. De-là vinrent encore ces mots
des Langues du Nord, qui confirmeront ce que nous venons de dire.

tableau ancien theuton | allemand | goth | anglo-saxon | flamand | anglois | man-ige | manch | man | menge | man-ag | mæn-ige | men-ig | man-y

§. 7.
Division des Adverbes.

Pour terminer ce qui a raport aux Adverbes, nous n'avons plus qu'à raporter
la division qu'on fait ordinairement de cette espéce de mots en différentes
classes, relatives au tems, au lieu, à la quantité, à la qualité, à la maniere,
à l'affirmation, & à l'interrogation.

Quand, maintenant, alors, tard, déja, jamais, sont des Adverbes de
tems.

, , ici, ailleurs, dehors, dedans, par-tout, sont des Adverbes de lieu.

Combien, beaucoup, peu, guères, davantage, médiocrement, sont des Adverbes
de quantité.

Savamment, prudemment, gaiement, promptement, lentement, confusément,
&c. désignent la qualité ou la maniere.

Ainsi, certainement, nullement, point, peut-être, ont raport à l'affirmation.

Pourquoi, comment, sont interrogatifs.

Plus, très, fort, moins, autant, sont des Adverbes qui servent à comparer
les qualités qu'on aperçoit dans les objets ; ils précedent ainsi & les Adjectifs &
les Adverbes qui désignent les qualités : on dit plus savamment, trés-savamment,
comme on dit plus savant, très-savant.326

Chapitre X.
Des conjonctions.
Neuvieme partie du discours.

Si les Tableaux de la Parole n'étoient composés que de deux objets en raport,
ou s'il n'etoit jamais nécessaire de déterminer par d'autres mots le
sens de ceux qui peignent l'un ou l'autre de ces objets, les Parties du Discours
dont nous venons de parler seroient suffisantes pour lier toutes les portions qui
entrent dans les Tableaux des idées : mais l'oposition de nos idées est rarement
bornée à cette simplicité ; elle s'étend avec nos idées : elle se prête à
tout ce qui est nécessaire pour les déveloper & pour les présenter de la maniere
la plus exacte, la plus précise.

Cependant lorsqu'il sera question d'ajouter Phrase à Phrase, Tableau à Tableau,
& de les lier entr'eux, afin qu'ils ne forment qu'un seul Tout, faudra-t-il
en avertir par de longues phrases ? faudra-t-il répéter sans cesse que
ce que l'on va ajouter n'est qu'une portion du même Tableau ? que l'idée
qu'on va déveloper n'est qu'une addition à celle qu'on a déjà présentée ? que
cette addition tend à la déterminer, à la caractériser de la maniere la plus
propre à en faire reconnoître l'objet ? « Dira-t-on, une personne est venue, &
je vais vous dépeindre cette personne ? c'est celle venue de votre part si
souvent, & cette personne m'a fait grand plaisir en venant ? »

Rien de plus ridicule, sans doute, qu'un pareil langage ; tel est cependant
celui auquel nous serions réduits, s'il n'existoit d'autres Parties du Discours que
celles dont nous avons traité jusqu'à présent.

Il dut donc exister dès le moment où les Langues se formerent, des mots
de la plus grande simplicité, des mots aussi rapides que le geste, qui servoient
à lier avec un objet toutes les idées qu'on y attachoit, & qui le
caractérisoient sans qu'on fût oblige de répéter sans cesse cet objet : le
langage dut devenir par-là infiniment concis, plus rapide, plus énergique,
& l'Auditeur ne dut jamais être impatienté par une idée qu'il attendoit, & qui
n'arrivoit point.327

Ils existent, en effet, ces mots, & ils existent dans toutes les Langues, parce
qu'aucune ne put jamais s'en passer : ils forment une nouvelle Partie du
Discours, & on les apelle Conjonctions ; nom qui les peint parfaitement
dès que l'on lait que ce mot est composé de deux mots Latins, cum &
junctus, dont la réunion signifie, mots avec lesquels on joint, on unit.

Une Conjonction est donc un mot qui, de plusieurs Tableaux de la Parole,
en fait un seul Tout, soit pour abréger le discours par cette réunion,
& le rendre plus coulant, soit pour empêcher que son unité soit altérée
par les mots qui modifient quelques-uns des objets dont il est composé.

L'on aperçoit dès-lors sans peine ce qui distingne cette espèce de liaison,
d'avec celles dont nous avons déjà parlé ; que la Conjonction lie les phrases
entr'elles, & qu'elle unit à un mot les caractères par lesquels on en déterminé
l'idée, tandis que le Verbe lie les mots qui peignent les qualités
avec les noms des objets ; & que la préposition lie les noms des objets
en raport.

D'après ces principes, puisés dans la Nature même, il sera aisé de s'assurer
si les Auteurs qui ont traité des Conjonctions, l'ont fait avec l'exactitude
nécessaire ; il ne sera pas moins aisé de reconnoître quels sont les mots qui
apartiennent à cette classe du Discours : car jusques à présent l'on ne s'est
accordé ni sur l'idée précise qu'on doit attacher aux Conjonctions, ni sur le
nombre de ces Conjonctions.

Sanctius & Lancelot ne les définssent pas d'une maniere satisfaifante :
le premier se contente de dire (1)106, « que la Conjonction n'unit pas les cas
semblables, comme on l'avoit avancé fort mal à propos ; & qu'elle unit seulement
les phrases. »

Lancelot, quoique plus étendu, n'en est pas plus instructif : « La seconde
sorte de mots, dit-il (2)107, qui signifient la forme de nos pensées,
sont les Conjonctions, comme, &, non, vel, si, ergo, &, non, ou, si,
donc. Car si on y fait réflexion, on verra que ces Particules ne signifient
que l'opération même de notre esprit, qui joint ou disjoint les choses,
qui les nie, qui les considere absolument ou avec condition. Par exemple,
il n'y a point d'objet dans le monde hors de notre esprit, qui réponde à
328la Particule non ; mais il est clair qu'elle ne marque autre chose que le
jugement que nous faisons qu'une chose n'est pas une autre.

De même ne, qui est en Latin la Particule de l'interrogation, aïs-ne ?
dites-vous ? n'a point d'objet hors de notre esprit, mais marque seulement
le mouvement de notre ame, par lequel nous souhaitons de savoir une
chose. »

Cette Partie du Discours n'a donc pas été mieux présentée dans cet Ouvrage,
que l'Adverbe : le détail n'en est pas suffisant ; & les expressions qu'on
y employé de Particules, & de Particules qui ne signifient que l'opération
même de notre esprit qui joint ou disjoint les choses
, ne laissent aucune idée
distincte. On est étonné de la légéreté avec laquelle ces objets sont discutés ;
mais il est plus surprenant encore que celui qui commenta cette Grammaire
avec tant de succès, n'ait rien dit sur ces deux Chapitres.

Nos Grammairiens modernes en ont eu des idées plus nettes & plus exactes.
« Ainsi la valeur de la Conjonction, dit du Marsais (3)108, consiste à lier
des mots par une nouvelle modification, ou idée accessoire, ajoutée à l'un
par raport à l'autre…. Les Conjonctions supposent toujours deux idées &
deux Propositions, & elles font connoître l'espéce d'idée accessoire que l'esprit
conçoit entre l'une & l'autre. »

M. Beauzée dit en d'autres termes : « les Conjonctions (4)109 servent seulement
à lier les Propositions les unes aux autres. Plusieurs semblent, au
premier aspect, ne servir qu'à lier un mot avec un autre ; mais si l'on y
prend garde de près, on verra qu'en effet elles servent à lier les Propositions
partielles qui constituent l'ensemble d'un même Discours. »

Il en donne une idée plus nette, lorsqu'il dit, dix-huit pages plus bas :
« Concluons donc que les Conjonctions sont des mots qui désignent entre
les Propositions, une liaison fondée sur les raports qu'elles ont entre elles. »
Cette définition est conforme à celle de M. Harris (5)110 ; mais celui-ci
étoit dans l'erreur commune, lorsqu'il ajoutoit que les Conjonctions étoient
des mots vuides de seus par eux-mêmes : & Aristote qu'il cite, & qui a défini
les Conjonctions de la même maniere dans sa Poëtique (6)111, n'étoit pas
plus avancé a cet égard.329L'on s'est encore moins accordé sur le nombre même des Conjonctions ou
sur les mots qu'on devoit regarder comme tels. LAbbé Girard en reconnoît
cinquante-trois : M. du Marsais augmente ce nombre de cinq ou six. M.
Beauzée le réduit tout-à-coup à quatorze : il prouve fort bien que les autres
mots qu'on avoit mis dans cette classe, ne sont que des phrases conjonctives ou
des Adverbes : & il le démontre par le rétablissement de la phrase ellipsée dont
ils faisoient partie : il est ainsi plus conséquent que l'Abbé Girard qui oublia qu'il
venoit de borner les Prépositions à celles-là seules qui n'étoient composées
que d'un seul mot, comme si l'esprit humain ne pouvoit jamais apercevoir
qu'une portion de la vérité, & que cette portion fût sans efficace pour lui en
faire découvrir d'autres étroitement liées avec celle-là.

En remontant nous-mêmes aux causes de la différence qu'on observe entre
ces quatorze Conjonctions conservées, & celles qu'on suprime, & qui ont fait
que celles-là ont été exprimées par un seul mot, tandis qu'il en a fallu plusieurs
pour exprimer celles-ci, nous prouverons qu'on on doit encore diminuer considérablement
le nombre, & le réduire à quatre au plus : précisément à ces
Conjonctions qui servent à marquer uniquement la liaison des idées & des
mois, sans y ajouter aucune idée accessoire ; nous ferons voir en même tems
que les autres mots qu'on prenoit pour des Conjonctions, ajoutoient des idées
accessoires à celle de Conjonction, & qu'ils étoient ainsi l'effet de l'ellipse ;
mais d'une ellipse plus hardie que les nôtres, & que nous tenons des Langues
anciennes.

L'on ne sera pas étonné que nous avons pu aller plus loin que ceux qui
nous ont précédés, à cause de la nature de nos recherches : comme elles nous
conduisent à l'origine des Langues & de leurs mots, elles nous mettent à même
de prononcer sur des Questions qu'on n'auroit pu résoudre sans elles, & de réduire
par-la même les Conjonctions à leurs justes bornes, comme nous y avons
déja réduit le Verbe, en séparant des Conjonctions les mots qui ne l'étoient
devenus qu'en réunissant l'idée conjonctive à celles qu'ils peignoient déjà.

Cette portion de notre travail sera d'autant plus intéressante, qu'on pourra
désormais se rendre raison du choix qu'on avoit fait de ces mots, pour désigner
les idées qu'ils offrent, & qui paroissoit être absolument l'effet du hasard ;
ensorte que ces Conjonctions, si énergiques par elles-mêmes, paroissoient n'avoir
qu'une énergie d'emprunt.

Commentons par les Conjonctions qui méritent seules ce nom, celles qui
servent seulement à lier, sans être accompagnées d'aucune idée accessoire :
nous parlerons des autres dans l'Article II. sous le nom de Conjonctions
Elliptiques
.330

Article I.
Des Conjonctions qui servent uniquement à lier :
et 1°. de celles qu'on appelle Copulatives.

§. 1.
Conjonctions Copulatives, au nombre de trois.

Lorsque nous considérons les idées relativement à la liaison qu'elles
peuvent avoir entr'elles, nous parvenons à quelqu'un de ces trois résultats :
ou ces idées s'unissent & se combinent parfaitement entr'elles, ensorte que
ce qu'on affirme de l'une, peut s'affirmer de toutes : ou nous ne les raprochons
en un même Tableau, que pour les exclure toutes par la mêmé opération :
ou nous n'excluons qu'une partie de ces idées, & nous conservons les
autres.

De-là naîtront trois Conjonctions différentes : car il sera bien plus conforme
à la netteté & à la clarté du Discours d'employer diverses liaisons, suivant la diversité
des résultats auxquels on est parvenu & qu'on veut faire connoître, que
si l'on employoit toujours le même mot. Ces trois Conjonctions sont
et, ni, ou.

Et, unit les phrases entr'elles.

Ni, les sépare, il les exclut d'un même ensemble.

Ou, ne les sépare qu'en partie ; il laisse le choix ; c'est un résultat partiel,
au lieu que les autres sont universels, & tombent sur la masse entiere
des objets comparés.

Ainsi nous dirons : Prenez cette fleur et celle-ci.

Ne prenez ni cette fleur, ni celle-ci.
Prenez cette fleur ou celle-ci.

Nous les voyons dans ces vers de Boileau (1)112 :

Je me ris d'un Auteur qui lent à s'exprimer,
De ce qu'il veut, d'abord ne sçait pas m'informer ;
331Et qui débrouillant mal une pénible intrigue,
D'un divertissement me fait une fatigue.
J'aimerais mieux encor qu'il déclinât son nom,
Et dît, je suis Oreste ou bien Agamemnon,
Que d'aller, par un tas de confuses merveilles,
Sans rien dire à l'esprit, étourdir les oreilles :
Le sujet n'est jamais assez-tôt expliqué…
Que devant Troye en flâme, Hécube désolée
Ne vienne pas pousser une plainte empoulée,
Ni, sans raison, décrire en quels affreux Pays,
Par ses bouches l'Euxin reçoit le Tanaïs.

1°. De la Conjonction et.

Celle-ci sert à lier les phrases entr'elles & à unir les noms des objets qui
forment un même membre de phrase.

C'est dans ce premier sens qu'Ulysse dit (1)113 : « Nous nous éloignons de
cette côte, fort affligés : et nous sommes portés par les vents sur les Terres
des Cyclopes. »

Et c'est dans le second sens qu'il ajoute, en parlant de ces mêmes
Cyclopes :

« Chacun gouverne sa famille et regne sur sa femme et sur ses enfans, et
ils n'ont point de pouvoir l'un sur l'autre… Ils n'ont point de vaisseaux,
& parmi eux il n'y a pas de Charpentiers qui puissent en bâtir pour aller
commercer dans les autres Villes, comme cela se pratique parmi les autres
hommes qui traversent les mers, et vont et viennent pour leurs affaires
particulieres. »

2°. De la conjonction ni.

« Celle-ci ne differe de la précédente, dit l'Abbé Girard (2)114, qu'en ce
que la liaison que l'une exprime, tombe purement sur les choses pour les
joindre : au lieu que la liaison exprimée par l'autre, tombe directement
sur la négation attribuée aux choses pour la leur rendre commune. »

Elles different encore en ce que la premiere (&) ne se multiplie point dans
332l'émunération : on se contente de la placer une seule fois avant la derniere des
choses qu'on veut joindre, à moins qu'on ne la mette à la tête de l'énumération
pour faire entendre qu'on ne veut rien excepter. Ainsi l'on diroit :

« Mes freres, mes sœurs, mes cousins & tous mes parens m'ont abandonné. »

Ou dans le sens d'une indifférence universelle :

Et ses freres, & ses sœurs, & ses cousins, & tous ses parens lui sont indifférens.

« Mais dans ce sens, il vaut mieux suprimer absolument et.

On doit, au contraire, multiplier ni dans l'enumération, autant de fois qu'il
y a de choses à qui l'on veut rendre la négation commune : on diroit donc :

Il n'a ni ami ni ennemi, ni vice ni vertu. »

Ulysse emploie cette Conjonction ni, lorsqu'à l'occasion de Polyphême, l'un
de ces Cyclopes dont il a déja parlé, il ajoute : « Je m'avançai, portant avec moi
un outre d'excellent vin … Il n'y avoit ni sagesse ni tempérance qui pussent
tenir contre cette liqueur… Car j'eus quelque pressentiment que nous aurions
à faire à quelque homme d'une force prodigieuse, à un homme sauvage &
cruel, & qui ne connoissoit ni raison ni justice. »

3°. De la Conjonction ou.

Elle laisse la liberté du choix ; & on l'emploie dans le doute, Accordez-moi
ou refusez-moi présentement.

Tel est l'usage qu'en fait le même Ulysse lorsqu'entendant la voix de Nausicaé
& de ses Compagnes, (3)115 il dit : « En quel Pays suis-je venu ? Ceux qui
l'habitent, sont-ce des Hommes sauvages, cruels & injustes, ou des Hommes
qui honorent les Dieux & qui respectent l'hospitalité ? Des voix de jeunes filles
viennent de frapper mes oreilles : sont-ce des Nymphes des Montagnes,
des Fleuves ou des Etangs ? ou seroient-ce des Hommes que j'aurois entendus ? »

Ces deux dernieres Conjonctions peuvent être regardées plutôt comme des
mots d'agrément pour répandre de la variété & de la brièveté dans le Discours,
que comme des mots de première nécessité ; leurs fonctions pouvant être remplies
par la Conjonction et jointe à d'autres mots.333

Ni, est en effet la réunion de la conjonction et & de la négation. On dit,
il n'a ni vice ni vertu ; comme on diroit, il n'a point de vice, et il n'a point
de vertu.

Ou tient lieu de la conjonction et, & de la Préposition entre. Lorsqu'en
offrant le choix, on dit la Paix ou la Guerre ; c'est comme si l'on disoit : Déterminez-vous
entre la Paix et entre la Guerre.

Mais ces tournures monotones, allongées & sans cesse répétées, déplurent
bientôt ; elles étoient trop contraires à l'impatience qu'on a d'être instruit
& à la netteté du Discours pour qu'on n'en cherchât pas de meilleures : de-là,
ces ni & ces ou qui multiplient nos Conjonctions, & que diverses Langues
ont également modifiés par d'autres mots.

§. 2.
Origine de ces Conjonctions.

Ces mats ne furent pas pris au hazard pour servir de liaison entre les idées :
ce ne fut point par un simple caprice qu'on les revêtit de la valeur qu'elles offrent :
que la première unit ; que la seconde exclut ; que la troisieme donne
le choix : elles durent cette énergie à la nature même des élémens dont elles
sont composées, à la nécessité où l'on étoit de choisir les sons les plus propres
à peindre.

Et, ne pouvoit être mieux choisi pour remplir toutes ces vues, en désignant
la liaison des idées. C'est un dérivé du Verbe e : c'est le Verbe e lui-même,
considéré dans son sens le plus abstrait, non comme le lien d'une qualité avec
son objet, non comme représentant une personalité ; mais comme peinture de
la liaison pure & simple, dépouillée de toute idée accessoire. C'est le nom
même de l'existence désignant celle de deux idées dans un même Tableau, dont
elles font patrie.

Ni, s'est formé de la négation ne : celle-ci étoit née de la nasale n, qui se
prononce en repoussant l'air avec effort par les narines : n fut donc, entre tous les
sons, le plus propre à peindre la négation, qui est toujours repoussante. De-là
Ne, & le Non des Latins, communs à nos Langues modernes formées de celles-là.
Ce même n précédé de la voyelle e, ou ei, fit le mot Ain qui est la négation
chez les Orientaux, & qui forma le in negatif des Latins, qui se conserve
avec sa prononciation primitive Ain dans nos mots in-juste, in-utile,
334in-efficace, &c. Il peut avoir produit le mot ain-os, qui signifie en Grec
tout ce qui est horrible, désagréable, repoussant.

Ou, qui désigne l'oposition de deux objets, vient donc du primitif ou, par
lequel on indiquoit un lieu différent de celui dans lequel on est, & des êtres
différens de ceux dont on on venoit de parier : il fut par conséquent oposé
à e qui désignoit le lieu même où l'on est : il fut donc très-bien choisi pour
désigner les objets oposés ou placés en sens contraire :de-là le nom d'ou-est qui
signifie mot à mot oposé à est, à l'Occident ; & le ou-esperus des Latins qui
étant compose de ce mot ou & du primitif s-per, dont la signification est, brillant,
jour, matin, &c. signifie mot à mot oposé au jour, à l'Aurore, c'est-à-dire
le soir. Les Grecs prirent ce mot ou dans toute son extension, & ils en
firent la négation ou qui présente chez eux le même sens que ne & non
chez nous. C'est le  des Hébreux, prononcé indifféremment ou & v, comme
le w des Peuples du Nord, & comme v des Latins, qui remplaça leur
ancien ou au commencement des mots.

§. 3.
De la Conjonction déterminative que.

Il arrive très-souvent qu'un mot qui fait partie d'une phrase, a besoin d'être
acompagné de mots qui déterminent sa valeur ; alors ces mots déterminatifs
se mettent à la suite de celui qu'ils modifient, & ils se lient avec lui par la
Conjonction que : c'est ainsi qu'un Historien François dit :

« Clovis n'etoit que dans sa quinziéme année lorsqu'il monta sur le Trône.
Il avoit à peine vingt-ans, qu'il envoya défier Syagrius, fils du Comte Gilles
& Gouverneur pour les Romains dans la Gaule … Il marcha droit à
Soissons : combattre & vaincre ne fut pour lui qu'une seule & même chose. »

La Conjonction que revient quatre fois dans ce Tableau, quoique fort court :
la premiere fois c'est pour lier ces mots, Clovis n'étoit, avec ceux-ci, dans sa
quatriéme année
, qui déterminent le sens des premiers. La seconde fois, c'est
pour déterminer le sens du mot lors. Le troisieme lie avec il avoit, les mots
qui en achevent le sens ; le quatrieme montre que ces mots une seule &
même chose
, complettent le sens commencé par ceux-ci, combattre & vaincre
ne fut pour lui
.

Accoutumés à nous énoncer sans cesse de cette maniere, nous ne concevons
pas que ces tournures aient jamais pu occasionner la moindre difficulté,
& nous nous contentons d'en éprouver les heureux effets ; sans chercher
335à nous en rendre raison : mais lorsqu'on veut sentir la force de ces mots
& leur utilité, on n'a qu'à examiner l'embarras dans lequel on se trouveroit s'ils
n'existoient pas, & qu'on fût obligé de recourir à d'autres tournures.

Les Grammairiens ont suposé que nous avions dans notre Langue un grand
nombre de que différens ; qu'il y en avoit de conjonctifs, de comparatifs,
d'exclamatifs : ils ont encore reconnu un que & un qui relatifs, absolument
différens de tous ceux-là, puisque ces premiers sont indéclinables, & que
ceux-ci se déclinent, sur-tout dans la Langue Latine.

Mais comme la déclinabilité n'est qu'un accessoire, elle ne peut être un
motif suffisant pour regarder tous ces que, même les relatifs, comme des
mots différens. Disons donc qu'il n'en existe qu'un seul, qui offre toujours
le même sens, cette valeur déterminative qui constitue la Conjonction
que : en ramenant ainsi tous ces que à cet unique principe, leur explication
qui parut toujours si embarrassée & si peu satisfaisante, devient de la
plus grande simplicité & de la plus grande clarté.

1°. Du que Conjonctif.

Il s'agit ici du que qui lie une Proposition avec une autre qu'elle déterminé,
& qui se trouve ainsi placé entre deux verbes : tels sont ceux-ci :

Je desire que vous veniez nous voir.
Je crains que notre projet n'échoue.

On voit sans peine que la Proposition qui suit ces que, sert à rendre plus
complet ou à déterminer le sens commencé par la Proposition qui les précéde :
que ces que font connoître ce qu'on desire, ce qu'on craint.

Ne soyons pas étonnés qu'on ait regardé ce que comme le seul qui fût
conjonctif, parce que dans ces occasions il lie deux Propositions complettes ;
ensorte qu'on aperçoit sans peine les phrases qu'il unit, & qu'on n'est point
obligé d'avoir recours à l'ellipse pour en découvrir le sens : au lieu que dans
tous les autres cas, son usage est moins sensible, à cause des autres ellipses qui
y dominent : aucun cependant qui différe de celui-ci, & qu'on ne puisse y
ramener d'une maniere très-simple,

Mais avant que d'examiner ceux-ci, ajoutons que c'est ce même que, qui
marchant à la suite des mots adverbiaux pour en déterminer le sens, les a
fait regarder comme des Conjonctions : tel est que, après lors, afin, quoi,
336dès, &c. Il est précisément de la même nature que le précédent, & déterminatif
comme lui.

I1°. Que comparatif.

Ce qu'on appelle que Comparatif, est un que déterminarif, qui ne différe
du précédent qu'en ce qu'il est placé entre deux objets que l'on compare :

Il est plus riche que nous.
Le Soleil est plus grand que la Lune.

Dans ces exemples, il n'est pas moins déterminatif que dans le cas où il
est entre deux verbes : là, il déterminoit les motifs ou les suites d'une action :
ici, il détermine une comparaison commencée, & qui offriroit sans cette
suite, un sens aussi indéterminé, que la phrase qui précéde le que entre
deux Verbes.

On a donc eu tort de les distinguer dans le fait, d'autant plus que le
que comparatif est réellement entre deux verbes comme le que Conjonctif ;
avec cette seule différence, que le second s'est ellipsé, parce que la phrase n'en
est pas plus obscure, & qu'elle en est plus vive & plus brieve : c'est comme
si l'on disoit, il est plus riche que nous ne sommes riches : le Soleil est plus
grand que la Lune
n'est grande.

II1°. Que Exclamatif, Interrogatif ou Précursif.

On avoit constamment regardé comme adverbe, ou comme une particule
exclamative & primitive les que, par lesquels commencent ces phrases &
toute phrase pareille :

Que cette personne est aimable & bonne !
Que le Ciel comble ses vœux !
Que faites-vous ?
Qu'il le veuille ou non, je le ferai également.

Ce que, comme M. Beauzée a très-bien vu (1)116, est une subdivision
du que Conjonctif : il ne différe de celui qui est entre deux Verbes que parce
qu'on a fait l'ellipse du Verbe qui le précéde, & qui en nuisant à l'énergie de
337la phrase, n'ajouteroit rien à sa clarté : les exemples qu'on vient de raporter
sont donc une ellipse de ceux-ci :

On ne peut assez répéter que cette personne est aimable, &c
Je desire que le Ciel comble ses vœux.
En faisant cela, que faites-vous ?
Sans m'embarrasser, qu'il le veuille on non, je le ferai.

IV°. Que relatif.

Ce qu'on appelle que relatif ; ce que dont se font accompagner les Noms,
& si célébre par les difficultés dont il est hérissé dans toutes les Grammaires,
seroit-la d'une nature différente ? Non sans doute : servant constamment à
caractériser le Nom qu'il suit, à en déterminer l'idée, il n'est pas moins conjonctif
que tous les que dont nous venons de parler dans ces phrases. Par
exemple :

Le Livre que vous m'avez envoyé est très-intéressant.
L'Auteur que vous citez est un excellent juge sur cet objet.

Que, lie les mots Livre & Auteur, avec d'autres mots qui les déterminent
& les caractérisent : on voit que ce livre qui est très-intéressant, est celui
que vous m'avez envoyé : que l'Auteur qui est un excellent juge sur cet objet,
c'est celui que vous citez : c'est comme si l'on disoit en deux phrases :

« Vous m'avez envoyé un Livre, & je trouve que ce Livre est très-intéressant :
Vous citez un Auteur, & je trouve que cet Auteur est un excellent
juge sur l'objet en question ».

Cependant on n'a jamais regardé ce que comme une Conjonction ; on en
a fait au contraire un Pronom apellé que & qui relatif, parce nous disons
dans ces occasions tantôt, que & tantôt qui, à la maniere des Latins qui lui
donnent tous les genres & tous les cas, comme aux adjectifs. Nous disons
que, lorsque le nom dont il s'agit est l'objet du Verbe qui vient à la suite de
la conjonction, & qu'il figure ainsi dans un tableau passif.

Nous disons qui, lorsque le Nom dont on veut déterminer l'idée, est le
sujet du Verbe qui vient à la suite du que, & qu'il figure ainsi dans un tableau
actif. Qui, n'est alors qu'un mot elliptique, forme par la réunion de la conjonction
que, avec le pronom de la troisieme personne qui représente le nom
déja indiqué, & qui le représente comme sujet, & non comme objet : ainsi au
338lieu de dire, la personne que elle est venue de votre part, m'a confirmé ce
récit
 ; on dira, la personne qui est venue de votre part, &c.

Au lieu de dire, les Princes que ils sont bons, rendent leurs sujets heureux,
on dit, les Princes qui sont bons, rendent heureux leurs sujets.

Il en est de même lorsque la Préposition de se trouve entre que & le
pronom : car alors de ces trois mots, que, de, & il ou elle, nous en faisons
un seul, le mot elliptique dont.

Ainsi au lieu de dire, les Grands-Hommes que d'eux nous venons de
parler, méritent des statues, on dit :

Les Grands-Hommes dont nous venons de parler, &c.

Ces mots elliptiques ne sont pas aussi anciens que le langage ; on n'y parvint
que par degrés. Nous voyons les Hébreux employer le que conjonctif &
le pronom séparement dans tous les endroits où nous en avons fait un relatif.
Ainsi David disoit :

       (1)117
« Heureux l'homme (asher) que il ne va pas dans la compagnie des méchans. »

Et un peu plus bas, en parlant de ces mêmes médians, il ajoute :

      (2)118
« Car ils seront comme la balle asher que le vent chasse elle. »

Les Grecs réduisirent de bonne-heure ces deux expressions, la conjonction
& le pronom, en un seul mot : tel fut le mot ὅτι ; il est certain qu'il est
la réunion de ces deux mots , ce, & ti, que, comme l'avoient déja soupçonné,
MM. de Port-Royal dans leur Grammaire Grecque (3)119 : car, disent-ils,
Ειπε ὅτι βουλεται, signifie, il dit (ho-ti) ceci-que il veut, ou, il dit qu'il veut.

C'est exactement le quod des Latins, employé par Cicéron, lorsqu'il dit :
« Cùm scripsisset quod me cuperet ad urbem venire ». Apres qu'il eût écrit
ceci, que il me desiroit à la ville
.

Il se servit aussi de cette expression dans cette phrase : « Non tibi objicio
quod hominem spoliasti ».

Je ne te reproche pas ceci, que tu as dépouillé un homme.339

Les Latins se servirent de qui, au lieu de quod, lorsque la Conjonction
s'associoit avec un Pronom qui marquoit le sujet de la phrase incidente ou
déterminative : & de quem, lorsque la Conjonction s'associoit avec un Pronom
qui marquoit l'objet de la phrase incidente ou déterminarive : & c'est
de-là que viennent nos qui & nos que.

De-là vint encore l'usage des Romains de n'employer que le Relatif
qui au lieu d'une Conjonction & de l'Article ce.

Ainsi l'on voit Pline se servir de cette expression : Qui mos cui potius
quàm Consuli, aut quando magis usurpandus codendusque est ?
« Et cette
Coutume par qui doit-elle être plutôt respectée & conservée religieusement
que par un Consul ? »

Telle fut l'origine du Relatif des Latins qui, quæ, quod, & de nos qui &
que qui donnent tant de grace au Discours, en le rendant beaucoup plus
coulant & plus pittoresque.

Les Grammairiens n'ont été si fort embarrassés lorsqu'il a été question de lui
assigner uue place entre les Parties du Discours, que parce qu'ils n'avoient pu
s'apercevoir que c'étoit un mot elliptique, qui réunissoit en lui la Conjonction
que & le Pronom il.

Aussi le regarderent-ils presque tous comme un Pronom, parce qu'il tenoit
lieu d'un Nom. « Ce Pronom relatif, dit Lancelot (1)120, a quelque
chose de commun avec les autres Pronoms, & quelque chose de propre.

Ce qu'il a de commun, est qu'il se met au lieu d'un Nom, si
plus généralement même que tous les autres Pronoms, se mettant pour
toutes les Personnes : moi qui suis Chrétien ; vous qui êtes Chrétien ; lui
qui est Roi.

Ce qu'il a de propre peut être considéré en deux manieres.
La première, en ce qu'il a toujours raport à un autre Nom ou Pronom
qu'on apelle antécédent, comme, Dieu qui est Saint ; Dieu est l'antécedent
du relatif qui….

La seconde chose que le Relatif a de propre, & que je ne sache point
avoir encore été remarquée par personne, est que la Proportion dans
laquelle il entre, qu'on peut apeller incidente, peut faire partie du sujet
ou de l'attribut d'une autre Proposition qu'on peut apeller principale. »

Les Grammairiens étoient donc bien éloignés de la vraie connoissance de
340la science sur laquelle ils écrivoient, puisque MM. de Port-Royal furent les
premiers qui reconnurent la vraie valeur du Relatif qui & que : ils furent eux-mêmes
bien éloignés de sentir toute la beauté de leur découverte, puisqu'ils ne
regarderent pas le sens conjonctif de ce mot, comme son essence ; & qu'avec
tous les autres Grammairiens, ils le laisserent dans la classe des Pronoms, au
lieu de le transporter dans celle des Conjonctions.

M. Beauzée a donc eu raison d'ôter ce mot du nombre des Pronoms ;
mais il auroit peut-être mieux fait de le raponer à la classe des Conjonctions
qu'à celle des Articles, d'autant plus qu'il les àpelle Articles-démonstratifs-conjonctifs (1)121.
Etant conjonctif, on n'en peut saisir toute la valeur que
lorsqu'on a déjà traité des Conjonctions :& comme sa qualité de Conjonctif est
la principale & celle qui sert de base aux autres, & que la Conjonction subsiste
en nature dans ce mot, & sert de base à sa valeur démonstrative, c'est
au Chapitre des Conjonctions qu'on doit le raporter.

Ajoutons que le Relatif ne peut être regardé comme Article, puisque les
Articles précedent toujours un Nom, tandis que ce mot ne marche jamais
avant un Nom, mais toujours après.

L'on ne peut pas même dire qu'on sous-entend après lui le même Nom qui
le précede ; car il en résulteroit un langage absurde qui n'a pu exister dans aucune
Langue : on n'a jamais pu dire :

L'homme qui homme vous a parlé, est très-grand.

On auroit pu dire, il est vrai, l'homme, & cet homme vous a parlé, est
très-grand : mais cette construction n'a pu se présenter à l'esprit des premiers
qui parlerent : & lorsque ceci seroit la vraie solution des mots que & qui, il
en résulteroit toujours que l'idée de Conjonction, est celle qui y domine.

Dira-t-on que cette formule, l'homme, qui vous a parlé, peut être
rendue par celle-ci, l'homme lequel homme vous a parlé ? Mais on n'en est
pas plus avancé, puisque lequel tire toute sa force du Conjonctif que dont
il est composé.341

§. 4.
Origine de Que.

L'origine de ce mot, qui avoit été inconnue jusques à présent, s'accorde
parfaitement avec la valeur conjonctive.

C'est le que des Latins.

Le Chè des Italiens.
Le Kai des Grecs.
Le Kei ou Ki des Hébreux, .
Leur Khé, .

Le , Qih ou Qhe des Persans, employé pour tous les genres & pour
tous les nombres.

Mots qui offrent tous l'idée d'union, de liaison, de conjonction.

Les Grecs changeant ici κ en τ, comme font les Picards, en firent τι,
qui est le que conjonctif des Latins mis à la fin des mots.

Ils en firent encore τις, qui répond exactement au qui des Latins &
à notre qui.

La racine de ce mot fut le signe primitif C prononcé Ke ou que, qui
signifia, 1°. Main ; 2°. Puissance, car la puissance consiste dans la main ;
3°. Puissance unitive ou lien, liaison, puisqu'on prend avec la main ; &
que tout ce qui lie & qui retient est doué de force & de puissance.

De-là une multitude de mots en diverses Langues qui offrent l'une ou l'autre
de ces significations primitives & fondamentales.

En Hébreu , Quouhé ou Quué, qui signifie,

1°. Fil, cordon (ce avec quoi on lie, on attache).

2°. Objets réunis ensemble : eaux rassemblées : assemblée, congrégation ;
se rassembler, se réunir.

3°. Ce en quoi on tient à l'avenir : l'Espérance, que les Grecs nommerent
par la même raison υπο-στασις.

, Kuh ou Kouh, qui signifie puissance, force ; 2°. Valeur, courage,
bravoure, virtus des Latins.

On ne peut y méconnoître le mot François Quai, ces murs qu'on éleve,
342ces amas de pierre qu'on fait pour réunir les eaux dans un lit, pour les y
contenir, pour les dompter.

Le Persan Ku ou Kou, force, puissance.

Le Valdois Qouè, qui signifie, force, courage, hardiesse, & qui est
du genre féminin. N'avoir pas la qouè, n'oser pas.

Le Latin queo, pouvoir ; & ne-queo, ne pouvoir pas.

Quies, la qualité d'être qoué, d'être ferme, de ne pouvoir être ébranlé ;
d'où vint au moral le calme, la tranquillité, le repos, dont l'opposé est
l'in-quiet-ude.

Quietus, qui fit notre vieux coy, l'oposé d'in-qui-et.

Tran-qui-llus, ce qui est quoué, calme, & inébranlable dans toute
son étendue ; l'état de la mer qu'on peut traverser quand elle n'est pas
agitée : source de nos mots tran-qui-lle & tran-qui-llité.

Quot, combien, à quel point.

Article II.
Des Conjonctions nées de l'Ellipse.

Puisque les Conjonctions se bornent à unir les phrases de maniere
qu'elles ne forment qu'un seul tout, & à lier les phrases incidentes avec
le Nom qu'elles modifient, elles ne peuvent par conséquent qu'être en très-petit
nombre, en quelque Langue que ce soit. Il faut donc nécessairement que
tous les mots qu'on a regardés comme des Conjonctions, & qui different de
ceux dont nous venons de rendre compte, ayent été confondus mal-à-propos
pos avec ceux-là, & n'ayent point par eux-mêmes une valeur conjonctive,
qu'ils ne la tiennent que de leur union avec une Conjonction : ainsi les
Principes relatifs à cette Partie du Discours, n'auroient donc pas été encore suffisamment
développés : de-là cette obscurité répandue sur elle, & l'embarras
dans lequel se rencontrent les Grammairiens lorsqu'ils veulent fixer le nombre
des Conjonctions, & la différence prodigieuse qu'on trouve entr'eux à cet
égard.

On a très-bien dit, à la vérité, qu'une Conjonction ne devoit être composée
343que d'un seul mot, de même que les Prépositions ; mais ce caractère
négatif ne fait pas connoître pourquoi tels & tels mots ont été mis au rang
des Conjonctions ; encore moins, quelle est la différence qu'il peut y avoir
à cet égard entre une Conjonction composée d'un seul mot & une phrase conjonctive
composée de deux, entre puisque qu'on met au nombre des Conjonctions,
& afin que qu'on ôte de ce nombre.

On ne voit pas non plus par quelle raison ces mots qu'on reconnoît pour
Conjonctions, mais, comme, car, &c. ont été choisis pour exprimer des
idées conjonctives, & d'où leur est venue cette énergie de liaison, tandis que
ceux-ci, dès-que, quoique, pourvu que, lorsque, &c. qui désignent des circonstances
comme ceux-là, & qui remplissent les mêmes fonctions, ne sont
cependant pas des mots conjonctifs ; car ils ne sont ni plus ni moins composés
que puisque.

On voit bien moins encore pourquoi l'on a exprime par ces seuls mots, mais,
comme, car, &c. un certain nombre d'idées conjonctives, tandis qu'on a entassé
les mots pour exprimer d'autres idées conjonctives qui ne sont pas plus
composées que celles-là.

Tout paroît ici l'effet du hasard, du caprice, de l'enfance : on diroit qu'on
prend & qu'on laisse les mots à volonté ; que le nombre des mots dans chaque
Partie du Discours dépend uniquement des hommes, & qu'il pourroit exister,
par exemple, autant de Conjonctions que l'on voudroit, pourvu qu'elles
fussent exprimées par un seul mot.

Il est cependant de l'essence de la Grammaire Générale, Universelle &
Raisonnée de s'élever au-delà des simples nomenclatures de mots ; de dire
non-seulement ce qui est, mais sur-tout les raisons de ce qui est, & de
fixer même ce qui devroit être ; de classer les idées avant les mots, & de
juger ceux-ci par celles-là. C'est le seul moyen de parvenir à quelque certitude
à l'égard des Principes du Langage, & de résoudre les questions qui y sont
relatives. En effet, ce qui se pratique dans une Langue, étant très-différent de ce
qui se pratique dans une autre, rien ne paroîtroit plus bisarre que le génie des
Langues, si l'on ne pouvoit rendre raison de leurs diversites, & dès-lors il
n'existeroit plus de Grammaire générale.

Dès qu'on avance que ces mots, afin & lors, ne sont point des Conjonctions
en François, quoiqu'ils correspondent exactement aux mots latins ut & cum
qu'on admet unanimement au nombre des Conjonctions, on nie & on afltrme
la même chose : on se décide d'après l'effet ; on distingue ce qui ne doit pas
l'être ; on détruit le raport des Langues ; on anéantit de droit la Grammaire
344Générale : en effet, si ce qui est Conjonction dans une Langue, peut ne pas
l'être dans une autre, la Conjonction n'a rien donc de fixe : il seroit même
possible que tout ce qui est Conjonction dans l'une, fût rendu dans une autre
par des tournures qu'on ne pourroit point mettre au rang des Conjonctions,
en sorte que cette Langue n'en auroit aucune, que cette Partie du Discours
seroit nulle pour elle ; mais si elle étoit nulle pour une Langue, si même on
pouvoit s'en passer dans une Langue quelconque, elle ne seroit pas essentielle
au Discours, elle devroit être exclue de toute Grammaire générale, celle-ci se
bornant à ce qui continue l'essence du langage, & qui est par conséquent de
tous les tems & de tous les lieux.

Voici donc un Principe qu'il ne faut point perdre de vue au sujet des Conjonctions :
c'est qu'il ne peut exister dans aucune Langue que des Conjonctions
correspondantes à nos mots, &, ni, ou, que : aucun autre ne peut être regardé
comme Conjonction, lors même qu'il ne seroit composé que d'un seul mot,
d'une seule syllabe, d'une seule lettre même : car ces mots ne serviront qu'à
lier, & ils rentreront dans les précédens ; ou ils ajouteront quelque idée accessoire
à celle de liaison, & ils représenteront une phrase entiere qui renfermera
l'idée de liaison & une autre idée ajoutée à celle-là par la nature même
de ces mots. Ils ne seront donc Conjonctions que par ellipse : dès lors nulle
différence à cet égard entre les Conjonctions elliptiques pour être composées
d'un seul mot, ou de deux, ou d'un plus grand nombre, si ce n'est que l'ellipse
aura été plus hardie dans le premier cas que dans les autres.

Nous devrons l'une à ces langues anciennes qui faisoient leurs ellipses avec
plus de hardiesse que nous, & les autres aux Langues modernes, plus timides,
ou dont les mots peuvent moins se prêter à des ellipses aussi concises.

En effet, le genre de vie des premiers hommes leur permettoit moins
d'arrondir leurs phrases, & de déveloper leurs pensées ; elles dévoient donc
être beaucoup plus elliptiques, plus chargées de réticences, se raprocher plus
du geste : de-là ces terminaisons des Grecs & des Latins, qui exprimoient
tant d'idées accessoires, que nous ne pouvons représenter que par d'autres,
mots, ensorte qu'il nous en faut employer un beaucoup plus grand nombre
pour peindre la même idée.

L'on pourroit donc avancer que ceux qui regardent ce mot des Latins ut
comme une conjonction, sous prétexte qu'il n'est composé que d'un seul
mot, tandis qu'ils refusent ce nom à notre afin, parce qu'il est toujours uni,
à la conjonction que, se font illusion ; ne prenant pas garde que ce ut étant
accompagné du subjonctif, marche toujours avec la conjonction que, puisque
345celle-ci n'est supprimée que parce qu'elle est représentée constamment en
Latin par la terminaison du subjonctif : au lieu que dans notre Langue, elle ne
peut se représenter que par elle-même ; ainsi, soit que l'idée exprimée par
afin, soit suivie du mot que, comme en François, soit qu'elle ne s'exprime
qu'en un seul mot comme le Latin ut, ni l'une ni l'autre de ces formules ne
devront être regardées que comme des conjonctions elliptiques, qui ne sont
telles qu'en ce qu'elles sont l'abrégé d'une phrase unie à une autre par la
conjonction que, exprimée ou sous-entendue.

Afin qu'on n'en puisse douter, & pour éclaircir de plus en plus ces questions
indispensables dans la Grammaire, analysons quelques-unes de ces prétendues
conjonctions, telles que, si, mais, car, or, &c, cet ut lui-même,
& prouvons par leur propre étymologie qu'elles ne furent jamais des conjonctions
par elles-mêmes, & qu'elles ne doivent cette valeur qu'à celle
du que coujonctif, qui est réunie en eux par l'ellipse.

Ces recherches seront d'autant plus intéressantes, que la nature des Conjonctions
en sera mieux connue, & qu'elles offriront des étymologies dont
la découverte avoit été jusqu'à présent regardée comme impossible.

I°. Si.

Cette Conjonction se met à la tête des phrases, comme dans cet axiome :
si deux grandeurs sont égales à une troisiéme, elles sont égales entr'elles.

Il faut distinguer à son égard deux choses : I°. sa valeur supositive ; 2°. la
maniere dont cette valeur supositive se lie avec l'ensemble de la phrase.

Sa valeur supositive, puisque toute la force du raisonnement dont elle fait
partie porte sur l'existence de la proposition qu'elle précéde immédiatement,
en faisant regarder cette existence moins comme réelle que comme convenue,
ensorte qu'aussi-tôt qu'on accordera cette suposition, le raisonnement dont
elle est la base, ne pourra point être ébranlé. Ainsi dans l'exemple indiqué
ci-dessus, toute la force du raisonnement consiste à dire que deux grandeurs
sont égales entr'elles, en suposant qu'elles sont égales à une troisieme : cette
suposition étant accordée, le raisonnement entier est juste, & on ne peut se
dispenser de l'admettre comme vrai.

C'est cette idée supositive qui est renfermée dans le mot si ; mais comment
y est-elle contenue, & comment est-on parvenu à la regarder comme
une Conjonction ? C'est le second objet à examiner. Il nous donnera l'étymologie
de ce mot.346

Si, nous est venu des Latins & des Grecs : les premiers l'écrivoient
d'abord sei, & ensuite si, tandis que les Grecs l'écrivoient ei. Ce mot
étoit le tems supositif du Verbe E ou E-tre ; de-la, fit, qui signifie encore
qu'il soit.

Cette conjonction est donc l'abrégé d'une phrase entiere, de celle-ci, soit
suposé que
, & qu'on employe dans toute proposition supositive, comme lorsqu'on
dit, soit suposé que deux grandeurs soient égales à une troisiéme, &c.
On s'aperçut sans peine qu'on pouvoit réduire ces trois mots à un seul, au
mot si, qui réunit en lui la valeur de ceux qu'on suprima, & qui tenant lieu
de la conjonction que, devint nécessairement une conjonction, lorsqu'on
eut oublié qu'elle en suposoit une à sa suite.

Si, est fréquemment employé dans le discours ; car l'on ne raisonne pas
seulement d'après les faits arrivés ou démontrés, mais très-souvent d'après
des faits qu'on suppose devoir exister : c'est ainsi qu'une Héroïne du Lutrin
l'emploie trois fois en parlant à son Epoux (1)122 :

Si mon coeur, de tout tems facile à tes desirs,
N'a jamais d'un moment differé tes plaisirs ;
Si, pour te prodiguer mes plus tendres caresses,
Je n'ai point exigé ni sermens, ni promesses ;
Si toi seul, à mon lit enfin eus toujours part,
Differe au moins d'un jour ce funeste départ.

« Si, est une conjonction conditionnelle, dit M. Beauzée, parce qu'elle
désigne entre les propositions une liaison conditionnelle d'existence, fondée
sur ce que la seconde est une suite de la suposition de la premiere, & parce
qu'elle sert aussi à énoncer conditionnellement, & non positivement, la premiere
des deux propositions. »

II°. Mais.

L'on définit mais, « une Conjonction adversative qui désigne, entre des
propositions opposées à quelques égards, une liaison d'unité fondée sur
leur compatibilité intrinseque ».

Il étoit impossible de le définir mieux, d'après la maniere dont les conjonctions
se sont présentées jusqu'ici, seules, isolées, sans aucun raport à leur
origine. On en pourra donc donner une définition plus sensible dès qu'on
347saura que ce mot est l'ellipse d'une phrase qui se lioit au reste du tableau par
la conjonction que, le fait ne sera pas difficile à prouver.

Mais, signifioit autrefois plus, dans notre Langue. Ne moins, ne mais,
dit le Poëte Villon, dans son grand Testament, pour dire, ni moins, ni plus.
Dans quelques Provinces on l'emploie encore dans ce sens ; on y dit, j'en
ai mais que lui
 : je l'aime mais que toi. Il s'est conserve en ce sens dans
nos mots ja-mais & dé-sor-mais : c'est le mai des Italiens, le ma des
Valdois, le mais des Portugais, le magis des Latins, qui tous signifient
plus, de plus.

Ménage, & les Étymologistes qu'il cite, n'avoient pas aperçu que c'est
dans le même sens, & non dans la signincation du mot quand, qu'on disoit :
Je te donnerai de l'argent, mais que tu aies fait cela : comme si l'on disoit,
aie fait cela de plus, & je te donnerai de l'argent.

On emploie donc mais pour indiquer que ce qu'on va dire, n'est
qu'une considération de plus ; relative à ce qu'on a déja dit, pour suspendre
les conséquences qu'on en alloit tirer, jusqu'après l'examen de cette
nouvelle observation. C'est ainsi que Boileau arrête par un mais la conséquence
qu'offroit le langage d'un Poëte, quand il dit (1)123 :

…. Il chérit la critique,
Vous avez sur ses vers un pouvoir despotique :
Mais tout ce beau discours dont il vient vous flater,
N'est rien qu'un piége adroit pour vous les réciter.

C'est comme s'il eût dit, « sans croire, d'après ses discours que ce Poëte
chérit la Critique, que vous avez tout pouvoir sur ses vers ; voyez au-delà
de ce qu'il vous dit, croyez de plus que ce discours n'est qu'un piége qu'il
vous tend, afin de vous réciter ses vers. »

Mais tire également toute sa force conjonctive du que, dont il réunit en
lui le sens pas l'ellipse qu'on en fait.

III°. Car.

Car, est une Conjonction elliptique dont on se sert pour rendre raison
d'une Proposition qu'on a avancée.348

« Vous m'ordonnez, dit Calchas à Achille (1)124, de déclarer le sujet de la
colere d'Apollon, & je suis prêt à vous obéir ; mais assurez-moi auparavant,
& jurez-moi que vous me défendrez non-seulement de parole, mais de fait :
car je ne doute pas que je n'aie à redouter par-là celui qui est le plus puissant
dans cette armée, & à qui tous les Grecs obéissent ».

La phrase qui commence ainsi par car, sert à rendre raison du serment
exigé. Ce mot signifia donc Raison dans son origine : c'est comme si Calchas
eût dit : Jurez-moi … par la raison que, &c. Ainsi ce mot devint une
conjonction en faisant l'ellipse de tout ce qui accompagnoit raison comme
nom, & du que, dont il étoit suivi, comme si on eût dit : Jurez-moi … raison !
je ne doute pas, &c.

Ce mot car, est un primitif qui a formé divers mots dans les Langues
Celtiques, dans la Latine & dans la Grecque ; de-là gar des Grecs, qui a la
même signification que car.

Leurs mots Γαρυς & γηρυς, gar-us & ghêr-us qui signifient voix, parole, discours,
raisonnemens ; Γαρυονα, gar-uona, babillarde ; γαρυειν & γηρυειν, gar-uein
& ghér-uein parler, raisonner, raconter. C'est dans ce sens qu'Hesiode dit (2)125 :
« La Vierge Dicé (la Justice) γαρυετʹ, ghér-uet raconte à Iou, les trames injuste
des mortels ».

Les Latins en firent :

Garr-io, causer, jaser ; 2°. babiller ; 3°. gazouiller ; 4°. plaisanter.
Garr-ulus, un babillard, un discoureur.
Garr-itudo, babil ; 2°. ramage des oiseaux.
Gerr-o, un plaisant, badin, diseur de riens.
Gerr-œ, discours plaisans, balivernes, des riens.

C'est le gair, gher, guer, des Bas-Bretons, des Gallois, qui signifie mot,
parole, discours : d'où viennent,

Geir-iog, un Orateur, un discoureur.

IV. Or.

Ce mot tient également de sa signification primitive celle qu'il a comme
349Conjonction : il désigne l'existence actuelle d'une condition lans laquelle ce
dont on parle ne sauroit avoir lieu.

Pour bâtir, il faut du terrein & de l'argent : or l'on a l'un & l'autre,
on peut donc bâtir.

C'est comme si l'on disoit, on peut donc bâtir à cette heure qu'on a du
terrein & de l'argent.

Or, signifie en effet l'heure, le tems présent, venant de hora, tems,
heure, le tems présent, celui qui luit dans ce moment ; d'où vinrent notre
vieux ores, à présent, dans ce moment, & notre mot des-or-mais, de ce
moment
en avant.

V. La conjonction ut des Latins.

Il en étoit de même des Latins : toutes leurs Conjonctions se formerent
par des ellipses semblables à celles dont nous venons de rendre compte, &
il en dut être de même dans toutes les Langues ; toutes durent puiser leurs
Conjonctions dans les noms les plus propres à peindre l'idée qu'on vouloit
représenter par leur moyen. Prenons-en pour exemple la Conjonction ut
dont l'origine ne sera plus inconnue.

Le sens le plus ordinaire de cette conjonction est celui d'afin que ; mais
nul raport en aparence entre ut & cette signification. Prouvons qu'il ne peut
être plus grand, & que ce mot ne pouvoit être mieux choisi.

Toutes les fois qu'on l'emploie dans son sens propre, il signifie de cette maniere,
comme, comment, & il supose toujours un que à sa suite,

Cicéron s'en sert dans ce sens, lorsqu'il dit, ut nihil possit ultrà, de
cette maniere
qu'il ne se peut rien dire de plus : ut ille humilis erat, de
cette maniere qu'il étoit humble : ut vales, de quelle maniere vous portez-vous ?
Venite ut ambulemus, venez de maniere que nous nous promenions.

Les Grammairiens Latins virent très-bien que c'étoit la signification propre
de ce mot ; c'est pourquoi ils le dériverent de la conjonction Grecque Ὡς, hôs,
qui signifie comme, de maniere que : tels furent Caninius & Nunnesius,
suivis en cela par Vossius : c'étoit beaucoup pour la comparaison du Grec
& du Latin ; mais d'où étoit venue la conjonction Grecque ? C'est ce qu'ils
n'avoient pas cherché, & qui importoit cependant, afin de se former une
juste idée de cette conjonction. Faisons donc mieux, & disons que hôs & ut
écrit d'abord hot, se formerent du grec , ou du Latin hoc, qui signifient
par ce, étant un cas de l'article démonstratif Grec & Latin ce, & qui se
retrouve dans ho-die, en ce jour, aujourd'hui.350

C'est donc une ellipse de hoc-modo, en cette maniere, par ce moyen ;
comme on a dit quo-modo, comment, de quelle maniere : ejus-modi, de
cette maniere.

Ce même mot existe encore de nos jours dans le ho des Anglo-Saxons, &
dans le how des Anglois, qui signifient aussi, de quelle maniere, comment.

VI. Donc.

Ajoutons encore cette Conjonction dont l'origine étoit inconnue, & qui
semble n'avoir été chargée que par hazard de la fonction de conclure. Son
analyse démontrera qu'elle est semblable à toutes les autres ; qu'il ne faut
voir en elle que l'ellipse d'une phrase conjonctive.

Ce mot s'ecrivoit autrefois doncques & donques ; les Italiens l'écrivent encore
aujourd'hui dunque. Il s'écrivit certainement dans l'origine dundque : c'est
un mot composé de la Préposition latine de, de l'Adverbe unde, qui signifie où,
& de la conjonction latine que ; comme nous dirions en François, d'où —
que
, phrase elliptique, dont le verbe a disparu, parce qu'il n'ajoutoit rien
à la clarté de la phrase qui étoit, d'où vient que.

Conclusion.

Tous ces mots, regardés comme des Conjonctions, ne méritent donc pas
mieux ce nom que nos mots tandis que, lors que, puis que, pendant que,
par conséquent que, parce que, afin que, &c. puisque les uns & les autres
empruntent toute leur force conjonctive de la conjonction que, & qu'ils ne
se sont formés que par des ellipses, revêtues d'un peu plus ou d'un peu moins
de hardiesse : ainsi, parce que, afin que, ne différent des précédentes, si,
mais, or, &c. qu'en ce qu'on n'a pas su les faire marcher sans que : car
ce sont également des phrases elliptiques ; afin que est pour à cette fin que ;
& parce que est employé au lieu de par ce moyen il arrivera que.

Ces Conjonctions qui seimbloient démontrer que les mots furent toujours
chargés par hazard du sens qu'ils présentent, prouvent donc précisément le
contraire ; elles naquirent de mots très-connus, & elles ne durent leur existence
qu'à ce vœu de la parole par lequel on suprime tout mot qui n'ajoute
rien à la clarté d'une phrase, & qui en affoibliroit la vivacité par des longueurs
inutiles.351

Chapitre XI.
Des interjections.
Dixieme et derniere partie du discours.

§. 1.
Les Interjections sont au nombre des Parties du Discours.

Parvenus enfin à cette Partie du Discours que nous avons placée après
toutes les autres, voyons ce qu'elle y ajoute, & commençons par exposer les
motifs qui nous ont déterminés à la réserver pour la derniere.

Le mot d'Interjection, composé des deux mots Latins Inter, entre, &
jactus, jetté, lancé ; signifie jetté, proféré par intervalles : ce mot peignoit
donc vivement l'idée qu'on y attachoit ; l'interjection est toujours pour ainsi
dire isolée, elle ne va que par secousses, & ne se montre que par intervalles ;
ensorte qu'on ne sauroit lui assigner dans le discours une place déterminée.

Cette Classe de mots est donc totalement différente des autres : elle s'en
éloigne si fort qu'on a été tenté bien des fois de l'exclure de leur nombre :
mais elle vient se placer d'elle-même dans nos discours ; elle y produit de
très-grands effets, & elle ne peut être remplacée par aucune autre : le Grammairien
ne sauroit donc lui refuser une place dans ses divisions grammaticales ;
mais c'est par elle qu'il doit les terminer, tandis que l'Étymologliste au contraire
doit commencer par elle.

C'est que les Interjections deviennent pour celui-ci l'origine des mots donc
il cherche la filiation : il faut donc qu'il s'attache à connoître cette source
énergique des Langues, sans laquelle il feroit de vains efforts pour donner
à ses recherches la profondeur & la certitude qu'elles doivent avoir.

Mais ces Interjections ne dominant point dans les Parties du Discours,
n'influant sur aucune, & paroissant toujours étrangeres à leur égard, elles
ne doivent s'offrir que les dernieres à l'examen du Grammairien. Ce n'est
qu'après avoir considéré les grandes masses qui composent les Tableaux de la
352Parole, les objets qui en forment le tissu & qui y sont absolument nécessaires,
que son attention peut & doit se porter sur les objets isolés, qui, tels que les
Interjections, ne font qu'y paroître quelquefois.

§. 2.
Définition des Interjections.

Par le mot d'Interjections, on entend ces sons exclamatifs que nous arrachent
les sentimens dont nous sommes affectés & par lesquels ils se manifestent
hors de nous : ces cris de plaisir ou de douleur, de joie ou de tristesse, d'aprobation
ou de mépris, de sensibilité en un mot que nous proferons par
une suite des sensations que nous éprouvons, quelle qu'en soit la cause,
que ce soit l'effet d'un objet extérieur sur nous, ou celui de quelque changement
qui survient dans notre intérieur.

Peu variées entr'elles par le son, les Interjections le seront à l'infini par
le plus ou moins de force avec laquelle elles seront prononcées, par le plus
ou moins de rapidité dont elles se succéderont, par les changemens qu'elles
occasionneront sur la physionomie, par le ton qu'on leur donnera & qui contribue
sur-tour à leur énergie. Sous les diverses formes qu'elles prennent, éclatent
le cri de la douleur, les sons admiratifs, les nombreuses espéces de ris, &c.
Suggérées par la Nature & fournies par l'instrument vocal, les Interjections sont
de tous les tems, de tous les lieux, de tous les Peuples ; elles forment un langage
universel, & qui n'exige aucune étude.

§. 3.
Différence essentielle entre l'interjection & les autres Parties du Discours.

Telle est la différence essentielle entre ces diverses Parties, que l'expression
des autres Parties du Discours peint des idées que partagent avec celui qui
les peint tous ceux qui les entendent : que ceux-ci en sont instruits, éclairés,
qu'ils peuvent se mettre à l'unisson de celui auquel ils en sont redevables :
que cette idée leur devient propre, tout comme celles qu'ils ne doivent
qu'à eux-mêmes : au lieu que l'Interjection n'est qu'un signe de ce qui se
passe dans celui qui la laisse échaper. Si par elle il fait entendre aux autres
qu'il éprouve dans ce moment une agitation vive & tumultueuse, il ne sauroit
faire passer cette même agitation dans leur ame : ils sont avertis qu'un de353

leurs semblables est vivement agité ; mais cette agitation ne devient pas la
leur, différente en cela des idées qui se transmettent en entier à ceux à qui elles
sont communiquées : cette connoissance est purement relative, & toute à l'avantage
de celui qui l'occasionne. Par ces interjections, il exhale une douleur
accablante : il soulage son cœur opressé, il peint un sentiment qu'il ne peut
plus concentrer en soi ; & de la maniere la plus énergique, il invite ceux qui
sont à portée de l'entendre, de voler à son secours.

Effet admirable de la Nature, qui par ces divers moyens pourvoit aux besoins
& à l'instructton de tous ! Par l'interjection, nos sensations se communiquent
à nos semblables dans le degré nécessaire pour les porter à y
prendre part ; mais non au point d'en être éprouvées dans le même degré.
Si nos sensations pouvoient se manifester d'une maniere aussi conforme à ce
que nous éprouvons, elles cesseroient d'être un avantage, elles deviendroient
au contraire le présent le plus funeste que l'on pût faire aux hommes : chaque
individu a assez de ses plaisirs ou de ses infortunes, sans entrer en convulsion
par la manifestation des sentimens qu'éprouvent ses semblables : la société,
loin d'être une source de biens, deviendroit le comble du malheur.

Un cri d'allarme ou de douleur, effraye, mais il ne déchire pas, il n'ôte
pas les forces nécessaires pour voler au secours du malheureux qui implore
notre assistance : il ne nous fait pas craindre de tomber nous-mêmes dans l'état
dont nous voulons le délivrer.

Nous revêtirons à la vérité des sensations relatives à celles qu'ils éprouvent :
mais elles peindront simplement la part que nous prenons à celles dont ils
nous aprennent qu'ils sont affectés : porterions-nous un visage gai auprès d'un
infortuné pour qui la Nature est en deuil, pour qui il n'y a plus de plaisir ?
ou porterons-nous un visage triste & abattu auprès de ceux qui ont un juste
sujet de se réjouir ? Telle est la Nature sociale de l'homme, qu'il revêt sans peine
l'air qu'exige l'état de ceux avec qui il est, & qu'il leur en devient par-là même
plus agréable. Voyez en effet ces personnes empressées de soulager cet infortuné,
dont les gémissemens se font entendre d'une maniere si atterrante :
consternées, pâles, abattues, tremblantes & livides, on croiroit que ce
sont elles qu'il faut plaindre & secourir : elles souffrent en effet ; mais leur
douleur est d'un tout autre genre : l'infortuné dont l'angoisse les rassemble, est
déchiré par la violence de ses maux, ou tend à la fin par la dissolution de ses
forces & de ses organes : l'ame des autres est vivement affligée de ces souffrances ;
mais leur douleur, quoiqu'extrême, ne produit pas les funestes effets de
celle qui l'excite.354

Portez vos regards d'un autre côté, sur ces Personnes rassemblées autour
d'un Saltinbanque qui les divertit par ses tours ; qui assistent à quelque spectacle
intéressant, qui aprennent quelque nouvelle agréable ; vous reconnoissez
aux différens caractères de satisfaction qui se peignent sur leur visage, aux divers
sons que s'échapent de leurs lévres, de quels sentimens agréables & flatteurs
elles sont animées.

La seule influence que peuvent avoir sur ces mouvemens, l'esprit de société
dont l'homme est doué & sa raison, c'est de les modérer, de les rendre
plus rares, de ne les manifester ou de ne les éprouver que pour des causes
qui paroissent justifier l'usage qu'on s'en permet : en effet, en les manifestant,
on prouve que l'ame n'a pu résister aux chocs qui les produisent : mais à combien
de sensations l'ame ne doit-elle pas se refuser ? Chez les Peuples Sauvages
dont la vie est si dure, la grandeur d'ame consiste à être maître de sa
douleur : celui qui pousseroit un cri au milieu des horreurs du suplice le plus
cruel, seroit deshonoré pour jamais comme un lâche ; & la famille qui l'éleva
le seroit également pour n'avoir pu produire un Héros. Chez les Peuples civilisés,
les ris ne sont que pour la jeunesse légère & volage : & l'admiration
fréquente & badaudiere, pour ceux qui n'ont rien vu, que tout étonne &
qui ne se doutent de rien.

Les Interjections ne doivent donc paroître que rarement dans les Tableaux
de la Parole ; & leur usage doit toujours être justifié par la maniere dont elles
sont assorties à ces Tableaux, par les grands effets qu'elles y produisent ;
elles doivent les rendre plus animés, plus vifs, plus pittoresques, plus propres
à déveloper les grands mouvemens qu'on veut peindre. Aussi nos plus
grands Poëtes en font un usage fréquent & toujours justifié par le succès.

§. 4.
Enumération des principales Interjections.

Le nombre des Interjections est d'ailleurs peu considéable ; elles sont plus
multipliées, comme nous l'avons déja dit, par le son avec lequel on les
prononce, que par les mots qu'elles forment, & qui sont bornés en quelque
façon aux simples voyelles aspirées, ou prononcées fortement du fond de la
poitrine, comme prenant leur origine dans le plus profond intérieur de nous-mêmes,
dans le fond de notre ame.

Ah ! | Helas ! | Oh ! marquent la douleur : ils se prononcent d'une maniere
lente & traînée, & avec effort.355

C'est dans ce sens que Clytemnestre les employe, lorsqu'à la vue de sa fille
qu'on traîne à l'Autel, elle s'écrie :

Ah ! vous n'irez pas seule, & je ne prétens pas !…
Hélas ! je me consume en impuissans efforts,
Et rentre au trouble affreux, dont à peine je sors.
Mourrai-je tant de fois, sans sortir de la vie ?
Oh ! Monstre, que Mégere en ses flancs a porté !
Monstre que dans nos bras les Enfers ont jetté,
Quoi ! tu ne mourras point ! …
Oh ! Ciel ! Oh ! Mere infortunée,
De Festons odieux ma Fille couronnée,
Tend la gorge aux couteaux, par son Pere aprêtés !

Le vieux Horace transporté de joie en aprenant la nouvelle que son fils est
Vainqueur, s'écrie :

Oh ! mon Fils ! Oh ! ma joie ! Oh ! l'honneur de nos jours !
Oh ! d'un Etat penchant l'inespéré secours !
Vertu digne de Rome, & sang digne d'Horace !

Tandis qu'un Pere plein d'indignation de ce qu'il a été trompé par son fils,
employé ces Oh ! d'une maniere bien différente :

Oh ! vieillesse facile ! Oh ! jeunesse imprudente !
Oh ! de mes cheveux gris, honte trop évidente !
Est-il dessous le Ciel, Pere plus malheureux ? (1)126

Quelquefois oh ! se fait suivre de que : alors il marque le désir.

Oh ! que le Ciel soigneux de notre Poësie,
Grand Roi, ne nous fit-il plus voisins de l'Asie ! (2)127
Oh ! que si cet hiver, un rhume salutaire (3)128.

Las est une Interjection plaintive qui a cessé d'être en usage. Corneille
fait dire à Pauline dans Polyeucte (4)129 :

Ils se verront au Temple en hommes généreux ;
Mais las ! ils se verront, & c'est beaucoup pour eux.356

C'est de ce las que s'est formé hélas ! qui est seul aujourd'hui en usage.
Les Italiens en font un adjectif ; lasso & lassa, que je suis malheureux !
que je suis malheureuse !

Temea, lassa, la morte, e non havea
(Chi'l crederia ?) poi di fuggir la ardire (1)130.

« Hélas ! ou infortunée que je suis, disoit Armide, je craignois la mort :
& qui le croiroit ? je n'avois pas la force de la fuir ».

Ouais, le des Latins, & le Ouai des Grecs, est une exclamation
qu'arrache la vue de quelque malheur qu'on veut détourner, ou de quelque
chose qui déplaît :

Ouais, ce Maître d'Armes vous tient bien au cœur (2)131.

Ouf marque la suffocation, l'excès de fatigue :

Ouf ! ne m'étrangle pas : Ouf ! je n'en puis plus.

Hai ! désigne la douleur :

Hai ! hai ! voilà mes douleurs qui me reprennent.

Fi indique le dégoût, l'indignation :

Fi du plaisir que la crainte peut corrompre , dit le Rat des Champs au Rat de
Ville (3)132.

Foin produit à peu près le même effet :

Foin de vous, foin ! vous me blessez.

Him, Hom, Hon ! marquent le doute ; l'interrogation, l'étonnement :

Hon ! que dites-vous là ?

Oh ! Eh ! sont des Interjections qui servent à apeller ; les Latins, les
Grecs, &c. firent de la premiere le signe du Vocatif, de ce cas qui
marque l'invocation, la priere, &c.357

Hi, hi, hi est l'interjection du rire :

Hi, hi, hi, comme vous voilà bâti !… Vous êtes si plaisant, que je ne
sçaurois m'empêcher de rire ; hi hi, hi. (1)133

Iou, Iou, est un cri de joie, &c.

§. 5.
Du nom de Particules donné aux Interjections.

Quelques Auteurs ont donné aux Interjections le nom de Particules : mais
ce mot qui signifie petite partie, ne présente par lui-même aucune idée quand
on l'aplique aux Parties du Discours : aussi a-t-il été pris dans diverses acceptions.
Les uns ont renfermé sous ce nom les quatre dernieres Parties du Discours,
celles-là précisément dont les mots n'éprouvent aucune modification
& restent toujours les mêmes ; les Adverbes, les Prépositions, les Conjonctions
& les Interjections. D'autres ont restreint ce nom aux Interjections : des
troisiémes y ont joint quelques autres mots qui ne leur paroissoient pas devoir
être mis dans la Clarté des Adverbes.

De-là l'obscurité répandue sur ce mot qui semble n'avoir été inventé que
pour se dispenser de donner une définition claire & exacte de ce que l'on désignoit
par-là. Nous avons donc évité de nous en servir, comme n'étant propre
qu'à induire en erreur ceux qui se croiroient fort avancés, parce qu'ils seroient
en état de répeter ce qu'ils auroient entendu dire que tels & tels mots sont
des Particules.

De pareilles méthodes ne peuvent que nuire aux progrès des sciences, en
les retardant : on ne sauroit avancer dans cette carriere qu'autant qu'on a des
idées nettes & exactes des choses : aussi avons-nous fait nos efforts pour présenter
de la maniere la plus sensible & la plus intéressante les Parties du Discours
que nous venons de parcourir ; & pour les distinguer par des caractères tranchans,
qui en fissent sentir les différences, avec une si grande précision qu'on
ne pût jamais les confondre, & qu'on en parcourût toute l'étendue sans
effort.

Ceci étoit d'autant plus difficile que les premiers principes de la Grammaire
Universelle étoient perdus dans la nuit des tems, & qu'on ne pouvoit remonter
358jusques à eux & les ressusciter en quelque sorte que par l'analyse d'une
multitude de Langues dont les Grammaires semblent n'avoir aucun raport
entr'elles : il falloit cependant surmonter ces difficultés, & entrer dans ce long
détail que nous venons d'exposer, dès que nous nous proposons de dépouiller
ces principes grammaticaux de leur profonde métaphysique, & qu'il nous
importoit de les présenter de la maniere la plus sensible, puisqu'ils sont la base
de tout ce qui nous reste à déveloper sur la Grammaire & qu'ils sont un préliminaire
indispensable à l'étude des Langues & à la masse entière de nos recherches.

N'ayant rien négligé pour répondre à ce qu'on pouvoit espérer de nous à
cet égard, partons à la troisiéme portion de nos Elémens Grammaticaux, à
ces changemens qu'éprouvent les Parties du Discours, afin de se lier entr'elles
& de former des Tableaux propres à rendre nos idées de la maniere la plus
parfaite.359

Livre III.
Des différentes formes que prennent pour se lier entr'eux
les mots qui composent les Parties du Discours.

Premiere partie.
Préliminaires.

Chapitre premier.
Différence des Parties du Discours à cet égard.

§. 1.
Difficultés vaincues.

Tout a contribué à rendre longs & pénibles les dévelopemens que nous
venons de donner au sujet des Parties du Discours : nous avions un grand espace
à parcourir, de nombreux objets à classer, des questions importantes à traiter,
des autorités d'un grand poids à combattre : il falloit présenter ces divers objets
de la maniere la plus claire & la plus intéressante, les dépouiller de cette
profonde métaphysique dont ils paroissent envelopés, les mettre à la portée
des jeunes gens à qui cette métaphysique ne sauroit convenir ; revêtir cependant
nos explications de la profondeur & de la force nécessaires pour qu'elles
pussent servir de fondement à l'édifice dont elles doivent être la base ; & gagner
par la clarté, ce que nous perdions en briéveté.

Nous n'aurons pas lieu de regretter nos peines, si l'on trouve que nous
avons réussi à cet égard ; si l'on nous a suivi sans travail & avec plaisir ; & si
l'on en a plus d'empressement à voir ce qui nous reste à exposer : si après avoir
vu naître avec nous les Parties du Discours, on est bien aise de voir encore
360dans ce troisiéme Livre, la maniere dont elles s'unissent pour peindre nos
idées & les caules des diversités qu'on remarque à cet égard dans les Langues
qui nous intéressent le plus.

Nous pouvons dire d'ailleurs avec assurance que les grandes difficultés sont
vaincues : qu'il ne nous reste à parcourir que des conséquences qui se déduisent
naturellement des principes que nous venons d'établir ; & que nous irons désormais
en avant avec plus de rapidité & avec plus d'agrément.

§. 2.
Les Parties du Discours ne se lient pas entr'elles de la même maniere.

Lorsque les mots qui constituent les diverses Parties dont nous venons de
traiter se réunissent pour former des Tableaux de nos idées, ils ne se lient pas
entr'eux de la même maniere. Les uns toujours semblables à eux-mêmes, n'éprouvent
jamais aucune modification, aucun changement. Les autres varient
sans cesse suivant les fonctions qu'ils ont à remplir, suivant la place qu'ils doivent
occuper. Ainsi le statuaire ne donne pas à ses blocs de marbre la même
coupe ; il les varie suivant les effets qu'ils doivent produire, suivant le lieu où ils
doivent être placés.

On ne sauroit donc avoir des idées exactes de la Grammaire & des Élémens
du langage, si l'on ne connoit pas ces diverses formules, & si l'on n'aperçoit
pas clairement la raison & l'utilité de chacun de ces changemens. Cependant
on s'étoit plus occupe jusques ici de la connoissance de ces variétés que de leurs
causes : on recueilloit avec une exactitude sans égale les divers phénomènes qui
en résultent, mais on en laissoit les causes de côté, comme si ces causes n'éxistoient
pas, ou comme si leur connoissance ne pouvoit répandre aucune lumiere
sur les effets qu'on en voit naître. N'en soyons pas surpris ; il est infiniment
plus aisé d'apercevoir un phénomène, que d'en découvrir les causes : l'étude
d'une Langue suffit pour en connoître toutes les opérations : mais cette étude
est insuffisante pour conduire aux sources de ces opérations ; il falloit en avoir
comparé un grand nombre, & être remonté à la cause primitive des Langues,
à la Nature elle-même qui ayant présidé à la formation de ces Langues, peut
seule nous en faire apercevoir les ressorts.361

Chapitre II.
Division des Parties du Discours à cet égard.

Les Parties du Discours se divisent en deux Classes, relativement aux modifications
qu'éprouvent les mots pour s'unir les uns aux autres. La premiere
renferme les Parties du Discours dont les mots n'éprouvent jamais aucun changement :
& la seconde, celles dont les mots subissent au contraire plusieurs modifications.

Les Parties de la premiere espéce sont les Prépositions, les Adverbes, les
Conjonctions & les Interjections ; celles-là que nos Grammairiens renfermoient
sous le nom général de Particules.

Celles de la seconde espéce sont les Noms, les Articles, les Pronoms, les
Adjectifs, les Participes & les Verbes.

Les mots de cette seconde Classe s'apellent mots déclinables, c'est-à-dire
qui déclinent ou qui passent successivement par divers états.

Ceux de la premiere espéce s'apellent mots indéclinables, parce qu'ils n'éprouvent
pas cette succession d'états.

Il ne s'agira donc dans ce troisiéme Livre, que des six premieres Parties du
Discours : les autres n'y entreront qu'autant qu'elles serviront à modifier
ces six.362

Chapitre III.
Division des Parties du Discours qui reçoivent diverses
modifications.

Les Parties du Discours qui reçoivent diverses modifications, se subdivisent
en deux autres Classes.

1°. Les mots qui reçoivent diverses modifications, suivant le nomhce d'individus
qu'ils désignent.

2°. Les mots qui reçoivent diverses modifications, non seulement suivant le
nombre des individus qu'ils désignent, mais encore suivant leurs raports avec
les actions & avec le tems dans lequel ces actions s'operent.

La premiere Classe renferme donc les cinq premieres Parties du Discours,
ou les mots simplement déclinables.

La seconde Classe renferme les Verbes, ou les mots qui se conjuguent.

Nous allons donc nous occuper de Déclinaison & de Conjugaison ; mots
presqu'aussi effrayans que communs.

Chapitre IV.
Cause générale de ces modifications.

Rien qui n'ait une cause ; & c'est dans la connoissance de ces causes
que consiste le vrai savoir ; c'est leur recherche que doit se proposer celui qui
désire d'être instruit, & de pouvoir juger par lui-même. Ainsi nous avons vu
que chaque Partie du Discours étoit fondée sur des motifs qui la rendoient nécessaire
& qui en constituoient la nature & l'essence : & nous allons voir que si
la plûpart d'entr'elles reçoivent les modifications dont on a désigné l'ensemble
par le nom de Déclinaison, ces modifications sont également prises dans
la Nature, & fondées sur la nécessité.

Si les mots n'avoient qu'une seule fonction à remplir dans les Tableaux de
la parole, ils n'auroient jamais besoin d'aucune modification, ils seroient tous
indéclinables ; mais si quelqu'un d'entr'eux est chargé de diverses fonctions
363il faudra nécessairement, afin qu'il les puisse remplir, qu'il revête les qualités
sans lesquelles ces diverses fonctions n'auroient pas lieu.

Nous n'avons donc qu'à jetter un coup d'œil sur les définitions des Parties
du Discours pour apercevoir aussi-tôt celles dont les fonctions sont en grand
nombre & celles qui n'en ont qu'une ; celles qui sont déclinables & celles qui
ne le sont pas. Commençons par ces dernieres.

L'Adverbe qui se borne à désigner une modification du Verbe ; la Préposition
qui indique un simple raport entre deux noms ; la Conjonction qu'on
n'employe que pour unir les phrases, & l'Interjection qui indique un sentiment
de l'ame, ne seront jamais dans le cas d'être diversement modifiés puisqu'ils
n'ont qu'une fonction à remplir, & qu'ils ne reparoissent jamais que dans les
mêmes occasions.

Il n'en est pas ainsi des autres Parties du Discours. Obligées de faire face à
un grand nombre d'objets différens, elles ne peuvent y parvenir qu'en prenant
chaque fois une forme nouvelle.

Le Nom indique tous les objets de la même espéce ; mais ces objets peuvent
être pris un à un, ou plusieurs ensemble : il faudra donc que ce nom varie
suivant qu'il indique un ou plusieurs individus.

Le Pronom étant dans le même cas, éprouvera les mêmes modifications.

L'Article, l'Adjectif & le Participe, forcés de suivre l'impulsion des Noms
& des Pronoms, & de le conformer à eux, seront obligés de les imiter dans
les changemens qu'ils éprouvent.

Le Verbe, désignant le tems de nos actions, tems qui varie sans cesse &
qui se subdivise en une multitude de portions, sera obligé, pour peindre ces
variétés, de revêtir lui-même une multitude de formes diverses.

Les Pronoms qui nous représentent dans nos divers états actifs & passifs &
qui ont ainsi une fonction très-différente de celle qui leur est commune avec
les noms, se modifieront de diverses manieres, afin de pouvoir nous peindre
dans les divers états où nous nous rencontrons.

Les Noms varieront encore, suivant qu'ils peindront les genres des objets
qu'ils désignent.

La Déclinaison & la Conjugaison renfermeront donc un grand nombre de
modifications diverses ; & toutes seront fondées sur la Nature même, puisque
ces modifications n'ont pour objet que de rendre d'une maniere plus parfaite
la Nature, que de peindre nos idées avec le plus de vérité & de clarté possibles.

Ce ne sera donc point le hasard ou le caprice qui auront présidé à ces
364changemens de forme : ce sera le besoin, l'utilité qui en résultoit. Les Langues
auront pu varier dans l'expression de ces changemens : mais aucune n'aura
pu s'y refuser, parce que dans toutes on a du rendra ce qu'on voyoit ; & que
dans toutes, on n'a pu voir la Nature que sous les mêmes formes. Le fond aura
été le même dans toutes les Langues : la forme seule aura varié à cet égard, suivant
le génie de chaque Peuple.

Chapitre V.
Division générale de ces modifications.

Les modifications qu'éprouvent les mots déclinables étant si essentielles, reprenons-les
en peu de mots, afin qu'on en ait une idée nette, qu'on s'en
forme un Tableau lumineux & qu'on puisse nous suivre avec plus de succès
dans la déduction que nous en devons faire.

La plus simple de toutes les modifications sera celle que prendra un Nom
pour désigner le genre de l'objet qu'il désigne : ainsi nous disons un Fils, une
Fille
, un Prince, une Princesse : c'est la modification du Genre : premiere espéce
de modification.

La seconde sera celle que reçoit un mot relativement au nombre d'individus
qu'il désigne : ayant une terminaison différente selon qu'il n'en désigne
qu'un, ou qu'il en désigne plusieurs ;c'est la modification du Nombre.

Les modifications que reçoivent les Pronoms conformément aux circonstances
ou aux cas dans lesquels ils se rencontrent, suivant qu'ils sont actifs ou
passifs, forment une troisiéme Classe qu'on apelle cas, par une peinture de
la chose même qu'ils désignent.

Les deux premieres de ces modifications apartiennent à toutes les espéces de
mots qui se déclinent : la troisiéme n'apartient en quelque sorte qu'aux Pronoms
dans la Langue Françoise ; mais dans plusieurs Langues, elle s'étend à
tous les autres mots qui se déclinent.

Ces trois espéces de modifications, Genres, Nombres & Cas, constituent
ce qu'on apelle Déclinaison.

Les mots qui se conjuguent, ou les Verbes, reçoivent, comme les precédens,
la modification des Nombres, parce qu'ils s'associent aux Pronoms ;
mais ils ont leurs modifications propres, qu'on apelle Tems, Modes &
Formes.365

Nous avons déja vu que les Tems désignent le raport des actions avec l'époque
dans laquelle elles eurent lieu.

Les Modes sont les modifications qu'éprouvent les Verbes, suivant leurs raports
les uns avec les autres.

Les Formes sont les modifications qu'éprouvent ces mêmes Verbes, selon
qu'ils se raportent à des Etres actifs ou passifs.

Ce sont ces modifications dont l'assemblage forme ce qu'on apelle Conjugaison.

Ainsi, c'est à la Déclinaison & à la Conjugaison que se raporte tout ce que
nous avons à dire dans cette portion de nos recherches sur la Grammaire.366

Partie seconde.
De la déclinaison.

Chapitre premier.
Des genres.

Quoique nous ayons déja traité des genres & des nombres relativement
aux Noms, nous ne laisserons pas d'en parler ici, puisque c'est leur place naturelle :
& sans entrer dans les mêmes détails, nous ferons usage de quelques
idées qui ne pouvoient être dévelopées plutôt.

Les Genres sont les modifications que les noms reçoivent selon qu'ils désignent
des Êtres masculins ou féminins : c'est ce que peint le mot même
genre, formé du primitif gen, qui signifie production : les genres font la réunion
des Êtres dont dépend la production : ils s'étendent ainsi aux deux sexes.

Cette modification fut donc prise dans la Nature : la Nature entiere paroît
coupée, partagée en deux portions qui tendent sans cesse à se réunir, & dont
les réunions momentanées & partielles produisent tous les phénomènes qui
arrivent dans l'Univers : c'est de cette scission, de ce partage en deux, que
vint le nom même de Sexe, comme nous l'avons déja vu dans le Chapitre des
Noms ; il se forma du Latin Sec-are, qui signifie couper, partager.

De-là vinrent chez les Anciens les expressions de Nature masculine & de
Nature féminine, qui composoient tout ce qui existe, & que les Egyptiens personifierent
sous les noms d'Osiris & d'Isis : noms par lesquels ils désignerent
également l'Agriculture & ses effets ; Osiris étant l'Agriculture qui féconde la
Terre, & Isis étant la Terre fécondée par l'Agriculteur.

De-là vint encore la division des Élémens en Élémens masculins, le feu &
l'air ; & en Élémens féminins, la terre & l'eau, parce que ceux-ci reçoivent
la fécondité de ceux-là.

Ainsi, la distinction des sexes ou des genres ne fut pas bornée aux seuls
objets animés, dans lesquels elle est si sensible ; elle s'étendit encore à sous
ceux qui
avoient quelque raport à ceux-là, & même jusqu'à ces plantes &
367à ces arbres, dans lesquels on en aperçoit quelque trace : tels le Palmier,
le Chanvre, l'Ortie, &c. qui sont divisés en mâles & femelles.

La distinction des sexes dans les Êtres animés, n'est donc qu'une conformité
à la loi universelle imposée aux portions de la Nature au moment
de la séparation du cahos, & par laquelle elles ne se réunissent plus que
pour continuer l'Ordre merveilleux qui regne dans l'Univers, & non pour
l'altérer.

Cette distinction des Genres se désigne dans la Langue Françoise de trois
manieres ; par une terminaison différente, comme dans les exemples allégués,
un fis, une fille, &c ; par des terminaisons affectées à chaque genre,
comme Ham-eau, dont la terminaison est masculine, & abeille dont la terminaison
est féminine ; par l'article qui les précéde, & qui reçoit exactement
des terminaisons différentes suivant qu'il est joint à un Nom masculin
ou féminin : ainsit lorsqu'on voit un nom précédé de ces articles, le, un,
ce, on ne peut douter qu'il ne soit masculin, tout comme on ne peut douter
qu'il ne soit du genre féminin, dès qu'il est précédé de, la, une, cette.

Quelques Langues, comme la Latine & la Grecque, étoient beaucoup plus
attentives que nos Langues modernes à désigner chaque genre par une terminaison
qui leur fût propre ; ce qui rendoit la connoissance de la terminaison
beaucoup plus difficile à acquérir.

Diverses Langues ont encore un troisieme genre, pour désigner des objets
dans lesquels on ne reconnoissoit aucun raport à la distinction des deux
sexes, & qu'on appelle Neutre, comme pour dire ce qui n'est ni l'un ni
l'autre
, à peu-près comme nous disons être neutre, pour dire qu'on n'est
d'aucun parti.

On pourroit dire que nous employons quelquefois certains mots au genre
neutre ; c'est lorsqu'ils présentent une idée qui n'a nul raport à quelque
genre en particulier : par exemple, tout ce que vous faites est fort bien,
phrase qui répond au neutre des Latins, optimum est quidquid agis. C'est
une remarque qui n'avoit pas échapé à M. du Marsais.

§. 2.
Genres des Pronoms.

C'est sur-tout dans les Pronoms de la troisieme Personne, que les genres
brillent de tout leur éclat ; point de Langue où ces Pronoms ne réunissent
368tous les genres, même dans celles qui observent avec le moins d'exactitude
la différence des genres à l'égard des Noms.

Ainsi nous avons au singulier il & elle, au pluriel ils, eux & elles.
Les Langues Theutones, telles que l'Angloise & l'Allemande, ont des pronoms
de la troisieme personne de tout genre.

En Anglois, He, signifie il, lui : She, elle. It, est le Pronom relatif au
Neutre.

Les Allemans employent les mêmes mots ; mais ils les prononcent Er,
Sie, Es.

Les Hollandois, quoique parlant la même Langue, n'ont que les deux
premiers de ces Pronoms, & ils les rendent par hy, si. Ils ont laissé perdre
le Neutre.

Ces trois Peuples, si exacts à distinguer les genres au singulier, ne s'en
sont point mis en peine au plurier. Ils n'ont qu'un seul pronom pour les
trois genres, c'est sie en Allemand, they en Anglois (prononcé comme
zey) & zy en Hollandois, avec l'addition chez ce dernier Peuple du mot
lieden, qui signifie autres, comme l'Espagnol & le Languedocien disent nous-autres,
vous-autres, au lieu de vous & de nous.

§. 3.
Diverses Classes des Genres.

On distingue les Genres en diverses classes : le déterminé ; le douteux,
le commun, l'épicène, l'hétérogène.

Le genre déterminé est celui que l'usage a fixé d'une maniere précise &
constante : tel que le genre des mots, soleil, vaisseau, barque, voile, dont
les deux premiers sont masculins en François, & les deux derniers féminins.

Le genre douteux est celui d'un nom qui peut être regarde à volonté comme
masculin ou comme féminin : il n'en existe peut-être aucun de pareil en François :
ceux qui ont les deux genres, offrant des acceptions différentes, suivant
le genre qu'on leur donne : ainsi on dit le foudre en parlant du sceptre de
Jupiter, & la foudre en parlant des météores : un garde & une garde, un
poste & une poste, &c.

Le genre commun est celui des mots qui s'appliquent également aux deux
sexes, tels que enfant, domestique ; quoiqu'ils changent en effet de genre ;
en prenant, selon l'occurrence, tantôt l'article masculin, comme le bel enfant ;
& tantôt l'article féminin, comme la belle enfant.369

Le genre épicène, formé de deux mots grecs qui signifient sur-commun,
ne présente qu'un seul genre pour les deux sexes ; tels sont les noms de la plûpart
des oiseaux en François, un aigle, un moineau, une hupe. On n'a distingué
leur genre que relativement aux oiseaux domestiques, tels qu'un coq
& une poule, un canard & une cane, un jars & une oie, un serein &
une serine.

Les pronoms des deux premieres Personnes, je, vous, &c. sont de ce même
genre ; ils s'appliquent également aux deux sexes.

Le genre hétérogène, est celui des mots qui sont d'un genre au singulier,
& d'un autre au pluriel : ainsi orgue, selon quelques-uns, est masculin au sigulier,
& féminin au pluriel. Il en est de même du mot amour.

Ces variétés paroissent bisarres : cependant il ne seroit pas impossible d'en
rendre raison. Lorsqu'on regarde orgue au singulier comme masculin, on l'envisage
comme un instrument de musique ; & lorqu'on en fait un féminin au
pluriel, on le considere comme un composé de flûtes.

Amour, ne devient féminin au pluriel, que pour distinguer deux pluriels
dans ce nom, un malculin & un féminin ; le masculin désigne les petits
Génies apellés Amours ; ces Amours sont charmans, ils sont peints d'une
maniere fort agréable
. Le féminin indique le pluriel d'amour, consideré comme
une passion : il se nourrit de folles amours.370

Chapitre II.
Des nombres.

Après tout ce que nous avons dit à ce sujet dans notre Livre précédent,
il nous reste peu de chose à éclaircir sur cette seconde espèce de modifications
que subissent les mots.

Les nombres sont les différentes terminsisons qu'éprouve un mot, suivant
qu'il désigne un seul individu ou plusieurs. Toutes les Langues ont à cet égard un
singulier & un pluriel ; mais un grand nombre, telles que l'Hebreu & ses
Dialectes, & telles que le Grec, l'Esclavon, le Lapon, l'ancien Theuton & ses
Dialecles, en ont un troisieme appellé duel.

Celui-ci sert à désigner les parties d'u corps qui sont doubles, les yeux, les
mains, &c. deux personnes, celle qui parle & celle à laquelle elle parle.

MM. de Port-Royal ont cru que ce nombre ne s'étoit introduit que
fort tard dans la Langue Grecque ; sans doute parce qu'il n'existe pas dans la
Langue Latine, qui l'auroit conservé s'il eût subsisté dans le tems qu'elle se sépara
de la Langue Grecque ; mais cette raison est nulle, par l'expérience qui
fait voir que des Langues postérieures ont abandonné en divers points celles
dont elles descendoient ; c'est ainsi que l'Anglois & l'Allemand n'ont point de
duel, quoique ce nombre esistât dans le Saxon dont ces Langues descendent.

Puisque le duel existe dans les Langues les plus anciennes, on peut assurer
que ce nombre existoit déja dans la Langue Primitive : en effet, les familles
ayant commencé par deux chefs, on dut employer le duel long-tems avant
qu'on pût employer le pluriel, & on dut continuer à s'en servir dans toutes
les occasions ou il n'étoit question que de ces deux : le langage en devenoit
plus intime, & plus conforme à la Nature.

Quant à notre terminaison s des pluriels, c'est une altération des pluriels
Latins terminés en es ; patr-es, les Peres ; matr-es, les Meres : pluriels qui
leur étoient communs avec les Grecs ; les uns & les autres l'avoient tiré du
pluriel oriental en ei, qui étoit l'abrégé de leur grande & primitive terminaison
plurielle en im, terminaison très-énergique, puisqu'elle désigne la profondeur,
la multitude, l'immensité ; c'est elle qui forma l'im-us des Latins, mot qui
offre ces diverses significations, & qui fit également chez eux la marque du
superlatif ; tandis que les Orientaux en faisoient la terminaison des noms des
Peuples, pour marquer la multitude de leurs individus.371

Chapitre III.
Des cas.

Article premier.

C'est ici le troisieme & dernier changement qu'éprouvent les mots déclinables,
afin de pouvoir entrer dans les Tableaux de la parole de la maniere
la plus propre à remplir la place qu'ils doivent y occuper. Il fit naître ces cas
qu'offrent à chaque instant les Langues Grecque & Latine, & dont on a cru
tour à tour que le François étoit rempli, & qu'il n'en fournissoit aucune trace.
Tâchons d'en. donner une juste idée, & de faire voir jusques à quel point ils
existent dans notre Langue.

§. 1.
Définition des Cas.

Les Cas consistent dans les çhangemens qu'éprouve la derniere syllabe
d'un nom, indépendamment du genre & du nombre, afin que ce nom puisse
remplir les diverses places qu'il doit occuper dans les Tableaux de la parole.

En effet, tout Nom & tout Pronom, car c'est sur-tout ces deux sortes
de mots que regardent les cas, les autres mots, tels que l'Adjectif, le Participe
n'y étant assujettis qu'à cause de leur liaison avec ceux-là ; tout Nom,
dis-je, & tout Pronom marche seul ou à la suite d'un autre, est actif ou
passif, désigne un agent, un but, ou un moyen ; remplit, en un mot, plusieurs
rôles différens dans les Tableaux de la parole. Il faudra donc le caractériser
dans ces divers cas par des traits qui ne laissent aucune obscurité sur
son emploi.

Dans ce Tableau, par exemple :

Ainsi, pour nous charmer, la Tragédie en pleurs,
D'Œdipe tout sanglant fit parler les douleurs,
D'Oreste parricide exprima les allarmes,
Et pour nous divertir, nous arracha des larmes.

La Tragédie est le sujet de l'ensemble : c'est elle qui fit parler, qui exprima,
qui arracha.
372Les douleurs qu'elle fait parler, les allarmes qu'elle exprime, les larmes qu'elle
arrache, sont les objets sur lesquels elle opere. Tous ces mots sont ici au passif :
la Tragédie seule est active.

D'Œdipe & d'Oreste, indiquent de qui sont les douleurs que fait parler la
Tragédie, & de qui sont les allarmes qu'elle exprime. Ce sont des noms qui
achevent de completter, qui déterminént le sens commencé par les mots doubleurs
& allarmes. Ce sont les douleurs d'Œdipe, ce sont les allarmes d'Oreste
sur lesquels agit la Tragédie.

Nous, placé avant arracha, marque ceux à qui la Tragédie arrache des larmes.

Et les deux membres du Tableau qui commencent par pour, indiquent le but
de la Tragédie dans ces actions : c'est pour nous charmer & pour nous divertir.

Ainsi un même nom recevra nécessairement diverses modifications, suivant les
effets qu'il doit produire, suivant qu'il est actif, passif, sujet, objet, terme,
ou déterminatif.

Une personne se peint-elle dans un état actif ? elle dit, Je : Je viens, je vais,
je commande. Se peint-elle dans un état passif ? elle dit me ou moi. On me fit
partir
, on me laissa là.

Je & me sont donc des cas du Pronom de la premiere Personne ; je, cas actif ;
me, cas passif.

Il en étoit de même chez les Grecs, les Latins, &c. Ces deux Peuples disoient
ego pour la premiere personne active, & me pour cette même Personne
passive.

Je & me sont donc des Cas en François, tout-comme en Latin & en Grec.

§. 2.
Origine des Cas.

Nous voici donc arrivés enfin à l'origine des Cas, de ces Cas qui produisent
un si brillant effet dans les Langues Grecque & Latine, & dont nos Langues
modernes ont abjuré l'usage, relativement aux noms.

Par quelle force de génie, demande-t-on depuis long-tems, par quelle force
de génie ces Grecs & ces Latins, peuples en aparence si barbares lorsque leur
Langue étoit au berceau, parvinrent-ils à une invention aussi singuliere, aussi
heureuse, aussi belle & dont les effets s'étendirent sur la masse entiere de ces
Langues, & devinrent la source de leur éloquence, de leur harmonie, de la
coupe de leurs phrases variée à l'infini & toujours agréablement ?, Là, un même
373mot prend mille & mille places ; là une phrase composée des mêmes élémens
paroît sous différentes formes, plus agréables, plus harmonieuses les unes que
les autres, tandis que dans nos Langues tristement monotones, les mots doivent
se suivre de la même maniere, sans qu'on puisse les séparer lorsque leur
rencontre, dure & sans grâce, exigeroit qu'ils fussent placés d'une maniere plus
agréable & plus harmonieuse : & ces terminaisons suffisant pour exprimer ces
idées accessoires, au sujet desquelles nous sommes obligés de multiplier les Articles
& les Prépositions, rendent ces Langues plus serrées, plus vives, plus énergiques,
plus mâles, moins monotones.

Le hazard seul auroit-il pu conduire à cette brillante invention les Peuples
errans & sauvages de la Gréce & de l'Italie ?

En vain on en demandoit la cause ; un silence profond étoit l'unique réponse
qu'on eut à faire : on eût dit que cette question étoit impossible à résoudre : que
le hazard seul avoit presidé à la naissance des cas, ou que les motifs qui avoient
décidé ceux qui instituerent ces cas, s'étoient évanouis avec eux.

En faut-il être surpris ? C'est qu'on ne voyait par-tout que de l'arbitraire :
qu'on cherchoit uniquement ce que les hommes avoient fait, & non ce qu'ils
avoient du faire : qu'on ouvroit les Livres des mortels, au lieu de consulter le
grand Livre de la Nature, ce Livre ouvert en tout tems, toujours le même,
dont rien n'altére le langage, & toujours clair pour quiconque veut le consulter.

C'est la Nature elle-même qui conduisit aux Cas ; ils existerent, parce qu'il
étoit impossible qu'il n'en existât pas : & une fois donnés, les hommes ne firent
plus qu'en étendre ou en resserrer l'usage. La Nature nous donne les élémens
de tout ; mais ce sont des élémens simples, & peu nombreux : c'est à notre industrie
à élever sur ces bases légères l'Edifice immense & varié de toutes nos
connoissances, de la même maniere que le Temple immense de la Nature est
élevé sur quelques Propriétés de la matiere, sur quelques Loix, aussi bornées
dans leur nombre, que vastes & abondantes dans leurs effets.

Ainsi, il y eut des Cas, par la même raison qu'il y avoit déja des Genres
& des Nombres : les Genres avoient été pris dans la Nature qui nous offre
la différence des Sexes. Les Nombres avoient été pris dans cette même Nature,
qui nous offre une multitude d'individus de la même espéce ; les Cas
furent pris également dans la Nature, qui nous offre les êtres dans des raports
continuels d'actions données & reçues, & toutes les Personnes, dans
des états actifs & passifs qui ne peuvent être peints par les mêmes couleurs
374Il étoit impossible, nous l'avons vu, que le même pronom qui désignoit
une personne activera désignât comme passive :il fallut nécessairement varier
le pronom, suivant qu'il remplissoit l'une ou l'autre de ces fonctions ; de-là,
je & me ; tu & te ; il & le, & on apella ces variétés Cas, parce qu'elles
peignoient les divers cas, les diverses circonstances dans lesquelles se rencontroient
ceux dont on parloit.

Mais puisqu'on donnoit ainsi des Cas aux Pronoms, selon qu'ils désignoient
les personnes dans un état actif ou passif, il n'y avoit plus qu'un pas à faire
pour étendre cette distinction jusques aux noms : il ne restoit qu'à en prononcer
différemment la fin, suivant qu'ils étoient actifs ou passifs : agens, ou objets
des actions ; on n'avoit plus qu'à personifier les objets dont on parloit, & dans
ces tems primitifs qu'est-ce qu'on ne personifioit pas ?

Rien de plus simple en même tems que les terminaisons auxquelles on eut
recours pour distinguer ces différens Cas ; on ne fit qu'emprunter les articles
même dont ces noms étoient précédés : ho désignoit l'article masculin actif ; &
hon, le même article passif ; on termina donc le Cas actif en o ou os, & le cas
passif en on, om ou um : ainsi Log-os, domin-os & puis domin-us, furent les
Cas actifs masculins en Grec & en Latin qui désignoient parole & Seigneur.
Log-on & domin-um en furent les Cas passifs, tandis qu'un ô long, logô, dominô,
fut la terminaison qui désigna les noms auxquels se raportoit l'action :
ainsi, ho Log-os, ho domin-us, étoient de la même nature que je.

Hon Log-on, hôn domin-um produisoient le même effet que me.

Et Log-ô, domin-ô, répondoient aux mots à moi.

L'analogie ne pouvoit être plus parfaite des deux côtés.

Il résulte de-là un autre avantage c'est que les articles étant différens dans
ces langues, suivant qu'ils désignent le genre masculin, le genre féminin & le
genre neutre, tous les noms se trouverent terminés conformément au genre
dont ils étoient.

L'article féminin étant ha, & l'article neutre ho ou hon ; Mus-a fut un nom
féminin, & Templ-um fut du genre neutre. Ceci mit une plus grande harmonie
entre les noms & leurs articles : & les premiers, toujours conformes au
genre de l'objet qu'ils peignoient, en devinrent plus pittoresques.375

§. 3.
Effets que produisent les Cas dans les Tableaux de la parole.

Cette invention des Cas, ou plutôt ce transport qu'on en fit des Pronoms
aux Noms, fut un trait de génie, auquel durent toute leur énergie ces Langues
que nous admirons avec tant de raison, à l'étude desquelles on est obligé de
se consacrer toute sa vie, dès qu'on veut acquérir des connoissances exactes &
profondes.

Dès ce moment, les mots n'étant plus attachés à une place, ils purent choisir
celle où ils produiroient le plus grand effet ; & de cette augmentation d'énergie
dans tous, résulterent nécessairement des Tableaux plus parfaits, plus harmonieux,
plus variés, plus surs dans leurs effets : l'on put amener tour à tour
sur le devant du Tableau ou faire fuir tour à tour un même mot, suivant
qu'on voulut fixer plus ou moins l'attention sur lui : ce furent autant de ressources
ménagées à l'imagination & au goût de l'Écrivain pittoresque qui menoit
ainsi son Admirateur de surprise en surprise, & qui excitoit sa curiosité jusques
à la fin, en la tenant toujours suspendue.

Jugeons-en par le petit nombre de phénomènes de la même nature que
nous offrent nos Langues modernes, qui n'ont admis des cas que pour les
Pronoms, & qui sont par conséquent forcées a suivre une marche différente
de celle de ces Peuples & presque toujours semblable à elle-même. Quelques
Vers d'un de nos plus grands Poëtes suffiront peut nous convaincre des grands
effets qui dévoient résulter chez les Anciens, de cette facilité de varier à son
gré la place des mots, par les beautés qu'offrent ces Vers en conséquence de
ce peu de liberté que nous avons nous-mêmes à cet égard.

Triste reste de nos Rois (1)134,
Chere & derniere fleur d'une tige si belle,
Hélas ! sous le couteau d'une Mere cruelle
Te verrons-nous tomber une seconde fois ?
Prince aimable, dis-nous, si quelque Ange au Berceau
Contre tes Assasins prit soin de te défendre ;
Ou si dans la nuit du Tombeau
La voix du Dieu vivant a ranimé ta cendre ?376

Les trois premiers vers sont si étroitement unis au quatriéme, qu'on doit
regarder celui-ci comme l'essentiel : il contient le sujet & l'objet du Tableau,
ce sujet & cet objet sans lesquels il ne peut y avoir de Tableau ; & dans ce
quatriéme, l'objet qui est Te, marche lui-même avant le sujet Nous : tandis
que le sujet marche ordinairement le premier dans notre Langue, comme dans
ces Vers :

L'éclat de mon nom même augmente mon suplice…
Le Ciel mit dans mon sein une flâme funeste (1)135.

Si notre Langue n'avoit pu se prêter à l'arrangement de ces quatre Vers,
qui differe si fort de sa marche ordinaire, le Poëte auroit été obligé de dire,
hélas ! verrons-nous toi triste reste de nos Rois, chere & derniere fleur d'une
tige si belle, tomber une seconde fois sous le couteau d'une mere cruelle ?
Il auroit
été également obligé de dire dans les deux suivans ; di à nous, Prince aimable,
si quelque Ange prit soin de défendre toi au berceau contre les assassins
de toi
.

C'est la même chose qu'il auroit dit, le même Tableau qu'il auroit peint ;
mais ce Tableau eût été sans graces, sans harmonie, sans force ; d'où lui
vient donc cette harmonie, cette force, ces graces qui nous charment ? De
ce que notre Langue employant te au lieu de toi, nous permet de le faire
passer devant le Verbe ; & de dire te verrons-nous, au lieu de verrons-nous toi ;
prit soin de te défendre, au lieu de dire défendre toi. Et de ce qu'elle permet de
placer avant ou après un mot, ceux qui sont en raport avec lui : qu'on peut
dire te verrons-nous tomber sous le couteau d'une mere cruelle ; ou, sous le
couteau d'une mere cruelle te verrons-nous tomber
 : & qu'on peut dire également,
di-nous si quelque Ange prit soin de te défendre au berceau contre tes
assassins
 ; ou, di-nous si quelque Ange au berceau contre tes assassins prit soin
de te défendre
.

Le Poëte, maître ainsi de choisir la place des mots qu'il met en œuvre,
adopte celle qui prête le plus à l'harmonie : si la langue ne le lui permettoit
pas, en vain il auroit le génie poëtique ; il ne pourroit parvenir à des Vers aussi
beaux.

Qu'on juge, d'après ces observartions, des heureux effets que produit le génie
lorsque la Langue dans laquelle il écrit, lui permet de plus grands changemens,
377qu'il peut déterminer la place de chaque membre de son Tableau,
d'après un plus grand nombre de combinaisons différentes, & donner lieu par-là
même à un beaucoup plus grand nombre d'accords & de contrastes.

Ovide, l'élégant Ovide n'aurait également pu transporter dans le quatriéme
Vers le sujet du Tableau pittoresque qui va suivre, mettre à la tête trois Vers
qui peignent les objets sur lesquels portoit l'action attribuée à ce sujet : il n'auroit
pu dire si heureusement & avec tant d'harmonie :

Jamque Giganteis injectam faucibus Ætnam,
Arvaque Cyclopum, quid rastra, quid usus aratri
Nescia, nec quicquam junctis debentia bobus,
Liquerat Euboïcus tumidarum cultor aquarum (1)136.

Vers dont nous ne pouvons imiter l'arrangement & par-là même l'harmonie
que très-foiblement : c'est à peu près comme s'il eût dit : « Déja de l'Etna sous
le poids duquel gémissent ces Géans qui lui font vômir des flammes, déja
des Campagnes habitées par les Cyclopes & qui n'éprouverent jamais les
effets des herses & de la charrue, qui n'eurent jamais aucune obligation
aux bœufs courbés sous le joug, s'étoit éloigné l'habitant des Eaux qui arrosent
les côtes de l'Eubée. »

Ici, le Poëte a pu suivre à l'égard de tous les noms qui expriment l'objet
de la phrase, la même marche que notre Poëte François suit à l'égard du pronom
te : il a pu les mettre avant le Verbe ; il a pu leur communiquer la même
énergie que présentent nos pronoms mis avant les Verbes qu'ils devroient suivre
& comme nous ne pouvons pas faire passer également avant un Verbe les
noms qui en désignent l'objet, c'est une harmonie absolument perdue pour
nous, mais que produisirent les cas, dès qu'on en eût étendu l'usage aux noms
même.378

Article II.
Du nombre des Cas & de leurs Noms.

Le nombre des Cas varie singulieremenr d'une Langue à une autre : celles
qui en comptent le moins en ont trois, telle est l'Arabe : le Péruvien & le Basque
en comptent au contraire autant que de Prépositions : entre ces deux
extrêmes, il y aura nombre d'intermédiaires : ainsi l'Allemand admet quatre
Cas ; le Grec, cinq ; le Latin, six ; les Langues du Malabar, huit ; l'Arménien,
dix ; le Basque, onze ; le Lapon, quatorze.

Mais, dira-t-on, puisqu'il n'y a rien de fixe dans les Cas, ils ne sont point
dans la Nature ; & l'on ne sauroit en rendre de raisons générales ; cette conclusion
seroit bien différente du principe posé par Sanctius, qui prétendoit
que les six Cas des Latins étoient donnés par la Nature même. In omni porro
nomine Natura sex partes continuit
. « La Nature a établi six divisions dans
tout nom (1)137. »

Dévelopons donc cette question, essentielle dans l'étude des Langues ; &
cherchons les principes d'après lesquels on peut déterminer le nombre des
Cas nécessaires à toute Langue qui en admet ; & les causes de la diversité aparente
qu'on aperçoit entre celles qui en ont.

Prenons pour régle les Pronoms, puisque les Cas sont nés des Pronoms,
& qu'on ne peut citer aucune Langue, même la Françoise, qui n'ait donné
divers Cas à chacun des trois Pronoms.

Nous avons déjà vu que les Pronoms étoient actifs ou passifs : ainsi, en
raprochant le pronom actif & passif de chaque Personne, Je & Moi, par
exemple, on pourra les appeller les Cas de la premiere personne : Tu & Toi
seront les Cas de la seconde, &c.

Mais les États actifs & passifs sont donnés par la Nature : voilà donc deux
Cas donnés par la Nature, & qui sont dans toutes les Langues. Sanctius
n'auroit donc pas eu tort de dire que les Cas étoient donnés par la Nature ; il
n'auroit eu tort qu'en l'apliquant au nombre de six. Voyons cependant si la Nature
ne donne que ces deux Cas, l'Actif & le Passif.379

Le Pronom actif supose toujours un Verbe qui en détermine l'action : le
pronom passif supose toujours un Verbe de l'action duquel il est l'objet : mais
lorsque le pronom ne sera lié à aucun Verbe, qu'il entrera dans une phrase
comme une interjection, il faudra qu'il prenne une forme différente : ce sera
un troisiéme Cas.

Une action se raporte presque toujours à un objet qui en est le terme :
lorsque ce terme sera un pronom, il faudra donc qu'il prenne une forme différente
des trois qui précedent. Ce sera un quatriéme Cas.

Enfin, lorsque ce pronom sera en raport avec un autre, il faudra qu'il s'associe
avec une préposition, ou qu'il prenne une nouvelle forme : ceci peut donner
lieu à un cinquiéme Cas.

Tels seroient ces Cas dans notre Langue :

Cas Actif, Tu délivres.
Cas Passif, Délivre-toi.
Cas Interjectif, O Toi ami de l'humanité, délivre un malheureux qui
implore ton secours.
Cas Terminatif, On te délivrera ce que tu désires.
Cas en Raport, C'est un de ceux qui furent délivrés par toi.

De ces Cas, il y en a deux qui sont fondamentaux, & dont aucune Langue
ne peut se passer : ce sont les deux premiers.

Le troisiéme pourra être rempli par le même mot qui sert au premier.

Le quatriéme Cas en formera nécessairement un à part : il ne peut se confondre
avec les deux premiers.

Ainsi suivant qu'on réunira le troisiéme avec le premier, ou qu'on les séparera,
ces Cas se réduiront à trois ou en seront quatre.

Le cinquiéme pourra s'exprimer avec des prépositions ou sans préposition ;
& dans ce dernier Cas, avoir une terminaison à lui, ou emprunter celle de
quelqu'autre cas : suivant le parti qu'on prendra à cet égard, on aura un peu
plus ou un peu moins de cas

Ainsi en François, nos Pronoms ont, quant à la forme matérielle, trois
Cas, le premier, le second & le quatriéme de ceux qui sont indiqués ici : &
c'est ainsi, quant à la forme également, que les Allemands en ont quatre,
les Grecs cinq, les Latins six, &c.

Car quant à la valeur réelle, ou à l'aplication qu'on en fait, toutes ces
380Langues en ont autant les unes que les autres : car il a fallu que ces cinq
fonctions des Pronoms, &c. fussent remplies.

La plus sage des Langues à cet égard sera celle qui aura combiné de la maniere
la plus parfaite le nombre de ces cas avec la clarté du discours.

Celles qui n'en ont que trois, semblent avoir fait comme ces Peuples qui
ne savent compter que jusqu'à trois. Les Grecs, plus habiles, allerent jusqu'à
cinq, autant qu'on a de doigts ; c'étoit aller jusqu'au bout & ne pas rester à
mi-chemin. Les Latins furent plus exacts, en distinguant en deux un de ces
cinq, comme nous le verrons plus bas.

Ceux qui comptaient six Cas dans notre Langue, s'éloignoient donc du
vrai pour se raprocher des Latins : & ceux qui n'y en admettoient aucun,
parce qu'en effet nos Noms n'en ont point, n'avoient qu'une idée imparfaite
des Langues & de la Grammaire, puisqu'il faut chercher l'origine des Cas
dans les Pronoms, & que nos Pronoms nous en offrent. C'est une vérité que
M. Beauzée a très-bien aperçue.

Rien de plus barbare & de moins clair dans notre Langue que les noms
qu'on y a donnés aux Cas & qui sont empruntés de la Langue Latine : il suffit
pour s'en convaincre de jetter les yeux sur eux : les voici ;

tableau nominatif | accusatif | génitif | vocatif | datif | ablatif

Ces mots déjà en usage chez les Romains dans les beaux tems de la Langue
Latine (†)138, n'offrent aucune idée dans la notre, & ne servent qu'à augmenter
381les difficultés & l'ennui de la science grammaticale. Cependant, on ne sauroit
parler Grammaire & ignorer ces noms. Tâchons d'en rendre la connoissance
plus simple & plus agréable.

I.
Du Nominatif ou Cas Actif, & s'il est un Cas ; & qu'il n'est pas le premier,
le Cas générateur des autres.

C'est par la terminaison qu'on apelle Nominatif, que les Grecs & les Latins
désignent le sujet du discours : c'est donc le Cas actif. Je, Tu, &c. seroient
apellés dans ces Langues Nominatifs ; c'est parce que ce mot nomme,
ou fait connoître le sujet du discours par son propre nom.

Le Nominatif sera donc dans toutes les Langues, puis qu'aucune d'elle
ne peut exister sans un Cas actif : elles ne différeront à cet égard que dans l'application
plus ou moins étendue de ce cas ; les unes n'auront un Nominatif
que pour les Pronoms, les autres en auront pour tous les Noms.

Les Grammairiens ont examiné fort sérieusement si le Nominatif étoit un
Cas ou n'en étoit pas un ; & plusieurs lui ont refusé ce titre : ils se fondoient
sur ce que les autres Cas se forment de celui-ci, & qu'il ne doit être regarde
que comme le nom même de l'objet qu'il désigne, & non comme un des changemens
qu'il subit.

S'ils s'étoient preposés de faire briller leur sagacité & leurs connoissances en
Grammaire, en se faisant cette difficulté, ils y réussirent fort mal : rien de
plus foible que ce qu'ils ont dit à ce sujet, sans excepter M. du Marsais,
qui se laissa surement entraîner par la foule.

« Le Nominatif, dit-il, (1)139 est apellé Cas par extension, & parce qu'il
doit se trouver dans la liste des autres terminaisons du nom. » Port-Royal dit
également : « Le Nominatif n'est pas proprement un Cas ; mais la matiere
d'où se forment les Cas par les divers changemens qu'on donne à cette premiere
terminaison du nom (2)140. »

Le Nominatif est un Cas, puisqu'il ajoute toujours au nom d'un objet,
l'idée particuliere & accessoire de sujet de la phrase.

Il est un Cas sur-tout, parce qu'il n'est pas le Cas générateur des autres,
382comme on l'avance ici fort mal à propos, & comme l'a fort bien vu M.
Beauzée (1)141. Les Grammairiens dont il s'agit ici conviennent eux-mêmes
qu'il ne produit que le Génitif, & que c'est du Génitif que tous les autres
sont dérivés : ce qui n'est pas moins inexact.

Ce n'est pas du Nominatif Ego que dérivent & Génitif & les autres Cas de
la premiere personne qui sont tous en me. Le Génitif & les autres Cas de la
troisiéme personne, se, soi, ne dérivent pas non plus du Nominatif, puisqu'il
n'existe pas

Quel raport aperçoit-on outre cela, entre Caro & Carnis, Iter & Itinieris,
Jupiter & Jovis, Robur & Roboris, Vas & Vadis, Defes & Defidis, Fœdus
& Fœderis, Lex & Legis, Nox & Noctis, Nix & Nivis, Senex & Senis,
Rus & Ruris, &c. &c. Quel raport, dis-je, aperçoit-on entre ces mots
pour qu'on puisse dire que le premier est le générateur du second ?

Il felloit n'avoir jamais examiné cet objet pour admettre des idées aussi
dénuées de fondement : c'etoit justifier par des raisons sans force, une très-mauvaise
méthode, celle de mettre le Nominatif à la tête des Cas ; c'etoit
donner de très-fausses idées de l'origine de ces Cas & du raport des Langues.

Le Cas véritablement primitif & générateur de tous les autres dans la Langue
Latine, sera celui qui offrira le nom d'un objet en lui-même, qui l'offrira
tel qu'il est dans presque tous les Cas, & qu'on employera constamment
toutes les fois qu'on voudra faire usage d'un mot sans le lier avec
l'ensemble de la phrase, sans indiquer de raport & en le prenant dans son sens
absolu.

Ce Cas existe chez les Latins, & il seroit très-étonnant qu'il ait été inconnu
jusques à présent, si l'on ne savoit de combien de nuages la Grammaire a toujours
été offusquée ; & que nos Grammairiens ont presque toujours été l'écho
de ceux des Latins sur ce qui regardoit leur Langue ; comme si ceux-ci en
avoient parfaitement possédé la métaphysique. Ce Cas est celui qu'on apelle
Ablatif, & qu'on a rejetté à la fin de tous, les autres.

C'est parce que l'Ablatif présentoit le nom même de l'objet, indépendamment
de tout raport avec le reste de la phrase, que les Latins en firent le
Cas absolu ; celui qu'offrent tous leurs mots, dès qu'ils sont détachés de l'ensemble
du Tableau : ainsi tout comme nous disons, ils se réunirent, moi présent,
& non, ils se réunirent, je présent, puisque la premiere personne est ici
383dans un sens absolu & non dans un sens relatif, de même les Latins ne disent
pas en pareille occasion avec le Nominatif ego præsens, mais ils disent avec
l'Ablatif me præsente : & comme nous disons, je ferai cela, Dieu aidant, ils
disent également avec l'Ablatif Deo juvante.

Ajoutons que lorsqu'ils faisoient d'un Nom un Adverbe, c'étoit presque toujours
l'Ablatif qu'ils employoient ; incognitò, immeritò, hodiè, ergò, diù,
&c. sont tous des Ablatifs. Jamais les Latins ne recoururent dans ces occasions
au Nominatif ou au Génitif : & si quelquefois ils employerent l'Accusatif, ce fut
sous d'autres raports.

C'est encore à l'Ablatif que se sont transmis dans les Langues Françoise &
Italienne les mots empruntés du Latin.

On ne peut en disconvenir pour cette derniere Langue : tous les mots qui
s'y sont transmis du Latin, sont l'Ablatif pur ; ainsi ils disent, Cicerone, Ciceron ;
pace, paix ; sorte, sort ; templo, temple ; giuoco, jeu ; globo, globe ;
terrore, terreur ; tendine, tendon ; glutine, glu, &c.

Plusieurs mots François ne sont également que l'Ablatif Latin ; tels Taureau,
en Latin Taurô ; Tombeau, en Latin Tumbô, le Tumbô des Grecs ; Jouvenceau,
en Latin Juvencô ; Pourceau, en Latin Porcô.

Tous nos mots en on, opinion, religion, paon, carnation, ambition,
oblation, &c. ne viennent point du Nominatif Latin, terminé toujours
en o.

Nuit, que nous écrivions autrefois Nuict, ne venoit pas du Nominatif Latin
nox qui est sans t, mais de l'Ablatif nocte. Il seroit absurde de dire que
nos mots Temple, exemple, déluge, &c. viennent du Nominatif Templum,
exemplum, diluvium, plutôt que de l'Ablatif Templo, exemplo, diluvio.

Puisque nos mots ont plus de raport avec l'Ablatif qu'avec le Nominatif, toutes
les fois que ces deux Cas des Latins différent, on ne peut se refuser à l'idée
que c'est de l'Ablatif que viennent tous les mots que nous tenons de cette
Langue.

Il paroît même que dans l'origine, l'Ablatif étoit le premier Cas des Latins,
puisqu'on trouve chez eux tant de traces de Nominatifs anciens parfaitement
semblables aux Ablatifs actuels. Tels pulvinare, laccunare, tapete, adagio ;
oblivio ; ablatif d'oblivium ; carnis, Apollinis ; pavo, ablatif de pavus.

Si les Auteurs des Dictionnaires Latins y donnoient place aux Ablatifs, &
non aux Nominatifs, ils se conformeroient infiniment plus au génie de cette
Langue ; l'on apercevrait mieux le raport de ces mots avec leurs racines primitives,
384& de ces mêmes mots avec ceux qui en sont venus dans les autres Langues :
raports presque toujours anéantis par le désordre qui regne dans ces
Ouvrages, auxquels on fut obligé de travailler dès les commencemens, sans
aucun principe, & dans des tems où il falloit avoir du courage pour acquérir
quelques connoissances & pour se mettre en état de faire des essais très-imparfaits ;
mais il faudroit, à mesure que la lumiere augmente, travailler sur des
plans mieux ordonnés & plus utiles.

II.
De l'Accusatif, ou Cas Passif.

Au Cas Actif est oposé le Cas Passif ; à Je est oposé Me : à Filius, Nominatif
Latin, est oposé Filium Accusatif ; le premier de ces Cas peint les Êtres comme
agissans : le second les peint comme étant les objets qui reçoivent les impressions
de l'action dont on parle.

L'Accusatif des Latins est donc leur Cas Passif ; c'est par cette raison que
je le place ici immédiatement après le Cas Actif : destinés à contraster l'un
avec l'autre, il faut en parler dans le même tems, afin qu'on aperçoive
mieux leurs raports & leurs différences.

On ne peut jetter les yeux sur les Nominatifs & sur les Accusatifs Grecs ou
Latins, sans reconnoître aussi-tôt l'idée accessoire qu'ils ajoutent chacun au
même mot, tout comme nous ne saurions considérer Tu & Je sans nous former
aussi-tôt une idée de leurs différences.

Tel est l'avantage des noms Latins & Grecs, que leur seule inspection
fait aussi-tôt connoître s'ils sont actifs ou passifs, s'ils sont le sujet ou l'objet
des actions dont on parle ; ce que ne peuvent offrir les nôtres : il faut pour
reconnoître la nature de ceux-ci, que nous voyons la place qu'ils occupent dans
la phrase.

Il résulte encore de-là qu'en Latin & en Grec la place de l'accusatif sera indépendante
des Verbes, tout comme en François pour les pronoms, tandis
que nos noms sont toujours obligés d'être à la suite des Verbes lorsqu'ils en
désignent l'objet.

Ainsi pendant que les Latins disent avec nous, Enée enleva son Pere Anchise,
ils peuvent encore dire son Pere Anchise Enée enleva ; parce que le mot
Pere étant objet ou passif, se prononce Patrem ; & que s'il étoit sujet ou actif,
il se prononceroit Pater, ensorte qu'on ne peut jamais être en suspens sur sa
valeur, en quelqu'endroit qu'il soit placé. Dès qu'on verra Patrem, on dira,
385c'est le Cas Passif ; dès qu'on verra Pater, on dira, c'est le Cas Actif : au lieu
qu'en François, c'est toujours Pere au sens Actif comme au Passif.

L'avantage est donc ici tout entier du côté des Langues Grecque & Latine
relativement à l'harmonie, parce qu'elles pourront choisir entre plusieurs places
pour le Cas Passif & le mettre à l'endroit où il produira le plus grand effet :
aussi leurs Poëtes en tirerent grand parti : ils avoient moins de peine que les
nôtres pour répandre de l'harmonie dans leurs compositions, & ils y parvenoient
plus surement.

On a cru que cet Accusatif, Grec ou Latin n'importe, étoit toujours précédé
d'une préposition sous-entendue, dont il tiroit toute sa force : ce systême
qui paroît d'abord spécieux, s'évanouit dès qu'on le considere avec quelqu'attention :
que seroit là cette préposition ? Les prépositions sont destinées à marquer
un raport qu'on ne pourroit apercevoir sans elles : ici, au contraire le raport
est si sensible que la préposition ne feroit qu'embrouiller l'idée, en paroissant
présenter un raport que la phrase n'offre pas par elle-même. Dès que l'Accusatif
est destiné par lui-même à marquer l'objet Passif, tout est dit lorsque
cet Accusatif est prononcé : aller chercher quelqu'autre secours pour en rendre
raison, ce seroit multiplier les Êtres sans nécessité : ce seroit vouloir apuyer
ce qui n'a nul besoin d'apui.

§. 2.
Observation sur le Cas Actif.

La distinction des Pronoms en Actifs & en Passifs étant aussi utile que
conforme à la Nature, on sera sans doute surpris qu'aucun Grammairien ne
l'ait aperçue ; on objectera même que ces prétendus pronoms Actifs sont employés
eux-mêmes passivement, puisqu'on dit, je suis aimé, je suis lu, tout
comme on dit j'aime, je lis.

Il n'est pas étonnant que les Grammairiens n'ayent pas aperçu cette distinction,
parce qu'aucun n'avoit pu considérer ces objets sous le même point
de vue : & de ce que les pronoms Actifs servent à former des Tableaux
Passifs, il ne s'ensuit nullement que notre maniere de voir, soit contraire
au fait.

On ne peut se dispenser de reconnoître des Pronoms qui sont toujours
Passifs :ce sont ceux qui dans les Tableaux Actifs offrent les Personnes comme
éprouvant les effets des actions des autres, & que les Grecs & les Latins mettent
toujours à l'accusatif : mais dès qu'il y a des Pronoms Passifs, il y aura
386donc nécessairement des Pronoms Actifs, ce seront ceux qui désigneront les
Personnes comme faisant éprouver à d'autres les effets de leurs actions : ainsi
les uns & les autres & trouveront dans les Tableaux Actifs & toujours en
contraste. Ce sont-là des principes incontestables, & trop utiles pour qu'on
puisse les sacrifier à aucune considération.

Il est vrai que ces mêmes Pronoms Actifs reviennent dans les Tableaux
Énonciatifs & dans les Tableaux Passifs : mais dans les uns & dans les autres,
ils sont seuls, ils ne sont jamais mis en oposition avec les Pronoms Passifs.

Il revêtent donc ici une propriété différente ; & cette propriété ne peut
anéantir la précédente.

Sous ce nouveau point de vue, ils se présentent simplement comme les sujets
du Tableau, & non comme ses sujets Actifs : c'est l'unique différence qu'il
y ait entr'eux, & cette différence n'empêche pas qu'ils ne soient véritablement
Actifs dans les Tableaux Actifs.

Dans ces trois Tableaux, je suis grand, je lis, je suis considéré, je sera
toujours sujet : mais dans le second, il sera sujet Actif : & s'il se trouve dans
le troisiéme, ce n'est que par un renversement de phrase, effet de convention
& pour varier les formules actives : ensorte que ceci ne peut nuire à son essence,
qu'il supose toujours, puisque c'étoit un Pronom Passif auquel on a substitué le
Pronom Actif qui y correspond, mais en le dépouillant de son idée active,
pour ne lui laisser que celle de sujet qu'il offre dans tous les Tableaux qui ne
sont pas actifs : cette objection ne porte donc aucune atteinte à ce que nous
avons avancé sur cet objet.

III.
De l'Ablatif.

Ces trois Tableaux, l'Enonciatif, l'Actif & le Passif, ont donc ceci de
commun, qu'ils sont tous composés d'un Verbe & de son sujet : mais ils different
en ceci ; que le Tableau Actif ne présente pas seulement un sujet, mais
qu'il offre encore un objet ; qu'il réunit ainsi un Cas Passif avec un Cas Actif,
un Nominatif & un Accusatif, tandis que dans les deux autres il n'y a point
d'objet, point de Cas Passif, point d'Accusatif ; & qu'ils sont moins composés.

Mais, si les Tableaux énonciatifs sont complets avec un seul Cas, & si les
Tableaux Actifs sont complets dès qu'ils en ont deux, les Tableaux Passifs seront-ils
complets avec le sujet seul ?

Puisqu'un Tableau Passif, n'est qu'un Tableau Actif renversé, où le Cas Passif
387est devenu Actif, il faut nécessairement qu'on y trouve ce qui formoit le
Cas Actif dans le Tableau actif. En effet, afin qu'il n'ait rien perdu dans
ce changement, il faudra qu'il offre toujours les deux Personnages qui composoient
le Tableau Actif ; celui qui remplissoit le rôle d'objet est devenu le sujet,
& remplit le rôle principal : il faut donc que celui dont il a pris la place, remplisse
un rôle subordonné : ainsi lorsqu'après avoir dit, Enée enleva son Pere
Anchise
, on retourne la phrase, & l'on dit, Anchise, Pere d'Enée, fut enlevé, il
faut nécessairement ajouter par Enée, afin que la phrase soit complette & que
le Tableau rende exactement la même idée.

De-là, un troisiéme Cas dans les Langues qui en ont pour les Noms ; &
ce Cas est l'Ablatif.

L'Ablatif indique donc les personnes & les causes par lesquelles on est
transporté d'un état dans un autre ; c'est-là sa véritable étymologie, ab quo
lati sumus, cas par lequel nous sommes portés d'un état à un autre.

Cette étymologie, parfaitement conforme à la nature des cas & au génie de
la Langue Latine, paroît ici pour la premiere fois. On avoir toujours dit que
l'Ablatif étoit apellé de ce nom parce qu'il marquoit les moyens par lesquels
une chose étoit enlevée : ce n'étoit embrasser qu'une très-petite partie des circonstances
qui sont désignées par cet Ablatif. On a cru aussi qu'il avoit été apellé
Ablatif parce que ce Cas est un retranchement que les Latins avoient fait
au Datif Grec : mais il faudroit avoir prouvé auparavant que lorsque les Latins
lui donnerent ce nom, ils s'étoient aperçus que c'étoit un retranchement fait au.
Datif Grec.

§. 2.
Sur les Prépositions qui accompagnent l'Ablatif & l'Accusatif.

Ce cas s'exprime en François, au moyen d'une Préposition qui est presque
toujours par & seuvent de. Je suis aimé de mes Parens, je suis lu de tout le
monde
 : il fut attaqué par des voleurs ; il est jugé par ses Pairs.

L'Ablatif est toujours accompagné en Latin dans ces circonstances de la
Préposition a : amor a parentibus ; legor a doctis. C'est pour marquer le
raport qui se trouve entre cet ablatif & le sujet de la phrase.

On demandera sans doute pourquoi les Latins admirent une Préposition avec
l'Ablatif, puisqu'ils n'en admirent pas plus que nous pour l'Accusatif ; mais la
réponse est fort simple. L'Accusatif fut créé exprès pour marquer le cas passif ;
il n'avoit donc nul besoin de Préposition qui déterminât sa valeur. L'Ablatif au
388contraire indique le Nom pris absolument & sans raport avec d'autres mots : lors
donc qu'il désigne un Nom en raport, il faut nécessairement qu'il se fasse précéder
d'une Préposition, pour désigner cette nouvelle valeur ; autrement il faurdroit
chercher quelle peut être sa valeur, tandis qu'une phrase doit être exprimée
de façon qu'on n'ait pas besoin de chercher les raports de ses mots. Ajoutons que
l'Ablatif servant également à désigner les moyens par lesquels une chose est faite,
& la matière même dont elle est composée, il fallut distinguer par divers signes
les emplois variés qu'on en faisoit.

C'étoit donc ici le vrai emploi de la Préposition, puisqu'elle sert à marquer
un raport entre deux Êtres, tandis que l'Ablatif seul ne marqueroit qu'une modification
du nom qui le précéde.

C'est par la même raison que lorsque l'Accusatif sera destiné à marquer une
modification, & non un objet différent de celui qui est désigné par le reste de
la phrase, on se servira d'une Préposition, afin de lier ce mot avec celui qu'il
modifie : & tandis que nous disons sans Préposition, j'aime la chasse, j'aime
le chant
, parce que ces mots chasse & chant sont ici des objets distinctifs
de je : on dira avec une Préposition, j'aime à chasser, j'aime à chanter, parce
que chasser & chanter ne sont ici que de simples modifications du mot j'aime,
& non des objets ou des êtres particuliers.

IV. Du Datif.

Nos actions sont ordinairement relatives à quelque objet, auquel elles se
raportent, & dont il est le terme ; il faut donc un nouveau cas pour exprimer
ce nouvel emploi des mots : c'est ce cas que nous désignons en François
par me, te, lui, pour les Pronoms : il me dit, il lui dit, il me donne,
&c. & que nous marquons dans les Noms par la Préposition à :

Cher Néarque, pour vaincre un si fort ennemi,
Prête, du haut du Ciel, la main a ton ami.

fait dire Corneille à Polyeucte (1)142.

Ce raport se marque en Grec & en Latin par le cas qu'on apelle datif,
parce qu'il indique la personne à laquelle on donne : ainsi dans ce tableau,
hanc epistolam scribo meo Principi : J'écris cette lettre à mon Prince ; ces
389deux derniers mots, meo Principi, qui répondent à ces trois à mon Prince,
sont au datif, parce qu'ils marquent le terme auquel se raporte l'action
d'écrire.

Outre cette signification terminative, le datif des Grecs en présente une
autre ; celle que les Latins expriment par l'ablatif, ensorte qu'ils n'ont qu'un
cas, là où les Latins en ont deux. C'est ce qui persuada à Sanctius & à
Port-Royal que les Grecs avoient également un ablatif, & qu'il falloit apeller
ainsi le datif toutes les fois qu'il offroit le même sens que les Latins expriment
par l'ablatif.

Mais il suffisoit de distinguer les deux sens, sans en faire mal-à-propos
deux cas différens, puisque dans toutes les occasions ils ne sont jamais distingués
en Grec par aucune terminaison différente.

C'est ainsi que nous ne reconnoissons que trois cas à nos Pronoms ? je,
me, moi, quoique le second représente deux cas Latins, le datif & l'accusatif
parce qu'il sert à marquer tantôt l'objet de l'action, tantôt le terme auquel
elle se raporte.

C'est ainsi que moi, précédé de la Préposition à, répond à trois Cas
Latins.

C'est à moi qu'il écrit, qu'il parle ; datif Latin :
C'est à moi qu'il vient, accusatif Latin ;
C'est à force de voiles qu'il aborda ; ablatif Latin.

Le premier & le second de ces à, indiquent le terme d'une action, & le
troisieme une circonstance, le moyen par lequel on aborda.

Telle est la différence entre me & moi, ou te & toi, designant le datif, que
me & te marchent seuls & sans la Préposition à, qui marque dans notre Langue
le terminatif, tandis que moi & toi se font accompagner de la Préposition :
ceci paroîtra bisarre, & il ne l'est point : cette différence naît de la diversité
de la place qu'ils occupent, me est toujours devant le verbe ; il est donc là
simplement pour désigner la seconde Personne dans un état passif quel qu'il
soit, & qui ne sera déterminé que par le verbe qui suit ; moi, au contraire,
suit toujours le verbe : étant ainsi déterminé par ce qui précéde, & ne pouvant
l'être par ce qui suit, il faut qu'il s'accompagne d'une Préposition qui
le lie au verbe ; sans cela il seroit isolé, si il ne présenteroit aucun sens.

Tels sont les Cas qui constituent les grandes masses des tableaux de nos
idées, qui en forment chacun une portion distincte de toute autre, & qui
se répandent entre les trois espéces de tableaux qu'on forme par la parole :
390tableaux énonciatifs, où domine le Nominatif ; tableaux passifs, composés &
du Nominatif & de l'Ablatif ; tableaux actifs où le Nominatif amene & l'Accusatif
& le Datif.

Nous n'avons plus, pour completter ce qui regarde les Cas, qu'à rendre
compte du Vocatif & du Génitif, que nous avons rejettés ainsi à la fin, parce
qu'ils n'ont pas la même influence que les précédens sur les tableaux de la parole ;
le Vocatif marchant isolé, & le Génitif ne servant qu'à déterminer le sens de
l'un ou de l'autre des quatre premiers.

V.
Du Vocatif.

C'est le cas par lequel on s'adresse à une Personne, en la désignant par
son nom ou par quelque épithète, comme dans ces exemples :

Prens un siége, Cinna.
Approche, seul Ami que j'éprouve fidèle, (1)143
Pere dénaturé, malheureux Politique,
Esclave ambitieux d'une peur chimérique,
Polyeucte est donc mort, & par vos cruautés
Vous pensez conserver vos tristes dignités ?…
Donne la main, Pauline. (2)144

Cinna & Pauline sont des vocatifs qui désignent par le nom même :
ami, pere, politique, esclave, sont des vocatifs qui désignent par des épithètes.

Ce cas a beaucoup de raport aux Interjections ; on diroit qu'il n'en est
qu'une suite : comme elles, il ne se lie avec aucune portion des tableaux où
il entre ; isolé comme elles, il ne ressemble pas plus aux autres cas qu'elles ne
ressemblent elles-mêmes aux autres Parties du Discours. Nous l'apellerons par
cette raison Cas Interjectif.

Le pronom de la seconde Personne est le seul qu'on puisse employer dans
ce sens ; son interjectif est toi.

Telle est la différence entre toi & tu, que le premier de ces mots indique
amplement la personne à laquelle on s'adresse ; & que le second la peint
391comme le sujet actif de la phrase : cette différence paroît d'une maniere bien
sensible dans ces vives apostrophes que nous fournit Racine.

Noble & brillant Auteur d'une triste Famille,
Toi dont ma Mere osoit se vanter d'être Fille,
Qui peut-être rougis du trouble où tu me vois ;
Soleil, je viens te voir pour la derniere fois (1)145 !

O toi Soleil, ô toi qui rens le jour au monde,
Que ne l'as-tu laissé dans une nuit profonde !
A de si noirs forfaits prêtes-tu tes rayons ?
Et peux-tu sans horreur voir ce que nous voyons ? (2)146

Toi & tu, ne sont certainement pas le même cas ; & puisque toi est
le cas interjectif, tu est nécessairement le cas actif ou le Nominatif.

Comment est-il donc arrivé qu'on ait dit que le Pronom tu ne peut avoir
de Nominatif en quelque Langue que ce soit : que l'idée de la seconde
personne étant essentielle à ce pronom, elle se trouve nécessairement comprise
dans la signification du Cas qui le présente comme sujet de la Proposition,
lequel est par conséquent un véritable Vocatif ; puisque le vocatif
ajoute à l'idée principale du mot, l'idée accessoire de sujet de la proposition
à la seconde personne ; & qu'il n'existe d'autre différence entre le Nominatif
& le Vocatif, si ce n'est que le Nominatif fait abstraction de toutes les Personnes,
& que le Vocatif exclut positivement les idées de la première & de
la troisiéme personne, & suppose nécessairement la seconde ?

Mais de quelle maniere le Nominatif fait-il abstraction des Personnes ? Je
& il ne sont-ils pas & des personnes & des Nominatifs ou des sujets de
la proposition où ils se rencontrent ? & si toi est en effet un Vocatif, tu dans
ces phrases, tu aimes trop cette personne, tu as tort, peut-il être regardé
également comme un Vocatif ? Mais est-il isolé comme toi ? N'est-il pas
étroitement lié aux verbes dont il est suivi comme en étant le sujet ?392

VI.
Du Génitif.

§. 1. Sa description.

Un nom, comme nous l'avons vu, ne suffit pas toujours pour déterminer
suffisamment l'objet qu'il doit peindre ; alors il faut recourir à un
autre nom, qui, venant au secours de celui là, complette le sens qu'il avoit
commencé. Les vers suivans nous offrent plusieurs mots pareils.

Depuis le jour fatal que la fureur des eaux,
Presqu'aux yeux de l'Epire, écarta nos vaisseaux.
Combien dans cet exil ai-je souffert d'allarmes ! (1)147

Ce qui écarta les vaisseaux, ce n'est pas la fureur, ce ne sont pas les
eaux, c'est la fureur des eaux. S'ils furent écartés, ce fut aux yeux, mais
aux yeux de l'Epire : ce n'est ni combien ni allarmes qu'on a souffert, mais
combien d'allarmes.

Ainsi ces trois mots, fureur des eaux, ne présentent qu'un seul sujet ; ceux-ci,
yeux de l'Epire, un seul circonstantiel ; combien d'allarmes un seul objet.
Les premiers mots fureur, yeux, combien, commencent un sens ; eaux,
Epire, allarmes le finissent.

Mais de quelle maniere ces mots s'uniront-ils pour ne former qu'un seul
sens ? Ce ne sera pas en se mettant simplement l'un à la suite de l'autre ; il
faudra donc un nouvel expédient, qui n'ait rien de commun avec ceux qui
précédent un nouveau cas dans les Langues qui s'en servent par les Noms.

Les François employent dans cette vue la Préposition de, & cette préposition
ne remplit pas ici la même fonction que les autres mots de son espéce :
celles-ci font connoître le raport qui est entre deux Noms ; celle-là
détermine simplement le sens commencé par le nom qui la précéde : les
autres Prépositions unissent des Noms qui expriment des objets absolument
différens. Celle dont il s'agit ici, unit deux Noms qui n'expriment qu'un seul
objet ; elle est donc d'une classe absolument différente ; on a donc tort de
la confondre avec les autres. Il en est à peu-près de même de la Préposition
393terminative à, elle doit être absolument distinguée des autres, de même
que de. C'est peut-être ici la meilleure solution de ce Problême qui nous a
tant exercés, pourquoi de & a se trouvent sans cesse à la suite des Prépositions.
La raison en seroit très-simple : de & a n'ont qu'une valeur déterminative,
tandis que toutes les autres sont comparatives ou relatives : elles sont
donc soumises à des régles absolument différentes.

Les Latins & les Grecs qui n'avoient point de Prépositions déterminatives,
& chez qui elles étoient toujours comparatives ou relatives, furent obligés par-là
même pour unir les mots, dont le dernier déterminoit le premier, de recourir
à une autre voie. Ils inventerent un nouveau cas, & on l'apella Génitif.

§. 2.
Son Etymotogie.

C'est ce cas qu'on a cru s'être formé du Nominatif, & qu'on a regardé
comme le cas générateur de tous les autres, & c'est de-là qu'on dérivoit son
nom. Je ne saurois être de cet avis : j'ai déja exposé les raisons qui me portent
à regarder l'Ablatif comme le cas primitif des Latins, comme celui dont se
forment tous les autres, & qui ne se forma lui-même d'aucun ; mais uniquement,
de la racine primitive des mots Latins. C'étoit d'ailleurs multiplier
les êtres mal-à-propos, que de suposer deux cas générateurs sur six, comme
si un seul n'étoit pas suffisant ; c'étoit avouer qu'on ignoroit quel des deux étoit
le primitif : mais ici, une premiere erreur en entraînoit une autre. On s'étoit
persuadé, sans raison, que le Nominatif étoit le premier cas, le cas primitif,
& qu'il avoit produit le Génitif placé après lui ; mais on apercevoit
beaucoup plus de raport entre le Génitif & les autres cas, qu'entre ceux-ci &
le Nominatif ; c'étoit donc le Génitif qui les avoit produits : ainsi le Nominatif
étoit comme le grand-pere, le Génitif comme le pere, & les autres
les petits-fils. Cette multiplication de machines, pour rendre raison d'une chose
très-simple, devoit faire soupçonner le faux d'une pareille méthode : c'est ici
où un Grammairien étonné auroit pu dire qu'il auroit donné de bons conseils
à ceux qui inventerent les cas. Le vrai est, qu'il n'existe qu'un seul cas générateur,
l'Ablatif, duquel dérivent Nominatif, Génitif & tous leurs Compagnons.

Disons plutôt que le Génitif prend son nom de ce qu'il sert à marquer l'origine
d'un objet, à indiquer sa généalogie : ceci est si vrai que l'on suprimoit,
394même dans cette occasion & en Grec & en Latin, le mot dont il étoit précédé :
ainsi au lieu de dire, Cimon fils de Miltiades, Alexandre fils de Philippe, les
Grecs & les Latins suprimoient le mot fils, & mettoient le mot suivant au
Génitif ; ils disoient Cimo Miltiadis, Alexander Philippi ; tout comme nous
suprimons le nom de Seigneur entre le nom de batême d'une personne, &
son nom de terre ou de patrie ; Charles de Bourton, Jean de Meun.

Ces mots déterminatifs ne se mettent pas seulement à la suite du sujet de
la phrase, mais à la suite des autres membres d'une Préposition, à la suite des
mots qui marquent l'objet, le terme, la circonstance, &c. Ces vers seuls suffiroient
pour le prouver :

En voyez-vous un seul qui, sans rien entreprendre,
Se laisse terrasser au seul nom d'Alexandre ;
Et le croyant déja Maître de l'Univers,
Aille, esclave empressé, lui demander des fers ?
Loin de s'épouvanter à l'aspect de sa gloire,
Ils l'attaqueront même au sein de la victoire. (1)148

Ces mots Alexandre, Univers, Victoire, déterminent ceux auxquels ils
sont unis par de, & qui marquent des circonstances, tandis que le mot Univers,
forme avec le mot Maître, l'objet du Verbe croyant.

§. 3.
Avantages de ce Cas dans les Langues où il existe,

L'usage du Génitif prévenoit chez les Latins l'inconvénient dans lequel
nous tombons, de désigner par la Préposition de, deux idées très-différentes ;
l'idée de détermination que présentent ces exemples ; & l'idée de relation ou
de raport entre deux objets absolument différens, comme dans ces phrases,
il est venu de Rome, il s'est acquitté de sa mission ; ce fleuve descend de montagnes
élevées
.

Ce double emploi de la Préposition de, ne répand pas seulement de la
monotonie sur nos phrases, il en résulte encore beaucoup d'embarras lorsque
de paroît dans la même phrase avec ces divers sens : embarras qui redouble
395quand il s'agit d'expliquer des Ouvrages écrits en Langues étrangères, & qui
présentent le même inconvénient.

Le Tasse nous offre, par exemple, dans les vers suivans, un double de
qui doit se prendre dans des sens différens,

Tu magnanimo Alfonso, il qual ritogli
Al furor di Fortuna….
Forse un dì sia, che la presaga penna
Osi scriver di te quel c'hor n'accenna. (2)149

« Magnanime Alphonse, qui m'arrachas à la fureur de la fortune, peut-être
verrons-nous arriver ce jour que je prévois, où j'oserai écrire de toi (à ta
gloire
) ce qu'actuellement je prends plaisir à feindre ».

L'embarras augmente encore, lorsqu'on est obligé de rendre par ce même
de d'autres Prépositions : il est très-difficile, par exemple, de traduire sans
obscurité ces vers du même Poëte :

Chiama a se da gli Angelici splendori
Gabriel…. (3)150

« Des demeures rayonnantes des Anges, il apelle à lui Gabriel ».

En ne considérant que l'expression, on ne pourra décider si la voix qui
apelle Gabriel est hors des demeures des Anges, ou si c'est de-là qu'on apelle
Gabriel : avec un peu d'attention, on comprend que la voix apelle Gabriel hors
du séjour Angélique ; mais cela est difficile à rendre dans notre Langue d'une
maniere claire, parce que nous nous servons de la Préposition de, pour indiquer
également & le lieu d'où l'on apelle, & le lieu d'où l'on est apellé ; tandis
que les autres Langues emploient pour cela deux formules différentes.

Il arrive quelquefois que les Latins expriment par un cas semblable, des
Noms séparés dans nos Langues modernes par la préposition de. Ainsi ils disent
Urbs Roma, Ville Rome, tandis que nous disons la Ville de Rome : mais
on a très-bien vu que ces différentes constructions provenoient d'ellipses
différentes. Quand on disoit Ville Rome, on sous-entendoit des mots qui formoient
cette phrase, Ville qui est apellée ou dont le nom est Rome : tandis
396que notre construction répond à cette phrase, Ville qui porte le nom de
Rome
.

Les Latins étoient même à cet égard moins gênés que nous : car outre la
tournure qui leur étoit propre, ils se permettoient encore très-souvent la
nôtre. On trouve dans Ciceron, Num honestior est civitas Pergamena quam
Smyrnœ
 ? (1)151. In oppido Antiochiœ (2)152. Et dans Virgile : Mediamque per Elidis
urbem
(3)153. Ce Poëte s'est aussi servi du génitif pour les noms de Fleuves ;
Flumen Hymelœ ; & Pline, pour ceux des arbres ; Arbor palmœ.

§. 4.
Maniere dont il répond à l'Adjectif.

Le premier des exemples que nous venons de raporter & dans lequel Ciceron
fait du nom d'une Ville un Adjectif, disant la Ville Pergaméenne, au
lieu de la Ville de Pergame, n'a rien qui doive nous surprendre. Cette tournure
est parfaitement conforme à la nature du génitif : ce cas sert, comme nous
avons dit, à completter le sens du nom qui le précéde ; il remplit donc les fonctions
de l'Adjectif, puisque les Adjectifs servent également à déterminer les
Êtres dont on parle, ces expressions, un jour glacial, un jour brûlant, correspondant
parfaitement à celles-ci, un jour d'Hyver, un jour d'Eté. C'est en
conséquence de ces raports que nous changeons tous les Pronoms en Adjectifs,
lorsqu'ils devroient être au génitif ; nous disons mon empire, ma fortune,
mes richesses, au lieu de dire empire de moi, fortune de moi, richesses de moi :
& que nous disons Langue Latine, au lieu de dire Langue des Latins : les
Rois Mérovingiens & Carlovingiens
, au lieu de dire les Rois de la race de
Merouée & de la race de Charles
.

Aussi est-on sans cesse obligé dans les Traductions de rendre des génitifs
par des Adjectifs, & des adjectifs par des génitifs : nous disons avec le secours
de la fortune
, tandis que les Latins employent cette formule fortuna
juvante
, (la fortune secourant) ; & ce que les Latins apellent ramus aureus,
nous l'apellons le rameau d'or.397

§. 5.
Diverses fonctions du Génitif.

Le Génitif Latin & la Préposition Françoise de ne s'employent pas seulement
à la suite d'un nom ; mais ils servent également à déterminer le sens
des Adjectifs, des Adverbes, & des Verbes.

On dit, avide de gloire, altéré de sang & de carnage.

S'ennuyer de la vie, s'affliger de ses disgraces, se souvenir des bienfaits,
s'exempter du service.

Je croyois aporter plus de haine en ces lieux (1)154, fait dire Racine à un de
ses Acteurs.

La Langue Latine nous offre également des Génitifs à la suite de ces diverses
espéces de mots : mais lorsqu'il a fallu en rendre raison, ses Grammairiens
ont été fort embarrassés ; ils n'ont rien vu de mieux que de suposer que
ces Génitifs servoient de complément ou de déterminatifs à des noms sous-entendus :
comme si nous disions que dans les exemples précédens, ces mots
disgraces & bienfaits ne sont pas au Génitif pour déterminer le sens des Verbes
s'affliger & se souvenir : qui a jamais vu en effet des Verbes avec un Génitif ?
mais parce qu'ils servent à déterminer le sens de noms sous-entendus tels
qu'affliction & souvenir : & qu'ainsi s'affliger de ses disgraces, c'est s'affliger
par l'affliction de ses disgraces ; & se souvenir des bienfaits, c'est se souvenir
par le souvenir des bienfaits ; ou plutôt que ces deux phrases signifient être
affecté par l'affliction
de ses disgraces, & être affecté par le souvenir des bienfaits.

N'est-il pas plus simple, plus naturel de regarder le Génitif en Latin & la
Préposition déterminative de en François, comme des formules qui n'ont pas
besoin d'un nom pour se lier avec l'objet qu'elles servent à déterminer : de regarder
comme fausse ou comme utile la régle qui prétend que tout Génitif
est précédé nécessairement d'un nom ?

Ajoutons que si dans toutes ces occasions le second mot est au Génitif, même
après un Verbe, tandis que le complément d'un Verbe se met ordinairement
à l'Accusatif, comme dans ces exemples écrire une lettre, aimer une personne,
c'est que le mot qui se met au Génitif n'offre pas un objet distinct du sujet
398de la phrase, avec lequel celui-ci puisse être en raport ; tandis que le mot
qui se met à l'Accusatif offre toujours un objet absolument différent du sujet.
La personne que j'aime n'est pas moi, la lettre que j'écris n'est pas moi.
Mais ces bienfaits dont le souvenir m'affecte, ces choses dont le désir m'occupe,
ne sont pas dans ce moment distinctes de ce souvenir, de ce désir : elles
en sont une partie essentielle ; car sans cela il n'y auroit ni souvenir, ni désir.
Elles apartiennent donc au cas déterminatif, à ce cas qui sert à completter le
sens commencé par le mot qui le précéde.

Article III.

Chapitre I.
Ces Cas sont naturels.

Tels sont les Cas qui existent dans quelque Langue que ce soit à l'égard
des Pronoms ; & dans presque toutes, à l'égard des Noms, quelle que soit la
maniere dont on les exprime. On peut même les apeller Naturels, non relativement
à la forme particuliere qu'ils prennent dans chaque Langue, mais
relativement à la nécessité dans laquelle tous les hommes se trouvent de diversifier
de quatre ou cinq manieres différentes les raports des noms & la forme
qu'ils doivent avoir pour remplir dans les Tableaux des idées, les divers rôles
qu'ils ont à soutenir.

Si d'autres Langues sont allées fort au-delà de ce nombre, elles ont distingué
des Cas qui ne méritoient pas de l'être, n'y en ayant aucun qui ne rentre
dans ceux que nous venons de déveloper.399

Chapitre II.
Les Cas ne dépendent pas des Prépositions.

Il est très-inutile en effet d'avoir, un cas pour chaque préposition ; il suffit
de mettre la préposition entre deux noms, comme dans nos Langues modernes ;
& le vœu de la parole sera parfaitement rempli à cet égard : la différence
des cas n'y ajoutera absolument rien.

Cette derniere assertion est sans doute contraire à la maniere dont on envisage
les prépositions Grecques & Latines : toutes nos Grammaires les représentent
comme amenant à leur suite un cas ou un autre ; & elles font envisager
ce Cas comme l'effet de la préposition ; mais ce n'est pas cela : les Cas sont
déterminés par la nature même du langage : ainsi toute préposition a trouvé
les Cas existans ; & bien loin de les déterminer, elle a été obligée elle-même
de se joindre au cas avec lequel elle avoit plus d'analogie.

Ainsi les prépositions actives comme celles de mouvement, se sont unies
aux accusatifs, parce que l'accusatif est dans ces Langues le cas actif. Ainsi
les prépositions passives comme celles qui marquent le repos, la force, la
contrainte, l'action d'enlever, de priver, &c. s'unissent aux ablatifs, parce
que l'ablatif est le cas passif, le cas qui marque les impressions reçues & non
les impressions qu'on donne.

De-là, ces Prépositions qui se trouvent tantôt avec l'accusatif, tantôt avec
l'ablatif, parce qu'elles se rencontrent dans des phrases qui sont tantôt actives,
tantôt passives ; & que ces Prépositions sont toujours nécessitées à suivre leur
impulsion.

Un homme du Latium vouloit-il dire, par exemple, que l'Empire Romain
étoit sans bornes ? il falloit qu'il se servît de l'ablatif, puisque dans cette
maniere d'être il n'y a point de mouvement, point d'action ; il disoit fine fine.
Vouloit-il dire que cet Empire s'étoit étendu au-delà des Mers ? il étoit obligé
de se servir de l'accusatif, puisqu'il faut de l'action, du mouvement, pour
s'étendre, pour se déveloper, &c. Il disoit donc, ultra maria.

La préposition in, qui signifie dans, en, sera employée avec un accusatif
lorsqu'on voudra dire aller dans un lieu ; & elle sera employée avec l'ablatif,
lorsqu'on voudra dire au contraire qu'on est dans ce lieu.400

Ce ne sont donc pas les Prépositions qui amenent les Cas, qui les régissent ;
on ne sauroit le soutenir sans leur attribuer une vertu occulte qu'elles n'ont pas
& qu'elles ne sauroient avoir : ce seroit anéantir tout principe en fait de Langues :
c'est la préposition au contraire qui s'associe à des Cas existans, suivant
qu'elle a une analogie plus marquée avec les uns ou les autres.

Chapitre III.
Cas des Pronoms en François.

Il ne nous reste plus pour terminer cet objet qu'à faire l'exposition des Cas
que notre Langue a admis relativement aux Pronoms, & qui relativement
à la forme se réduisent à trois au singulier

première personne | seconde personne | troisième personne.

tableau sing. | plur. | masculin | féminin

Mais si l'on considere l'emploi qu'on en fait, on en trouvera un beaucoup
plus grand nombre ; n'y ayant aucun de ces Cas qui ne se subdivise en plusieurs
autres : donnons-en des exemples pour la premiere personne.

Je, Cas actif. Je fais tout ce que je m'aprête,
Et je vois quels malheurs j'assemble sur ma tête. (1)155

Je, en interrogation. Ne me trompai-je point ? L'ai-je bien entendue ? (2)156
401Me, Cas passif. Mais le dessein est pris, rien ne peut m'ébranler ;
Jugez-en, puisqu'ainsi je vous ose parler,
Et m'emporte au delà de cette modestie
Dont, jusqu'à ce moment, je n'étois point sortie ;
Vos yeux me reverront dans Oreste mon frère. (3)157
…. Taisez-vous, & me laissez parler.

Me, Cas terminatif. Elle vit ! & c'est vous qui venez me l'apprendre. (4)158
Il daignât m'envoyer ce gage de sa foi (5)159.

Me, Cas relatif. Et sans me repentir de ma persévérance,
Je me remets sur eux de toute ma vengeance. (6)160

Bajazet.
Moi, Cas interjectif. Qui, Moi ! Madame.

Roxane.
Oui. Toi ! (7)161

Le Grand-Prêtre (8)162.
Vous.

Œdipe.
Moi !

Le Grand-Prêtre.
Vous.

Agrippine. (9)163
Je connois l'assassin.

Neron.
Et qui ?

Agrippine.
Vous.402

Neron.
Moi !
Et moi, qui l'amenai triomphante, adorée,
Je m'en retournerai seule & désespérée. (10)164
Moi, Cas passif. Viens, suis-moi ; la Sultane en ce lieu se doit rendre (11)165
Moi, Cas terminatif. Quand il vous donne a moi, n'est-il point votre Pere ?
Moi, Cas relatif. Quoi ! Madame, en ces lieux on me tient enfermée ?…
Et commençant par moi sa noire trahison,
Taxile de son camp me fait une prison. (12)166

Moi, Cas determinarif ou de complément, se voit plusieurs fois dans
l'exemple suivant, avec d'autres emplois du même mot.

Berenice.

Tandis qu'autour de moi, votre Cour assemblée
Retentit des bienfaits dont vous m'avez comblée,
Est-il juste, Seigneur….
Mais parliez-vous de moi, quand je vous ai surpris ?
Dans vos secrets discours, étois-je intéressée ? …
Vous regrettez un Pere. Hélas ! foibles douleurs !
Et moi (ce souvenir me fait frémir encore)
On vouloit m'arracher de tout ce que j'adore :
Moi, dont vous connoissez le trouble & le tourment ;
Quand vous ne me quittez que pour quelque moment ;
Moi, qui mourrois le jour qu'on voudroit m'interdire
De vous … (13)167

Antiochus.
Il ne m'a retenu que pour parler de vous.

Berenice.
De moi !….403

Antiochus.
Mais, moi, toujours tremblant, moi, vous le savez bien ;
A qui votre repos est plus cher que le mien,
Pour ne le point troubler j'aime mieux vous déplaire. (14)168

Les quatre premiers Vers de la scene suivante, présentent onze fois le pronom
de la premiere personne : c'est le même Antiochus qui parle :

Ne me trompai-je point ? L'ai je bien entendue ?
Que je me garde, moi, de paroitre à sa vue.
Je m'en garderai bien. Et ne partois-je pas,
Si Titus, malgré moi, n'eût arrêté mes pas ?

Voilà donc dix emplois différens du Pronom de la premiere Personne, qui
peuvent se réduire à Six Cas.

Un Cas actif, Je.
Un Cas passif, Me & Moi.
Un Cas terminatif, Me & Moi.
Un Cas relatif, Me & Moi.
Un Cas déterminatif, Moi.
Un Cas interjectif, Moi.

Il en est de même des autres Pronoms ; ils donnent lieu aux mêmes observations
& aux mêmes raports ; & les uns & les autres sont une preuve sensible
de la variété qu'on peut jetter par-là dans les Tableaux de la parole ; on diroit
que notre Langue a voulu se dédommager de la gene où la jettoit la privation
des Cas relativement aux noms, en doublant tous ceux des Pronoms. Ce
n'est cependant pas par cette raison : mais pour éviter par-là tout ce qui
pourroit avoir chez elle l'air des Cas. Ceux-ci se mettent indifféremment dans
une place ou dans une autre : il n'en est pas de même en François : le Pronom
se placera fort bien chez nous devant & après le Verbe ; mais en changeant de
position, il change de forme : ensorte que le même mot qui se met avant,
ne pourra pas se mettre après ; & que celui qui se met après, ne pourra pas se
mettre avant : ainsi notre Langue rentre dans ses principes, lors même qu'elle
paroît s'en éloigner le plus. N'en soyons point surpris : toute Langue doit toujours
404être semblable à elle-même, & donner son empreinte à tout ce qu'elle
adopte ; autrement elle seroit composée de matieres héterogènes qui se combattroient
mutuellement & anéantiroient par-là même son harmonie.

§. 6.
Pourquoi d'autres Parties du Discours admettent également ces Cas.

Observons enfin que les Cas n'étant donnés par la Nature que pour les
Pronoms, & étant étendus par imitation dans quelques Langues jusques
aux Noms, ils s'y étendent par concordance jusques aux Articles, aux Adjectifs
& aux Participes : parce que ces mots étant faits pour aller de pair avec
les pronoms & avec les noms, pour les accompagner & pour les modifier,
ils doivent subir les mêmes changement qu'eux & se conformer en tout à leur
marche.405

Partie III.
De la conjugaison.

Article I.
Des modes.

Chapitre premier.
Diverses espéces de Modes.

La Conjugaison a pour objet toutes les variétés que subit un Verbe, ou les
diverses manieres dont le nom d'une action s'unit aux tems & aux Personnes ;
union d'où résulte le nom même de la Conjugaison, qui désigne, comme
nous l'avons vu, l'acte d'unir, de mettre sous le même joug. Cette portion
de la Grammaire offre donc un beaucoup plus grand nombre de combinaisons,
que la portion dont nous venons de traiter.

Nous avons déja vu qu'un Verbe s'unit pour chaque époque à tous les
Pronoms singuliers & pluriels, dans les Langues qui ne reconnoissent que deux
Nombres ; & aux Pronoms duels, dans celles qui ont un duel. Ce qui donne
six inflexions au moins dans chaque Tems, à raison de trois Personnes au
singulier, & de trois Personnes au pluriel, sans compter celles du duel. Ce
nombre double même, dans les Langues qui ont un genre différent pour
chaque Personne : ainsi nous avons quatre Personnes au Singulier, & autant au
pluriel, parce que nous avons deux Pronoms à la troisieme Personne ; un
masculin, & un feminin, il & elle.

Ces divers procédés ne sont que des extensions plus ou moins nombreuses
des mêmes Principes ; de ceux sur lesquels est fondée la Grammaire générale :
& ces usages différens, qui étonnent lorsqu'on ne sait pas les raporter à leurs
causes, deviennent très-intéressans dès qu'on peut les comparer & les ramener
à leurs vrais principes, à des principes communs. C'est un spectacle brillant,
406où l'on voit un même esprit animer tous les Peuples, & présider à leurs
Langues, quelque diverses qu'elle paroissent.

Nous avons encore vu, qu'en comparant les actions uniquement avec
les époques dans lesquelles elles ont lieu, il en résulte neuf Tems fondamentaux
qui constituent le Verbe considéré en lui-même, & à la réunion
desquels on donne le nom d'Indicatif, parce qu'il indique l'action, purement
& simplement, sans la subordonner à aucun autre Verbe.

L'Indicatif seroit donc composé en François de soixante & douze inflexions,
en admettant huit inflexions par tems ; & en y comptant vingt-deux tems,
il seroit composé de cent soixantee & seize inflexions.

Mais on ne s'est pas contenté de considérer une action relativement au
tems où elle a lieu : ces considérations, quoiqu'étendues, sont trop bornées
pour ses besoins de la parole. On en a donc formé de nouvelles ; & de la même
maniere que nous mettons les noms en oposition entr'eux pour en marquer
les divers raports, nous faisons contratser les Verbes les uns avec les autres,
afin de peindre les divers sentimens dont nous femmes affectés, soit pas nous-mêmes,
soit à l'occasion de tout ce qui nous environne.

Il a donc fallu que nous oposassions action à action, tems à tems, afin
qu'ils pussent remplir toute l'étendue de nos besoins ; mais dès que nous les
fîmes contraster, dès que nous les employâmes à de nouveaux raports, il fallut
que nous en changeassions les formes, afin qu'ils pussent offrir de nouvelles
idées, & qu'ils produisissent tout l'effet que nous en attendions.

Nous aurons l'idée de toutes ces modifications, dès que nous apercevrons
d'une maniere claire & déterminée les divers raports sous lesquels on peut
considéer une action, & par là même, les combinaisons auxquelles il faut
avoir recours pour faire face à tous ces raports ; de-là les divers Modes dont
chaque Verbe peut être susceptible.

I°. L'Indicatif, qui peint l'action en elle-même, & relativement aux diverses
époques dans lesquelles elle a lieu, le premier des Modes, & qui existe
nécessairement dans toutes les Langues.

II°. Nous ne nous contentons pas d'agir ; souvent nous en imposons aux autres
l'obligation, ou nous les invitons à agir : les tems de l'indicatif ne sauroient
remplir cette fonction, car un ordre ou une invitation n'est pas un
récit : il faudra donc une seconde sorte de Tems : de-là, le Mode Imperatif.

III°. Sans agir & sans ordonner, nous n'en voudrions souvent pas moins
qu'une action eût lieu : les Verbes que nous employons pour désigner ce sentiment
de l'ame, n'expriment plus qu'un simple desir : de-là un nouveau
Mode, l'Optatif, c'est-à-dire, le Mode du désir.407

IV°. Nos actions dépendent souvent d'une multitude de circonstances, sans
le secours desquelles nous ne saurions nous déterminer ; nous sommes alors
réduits à dire ce que nous serions en telle ou telle circonstance : de-là une
nouvelle suite de Tems que nous apellerons conditionnel ou suppositif.

V°. Plus souvent encore nous sommes obligés d'apuyer nos actions, de
motifs propres à les justifier ou à les déterminer dans leurs effets : ainsi les
tableaux de la parole seroient très-imparfaits, si nous n'avions pas quelque
moyen de lier aux Verbes qui expriment ces motifs, ceux qui désignent
nos actions même : de-là un cinquiéme ordre de tems apellés subjonctif,
c'est-à-dire, tems mis à la suite d'autres tems.

VI°. Nous pouvons enfin considérer ces actions en elles-mêmes, en les
comparant simplement avec le tems dans lequel elles ont lieu, sans les lier avec
aucune Personne en particulier : ce sera donc ici une autre suite de Tems
apellés Infinitif, parce que ce Mode n'est limité à aucune personne en particulier,
Celui-ci sera un des plus anciens, puisqu'il est le plus simple, & qu'il
réunit moins d'idées accessoires qu'aucun autre.

Tels sont les six Modes qui composent les Verbes, de quelque nature qu'ils
soient, & qui en renferment toutes les modifications répandues entre toutes
les Langues.

Il y en auroit un septiéme, les Participes ; mais nous en avons fait une
Partie du Discours séparée du Verbe. Et comme nous avons déja exposé dans
le second Livre ce qui regarde l'Indicatif, nous commencerons par l'Impératif
à déveloper ce que nous avons à dire sur les Modes.408

Chapitre II.
De l'impératif

L'Impératif présente l'action désignée par le Verbe, comme devant s'exécuter,
non volontairement, ce qui est le propre de l'Indicatif, mais en vertu
de la volonté de celui qui parle. Fais, viens, sors, sont des Impératifs.

Mais ici nous ne voyons qu'un Verbe, celui qui désigne l'action commandée :
nous avons dit cependant que dans les Modes différens de l'Indicatif,
on met deux Verbes en contraste. Comment concilier cela avec notre
définition ? Très-simplement ; l'Impératif n'est qu'une formule elliptique substituée
à une phrase composée de deux Verbes, & qui ne dit rien de plus : c'est
comme si l'on disoit : Je veux, ou il faut, toi être faisant cela ; toi être
allant
, venant, sortant.

Ce Mode n'a dans la Langue Françoise qu'une seule Personne au singulier ;
c'est la seconde, fais ; & deux au pluriel faisons & faites.

Il ne peut point avoir de premiere Personne au singulier : & par raport aux
troisiémes, nous sommes obligés d'emprunter en François les troisiémes Personnes
du subjonctif, qu'il fasse, qu'ils viennent.

On pourrait cependant regarder comme une troisiéme Personne de l'Impératif
François, cette troisiéme Personne du subjonftif quand elle est dépouillée
de la Conjonction & du Pronom, comme lorsque nous disons :

Fasse le Ciel que mon vœu s'accomplisse !

Quelques Langues ont consacré une terminaison particuliere pour exprimer
les troisiémes Personnes de l'Impératif. Chez les Grecs & les Latins, c'est eto,
Impératif du Verbe Etre ; ainsi de tup, coup, les Grecs firent tup-etô, qu'il
frape
 ; & de cav, prudence, attention, les Latins firent cav-eto, qu'il prenne
garde
 ; comme si l'on disoit, frapant-lui-soit ; prévoyant-lui-soit.

Comme les Latins se servent aussi de cette terminaison pour la seconde
Personne de ce même tems, & qu'ils expriment également la troisiéme impérative
par la troisiéme du Subjonctif, comme en François, il en résulte
deux Impératifs dans cette Langue.409

tableau amat | amato | aime | amet | ameto | qu'il aime | doce | doceto | enseigne | doceat | qu'il enseigne

Quelques Grammairiens ont au que de ces deux espéces d'Impératifs, l'un
désignoit le tems présent, l'autre le tems futur. Mais Sanctius (1)169, & après
lui MM. de Port-Royal, dans leur Grammaire Latine (2)170, ont fait voir que
ces deux sortes de terminaisons étoient employées indifféremment dans les
mêmes phrases. Virgile se sert de l'une & de l'autre dans les préceptes qu'il
donne aux Laboureurs.

Nudus ara, sere nudus ; laudato ingentia rura, exiguum colito. « Nud
laboure, & seme nud ; admire les vastes Campagnes, & n'en cultive qu'une
d'une étendue médiocre ».

Il en est de même dans ce vers de Properce :

Aut si es dura Nega ; sin es non dura Venito.

Et de ceux-ci de Virgile :

Et potum pastas Age, Tytire, & inter agendum
Occurfare capro
(cornu ferit ille) Caveto.

M. Beauzée, allant plus loin, a soupçonné très-ingénieusement que ces
deux terminaisons n'ont pas la même valeur, non relativement à l'époque,
comme si elles designoient l'une un Présent, l'autre un Futur : mais relativement
à l'intention de celui qui parle : & que la terminaison eto, est beaucoup
plus pressante que l'autre ; qu'elle y ajoute infiniment plus de vivacité &
d'intérêt ; qu'elle est aussi absolue que l'autre l'est peu ; qu'on disoit ama d'un
ton indifférent & néglige ; mais qu'on ne prononçait ameto qu'en y mettant
une grande chaleur, qu'en montrant l'ardent desir qu'on avoit de voir l'exécution
de ce qu'on disoit ; & voici comment il analyse ces trois derniers vers
d'après cette idée.

« Aut si es dura, nega : c'est comme si Properce avoit dit ; Si vous avez
de la dureté dans le caractère, & si vous consentez vous-même à passer
pour tel, il faut bien que je consente à votre refus, nega, » simple concession
« fin es non dura, venito ; priere urgente qui approche du commandement
absolu, & qui en imite le ton impérieux » : c'est comme si l'Auteur avoit
410dit : « Mais si vous ne voulez point avouer un caractère si odieux, si vous
prétendez être sans reproche à cet égard, il vous est indispensable de venir,
il faut que vous veniez, venito.

C'est la même chose dans les vers de Virgile : Et potum pastas age, Tityre :
ce n'est ici qu'une simple instruction, le ton en est modeste, age,
Mais quand il s'intéresse pour Tityre, qu'il craint pour lui quelque accident,
il éleve le ton, afin de donner à son avis plus de poids, & par-là plus de
difficulté, occursare capro caveto ; cave seroit plus foible & moins honnête,
parce qu'il marquerait trop peu d'intérêt, il faut quelque chose de
plus pressant, caveto : c'est le ton même de la loi (3)171 ».

§. 2.
La Langue Françoise a plusieurs Tems dans l'Impératif.

Cet Impératif simple aime, fais, n'est pas le seul qui existe dans notre
Langue, quoique ce soit le seul qu'on ait inséré dans nos Grammaires, jusqu'à
M. Beauzée, qui a imité en cela les Tables Grammaticales de M. l'Abbé
de Dangeau, & l'Auteur de la Lettre sur les sourds & les muets.

Ce nouveau Tems est un Prétérit, aye fait, aye lu. C'est de ce tems que
l'Auteur de cette Lettre fait usage, en traduisant un partage d'Epictete, afin
de se raprocher de la tournure grecque :

Ανθρωπε πρῶτον ἐπισκεψαι, ὁ ποῖόν εστι
τὸ πραγμα ; εῖτα καὶ τὴν σεαυτου φύσιν
κατάμαθε, εἰ δύνασας, βαστάσας. Πένταθλος
εἰναι βούλει, ἢ παλαιστὴς ; ἴδε σεαυτου
τους βραχίονας, τοῦς μηροὺς, τὴν οσφῦν
κατάμαθε (4)172

Homme, aye d'abord apris ce que
c'est que la chose que tu veux être ;
Aye étudié tes forces & le fardeau ;
Aye vu si tu peux l'avoir suporté ;
Aye considéré tes bras & tes cuisses ;
Aye éprouvé tes reins, si tu veux être
Quinquertion ou Lutteur.

Quelqu'un a dit à ce sujet : « on ne commande ni les choses passées, ni les
présentes : le commandement ne peut tomber que sur ce qui doit s'exécuter
dans la suite ; comment donc pourroit-il y avoir un Prétérit à l'Impératif
qui est un Mode de commandement ?

Cette objection est spécieuse, répond M. Beauzée (5)173, mais elle a bien
411

des défauts : 1°. Elle prétend fermer les yeux sur ce que l'usage le plus fréquent
nous montre tous les jours dans notre Langue, & qui est avoué pour
la Langue Grecque. 2° Elle tient à des notions fautes des tems. 3°. Elle
donne du Mode Impératif, une idée qui n'est pas plus vraie ».

Il est très-vrai qu'on ne commande pas les choses passées, & cependant
l'objection porte à faux : car ces choses ne sont pas passées pour le moment dans
lequel on les ordonne ; puisque à cet égard, il n'y a nul ordre à donner ; mais
futures, quant à l'époque où l'on parle : elles doivent avoir été faites au moment
où l'on voudra qu'existe telle chose qui ne peut avoir lieu autrement.
Ce que dit Epictete tombe donc sur l'avenir, mais sur un avenir relatif qui doit
en avoir précédé un autre ; c'est comme s'il eût dit : lorsque vous voudrez être
quelque chose, ayez auparavant apris en quoi consiste ce que vous voulez
être, &c.

Il est vrai qu'on pourroit regarder comme un Impératif pour un tems
passé avant celui dans lequel on parle, l'expression d'un Maître qui, irrité contre
son Domestique, de ce qu'il n'a pas exécuté ses ordres, parce qu'il a fait d'autres
choses utiles, lui répond ; aye gardé la maison, ne sois pas sorti, ne te sois
pas
enivré, que m'importe, si tu n'as pas fait ce que je voulois ? Mais au
lieu d'en faire des Impératifs, puisqu'ici le Maître ne commande rien, il me
paroît qu'il vaudroit mieux les regarder comme des Subjonctifs elliptiques,
puisque si ce Maître ne répondoit pas avec chaleur, il diroit, sans renverser sa
phrase, que m'importe que tu ayes garde la maison, que tu ne sois pas sorti,
que tu ne te sois pas enivré, si tu n as pas fait ce que je voulois ?
Cette phrase
étant parfaitement la même, le personnage qu'on introduit sur la scène n'a
donc pas changé de tems, il n'a fait qu'une inversion.

§. 3.
Tems de l'Impératif François.

Tels sont donc les Tems de l'Impératif François, simples ou associés avec le
Verbe Être,

tableau présent postérieur | aime | arrive | prétérit postérieur | aye aimé | sois arrivé

Les Verbes réfléchis, tels que s'habiller, se réjouir, forment leur Impératif,
en plaçant le Pronom à la suite du Verbe :

tableau présent posterieur | habille-toi | réjouis-toi412

Le Prétérit postérieur n'a été jusqu'ici observé par aucun Grammairien,
du moins au Positif ; car on a très-bien vu qu'au Négatif ou dit, ne te réjouis
pas, ne l'habille pas
 ; il existe cependant dans notre Langue ; on peut dire,
soyez-vous habillé quand je viendrai vous prendre ; soyez-vous repenti si vous
voulez qu'on vous pardonne
 : on diroit au Singulier, si la rencontre des deux oi
ne rendoit pas un son insuportable, sois-toi habillé, sois-toi repenti ; comme l'on
dit, sois-moi favorable.

§. 4.
Tems de l'Impératif Grec.

Les Grecs si riches en Tems, en eurent quatre pour l'impératif ; un présent,
Τύπτε, tupté ; un aoriste premier, tupson, Τύψον ; un aoriste second, Τύπε,
tupe ; & un préterit, Τέτυφε, tetuphé.

Les trois derniers se réduisent à un seul chez les Latins : on les rend tous
les trois par ces mots, aye frappé ; comment n'a-t-on pas vu que c'étoit corrompre
une Langue par une autre ? Chacun de ces tems a sa valeur propre &
déterminée, il doit être rendu par une tournure différente.

L'Impératif présent designera un événement, une action qui va commencer
à l'instant : c'est l'explication même d'Apollonius (1)174, & il en donne cet
exemple : Σκαπτέτω τὰς ἀμπέλους, qu'il se mette à labourer les vignes, ce qui s'accorde
très-bien avec notre théorie sur les présens.

Les trois autres tems apellés Futurs-Parfaits par divers Savans, par Ramus,
Sylburge, &c. sont tous des Prétérits postérieurs, comme aye aimé,
c'est-à-dire, qu'ils désignent des événemens qui doivent avoir eu lieu avant
un Tems qui est lui-même futur, relativement au moment où l'on parle,
ensorte que cette action, future pour le tems où l'on parle, sera passée lorsqu'arrivera
le tems dont on parle :

Ainsi l'aoriste premier sera le complément du Présent : on dira, laboure ce
champ
, non comme ci-dessus, pour dire qu'on doit commencer ; mais comme
si l'on disoit, que ce champ soit entiérement labouré par toi, aye achevé de labourer
ce champ
.

L'aoriste fecond sera notre impératif prétérit, postérieur absolu & sans aucun
raport au commencement ou à la fin de l'événement : aye labouré, aye fait,
aye dit, aye écrit.413

Le Prétérit qui désigne un tems déjà passé quand un autre événement sera
arrive, répondra à notre Prétérit Comparatif, aye eu labouré lorsque tu
viendras
.

Il résulte de-là qu'on peut admettre quatre Impératifs dans toutes les Langues,
& même dans la nôtre, & tous pour un Tems futur, ce qu'il ne faut
jamais perdre de vue.

tableau présent commençant | fais | mets toi à faire | présent finissant | exécute entièrement | prétérit postérieur | aye fait | à une telle époque | preter. post. comparatif | aye eu fait | avant que telle chose ait été faite

§. 5.
Impératif employé dans les Loix.

C'est l'Impératif qu'employerent les Législateurs Romains dans la promulgation
de leurs Loix.

Patri. endo. Fidiom. ioustom. vitai. necisque. potestas. estod.
Terque. im. venom. darier. ious. estod (1)175.

Sei. Pater. Fidiom. ter. venom. duit. fidjos. af. patre Leiber.
estod (2)176.

Sei. Arbos. (3)177 emdo. vicinei. fundom. endopendet. XV. pedibus.
altius sublucator. (†)178

« Qu'un Pere ait puissance de vie & de mort sur un fils légitime, &
qu'il ait le droit de le vendre trois fois.
Qu'un fils ne dépende plus de son Pere, si celui-ci l'a vendu trois fois,
Si un arbre s'éleve sur le fonds d'un voisin, qu'il soit coupé à la hauteur
de quinze pieds. »414

Les Grecs se servoient au contraire de l'Infinitif en pareille occasion.

Θεοὺς καρποῖς ἀγαλλειν, honorer les Dieux par des fruits.

Quelques Grammairiens en conclurent que l'Infinitif avoit la force de l'Impératif ;
mais ce n'étoit qu'une ellipse : on suprimoit ces mots : il est ordonné
de
. Ces mots étoient censés se trouver à la tête des Loix. Ils sont exprimés,
en effet, au commencement de celles que firent les Athéniens, après que
Thrasybule leur eut fait recouvrer leur liberté.

Ἔδοξε τῶ Δήμω, Τισάμενος εῖπε. Πολιτεύεσθαι Ἀθηναίους κατὰ τὰ πάτρια. Νόμοις
δὲ χρῆσθαι τοῖς Σόλωνος, &c. Il a plu au Peuple, & Tisamène l'a lu ; les Athéniens se gouverner par les Loix de la Patrie : observer celles de Solon, &c. ;
comme si l'on avoit dit, que les Athéniens se gouvernent, &c.

Les Loix des Hébreux croient exprimées par la seconde Personne du Futur :
Tu honoreras ton Pere, tu observeras le jour du repos, &c. c'étoit une tournure
plus pressante ; elle devenoit personnelle à chacun.415

Mais par la même raison que les Hébreux substituoient le Futur à l'Impératif,
les Grecs substituoient l'Impératif au Futur : tournure qui répandoit un
nouveau feu dans le discours : ainsi un Personage d'Euripides demande à un
autre, Οἰσθ' οὐν ὃ δρᾶσον, sais tu ce que fais ? au lieu de dire, sais-tu ce que
tu dois faire ?
C'est une belle ellipse qui répond a cette phrase, sais-tu ce sur
quoi
les circonstances où tu te rencontres te disent Fais : la rendre simplement
par le futur, ce n'est pas en faire sentir la beauté, ce n'est pas peindre le génie
de cette Langue.

Chapitre III.
De l'Optatif.

Si dans l'exposition des Modes, nous n'eussions fait attention qu'à la Langue
Françoise, nous aurions avec tous les Grammairiens retranché l'Optatif du
nombre des Modes ; mais il existe dans la Langue Grecque en nature, il
existe dans la nôtre, au moyen de formules particulieres ; tout homme en
éprouve les effets par cette faculté qu'il a de passer de desirs en desirs : la
Grammaire générale ne peut donc se dispenser d'en faire un des objets de ses
recherches, & de le mettre au nombre des Modes.

Pour tenir lieu de l'Optatif, nous nous servons quelquefois des mots Plut
à Dieu
 ! Plut au Ciel !

Plût à Dieu que mon cœur fût innocent comme elles ! (1)179
Ah ! Seigneur ! plût au Ciel que je pusse en douter ! (2)180

Plût aux Dieux qu'à son sort inhumain
Moi même j'eusse pu ne pas prêter la main ;
Et que simple témoin du malheur qui l'accable,
Je le pusse pleurer sans en être coupable ! (3)181416

On désigne souvent encore ce Mode par la forme interrogative, avec la
Conjonction que :

Que ne puis-je payer ce service important
De tout ce que mon Trône eut de plus éclatant ! (4)182

Sans perdre tant d'efforts sur ce cœur endurci,
Que ne le laissons-nous périr ? (5)183

…. Elle expire ! ô Ciel ! en ce malheur
Que ne puis je avec elle expirer de douleur ? (6)184

On le désigne enfin par une simple interrogation exclamative :

O désespoir ! ô crime ! ô déplorable Race !
Voyage infortuné ! rivage malheureux !,
Falloit-il approcher de tes bords dangereux ? (7)185

Chapitre IV.
Du Conditionnel ou Supositif.

Outre les gradations que nous venons d'observer dans les modifications
d'une action, & qui nous la présentent relativement à son exécution, relativement
à l'ordre qu'on en donne, & plus simplement encore relativement
au desir qu'on en a, on peut encore la considérer relativement à ce qu'on
eût pu faire, si l'on avoit été placé dans telle & telle circonstance.

De-là un nouveau Mode, le conditionnel ou suppositif.

Je lirois, si j'avois des Livres instructifs & amusans.
Je me promenerois, si j'en avois le loisir.

On se sert ordinairement de ce Mode à la suite d'une Interrogation, &
pour y répondre : c'est comme si une personne demandant à une autre pourquoi
417ne lisez-vous pas ? que ne vous promenez-vous ? celle-ci lui disoit ce
que nous venons d'alléguer, comme des exemples du Conditionnel.

Ce Mode n'est cependant pas toujours accompagné de la Conjonction si,
du moins exprimée ; ainsi l'on dit encore :

Que n'êtes-vous venu ? vous eussiez vu des choses étonnantes.
Que ne m'avez-vous appellé ? j'eusse volé à votre secours.

C'est donc ici une nouvelle modification des Verbes ; & cette modification
est donnée par la Nature même : aussi est-elle dans toutes les Langues, ou en
nature ou exprimée par des circonlocutions qui en ont toute la force. Ainsi les
Langues qui lui ont consacre des Tems particuliers, comme la nôtre, & qui
en ont fait un Mode distinct, sont plus parfaites à cet égard que les Langues
qui ne se sont pas ménagées certe ressource, telle que la Latine & la Grecque ;
& quelque riche que cette derniere soit en Tems, nous avons encore des
richesses qui lui manquent.

Telles étoient les vues bornées de nos Grammairiens, ou telle étoit la scrupuleuse
imitation dans laquelle ils se concentroient relativement aux principes
de la Grammaire Latine, qu'ils ne voyoient rien au-delà ; & que l'Abbé Girard
fut le premier qui apperçut combien il étoit absurde de ne prendre pour
régle de toute Grammaire que celle des Latins ; & quel affreux cahos il en
résultoit pour la Grammaire Françoise, lorsqu'on vouloit réunir dans un même
Mode des Tems disparates, & qui appartenoient à tout autre.

Mais telle étoit la force de l'habitude qu'on n'a fait nulle attention à ce
qu'avoit si bien vu cet Auteur, & qu'on sacrifioit la Langue Françoise à ses
préjugés d'enfance. M. Beauzée, fait pour sentir le vrai de quelque part qu'il
vînt, est le premier qui ait adopté ce nouveau Mode, & qui en ait pris la défense,
non comme le sentiment de tel ou tel, mais comme une vérité utile,
qui fait une partie essentielle des Verbes dans la Langue Françoise, & qui
constitue une des beautés de cette Langue, par lesquelles elle se distingue de
la Langue Latine : ainsi s'exprime à cet égard M. Beauzée.

« Quelque frapante qu'elle soit (il s'agit de la preuve que le Supositif est
un Mode distinct de tous les autres, ) je ne sache pourtant aucun Grammairien
étranger qui l'ait aplique aux Conjugaisons des Verbes de sa Langue :
par raport à la nôtre, il n'y a que l'Abbé Girard qui en ait tiré parti, sans
même avoir déterminé à suivre ses traces, aucun des Grammairiens qui
ont écrit depuis l'Edition de ses vrais Principes ; comme s'ils trouvoient
plus honorable d'errer à la suite des Anciens en les copiant, que d'adopter
418une vérité mise au jour par un Moderne que l'on craint de reconnoître
pour Maître ».

Ce Mode renferme cinq Tems : un Présent, trois Prétérits & un Futur.

tableau présent | préter. | futur | positif | comparatif | prochain

Ces Tems sont tous indéfinis, c'est-à-dire, qu'ils peuvent s'apliquer à toutes
les époques antérieures & postérieures, relatives aux événemens dont on parte
conditionellement.

De ces cinq Tems, l'un est simple, comme le Présent de l'Indicatif, je serois,
j'aurois, je serois. Le second est composé de ces conditionnels, j'aurois ou je
serois
 ; j'aurois fait, je serois arrivé. Le troisiéme est composé de ces mêmes
conditionnels, j'aurois ou je serois, joints à leurs Participes ; j'aurois eu fait,
j'aurois été arrivé, je me serois eu réjoui. Le quatriéme est composé du conditionnel
du Verbe venir, je viendrois de faire, je viendrois d'arriver : & le
cinquiéme est composé du conditionnel du Verbe devoir ; je devrois faire, je
devrois arriver
.

M. Beauzée entre dans un grand détail pour démontrer que chacun de ces
Tems est indéfini. Nous nous contenterons de le prouver par raport au premier :
on pourra juger des autres par celui-là, ou recourir à cet Auteur.

Le Présent désigne l'époque actuelle dans ces vers :

Quoi ! pour un fils ingrat toujours préoccupée,
Vous croiriez(1)186

Et dans ceux-ci :

L'éclat de mon nom même augmente mon supplice :
Moins connu des mortels, je me cacherois mieux :
Je hais jusques au soin dont m'honorent les Dieux (2)187419

Il désigne le Présent postérieur dans ceux-ci :

De ses feux innocens j'ai trahi le mystere ;
Et quand il n'en perdroit que l'amour de son Pere,
Il en mourra, Seigneur. (3)188

Il désigne encore un Présent antérieur, lorsqu'on diroit dans un récit, il
s'arrachoit les cheveux
, il se jettoit à terre, il se relevoit, il mourroit s'il
avoit une épée. En effet, ce il mourroit est un Présent actuel, relativement
au tems dont on parle, qui est lui-même antérieur à celui où l'on parle.

Racine, qui nous a fourni les exemples précédens, s'est servi d'un Conditionnel,
qui a été censuré par l'Abbé d'Olivet, & défendu par l'Abbé des
Fontaines
 : c'est lorsqu'il fait dire par Phèdre à Hyppolite :

Voilà mon cœur, c'est-là que ta main doit frapper.
… Ou si tu le crois indigne de tes coups,
Si ta haine m'envie un supplice si doux,
Ou si d'un sang trop vil ta main seroit trempée,
Au défaut de ton bras, prête-moi ton épée. (4)189

L'Abbé d'Olivet, dans ses Remarques sur Racine, crut que cette expression,
si ta main seroit trempée, étoit un barbarisme.

L'Abbé des Fontaines (5)190 soutint au contraire que cette phrase ne pouvoit
être énoncée d'une matiere différente : il crut qu'elle rentroit dans cet exemple :
« Qu'une personne dise, je ne veux pas que mon ami souffre, j'en serois fâché ;
on lui répondra, si vous en seriez fâché, tâchez donc de le soulager : Où
est donc ici le barbarisme, ajoute-t-il ? Peut-on parler autrement ? »

M. Beauzée aprouve également (6)191 l'expression de Racine, quoique par
des raisons différentes de celles qu'emploie l'Abbé des Fontaines. On peut
voir dans l'endroit cité la maniere dont il y discute cet objet : nous nous contenterons
de dire ici, qu'il trouve que cette expression se justifie très bien au
moyen de la supposition énoncée par si : si en me frapant, ta main seroit
420trempée d'un sang trop vil : ou plutôt, si tu ne veux pas me fraper, parce que
ta main
seroit trempée d'un sang trop vil.

Chapitre V
Du subjonctif.

Jusqu'ici nous avons vu chaque Tems marcher seul, & former une
phrase sans le concours d'aucun autre Tems ; mais il nous arrive souvent de
lier nos phrases les unes avec les autres ; & de la même maniere que nous dévelopons
ou que nous déterminons le sens d'un Nom, par un autre Nom
qui vient se ranger à la suite de celui-là, nous sommes obligés très-souvent de
déterminer le sens d'un Verbe, par un Verbe qui vient se placer à la suite d'un
autre.

Si ce second Verbe est seul, il se lie au premier, en se plaçant finalement
à sa suite sans aucun accompagnement : c'est ainsi que dans les vers suivans
nous voyons les Verbes oublier, cacher & rapeller, employés à déterminer le
sens des Verbes je veux & vous osez.

Cependant quand je veux oublier cet outrage,
Et cacher à mon cœur cette funeste image,
Vous osez à mes yeux rappeller le passé ! (1)192

Mais si ce second Verbe est lui-même précédé d'un Pronom ou d'un sujet,
ensorte qu'il forme un second tableau, on sera obligé, pour le lier avec le
premier, d'employer la Conjonction que, & de donner à ce second Verbe
une forme différente de celle qu'offre le premier, afin qu'on voye de la maniere
la plus précise qu'il lui est subordonné, & qu'il n'offre qu'un sens déterminatif.
Les quatre vers qui précédent ceux que nous venons de citer, nous
présentent deux exemples de Verbes déterminatifs, qui étant accompagnés d'un
421sujet, n'ont pu se lier à ceux qui le précédoient, qu'au moyen de la Conjonction
que.

Attendiez-vous, pour faire un aveu si funeste,
Que le sort ennemi m'eust ravi tout le reste ;
Et que de toutes parts me voyant accabler,
J'eusse en vous le seul bien qui me pût consoler ?

Ces Verbes m'eust ravi & j'eusse, servent en effet à déterminer le sens
de ces mots, attendiez-vous ? Attendiez-vous que le sort m'eût ravi tout
le reste ?
& que j'eusse, &c.

Les changemens que l'on fait dans ces occasions aux Verbes, afin qu'ils
puissent former un seul corps avec les Tems de l'Indicatif, &c. constituent
un cinquiéme Mode qu'on apelle Subjonctif, c'est-à-dire, Tems joints à la
suite d'un autre, comme on diroit chose sous-jointe.

Il résulte de-là que les Tems du Subjonctif ne peuvent jamais paroître seuls,
qu'ils doivent toujours se raporter à un autre tems qu'ils déterminént ; ce qui
fait voir combien s'étoient trompes les Grammairiens Latins & les Grammairiens
François, qui plaçoient le Prétérit positif postérieur, j'aurai fait, ou
fecero, au nombre des tems du Subjonctif.

Il résulte encore de-là, que les tems du Subjonctif sont toujours précédés
d'une Conjonction exprimée ou sous-entendue, en quelque Langue que ce
soit.

L'on devra donc supléer cette Conjonction toutes les fois qu'elle sera sous-entendue,
lorsqu'on voudra rendre compte de ces constructions qui semblent
oposées aux régles de la Grammaire.

C'est ainsi que dans ces vers d'Horace :

Cùm tot sustineas & tanta negotia solus ;
Res Italas armis tuteris, moribus ornes,
Legibus emendes : in publica commoda peccem ;
Si longo sermone morer tua tempora, Cæsar. (1)193

Tous ces Verbes qui sont au Subjonctif, sustineas, tuteris, ornes, emendes,
peccem & morer, y sont en vertu de la Conjonction ut sous-entendue, puisqu'elle
422seule gonverne le Subjonctif, ou plutôt puisqu'elle seule sert à unir le
Subjonctif avec le Verbe, dont il détermine le sens.

Il est vrai qu'ici, il n'y a point de Verbe avant sustineas & que le mût
cum est regardé comme une Conjonction qui gouverne le Subjonctif. Que
répond à cela M. Beauzee ?

1°. Que le Subjonctif n'est jamais réuni à l'Indicatif par la Conjonction
cum, qui se place elle-même avant l'Indicatif tout comme avant le Subjonctif,
& qu'ainsi elle ne peut signifier tout-à-la-fois lorsque & puisque.

En effet, cette Conjonction présente toujours la même idée, soit avec
l'Indicatif, soit avec le Subjonctif ; & on peut la rendre dans toutes ces occasions
par ces mots, dans le tems où, à l'heure où.

2°. Beauzée ajoute que ces deux mots cùm & ut ne pouvant se suivre
immédiatement, il faut encore insérer entr'eux un autre Verbe qui suive cùm
& qui amene ut avec le Subjonctif pour le déterminer, comme si Horace
eût dit :

Cùm res est ita ut sustineas solus tot & tanta negotia, &c.

« Dans le tems où votre situation est telle que vous soutenez seul des
travaux si multipliés & pesans, que vous protégez par vos armes l'Empire
Romain, que vous en faites l'ornement par vos vertus, que vous le restaurez
par vos Loix ; il arriveroit que je manquerois à ce que je dois au bonheur
public, si je me conduisis de façon que j'abusasse, César, de votre tems
par un long discours
 ».

Sanctius, dans sa Minerve, avoit déja aperçu qu'il fallot avoir sans cesse
recours à des suplémens de cette nature, pour rendre raison d'une infinité de
formules pareilles.

M. l'Abbé Valart attaqua très-vivement ce Grammairien Espagnol, à la
tête de la neuviéme Edition de son Rudiment : « ces suplémens lui parurent
des expressions qui ne sont point marquées au coin public, des expressions
de mauvais aloi, qui doivent être rejettées comme barbares… qu'elles ne
sont les productions que de l'ignorance ».

M. Beauzée prenant ici la défense & de l'Espagnol & de ses propres principes,
répond à ces épithètes de M. l'Abbé Valart : 1°. Que ces suplémens
ne sont pas inconnus dans la Langue Latine, qu'elle offre des exemples qui ont
beaucoup de raport avec eux : qu'ainsi dans ces passages de Térence : si est
423facturus ut sit officium suum (1)194 : si est reducere ut velit uxotem (2)195 ; le Verbe
est supose un sujet tel que res, & ut supose un antécédent tel que ita ; comme
si l'on disoit, si res est ita ut fit facturus officium suum, si l'événement est tel
qu'il fasse son devoir
. Si res est ita ut velu reducere uxorem, si sa volonté est
telle qu'il consente à faire revenir
son épouse.

2°. Qu'on ne prétend pas que ces suplémens soient des locutions usitées
dans le langage, mais des dévelopemens sans lesquels on ne pourroit analyser
les phrases même dont l'usage est le plus commun ; encore moins, les
imiter à propos.

3°. Que dans toutes les occasions où le sens analytique & grammatical
exige le suplément d'une ellipse, on est en droit d'y recourir, lors même
qu'on n'en auroit aucun modéle dans la construction actuelle de la Langue.
« La raison en est, ajoute cet Auteur, que souvent une ellipse n'est autorisée
dans une Langue que pour supléer à un point de vue qui n'y a pas reçu une
expression propre, & qui est pourtant nécessaire à l'exposition analytique
de la pensée. Tel est, par exemple, le Mode Supositif, qui, comme on l'a
vu, ne peut s'exprimer en Latin que par le Subjonctif construit elliptiquement.
Personne apparemment ne s'est encore avisé de dire en François, je
souhaite ardemment que le Ciel fasse ensorte que nous ayons bientôt la
paix
 ; c'est néanmoins le développement analytique le plus naturel & le
plus raisonnable de cette phrase Françoise, fasse le Ciel que nous ayons
bientôt la paix !
 »

Ici M. Beauzée ajoute une régle générale relative aux ellipses de la Langue
Françoise, que nous ne pouvons nous résoudre à omettre : « Je remarquerai,
dit-il à ce sujet, que c'est une régle générale de la Langue Françoise, &
qui peut-être n'a pas encore été observée, que quand un Verbe est suivi
de son sujet sans être précédé d'une Conjonction déterminative, il y a ellipse
du Verbe principal auquel est subordonné celui qui est en construction
inverse. Telle est la phrase que l'on vient de citer : l'ellipse y est indiquée
& par l'inversion du sujet & par la forme subjonctive du Verbe, laquelle
supose toujours un autre Verbe à l'Indicatif : cet autre Verbe ne peut
être ici que le Verbe je souhaite : l'Adverbe ardemment que j'y ajoute, me
semble nécessaire pour rendre l'énergie du tour elliptique, qui donne à la
phrase le sens optatif ; & ensorte est l'antécédent nécessaire de la Conjonction
424que, qui doit lier la Proposition Subjonctive à la principale ».

§. 2.
Tems du Subjonctif.

Tels sont les Tems du Subjonctif qui résultent du systême de M. Beauzée.

Deux Présens, six Prétérits, & quatre Futurs.

Présents.

tableau indéfini | que je chante | que j'arrive | défini antér. | que je chantasse | j'arrivasse

Prétérits.

tableau positifs | comparatifs | prochains | indéfini | défin. ant.

Futurs.

tableau positifs | prochains | indéfini | défin. ant.

De ces douze Tems, les quatre premiers sont ceux qui ont été reconnus
par tous les Grammairiens, & qu'on a long-tems regardés comme les seuls
qui composassent le Subjonctif, lorsqu'on en ôtoit ceux qu'on lui avoit attribués
mal-à-propos, tels qu'un Futur en Latin, & les Conditionnels ou Supositifs
en François. Ces quatre tems du Subjonctif sont ceux que les Latins apellent
Présent, Imparfait, Prétérit & Plusque Parfait.425

§. 3.
Eclaircissement sur ces Tems.

Dans chacune de ces six Classes sont deux Tems, l'un Indéfini, l'autre
Défini antérieur. Le premier désigne en effet une époque considérée comme
ayant également lieu dans un Présent actuel ou dans un Présent postérieur.

Je veux que vous vouliez, Présens actuels.
Je voudrai que vous vouliez, Présens postérieurs.

Le Prétérit positif indéfini j'aye voulu, a lieu également avec ce Prétérit
actuel je veux, & le Présent posterieur je voudrai.

Je veux que vous ayez voulu.
Je voudrai que vous ayez chanté.

Le second Tems de chacune de ces classes est un Tems Défini antérieur,
parce qu'il n'a lieu que relativement au Présent antérieur.

Je voulois que vous voulussiez, que vous chantassiez, &c
Je voulois que vous eussiez voulu, que vous eussiez chanté.

Puisque les tems du Subjonctif sont relatifs aux tems de l'Indicatif, l'idée
qu'ils offrent est plus composée que celle de ceux-ci ; ils offrent un raport
de plus ; mais les tems de l'Indicatif en offrent déja deux. Je fis, offre,
par exemple, un raport d'existence passée ou antérieure, relativement
au tems où l'on parle, tandis que les tems du Subjonctif, outre ces deux
raports, offrent encore un raport avec le moment déterminé par l'Indicatif
qui les précéde.

Ainsi dans cette phrase, je desirois que vous chantassiez en présence de cette
Compagnie
, vous chantassiez désigne une action qui devoit être présente au
tems dont on parle, qui est antérieure au tems où l'on parle, & qui est subordonnée
au tems désigné par le Verbe je desirois.

Suivant que l'on considere les tems du Subjonctif relativement aux deux
raports qui leur sont communs avec ceux de l'Indicatif, ils offrent dans chaque
classe un tems Indéfini & un tems Défini, comme nous venons de le voir.

Mais dès qu'on les considere relativement aux trois sortes de raports qu'ils
réunissent, ils deviennent tous Indéfinis, tous désignent le raport d'existence
426actuelle à l'égard d'une époque antérieure, actuelle ou postérieure.

Je voulois que vous chantassiez hier, époque actuelle.
Je ne vois pas que vous chantassiez hier, époque antérieure.
Je ne crois pas que vous chantassiez jamais, lors même qu'on vous
enseigneroit mieux
, époque postérieure.

Aussi ce même tems, vous chantassiez, s'exprime en Latin dans chacun de
ces cas par un tems différent ; par un Présent, par un Prétérit & par un Futur ;
te cantare, te cantavisse, te cantaturum.

C'est à cause de ce troisiéme raport, ou parce que les tems du Subjonctif
sont toujours subordonnés à un autre tems, que tous les tems du Subjonctif,
& sur-tout les Présents, sont regardés comme des Futurs : car ce qui est subordonné
est comme un Futur, relativement à ce qui le met en jeu : je ne saurois
dire, je veux que vous sachiez, sans que l'on considere ce mot sachiez
comme un Futur, puisque la personne à qui l'on parle ne sait pas ce qu'on
veut qu'elle sache, & qu'elle ne le saura qu'après qu'on le lui aura dit.

Il ne faut donc pas être étonné si nous voyons les Italiens, par exemple,
employer le présent du Subjonctif au lieu du Futur : c'est donc chez eux
comme chez nous
. Le Tasse s'est servi du Présent du Subjonctif dans ce sens :

Hor mentre guarda e l'alte mura e'l sito,
De la Città Goffredo, e del paese ;
E pensa, ove s'accampi, onde assalito
Sia il muro hostil più facile a l'offese. (1)196

« Cependant Godefroy considere les murs élevés & la situation de la ville
& du terrein : il examine où qu'il se campe & d'où le mur ennemi soit attaqué
d'une maniere plus sûre ».

Nous dirions : « Il examine la place qu'il doit choisir pour son camp,
& de quel côté il sera plus aisé d'attaquer le mur ennemi ».427

Chapitre VI.
De l'Infinitif.

§. 1.
Fausses idées qu'on se formoit de ce Mode.

Nous voici parvenus enfin, à la derniere espéce des modifications que
reçoit le Verbe relativement aux différentes Classes de Tems : c'est l'Infinitif.
C'est de ce mode que M. Beauzée a dit : « l'Infinitif est un des objets de la
Grammaire dont la discussion a occasionné le plus d'assertions contradictoires
& laissé subsister le plus de doutes : on ne finirait pas s'il falloit examiner en
détail tout ce que les Grammairiens ont avancé à cet égard. Le plus court,
& apparemment le plus sur, est d'analyser la nature de l'Infinitif d'après les
usages combinés des Langues. En ne posant que des principes solides, on
parvient à mettre le vrai en évidence ; & les objections sont prévenues ou
résolues ».

Ce Mode est d'une nature différente des autres Modes : il ne se lie point
avec les Personnes, comme ceux-ci, tandis qu'il s'accompagne, comme les
Noms, d'articles & de prépositions, & qu'il sert comme eux de sujet, d'objet,
de terminatif, &c. ensorte qu'il reçoit des Cas dans les Langues où les
Noms en sont susceptibles. Aussi a-t-on été tenté de le regarder comme un
Nom.

D'un autre cote, au lieu de peindre des objets comme les Noms, il ne
peint 1°. que des actions ou des états comme les Verbes, & il sert de complément
aux Verbes avec lesquels il ne peint par-là même qu'une seule idée, qu'un
ensemble ; tout comme l'adjectif ne peint pas un objet différent du nom auquel
il est associé, qu'il ne fait qu'un avec lui.

2°. Comme les Verbes, il s'associe à l'idée de Tems, qui est incompatible
avec les Noms.

Il n'est donc pas un Nom, mais plutôt un Verbe, puisqu'il désigne & des
actions & des tems comme les Verbes.

Il n'est donc pas un Verbe, mais plutôt un Nom, puisque, comme les
Noms, il ne s'associe pas aux Pronoms ou aux Personnes, & qu'il s'associe au
contraire comme eux aux Articles & aux Cas ?428

Mais qu'est-ce qu'un mot qui tout à la fois est Nom sans être Verbe, &
Verbe sans être Nom ? En fait-on mieux connoître la nature en l'appellant
Verbe-Nom ou Nom-Verbe ? ou en le rangeant simplement dans la Classe des
Verbes ou dans celle des Noms ?

Toutes ces dénominations sont fausses ou incomplettes. Les Infinitifs, très-bien
nommés ainsi, soit parce qu'ils n'ont point de limites pareilles à celles
des autres Parties du Discours, qu'ils tiennent lieu de plusieurs ; soit parce
qu'ils ne tiennent à aucune Personne en particulier & qu'ils peuvent s'apliquer
à toutes indistinctement ; les Infinitifs, dis-je, ne peuvent être raportés à aucune
Partie du Discours en particulier, & on ne sauroit leur donner un nom
composé de deux autres, sans en faire un tout bizarre composé de parties mal
assorties. Ils sont donc des mots elliptiques, des abréviations qui tiennent lieu
elles seules de plusieurs Parties du Discours, semblables en cela aux mots mon,
ton, &c. qui représentent seuls les trois Parties du Discours auxquelles apartiennent
ces mots le… de moi, le…de toi.

§. 2.
Sa définition & ses propriétés.

L'Infinitif n'est autre chose qu'une ellipse, dans laquelle on a suprimé le
nom d'action dans les Verbes actifs, & celui d'état dans les Verbes neutres
& passifs, en conservant le mot qui déterminoit la nature de cette action, de cet
état &c. comme effet d'un agent qu'on ne désigne pas, & qui est comme l'adjectif
du nom suprimé. Ainsi quand nous disons, un jeune homme doit étudier,
c'est comme si nous disions un jeune homme doit se livrer à ce genre d'actions
qui est le propre d'un homme qui étudie, ou que nous apellons étudier.

Il est tems de parler, c'est-à-dire, c'est le tems de l'action par laquelle on
parle
, ou que nous apellons parler.

Mais comme le Verbe actif emporte avec lui l'idée d'action, & que cette répétition
du mot action deviendroit très-fatiguante en allongeant le discours sans
le rendre plus clair, on suprime ce mot avec tous ses accompagnemens, &
l'on fait marcher le Verbe sans y joindre l'idée d'aucun pronom, parce
qu'on ne désigne pas cette action comme étant l'effet de quelque agent déterminé.

De-là, découlent de la maniere la plus simple, toutes les propriétés de
l'Infinitif & toutes ces bizarreries apparentes qui semblent faire la croix des
Grammairiens.429

1°. Il n'est jamais accompagné d'aucune personne, puisqu'il peint l'action
en elle-même sans la considérer relativement à aucun agent.

2°. C'est un Verbe, parce que peignant des actions, il s'associe nécessairement
à l'idée de Tems ; & que toute action peut être considérée en elle-même
comme présente, passée ou future, quoiqu'on ne la regarde pas comme
opérée par telle ou telle personne en particulier.

3°. Il s'employe comme un nom, parce qu'il tient la place d'un nom :
nous disons mentir est un crime, comme nous dirions l'action de mentir est
un crime
.

4°. Dès-lors, l'Infinitif s'employe comme un nom à la suite des Verbes
& avec des prépositions ; ainsi l'on dit : il se plait à faire du bien ; il ne cesse
d'étudier ; il est fait pour instruire ses semblables ; il veut toujours faire à
sa tête.

5°. Il s'accompagne même des articles, dans la Langue Italienne & dans
la Langue Grecque ; & quelquefois dans la nôtre, où il devient alors une espéce
de nom.

Ainsi nous disons le boire & le manger, l'aller & le venir, le vouloir & le
parfaire : mais comme nous n'en faisons usage qu'avec quelques Verbes actifs,
nous ne regardons ces formules que comme des noms : au lieu que dans les
deux Langues dont nous parlons, le Grec & l'Italien, l'Infinitif ne cesse pas
d'être Verbe, quoique précédé de l'Article.

Ainsi on dit en Italien, l'assignare il giorno (l'assigner un jour,) pour
dire l'action d'assigner un jour : il redurre, (le réduire,) pour dire l'action
de réduire
.

C'est dans le même sens que les Grecs disoient, τὸ λίαν φιλεῖν τοῦ μὴ φιλεῖν
αἴτιον, le beaucoup aimer n'est pas une raison d'aimer.

§. 3.
Exemples qui justifient ces idées.

Démontrons la vérité de ces principes, & le bel effet des Infinitifs par ce
passage d'un de nos Poëtes qui dans le court espace de vingt vers nous offre
quinze Infinitifs (1)197.430

Déjà plein d'un amour dès l'enfance formé,
A tout autre desir mon cœur étoit fermé ;
Vous me vintes offrir & la vie & l'Empire ;
Et même votre amour, si j'ose vous le dire,
Consultant vos bienfaits, les crut, & sur leur foi,
De tous mes sentimens vous répondit pour moi.
Je connus votre erreur ; mais que pouvois je faire ?
Je vis en même tems qu'elle vous étoit chere.
Combien le Trône tente un cœur ambitieux !
Un si noble présent me fit ouvrir les yeux.
Je chéris, j'acceptai, sans tarder davantage,
L'heureuse occasion de sortir d'esclavage :
D'autant plus qu'il falloit l'accepter ou périr.
D'autant plus que vous-même ardente à me l'offrir,
Vous ne craigniez rien tant que d'être refusée ;
Que même mes refus vous auroient exposée ;
Qu'après avoir osé me voir & me parler,
Il étoit dangereux pour vous de reculer.
Cependant je n'en veux pour témoin que vos plaintes.
Ai-je pu vous tromper par des promesses feintes ?

Le premier de ces Infinitifs, offrir, désigne le but qui avoir conduit
Roxane vers Bajazet : c'est comme s'il eût dit, vous vintes à moi dans l'action
d'une personne qui
offre & la vie & l'Empire
.

Dire, désigne ce qu'ose Bajazet : si j'ose me livrer à l'action d'un personne
qui
dit
.

Faire, désigne l'objet du Verbe que pouvois-je ? comme s'il eût dit, pouvois-je
me livrer à l'action d'une personne qui fait
, ou plutôt à quelqu'une de
ses actions qu'on apelle faire, pouvois-je me livrer ?

Ouvrir, marque l'effet que produisit le présent de Roxane : un si noble présent
me fit
faire l'action d'une personne qui ouvre les yeux, ou cette action
qu'on apelle ouvrir les yeux.

Tarder, est relatif au Tems, c'est mettre de la lenteur dans ses actions ;
précédé comme ici de la préposition négative sans, il désigne l'empressement
avec lequel Bajazet reçut le présent de Roxane ; c'est comme s'il eût dit, j'acceptai
sans l'action d'une personne qui tarde
, ou j'acceptai sans retardement.

Sortir, détermine l'occasion qu'accepta ce Héros de la piéce ; aussi est-il
431joint à ce nom par la préposition déterminative de : j'acceptai l'heureuse occasion
de sortir
, comme s'il disoit l'occasion de cette action par laquelle une
personne
sort
.

§. 4.
Avantages de l'Infinitif.

Cette facilité de s'exprimer d'une maniere indéfinie donne beaucoup de
grace au discours, & le rend beaucoup plus concis : aussi employe-t-on souvent
l'Infinitif dans les expressions proverbiales & dans les sentences : ainsi
l'on dira pour peindre le chagrin que cause une attente inutile : Eh ! quoi ! toujours
attendre, souffrir & ne voir rien venir !
Horace dit sentencieusement,
virtus est vitium fugere, vertu est vice fuir : pensée exprimée de la maniere
la plus concise qu'il soit possible, & qu'on pourra tourner en François de
plusieurs manieres qui la rendront plus longue sans rien ajouter au sens ; comme
si nous disions, c'est une vertu de fuir le vice ; ou, l'éloignement pour le
vice est une vertu
 ; ou, c'est déja une grande vertu que de savoir éviter le
vice
.

Cet Infinitif produit même un effet beaucoup plus brillant que si l'on employoit
un nom à sa place. Nous disons fort bien, il est tems de me retirer,
& nous ne dirons pas il est tems de ma retraite, de mon départ,
de ma sortie d'ici
. C'est ainsi que Ciceron dit, tempus est jam hinc abire me,
il est tems de me retirer. C'est que l'Infinitif nous peint mieux comme
agissans.

§. 5.
Autre propriété de l'Infinitif.

Mais les Verbes ne désignent pas seulement les actions ; ils peignent encore
les qualités, donnant ainsi lieu aux Tableaux énonciatifs & aux passifs.
Il y aura donc des occasions dans lesquelles l'Infinitif ne pourra se résoudre
que par les mots qualité, état, situation, au lieu du mot action : & ce sera
toutes les fois que cet Infinitif sera exprimé par le Verbe Etre. Nous en avons
un exemple dans le discours précédent de Bajazet, lorsqu'il dit ;

Voui ne craigniez rien tant que d'être refusée.

Ce mot d'être refusée, sert de déterminatif ou de complément au mot qualité,
sous-entendu, & qui n'a disparu que parce qu'il n'ajoutoit rien à l'énergie
432& à la clarté de la phrase. C'est comme si on eût dit, vous ne craigniez rien tant
que la qualité d'être refusée, que la situation, l'état d'une personne qui est
refusée
.

Il en est de même de cet exemple :

Créon en est le Prince, & prend Jason pour gendre ;
C'est assez mériter d'être réduit en cendre. (1)198

Comme si Médée eût dit, c'est assez mériter l'état d'un objet qui est réduit en cendre.

C'est ainsi que l'on dit en Italien en parlant de Calypso abandonnée par
Télémaque, l'essere immortale, expression qu'on ne rend point en François
en disant l'être immortelle, parce que cette formule renferme une ellipse inconnue
à notre Langue, & que par conséquent elle n'y présente aucune image ;
il faut donc nécessairement supléer les mots supprimés ; & dire, la qualité d'être
immortelle
augmentoit la douleur de Calypso.

C'est ainsi que l'ellipse ayant produit l'Infinitif, embellissoit le langage, tandis
qu'elle en rendoit l'analyse presque impossible, en se cachant dans l'obscurité
des Principes grammaticaux : de-là cet embarras dans lequel on s'est toujours
rencontré, lorsqu'on a voulu rendre raison du Mode dont il s'agit ici, & qui
paroissant tenir de plusieurs Parties du Discours, ne pouvoir être raporté à une
seule sans tout brouiller.

Par-là se confirme toujours plus ce que nous avons dit au sujet de l'ellipse,
& combien nous avons eu raison en lui donnant une place dans la définition
même de la Grammaire.

§. 6.
Tems de l'Infinitif.

L'Infinitif sert à diriger également des états, & des actions passées, présentes
& futures : il réunira donc divers tems, tous également elliptiques. On
en peut compter cinq en François, tandis que le Grec en a six, & que le
Latin n'en offre que trois. Voici ceux qui existent dans notre Langue.433

tableau présent | prétérits | futur | positif | comparat. | prochain

Les Latins réduisent les trois Prétérits à un seul ; amavisse, avoir aimé.

Les Grecs, qui ont, comme nous, un Présent & trois Prétérits, ont deux
Futurs : l'un qui désigne qu'on doit commencer telle chose, s'y adonner ; &
l'autre qui désigne qu'on doit achever, mener à fin, faire complettement
une chose.

Ces Tems sont tous indéfinis, ensorte qu'ils peuvent tous être ce qu'ils
sont, dans des époques actuelles, antérieures & postérieures.

Cette maxime, l'homme veut être heureux, est vraie pour tous les tems,
pour les hommes qui sont, qui ont été & qui seront. Le mot être suppose
toutes les époques possibles.

Et si nous, disons, enfin je puis vous saluer, je voulus vous saluer, j'aurai
le plaisir de vous
saluer ; nous employons saluer comme actuel, comme antérieur
& comme postérieur, relativement à l'époque où nous parlons.

Il en est de même du Prétérit, j'ai cru vous avoir salué, je crois vous
avoir salué, je croirai vous avoir salué en vous faisant un signe de tête.

Ici, partage entre les Grammairiens. Sanctius à la tête d'un grand nombre
de Partisans, a cru que les tems de l'Infinitif ne désignent un tems particulier
qu'autant qu'ils sont unis à des Verbes qui n'étant pas à l'Infinitif, désignent
un tems quelconque : d'après ce principe, le mot ci-dessus saluer ne désigneroit
par lui-même aucune époque, puisqu'il ne désigne une époque actuelle
que parce qu'il est joint à un Présent je puis ; une époque antérieure, parce
qu'il est joint à un Prétérit je voulus ; & une époque postérieure, parce qu'il
est joint à un Futur je croirai. Mais, répond fort bien M. Beauzée (1)199, chaque
tems de l'Infinitif désigne invariablement une époque qui lui est propre ; ainsi
saluer est toujours un Présent, quelle que soit l'époque avec laquelle on l'associe
& avoir salué sera toujours un Prétérit, quoiqu'on le raporte à des époques
actuelles & futures. Ce n'est pas leur valeur déterminée qui dépend des Verbes
dont ils sont précédés : ceux-ci ne déterminent que le moment où ces actions
eurent lieu, comme présentes ou comme passées, &c.434

Chapitre VII.
Des Tems de l'Infinitif Latin, appellés Gérondifs.

§. 1.
Ce qui a donné lieu aux Gérondifs.

Les Latins ont dans leur Infinitif une sorte de Tems qu'on apelle Gérondifs,
& dont jusqu'ici on ne s'est point formé d'idée nette & exacte, parce
qu'ils paroissent absolument bornés à cette langue, quoique ce ne soit que
relativement à la forme. Afin de pouvoir nous en rendre raison, rapellons-nous
ce que nous avons déja vu, que les Infinitifs tenant lieu d'un Nom
sous-entendu, s'employent de la même maniere que s'employeroit ce Nom
s'il étoit exprime : qu'ils sont ainsi successivement sujet, objet, terminatif,
complément : qu'ainsi étudier est sujet, lorsqu'on dit étudier est une chose
utile
 ; déterminatif ou complément dans cette phrase, il est tems d'étudier ;
terminatif dans cette troisiéme, on lui donna la Grammaire à étudier ; objet
enfin lorsqu'on dit, il le fait étudier du matin au soir. Observons encore
que ces divers emplois ne sont désignés que par des moyens étrangers au
Verbe étudier, qui demeure toujours le même dans toutes ces circonstances.

Les Infinitifs se trouveront donc nécessairement chez les Latins dans les mêmes
circonstances : ils seront tour à tour sujets, objets, terminatifs, &c. mais
les Latins seront-ils obligés d'exprimer, comme nous, ces qualités diverses par
des marques étrangeres à l'Infinitif ? L'Infinitif ne pourra-t-il pas changer de
terminaison, suivant la fonction diverse qu'il aura à remplir ? Qu'est-ce qui l'empêcheroit,
dans une Langue qui a déja des terminaisons pour tous les rôles
qu'ont à remplir les Noms ? On n'aura qu'à transporter ces terminaisons aux
Infinitifs, & ils indiqueront dès-lors par eux-mêmes le rôle qu'ils remplissent
dans les tableaux où ils se trouveut. C'est ce que firent sagement les Latins.
L'Infinitif devenoit-il complément ou determinatif ? ils changeoient sa terminaison
are ou ere, en andi ou endi : étoit-il terminatif ? ils la changeoient en
ndo : étoit-il à la suite de la Préposition ad, qui marque le but ? ils changeoient
cette terminaison en ndum.

C'est ce qu'ils apellerent Gérondifs, mot formé gerere, agir, gérer.
435Mais que signifie ce nom, & pourquoi fut-il donné à cette portion de l'Infinitif ?
C'est ce qu'on chercheroit inutilement dans nos Grammairiens les plus
célébres, qui n'ont rien de satisfaisant à cet égard. Il faut donc aller encore
ici à la découverte.

§. 2.
Définition des Gérondifs.

Les Gérondifs expriment les divers raports qu'offrent les Présents des Infinitifs
avec le reste de la phrase, de la même maniere que dans les Noms, les cas
en désignent les divers raports. On peut dire dans ce sens qu'ils sont les cas
de l'Infinitif.

L'Infinitif sert-il de complément à un Nom ? On employe le Gérondif en di :
il est tems d'étudier, tempus est studendi.

Le Gérondif en do, sert à marquer, comme le Datif, le terme d'une action ;
ainsi pour dire je mettrai mes soins à chercher ce que vous desirez, on
dit quærendo quod optas operam dabo.

Le Gérondif en dum, désigne la destination, & sert également à rendre
l'Infinitif propre à entrer dans des phrases où il est précédé d'une Préposition :
il vint pour répondre, venit ad respondendum ; pour étudier, ad studendum.

L'Infinitif est-il employé comme un circonstanciel, pour désigner le moyen,
&c. on se fert encore du Gérondif en do, mais tenant lieu d'Ablatif : ainsi on
dit, memoria excolendo augetur ; comme si nous disions, la mémoire s'augmente
par cultiver elle, au lieu de dire en la cultivant.

Par ce moyen, la Langue Latine étoit parfaitement semblable à elle-même :
comme elle n'employe jamais les Prépositions que devant les cas, toute Préposition
qui précédoit un Verbe, le voyoit au cas avec lequel elle s'associoit ;
& tout Verbe qui servoit de complément à un Nom se trouvoit au cas qu'exige
le complément.

Tandis que dans nos Langues sans cas, les Prépositions seules servent de
lien entre un Infinitif & les mots avec lesquels il est en raport, parce que chez
nous les Prépositions seules servent à marquer ces raports.436

§. 3.
Origine des Gérondifs.

Mais quelle fut l'origine de ces Cas de l'Infinitif ? C'est une question encore
en litige : eu tel est le sort des Langues, de donner lieu à une foule de
discussions intéressantes, qui semblent interminables : on diroit que leur génie
se plaît à nous échaper : résout-on une difficulté ? il s'en éleve aussi-tôt une
multitude aussi obscures. Disons-le hardiment ; la terminaison même du nom
des Gérondifs, leur parfaite ressemblance avec les cas du participe en dus, & le
raport qu'ils ont, comme lui, avec l'idée soit du Futur, soit des tems postérieurs,
tout prouve qu'ils ne furent autre chose dans leur origine que les cas même
du Participe Futur Passif, de ce Participe terminé en ndus ; & que d'Adjectifs
Passifs comme lui, ils s'employerent insensiblement comme des noms actifs,
par une ellipse semblable à celle dont nous usons lorsque nos participes prétérits
passifs deviennent une portion de nos Tems actifs, & s'employent
comme des Noms ; ainsi les Latins disent, tempus est studendi lectionem, il est
tems d'étudier sa leçon, comme nous disons, j'ai achevé.

Des deux côtés, passif devenu actif, & adjectif employé comme un nom.

§. 4.
Controverse à ce sujet.

Vous renouvellez ici une vieille erreur, me dira-t-on : les Anciens ont cru
en effet que les Gérondifs étoient les cas du Participe en dus ; mais on leur
a très-bien prouvé qu'ils se trompoient.

Je conviens de tout cela ; je sais que Sanctius, Scioppius, Vossius, &c.
ont dit ce que j'avance ici : je sais aussi que MM. de Port-Royal (1)200 & M.
Beauzée ont très-bien réfuté les raisons dont ils appuyoient leur systême :
malgré cela, je ne puis me résoudre à adopter d'autre principe ; mais je l'éleve
sur une base absolument différente de tout ce qu'ils ont dit, & qui me
paroît aussi inébranlable que la leur étoit fragile.

Qu'on juge de celle-ci par la réfutation victorieuse qu'en a fait M. (1)201 Beauzée.
437« Les Grammairiens, dit-il, dont je combats ici l'opinion, en démontrent
eux-mêmes l'erreur par l'embarras & l'absurdité de la maniere dont
ils sont forcés d'analyser les Gérondifs, qu'ils regardent comme participes
passifs. Les uns sous-entendent l'Infinitif actif du Verbe même ; &, selon
eux, c'est cet Infinitif sous-entendu qui régit l'accusatif. Ainsi, petendum
est pacem à Rege, signifie dans leur systême, demander au Roi la paix
est ce qui doit être demande … Les autres sous-entendent le nom negotium,
& commentent ainsi la même phrase, negotium petendum à Rege
est circa pacem
, la chose qui doit être demandée au Roi a pour objet
la paix. Ni les uns ni les autres ne pourroient se tirer d'affaire avec les Gérondifs
des Verbes neutres : car que voudroit dire, par exemple, dormire dormiendum
est
, dormir doit être dormi ; tempus dormire dormendi est, le tems
dormir est de ce qui doit être dormi ; negotium dormiendum est, une chose
doit être dormie ».

Certainement rien n'est plus ridicule que de pareilles explications ; elles
prouvent que ces Grammairiens ne tenoient point le fil de la science dont ils
s'occupoient, & d'après eux il étoit impossible d'admettre que les Gérondifs
fussent les cas des participes en dus.

J'avoue encore qu'en regardant les Gérondifs comme les cas purs & simples
de l'Infinitif, ainsi que le propose M. Beauzée, on rend raison d'une maniere
très-nette des phrases dans lesquelles ils se rencontrent. A cet égard, ce systême
ne laisse rien à désirer ; mais il laisse dans l'obscurité la plus profonde, l'origine
des Gérondifs ; il ne rend pas raison de leur parfaite conformité pour le
son avec les cas du participe futur passif, & il empêche de tirer de ce raport
les conséquences intéressantes qui en résultent. Reprenons donc cette question,
mais sous un nouveau point de vue.

§. 5.
Comment les Gérondifs sont nés du Participe en dus.

Il est incontestable 1°. que les Gérondifs sont parfaitement semblables
quant au son, aux Cas du Participe futur en dus ; 2° qu'ils leur sont parfaitement
semblables quant au sens.

Point de différence à ces deux égards dans les phrases suivantes, entre
amandi, génitif du participe en dus, & amandi Gérondif : tempus est amandi
patris
, c'est le tems du Pere qui doit être aimé : tempus est amandi, c'est le
tems de ce qui doit être aimé.

La seule différence qui y regne, c'est que dans la premiere, l'objet qu'on doit
438aimer est exprimé ; au lieu qu'il ne l'est pas dans la seconde : qu'on s'exprime
dans celle-ci d'une maniere indéfinie en faisant abstraction de tout objet : aussi
tous ces Gérondifs ne sont autre chose que le genre neutre du participe ; ce
genre dont on se sert toutes les fois qu'on employe un Adjectif qui n'est accompagné
d'aucun nom.

Il n'est pas moins certain que le Participe étant considéré sous ce point de
vue indéterminé, devenoit parfaitement analogue à l'infinitif, qui est lui-même
indéterminé ; & qu'il étoit très-indifférent de dire, c'est le tems d'aimer,
ou il est le tems de ce qui doit être aimé, & que cette derniere formule devoit
même être préférée à la premiere chez les Latins qui avoient une prédilection
singuliere pour les tournures passives.

Mais s'il étoit indifférent en soi de se servir de l'une ou de l'autre de ces
formules, il ne l'étoit point relativement au génie de la Langue Latine : car il
lui étoit impossible d'employer l'Infinitif, puisqu'il auroit dû être précédé d'une
Préposition, ce qui ne se pouvoit : on profita donc de la ressource qu'offroit à
cet égard le Participe en dus, au moyen de ses cas.

Ce n'est pas tout : ces cas du Participe étant toujours pris dans un sens indéterminé
& parfaitement analogue à l'infinitif actif, se firent considérer insensiblement
comme des tems actifs, & ils amenerent à leur suite l'accusatif
tout comme s'ils avoient été actifs : ainsi l'on dit tempus est legendi hanc epistolam,
comme on diroit tempus est legere hanc epistolam : le sens étoit parfaitement
analogue de part & d'autre ; & l'esprit qui concevoit une tournure
active dans le premier cas tempus est legendi, disoit aussi-tôt hanc epistolam,
comme si ce mot fût venu à la suite d'un Verbe actif.

C'est précisément de la même maniere que nous prenons dans un sens actif
les Participes prétérits passifs lorsque nous disons j'ai fait, j'ai aimé, & que
nous les employons comme des masculins dans ces phrases, j'ai fait cette Dissertation,
j'ai aimé cette personne, tandis qu'ils devroient être au féminin, &
qu'on devroit dire, suivant le sens primitif, j'ai faite cette Dissertation, j'ai aimée
cette personne
 ; tout comme nous disons cette Dissertation que j'ai faite, cette
personne que j'ai aimée
.

Mais accoutumés à considéer ces Prétérits passifs comme indéterminés,
quand ils marchent les premiers, nous les employons comme s'ils n'avoient
rien de commun avec les Noms dont ils sont suivis, si comme s'ils étoient
actifs, d'autant plus qu'ils font partie de nos actions.

Ainsi les Latins accoutumés à considéer les cas du Participe en dus, d'une
maniere indéterminée quand ils marchent sans nom, & comme désignant
439des actifs, les firent suivre de Noms à l'accusatif, tout comme s'ils avoient été
des Tems actifs.

C'est donc des deux côtés une seule & même marche, & en François & en
Latin : de part & d'autre des Participes passifs employés comme actifs, & revêtus
de toutes les prérogatives de l'actif, non par eux-mêmes, mais en conséquence
de la maniere dont l'esprit les incorpore avec l'actif, pour tenir lieu de Tems
& de tournures qui devroient être actives, & que l'actif ne fournit pas.

Il ert vrai que dans toutes les Grammaires Latines, on a distingue les Gérondifs
des Participes, & l'on en a fait des Tems actifs : mais les Grammairiens
Latins étoient conduits à cette distinction par l'usage qu'on faisoit des
Gérondifs : c'est ainsi que nous pouvons considérer les Participes joints aux
Verbes dans j'ai fait, j'ai aimé, &c. comme des tems différens du Participe
fait, du Participe aimé, parce qu'ils se construisent différemment. D'ailleurs,
lorsque ces Grammairiens auroient erré à cet égard, on n'en auroit pas dû être
étonné, puisque dans ce tems-là on n'avoit nulle idée de la métaphysique du
Langage : ils se trompoient cependant moins qu'on ne pense, puisqu'ils nous
disent, comme par tradition, & sans en pouvoir rendre raison, que les Gérondifs
viennent du Participe.

Ajoutons qu'il est d'autant moins étonnant que les Gérondifs représentent
l'Infinitif qu'ils viennent eux mêmes de ce Mode. Il est vrai que dans
l'état actuel des Infinitifs Latins, on ne voit pas comment les Participes en ndus
pourroient s'être formés de l'Infinitif toujours terminé en re. Mais cette terminaison
est postérieure à celle qu'avoit l'Infinitif, lorsque le Participe en dus
fut établi. Ces Infinitifs Latins se terminoient alors en n, ou ne : on disoit
par un son sourd amane, legene, là où l'on dit ensuite par un son aigu amare, legere.
Que les Infinitifs Latins se soient terminés ainsi, & que la Syllabe re n'ait
été chez eux qu'une altération de ne, c'est ce qui résulte incontestablement de
la comparaison de ces Infinitifs avec ceux des autres Langues, dont le Latin
ne fut qu'un Dialecte.

Ainsi les Grecs disent tim-an, craindre ; phil-ein, aimer.
Les Peuples Germaniques, brech-en, faire brêche.
Les Persans anciens & modernes, nush-ten, écrire.
Les Goths, luk-an, fermer.

Les Anglois qui supriment la terminaison des Infinitifs, l'ont conservée dans
les cas où ces Infinitifs s'employent comme noms : ainsi ils disent think-ing,
le penser, l'action de penser : prais-ing, le priser, l'action de priser, de louer :440

meddl-ing, l'action de se mêler d'une chose, de s'y intéresser. Il n'est pas besoin
de faire observer qu'ici ein s'est écrit ing par laps de tems, & par l'oubli
de l'origine de ces mots.

Ajoutons qu'il n'est rien de plus ordinaire que le changement de n en r,
& de r en n. C'est ainsi que nous disons Londres au lieu de Londen, qui est
la prononciation de London, & qu'il est des Peuples qui disent verin au lieu
de venin.

C'est ainsi qu'un léger changement de lettres fait disparoître ou rétablit
le raport des mots, & que les étymologies deviennent aisées ou difficiles à
découvrir, suivant qu'on est plus ou moins fait à ces changemens.

Chapitre VIII.
Des supins.

Les Supins étant de la même nature que les Gérondifs, ils n'auront
rien d'embarrassant lorsqu'on les expliquera par les mêmes principes.

Ces Supins sont encore des Tems de l'Infinitif qui n'appartiennent qu'à la
Langue Latine, & sur lesquels on n'étoit pas plus avancé qu'à l'égard des Gérondifs,
& cela devoit être ; car les lumieres acquises sur les uns, auraient dissipé
les ténébres dont les autres étoient offusqués.

Les Grammairiens Latins, toujours éloignes des principes du Langage,
regarderent, à ce que nous dit Charisius, les Supins comme des Adverbes.
C'étoit s'arrêter à l'écorce.

MM. de Port-Royal (1)202 les ont envisagés comme des Noms Verbaux substantifs :
ils ajoutent qu'ils se forment du Participe prétérit passif, & ils les
rendent par un adjectif ; ventum fuit, on est venu.

M. Beauzée les regarda (2)203 comme les Gérondifs du Prétérit de l'Infinitif,
& comme lui servant de cas : d'où il conclut qu'ils sont tout-à-la-fois Noms &
Verbes.

Ceci étoit très-bien vu : les Supins sont en effet au Prétérit de l'Infinitif ce
que les Gérondifs sont au Présent ; & comme ceux-ci sont les cas du présent, les
441Supins sont les cas du Prétérit. Mais quelle est leur origine, & pourquoi donna-t-on
des cas au Prétérit ? C'est ce qu'il s'agit de déveloper.

Nous verrons à cet égard que les Supins sont les cas du Participe prétérit
passif, employés dans un sens indéterminé pour désigner les raports du Prétérit
de l'Infinitif, comme les Gérondifs sont les cas du Présent de cet Infinitif.

En effet, le Prétérit de l'Infinitif qui n'a qu'une seule terminaison, ne pouvoit
se prêter par lui-même à ce qu'exigeoient les diverses circonstances dans lesquelles
il se rencontroit sans cesse : & l'on ne pouvoit y supléer par les Prépositions,
puisque jamais Préposition ne se mit en Latin devant un Verbe.

Dans cette détresse, il ne resta qu'un parti aux Latins ; ce fut de changer
leur marche ; & au lieu d'employer un Infinitif, puisqu'il n'avoit qu'une seule
terminaison, de recourir au Participe prétérit, qui offroit toutes celles dont on
avoit besoin : ainsi au lieu de dire, ce Livre est digne d'avoir été lu, phrase où la
Préposition de auroit été devant un Infinitif, ils dirent, ce Livre est digne d'être
chose
lue
, liber dignus lectu, & non liber dignus lectum fuisse.

Le Verbe désignant ici une circonstance, se trouve par-la même à l'ablatif
apellé Supin en u.

On dit de même, mirabile dictu ! admirable d'être chose dite, au lieu de,
chose admirable à dire, ou à avoir été dite.

Il est un autre Supin, le Supin est um : celui-ci est un Accusatif : il marque
le but auquel tend une action, il indique ce qui en est l'objet : ainsi un personnage
de Térence demande à un autre, cur te is perditum ? pourquoi vas-tu
faire
toi perdu ?
comme nous dirions, pourquoi vas-tu te perdre ? De même
au lieu de dire, je vais me promener, ils disoient, je vais à ce que je me sois
promené
, ou je vais faire que je me sois promené.

Eo lectum, je vais faire que cela ait été lu ; au lieu de dire, je vais lire.

Précisément comme nous disons j'ai fait, pour dire j'ai ou je posséde une
chose faite par moi ; & je me suis perdu, pour dire, je suis cause que je suis perdu :
phrases dans lesquelles fait & perdu sont de vrais Participes, comme les Supins
Latins.

Ces cas des Participes prétérits passifs, considérés ainsi sous un point de vue
indéterminé, & sans être accompagnés d'aucun Nom, parurent bientôt n'avoir
plus rien de commun avec les Participes dont ils étoient empruntés ; & étant
synonimes de phrases actives, comme lorsque nous disons chose admirable à
voir
, ou je vais me promener, ils furent bientôt regardés comme apartenans
à l'infinitif actif, entre les tems duquel nous les plaçons encore comme pour
442faire le tourment & des jeunes gens qui ne peuvent concevoir des tems
pareils, & de ceux qui veulent les leur expliquer, & qui ne sachant comment
s'y prendre, se rejettent sur l'usage.

Mais tout usage est fondé sur quelque raison, & c'est à découvrit cette
raison que doit s'apliquer le Grammairien, sûr qu'on saisira l'usage & qu'on
s'y conformera avec beaucoup plus de facilité, dès qu'on en apercevra la
raison, & qu'on pourra le comparer avec les usages de sa propre Langue.

Article II.
Des formes.

Chapitre premier.
Origine des Formes que prennent les Verbes.

Tous les Tableaux du Discours, comme nous l'avons deja vu, se divisent
en trois classes ; Tableaux Énonciatifs, Tableaux Actifs & Tableaux Passifs :
& chacune peint un état différent ; la premiere, l'état d'un Être doué d'une
qualité quelconque ; la seconde, l'état d'un Être qui agit ; la troisiéme, l'état
d'un Être sur lequel on agit, ou qui éprouve l'impression d'un Agent
Étranger.

De-là naîtront trois sortes de Verbes, puisque le Verbe doit se prêter à
toutes ces circonstances : des Verbes Actifs, tels qu'aimer, lire, faire ; des
Verbes Passifs, tels qu'être récompensé, être désiré ; des Verbes Énonciatifs,
tels qu'être, devenir, arriver.

Tout Verbe actif a un passif ; ainsi aimer, lire, faire, sont au passif,
être aimé, être lu, être fait ; tout Verbe passif a donc un actif correspondant ;
ainsi être récompensé, être désiré ; sont à l'actif, récompenser, désirer.

Mais le Verbe énonciatif marche souvent seul ; être, dormir, arriver,
n'ont ni actif ni passif. Quelquefois cependant il correspond à des Verbes actif
& passif : tel est fondre.

Il est actif dans cette phrase, fondre un lingot d'or.
Passif dans celle-ci, ce lingot à été fondu.
Énonciatif dans cette troisiéme, cet or fond au feu.443

De-là résultent trois formes différentes dans les Verbes, forme active,
forme passive, forme énonciative. C'est ce que l'on apelle dans les Grammaires
Latines & Françoises Verbes actifs, Verbes passifs & Verbes neutres ;
neutres, parce qu'ils ne sont ni actifs ni passifs, qu'ils ne désignent qu'un état
pur & simple sans aucun raport à l'idée d'action.

A ces trois sortes de Verbes, on en peut joindre deux autres distinguées
en François & dans d'autres Langues par des formes qui leur sont propres. Ce
sont ceux qu'on apelle réfléchis & réciproques.

Ceux-là, qui désignent l'état d'un Agent qui est lui-même l'objet de son
action : ceux-ci, qui désignent des Agens qui éprouvent de la part de ceux
qui sont les objets de leur action, la même impression qu'ils leur font
éprouver.

Se blanchir, se rougir, s'aimer, sont des Verbes réfléchis.
S'entre-aider, s'entre-aimer, sont des Verbes réciproques.

Observons que les Verbes réfléchis se prennent souvent dans un sens neutre
& dans un sens réciproque. Nous disons dans ce dernier sens, on se querelle,
on s'égorge, on s'aime : tandis que ces Verbes se rougir, se blanchir, se colorer,
désignent également le sens énonciatif ou neutre, tout comme le sens
réfléchi, puisqu'ils s'apliquent & à des Êtres qui se colorent entr'eux, & à des
Êtres qui se colorent eux-mêmes, &c. & à des Êtres qui deviennent colorés,
&c. par une cause étrangere, sans y avoir contribué par eux-mêmes. Ainsi
l'on dit, ces feuilles se colorent, quoique leur action n'y entre pour rien,
qu'elles ne contribuent nullement à se donner ce coloris : mais l'effet étant le.
même, on ne met point de différence dans l'expression.444

Chapitre II.
Formes des Verbes de la Langue Françoise.

De tout ce que nous venons de dire, on peut conclure que nos Verbes
François ont trois formes différentes, & même quatre : la forme énonciative,
la forme active, la forme passive & la forme réfléchie. Elles existent toutes
quatre dans le Verbe rougir.

Rougir au feu, Verbe neutre, Forme énonciative.
Rougir un fer, Verbe actif, Forme active,
Être rougi, Verbe passif, Forme passive.
Se rougir, Verbe réfléchi, Forme réfléchie.

Les Verbes réciproques s'analysant par ces derniers, peuvent en être regardés
comme une nuance.

De ces Formes la premiere se conjugue, dans les Tems composés, tantôt
par le moyen du Verbe être ; tantôt par le moyen du Verbe avoir. Ainsi.
l'on dit, je suis arrrivé, j'étois arrive, je serai arrivé : tandis qu'on dit, j'ai
dormi, j'avois dormi, j'aurai dormi.

Cet usage du Verbe avoir pour former les tems composés dans les Verbes
énonciatifs ou neutres, le fait souvent employer mal à propos ; lorsqu'on dit,
par exemple, j'ai tombé, & j'ai descendu, quand il s'agit de soi-même, au
lieu de dire je suis tombé, je suis descendu.

La seconde Forme se conjugue avec le Verbe avoir, j'ai aimé, j'ai fait.

La troisiéme avec le Verbe être dans les tems simples, & avec le Verbe
avoir joint au participe été dans les tems composés : tandis qu'en Italien,
avoir en est totalement banni, & que ces tems composés sont formés des
tems simples du Verbe être, joints à son participe été : ainsi on dit en Italien,
comme dans quelques Provinces du Royaume, je suis été, je serai été, &
non j'ai été, j'aurai été.

La quatriéme Forme ne se conjugue également qu'avec le Verbe être :
je me suis rougi, je me serai embarqué.

Trois de ces formes employent donc le Verbe Être : on dit également i

Je suis arrivé, prétérit énonciatif ou neutre.
Je suis aimé, présent passif.
Je me suis agrandi, prétérit réfléchi.445

Voilà donc trois Tems composés du Verbe être & qui apartiennent cependant
à trois Formes différentes : en conclura-t-on qu'elles sont les mêmes ?
non sans doute : mais que ces diverses circonstances tiennent entr'elles par un
lien commun : tous ces Verbes offrent en effet une qualité pure & simple ;
ils sont tous considérés comme s'ils étoient énonciatifs.

Je suis arrivé, peint l'état dans lequel la personne qui parle, se rencontre
en conséquence du chemin qu'elle a fait.

Je suis aimé, peint l'état dans lequel elle se trouve, par un effet de l'attachement
qu'on a pour elle.

Je me suis agrandi, peint son état, tel qu'il est en conséquence d'un changement
qu'elle a aporté à sa situation.

Ces trois états sont présens ; car ils peignent tous l'état actuel. C'est actuellement
que je suis dans cet état où je puis dire je suis arrivé, je suis aimé, je me
suis agrandi
 : il est vrai que le premier & le dernier sont l'effet d'une action
passée, ce qui les a fait mettre au rang des tems passés : mais parce que les
états qu'ils peignent sont présens, on se sert pour les exprimer du présent je
suis
 : je suis arrivé, comme on dit je suis aimé.

C'est donc par les raports sous lesquels on considere une même expression
qu'elle devient neutre ou passive, présente ou passée ; & non par la forme matérielle
qu'elle offre.

Il en est de même dans toutes les Langues : la distribution des Tems sous
diverses Formes, fut toujours relative à la principale face sous laquelle on les
considéra.446

Chapitre III.
Des formes latines.

La Langue Latine a moins de Formes que la Langue Françoise ; elle est bornée
à deux, l'Active & la Passive.

La Forme Active sert dans cette Langue pour les Verbes Actifs, Neutres &
réfléchis. Docet, il enseigne ; rubescit, il rougit ; evigilat, il s'éveille ; evanescit,
il s'évanouit.

La Forme Passive répond à notre passif, amor, je suis aimé ; audior, je suis
entendu.

Mais sous cette Forme sont compris des Verbes qui tiennent lieu de Verbes
Actifs, & qu'on apelle pour cette raison déponens, c'est-à-dire, des Verbes
qui ont déposé la signification passive pour revêtir la signification active. Tels
sont, opperior, j'attends ; polliceor, je promets ; imitor, j'imite ; sequor, je marche
à la suite, je suis.

De la maniere dont on définit ces Verbes en disant qu'ils ont la forme
passive & la signification active, on en fait des êtres de raison, dont il est
impossible de se former une idée. Les Latins ayant une forme uniquement
destinée aux Verbes Actifs, diamètralement oposés eux-mêmes aux Passifs,
par quel caprice ce Peuple, confondant toutes les idées, auroit-il exprimé
des idées actives par des Verbes passifs ? Ils auroient donc pu également exprimer
des idées passives par des Verbes actifs ; car la Loi devoit être égale :
& pourquoi le même caprice qui se jouoit des Verbes passifs, n'auroit-il pas
étendu la bisarrerie jusques sur les Verbes actifs ?

Je ne crains pas que l'on m'objecte ici quelques Verbes actifs des Latins,
qu'on rend en François par des verbes passifs, liceo, être mis à prix ; vapulo,
être battu ; fio, être fait ; & veneo, être vendu : bien loin que ces Verbes anéantissent
ce que j'avance, ils le confirment de la maniere la plus évidente. MM.
de Port-Royal les apellent des Verbes Neutres qui semblent avoir la signification
passive
(1)204. Ils ne l'ont donc pas réellement ; ils sont donc actifs : & c'est
nous qui les dénaturons, en leur substituant un sens différent de celui qu'ils
447offrent. Licco signifie permettre ; vapulo, pleurer, périr, sécher sur pied de
douleur ; fio, être, exister ; venco, aller en vente.

Il en est de même des Verbes Passifs ; jamais ils n'ont servi à exprimer
une idée active ; ces prétendus Verbes passifs pour la forme, actifs pour le
sens, sont une vraie chimère, qui n'est propre qu'à brouiller toutes les idées
grammaticales.

Tout ce qu'on en peut conclure, c'est qu'à une signification propre qui étoit
passive, nous en avons substitue une qui étoit active & figurée : prouvons-le
par l'analyse des Verbes Déponens que nous venons de donner pour exemples.

Opperior n'est point actif, c'est le passif d'opperio ; celui-ci signifie fermer
barrer le passage : opperior signifie donc être fermé, être barré par quelque
obstacle qui ferme le passage
 : telle est la signification propre de ce Verbe,
fondée sur l'étymologie même de ce Verbe, qui vient de ob, devant, contre ;
& de per, tout ce qui a raport au passage : op-per-io, je mets sur ou contre
le passage de quelqu'un : aussi son contraire a-per-io signifie ouvrir, c'est-à-dire,
ôter du passage, a signifiant l'exclusion, l'action d'ôter.

Mais lorsqu'on est arrêté dans son chemin, il faut ou retourner sur ses
pas ou attendre qu'on vienne nous débarrasser, qu'on vienne ouvrir. Opperior
signifia donc au figuré attendre : mais lorsqu'on eut totalement perdu de vue le
sens propre, on crut que le vrai sens de ce Verbe étoit le sens figuré : ce qui
faisoit d'un passif un actif, & brouilloit tout.

Polliceor est le passif de pollicere, qui signifie engager, arrêter quelqu'un
à son service par promesse
. Ce verbe tint à politio, qui signifie l'action de
s'engager auprès de quelqu'un pour labourer ses champs moyennant un salaire
 ;
& d'où est venu notre terme passer une police ou prendre un engagement, faire
un traité
, &c. Mais puisque polliceo signifie engager, donner parole, polliceor
signifiera être engagé, être lie par sa parole. Or être lié par sa parole,
c'est en François avoir promis ; ce Verbe devint donc synonime de promettre ;
& celui-ci prenant la place de la signification propre, a fait regarder comme
actif un Verbe qui est réellement passif.

Imitor est également passif, il signifie être fait semblable. Avoir imité une
personne
, n'est-ce pas lui être devenu semblable dans ce en quoi on l'imita ?
Insensiblement cette expression s'apliqua à l'action même par laquelle on devenoit
semblable, & à celle par laquelle on rendoit une chose semblable à une
autre. Il en est de même de notre Verbe imiter. Nous imitons, en nous rendant
semblables, en devenant l'image d'un autre : nous imitons en rendant une chose
semblable à une autre : ce mot tient à celui d'imago, image, qui n'est autre
chose que l'imitation d'un objet.448

Sequor, ne signifie suivre, marcher à la suite, que dans le sens figuré :
le sens propre, c'est tout-à-la-fois être séparé d'un autre objet, & être placé derriere
lui
. Ce Verbe vient d'un mot qui s'écrivit indifféremment sek, sec, seq,
qui désigne une moitié, l'état d'une chose partagée en deux, & qui forma en
toute Langue une multitude de mots, dont personne n'avoit encore aperçu
les raports.

1°. Des mots relatifs à l'action de partager en deux :

En Latin, Seco, couper.
Sector, scieur.
Sec-ula, faucille.
Sica, poignard.
Sicarius, assassin.

En Mede, Sachs, coûteau.

En Hébreu, , Sakin, coûteau.

2°. Des mots relatifs à l'idée de portion, de partage :

Secus & sexus, le sexe, les portions de la même espéce.
Seculum, siécle, portion du tems.

3°. Des mots relatifs à la portion qui marche la premiere :

Sectarius vervex, le bélier qui marche à la tête du troupeau.

4°. Des mots relatifs à la portion qui marche la derniere, ou après les autres :

Sectator, qui suit, qui fait cortége.
Sector, Sequor, Suivre, venir après : 2°. Rechercher : 3°. Imiter.

5°. L'ensemble de ceux qui suivent :
Secta, une secte.

Sequor est donc passif : il signifie mot à mot être mis à la suite d'un autre
objet ; mais c'est ce que nous apellons suivre, Verbe qui s'employe dans un
sens neutre & dans un sens actif : dans un sens neutre, les saisons se suivent :
dans un sens actif, je le suivis, & qui a pour passif être suivi.

C'est ainsi qu'en s'astreignant à rendre raison de tout, & en ramenant tout
à l'ordre naturel, à la seule marche qu'ait pu suivre l'esprit humain, tout s'explique,
tout se classe : on voit que rien ne s'est fait sans cause ; que cette cause
est toujours intéressante, & qu'on est toujours environné de lumiere.449

Des Verbes Impersonnels.

Disons un mot des Verbes Impersonnels en et, pœnitet, pudet, piget,
&c. que nous rendons ordinairement par des Verbes réfléchis ; pœnitet me,
je me repens, &c. On ne sauroit s'en former une juste idée qu'en les considérant
comme actifs ; dès-lors pœnitet signifiera peiner, faire de la peine : pudet,
confondre, faire rougir ; piget, ennuyer, excéder, lasser, &c.

Ces Verbes d'ailleurs seront toujours privés du sujet qu'ils déterminént, &
ils seront ainsi portion de phrases elliptiques, parce que ce sujet n'ajouteroit
rien à la clarté de la phrase & au dévelopement de la pensée ; ainsi l'on dit :

Pœnitet me tui verbi, il me peine de ton discours, ou, de ton discours il me peine.

Comme si l'on disoit, le souvenir de ton discours me peine, me tourmente,
m'afflige ; mais quelle nécessité d'exprimer le mot souvenir ? peut-on être affligé
d'un discours dont on a perdu tout souvenir ?

Mais dès que le sujet de ces Verbes consistoit dans un mot dont le sens
étoit indéterminé, on étoit obligé de l'exprimer, puisqu'il eût été impossible
de le supléer : nous en avons un exemple sensible dans ce vers de Térence :

… Me, quantùm hic operis fiat, pœnitet.
« Tout ce qui se fait là d'ouvrage.me peine, me mécontente. »

Le sujet quantùm est exprimé, parce qu'il est lui-même indéterminé, &
que le mot operis seul ne pourroit en tenir lieu.

Ce n'est donc que dans un sens secondaire & figuré que ce même Verbe
signifie se repentir, & même dans un sens très-resserré : car nous ne pouvons
dire que nous nous repentons que de ce que nous avons fait ; au lieu que pœnitet
s'aplique à toute action qui nous peine, & à laquelle nous avons regret.

Ainsi ces prétendus Verbes irréguliers, & en apparence si contraires à la
nature des choses, dont on embarrasse l'étude des Langues, rentrent tous dans
l'analogie la plus parfaite de ces Langues, & laissent dans toute leur force
les principes généraux de la parole, dont aucun Peuple ne put jamais s'écarter.450

Chapitre IV.
De la Forme moyenne en usage chez les anciens Grecs.

Les Anciens Grecs avoient ajouté aux Actifs & aux Passifs qui leur étoient
communs avec tous les autres Peuples, une troisiéme forme qu'ils appellerent,
le Moyen, & qui a été une source féconde de difficultés pour ceux qui ont
voulu en expliquer la nature.

MM. de Port-Royal (1)205 le définissent ainsi : « Le Verbe moyen est celui qui
tient comme le milieu entre l'Actif & le Passif, participant de l'un & de
l'autre, soit en sa signification, soit en sa terminaison.

Le Parfait & le plusque-parfait suivent en tous les modes, la Conjugaison
active ; & les autres tems, la passive.

La signification en certains tems est Active, en d'autres Passive, & en
quelques-uns même tantôt active & tantôt passive, ainsi qu'aux Verbes
communs en Latin … De quoi il est assez difficile de donner d'autres regles
que l'usage.

On peut néanmoins remarquer que les Futurs, les Aoristes & les Prétérits
sont bien plus souvent Actifs que Passifs, sur-tout si c'est un Verbe qui
n'ait point d'Actifs : car ceux même que Caninius dit être Passifs en ces
tems, comme σέσηπα, computrui ; μέμηνα, insanivi ; τέτηκα, contactui, & semblables,
ne le sont pas véritablement ; ou s'ils le sont, ce n'est qu'à raison
de leur signification naturelle, qui semble avoir quelque chose de passif en
quelque Langue que ce soit….

Que si outre ceux-là, il se trouve quelques Verbes qui s'expliquent quelquefois
passivement, comme θρεψομαι, nutrior, ce n'est qu'une ellipse où
il faut sous-entendre ἐμαυτόν, ou semblable. »

Kuster, mécontent de ces notions qui lui parurent trop imparfaites, &
peu propres à donner une idée exacte de ces Verbes, composa un Traité qui
tendoit à en expliquer la nature (2)206.451

Il divisa les Verbes moyens en deux classes : 1°. Ceux qui s'accordent avec
les Verbes actifs, quant à la signification, & qui répondent aux Deponens des
Latins : 2°. Ceux dont l'action réfléchit sur l'agent même, & qui répondent
aux Verbes réfléchis des François, Κοψασθαι, Kopsasthai, se fraper à la poitrine
par l'excès de sa douleur
. Phulaxasthai, φυλαξασθαι, être gardé par soi-même.
Επειγεσθαι, Epeigesthai, se pousser, s'exciter, & qu'on rend par se hâter, signification
figurée qui ne paroît pas convenir à la forme du Verbe, & qui déroute,
mais très-juste cependant, dès que l'on consideree que ceux qui se hâtent
& poussent & s'excitent eux-mêmes.

Kuster subdivise cette seconde classe en deux autres : 1°. l'une qui contient
les Verbes réfléchis où l'action est considerée sans aucun raport à un agent
étranger : 2°. l'autre est composée des Verbes réfléchis où l'action est considérée
relativement à un agent étranger qui l'opere, & à la volonté de celui
qu'elle a pour objet. C'est de cette maniere que les Grecs employoient le passif
pour désigner l'état d'être habillé, parfumé, frisé, &c. par un agent étranger ;
& le moyen, pour désigner que l'ou étoit dans tel état par un effet de sa
propre volonté.

Cette distinction n'étoit pas inutile en effet, & elle contribuoit à rendre
le langage plus pittoresque, en le raprochant plus de la Nature.

Enfin, il reconnoît dans quelques Verbes moyens une signification passive,
tel λεξυμαι, lexymai, qu'Euripide emploie dans le même sens que λεχθησομαι,
lechtêssomai, je serai lu.

Ces idées furent attaquées avec beaucoup de vivacité dans une Dissertation
insérée dans un Journal où elle occupe plus de cinquante pages (1)207. On y soutient,
1°. qu'il n'existe en Grec que des Verbes actifs & passifs ; que les tems
dont on a formé les Verbes moyens apartiennent tous, les uns aux Verbes actifs
& les autres aux Verbes passifs, & qu'on n'a qu'à les restituer à ces deux formes.

2°. Que Kuster réduisoit presque à rien l'objet principal de sa découverte,
en le bornant à un petit nombre de Verbes, par la multitude de ses distinctions
& de ses exceptions.

3°. Qu'il n'étoit point nécessaire de recourir à une troisiéme forme pour
exprimer les Verbes réfléchis, qui pouvoient l'être au moyen du pronom
comme en François.

4°. Que dans la plupart même des exemples qu'il cite, le sujet que marque
452le Verbe moyen, peut fort bien, & sans faire violence au texte, être rendu
de façon qu'on n'y aperçoive aucun vestige de sens réfléchi.

Je ne sais si Kuster répondit à cette attaque, qui pourroit bien être l'ouvrage
de Le Clerc lui-même, Auteur de ce Journal : peut-être Kuster la dédaigna-t-il,
quoique remplie d'observations fines & intéressantes ; mais le Critique
avoit tort pour le fond. Il étoit absurde de nier que les Grecs eussent une
forme différente de l'Active & de la Passive : c'est comme si l'on vouloit nier
que ces mêmes Grecs avoient un genre neutre. Cette forme est trop caractérisée
par des terminaisons qui ne sont ni actives ni passives, pour n'en être pas
distinguée. D'ailleurs il n'est pas question de ce qui est nécessaire ou non,
mais de ce qui est. Les Grecs ont-ils une troisieme forme ou non ? Tel est
l'état de la question, dont il ne faut jamais sortir.

Il ne seroit pas surprenant qu'un Peuple aussi spirituel que les Grecs & qui
avoit si fort renchéri sur tous les autres à l'égard des Tems, eut distingué par
des inflexions propres, tous ces Verbes qui ne sont décidément ni actifs ni passifs,
& qui peuvent être l'un ou l'autre, selon le point de vue sous lequel on les
considere, qu'ils eussent une forme neutre, comme ils avoient un genre neutre ;
car c'est-là le vrai sens qu'il faut donner au nom de forme moyenne, & qui termine
cette controverse qui n'est qu'une dispute de mots, élevée dans un tems où
l'on n'avoit aucune idée distincte des Langues, où l'on ne pouvoit les juger.

On peut donc comparer les Verbes moyens à nos Verbes neutres & à nos
Verbes réfléchis, composés, comme ces Verbes moyens, de tems à forme active
& de tems à forme passive, où nous disons j'arrive & je suis arrivé ; j'arriverai
& je serai arrivé, &c.

En jugeant de la Langue Grecque par la nôtre, on est donc en droit de lui
accorder trois formes, ou il faudrait dire que nos Verbes réfléchis ne sont pas
distincts des Verbes actifs & passifs, parce que leurs tems se conjuguent en partie
comme les Verbes actifs, tels que j'arrive, j'arriverai, &c. & en partie comme
les Verbes passifs, tels que je suis arrivé, je serai arrivé : mais ce n'est pas à
la forme des mots qu'il faut faire attention quand il est question de les classer,
mais à leurs propriétés & à la maniere dont ils figurent dans le discours.

Cette facilité qu'a notre Langue de faire prendre à un même Verbe tant
de formes différentes puisées également dans la Nature, & qui font qu'un
même mot peut suffire à exprimer des idées très-variées, est un grand avantage :
loin de le mépriser ou de le négliger, comme on ne fait que trop, on
devrait en sentir tout le prix, & reconnoître combien notre Langue est supérieure
à cet égard à celle des Latins ; obligés d'exprimer par la même tournure
453des Verbes actifs & des Verbes réfléchis : c'est ainsi que studeo, qu'on
nous rend toujours par étudier, comme si c'étoit son sens propre, & qui
à cet égard est un Verbe neutre, devient actif quand il signifie desirer, & réfléchi
quand il signifie s'attacher, s'étudier.

Il est assez surprenant même que personne n'ait pensé jusqu'à présent à
comparer à cet égard la Langue Françoise avec la Langue Grecque & avec
la Latine, auxquelles on la croit inférieure en tout : il est certain qu'elle
laisse la Latine fort loin derriere elle, relativement à l'objet dont nous parlons
ici. On auroit d'excellentes choses à dire à ce sujet, & sur-tout sur les
moyens par lesquels une Langue peut se perfectionner, non dans ses mots,
mais dans sa Syntaxe, dans ses tems, dans ses terminaisons, &c. objets à
l'égard desquels une Langue ne change jamais ; mais s'anéantit plutôt, ce qui
est très-fâcheux, chaque Langue restant jusqu'à sa fin avec tous les défauts.

On peut donc dire que le Philosophe & l'Orateur ne contribuent en rien à
perfectionner une Langue relativement à sa forme grammaticale ; ils sont forcés
de suivre à cet égard les usages établis, quoiqu'on ne sache quand ils furent
adoptés, ni pourquoi ni comment ils le furent ; & quoiqu'ils fussent susceptibles
d'un haut degré de perfection à l'égard de la composition des mots,
de la prosodie, de la structure de la phrase, des diverses Parties du Discours,
&c. & relativement auxquelles on pourroit tirer grand parti des autres Langues.
Toutes les Langues modernes d'Europe se raprochent de la Françoise ;
elle seule ne pourra-t-elle profiter d'aucune ?454

Chapitre V.
Des Formes en usage dans quelques autres Langues.

Les Verbes actifs, passifs, énonciatifs & réfléchis étant pris dans la Nature,
exigeront donc chez tous les Peuples & en toutes Langues ; mais ils y existeront
avec des modifications plus ou moins nombreuses, suivant le génie de
chaque Peuple ; cependant le plus léger examen suffira pour apercevoir le raport
qu'ont tant de formes diverses, avec celles auxquelles le tout sagement
bornées les Langues que nous venons d'analyser.

L'on ne sera donc point surpris de trouver des Langues qui ont un beaucoup
plus grand nombre de formes que nous : on ne sera pas étonné que les Turcs
en ayent au moins cinq, les Chaldéens six, les Hébreux huit, les Arabes
treize, les Basques vingt-trois formes actives, sept formes neutres, &c. Ce ne
sont que des nuances des formes que donne la Nature elle-même : elles se
réduisent toutes à nos Verbes actifs, passifs, énonciatifs & réfléchis.

Ainsi les Turcs ont une forme active, aimer.
Une forme passive, être aimé.
Une forme active relativement à un autre, faire aimer quelqu'un.
Une réciproque, s'entr'aimer, s'aimer mutuellement.
Une réfléchie, s'aimer soi-même.

Elles se doublent en devenant négatives par le moyen de la syllabe me,
qu'on insere dans le corps du Verbe.

Elles se triplent en se changeant en passifs, comme si nous disions être fait
aimé
, être entr'aimé, être aimé de soi-même.

Les Hébreux ont huit formes qu'on peut réduire à cinq :

La premiere apellée Kal, renferme les Verbes actifs & les Verbes énonciatifs
ou neutres ; tels que, je visite, je sors.

La seconde apellée Niphal, est la forme passive, je suis visité.

La troisieme & la quatrieme sont active & passive ; elles répondent aux
Verbes fréquentatifs des Latins, & designent la réitération fréquente & multipliée
d'une même action : nous dirions je visite fréquemment, je suis
visité fréquemment
.

La cinquieme revient à peu-près à la même chose ; aussi est-elle suprimée
par plusieurs Grammairiens.455

La sixieme & la septieme sont aussi active & passive, & désignent une action
qu'on fait faire ; c'est comme la troisieme des Turcs : nous dirions je fais visiter,
& on m'a fait visiter.

La huitieme répond au moyen des Grecs & à nos Verbes réfléchis ; elle est
passive, réfléchie, neutre, suivant la maniere dont on l'envisage : nous dirions
je suis passé en revue, dans un sens passif, en indiquant que d'autres nous passent
en revue ; & dans un sens réfléchi, en disant que c'est par nous-mêmes
que nous sommes passés en revue.

Cette huitieme forme est la vraie forme passive chez les Chaldéens ; aussi
est-elle formée du Verbe est , comme en Hébreu.

Leurs autres formes sont les mêmes que celles de l'Hébreu.

Les Arabes ont porté ce nombre jusqu'à treize ; & comme ces formes correspondent
à un nombre presque égal de passives, ils leur donnent le nom
de Conjugaisons ; dénomination impropre, que nous n'apliquons dans nos
Langues Occidentales qu'aux différentes manieres de conjuguer des Verbes
différens, comme sortir, voir, aimer, & non aux diverses manieres de conjuguer
le même Verbe.

La premiere forme offre les Verbes actifs, comme, il écrit ; & les Verbes
neutres ou énonciatifs, comme, il est triste, & qu'on apelle intransitifs
dans toutes ces Langues Orientales, c'est-à-dire, dont l'action ne passe pas
hors
de celui qui l'opere.

La seconde & la troisieme sont transitives ; l'une par soi-même, il a attristé ;
l'autre par autrui, il a fait attrister.

La quatrieme & la sixieme sont réciproques ; mais l'une marque une réciprocation
successive, rendre la pareille, avoir son tour ; & l'autre une réciprocation
actuelle, comme si nous disions ils le sont battus l'un après l'autre,
& ils ont lutté ensemble
.

Les cinquieme, septieme & huitieme sont passives ; celle-ci est le passif de
la premiere forme, il a été écrit ; celles-là sont le passif de la seconde ; je l'ai
enseigné
& il a été enseigné, c'est-à-dire il a apris ; j'ai brisé ce vase & il a
été brisé
, ou il fut brisé par moi.

La neuvieme & la onzieme sont relatives aux couleurs & à la difformité ;
mais l'une renchérit de beaucoup sur l'autre ; il étoit fort jaune ; il étoit jaune
au delà de toute expression
.

La dixieme est désidérative ; comme nous disons il sollicita sa grace, il demanda
à manger
, il mourut de faim.

Les deux dernieres, & qui sont très-rares, servent à marquer le superlatif, à
456renforcer le sens du Verbe il fut très-severe, il s'attacha fortement.

Il n'est pas plus difficile de raporter les Conjugaisons ou les Formes des Biscayens
& des Basques, aux Formes communes à tous les Peuples.

Leurs vingt-trois Formes actives & relatives se réduisent d'abord à la
moitié, parce qu'il y en a toujours une pour le singulier & une pour le pluriel ;
singulier & plurier relatifs uniquement au nombre de l'objet sur lequel on agit ;
ainsi je le mange est une forme, & je les mange en est une autre. Les deux
premieres sont actives, & les vingt-une autres relatives.

Ces Formes rélatives sont encore aisées à saisir : on y peint l'action, suivant
qu'elle se porte de la premiere Personne à la seconde Personne & à la
troisieme, & suivant que chacune de ces trois Personnes est au singulier ou
au pluriel ; ce qui donne autant de Formes que l'on fait par-là de combinaisons
différentes.

Viennent ensuite les Formes qui peignent les actions de la seconde Personne
à l'égard de la première & de la troisieme sous toutes ces faces, &
enfin celles qui peignent les actions de la troisieme personne à l'égard des deux
autres, sous les mêmes points de vue.

Les sept Formes des Verbes Neutres sont dans le même goût, toujours relatives
aux personnes que ces Verbes ont pour objet : ainsi, je viens vers toi, je vais
vers lui
, tu viens vers moi, tu vas vers lui, &c. produisent autant de formes
différentes.

Il n'est personne qui ne voye que toutes ces Formes ne sont que des aplications
différentes de celles qu'offre la Nature, qui existent dans notre
Langue, & qu'on pourroit multiplier à l'infini par des combinaisons de la
même espéce si elles n'etoient pas plus embarrassantes que la méthode simple
& belle que nous suivons, & que nous devons à des Peuples éclairés, qui
avoient étudié avec soin la Nature, & qui avoient su distinguer une noble simplicité,
d'une stérile abondance.457

Livre IV.
De la syntaxe.
Divisions.

Nous n'avons parlé jusqu'ici que des objets qui entrent dans le Discours
des Parties dont il est composé, des Formes que revêtent chacune de ces Parties,
afin de pouvoir se lier avec l'ensemble du Discours ; mais ce détail ne
suffit pas ; il faut connoître encore dans quelles occasions tous ces objets se lient
les uns aux autres de telle ou de telle maniere, & la place qu'ils doivent occuper
respectivement, afin qu'on aperçoive leurs raports, qu'on démêle celles
qui sont principales d'avec celles qui sont subordonnées, & que le tableau produise
le plus grand effet par la belle distribution de toutes ses parties.

Ainsi un Peintre habile donne à chaque figure la forme la plus propre à produire
l'effet qu'elle doit opérer, & il les place de maniere que loin de se nuire
mutuellement, elles s'apuient & se font valoir entr'elles, de façon qu'on aperçoit
sans peine le sujet du tableau & tous ses accessoires.

Ce que le Peintre produit par des figures, celui qui parle l'exécute par les
mots qu'il emploie ; ainsi il faut mettre entre ces mots la même harmonie,
le même arrangement qu'on mettroit entre des figures qui peindroient la
même chose.

On a donc deux objets à considérer, lorsqu'on veut peindre ses idées :
1°. La forme qu'exige chaque mot pour se lier avec ses voisins, suivant le rôle
qu'il remplit dans ce tableau, suivant qu'il est sujet, objet, terminatif, &c
2°. La place qu'il doit occuper d'après le rôle dont il est chargé ; & ces objets
doivent être distincts & frapans, afin qu'on aperçoive à l'instant & sans étude
la valeur de chaque mot, & ses raports avec l'ensemble.

De ces deux objets, relatifs, l'un à la forme, & l'autre à la place, le premier
s'apelle proprement Syntaxe, c'est-à-dire, arrangement réciproque : car ce
mot est composé des deux mots Grecs, sun, avec ; & taxis, arrangement. Le
second s'apelle construction, parce que c'est par elle que s'éleve, que se
construit, que se forme l'édifice.458

La plûpart des Grammairiens n'ont pu concevoir qu'il y eût une différence
entre la Syntaxe & la Construction ; ils ont cru que ces deux mots ne
designoient qu'une seule & même chose. Ne soyons donc pas étonnés s'ils
ont laissé de l'obscurité sur cette matiere. On devient nécessairement obscur,
lorsqu'on ne distingue pas dans un Ouvrage, des Parties qui doivent l'être ;
qu'on regarde comme semblables des objets dont on ne peut dire de l'un ce
qu'on doit dire & affirmer de l'autre : confondre Syntaxe & Construction,
c'est commettre dans la Grammaire la faute dans laquelle tomberoit un Peintre
qui confondroit l'invention de son tableau avec le coloris qui devra caractériser
chacune des figures qui entrent dans ce tableau. Quelque raport
qu'ayent entr'elles la Syntaxe & la Construction, elles différent par des caracteres
particuliers à chacune, & qu'on ne sauroit attribuer à toutes deux.

Un exemple sera sentir vivement cette différence qui regne entre la Syntaxe
& la Construction. Dans ce vers :

La faute en est aux Dieux qui la firent si belle,

on a observé tout-à-la-fois & des régles de Syntaxe & des régles de Construction.

C'est la Syntaxe qui a apris que l'article qui précéde le mot faute, devoit
être au féminin ; que le Verbe qui suit ce mot devoit être au singulier & à la
troisieme personne ; que le nom Dieux devoit être au pluriel, & uni au Verbe
par la Préposition a : qu'au lieu de dire à les Dieux, on devoit dire, aux Dieux ;
& que l'adjectif belle, devoit être au féminin, à cause du Pronom féminin
la : enfin, que le Verbe firent, devoit être au pluriel, à cause du mot Dieux.

Mais c'est la Construction, & non la Syntaxe, qui aprend que ces mots,
la faute, doivent être placés à la tête de la phrase : que le Verbe est, doit
être après en, & non le précéder : que belle, doit être après ces mots, la firent ;
& qu'on doit éviter tout autre arrangement, tel que celui-ci : aux Dieux
en est, qui si belle la firent, la faute
.

La Syntaxe habille les personnages qui figurent dans le Discours, elle les
pare, elles les rend tels qu'ils doivent être pour remplir leur rôle : la Construction
leur assigne ensuite, & d'après cela, la place qu'ils doivent occuper, elle
fixe les rangs, elle décide du droit de préséance.

Nous les renfermons cependant sous un titre général, parce que ces deux
objets sont étroitement liés, qu'ils marchent ensemble, & qu'ils perdroient à
être trop séparés.459

Article I.
De la syntaxe proprement dite.

Chapitre I.
Ses objets.

Toutes les régles de la Syntaxe se reportent à deux classes générales,
Concordance & Dépendance.

La Concordance réunit tous les mots qui concourent à exprimer un seul &
même objet : la Dépendance unit à l'objet principal, les mots qui indiquent
les raports d'un autre objet avec celui-là.

En effet, les mots d'une phrase expriment les qualités de l'objet dont il
s'agit dans cette phrase, qu'on y peint, qui en est le sujet ; ou ils expriment
ses raports avec d'autres objets.

Dans le premier cas, tous ces mots portent la livrée du sujet, ils s'accordent
avec lui, c'est Concordance. Dans le second cas, ils reçoivent les modifications
nécessaires pour qu'on aperçoive le raport qu'il y a entr'eux & le
sujet, pour qu'on s'assure qu'ils ne sont mis là qu'en second ; c'est Dépendance.

La Dépendance ne régle que les Parties secondaires du tableau ; la Concordance
en régle les Parties premieres, celles qui sont l'essence du tableau,
sans lesquelles il n'y auroit point de tableau, & auxquelles se raportent toutes
les autres.

Celles qui constituent l'essence du tableau, qui le forment, doivent harmoniser
entr'elles, elles sont en Concordance.

Celles qui désignent les raports de quelques autres objets avec ceux-là, qui
ne servent qu'à déveloper les parties concordantes, à les rendre nombreuses,
variées, déterminées, qui en dépendent en un mot, sont dans leur Dépendance.460

Chapitre II.
De la concordance.

La Concordance est cette portion de la Syntaxe qui enseigne les moyens
propres à faire accorder entr'eux, à mettre a l'unisson les mots qui peignent
les diverses Parties d'une idée, de la même maniere que ces idées s'accordent
entr'elles.

Elle regle sur-tout ses mots qui peignent les Parties fondamentales d'un
tableau, ces mots sans lesquels il n'y auroit point de tableau ; & qui existent
nécessairement dans tous les tableaux de la parole, chez tous les Peuples
& dans tous les tems. Ces parties sont au nombre de trois ou quatre au plus.
Le Nom & son Article ; l'Adjectif qui peint sa qualité attribuée à ce Nom, &
le Verbe qui les unit : de même que le Pronom, lorsue le sujet du tableau n'est
designé que par un Pronom au lieu de l'être par un Nom.

Ces Parties ne forment qu'un tout, au point que quelques Peuples les ont
quelquefois désignées par un seul mot : les Latins entr'autres, chez lesquels,
amat, par exemple, est un tableau entier, correspondant a ces trois mots,
il est aimant : elles doivent, par conséquent, être étroitement liées ; elles
doivent porter avec elles les marques les plus sensibles de cette union ; toutes
doivent présenter des caracteres communs auxquels on reconnoisse leur accord
mutuel. Mais comment pourra-t-on assigner des caracteres communs à des
mots aussi différens qu'un Article, un Nom, un Verbe & un Adjectif ? C'est
ici que triompha l'esprit humain ; c'est ici qu'il survint à ses besoins avec une
sagacité singuliere, mais que nous ne sentons plus, parce que nous en faisons
un sage continuel, & que nous nous contentons de nous en servir, sans
avoir jamais réfléchi sur la simplicité & la beauté de ce méchanisme.

Ces trois mots qui constituent la base de tout tableau de nos idées, le Nom,
le Verbe & l'Adjectif, sont susceptibles de Nombres ; ils peuvent être au singulier
ou au pluriel. On pourra donc les réunir par ce moyen, les mettre a l'unisson,
en leur assignant à tous le même nombre. Ainsi dans ces vers de Racine :

Un autre vous dirait que dans les Champs Troyens
Nos deux Peres sans nous formerent ces liens,
461Et que sans consulter ni mon choix ni le vôtre,
Nous fûmes, sans amour, engagés l'un à l'autre, (1)208

l'on voit que ces mots, un autre diroit, sont en concordance, parce qu'ils
sont tous les trois au singulier : que ceux-ci, nos deux Peres formerent, sont
également en concordance, parce qu'ils sont tous les quatre au pluriel ; & qu'il
en est de même de ceux-ci, nous fûmes engagés, parce qu'ils sont également
tous les trois au pluriel.

Et que dans ceux-ci :

Déja grondoient les horribles tonnerres
Par qui sont brisés les remparts, (2)209

ces mots, grondoient les horribles tonnerres, sont en concordance par la
même raison.

Si le Verbe, le Nom & l'Adjectif ont un raport commun, celui du Nombre,
ces deux dernieres Parties en ont un plus étroit ; car à ce raport commun
elles en ajoutent un, qui leur est particulier, c'est celui du genre : ensorte que
ces deux mots ne se mettent pas seulement au même nombre, mais aussi au
même genre : ainsi tandis que nous disons, un homme prudent, nous disons,
une femme prudente, un tems orageux, une mer orageuse.

De-là résultent deux sortes de Concordances.

1°. La Concordance du Verbe avec le Nom & l'Adjectif,
2°. La Concordance de l'Adjectif avec le Nom & le Verbe.

La premiere n'a raport qu'aux Nombres ; la seconde embrasse & les Nombres
& les Genres : elle est plus étendue dans les Langues où les Noms &
les Adjectifs ont des cas ; car il faut encore qu'ils soient au même cas comme
au même nombre & au même genre ; ensorte qu'il existe dans ces Langues
une troisieme concordance, celle des Cas : par celle-ci, l'Adjectif sera au
Nominatif, à l'Accusatif, au Datif, &c. lorsque le nom avec lequel il doit
s'accorder sera à l'un ou à l'autre de ces Cas.

Ici se raportent un grand nombre de régles, qu'on a distinguées comme
différentes, tandis qu'elles ne sont que l'aplication de ces trois concordances à
diverses circonstances particulieres 210.462

Chapitre III.
Concordances du Verbe avec le Nom ou avec le Pronom.

1°. Tout Verbe qui est précédé d'un Nom auquel il se raporte, doit
s'accorder avec lui pour le Nombre.

« Les secrets de son cœur & du mien
Sont de tout l'Univers devenus l'entretien. (1)211 »

2°. Tout Verbe qui est précédé de plusieurs Noms, même au singulier,
arec lesquels il doit s'accorder, se met au pluriel, parce que plusieurs Noms
au singulier qui s'accordent avec un même Verbe, valent un Nom au pluriel :
& si le Verbe ne se mettoit qu'au singulier, il ne s'accorderoit qu'avec un
de ces Noms.

« Le respect & la crainte
Ferment autour de mai le passage à la plainte. (2)212
Que diront avec moi la Cour, Rome, l'Empire ? (3)213 »

3°. Si le Verbe se raporte à un Pronom au lieu de se raporter a un Nom,
il naîtra d'ici une nouvelle concordance ; le Verbe devra se mettre à la même
Personne que désigne le Pronom.

Je percerai le cœur que je n'ai pu toucher ;
Et tout ingrat qu'il est,il me sera plus doux
De mourir avec lui, que de vivre avec vous. (4)214

4°. Si un Verbe se trouve à le troisieme personne sans Nom & sans Pronom,
463ce qui arrive sans cesse dans la plûpart des Langues, en Grec, en Latin, en
Italien même, &c. il s'accorde constamment avec un Pronom sous-entendu.
Le Tasse, par exemple, en parlant du Roi des Danois :

Precipitò dunque gl'indugi, e tolse
Stuol di scelti Compagni audace e fero. (1)215

« Il précipita donc la fin de la trève, & prit avec lui une troupe de Compagnons
choisis, remplis de courage & de valeur ».

Precipitò & tolse tiennent lieu chacun de deux Parties du Discours, du
Verbe & du Pronom de la troisieme Personne qu'on a suprimé, parce que ces
mots sont, par leur propre terminaison, à la troisieme personne : c'est ainsi
que le Pronom est suprimé même en François dans la traduction de ces deux
vers avant le second Verbe, où nous disons, & prit, au lieu de, & il prit ;
parce que ce Pronom il, est suffisamment désigné par le il qui précéde,
& par le mot prit, qu'on voit être une troisieme Personne.

5°. Si le Verbe est précédé des Pronoms de plusieurs Personnes différentes,
on le fait accorder avec le Pronom de la premiere Personne ; & s'il n'y en a
point, avec le Pronom de la seconde Personne. C'est ainsi que Racine
dit : (2)216.

Ma Mere a ses desseins, Madame, & j'ai les miens.
Ne parlons plus ici de Claude & d'Agrippine.

Comme s'il eût dit, vous & moi ne parlons plus, &c.

On dira également :

Dans le tems où vous & lui partites pour l'Armée.

Il seroit impossible de s'exprimer autrement, sans tomber dans des répétitions minucieuses
& inutiles.464

Chapitre IV.
De la Concordance du Nom avec l'Adjectif.

L'Adjectif étant destiné à ne former qu'un ensemble avec le Nom, &
devant porter par-là même sa livrée, devant avoir les mêmes caractères, la
même couleur, en quelque sorte, afin qu'on ne les sépare point, s'accordera
donc avec le Nom dans tout ce en quoi ils pourront s'accorder en Nombre
& en Genre dans nos Langues modernes, le François, l'Italien, &c. tandis
que dans les Langues Latine & Grecque, &c. ils s'accorderont non-seulement
en Nombre & Genre, mais encore en Cas.

1°. Tout Adjectif doit se mettre au même nombre & au même genre que
le nom auquel il se raporte, afin qu'ils ne fassent qu'un, de la même maniere
que la qualité d'un objet & cet objet ne sont point séparés, & ne
sont qu'un ; ainsi l'on dit :

En François, une antique Cité.
En Italien, antica Citta.
En Latin, antiqua Civitas.
En Grec, Παλαιον Αστυ, Palaion Asty.

Dans toutes ces Langues, l'Adjectif antique est au même nombre & au
même genre que le nom de cité ; il est au singulier dans toutes : au féminin
dans les trois premieres, parce que le nom de Ville est féminin dans ces
trois Langues ; & au neutre en Grec, parce que le nom de ville, Asty, ou
Astu, est neutre dans cette Langue.

Dans cette même Langue & en Latin, l'Adjectif antique est de plus au
Nominatif, parce que le nom de Ville y est aussi.

2°. Cet usage ne change point, quoique le Verbe est, soit entre l'Adjectif
& le Nom, puisque ce Verbe ne sert qu'à cimenter leur union : ainsi l'on
dira, cette Cité est antique, hæc Civitas est antiqua ; comme on disoit, antique
Cité
, antiqua Civitas, &c. parce que cette expression est toujours la
même.

Il en est de même des Verbes qui ne changent rien à cette union ; tels que
les Verbes, devenir, naître, &c. Ainsi l'on dit au même genre, au même nombre
465(& au même cas, en Latin, en Grec, &c.) cette plante devient très-belle ;
il naquit blanc.

3°. De la même maniere & par la même raison qu'un Verbe se met au
pluriel lorsqu'il a plusieurs sujets au singulier, ainsi l'Adjectif se met au pluriel
lorsqu'il s'accorde avec plusieurs noms au singulier.

Le Chêne, le Cédre, le Peuplier sont élevés.

4°. Quelquefois l'Adjectif n'est pas au même genre que le Nom auquel il
se raporte ; c'est qu'il s'unit à un autre nom qui désigne le même objet, &
qui est du même genre que cet Adjectif, mais qui est sous-entendu. Les
exemples en sont très-fréquens dans les Langues Grecque & Latine : on en
trouve également dans la Langue Françoise, quoique plus rares. Après avoir
indiqué, pas exemple, un certain nombre d'hommes par le mot générique de
Personnes, qui est du genre féminin, on se sert ensuite du pronom masculin ils,
ou d'un adjectif masculin, quoique personne, soit du genre féminin, parce qu'on
ne considère plus ce mot, mais l'objet même, les hommes qu'il désigne.

5°. Souvent le Nom auquel se rapporte un Adjectif n'est pas exprimé ; mais
l'Adjectif le fait suffisamment connoître par son genre. Quand nous disons, les
riches, les grands, nous sous-entendons toujours le substantif hommes.

6°. Nous avons le mot, que, dont la concordance paroît difficile à définir
dans ces phrases, les Personnes que vous avez vues ne sont plus ici ; le
Livre que vous m'avez prêté est intéressant
. En Latin ce que seroit à l'Accusatif ;
& cependant les noms Personnes & Livre, auxquels il se raporte,
sont au Nominatif. C'est qu'il s'accorde, dit-on, avec ces noms répétes au
même cas que lui ; comme si l'on disoit, les Personnes lesquelles personnes
vous avez vues
 ; le Livre lequel Livre vous m'avez prêté, &c. Ceci est vrai,
mais mal exprimé. Que est un mot elliptique, qui tient lieu de la Conjonction
&, de l'article ce, & du nom sous-entendu ; c'est comme si nous disions,
les Personnes, & ces personnes vous avez vues ne sont plus ici ; le Livre
& ce Livre vous m'avez prêté, est intéressant
.466

Chapitre V.
De la dépendance.

Mais les tableaux de la parole ne sont pas uniquement composés d'un
Nom, d'un Verbe, d'un Adjectif : ils renferment presque toujours un très-grand
nombre d'autres mots, dont la réunion forme des phrases très-longues
& chargées d'une multitude d'idées. Comment ces nouveaux mots se trouvent-ils
dans ces tableaux ? Auroient-ils été amenés par le hasard ? N'est-il pas
à craindre qu'ils n'altèrent par leur présence & par leur entassement le bel
ordre & cette simplicite pleine d'harmonie qu'offrent les parties du tableau
dont nous venons d'admirer le raport & la concordance ? Mieux vaudroit qu'ils
n'y fussent pas. Il faut donc que ces mots nouveaux ne portent aucune atteinte
à l'ensemble du tableau, qu'ils n'en altèrent point l'unité & l'harmonie ; que
le tableau au lieu d'en devenir plus confus, & de paroître inintelligible ou bisarre,
en devienne plus agréable, plus nombreux, plus frapant.

Il faut donc nécessairement que ces nouveaux mots ayent été ajoutés en
faveur de ceux qui forment l'essence du tableau, qu'ils se raportent à eux, &
à eux seuls, que ceux-ci en tirent plus de clarté, plus de force, plus d'interêt ;
que malgré cette multitude de mots, on aperçoive toujours le sujet du
tableau, qu'on ne le perde jamais de vue, qu'il n'en existe aucun autre.

Ces mots nouveaux ne seront donc que des mots subordonnés à ceux qui
composent le fond du tableau ; ils n'en détourneront point notre vue pour la
porter sur d'autres objets ; ils l'y rameneront au contraire, en les rendant plus
lumineux, plus intéressans, en formant un tableau plus complet, plus détaillé,
plus vif, plus nombreux.

Etant subordonnés aux parties essentielles du tableau, ils les éclairciront,
& ils n'en détourneront point : ils les déveloperont & n'y jetteront aucun embarras ;
ils en seront portion, & ne présenteront pas de nouveaux objets.

Ainsi dans un nouveau Poëme, tout se raporte au Héros de la Piéce ; il
anime tout, il dirige tout, il est l'ame de tout : ainsi dans un tableau, tous
les personnages qui y entrent se raportent à un seul, qui domine sur tous les
autres & qui les explique tous.

Ces mots subordonnés & en dépendance, qui ne seroient rien sans le sujet
principal, & qui à la suite sont très-énergiques & très-intéressans, servent à déterminer
467ou le sujet seul, ou son adjectif, ou le verbe qui les unit : quelquefois
aussi ils portent sur tout l'ensemble : ainsi on aura dans les tableaux de la parole,
des mots en dépendance du Nom ; des mots en dépendance du Verbe ;
des mots en dépendance de l'Adjectif : & chacun devra se lier avec ceux
dont il dépend, d'une maniere différente & toujours relative à la nature même
de ces mots.

Chapitre VI.
Moyens par lesquels on peut désigner ces diverses Dépendances.

Nos Discours étant ainsi composés de deux sortes de mots très-distincts,
il importera essentiellement qu'on puisse les reconnoître aussi-tôt à quelque
marque particuliere, à la maniere dont ceux qui ne servent qu'à déterminer
le sens des autres, seront liés avec les mots qui forment l'essence du tableau,
ensorte qu'on ne puisse tomber à cet égard dans aucune équivoque. Ces tableaux
paroîtroient, en effet, ou inintelligibles ou faux, à ceux qui prendroient
les idées accessoires pour les principales, & qui ne feroient de celles-ci
qu'un accessoire.

On peut réduire à trois classes toutes les marques propres à faire connoître
la fonction que remplissent ces mots ajoutés aux tableaux de la parole :
1°. La place qu'ils y occupent : 2°. Les mots auxquels on les unit, &
par lesquels on les lie avec les autres : 3°. Le changement de terminaison qu'ils
subissent. Ces trois façons différentes peuvent exister ensemble ou séparément
dans chaque Langue. Dans nos Langues modernes nous n'employons que les
deux premieres, hormis à l'égard des Pronoms : dans les Langues anciennes,
telles que le Latin & le Grec, on n'employe que les deux dernieres.

Ainsi nous reconnoissons l'objet sur lequel porte l'action désignée par le
tableau, en ce qu'il marche après le Verbe, tandis que le sujet marche le
premier ; au lieu qu'en Latin on reconnoît celui-ci par sa terminaison nominative,
& celui-là par sa terminaison accusative.

Nous employons la différence de terminaison à l'égard des Pronoms ; ainsi
nous disons je pour la premiere personne, regardée comme le sujet de la phrase ;
& nous employons me, pour cette même personne regardée comme objet
de la phrase ; mais en même tems nous l'assujettissons à une place constante,
468qui est entre le sujet & le Verbe : ce qui fait rentrer cet usage dans le genie
propre de notre Langue, qui ne distingue les mots que par leur place.

Par raport au second des moyens dont nous parlons, & qui consiste à
faire connoître par des mots consacrés a cela, la valeur de ceux qu'on ajoute
à ce qui fait l'essence du tableau, il est commun à tous les Peuples, à toutes
les Langues : aucune qui ne lie ces mots entr'eux par des Prépositions.

N'en soyons pas étonnés : les Prépositions ont les mêmes avantages que les
terminaisons, & elles leur sont très-supérieures par leur variété, par l'étendue
de leurs services, par la grace qu'elles répandent dans les tableaux de la parole,
par l'énergie qu'elles lui donnent. Elles unissent les mots de la maniere
la plus intéressante, en nous faisant voir les raports qu'ils ont entr'eux,
& que tel mot correspond & dépend de tel autre, avec lequel on n'auroit pas
pensé de le comparer & entre lesquels sans cela on n'apercevroit aucun raport.

Chapitre VII.
Mots en Dépendance du Nom ou du Sujet.

De quels mots s'accompagnera le sujet ou un Nom qui puissent le déterminer ?
Quels mots seront dans sa dépendance ? si ce n'est ceux qui déveloperont
sa nature, qui seront connoître son origine, qui indiqueront les êtres
auxquels apartient l'objet que désigne ce nom.

Ceux-ci se lieront avec le sujet du tableau, ou par un Adjectif, ou par le
Conjonctif qui, ou par la Préposition de.

Lorsque la Fontaine dit :

Maître Corbeau, sur un arbre perché ;
Tenoit en son bec un fromage,

ces mots, sur un arbre perché, sont un accessoire, une dépendance du sujet
du tableau : ce sujet est Maître Corbeau, est concordance avec le Verbe tenoit :
ces mots, sur un arbre perché, désignent donc une circonstance particuliere
du sujet ; c'est comme si l'on disoit, Maître Corbeau qui étoit perché sur un
arbre
, tenoit, &c.

Dans ces vers de Racine :

Le farouche aspect de ses fiers Ravisseurs,
Relevoit de ses yeux les timides douceurs.469

Le sujet de la phrase, ce qui relevoit les douceurs de ses yeux, des yeux de Junie,
c'etoit le farouche aspect ; mais ces mots ne présentent pas un sens complet
& déterminé : on voudroit savoir d'où part ce farouche aspect, quelle en étoit
l'origine : c'est ce que marque le mot de qui suit : il fait voir que c'étoit l'aspect
des personnes mêmes qui avoient ravi Junie, l'aspect de ses fiers ravisseurs.

C'est par une raison pareille que ce mot de est répété dans les vers suivans,
pour marquer quelles douceurs étoient relevées par cet aspect, la douceur
de ses yeux.

En effet, douceur étant un Nom, de même que le sujet aspect, il se lie
de la même maniere que lui avec les mots qui le déterminent. Il en est ainsi
de tous les Noms, en quelque place qu'ils se trouvent ; ensorte que tout ce
que nous dirons ici des mots qui se lient, soit avec le nom qui sert de sujet,
soit avec son adjectif, sera vrai également des mots qui se lient avec des noms
& avec des adjectifs, quelque fonction qu'ils remplissent dans le discours.

C'est ce qui fait que les Grammairiens ont considéré la maniere dont les
mots se lioient en général avec d'autres, tandis que je ne considere ici ces
choses que relativement à ce qui forme l'essence du tableau : cette maniere
de voir étant beaucoup plus déterminée, & plus intéressante, elle m'a paru
mériter la préférence.

Enfin, les mots qui déterminent le sujet, se lient souvent avec lui par le
Conjonctif qui ou que, suivant la nature de la phrase.

Les Poësies que composa Homere pour l'instruction des hommes, se sont
soutenues avec gloire dans tous les tems.

Rome, qui, dans les commencemens, ne dominoit que sur un territoire
très-borné
, parvint en peu de tems à la conquête de la Terre presque entiere.470

Chapitre VIII.
Mots en dépendance du Verbe.

Le Verbe, de quelque nature qu'il soit, neutre ou énonciatif, actif &
passif, a sous sa dépendance tous les mots qui désignent les circonstances
dout le tableau est accompagné, de quelque nature qu'elles soient : ces circonstances
sont l'objet, le but, le lieu, le tems, la cause, le moyen & l'état, ou la
maniere d'être. Il est peu de discours qui n'ornent la plûpart de ces circonstances.
On en voit plusieurs dans la priere que Racine fait prononcer par Agamennon,
oblige de sacrifier sa fille :

Grands Dieux, si votre haine
Persévere à vouloir l'arracher de mes mains,
Que peuvent devant vous tous les foibles humains ?
Loin de la secourir, mon amitié l'oprime.
Je le fais : mais, grands Dieux, une telle victime
Vaut bien que, confirmant vos rigoureuses Loix,
Vous me la demandiez une seconde fois. (1)217

Ici, l'arracher, désigne l'objet du Verbe vouloir ; à vouloir, est le but de
cette haine qui persevere : de mes mains, est une circonstance de lieu ; devant
vous
, est une circonstance de tems. Loin de la secourir, est une circonstance
de moyen : l', dans l'oprime, est l'objet de cette opression ; c'est elle que mon
amitié oprime. Le, dans je le fais, est encore l'objet du Verbe savoir. Bien,
est la maniere d'être, la qualification du Verbe valoir. Vos rigoureuses Loix,
sont l'objet du Verbe confirmant ; comme la, est l'objet du Verbe demandiez.
Me, est le terme de ce même verbe. Une seconde fois, est une circonstance
de tems.

Les circonstances sont presque aussi variées dans ces vers ? quoiqu'ils soient
en moins petit nombre (2)218.

Que présage à mes yeux cette tristesse obscure
Et ces sombres regards errant à l'aventure ?
Tout vous rit, la Fortune obéit a vos vœux.
471Que, marque l'objet du Verbe présage.
A mes yeux, marque le terme de cet objet.
A l'aventure, marque la maniere dont errent ces regards.
Vous, marque le tems du Verbe rit. Tout rit pour vous, en votre
faveur.
A vos vœux, marque le terme de l'obéissance de la Fortune ; c'est à
vos vœux qu'elle obéit.

Voilà donc des mots de toute espéce en dépendance du Verbe.

Désirez-vous des exemples d'objets ? vous en trouvez dans une telle victoire ;
dans que, dans la, le ; vos vigoureuses Loix, &c.

Des circonstances de but, de terme ? en voici : me, vous, à vos vœux.

Une circonstance de lieu, de mes mains.
Une circonstance de tems, une seconde fois.
Une circonstance de Cause, la Fortune obéit à vos vœux ; c'est ce
qui est cause de ce qu'on vient de dire, de ce que tout vous rit.
Une circonstance de Moyen, loin de la secourir, mon amitié l'oprime.
Une circonstance tirée de la maniere d'être ; bien, qui désigne ce
que vaut une telle victime : à l'aventure, qui désigne de quelle
maniere errent ces sombres regards.

Dans les six vers suivans, les deux mots en concordance, les deux mots
qui forment le fond du tableau, qui en sont l'âme, autour desquels viennent
se réunir tous les autres, se trouvent dans le dernier vers : les cinq premiers ne
sont que des accessoires, des circonstanciels ; mais énoncés de façon qu'on voit
qu'ils ne sont pas les mots essentiels & en concordance, qu'ils ne sont mis là
que pour préparer ceux-ci. Tels sont ces vers :

Et soit que sa colere
M'imputât le malheur qui lui ravit son frere ;
Soit que son cœur jaloux d'une audultere fierté,
Enviât à nos yeux sa naissante beauté ;
Fidéle à sa douleur & dans l'ombre enfermée,
Elle se déroboit même à sa renommée. (1)219

Elle déroboit, mots placés dans le dernier vers, sont le sujet, le Verbe &
472l'Adjectif ; c'est comme si l'on disoit, elle étoit dérobante. Ce sont les seuls
mots en concordance, relativement au fond du tableau : tous les autres, comme
nous l'avons dit, ne sont que des accessoires.

Se, marque l'objet que déroboit la personne dont on parle. C'est se,
elle-même.

A sa renommée, marque à qui ce vol étoit fait.

Fidéle à sa douleur, & dans l'ombre enfermée, marquent la maniere
dont elle se déroboit, en se renfermant dans l'ombre, & en restant
fidéle à sa douleur
.

Les quatre premiers vers indiquent les motifs de cette retraite, qui sembloit
un vol fait au public : c'etoit sa colère pour la mort de son frere, ou son
austere fierté
.

Quelquefois cependant le sujet est envelopé dans des termes qui désignent
la dépendance : on en a un exemple dans les deux vers qui suivent ces six :

Et c'est cette vertu si nouvelle à la Cour,
Dont la persévérance irrite mon amour.

C'est une phrase renversée, & dont les mots n'offrent pas l'accord qui doit
se trouver entre les parties fondamentales d'une phrase. Le Verbe essentiel est
certainement irrite ; mais quel est son sujet ? sera-ce la persévérance ? Mais ce
mot est dépendant du Conjonctif dont, tandis que le sujet ne doit jamais
être dépendant. Sera-ce cette vertu si nouvelle à la Cour ? Mais ce n'est pas
elle qui irrite, c'est sa persévérance : nous voyons donc ici marcher comme
sujet le mot qui devroit être en dépendance ; & en dépendance, le mot qui
devroit être sujet : la phrase peut en effet se rendre ainsi : c'est la persévérance
de cette vertu si nouvelle à la Cour qui irrite mon amour
. Mais qu'a fait le
Poete ? Pour éviter le choc des deux voyelles qu'offroit qui irrite, il a été
obligé d'énoncer sa phrase autrement, & de la tourner ainsi ; cest cette vertu
qui par sa persévérance irrite mon amour
, en substituant dont, aux mots qui
par
, trop longs & trop prosaïques pour son vers.

Cette tournure devenoit très-belle & très-grammaticale, au moyen du
Verbe c'est, qui offre un Verbe sur lequel se portent les régles grammaticales,
parce qu'il devenoit pour elles le Verbe essentiel, dont cette vertu est le sujet,
tandis que c' en est l'Adjectif, & que le second vers tout entier n'est que le
dévelopement de cet Adjectif : tel est en effet le vrai sens de ces vers.473

Cette vertu si nouvelle à la Cour, est ce dont la persévérance irrite mon
amour.

Par cette tournure, tout est d'accord : les vers sont tels qu'ils doivent être,
& à la place du sujet devenu mot dépendant, on a un autre mot qui a changé
de Verbe avec lui : ainsi l'oreille & la Grammaire sont également satisfaites.

Enfin les Verbes Passifs ont toujours dans leur dépendance les mots qui
marquent la Cause de cette existence passive. Dans ce vers, par exemple :

Ainsi par le destin nos vœux sont traversés, (1)220

qui offre un tableau Passif, des vœux traverses ; la Cause qui fait que ces vœux
sont traversés, est le Destin, & elle se lie avec le tabteau entier, en François,
au moyen de la Préposition par ; en Latin, au moyen de la Préposition a ; en
Italien, au moyen de la Préposition da.

E lacerato il cuore
Da gli interni avoltoi, sdegni e dolore. (2)221

« Son cœur est déchiré par des Vautours intérieurs, par l'indignation &
par la douleur ».474

Chapitre IX.
Mots en dépendance de l'Adjectif.

L'Adjectif amène également à sa suite des mots qui servent à le déterminer,
& ceux-ci désignent également des circonstances, des accessoires.

Les mots qui déterminent les Adjectifs sont, 1°. les Adverbes de Comparaison.

Jamais crainte ne fut plus juste que la vôtre.
Il regne avec la plus grande équité.

2°. Des circonstances liées avec lui par des Prépositions. La gloire qui
vient de la vertu est supérieure a celle qui vient de la naissance : riche en
moyens : grand sans ostentation.

Mais il arrive très-souvent que l'Adjectif disparoît, & qu'il fait place aux mots
même qui devroient le déterminer : de-là des tournures qui semblent contraires
à toute Grammaire, & dont l'explication embarrassa toujours.

Telles sont ces phrases :

Alexandre étoit Roi de Macédoine.
Priam fut pere d'Hector.
Paris est la Capitale de la France.

Dans ces tableaux, on voit un sujet, Aléxandre, Priam, Paris : un Verbe,
étoit, fut, est ; & point d'Adjectif : à sa place, un Nom, Roi, Pere, Capitale.
Qu'en a-t-on conclu ? Que ces Noms étoient des Adjectifs. C'étoit tout
brouiller, c'étoit renverser de sa propre main l'édifice qu'on avoit élevé avec
tant de peine & de sagacité, & rendre inutile toute Grammaire : car si un
mot est Nom & ne l'est pas, Adjectif & non Adjectif, on ne sait plus rien,
on ne peut plus rendre raison de rien.

Ici, Roi, Pere, Capitale, sont des Noms, des Substantifs : c'est comme
si nous disions, le Roi de Macédoine étoit Alexandre ; le Pere d'Hector fut
Priam, la Capitale de la France est Paris.

Il faudra donc dire, que c'est Alexandre, Priam, Paris, qui sont maintenant
des Adjectifs. L'absurdité d'une pareille décision se fait sentir d'elle-même.
475Mais comment ne s'en est-on pas aperçu ? Comment a-t-on pu se
faire illusion à ce point ? C'est qu'on n'étoit pas assez ferme dans ses principes ;
qu'on ne savoit pas à quel point l'ellipse domine dans le langage.

Toutes ces phrases sont elliptiques : le vrai Adjectif a disparu, il n'est reste
que des Substantifs qui le déterminoient & qui le remplacent ; & le remplacent
si exactement, qu'on les a pris pour autant d'Adjectifs ; ce qui étoit le
comble de l'illusion.

Dans ces exemples, c'est l'Adjectif revêtu, ou tel autre semblable qui est suprimé.
Alexandre étoit revêtu de la qualité de Roi de Macédoine ; mais cet Adjectif
n'ajoutoit rien à la clarté & à l'énergie de la phrase, on le suprima donc.
De même lorsque nous disons que Paris est la Capitale de la France, nous voulons
dire, que c'est cette Ville qui est revêtue de cette qualité, qui est reconnue
pour Capitale du Royaume, qui a été élevée à cette qualité ; mais ces
explications se sous-entendant d'elles-mêmes, il étoit inutile de les exprimer.
On les suprime donc, & leur complément, les mots qui étoient dans la dépendance
de ceux-là, prennent leur place, & en font les fonctions ; mais ils
ne sont rien moins qu'Adjectifs ; ce sont des Noms, tout comme ceux qui précédent
le Verbe est.

Observons en passant que ce mot, la Capitale, nous offre encore une ellipse :
car ce mot, capitale, fait ici la fonction d'un nom, & c'est cependant
un adjectif. On dit, un point capital, tout comme, une remarque capitale :
ici c'est le nom de Ville qui est sous-entendu. Paris est la ville capitale de la
France
. Tout l'ellipse est commune, tant elle a d'influence sur le langage !476

Chapitre X.
Mots en dépendance distribués en deux Classes.

Chaque portion primitive d'un tableau, le Nom, le Verbe & l'Adjectif,
peuvent donc s'accompagner de mots qui servent à en déterminer le sens d'une
maniere plus particuliere, à l'étendre ou à le resserrer suivant les occurrences.

Ces mots, en dépendance, forment quelquefois eux-mêmes des tableaux
qui réunissent toutes les parties essentielles aux tableaux de la parole ; ils
offrent un Nom, un Verbe, un Adjectif, tout comme le tableau principal.
Ceci a lieu lorsque l'ame est agitée de grandes passions, que les sentimens se
pressent, que les idées se succédent rapidement les unes aux autres : il n'est donc
pas étonnant que Phédre réunisse plusieurs tableaux en un seul, lorsque dans
un moment de désespoir elle s'adresse ainsi à Vénus :

O toi qui vois la honte où je suis descendue,
Implacable Vénus, suis-je assez confondue ?
Cruelle, si tu veux une gloire nouvelle,
Attaque un ennemi qui te soit plus rebelle.
Hyppolyte te fuit, & bravant ton courroux,
Jamais à tes Autels n'a fléchi les genoux. (1)222

La premiere phrase qui n'est composée que de deux vers, renferme au
moins trois tableaux qui offrent chacun un Nom, un Verbe, un Adjectif.
1°. Toi qui vois la honte : 2°. Je suis descendue : 3°. Suis-je assez confondue.

Ces trois en suposent un quatrieme, qui n'est qu'indiqué, parce que la plus
grande partie en a disparu, & qu'il n'en reste que ces mots, implacable Vénus ;
ceux-ci n'appartiennent à aucun des Verbes exprimés ; ils ne peuvent cependant
exister sans un Verbe ; ce Verbe est donc sous-entendu, & il ne l'est
que parce que son énoncé n'auroit fait que réfroidir la vivacité de l'action :
ce Verbe est, répons-moi.

Implacable Vénus, répons-moi ; suis-je assez confondue ?477

Mais l'on ne fait une demande que pour avoir une réponse : il étoit donc
inutile de dire, répons-moi.

Ces mots, implacable Vénus, forment eux-mêmes un cinquieme tableau
dont le Verbe a disparu par la même raison : le véritable sens est celui-ci, Vénus
qui es implacable à mon égard : mais ce dévelopemeot n'ajoute rien à la clarté
du discours, & il en affoiblit l'énergie, on le suprime donc ; & l'esprit n'étant
plus arrêté par des expressions inutiles, saisit mieux l'essentiel, & devient plus
sensible à la rapidité avec laquelle se succédent les pensées.

On peut donc distinguer en deux classes les mots en dépendance ; ceux
qui sont seuls, ceux qui sont suivis eux-mêmes de mots avec lesquels ils forment
un tableau particulier : de-là deux sortes de Complémens.

Un Complément simple, un Complément complexe : celui-ci qui embrasse
un grand nombre de mots ; celui-là qui le borne à un, & qu'on pourroit
apeller également in-complexe.

§. 2.
Du Complément complexe.

Le Complément complexe suit deux loix différentes, relativement au mot
par lequel il commence, & relativement à ceux qui suivent celui-ci. A l'égard
de ces derniers, il suit les régles même qui concourent à la formation
des tableaux qui ne sont point en dépendance ; mais par raport au premier,
il suit les régles des mots en dépendance.

C'est par cette raison qu'on a appellé le premier mot Complément grammatical,
parce qu'il prend toutes les formes qu'exigent les régles de Grammaire ;
ou initial, lorsqu'il ne peut changer de forme, qu'il consiste, par exemple, en
une Préposition.

Les mots qui suivent le Complément grammatical s'apellent Complément
Logique, parce qu'ils présentent l'expression de l'idée entiere, qui est en dépendance.

La réunion du Complément Grammatical & du Complément Logique,
forme le Complément total.

Dans ce vers, par exemple, déja cité :

Attaque un ennemi qui te soit plus rebelle.

les mots en dépendance sont, un Ennemi qui te soit plus rebelle, ils sont en
dépendance du Verbe attaque, & lui servent ainsi de Complément total ;
478mais dans ce Complément, il faut distinguer le premier mot, un Ennemi,
mot qui offre l'objet du Verbe attaque : dans la dépendance absolue du Verbe,
il doit suivre toutes les régles qu'exige cette dépendance ; c'est le Complément
Grammatical.

Les autres sont un Complément de ce premier, qu'ils servent a déterminer ;
quel ennemi ? un qui te soit plus rebelle. Ils s'accordent avec lui, & ne
dépendent point du mot dont il dépend lui-même : c'est le Complément
Logique, ce Complément qui forme un tableau dans un autre tableau.

§. 3.
Ce qu'on entendoit par Régime.

Au lieu de ces expressions, mots en concordance & mots en dépendance,
ou Accords & Complémens, les Anciens se servoient des mots, régissant &
régis, ou régime.

Ainsi le sujet d'un tableau régissoit le Verbe, & celui-ci régissoit à son tour
l'objet & le terme du tableau. De ces trois mots, le premier étoit en régime
libre, le troisième en régime assujetti, & le second en régime assujetti & assujettissant.

On a cru qu'il y avoit opposition entre les deux mots de cette dénomination,
régime libre ; mats cette opposition n'est qu'aparente. Le sujet d'une
phrase est en régime ; car il faut qu'il subisse les régles du sujet : il est libre ; car
il n'est régi par aucun mot particulier, il ne se raporte à aucun, & tous se
raportent à lui.

Mais cette dénomination de régime, tres-bonne pour le Complément
Grammatical, ne peut s'apliquer que difficilement aux Complémens Logiques ;
on a donc été obligé de recourir à une autre, plus générale & plus
commodes.479

Chapitre XI.
De l'arrangement dont peuvent être susceptibles les Complémens d'un
même Tableau.

Les Complémens d'un tableau étant en si grand nombre, & formant une
partie si considérable des tableaux de la parole, il est très-important, sans doute,
de les placer de maniere qu'ils n'alterent point l'harmonie qui doit y regner, &
que leur belle distribution répande autant de grace que de clarté : sans cela on
ne produiroit que des tableaux informes : mais ceci n'est pas aussi aisé à pratiquer
qu'à sentir.

« L'arrangement des mots, dit Vaugelas (1)223, est un des plus grands secrets
du style : qui n'a point cela, ne peut pas dire qu'il sache écrire ; il a
beau employer de belles phrases & de beaux mots ; étant mal placés, ils ne
sauroient avoir ni beauté, ni grace, outre qu'ils embarrassent l'expression &
lui ôtent la clarté, qui est le principal ».

C'est ce qui a fait dire à un autre Ecrivain (2)224 : « Lorsqu'une phrase
manque d'harmonie, n'en cherchez la raison que dans le mauvais arrangement
des parties qui la composent : mettez entre toutes ses parties l'ordre
le plus convenable, à coup sur vous la rendrez harmonieuse. »

Nous verrons ailleurs les régles qu'on peut suivre pour l'arrangement de
chaque Partie du Discours ; mais nous indiquerons ici avec M. Beauzée qui a
aprofondi cet objet, & auquel par conséquent, nous renverrons pour les détails (3)225,
les précautions à prendre pour distribuer dans l'ordre le plus convenable
les divers Complémens qui entrent dans un tableau.

1. De plusieurs Complémens qui tombent sur le même mot, il faut mettre
le plus court le premier après le mot completté ; puis, le plus court de ceux
qui restent, & ainsi de suite jusqu'au plus long de tous, qui doit être le dernier.
Ainsi l'on diroit, parer le vice des dehors de la vertu, & parer des
dehors de la vertu les
vices les plus honteux & les plus décriés.480

2. Si par ce moyen quelqu'un de ces Complémens se trouvoit trop éloigné
du mot completté, & qu'on ne pût apercevoir bien clairement son raport
avec ce mot, on n'a qu'à le placer avant. On peut même le faire pour
mettre plus d'élégance dans le tableau. C'est ainsi que l'Auteur de Télémaque
a dit : « C'est un des trois qui ont, après un siége de dix ans, renversé la
fameuse Troye
 ».

3. Ces régles cessent dès qu'il en résulteroit un sens obscur & équivoque.
Ainsi au lieu de dire, d'après la seconde régle, il se persuada qu'il répareroit
la perte qu'il venoit de faire
, en attaquant la Ville par divers endroits ;
il faut dire, il se persuada qu'en attaquant la Ville par divers
endroits
, il répareroit la perte qu'il venoit de faire, puisque c'est l'attaque
de la Ville qui doit réparer la perte, loin d'en avoir été la cause.

4. Si les divers Complémens d'un même mot ont sensiblement la même
étendue, c'est au goût, c'est-à-dire, au jugement éclairé par une Logique
fine, & surement fondée sur des principes certains, à en fixer la place. Il en
est de même pour les différentes parties d'un même Complément. Il est mieux
de dire, je leur montrerai que sa façon d'écrire est excellente, & qu'il mérite
le nom de Poete
, que de dire, je leur montrerai qu'il mérite le nom de
Poete
, & que sa façon d'écrire est excellente.

5. Si le sujet de la phrase étoit précédé d'un Complément qu'il écartât trop
de son Verbe, ce sujet doit être placé après le Verbe. Ainsi on ne dira pas avec
l'Auteur de Télémaque : C'est ce que Minos, le plus sage & le meilleur de tous
les Rois, avoit compris
 ; mais, c'est ce qu'avoit compris Minos, le plus sage
& le meilleur de tous les Rois
.

6. Il ne faut jamais séparer les portions du Complément par un autre complément :
ainsi on ne dira pas, il y a un air de vanité & d'affectation dans
Pline le jeune qui gâte ses Lettres
 ; mais, il y a dans Pline le jeune, un air de
vanité & d'affectation qui gâte ses Lettres
. On ne dira pas non plus avec l'Auteur
de Zaïde, je goûtois des délices dans ces commencemens, que je n'avois
pas imaginés
 ; mais je goûtois dans ces commenemens, &c.481

Chapitre XII.
Des parties constitutives d'une phrase, & des Tableaux des idées.

Jusques ici nous avons vu que les tableaux de la parole étoient composés
de diverses parties, les unes en concordance, les autres en dépendance :
que les premieres étoient si essentielles à ces tableaux, qu'elles se rencontroient
nécessairement dans tous, & qu'il n'y en avoit aucun qui ne les supposât :
tandis que la présence des autres dans ces tableaux, dépendoit de la
nature des objets qu'on avoit à présenter ; mais nous n'en avons encore
ni déterminé le nombre, ni indiqué les noms qu'on leur donne : nous allons
donc nous en occuper ici.

Les Parties constitutives d'un tableau, quelqu'étendu qu'il soit, se réduisent
à sept.

1°. Le Sujet ; ce sujet dont nous avons déjà tant parlé, & auquel se raporte
le tableau entier.

2°. L'attribut, toujours composé d'un Verbe, & d'un Adjectif exprimé
à part, ou fondu dans le Verbe.

3°. L'objet, qui exprime les êtres qui reçoivent les impressions de nos
actions.

4°. Le Terme, qui représente le but auquel aboutissent nos actions ou vers
lequel se porte l'attribut.

5°. La Circonstance, qui sert à déterminer l'attribut, à énoncer les qualités
particulieres qu'il renferme, relativement à tel ou tel objet.

6°. La Conjonction, qui sert à unir deux objets qui ont raport l'un à
l'autre.

7°. L'Adjonction, qui n'entre dans le discours que par forme d'accompagnement,
& qui ne se lie à aucune de ses portions.

On les voit tous sept dans ces vers : (1)226

Non, je vous priverai de ce plaisir funeste ;
Madame, il ne mourra que de la main d'Oreste ;
Vos ennemis, par moi vont vous être immolez,
Et vous reconnoîtrez mes soins si vous voulez.482

Je, est le sujet qui prive ; vous, l'objet qu'on prive ; & priverai, l'attribut.

De ce plaisir funeste, le terme de la privation, le but où elle aboutit.

Madame, une Adjonction à la phrase.

De la main d'Oreste, par moi, &c. sont des circonstances.

Et, la Conjonction qui unit deux tableaux. Chacune de ces portions s'aproprie
différentes parties du Discours, & elles se les partagent toutes.

Le sujet est désigné par les Noms & par les Pronoms, de même que l'objet
& le terme. L'attribut, par le Verbe & par l'Adjectif.

L'objet & le terme, par les Noms & les Pronoms.

L'adjonction, par les Interjections.

La circonstance, par les Prépositions, & par les Adverbes.

La Conjonction, par la partie du Discours qui porte son nom.

De-là résultent sept places différentes dans les tableaux de la parole les
plus complets ; & qui prenant leur nom de leur nature, s'apellent :

tableau subjectif | attributif | objectif | circonstanciel | conjonctif | adjonctif | terminatif

Noms très-relatifs à leurs fonctions, mais inconnus jusqu'à l'Abbé Girard,
auquel on doit ces dénominations ; l'obligation que nous lui avons à cet
égard, est d'autant plus grande, que ces Noms sont d'une nécessité indispensable
pour exprimer les idées relatives à l'analyse du Discours.

On étoit privé avant lui de cet avantage, & l'on étoit réduit à employer
les noms des Cas Latins qui repondent à ces dénominations.

Le Nominatif servoit pour exprimer le sujet.
L'Accusatif, pour l'objet.
Le Datif, pour le Terme.
L'Ablatif, pour la Circonstance.
Le Vocatif, pour l'Adjonctif.

Tandis que le Verbe répondoit à l'Attributif ; & la Conjonction, au Conjonctif.

Mais écoutons cet Abbé lui-même ; il mérite d'être entendu dans sa propre
cause (1)227.483

« Aurois-je à craindre ici qu'on ne me fît un crime d'avoir substitué d'autres
noms à ceux de Nominatif, Verbe, Cas, Adverbe, dont on s'est servi
jusqu'à présent dans les Écoles, pour nommer les parties de la frase ? Non,
on est aujourdui trop dégagé des préjugés & trop amateur de notre Langue :
pour prendre parti contre une méthode, uniquement parce qu'il y en a une
autre, sans examiner laquelle des deux a l'avantage, soit par raport à
l'art, soit par raport à son sujet. Je ne crois donc pas avoir des frondeurs
à redouter ; & j'espere que l'on conviendra avec moi que le respect dû
aux anciens usages ne peut jamais fonder une prescription contre la vérite ;
qu'en fait d'arts & de sciences, la raison est supérieure à l'autorité :
que ce n'est donc point par affectation ni par esprit de singularite que j'ai,
abandonné ces termes de l'École ; mais uniquement, parce qu'ils m'ont
paru ne pas convenir à la méthode Françoise. En effet, n'étant qu'au nombre
de quatre, peuvent-ils répondre au nombre de sept ? qui, comme on vient
de voir, est sans contestation, celui des membres qui peuvent entrer dans.
la structure de la frase.

De plus, ils n'indiquent pas nettement la nature de ce qu'on veut qu'ils
désignent, ni la façon dont ces membres figurent entre eux. D'ailleurs établis
pour représenter d'autres idées totalement distinguées de celles dont
il s'agit ici, ils causent de la confusion & de l'embarras dans l'esprit
des personnes qui ne sont pas accoutumées à ce style scolastique se tergiversant,
où les termes changent à tout moment de valeur, & où les mots
introduits pour la précision, ont souvent eux-mêmes besoin d'un cortége
d'observations pour être bien entendus : car enfin Verbe & Adverbe servent à
nommer deux espéces dans les Parties d'Oraison : Cas, est un terme établi
pour marquer en général les diverses terminaisons dont les Substantifs & les
Adjectifs sont susceptibles dans les Langues transpositives : & Nominatif est
le nom de l'un de ces cas, ou de l'une de ces terminaisons. Voilà les idées
qu'ils présentent d'abord, plutôt que celles de membres de frase. Ce n'est
que par une seconde réflexion, & par une aplication nouvelle, qu'on rapelle,
quand il le faut, ces dernieres idées, dont on les a encore chargés.

Ajoûtez à cela que notre Langue ne connoît ni Cas ni Nominatif, &
que son régime ne se manifeste pas, comme en Latin, par la variation des
terminaisons. Ainsi ces expressions n'ayant aucune analogie avec les raports
qui y sont figurer les mots, ou comme sujet, ou comme objet, ou
comme terme d'attribution, ou comme circonstance, ou comme lien,
elles lui sont tout-à-fait étrangeres, & y forment un langage barbare
484qui choque également l'oreille, le sens & le goût françois.

Enfin dans toutes les Langues, même dans les transpositives, c'est souvent
par toute autre chose que par des Nominatifs, des Cas & des Adverbes
que l'on construit des frases & qu'on forme des sens, quoique toujours
par le moyen des membres mentionnés ; auxquels il faut par conséquent
donner des noms qui leur conviennent, sous quelque forme
qu'ils se présentent. Lorsqu'on dit, par exemple….
en Latin :

Tantis impediri occupationibus te præsente solet esse molestum ;

ne voit-on pas cette frase formée des mêmes membres, sans qu'il y ait
rien néanmoins de ce qui est proprement Nominatif, Cas & Adverbe ? Comment
nommera-t-on dans le détail les expressions de chacun d'eux ? N'est-il
pas choquant de donner à un Verbe & à une Préposition le nom de Nominatif
ou de Cas ? & celui d'Adverbe à un Substantif ou à un Pronom accompagné
de son Adjectif ? Quoi donc de plus à propos que de tirer de leurs propres
fonctions des noms analogues, toujours convenables, qu'on puisse apliquer
à toutes les sortes de mots, dont on voudra se servir pour remplir ces fonctions ?

Ne se fait-on pas aussi mieux entendre des personnes qui ont le bon sens
en partage, en disant que ces expressions servent à énoncer le sujet, l'attribution,
la circonstance & l'objet de l'action, qu'en disant qu'elles sont le
Nominatif, le Verbe, l'Adverbe & le Cas de la frase ?

Il justifie toutes ces assertions par un exemple qui prouve à quel point :
on déraisonnoit, lorsqu'on vouloit rendre raison de la Langue Françoise par
les principes qu'il combat, & qu'il étoit même impossible de surmonter les
difficultés qui en étoient la suite.

N'est-ce pas cet abus, dit-il, qui a fait voir à un de nos meilleurs esprits
des chimères de difficultés dans notre Langue ? Il n'a pas hésité à dire que
dans cette frase,

Une infinité de personnes ont résolu de se liguer,

le régime étoit contraire à la régle ordinaire de la Grammaire, en ce que
le Verbe n'étoit pas régi par le Nominatif infinité, qui est au singulier ;
mais par le Génitif personne, qui est au pluriel. Le terme de Nominatif
lui a fait confondre ici l'idée d'un membre de frase, avec l'idée d'un cas de
déclinaison. Ce qu'il n'aurait pas fait, si au lieu du terme de nominatif
485dans la structure de la frase, celui de subjectif avoit été en usage. Il
auroit vu dans cet exemple, que ce membre ne consistoit pas seulement
dans le mot infinité, mais dans ces quatre ensemble une infinité de personnes ;
que par conséquent l'Attributif ou le Verbe étoit & devoit, selon
la Syntaxe ordinaire, être régi par la collection de tous ces mots, &
non par un d'eux séparément des autres. Il auroit encore vu, s'il avoit
eu les idées Françoises, que notre Langue n'a point de cas : que de, n'est
pas plus le caractere d'un Génitif, dans ce premier exemple, que dans
celui-ci,

Il est parti de grand matin ;

que ce petit mot est là une Préposition placée entre deux substantifs, pour
marquer le raport qu'il y a de l'un à l'autre, consistant à spécifier l'infinité
par l'indication de ce qui la compose.

L'Abbé Girard finit par s'excuser sur l'emploi de ces nouvelles expressions.
S'il y a quelqu'un d'assez mauvaise humeur pour fulminer contre mes termes,
je le prie de m'en fournir d'autres, & le nombre convenable. Si
l'habitude l'empêche de changer ses expressions, quoiqu'il en voye l'imperfection
& l'insuffisance, je respecterai une chaîne dont je connois la force,
ma tâche ne consistant qu'à trouver le vrai & à dire ce que le sujet exige,
non à le faire goûter aux hommes, c'est leur affaire propre. Tout Auteur
ne doit avoir d'autre prétention ni d'autre vue que de bien traiter sa matiere.
Je demande seulement à cet homme, si constant dans les maximes
qu'on lui a suggerées, qu'il ait la politesse de ne pas fronder un goût autorisé
par le génie de la Langue Françoise, fondé en raison, & qui n'a
d'autre contradicteur que l'impuissance de renoncer à l'habitude : foiblesse
aussi ordinaire à l'esprit qu'au cœur ».486

Article II.
De la construction.

Chapitre I.
Que la construction en fait de Langage, dépend de la Nature chez tous les
Peuples.

Après avoir considéré, comme nous avons fait jusques ici dans leurs
diverses Parties & dans leurs différentes Formes, les matériaux dont nous
nous servons pour peindre nos idées, examinons maintenant quel ordre nous
devrons donner à toutes ces Parties, afin qu'elles présentent un Tout lumineux
& harmonique, où chaque objet soit à la place qu'il doit occuper, & dont
toutes les portions se soutiennent & s'éclairent mutuellement.

Cette recherche est d'autant plus essentielle, que la force & l'intelligence du
discours dépend absolument de l'arrangement qu'on donne à ces diverses portions-qui
le composent ; sur-tout lorsqu'il est question d'un Tableau parlé &
non écrit ; car il faut que chaque mot successif se lie & avec ceux qu'on a déjà
prononcés & avec ceux qui doivent le suivre, de maniere qu'il n'y ait point de
vuide, & point de déplacement ; sans cela le Discours ne présenteroit aucune
suite, on n'en pourroit jamais tenir le fil.

Quelqu'intéressante cependant que soit cette portion de la Grammaire, elle
a été extrêmement négligée, on peut même dire presqu'inconnue jusqu'à ces
derniers tems, au point que plusieurs Grammairiens, même de ce tems, n'ont
pu se persuader que la Construction & la Syntaxe ne fussent pas la même
chose.

On n'en doit pas être surpris ; les Régles de Construction, leurs causes surtout,
ne peuvent être aperçues que par des observations très-difficiles à faire,
à cause de leur grande simplicité ; & parce que l'extrême habitude qu'on a contractée
dès l'enfance de ranger les mots d'une phrase de la même maniere que
tous ceux avec lesquels on vit, au milieu desquels on est né, & avec lesquels
on a été élevé, nous empêche, non-seulement de soupçonner que l'arrangement
des mots d'une phrase ait jamais pu causer la moindre difficulté ; mais
nous persuade même qu'il n'y a rien de plus naturel, & que ceux qui leur
487donneroient un autre ordre, s'écarteroient de la nature même : préjugés qui
rendent toute étude des Régles inutile : car à quoi bon chercher des Régles là
où il n'y a qu'une route ; & des motifs, là où l'on ue fait qu'obéir à la
nature ?

Il étoit impossible dès-lors de s'élever à des Principes généraux, au moyen
desquels on pût juger la Méthode que chaque Langue fait à cet égard : l'on ne
pouvoit que comparer leurs différentes Méthodes : toutes les observations, à
cet égard, n'étoient plus que des observations locales & pratiques.

Ces observations montrant par-tout des Méthodes en sens contraire, qu'on
ne pouvoit ramener à une mesure commune, ne pouvoient elles-mêmes que
conduire à des conséquences précipitées ; en faisant conclure que de ces diverses
Méthodes, une seule pouvoit être conforme à la nature, & que toutes les autres
s'en éloignoient sans cesse. Ainsi l'esprit grammatical se rétrécissoit toujours plus ;
& n'apercevant qu'une Méthode, il étoit dérouté dès que cette Méthode lui
manquoit.

Ceci suposoit cependant que la Nature n'a qu'une marche, & qu'on a bien
observé cette marche, qu'on l'a bien saisie, qu'elle n'a pu nous échaper : il
auroit donc fallu commencer par prouver que la Nature n'a qu'une marche, &
démontrer ensuite comment une chose aussi naturelle avoit pu échaper à la plus
grande partie du Genre Humain : comment la plupart des Peuples avoient pu
méconnoître la Nature ; comment les plus beaux Génies de l'Antiquité avoient été
forcés de s'éloigner de cette Nature, & comment en s'en éloignant, ils avoient
pu faire des Tableaux aussi sublimes, aussi énergiques, aussi brillans. La voie
de la Nature seroit-elle donc la moins belle, la moins énergique ? & ne forceroit-elle
pas tous les Hommes à la suivre ?

Nous-mêmes serions-nous forcés à cet égard de tomber dans la contradiction
la plus grossiere, la plus contraire à nos principes sur lesquels s'éleve la Grammaire
entiere ? & après avoir dit dès l'entrée que tout ce qui étoit naturel, étoit
commun à tous les Peuples, & qu'ainsi les Parties du Discours se trouvoient
dans toutes les Langues, parce qu'elles sont données par la Nature, dirions-nous
qu'il existe un arrangement de ces Parties, donné par la Nature elle-même,
& que cet arrangement naturel n'est connu que de quelques Peuples,
& qu'il n'a pas forcé toutes les Nations à se soumettre à ses loix immuables
& nécessaires ?

Loin de nous de pareilles contradictions, qui anéantiroient tout ce que
nous avons dit jusques ici, pour convaincre nos Lecteurs qu'il existe des
principes communs à toutes les Langues, dont elles n'ont jamais pu s'éloigner,
488& qui sont la clé de toutes les Grammaires, parce que dans aucune on ne
put en aucun tems s'éloigner de ces principes donnés par l'ordre même des
choses, par des loix naturelles qui ne dépendirent jamais de l'homme, mais
qu'il dut connoître, & auxquelles il ne put jamais se dispenser d'obéir. Loin
de nous un systême qui tendroit à prouver qu'il existe un Art dont le fondement
n'est point appuyé sur la Nature, & qui a cependant perfectionné cette
Nature, qui est allé fort au-delà de ses principes, de son énergie, des effets
auxquels elle auroit dû conduire.

Ne soyons cependant pas étonnés que de beaux Génies, que des Grammairiens
distingués par leurs connoissances, par la profondeur de leur Métaphysique,
par la sagacité & la finesse de leurs Observations, n'ayent pû parvenir
à cet égard jusqu'à la vérité, si qu'ils ayent cru que des deux espéces de
Construction adoptées par les Langues, une seule pouvoit être conforme à
la Nature, & que l'autre lui étoit oposée : ils y étoient entraînés par des
Observations auxquelles il sembloit qu'il n'y avoit rien à répondre, & qui ne
pouvoient s'éclaircir qu'en remontant à des Principes plus généraux, à ceux qui
unissent toutes les Langues, & qui rendent raison de toutes les Méthodes qu'on
y fuit : Principes qu'on entrevoyoit, auxquels on cherchoit à s'élever ; mais
qu'on ne pouvoit découvrir d'une maniere assûrée & évidente, qu'au moyen
de ces Principes qui de toutes les Langues n'en font qu'une, & qui ont donné
lieu à l'ensemble de nos recherches.

Afin qu'on soit mieux en état de se décider sur une question aussi importante
pour la Grammaire universelle, nous allons donner une idée des régles que
suivent la Langue Françoise & la Langue Latine, relativement à la Construction ;
& un précis de tout qu'on a dit de notre tems pour déterminer quelle
de ces deux Constructions étoit la plus conforme à la Nature.489

Chapitre II.
Regles de construction, suivies par la Langue Françoise.

La connoissance de ces Régles est le résultat des Observations fournies par
l'examen des Écrivains François : cependant peu de Grammairiens s'en sont
occupés, parce qu'on abandonnoit ces recherches à l'usage. L'Abbé Girard est
le premier qui en ait fait l'objet de ses soins ; il y fut conduit par la nature
même de ses principes, qui montroient, pour la premiere fois, la différence
qui regne à cet égard entre la Langue Françoise & la Latine. Nous devons
à M. Beauzée les Régles sur la place que doivent occuper les Complémens dont
nous avons déja parle. M. de Wailly a suivi aussi l'exemple de M. l'Abbé Girard ;
mais il est entré dans un beaucoup plus grand détail (1)228 : ainsi le Grammaire
Françoise s'est enrichie d'un article important peur ceux qui sont obligés,
d'aprendre le François par principes. Nous allons indiquer les principales,
afin qu'on se fasse une idée nette du génie de cette Langue, & qu'on puisse
nous suivre dans ce que nous dirons, pour faire voir le motif de la marche
qu'elle suit relativement à la construction de ses phrases.

Regles relatives à la Construction du Sujet.

La place du Sujet varie suivant que la phrase est narrative, impérative, interrogative
ou optative.

1. Dans la phrase narrative ou expositive, le Sujet se place avant le Verbe :

Colomb fit connoître aux hommes un Monde nouveau.

Il en est de même dans la forme impérative pour la troisieme Personne :

Que tout obéisse à ses loix.

2. Mais dans la forme interrogative, le Sujet ne marche le premier, que
490lorsqu'il est énoncé par le Pronom qui, ou par un nom précédé du mot
quel :

Qui trouvera le vrai systême de la Nature ?
Quelle raison triomphe du préjugé ?

Dans tout autre cas, le sujet dans les phrases interrogatives se met après
le Verbe :

Ne m'as-tu point flatté d'une fausse espérance ?
Puis je sur ton récit fonder quelqu'assurance ? (1)229

Il en est de même dans les phrases qu'on pourrait apeller optatives, qui marquent
un desir, un souhait :

Que ne puis-je aussi-bien par d'utiles secours
Réparer promptement mes injustes discours ? (2)230

Et dans celles qui sont placées comme membres adjonctifs, pour apuyer ce
qu'on dit :

Le Ciel, dit-il, m'arrache une innocente vie. (3)231

4°. Le Sujet peut se placer après le Verbe dans la forme narrative, & quelquefois
avec plus de grace que devant, lorsque le sens exclut tout objectif, ou
que cet objectif n'est énoncé que par les mots, le, se que, tel.

D'abord, paroît un Édifice immense.
Tel parut à nos yeux l'éclat de sa beauté.

Regles relatives à la place que doit occuper le Verbe.

Le Verbe ne marche jamais à la tête de la phrase que dans les Formes
Impérative, Interrogative, & Optative. C'est une conséquence de tout ce
que nous venons de dire ; puisque dans ces occasions, le Sujet se met après
le Verbe, il faut nécessairement alors que le Verbe soit le premier.

2°. Il est encore le premier, lorsqu'à l'Infinitif il tient lieu d'un Nom.

Être estimé, c'est le vœu de tous les hommes.491

3°. Il précede également le sujet dans le discours animé :

Il périt, cet homme si cher à la France.

Régles relatives à la place que doit occuper l'Objet & le Terme.

L'objet & le terme se placent ordinairement après le Sujet & le Verbe ; mais
dans quelques occasions ils les précédent.

On les met avant le sujet, lorsqu'ils sont énoncés par le Conjonctif-relatif,
que, qui, dont, quoi, lequel :

Le Plan que vous proposez est impraticable.
A quoi nous déterminerons-nous ?

On les met avant le Vetbe, lorsqu'ils sont énoncés par les.Pronoms, me,
te, se, le, par leurs pluriers, & par les mots elliptiques en, & y :

Une fois l'an il me vient voir ;
Je lui rends le même devoir.
Nous sommes l'un & l'autre à plaindre ;
Il se contraint pour me contraindre. (1)232

2°. Et on les met après le Verbe, lorsqu'ils sont énoncés par les Pronoms
moi, toi, soi, lui, & même par y :

C'est a moi que ce discours s'adresse.
Où la discorde regne apportez-y la paix.

3°. Il en est de même lorsque ces Pronoms désignent des circonstances :

Elle vous l'a promis & juré devant moi.

Il est vrai que ce circonstanciel peut se placer devant le Verbe, lorsqu'on
fait en Poësie inversion de la phrase entiere : ainsi Racine dit :

L'aimable Iphigénie
D'une amitié sincere avec vous est unie.

La phrase auroit été construite ainsi en prose, l'aimable Iphigénie est unie avec
vous d'une amitié sincere
.492

4°. Dans les phrases où il y a deux Verbes, les Pronoms se placent auprès
du Verbe dont ils sont l'objet ou le terme :

On ne peut vous blâmer ;
Elle ne peut se consoler.

5°. Tout, servant d'Objectif, se place après le Verbe, si ce Verbe est
dans un tems simple : il engloutit tout ; mais si le Verbe est dans un tems
composé, tout se place entre les deux parties de ce tems, il a tout englouti.
Ce qui rentre cependant dans le même principe, parce que le Verbe il a, est
considéré comme le Verbe dont tout est l'objet, tandis que le mot englouti
n'est considéré que comme un adjectif du mot elliptique tout : ce qui confirme
notre doctrine sur les Participes.

Regles relatives aux Adverbes & aux Conjonctions.

Il est difficile ou assez inutile de tracer les régles relatives à la place qu'on
doit assigner, aux Adverbes parce que ces mots ont rarement une place fixe,
& qu'ils dépendent à cet égard de l'harmonie & de la clarté de la phrase, se
plaçant avant ou après le Verbe, suivant leurs divers effets à cet égard.

Tout ce qu'on peut dire de constant sur cet objet, c'est que les Adverbes
se placent ordinairement après le Verbe qu'ils modifient :

La victime marchera bientôt sur vos pas.

Sur-tout, s'ils marquent le tems d'une maniere relative :

Nous sommes seuls encore.

Les Conjonctions doivent marcher nécessairement à la tête des phrases
qu'elles lient.

Quoiqu'il soit habile, il se trompe cependant assez souvent.

Mais ici il ne faut pas perdre de vue ce que nous avons dit sur le nombre
des Conjonctions : car en le réduisant, comme nous l'avons fait, nous avons
rendu inutiles nombre de régles qui n'avoient pour objet que des mots regardés
mal-à-propos comme des Conjonctions.

Ajoutez à ces régles, celles qui regardent les Circonstanciels, & dont nous
avons parlé plus haut, & vous aurez tout ce qui s'est dit de mieux à ce
sujet.493

Chapitre III.
Motifs ou sources de ces Régles.

Ces Régles ne sont, comme le dit fort bien l'Abbé Girard, que l'usage attentivement
considéré, & méthodiquement rendu
. Mais cet usage est fondé sur
des motifs qui le rendent nécessaire, & qui doivent en faire la justification.
Cherchons donc ces motifs : ils rendront ces régles moins séches & plus intéressantes :
elles doivent résulter de la nature même du langage en général,
adaptée au génie particulier de la Langue Francoise, ou plutôt aux moyens
dont elle peut disposer pour s'énoncer.

La Langue Françoise dénuée, relativement aux Noms, de terminaisons
ou de Cas, & obligée par raport aux Verbes, d'accompagner sans cesse de
Pronoms leurs différentes modifications, ne peut faire connoître le raport des
parties dont une phrase est composée, que par la place qu'elles y occupent.

Il résulte de-là, que chaque Partie du Discours occupe constamment la
même place, tandis qu'elle indique le même raport ; & que cette place ne
changera que lorsqu'elle énoncera un raport différent : car par ce changement,
les raports sont changés & le tableau n'est plus le même.

De-là, toutes les régles que nous venons d'indiquer, & qui ne sont que
des conséquences de ces principes, ou plutôt que des aplications de ces principes
à tous les cas qui en résultent. Et ces régles seront communes à tous
les Peuples, dont les moyens pour s'énoncer sont les mêmes que les nôtres.

Le Sujet est le mot principal du tableau, celui sur lequel roulent tous les
raports de ce tableau : il est donc naturel que dans les Langues où les raports
ne se connoissent que par la place, ce sujet soit à la premiere place, à la tête
du Discours, afin qu'on aperçoive à l'instant & de la maniere la plus claire
quel est le lien, le but de tous les raports dont il va être question ; & afin surtout
qu'on ne puisse pas se méprendre sur ce but.

Mais dès que le sujet est toujours placé le premier dans les phrases expositives
ou narratives, dans ces phrases qui forment la portion propre du langage, & le
plus ordinaire, le Verbe marchera à sa suite, puis son objet & son terme ; quant
aux circonstances, elles se placeront ça & là, suivant qu'elles auront un raport
plus ou moins direct avec ces divers membres.

Lorsque le tableau changera de nature, qu'il deviendra Impératif, Interrogatif,
494Optatif, on n'aura qu'à changer le local de ces divers mots, & tout
sera changé ; on aura de tout autres tableaux, des tableaux Impératifs, Interrogatifs,
Optatifs, des phrases incises ou renfermées dans d'autres, parce
qu'elles en sont des dépendances essentielles. Ainsi avec ces trois mots, ciel,
vous & dire, on formera des phrases différentes en diversifiant leur position :
telles, celles-ci.

Vous dites que le Ciel, phrase narrative.
Dites-vous que le Ciel, phrase interrogative.
Le Ciel, dites-vous, commencement d'une phrase narrative, interrompue
par une phrase incise.
Qne le Ciel, dites-vous, phrase optative avec une incise.

En effet, dès qu'on est convenu que la place d'un mot fixeroit son raport
dans une phrase, il ne peut changer de place sans que ce raport soit changé,
& sans qu'il n'en résulte une idée différente ; d'autant plus que leur faisant
changer de place, on les accompagne de tout ce qui est nécessaire pour qu'ils
soient assortis à ce nouveau raport.

Mais si le sujet se trouve seul dans une phrase, peu importe la place qu'il y
occupera, puisqu'on ne sera pas dans le cas de le démêler d'avec d'autres
mots qui pourroient servir de sujet comme lui : on pourra donc le mettre
après le Verbe, comme devant, étant impossible qu'il ne lui serve de sujet.
Il vaudra même mieux le placer après le Verbe, parce que cet arrangement
contrastera avec l'habitude où l'on est de le voir marcher le premier, &
qu'il en deviendra plus piquant. On sera aussi clair, & l'on ne sera pas monotone ;
ce qui jettera plus d'agrément pas la variété & par la vivacité de l'expression.

En effet, l'expression devient par-là beaucoup plus vive, parce qu'on amene
brusquement un raport auquel on ne s'attendoit pas, ce raport que le Verbe
désigne ; & qu'on tombe tout de suite sur son sujet, sans que rien les sépare
tandis que, sans cette inversion, le Verbe seroit beaucoup plus éloigné du
sujet, & que la connoissance de leurs raports languiroit.

Les régles relatives au Verbe ne sont que l'inverse de celles-là, puisque,
comme nous l'avons déjà dit, toutes les fois que le sujet vient après le Verbe,
il faut nécessairement que le Verbe marche le premier.

Dès que les mots, que, qui, dont, lequel, &c. sont la réunion de la Conjonction,
avec des mots qui expriment un objet ou un terme, comme nous
l'avons prouvé en traitant des Conjonctions, il faut nécessairement que cet
495objet & ce terme paroissent avant le sujet & avant le Verbe, puisque la Conjonction
marche à la tête de la phrase qu'elle unit, & qu'elle s'accompagne de
ses dépendances nécessaires.

Quant aux Pronoms qui marchent avant le Verbe, lors même qu'ils n'expriment
pas des sujets, mais seulement des objets ou des termes de nos actions,
& dont la construction paroît absolument contraire à notre Langue,
& plus conforme au génie de la Langue Latine, ils ne lui sont cependant
point oposés : premierement, parce que n'étant jamais semblables aux Pronoms
qui désignent des sujets, peu importe la place qu'ils occupent, puisqu'on ne
pourra jamais les confondre avec le sujet.

Ils rentrent, en second lieu, dans les principes de la Langue Françoise,
puisque la forme qu'ils ont, tient essentiellement à leur place ; & que si on leur
en fait changer, si on les met apès le Verbe, ils changent aussi-tôt de forme ;
ensorte que leur signification & leurs raports tiennent toujours à la place qu'ils
occupent.

C'est ainsi que lors même qu'une Langue paroît le plus oposée à elle-même,
elle tient de la maniere la plus constante à ses principes : aucune Langue ne
pouvant être contraire à elle-même, & ce qui nous paroît en elle une exception,
un écart, ne paroissant tel que parce que nous en ignorons les causes ;
& qu'il tient à des principes plus étendus que ceux auxquels nous le raportons.

M. l'Abbé Batteux a très-bien vu que toutes les Régles de la Construction
dans notre Langue, avoient pour principe la nature même des Noms & des
Verbes, de ces mots qui servent de sujet & d'attribut.

« N'ayant, dit-il, (1)233 dans nos Noms aucun caractère extérieur qui distingue
le Nominatif de l'Accusatif, (le sujet de l'objet, ) il est indispensable que
le régissant soit avant le régi, sans quoi on courroit risque de les confondre,
& par-là de mettre le désordre dans les idées. Voilà une première cause de
singularité dans nos Constructions. Il y en a une seconde, c'est la multitude
des auxiliaires.

Il y a des Langues où l'on a trouvé le secret d'attacher aux Verbes, par de
légeres inflexions, une infinité de raports sans multiplier les mots pour exprimer
ces raports ; raports d'action, ou de passion, ou de réciprocité ; raports
de tems, de lieu, de personnes, de genres, de nombre, de maniere….496

Pour exprimer tous ces raports, la Langue Françoise a besoin d'autant
d'auxiliaires ; auxiliaire pour l'Actif, c'est le Verbe avoir : pour le Passif, c'est
le Verbe être ; souvent ces deux auxiliaires ensemble, j'ai été enseigné ; auxiliaire
pour la personne, je, tu, il ; auxiliaire pour certains modes, que.
Qu'on y ajoute l'Adverbe exactement, le Verbe François est au Verbe en
Hébreu, ce que cette phrase, un être étendu, vivant, animé, raisonnable, est
au mot homme qui seul renferme toutes ces idées.

D'où je conclus, que notre Langue doit avoir dans ces deux espéces,
une autre Construction que les Langues qui ne sont point sujettes à ces deux
inconvéniens.

Ainsi nous ne préférons l'Actif au Passif,… & les Infinitifs aux autres modes,
que parce qu'ils nous débarrassent de quelques Particules qui se trouveroient
sur notre route. »

Chapitre IV.
Régles de la Construction Latine.

Le titre de ce Chapitre paroîtra nouveau, sans doute : en effet, point de Régle
positive pour mettre constamment en Latin tel mot à telle place ; point d'arrangement
fixe des parties d'une phrase : on diroit même que cette Langue, libre
à cet égard comme les Peuples qui la parloient, n'avoit voulu aucune gêne,
aucune contrainte. Cependant, plaçoient-ils leurs mots au hazard ? N'y avoit-il
pas quelque borne à cette liberté ? N'étoit-elle pas assujettie, comme tout être
libre, à un mieux qu'il falloit chercher, & qui devoit revenir souvent, & ramener
sans cesse une marche à peu près uniforme ? N'étoient-ils pas même obligés
d'avoir recours à des mots étrangers, pour se dédommager de l'avantage que
nous avons de distinguer nos phrases impératives, interrogatives, narratives,
&c. par un simple déplacement de mots ? & ne falloit-il pas que ces mots eussent
une place constante, afin de produire le plus grand effet, mais un effet prompt
& assuré ?

Il en sera ici comme dans notre Langue : dans celle-ci, nous mettons à la
tête le mot qui est le plus important par la liaison qu'ont tous les autres avec lui.
Dans le Latin, on mettra à la tête le mot le plus important, non parce que
tous les autres se raportent à lui, mais parce qu'il nous frape le premier entre
497tous : ce motif peut seul décider constamment de la place à donner à tous tes ;
mots qui entrent dans une phrase, lorsque ces mots n'ont point de place fixe ;
l'harmonie seule pourra l'emporter sur ce motif, sur cet intérêt que nous nous
sentons pour un de ces mots, de préférence à l'autre.

Mais ce premier mot paroît avec des marques qui le mettent dans la dépendance
d'autres mots qui ne sont pas encore énoncés : preuve sensible que l'esprit
a vu ces mots tous à la fois, & qu'il n'a pu se refuser à convenir qu'il y en avoit
un autre auquel se raportoit la phrase entiere ; mais que prouve cela ? rien, si ce
n'est qu'en Latin on est occupé tout à la fois de deux intérêts : premierement,
de l'intérêt d'un objet qui frape ; & secondement de l'intérêt de lier cet objet
avec une phrase entiere qui soit assortie à l'idée que nous voulons en donner,
sens détruire l'intérêt particulier que nous prenons à ce mot. C'est comme si
nous avions énoncé deux phrases successives ; l'une, formée de cet objet seul
qui nous frape ; l'autre, composée de ce mot avec tous ceux avec lelquels il est.
en raport. Ainsi quand nous disons, Mundum creavit Deus, comme si nous disions
Monde créa Dieu, au lieu de dire Dieu créa le Monde ; c'est comme si
nous disions en deux phrases, le Monde ! Dieu le créa : car en disant le Monde,
nous prononçons le nom d'un objet qui nous frape, qui est pour nous d'un
grand intérêt ; & en disant Dieu le créa, nous racontons plus tranquillement ses
raports avec l'idée de Dieu. Or ce que nous disons-là en deux phrases, parce
que nous avons commencé par un mot qui ne peut plus être à la tête de la
phrase que nous avons dans l'esprit, le Latin te dit en une seule ; parce qu'en,
mettant d'abord ce mot à l'accusatif, il n'a plus besoin de le remettre sous les
yeux par le mot de le pour le lier avec ces mots Dieu créa.

Personne ne disconviendra que nous ne marquions plus d'étonnément, que
nous n'excitions plus d'intérêt en disant le Monde ! Dieu le créa, qu'en disant
simplement Dieu créa le Monde. Et bien, ce plus grand intérêt, les Latins l'indiquoient
& d'une maniere plus courte en disant Mundum Deus creavit. Et
voilà qu'en nous livrant au même esprit, nous venons d'imiter les Latins,
de mettre l'objet avant le sujet, en disant, & bien ! ce plus grand intérêt,
les Latins l'indiquoient, &c.

Il en est de même de cette phrase de Cicéron qui commence par un complément,
diuturni silentii finem hodiernus dies attulit, & qui signifie, d'un long
silence, ce jour amene la fin
. L'esprit frapé de l'idée du long silence qu'on a gardé,
commence par-là ; mais le liant aussi-tôt avec la fin de ce silence que le jour
actuel amene, il l'unit en même tems, & sans le déplacer, avec ces mots auxquels
il est relatif. C'est comme trois phrases, trois Tableaux qui se sont présentés
498successivement, & que l'esprit confond rapidement en un seul : c'est
comme si l'on disoit, un long silence a régné, mais voici sa fin, ce jour l'améne ;
& que suprimant ensuite tous ces intermédiaires, on unit entr'eux les autres
mots, sans rien déranger à leur position : car il en résulteroit la phrase Latine ;
d'un long silence, la fin ce jour améne.

La Construction Latine est donc plus animée, moins réfléchie, moins
compassée, moins contrainte que la Construction Françoise : d'ailleurs, toutes
les deux sont assujetties à caractériser ou à indiquer d'une maniere très-précise
& très-claire, tous les raports que sontiennent entr'eux les mots d'une même
phrase.

Ajoutons que les Latins ont certains mots dont la place est toujours la
même : ainsi la Préposition cum (avec) se met constamment à la suite des
Pronoms qu'elle régit : on dit, mecum, moi-avec, & non avec moi ; te-cum,
toi-avec, & non avec-toi, &c. C'est de-là que vient l'expression proverbiale,
c'est mon vade-mecum, empruntée du Latin, & qui signifie mot à mot c'est
mon
va-moi-avec.

La Conjonction que, qui signifie &, & qui est le te final des Grecs, se met
comme lui après le premier mot de la phrase qu'elle lie.

Pour désigner les phrases interrogatives, ils sont obligés d'employer des
mots interrogatifs, num, an, ne. Les deux premiers se mettent toujours à la
tête de la phrase ; & ne, toujours à la suite du premier mot. Ainsi l'on voit
dans Térence (1)234 :

Bacchis. Num ego insto ?
Syrus. At sciu' quid fodes ?
Bacchis. Quid ?
Bacchis. Est-ce que je vous presse ? Syrius. Mais savez-vous qu'il faudroit s'il
vous plait ? Bacchis. Quoi ? (†)235

Souvent encore le sens ou le ton seul indiquoit les phrases interrogatives.
Lors, par exemple, que la même Bacchis dit un peu plus bas à Syrus : Dignam
me putas quam illudas
, le sens seul fait connoître que c'est une interrogation ;
qu'elle ne veut pas dire, tu me crois propre à devenir ton jouet ; mais
qu'elle dit avec vivacité, me crois-tu propre a devenir ton jouet ?499

C'est ainsi que dans les Langues qui employent, comme le Latin, les
Verbes sans Pronoms, le ton seul fait distinguer la phrase narrative de la
phrase interrogative. L'avez signifie également en Languedocien, suivant le
ton avec lequel on le prononce, vous l'avez, & l'avez-vous ?

Il en est de même en Italien. Le sens seul fait connoître que la phrase
suivante est interrogative :

… Dee quella mano
Che di morte sì ingiusta è ancora immonda ;
Reggerci sempre. (1)236

& qu'on doit la rendre ainsi : « Devons-nous obéir à cette main, encore
fumante d'un sang versé si injustement ? »

Ajoûtons que dans toutes ces Langues, l'interrogation est désignée également
par que, quoi, qui, quel.

Quid narrat ? Que raconte-t'il ? En Italien, che narra ? En Languedocien, que
narre ?
500

Chapitre V.
Des Noms qu'on donne à ces deux sortes de Constructions.

Il existe ainsi deux sortes de Constructions oposées entr'elles, & adoptées
chacune néanmoins par plusieurs Peuples : l'une anciennement par les Grecs,
par les Latins, &c. l'autre en usage actuellement chez tous les Peuples, à quelques
variétés près.

Mais dans nos Langues modernes, nous nous raprochons de la Construction
Latine, toutes les fois que nous le pouvons, sans nuire à la clarté du sens.

De-là résulte une troisieme espéce de Construction composée des deux autres,
qui peut en donner une idée, & qu'on pourroit nommer Construction
mixte
.

Nous apellerons les deux autres, l'une Construction locale, & l'autre
Construction libre. Construction locale, où le raport des mots est marqué
par la place qu'ils occupent : Construction libre, où ce raport est marqué par
la terminaison des mots, par leur forme.

On leur a donné, à la vérité, des noms fort différens, apellant l'une Construction
analogue, & l'autre Construction transpositive. L'Abbé Girard paroît
être le premier qui ait employé ces dénominations, adoptées généralement
par ceux qui ont écrit dès-lors sur cet objet ; mais nous ne saurions les admettre,
parce qu'elles suposent la décision d'une question qui n'est rien
moins qu'éclaircie.

En donnant à la Construction Françoise ou à celle de telle autre Langue
que ce soit, le nom d'analogue, on suppose qu'elle a plus d'analogie, de conformité,
de raport avec la Nature, & qu'elle est la Construction la plus parfaite :
& en donnant à la Construction Grecque & Latine le nom de transpositive,
on fait entendre que celle-ci intervertit l'arrangement naturel des
mots, qu'elle donne lieu à un ordre oposé à celui de la Nature. On supose
encore par-là, que la Nature a un ordre fixe qui lui est propre, & dont elle
ne peut jamais s'écarter ; qu'elle est déterminée invinciblement à suivre la
même route.

Mais ces questions ont-elles été décidées ? Pouvoient-elles l'être, du moins
dans le tems où l'on commença à donner ces noms tranchans ? Ne précipita-t-on
pas son jugement, d'après la différence qu'on voyoit entre ces deux sortes
501de Constructions ? & ces noms ne pouvoient-ils pas induire en erreur, en
persuadant qu'en effet le Latin renversoit l'ordre de la nature auquel se soumettoient
nos Langues modernes ?

Comme cette question est importante, & qu'elle a donné lieu dans ces
derniers tems à une Controverse célébre par ses tenans & par les observations
qu'elle a fait naître, nous avons cru devoir la traiter dans quelques détails, &
mettre en même tems sous les yeux du Lecteur un Précis impartial de tout
ce qui s'est dit pour & contre.

Chapitre VI.
Précis de ce qu'on a écrit pour déterminer quelle de ces deux
Constructions est la plus naturelle.

M. l'Abbé Batteux entra le premier en lice en 1748. dans des Lettres
adressées à M. l'Abbé d'Olivet, & qu'il refondit pour en faire le cinquiéme
volume de ses Principes de Littérature, imprimé en 1764. sous le nom de
Construction Oratoire : les vues qu'il y expose, furent adoptées par l'Abbé
Pluche dans sa Mechanique des Langues & l'Art de les enseigner, &c. &
par M. Chompré.

M. du Marsais posa des Principes directement oposés à ceux-là, dans son
Traité de la Construction grammaticale.

M. l'Abbé Batteux y répliqua dans ce cinquiéme volume.

M. Beauzée prit la défense de M. du Marsais dans le second volume de sa
Grammmaire générale ; & il parut, peu de tems après, une Brochure en faveur
des Principes de M. l'Abbé Batteux. Tels sont les morceaux dont nous allons
rendre compte. Nous nous flattons que cette analyse fera plaisir à nos
Lecteurs, & ne déplaira pas aux Savans même dont nous extrairons ici
les idées.

I. M. l'Abbé Batteux.

M. l'Abbé Batteux se proposa dans son Traité de la Construction Oratoire,
de découvrir l'arrangement naturel des mots par raport à l'esprit & par raport à
l'oreille, & d'examiner la Construction usitée par la Langue Françoise en la
502considérant d'abord en elle-même, & la comparant ensuite avec la Construction
de la Langue Latine.

« L'arrangement des mots, dit-il (pag. 3.), ne peut avoir pour objet que de
satisfaire ou l'esprit ou l'oreille ; c'est-à-dire, de rendre le sens plus clair & plus
fort, ou les sons plus agréables & plus convenables au sujet.

Par raport à l'esprit, l'arrangement naturel des mots doit être réglé par
l'importance des objets ; & il l'est ainsi dans les Langues qui sont assez flexibles
pour suivre l'ordre de la Nature dans leurs Constructions.

Afin d'établir que l'arrangement naturel des mots est réglé par l'importance
des objets, examinons, ajoute-t-il, comment les idées entrent dans notre esprit
& comment elles en sortent.

Elles y entrent quelquefois en foule & pêle-mêle, comme quand nous
jettons nos regards sur une vaste plaine qui nous offre une infinité d'objets :
c'est la communication des idées par les yeux. Quelquefois aussi elles n'y entrent
que seule à seule : ce qui arrive sur-tout quand la communication se fait par
les oreilles, & principalement par le moyen des signes d'institution tels que
sont les mots. Comme les mots ne peuvent être proférés que les uns après les
autres, les idées attachées aux mots ne peuvent aussi sortir qu'une à une de la
bouche de celui qui parle ; & par conséquent, elles ne peuvent entrer autrement
dans l'esprit de celui qui écoute.

L'ordre dans lequel elles sortent, est-il indifférent, ne l'est-il pas ? Peut-on
également présenter d'abord les idées principales ou les accessoires, les plus
intéressantes ou celles qui le sont le moins ? En un mot, y a-t-il des objets qu'on
doit préférablement offrir au premier moment, c'est-à-dire au moment
le plus vif, de l'attention de celui qui écoute ?

On ne seroit point dans le cas de faire cette question, si les Langues
étoient assez flexibles pour se plier, en tout aux divers mouvement de l'ame. Il
n'est pas douteux qu'alors elles suivissent constamment l'ordre qui seroit prescrit
par l'intérêt ou le point de vue de celui qui parle.

Mais comme dans plusieurs Langues, il se trouve des configurations grammaticales
qui exigent une marche ou ordonnance particuliere, & que d'ailleurs
l'esprit humain a travaillé lui-même sur ses propres idées, pour en reconnoître
& distinguer les raports ; on a imaginé deux nouvelles sortes d'ordre, ou d'arrangement
pour les mots ; le Grammatical, qui se fait selon le raport des mots
considérés comme régissans ou régis ; & le Métaphysique, qui considere les
raports abstraits des idées. Si on y joint l'ordre Oratoire, qui ne considere
que le but de celui qui parle, on aura trois espéces d'arrangement ou
503de Construction, qui peuvent être employées dans le Discours.

On dit dans la Construction Grammaticale, lumen solis, la lumiere du
soleil ; parce que le mot solis est déterminé à être au génitif par le mot lumen ;
or, dit-on, le déterminant doit être avant le déterminé.

L'ordre Métaphysique veut que le sujet d'une Proposition soit avant son
attribut, la cause avant l'effet, la substance ou l'existence avant le mode ou les
qualités qui lui apartiennent. Selon cet arrangement, il faudroit dire solis lumen,
du soleil la lumiere, parce que le soleil est la cause de la lumiere. Mais dans
les autres cas, cet ordre rentre à peu-pres dans l'ordre Grammatical, parce que
celui-ci, tout grammiatical qu'il est, se trouve réellement fondé sur la Métaphysique.

Au reste, qu'on les distingue ou non, ils ne semblent faits ni l'un ni l'autre
pour régler la marche du Discours Oratoire. L'ordre Grammatical est une entrave
donnée à l'esprit & aux idées, plutôt qu'une Régle de Construction. Attaché au
genre & à l'analogie particuliere d'une Langue, nulle part il n'est absolument le
même. Il y a des Langues où il est précisément le contraire de ce qu'il est dans
d'autres Langues : ce qui ne pourroit arriver s'il étoit naturel. Il y a donc une
de ces deux Constructions qui n'est point dans la Nature, puisque la Nature
n'a pas deux voies.

Il en est de même de l'ordre Métaphysique ; il peut être bon quelquefois
pour les Savans, quand ils discutent ou qu'ils analysent leurs idées ; mais le
Peuple pour qui & par qui ont été faites les Langues ; mais les femmes, dont
le goût aide plus à polir & à perfectionner les Langues, que les discussions &
les analyses des Savans, se doutent-elles de ce que c'est que mode, substance,
cause, effets, qualités ? Le Peuple ne connoît, ne voit, ne fait, que par le sentiment
ou même par la sensation que l'objet produit en lui : c'est l'impression
réelle qui le déterminé, qui le dirige. Il dira, Alexandre a vaincu Darius, ou
Darius a été vaincu par Alexandre, selon qu'il est affecté, & que les objets
le frapent : il ne connoît que cette Régle.

Il faut donc en revenir à la troisiéme espéce d'ordre ou d'arrangement,
à celui qui est fondé sur l'intérêt ou le point de vue de celui qui parle.

Qu'est-ce qui se passe en nous-mêmes, lorsque nous nous déterminons à
quelque mouvement ? Je vois un objet ; j'y découvre des qualités qui me conviennent
ou qui ne me conviennent point, je m'y porte, ou je le fuis… Je connois
avant que de me mouvoir. Je veux aller au Louvre, je pense d'abord au Louvre,
ensuite je vais ; ad Regiam vado ; voilà ce qui se passe en moi-même.

Si je veux faire entendre à un homme autre que-moi qu'il doit fuir ou
504rechercher quelque objet, commencerai-je par l'engager à avancer ou à s'éloigner ?
Je lui montrerai l'objet, & l'objet lui dira ce qu'il doit faire : l'ordre
que j'ai suivi pour moi, est le même à suivre pour lui : j'ai vu un serpent, j'ai
fui : il faut donc que je lui donne d'abord l'idée du danger, si je veux qu'il
se détermine à fuir… Ce n'est pas l'ordre de la Métaphysique grammaticale,
mais celui de la Métaphysique oratoire, celui du sentiment & de la vérité.

C'est donc l'objet principal (1)237 qui doit paroître à la tête de la phrase…
Quand Scévola veut (2)238 aprendre à Porsenna qu'il est Romain, il dit, Romanus
sum Civis
, Romain suis Citoyen. Quand Gavius s'écrie, du haut de la croix
où il est attaché, il dit, Civis Romanus sum, Citoyen Romain je suis ». C'est
que la qualité de Romain étoit dans l'un l'objet principal ; dans l'autre, c'etoit
celle de Citoyen.

« De deux mots (3)239 qui concourent à ne former qu'une notion, l'idée qui
présente la partie de la notion la plus importante, se montre la premiere :
Neque turpis mors forti viro, nec immatura consulari, nec misera sapienti :
Nulle mort ne peut être honteuse pour l'homme de bien, ni prématurée pour
un Consulaire, ni malheureuse pour un Sage (†)240. »

Notre Auteur ayant ainsi dévelopé ses principes sur cet objet, fait voir que
l'arrangement naturel des mots ne peut céder qu'à l'harmonie (4)241, & que
c'est de cet arrangement naturel que résultent en partie la vérité, la clarté, la
force, en un mot la naïveté du Discours (5)242.

Il examine ensuite un passage de Denys d'Halicarnasse sur le même sujet (6)243,
& qui est trop intéressant pour que nous l'omettions : on y verra, d'ailleurs,
l'attention que les Romains donnoient à cet objet ; & qu'il est impossible de
résoudre une question de cette nature, quand on n'a pu se former une idée
de la métaphysique des Langues par l'examen d'un très-grand nombre.505

Denys d'Halicarnasse, dans son Traité de l'arrangement des mots,
dit : « Qu'il a feuilleté tous les Auteurs anciens, & en particulier les Stoïciens,
qui ont beaucoup écrit sur la nature & les régles du Langage ; mais il avoue
qu'il n'a rien trouvé nulle part sur l'arrangement des mots, relativement à
la perfection de l'éloquence. J'ai ensuite, dit-il, réfléchi en moi-même,
& j'ai cherché si la nature ne nous auroit pas donné quelque principe sur
cet objet : car en tout genre, c'est la nature qui sert de base, &
qui fournit les vrais principes, lorsqu'il y en a. Je saisis d'abord quelques
vues qui m'avoient paru assez heureuses ; mais bientôt il fallut les abandonner,
parce qu'elles ne menoient point au but. Il m'avoit donc paru
que la nature étoit un guide qu'il falloit suivre en fait de Construction Oratoire ;
& d'abord que les Noms dévoient précéder les Verbes, parce que le
Nom exprimant la chose, & le Verbe ce qui se fait de la chose, il est dans
l'ordre de la nature que l'idée de la chose soit avant l'idée de la modification
de la chose »….

Mais ce principe n'est pas juste, parce qu'il ne s'étend pas à tout, &
qu'on trouve dans les Poëtes une infinité d'exemples du contraire, & la construction
n'en est pas moins agréable … Je voulois (4)244 encore que les Substantifs
fussent avant les Adjectifs …. les Tems Présens avant les autres tems…
mais toutes ces régles se sont trouvées contredites par la pratique… Je reviens
donc a mon objet, & je dis que les Anciens, Poëtes, Historiens, Philosophes,
Orateurs, ont donné la plus grande attention à cette partie de l'élocution.
Ils ne plaçoient point au hazard ni les mots, ni les membres, ni les périodes.
Ils avoient un certain art des régles, dont je vais tâcher de donner au moins
les plus nécessaires.

Il les réduit au seul instinct de l'oreille, & ne considere les mots que
comme le bois, les pierres & les autres matériaux qui entrent dans la bâtisse
d'une maison ; mais il n'a pas vu, dit M. l'Abbé Batteux, que les mots ne sont
pas seulement le corps & le matériel du Discours, mais qu'ils contiennent l'ame,
les passions de celui qui parle, & que les passions ne peuvent être indifférentes,
ni à l'arrangement des idées, ni à celui des mots qui expriment ces idées :
ce qui est singulier, c'est qu'il convient lui-même de cette vérité : « autre est
la Construction, dit-il, dans le sang-froid, autre dans la passion, &c. »

« Denys d'Halicarnasse n'auroit donc pas dû chercher, conclut notre Auteur (1)245,
la raison de l'arrangement des mots dans la seule sensibilité de l'oreille ;
506il auroit fallu y joindre la marche des idées & celle des passions ».

Notre Auteur examinant ensuite l'arrangement naturel des mots par raport
à l'oreille, dit (1)246, que l'oreille a trois points à juger dans l'élocution oratoire.
1°. Les sons qu'on lui présente comme une suite ou un courant d'impressions
qu'elle reçoit. 2°. Les interruptions qu'on met dans cette suite,
comme des points de repos, dont elle peut avoir besoin aussi-bien que celui
qui parle. 3°. L'accord de ces sons & de ces repos, avec l'idée exprimée &
le sujet traité : trois choses qu'il désigne par ces mots, Melodie, Nombre &
Harmonie oratoire.

Nous ne le suivrons pas dans tout ce détail, trop éloigné de notre objet :
nous ne nous arrêterons qu'aux observations relatives à la construction, & à
celles qui seront nécessaires pour lier toutes ces idées entr'elles.

Ainsi, il remarque que la Mélodie dans le discours (2)247 dépend de la maniere
dont tous les sons simples ou composés sont assortis & liés entr'eux
pour former les syllabes, dont les syllabes le sont entr'elles pour former un
mot, les mots entr'eux pour former un membre de période, enfin les périodes
elles-mêmes pour former ce qu'on apelle le discours.

Relativement aux sons, il faut dans notre Langue que les consonnes & les
voyelles soient tellement mêlées & assorties qu'elles se donnent les unes aux
autres la confidence & la douceur. Et par raport aux mots, il faut qu'ils ayent
de la fermeté & en même tems de la douceur, qu'ils coulent librement, légerement,
qu'ils soient polis sans être mous, & soutenus sans être hérissés.

A l'égard du Nombre oratoire, il le considere (3)248 comme une durée ou une
suite d'instans, coupée par portions symétriques, c'est-à-dire, égales ou également
inégales, & il fait voir de quelle maniere ces portions sont marquées
par la nature elle-même. Tout se fait chez elle par mesure, tout y marche en
cadence ; nous le voyons sans sortir de nous-mêmes ; tous nos membres ont
une étendue proportionnelle ; nos pas sont égaux entr'eux, notre respiration se
fait à tems égaux ; nos artères ont des pulsations égales ; le marteau du forgeron
tombe en cadence ; le Tisserand lance sa navette & frape la toile en
mesure : il n'est pas jusqu'au Moissonneur qui ne promene sa faulx avec nombre
… Le nombre soutient les forces & les ranime.

2°. On ne compte pas seulement les syllabes, on les mesure encore,
c'est-à-dire, on évalue les tems qu'on met à les prononcer.507

3°. On a soin de réserver pour la fin, les sons qui peuvent être les plus flateurs,
afin que le repos de l'oreille n'aie rien que d'agréable.

4°. Enfin les mots se meuvent avec plus ou moins de vitesse & de force,
suivant la nature de l'objet qu'ils peignent.

Ce qui forme autant de classes du Nombre oratoire qui influent sur la Construction
des tableaux de nos idées ; mais que nous ne saurions analyser, sans
une trop grande digression.

Enfin au sujet de l'Harmonie, il la considere : 1°. relativement à l'accord des
sons, des syllabes, des mots, des nombres, avec les objets qu'ils expriment :
2°. dans l'accord ou la convenance du style avec le sujet ou la matiere qu'on
expose.

Notre Auteur apliquant ces principes à la Construction qui est particuliere
à la Langue Françoise, observe que la diversité des Langues à l'égard de la
Construction ou de l'arrangement de leurs mots, provient de la nature même
de ces mots. « Toutes les Langues, dit-il (1)249, consistent dans des sons… figurés
de telle ou telle maniere… Or ces sons figurés sont multipliés plus ou moins,
ce qui fait abondance ou pauvreté : ils ont plus ou moins de force, ce qui
fait énergie ou foiblesse : ils ont plus ou moins de flexibilité, ce qui produit la
douceur, la clarté, la justesse ».

De-là les différentes sortes de Constructions, chaque Langue étant obligée
de s'écarter plus ou moins de la nature, pas raport à l'arrangement de ses
mots, suivant qu'elle y est forcée par la difficulté ou par la foiblesse, ou par
l'inflexibilité. La différence qui regne entre le Français & le Latin relativement
à la Construction, n'a pas d'autre cause.

« J'entends dire tous les jours, & je lis dans tous les Livres, reprend à cet
égard notre Auteur, que les Latins avoient beaucoup plus d'avantages que
nous. Nous sommes obligés, dit-on, de suivre toujours le même arrangement,
nominatif, verbe, régime, c'est une marche éternelle qui ne varie
jamais. Les Latins, au contraire, maîtres de leur construction, placent leurs
mots à leur gré, sans être asservis à aucune regle. C'est tantôt un Verbe qui
se montre à la tête, tantôt un Adjectif, quelquefois un Adverbe, selon qu'il
leur plaît, sans autre loi que celle de l'harmonie.

D'autres ont pris la chose d'une autre maniere qui sembleroit plus juste,
si elle étoit fondée en raison. Bien loin de plaindre la Langue Françoise d'être
508asservie à une Construction monotone, ils la félicitent sur la clarté qu'ils prétendent
que lui procure cette Construction ».

Notre Auteur rejettant toutes ces idées, demande « si nous sommes bien,
nous François, placés, comme il faudroit l'être, pour juger des inversions
Latines & des nôtres… Il pourroit bien arriver que ce que nous croyons voit
chez les autres, ne fût que chez nous ».

Les Latins ayant des cas dans leurs noms, ces noms pouvoient être régissans
ou régis, indépendamment de la place qu'ils occupoient dans la
phrase : chez nous, on ne reconnoît leur valeur que par la place où ils sont. Les
Latins expriment par un seul mot, ce que nous ne désignons en fait de Verbes
que par deux ou trois : docui, j'ai enseigné ; doctus sum, j'ai été enseigné,
où nous réunissons trois Verbes différens pour un seul tems.

M. L'Abbé Batteux en conclut : 1°. Que notre Langue doit avoir dans
ces deux espéces, une autre Constructon que les Langues qui ne sont point
sujettes à ces deux inconvéniens. 2°. Que notre Langue doit reprendre les
Constructions ordinaires aux autres Langues, quand elle n'est ni dans l'un ni
dans l'autre de ces deux cas.

§. II.
M. Du Marsais

M. du Marsais parut contredire ces idées dans son Traité de la Construction
Grammaticale
(2)250 ; il posoit du moins des Principes différens, soit qu'il
ne connût point ceux-là, soit qu'il n'eût pu les gouter.

« En termes de Grammaire, dit-il, on apelle Construction l'arrangement
des mots dans le Discours. Ce mot est pris ici dans un sens métaphorique, &
vient du Latin construere, construire, bâtir, arranger. »

La Construction est vicieuse, quand les mots d'une phrase ne sont pas
arrangés selon l'usage d'une Langue.

Elle est louche, lorsque les mots sont placés de façon qu'ils semblent se
raporter à ce qui précede, pendant qu'ils se raportent réellement à ce qui suit.

On dit Construction pleine, quand on exprime tous les mots dont les raports
successifs forment le sens que l'on veut énoncer.509

Au contraire, elle est elliptique, lorsque quelqu'un de ces mots est sous-entendu….

Il y a en toute Langue trois sortes de Constructions (1)251.

I. Construction nécessaire, significative ou énonciative ; on l'apelle
aussi simple et naturelle. C'est celle par laquelle seule les mots font un
sens…. Elle est la plus conforme à l'état des choses… le moyen le plus
propre & le plus facile que la Nature nous ait donné pour faire connoître nos
pensées par la parole.

Elle est apellée nécessaire, parce que c'est d'elle seule que les autres
Constructions empruntent la propriété qu'elles ont de signifier ; au point que
si la Construction nécessaire ne pouvoit pas se retrouver dans les autres sortes
d'enonciations, celles-ci n'exciteroient aucun sens dans l'esprit, ou n'y exciteroient
pas celui qu'on vouloit y faire naître.

La seconde sorte de Construction est la Construction figurée.

La troisiéme est celle où les mots ne sont ni tous arrangés suivant l'ordre
de la Construction simple, ni tous disposés selon la Construction figurée. C'est la
Construction usuelle, celle qui est le plus en usage.

Pour faire connoître nos pensées, nous sommes contraints de donner, pour
ainsi dire, de l'étendue à celles-ci, & des parties ; ces parties deviennent l'original
des signes dont nous nous servons dans l'usage de la parole ; ainsi nous
divisons, nous analysons, comme par instinct, notre pensée : nous en rassemblons
toutes les parties, selon l'ordre de leurs raports ; nous lions ces parties
à des signes.

Les enfans aprennent cette analyse par les noms qu'ils entendent donner
aux objets, par l'ordre successif qu'ils observent qu'on suit en nommant
d'abord les objets, & en énonçant ensuite les modificatifs & les mots déterminans.

Cette méthode est de tous les tems & de tous les pays : il n'y a donc dans
toutes les Langues qu'une même maniere nécessaire pour former un sens avec
les mots ; c'est l'ordre successif des relations qui se trouvent entre les mots,
dont les uns sont énoncés comme devant être modifiés ou déterminés, & les
autres comme modifiant & déterminant.

Cette maniere d'énoncer les mots (2)252 successivement, selon l'ordre de
la modification ou détermination que le mot qui suit donne à celui qui le précede,
a fait regle dans notre esprit. Elle est devenue notre modèle invariable ;
510au point que, sans elle, ou du moins sans les secours qui nous aident à la rétablir,
les mots ne présenent que leur signification absolue, sans que leur ensemble
puisse former aucun sens. Par exemple :

Arma virumque cano, Trojæ qui primus ab oris
Italiam, fato profugus, Lavinaque venit
Littora.

« Otez à ces mots Latins les terminaisons ou désinences qui sont les signes de
leur valeur relative, & ne leur laissez que la premiere terminaison qui n'indique
aucun raport, vous ne formerez aucun sens. Ce seroit comme si l'on disoit :

Armes, homme, je chante, Troie, qui, premier, des côtes,
Italie, destin, fugitif, Laviniens, vint, rivages »

« Si ces mots étoient ainsi énoncés en Latin avec leurs terminaisons absolues,
quand même on les rangeroit dans l'ordre où on les voit dans Virgile, non-seulement
ils perdroient leur grace, mais encore ils ne formeroient aucun
sens : propriété qu'ils n'ont que par leurs terminaisons relatives, qui, après que
toute la proposition est finie, nous les font regarder selon l'ordre de leurs
raports, & par conséquent selon l'ordre de la Construction simple, nécessaire
& significative
.

Cano arma atque virum, qui vir profugus à fato, venit primus, ab oris Trojæ, in
Italiam, atque ad littora Lavina
. »

« Tant la suite des mots & leurs désinences ont de force pour faire entendre
le sens ! Tantum series junctur aque pollet »(3)253

Quand une fois cette opération m'a conduit à l'intelligence du sens, je
lis & je relis le texte de l'Auteur ; je me livre au plaisir que me cause le soin de
rétablir, sans trop de peine, l'ordre que la vivacité & l'empressement de l'imagination,
l'élégance & l'harmonie, avoient renversé ; & ces fréquentes lectures
me font acquérir un goût éclairé, pour la belle Latinité.

La Construction simple est aussi appellée Construction naturelle,
parce que c'est celle que nous avons aprise sans maître, par la seule constitution
méchanique de nos organes, par notre attention & notre penchant à
l'imitation….511

Comme par-tout les hommes pensent, & qu'ils cherchent à faire connoître
la pensée par la parole, l'ordre dont nous parlons est au fond uniforme par-tout
& c'est encore un autre motif pour l'apeller naturel.

Il est vrai qu'il y a des différences dans les Langues ; différence… dans
les noms… différence dans les terminaisons… & dans les tours… mais il
y a uniformité, en ce que par-tout la pensée qui est à énoncer, est divisée par
les mots qui en représentent les parties, & que ces parties ont des signes de
leur relation.

Enfin cette Construction est encore apellée Naturelle, parce qu'elle suit
la Nature, je veux dire, parce qu'elle énonce les mots selon l'état où l'esprit
conçoit les choses. Le Soleil est lumineux. On suit ou l'ordre de la relation des
causes avec les effets, ou celui des effets avec leur cause. La Construction
simple procede ou en allant de la cause à l'effet, ou de l'agent au patient, comme
quand on dit : Dieu a créé le Monde : Auguste vainquit Antoine… où la
Construction énonce la pensée en remontant de l'effet à la cause & du patient
à l'agent ; le Monde a été créé par le Tout-Puissant : Antoine fut vaincu par
Auguste
….

Or, dans l'un & dans l'autre de ces deux Cas, l'état des choses demande
que l'on commence par le sujet. En effet, la Nature & la raison ne nous
aprennent-elles pas : 1°. Qu'il faut être avant que d'opérer ? 2°. Qu'il faut exister
avant que de pouvoir être l'objet de l'action d'un autre ? 3°. Qu'il faut avoir
une existence réelle ou imaginée, avant que de pouvoir être considéré comme
ayant telle ou telle qualité ? &c.

II. De la Construction figurée.

« L'ordre successif des raports (p. 182) n'est pas toujours exactement suivi
dans l'exécution de la parole. La vivacité de l'imagination, l'empressement à
faire connoître ce qu'on pense, l'harmonie, &c… sont souvent que l'on suprime
des mots…. on interrompt l'ordre de l'analyse ; on donne aux mots une
place ou une forme, qui au premier aspect ne paroît pas être celle qu'on auroit
dû leur donner… ».

Cette seconde sorte de Construction est apellée Construction figurée,
parce qu'elle prend une figure, une forme qui n'est pas celle de la Construction
simple.

Notre Auteur observe ensuite qu'il y a six sortes de figures usitées dans
cette espéce de Construction ; & il les considere successivement : arrêtons-nous
512à la quatriéme, ou l'Hyperbate, la seule qui soit relative à l'invention.

« Hvperbate, dit-il (p. 205.) signifie confusion, mélange de mots. C'est
lorsqu'on s'écarte de l'ordre successif de la Construction simple… Cette figure
étoit, pour ainsi dire, naturelle en Latin…. au lieu que nous ne pouvons
faire usage des inversions, que lorsqu'elles sont aisées à ramener à l'ordre significatif
de la Construction simple. Ce n'est que relativement à cet ordre,
lorsqu'il n'est pas suivi, qu'on dit en toute Langue qu'il y a inversion, & non
par raport à un prétendu ordre d'intérêt & de passion
, qui ne sauroit jamais être
un ordre certain, auquel on peut oposer le terme d'inversion.

En effet, on trouve dans Ciceron se dans chacun des Auteurs qui ont
beaucoup écrit, le même fond de pensee, énoncé avec les mêmes mots, mais
toujours disposé dans un ordre différent. »

M. du Marsais passe ensuite à ce qui regarde la Construction usuelle : nous
n'en raporterons que la définition.

« La troisiéme sorte de Construction (p. 216.) est composée des deux
précédentes. Je l'apelle Construction usuelle, parce que j'entends par cette
Construction, l'arrangement des mots qui est en usage dans les Livres, dans
les Lettres, & dans la conversation des honnêtes gens. Cette Construction n'est
souvent, ni toute simple, ni toute figurée… &c. »

§. III.
Extrait de l'Examen fait par M. l'Abbé Batteux, du systême de M. Du Marsais.

Cette Dissertation de M. du Marsais sur la Construction, ayant vu le jour,
M. l'Abbé Batteux en fit une critique, insérée à la suite de son Ouvrage sur la
Construction Oratoire (1)254.

Il observe d'abord qu'il y auroit eu plus d'exactitude à apeller l'Hyperbate
transposition que confusion : ce dernier mot porte une idée de vice & de défaut :
& l'Hyperbate est une beauté.

Mais de ce que, comme M. du Marsais en convient, l'Hyperbate étoit
naturelle aux Latins, il en insere ou que cette figure n'étoit point sentie par ce
Peuple, ou qu'il devoit la définir, non comme le renversement, mais comme
l'observation de l'ordre successif de la Construction simple. Car l'Hyperbate,
dans toute Langue où elle est figure, doit être le renversement de l'ordre qui
y est usité. Il auroit donc dû, en voyant une Langue riche & parfaitement
513fléxible, suivre constamment un ordre contraire à celui qui nous paroît naturel,
soupçonner qu'il pouvoit y avoir un autre ordre aussi naturel que celui qu'on
dit être celui de l'esprit & des idées. Il seroit très-singulier que la Langue Latine,
libre de suivre par-tout la Nature, qui est la seule voie de la persuasion,
ne la suivît presque jamais ; & que la Langue Françoise, enchaînée & contrainte
par la roideur & la configuration de ses mots, la suivît presque toujours.

M. du Mariais, ajoute-t-il (p. 231), confond l'instruction donnée avec
l'impression reçue. L'ordre d'instruction est spéculatif sans doute, il ne peut être
autre chose ; c'est celui qui est suivi dans le procédé présente par M. du
Marsais. Mais celui de l'impression reçue qui est le plus fort, sans nulle comparaison,
est au contraire tout relatif à l'action, à l'intérêt de celui qui l'a
reçue. L'ordre de l'un ne peut donc pas être l'ordre de l'autre, il est essentiel de
ne s'y pas tromper.

Il est toujours à côté de la question (233.). On lui accordera aisément
que sans l'expression des raports, les mots ne forment aucun sens : cela est vrai
essentiellement, non-seulement dans le Latin, mais dans toute Langue. On lui
accordera encore que l'esprit doit avoir prévu & comme pressenti le sens,
avant que l'ame soit émue. Mais suit-il de-là que dans les Langues où les
mots renferment en eux-mêmes l'idée de l'objet & celle de ses raports Grammaticaux,
il faille que le mot qui signifie la cause, soit avant celui qui signifie
l'effet ? Puisqu'on ne peut pas satisfaire complettement l'esprit en un seul mot,
& qu'il en faut nécessairement plusieurs, si ces mots ont également chacun leur
raport exprimé, pourquoi ne commenceroit-on point par ceux qui renferment en
eux l'intérêt de la phrase ? Quand je dis arma virumque, l'accusatif m'annonce un
Verbe actif qui suit : quand je dis cano tout seul, ce même Verbe étant actif, ne
m'annonce-t-il pas un objet de ce chant, objet qui sans doute me sera bientôt présenté ?
Ma pensée est donc également suspendue dans l'un & l'autre cas… Il est
donc indifférent pour l'intégrité du sens qu'on commence par le Verbe ou par
le régime.

« Mais ce qui ne l'est point, c'est que M. du Marsais convienne lui-même
que sa construction est l'ordre, que la vivacité, l'empressement de l'imagination
& l'harmonie avoient renversé
. Sa construction est donc contraire à la vivacité,
à l'empressement de l'imagination, &c. C'est donc l'ordre contraire à l'Eloquence,
& par conséquent l'ordre contraire à la Nature.

Si je voulois faire sentir les différences de la Construction Latine, tant en
prose qu'en vers, avec la Construction Françoise, j'userois d'un procéde plus
simple que celui de M. du Marsais.514

Je lirois d'abord les deux vers de Virgile sans rien prononcer sur la Construction
de leur phrase, arma virumque cano, &c. Ensuite je les mettrois en prose
selon la Construction Latine : arma atque virum cano, qui vir primus ab
oris Trojæ, fato profugus, Italiam venit Lavinaque littora
 : Construction
qui ne differe de celle du Poëte qu'en deux endroits, c'est-à-dire, qu'il n'y a
que deux inversions.

Je traduirois cette prose avec sa construction… Les armes & le Héros
je chante, qui le premier des côtes de Troie, étant par le destin poursuivi,
en Italie vint aux rivages Laviniens
. J'observerois que cette Construction,
toute Latine & toute Gothique qu'elle est, nous donne fort bien le sens de
l'Auteur sans avoir eu besoin de la Construction grammaticale qu'en a faite
M. du Marsais.

Je traduirois ce même Latin suivant la Construction Françoise : Je chante
les armes & ce Héros, qui, poursuivi par les destins, vint le premier des côtes
de Troie en Italie, & s'arrêta sur les rivages de Lavinie…
.

Enfin, pour faire le cercle complet, je présenterois les vers de Despréaux.

Je chante les combats & cet homme pieux
Qui des bords Phrygiens conduit dant l'Ausonie,
Le premier aborda les champs de Lavinie.

Ces cinq Constructions de la même phrase en vers & en prose, en
Latin & en François, seroient voir, 1°. combien peu les Poëtes s'écartent
de la Construction naturelle de leur Langue… Selon le systême de M.
du Marsais, il y auroit dans les deux vers de Virgile dix-huit ou vingt renversemens
de l'ordre naturel. Quel cahos, quelle confusion dans le Peintre de
la Nature le plus vrai, & dans une Langue qui fournit le plus de couleurs,
de nuances & de Constructions !

On y verroit, 2°. que la Construction Latine en prose donne le sens de
la phrase, sans qu'on ait recours à la Construction grammaticale, telle que
l'a faite M. du Marsais. 3°. Que dans notre Langue, nous n'employons cette
Construction grammaticale, que lorsque nous ne pouvons employer l'autre,
sans nous exposer aux équivoques : & qu'en Poësie même, nous ne pouvons
nous raprocher de la Construction Latine par les inversions, que quand le
sens n'en est ni moins clair ni moins précis.

Il ne s'agit point ici de disputer du mot. Nous cherchons laquelle des
deux Constructions est la plus vive & la plus naturelle, celle des Latins ou la
nôtre, afin de savoir, si lorsque nous écrivons, nous devons tendre à nous
515raprocher ou à nous éloigner des Latins. Le mot inversion, dans le sens dans
lequel je l'ai employé, ne signifie que le renversement de l'ordre naturel à l'éloquence.
Toute la question se réduisoit à savoir si les Latins suivoient cet
ordre ? S'ils le suivoient, nous le renversons, cela est évident. Or si nous le
renversons, il est important de chercher les moyens de le rétablir s'il y en a,
& d'aprocher des modeles qui l'ont suivi, & qui sont parvenus par cette voie
à une éloquence qui semble au-dessus de nos forces »…

D'ailleurs, « il est aussi aisé de marquer l'ordre d'intérêt que de marquer
l'ordre métaphysique, puisque ce sont deux corrélatifs, dont l'un excluant
l'autre, donne par la simple oposition, une idée aussi nette de son contraire,
que celle qu'on a de lui ».

« Enfin, toutes les fois que l'ordre simple ou spéculatif est renversé, M. du
Marsais convenant que c'est par la passion ou par l'harmonie, cet aveu n'est-il
pas un principe suffisant pour fonder l'art des Constructions oratoires ? »

« Il résulte de tout ce qui a été dit jusqu'ici, 1°. qu'il y a deux manieres
d'arranger les mots, l'une selon l'esprit, l'autre selon le cœur de celui qui parle
ou de ceux à qui l'on parle : 1°. Que la premiere maniere étant toute philosophique
ou d'exposition, peut convenir … à tout ce qui est purement spéculatif ;
& que la seconde étant toute oratoire, toute livrée à l'intérêt ou aux
passions, apartient de droit au Bureau, à la Chaire, à la Poësie, &c ….
4°. Que celle-ci est la seule vraiment naturelle, parce que dans toute Langue,
c'est toujours pour quelque intérêt que l'on parle, & la seule que les Latins
& les Grecs aient connue… Et qu'il existe une inversion beaucoup plus importante
que cette inversion grammaticale que M. du Marsais croit être unique,
& qui méritoit d'être aprofondie au moins par les Orateurs & par les
Philosophes, puisque c'est elle qui éloigne de la perfection de l'éloquence les
Langues qui y sont assujetties par la structure de leurs mots & par l'embarras
des auxiliaires trop multipliés ».

§. IV.
M. Beauzée.

M. Beauzée a consacré à l'examen de cette question une portion considérable
du second volume de sa Grammaire générale (1)255. Il s'y proposa de
prendre la défense de M. du Marsais contre M. l'Abbé Batteux : & divisa son
objet en trois articles.516

Il dévelope dans le premier, les fondemens de la Construction analytique
& grammaticale ; il fait voir qu'elle est la même dans les Langues analogues
& dans les Langues transpositives ; que c'est une vérité de fait & d'expérience,
que dans toutes, le sujet précéde le Verbe ; que le Verbe est suivi de son complément ;
qu'un adjectif ne vient qu'après le nom auquel il est joint ; que c'est
l'effet de l'impression de la nature. « La pensée étant indivisible, ne peut être par
elle-même l'objet immédiat d'aucune image, parce que toute image supose des
parties assorties & proportionnées. C'est donc l'analyse logique de la pensée qui
peut seule être figurée par la parole. Or il est de la nature de toute image de
représenter fidèlement son original ; ainsi la nature du langage exige qu'il
peigne exactement les idées objectives de la pensée & leurs relations. Ces relations
suposent une succession dans leurs termes ; la priorité est propre à l'un,
la postériorité est essentielle à l'autre. Cette succession des idées, fondée sur
leurs relations, est donc en effet l'objet naturel de l'image que la parole doit
produire ; & l'ordre analytique est le véritable ordre naturel, qui doit servir
de base à la Syntaxe de toutes les Langues ».

Il releve ensuite la contradiction dans laquelle est tombé M. l'Abbé Batteux,
en voulant prouver que la Construction Latine étoit plus naturelle que la
nôtre, après avoir dit que les François ne sont pas placés comme il faudroit
l'être pour cela ; & il est bien éloigné d'admettre ce principe. Il ajoute que la
Construction oratoire ne fut jamais de la compétence de la Grammaire, mais
seulement l'analyse de la pensée, ou la Construction Grammaticale, & que
celle-ci est de tous les Peuples, & puisée dans la nature.

Il s'apuie d'Isidore de Séville, de Servius, de Priscien, de Quintilien, de
Denys d'Halicarnasse, de l'Abbé Pluche.

Dans l'Article II (p. 492) M Beauzée passe à l'examen des preuves des
nouveaux systêmes de Construction, & il s'attache en particulier à celui de
M. l'Abbé Batteux.

« Je demande d'abord, dit-il, si les décisions de l'intérêt sont assez constantes,
assez uniformes, assez invariables, pour servir de fondement à une
disposition technique ? Chacun fait que tels doivent être les principes des
Sciences & des Arts ; & il seroit, ce me semble, bien difficile de démontrer cette
invariabilité dans le principe de l'intérêt : au contraire, dans ce principe,
pour me servir des termes de l'Auteur de la Lettre sur les sourds & muets, ce
qui sera inversion pour l'un, souvent ne le sera pas pour l'autre : car dans une
suite d'idées, il n'arrive pas toujours que tout le monde soit également affecté
par la même raison. Par exemple, si de ces deux idées contenues dans la
517phrase serpentem fuge, je vous demande quelle est la principale, vous me
direz, vous, que c'est le serpent ; mais un autre prétendra que c'est le fuite,
& vous aurez tous deux raison. L'homme peureux ne songe qu'au serpent ;
mais celui qui craint moins le serpent que ma perte, ne songe qu'à ma fuite :
l'un m'effraye, & l'autre m'avertit ».

On peut même oposer un autre principe à celui de M. Batteux. C'est de
songer moins à ce qui nous intéresse, pour gagner un Auditeur, qu'à le déterminer
par son propre intérêt. C'est l'amour des autres mis adroitement à
la place de nous-mêmes.

« D'ailleurs rien de plus mobile, de plus inégal, de plus changeant, que
l'intérêt : ce qui m'intéressoit hier, ne m'intéresse plus aujourd'hui, si même
je ne m'intéresse à ce qu'il y a de plus oposé … Et l'on assignera ce principe
si variable, comme la régle fixe & naturelle de l'élocution !

M. Batteux convient que le nombre & l'harmonie dérangent souvent
la Construction que doit opérer son principe… Vous voilà au vrai principe
de l'élocution oratoire dans la Langue Latine, dans la Langue Grecque, &
sauf les modifications convenables, dans toutes les Langues du monde. C'est
l'harmonie qui est la premiere, & peut-être l'unique cause, qui a déterminé
le génie des deux Langues à autoriser les variations des cas, afin de faciliter
les inversions de l'ordre grammatical, plus propre à flatter l'oreille par la variété,
par la mélodie, par le nombre, par la marche inflexible & monotone
de la Construction naturelle & analytique ».

Cicéron, Quintilien, Denys d'Halicarnasse n'ont consulté que l'oreille pour
régler la Construction oratoire d'après les loix de l'harmonie. Le cœur & ses
passions ne sont comptés pour rien a cet égard.

M. Beauzée attaque ensuite l'Auteur de la Lettre sur les sourds & muets,
qui a pris le contre-pied de M. Batteux. Celui-ci ne regarde comme naturel
que l'ordre dans lequel les idées sortent de notre esprit ; & celui-là, l'ordre
dans lequel elles y entrent.

En effet, l'ordre de la génération des idées est tout aussi variable que celui
de l'intérêt : elle dépend des hazards qui font naître fortuitement nos idées.
1°. Le but de la parole n'est pas plus de rendre cette génération des idées, que
de les présenter dans l'ordre dicté par l'intérêt.

Le premier but du Langage est d'exprimer clairement nos pensées, & nos
pensées ne sont rien autre chose que la perception intuitive ou raisonnée des
raports qu'ont entr'elles les idées alors présentes à notre esprit. Or ces raports
ne dépendent ni de l'ordre généalogique de nos idées, ni du degré d'intérêt
518que le hazard des circonstances peut donner aux unes plutôt qu'aux autres.

L'ordre analytique est seul & peut être seul le lien universel de la communicabilité
entre les nations, & du commerce de pensées…. C'est donc l'art
qui a introduit l'inversion dans notre Langue, & qui l'a rendue si commune
dans la Latine : mais ces inversions sont justifiées par les moyens & par la fin :
« par les moyens, en ce que les mots portent par-tout le signe extérieur du
poste que leur assigne la nature dans l'ordre analytique, dont les droits sont
conservés : par la fin, en ce que les changemens faits à l'ordre analytique,
sans rien ôter à la clarté de l'expression, y ajoutent & de l'harmonie pour
flatter l'esprit par le plaisir de l'oreille, & de l'énergie pour arriver au cœur
par la satisfaction inespérée de l'esprit ».

Notre Auteur réfute ensuite le systême de l'Abbé Pluche & de M. Chompré,
qui consiste à ne faire jamais aucun changement à l'ordre des phrases Latines.

Il passe de-là à l'examen que M. l'Abbé Batteux a fait de la dissertation de
M. du Marsais sur la construction grammaticale.

Il trouve que M. du Marsais n'a pas du être arrêté par les considérations dont
parle M. Batteux, parce que l'ordre analytique étant une fois reconnu pour
naturel, on ne doit pas juger d'après la marche du Latin qu'il y a un autre ordre
aussi naturel au langage.

Mais quand il y auroit un ordre naturel pour l'élocution oratoire, s'ensuivroit-il
que l'ordre analytique ne soit pas l'ordre naturel pour l'élocution purement
grammaticale ?

« L'ordre analytique peut être contraire à l'éloquence sans être contraire
à la nature du langage, pour lequel l'éloquence n'est qu'un accessoire artificiel…
Si le Grammairien & le Rheteur ne doivent pas envisager la parole
sous le même point de vue, l'opinion de M. du Marsais ne devroit importer
en rien à M. Batteux, ni celle de M. Batteux à M. du Marsais….

Une fois pour toutes, ce qui est naturel dans la Grammaire est accidentel
ou étranger pour la Rhétorique ; ce qui est naturel dans la Rhétorique
est accidentel ou étranger dans la Grammaire … Qu'il soit vrai ou non,
que c'est toujours pour quelqu'intérêt que l'on parle ; il est d'une vérité antérieure
& plus certaine encore, que l'on parle pour faire connoître ses
pensées ».

M. Beauzée passant alors aux figures de Construction (1)256, en distingue
deux, l'Inversion ou l'Hyperbate & l'Hypallage.519

« S'il est suffisamment établi, dit-il, par raport à la premiere, que l'ordre
analytique est l'ordre naturel & fondamental de la phrase dans toutes les
Langues ; c'est une conséquence nécessaire, que toute Construction qui
s'écarte de la Construction analytique est vicieuse, si elle passe les bornes
autorisées par l'usage légitime de chaque Langue ; & que c'est une Construction
figurée, si elle se renferme dans les bornes prescrites par l'usage, conformément
au besoin de la clarté. Alexander vicit Darium est donc une
phrase naturelle & conforme à l'ordre analytique. Darium vicit Alexander
est une phrase figurée, qui renverse l'odre de la nature ; il y a inversion ».

Point du tout, reprend M. l'Abbé de Condillac (1)257. « Car la subordination
qui est entre les idées autorise également les deux constructions Latines ;
en voici la preuve. Les idées… sont naturellement subordonnées entr'elles…
à proportion que leur liaison est plus ou moins immédiate… Il suffit donc,
pour ne pas choquer l'arrangement naturel des idées, de se conformer
à la plus grande liaison qui est entr'elles. Or c'est ce qui se rencontre
également dans les deux Constructions Latines, Alexander vicit Darium,
Darium vicit Alexander : elles sont donc aussi naturelles l'une que
l'autre…

Mais puisque la parole doit être l'image de l'analyse de la pensée, replique
M. Beauzée, en sera-t-elle une image bien parfaite, si elle se contente
d'en crayonner simplement les traits les plus généraux ?… Il ne suffit
pas de rendre sensible la liaison des mots… même en se conformant à la
plus grande liaison, … il faut peindre telle liaison, fondée sur tel raport.
Or ce raport a un premier terme, puis un second : s'ils se suivent immédiatement,
la plus grande liaison est obsérvée ; mais alors même si vous nommez
d'abord le second & ensuite le premier, il est palpable que vous renversez
la nature, tout autant qu'un peintre qui nous présenteroit l'image d'un
arbre ayant les racines en haut & les feuilles en terre.

Les précautions scrupuleuses que prend par-tout notre Langue pour suivre
ou pour indiquer la marche de la Construction analytique, démontrent
évidemment que c'est la Construction unique qui ait sur la Syntaxe de toutes
les Langues une influence nécessaire, la seule qui contribue à donner aux
mots réunis un sens clair & précis, la seule dont l'inobservation seroit de la
520voix humaine un vain & simple bruit, la seule en un mot qui soit naturelle.

On s'est encore trompé, lorsqu'on a cru que l'Hyperbate étoit la même
chose que l'Inversion, tandis qu'elle n'en est qu'une espéce particuliere. Ciceron
les a fort bien distinguées dans son dialogue sur la partition oratoire où il
énumere trois sortes d'arrangemens de phrase.

Le premier arrangement est naturel & direct ; il doit être reconnu par
tout le monde, parce que tout le monde connoît la voix de la nature ; & il
doit se faire sentir dans toutes les Langues, parce que la voix de la nature
est une. C'est donc l'ordre analytique qu'envisage ici Ciceron.

Le second arrangement est le renversement du premier, c'est l'Inversion
proprement dite : dans celui-ci, on va de la fin au commencement, du dernier
terme à l'origine, du bas en haut, sursum versùs ; à reculons, retroque.

Le troisiéme arrangement s'éloigne encore plus de l'ordre naturel ; il en
rompt l'enchaînement, ainsi que la liaison la plus immédiate des parties,
intercisè ; les mots y sont raprochés sans affinité & comme au hazard,
permistè.

Si l'on renverse l'ordre des raports, on fait inversion ; mais si outre cela
l'on jette entre deux mots en raport, un troisiéme mot étranger au raport
qui les unit, comme Catonis omnes admirati sunt constantiam, on fait alors
Hyperbate, parce qu'on détruit tout-à-la-fois l'ordre & la liaison des raports.

M. du Marsais eut donc raison de dire que l'Hyperbate étoit confusion,
mélange de mots. Ce mot vient de deux mots Grecs qui signifient transgression,
violation de l'ordre.

Le reste de ce Chapitre consiste à faire voir que la prétendue figure qu'on
a apellée Hypallage, c'est-à-dire, subversion, & qui est un renversement
positif dans le raport des idées, ou n'existe point chez les Anciens, comme on
l'a cru mal-à-propos, & d'après des passages mal entendus, ou que c'est un
vice, & non une figure.

§. V.
Nouvel Examen du préjugé sur l'Inversion.

Cette défense des principes de M. du Marsais par M. Beauzée, fit naître un
nouvel Ouvrage en faveur du systême de M. l'Abbé Batteux contre ceux
de M. du Marsais & de M. Beauzée : & c'est la derniere piéce qui ait paru
521sur cette question importante (1)258. On y réduit toute cette controverse à ce
point (2)259, que les Latins suivoient l'ordre naturel de l'élocution quand ils
disoient patrem amat filius ; & que nous, quand nous disons le fils aime le
pere
, nous ne le suivons pas. On s'apuie de ce raisonnement.

Ou l'arrangement que nous suivons en Français est l'ordre naturel des
mots, ou il ne l'est pas : s'il ne l'est pas, il faut tendre à nous raprocher de
celui des Latins : s'il l'est, il est évident que celui des Latins ne l'est point. Or
comment seroit-il possible de croire que les Latins, ayant tous les arrangemens
des mots à leur disposition, ayent constamment préféré ceux qui ne sont
point naturels, & constamment rejetté celui qui l'est ? »

On ajoute qu'en examinant la nature différente de ces Langues, « on a
cru tenir la raison de ces différences ; la liberté d'un coté, la contrainte de
l'autre. On a dit que les Latins suivoient l'ordre naturel des idées, parce que
leurs mots pouvoient suivre les idées par-tout où elles se plaçoient d'elles-mêmes ;
& que nous, nous ne le suivons pas, parce que nos mots ne
pouvoient se placer qu'en certains endroits, d'où dépend une partie de leur
signification ».

A l'assertion, qu'il n'y a que l'ordre analytique qui puisse régler l'assortiment
des mots
, on opose (3)260 que les raports grammaticaux étant toujours
fondés sur les raports métaphysiques, il s'ensuit que l'ordre analytique est l'ordre
des idées rangées selon leurs raports métaphysiques, & non uniquement
l'ordre des raports grammaticaux correspondans à ces raports métaphysiques.

Déjà les Grammairiens d'Athènes & de Rome se persuadant que les régles
de Syntaxe qu'ils avoient formées sur la Langue faite & établie avant eux,
étoient la Nature même qui avoit présidé à la formation des Langues, avoient
rendu problématiques les droits de l'ordre original de ces Langues.

« Dans les tems plus modernes, il se rencontra des Langues, telles que la
nôtre, où cet ordre de Syntaxe étoit nécessaire pour le sens. Ce fut un titre de
plus pour les Grammairiens du dernier âge. Le préjugé s'accrédita au point
qu'ils prétendirent, & avec eux tous leurs Eléves, que l'ordre essentiel de tout
Langage étoit celui de leur Syntaxe ; & que, sans cet ordre, les mots assemblés
ne formeroient aucun sens. »

En parlant de la sorte, ils confondoient les raports de Syntaxe avec l'ordre
522de Syntaxe. Deux choses si différentes, que les raports se concilient avec tous
les arrangemens possibles, & qu'ordinairement ils ne se rencontrent pas avec
l'ordre de Syntaxe. C'est pour cela que le Latin n'use pas de l'ordre de Syntaxe,
parce qu'il a les raports de Syntaxe (1)261. C'est pour cela que le François en use,
parce qu'il n'a pas les raports. Il falloit donc se contenter de dire que l'un ou
l'autre étoit nécessaire dans le Discours, & que la Grammaire elle-même étoit
indifférente au choix. Et de-là résulte évidemment que les Latins suivoient
l'ordre d'intérêt, parce qu'ils le pouvoient, ayant les raports grammaticaux ; &
que les François ne le suivent pas, parce que faute de Principes grammaticaux,
ils sont astreints à l'ordre de Syntaxe.

L'analyse, dira-t-on, (2)262 décompose l'ordre de la pensée, & y voit des
parties qu'elle arrange à sa maniere. Mais cette décomposition & cet arrangement
sont l'ouvrage de l'Art, le travail de l'esprit qui revient sur sa propre
production, qui la dénature par l'abstraction, pour la soumettre à une autre
forme….

Il ne faut donc point dire que l'ordre naturel de la pensée est le modéle
de l'ordre naturel des mots, puisque ce n'est pas la même espéce d'ordre. Il faut
dire encore moins que c'est celui de la pensée analysée, puisque celui-ci est
factice & artificiel. Ce n'est donc pas l'ordre des idées qui regle l'ordre des
mots.

Ainsi, lors même que l'ordre analytique est anéanti, la Syntaxe ne l'est
pas ; elle s'apuie encore sur les raports qui représentent cet ordre.

Notre Auteur conclut de tout ceci, que « puisqu'on ne peut trouver la
raison de l'ordre successif des mots dans la maniere dont l'esprit forme ses
tableaux, il s'enfuit, ou qu'il n'y a point de regles sur cet objet, ou que ces
regles, s'il y en a, ne peuvent être tirées que de la subordination des idées,
par raport à leur degré d'importance, relativement à celui qui parle ; ou peut-être
de la délicatesse de l'oreille, qui demanderoit pour l'agrément, tel arrangement
des sons plutôt que tel autre. »

Ici, intérêt est tout motif qui déterminé à parler celui qui parle. « On conviendra
sans doute que quand on parle, on se propose toujours quelque objet ;
or c'est cet objet qui fait l'intérêt de la phrase. Quand on dit le Soleil est rond,
il est évident qu'on veut faire entendre, non que le Soleil existe, mais qu'il
existe sous une forme ronde. Ainsi l'intérêt de cette phrase est la rondeur du Soleil.
Et de-là on conclut, selon le principe de l'intérêt, que si, Sol est rotundus
523est bien dit, il est possible que, rotundus est Sol soit mieux dit encore, parce
que l'intérêt exige que l'idée importante de la phrase soit présentée d'abord à la
premiere attention de celui qui écoute.

Or cet intérêt dans le discours porte tantôt sur la personne qui agit, tantôt
sor l'action même, tantôt sur l'objet de l'action, quelquefois sur la maniere
de l'action ; & alors, c'est ou le nominatif, Ille ego qui quondam,
&c. ou le Verbe, Ferte citi flammas, date telas, scandite muros ; ou le
régime du Verbe, Bella, horrida bella & Tybrim multo spumantem
sanguine cerno
 ; ou l'adverbe, tandem aliquando, Quirites, Catilinam, &c
qui porte l'intérêt de la phrase, & qui par cette raison doit marcher à la
tête.

L'aplication va plus loin (1)263. S'il y a deux substantifs dont l'un soit régi
par l'autre, c'est le régi qui passe le premier, parce qu'il contient l'idée principale.
Patriæ fines, Ciceronis litteræ, Virgilii opera. Si à un substantif
on ajoute un adjectif, celui-ci paroît d'abord : Diuturni silentii, hodiernus
dies ; par la raison que l'idée ajoutée par l'adjectif est ordinairement celle
qu'il importe à celui qui parle, de bien placer dans l'esprit de celui qui écoute.
Par ce moyen, la place de presque tous les mots de toute phrase se trouve
réglée par l'intérêt ; sauf, comme on l'a dit, quelque exception pour l'harmonie.

Eh ! comment le cœur (2)264, ce ressort si puissant, si universel, qui
comprend l'homme tout entier, pourroit-il ne pas influer sur le langage, qui
n'a été fait originairement que pour lui, pour demander le secours dans le
besoin pressant ? Si on dit tous les jours que le langage du cœur est le langage
de la nature, l'ordre du cœur dans le langage est donc aussi l'ordre de la nature.

Il n'y a point de décisions qui agissent plus constamment sur le cœur humain
que celles de l'intérêt : & si elles ne sont pas uniformes, c'est que
leurs objets ne le sont point, c'est tantôt la personne, tantôt la chose, tantôt
la maniere, &c. Elles ne peuvent servir de fondement à une disposition
technique, qui ne peut convenir qu'à l'ordre analytique : mais elles servent de
fondement à une disposition naturelle. »

Si l'art de plaire (3)265 prescrit un autre arrangement que celui de l'amour
propre
, ce n'est pas un nouvel ordre de choses, c'est toujours l'intérêt qui
524montre d'abord les idées dont il a besoin pour cacher celles qu'il ne veut pas
montrer au grand jour.

Les Auteurs Latins qu'on cite comme ayant décidé cette question (1)266,
Isidore de Seville, Servius, &c. ne pouvoient la décider ne l'ayant pas connue ;
pouvoient-ils imaginer qu'il y eût une autre marche que la leur ? Le
partage de Quintilien, où, après avoir vu une byperbate dans cette phrase
in duas divisam esse partes, il apelle ordre direct ou naturel cet arrangement,
in duas partes divisam esse (2)267, est entierement oposé à la question en faveur
de laquelle on le cite, puisque cet arrangement direct est renversé relativement
à la Langue Françoise.

Il en est de même des autres Auteurs Latins ; chez eux l'ordre direct signifie
l'ordre naturel, non le Grammatical ou analytique, mais celui qui se présentoit
de lui-même à tout Romain.

Chapitre VII.
Conciliation des divers Systêmes relatifs à la Construction du
Langage.

Tel est le précis de ce qu'on a dit de plus imponant au sujet de la différence
qui régne entre la Construction des Langues qui ont des cas, telle que
la Latine ; & la Construction des Langues qui n'en ont pas, telle que la Françoise :
mais on attend sans doute de nous quelques observations qui fixent le
parti qu'on doit prendre à cet égard : qui décident entre des Combattans célébres
qu'on voit s'attaquer & se défendre avec tant de sagacité : qui fassent
voir les raports étroits de cette intéressante question, avec les principes fondamentaux
du langage, & expliquent cette question par ces principes même,
comme n'en étant qu'une conséquence. Cette discussion n'est donc point
étrangere à nos recherches : lors même que personne ne s'en seroit occupé,
nous aurions été obligés de l'examiner, & de faire voir comment il étoit
arrivé que la Langue Françoise & la Latine formées sur les mêmes principes,
ces principes communs à toutes les Langues, different si fort à
l'égard de la maniere d'arranger les parties constitutives d'un même Tableau.525

On aura aperçu sans peine que les divers Auteurs dont nous venons de
raporter les opinions, conviennent des mêmes faits, s'apuient des mêmes
exemples, & ne différent que sur les conséquences qu'on en doit tirer ; chacun
regardant la construction pour laquelle il se déclare, comme la plus
naturelle. Ces raports donneroient lieu de croire qu'ils sont moins oposés
qu'il ne paroit au premier coup d'œil, & qu'ils ne le pensent eux-mêmes :
ensorte que leur différend pourrait être plus aisé à terminer qu'on ne
croit.

§. 1.
Nécessité pour les Langues de varier leur Construction.

On ne sauroit nier, que la construction des mots en François, & celle de
ces mêmes mots en Latin, ne soient très-souvent directement oposées.

Il est certain encore, qu'elles se raprochent en un très-grand nombre
d'occasions : qu'elles se suivent même très-souvent ; & que dans chacune de ces
Langues, la Construction qui lui est propre, paroît si naturelle, si aisée, si
conforme à son génie, qu'il semble qu'il ne peut en exister d'autre, & que
toute Construction qui ne seroit pas semblable à celle-là, ne pourroit qu'être
une Construction forcée & moins agréable.

Mais ces deux Constructions qui paroissent si opposées, ne seroient-elles
pas également conformes à la Nature ? Le naturel dans chaque Langue ne
consisteroit-il pas, non dans l'exclusion de l'une ou de l'autre de ces Constructions,
mais dans leur juste mélange ? Et ne se seroit-on pas trompe, en croyant
qu'elles ne peuvent subsister ensemble ?

Ne pourroit-on pas dire que ces deux Constructions sont également fondées
sur la nature ; & qu'elles sont admises toutes les deux par toutes les Langues,
autant qu'elles peuvent se concilier avec le génie particulier de chacune,
ensorte que lors même qu'elles different en construction, ce n'est
que du plus au moins ; & jamais d'une maniere oposée, ou dénuée de tout
raport ?

Ce sentiment paroîtra peut-être au premier instant un paradoxe insoutenable :
il ne sera cependant pas difficile à justifier.

Pourvû que nos idées se peignent d'une maniere exacte & intelligible,
qu'importe à la Nature que nos mots soient arrangés d'une maniere ou d'une
autre ? qu'importe qu'on dise en Latin Petrum amat Paulus, ou Paulus
amat Petrum
 ; & en François, du Fils d'Anchise les grands exploits, ou
526les grands exploits du Fils d'Anchise ; si le sens est parfaitement le même ; si
les effets qui en résultent sont exactement semblables ?

Ne suivra-t-on pas même une marche très-naturelle en employant ces
deux tournures dans une même Langue, s'il en résulte quelqu'avantage essentiel,
si l'attention en est réveillée, si l'harmonie du discours en est plus
belle, si le Tableau en devient plus vif, plus intéressant ?

Lors donc que l'on voit toutes les langues se raprocher tour-à-tour de
l'une & de l'autre Construction autant que leur génie, ou plutôt que les formes
qui les restreignent, qui les emmaillottent, peuvent le leur permettre,
lorsqu'on voit le Latin se raprocher souvent de la Construction Françoise,
& le François imiter, le plus qu'il peut, la marche libre des Latins, peut-on
se refuser à l'idée que ces deux Constructions sont également naturelles ?
que la Nature nous entraine tour-à-tour à ces diverses Constructions, qu'elle
nous les offre elle-même, qu'elle nous les rend même nécessaires ? Comment
seroit arrivé sans cela le mélange perpétuel que nous en faisons ? Comment
après avoir adopté un de ces genres, reviendrions-nous sans cesse à l'autre,
comme malgré nous, comme si nous ne pouvions nous dispenser d'être en
contradiction avec nous-mêmes, ou comme s'il n'y avoit point de principe
certain pour la Construction de nos mots, & qu'elle pût varier à volonté ?

La variété qui résulte de l'emploi de ces diverses Constructions, l'éclat
des Tableaux où préside ce mélange, l'harmonie dont ils sont accompagnés,
la propriété qu'ils ont de nous émouvoir, tout prouve que cette diversité
est l'effet de la Nature, qu'elle est dans la Nature même. La Nature
riche & féconde, ne se plut jamais à suivre tristement une seule & même
route : sans cesse elle varie ses formes, toujours nous la trouvons différente
d'elle-même, lors même qu'elle est le plus semblable elle-même. Tel est
son génie : telle est la profusion avec laquelle elle feme dans ses Ouvrages
de la même espéce, la diversité la plus étonnante & la plus agréable.

Pourquoi n'en seroit-il pas de même de nos idées ? Pourquoi serions-nous
obligés de suivre constamment une même route ; de ne pouvoir la varier
à aucun égard ; de jetter tous nos Tableaux au même moule ? Pourquoi ne
remonterions-nous pas, lorsque nous le voudrons, de l'effet à la cause, de
même que nous descendons de la cause à l'effet ? Pourquoi serions-nous réduits,
comme les Animaux, à ne nous écarter jamais de ce qui nous est prescrit
par la Nature, ou à répeter en perroquets, nos mots toujours dans le
même ordre ? La Langue la plus parfaite ne sera-t-elle pas celle où nous pourrons
527choisir entre plusieurs formes ; où nous pourrons les assortir à la nature
de nos idées : où après avoir imité par l'arrangement de nos mots, le calme
des idées contemplatives, nous pourrons par un autre arrangement suivre nos
sentimens dans leur impétuosité, dans leurs écarts, dans ce désordre qui
leur fait franchir comme par un bond, ce que l'idée suivroit pied à pied ;
qui se prêtera par conséquent le plus à cette variété admirable que nous
offre la Nature, & dont notre esprit fait une épreuve continuelle ?

Sans doute, l'arrangement de nos mots est en lui-même très-indifférent
à la Nature ; ou plutôt il est très-naturel & très-important que notre Langue
puisse suivre continuellement notre esprit : qu'elle puisse se prêter sans
cesse à ses différentes manieres de voir : qu'elle en peigne les divers effets ;
& nos mots, la diverse nature, par la diversité de leurs arrangemens.

Allons même plus avant, & ne craignons pas de dire ; loin de nous &
oposée à la Nature, toute Langue qui n'auroit qu'une route, qui n'auroit
qu'une maniere de rendre ses idées, qui seroit asservie à un seul arrangement
de mots, qui pour donner une tournure à ses phrases, seroit obligée
de revenir sans cesse à celle qu'elle employa pour la premiere fois : qui
se mettroit à la torture pour rétrécir l'esprit, l'imagination, le goût de ceux
qui seroient assez à plaindre que d'être forcés de la parler. Jamais on n'y verroit
de Tableau riant, la Poësie y seroit inconnue, la prose elle-même en
seroit informe, maussade, sans harmonie, toujours semblable à elle-même ;
tout y étant du même ton, l'esprit n'y trouveroit nul repos ; & cette uniformité
sans contratse lui deviendroit bientôt insuportable.

Il n'est peut-être aucune Langue, de quelque nature qu'elle soit, &
quelque resserrée que soit sa marche, qui ne lutte contre la monotonie à laquelle
elle est assujettie, qui ne s'indigne de la contrainte qui l'accable, qui
ne fasse les plus grands efforts pour rompre ses entraves, pour diversifier l'arrangement
de ses Tableaux.

§. 2.
Preuves qu'une double Construction existe dans toutes les Langues.

Que sont ces irrégularités qu'offrent toutes les Langues à l'égard des Pronoms,
des Verbes les plus fréquens, des mots les plus communs, ces abréviations,
ces syncopes, ces ellipses, ces sous-entendus dont les Langues
sont remplies, si ce n'est tout autant de témoins qui déposent hautement que
la Nature ne veut nulle contrainte, qu'elle ne peut souffrir une seule marche,
528qu'il faut de la variété à l'esprit humain pour le réveiller, pour l'amuser,
pour lui plaire, pour le mettre à même de s'aprocher toujours plus de la Nature,
pour en devenir le Peintre le plus parfait ?

N'est-ce pas également à la Nature que nous devons les cas de nos Pronoms,
ces cas au moyen desquels nous en varions la forme & la place ? &
puisque nous les devons à la Nature, les Latins lui devroient-ils moins l'application
qu'ils firent de ces cas à tous leurs Noms ? Dès que nous regardons
comme très-naturelle l'inversion de nos Pronoms, regarderions-nous comme
moins naturelle l'inversion des noms fondée sur les mêmes principes, effet
des mêmes loix ? L'apellerons-nous même une inversion ? Invertissons-nous
l'ordre de nos Pronoms, lorsque nous les plaçons avant les Verbes, tandis
que dans d'autres Langues, & souvent même dans la nôtre, ils sont placés
après ?

Ainsi, un même esprit anime toutes les Langues, un esprit de variété
& d'harmonie qui les porte à fuir l'uniformité monotone & fatiguante ; & cet
esprit leur est donné par la Nature. Cest elle qui nous porte à varier sans cesse
la forme de nos phrases, & qui porta les Latins à les varier encore plus par
le moyen des Cas, qu'ils étendirent à toutes le Parties du Discours qui en
purent être susceptibles.

Ne faisons pas l'affront à ces génies créateurs & sensibles qui aperçurent le
chemin agréable que leur traçoit la Nature en leur présentant la variété des
Cas, & qui, pliant leur Langue à ces vues, la rendirent capable d'imiter
la Nature de la maniere la plus parfaite, ne leur faisons pas l'affront de les regarder
comme des personnes qui manquerent cette route, qui s'éloignerent
de la Nature.

N'en concluons rien également contre ceux qui présiderent à la formation
de notre Langue. Livrés dans leurs Forêts, à une vie plus dure, voyant une
Nature moins agréable, un Ciel moins beau, connoissant moins les charmes
d'une société perfectionnée par les beaux Arts, effet de plus heureux climats,
il leur falloit une Langue moins variée, plus sévere, plus grave, qui
se raprochât plus de la Nature qu'ils avoient sous les yeux. Notre Langue fut
donc aussi naturelle que les autres, & si elle renferma moins de contrastes,
elle n'en eut pas moins ses agrémens, ayant su par ces avantages qu'on admire
en elle, compenser ceux dont elle étoit privée.529

§. 3.
Examen de l'Objection tirée de la nécessité d'un Modéle.

Dira-t-on que tous ces arrangemens de mots ne sont qu'en sous-ordre ?
qu'ils sont précédés d'un acte de l'écrit qui décompose sa propre idée, ou,
si l'on veut, qui en examine le tableau qu'elle offre, afin de pouvoir l'imiter
au moyen des mots qu'il employera, & de l'arrangement qu'il leur donnera ?
Ajoutera-t-on qu'afin que l'esprit puisse faire cet examen, il faut qu'il ait une
marche simple & unique, qu'il cherche d'abord le sujet de ce tableau, qu'il en
voye ensuite les attributs, les circonstances, &c. ? & qu'ainsi cette marche est
la seule naturelle, & que plus une Langue s'en raproche, plus sa construction
devient conforme à la Nature ?

Tout seroit dit en effet, si cela étoit prouvé : il ne resteroit plus qu'à découvrir
comment l'homme a pu former de si beaux Tableaux, en s'eloignant si
fort de la méthode qu'il suit pour analyser ceux de la Nature, pour s'en rendre
compte à lui-même afin de pouvoir les imiter : mais je doute fort que lorsque
nous rentrons en nous-mêmes pour saisir les Tableaux qu'y forment nos idées,
nous suivions toujours une même méthode, & précisément celle dont il
s'agit ici.

Nous nous accoutumons à analyser nos idées, c'est-à-dire, à nous parler à
nous-mêmes, comme nous parlerons aux autres : mais nous ne nous soumettons
pas à la peine d'un double travail aussi pénible que celui de décomposer
les Tableaux de nos idées pour nous-mêmes, & de recomposer ces
Tableaux d'une maniere différente pour les autres. Nous les saisissons au
contraire d'une maniere proportionnée à nos forces, à notre façon de voir,
à celle de nous exprimer : pourrions-nous suivre une autre méthode ? Et n'est-ce
pas ce que l'on apelle se parler à soi-même ; penser dans la Langue même
dans laquelle on veut écrire ?

Notre esprit est accoutumé dès l'enfance à présenter ses idées sous divers
points de vue : de cette habitude, il passe à celle de les analyser de la même
maniere : ainsi, bien loin que la maniere dont notre esprit analye ses idées,
soit la régle de notre construction, cette régle que fournit la Nature, elle est
au contraire l'effet de l'Art, celui de l'habitude, de l'exemple ; & elle varie chez
tous les Peuples de la même maniere que l'expression.

C'est ce raport intime du langage avec les procédés de notre esprit, qui
fait que tant de personnes qui ne connoissent que leur Langue maternelle &
530qui la parlent cependant parfaitement, n'ont jamais soupçonné qu'il y
eût un an à parler, que le Langage fût fondé sur des raisons métaphysiques,
qu'on pût en analyser les procédés, & les rendre sensibles ; & qui
fait qu'on a tant de peine à se rendre compte des procédés employés par
les autres Langues. En effet, nous parlant toujours comme nous parlons aux
autres, voyant dans notre esprit les Tableaux de nos idées comme nous les allons
présenter aux autres, & faisant tout cela sans effort, sans fatigue, nous
ne pouvons concevoir que tout cela ne soit très-naturel, & qu'il pût être
autrement.

§. 4.
La diversité qu'on remarque à cet égard entre le Latin & le François, effet de
la Nature.

La maniere dont naquit cet arrangement oposé des mots en Latin & en
François, les effets qu'ils produisent sur la masse entiere du langage, l'impossibilité
dans laquelle est chaque Langue de se réformer à cet égard, sont autant
de preuves que la Nature y porta elle-même les hommes avec force.

Deux Chefs de Famille placés dans des Contrées différentes, d'ailleurs employant
à peu près les mêmes mots pour désigner les mêmes objets, veulent peindre
leurs idées à ceux qui les environnent, & leur aprendre eux-mêmes à peindre
leurs propres idées. Ne s'étant point consultés à cet égard, n'ayant dans la
tête aucune régle à ce sujet, n'étant dirigés par d'autre systême que par la
nécessité de se faire comprendre, ils ne peuvent consulter que la Nature, elle
est leur seul maître : ils se laissent donc diriger par elle : ce qu'elle leur dit la
premiere fois, elle le leur dit toujours ; & comme en la prenant alors pour
guide, ils s'en trouveront bien, ils la suivront donc toujours : ainsi s'établira
parmi eux une façon d'arranger les phrases, qui se perpétuant d'âge en âge, ne
changera plus, sous peine de n'être entendus de qui que ce soit ; & forcera les
sages de s'exprimer à cet égard comme la multitude.

Cependant cet arrangement ne sera pas constamment uniforme, de par
les Loix de cette même Nature, dont la devise est diversité dans l'unité :
il différera encore plus dès le commencement de la part de celui de ces deux
Chefs qui aura assigné à chaque objet un nom différent, suivant le rôle qu'il voit
jouer à cet objet, suivant que cet objet agit lui-même ou qu'il reçoit l'impression
d'une action, qu'il est cause ou effet : il suit encore en cela la Nature
qui lui présente les Êtres sous des faces qui varient sans cesse ; mais en imitant
531si naturellement, par le changement des noms même, leur changement de rôle,
il en aquiert l'avantage de pouvoir varier infiniment plus l'arrangement de ses
phrases, & de se prêter ainsi à toute l'harmonie dont le Discours peut être
susceptible.

Concluons donc que la Construction Latine & la Construction Françoise
furent toutes les deux l'effet de la Nature ; qu'aucune ne peut être apellée inversion
de l'autre, ou une inversion de la Nature : que le germe de la Construction
Latine existe dans la Construction Françoise : que toutes les deux sont conformes
à l'analyse que l'esprit fait des idées ; parce que cette analyse tombe plutôt
sur les parties dont elles sont composés, que sur leur arrangement ; & qu'il
est en notre pouvoir de nous rendre naturelles ces deux Constructions, en
nous accoutumant à arranger nos idées & à les analyser d'après ces deux
différentes méthodes : que de ces deux Constructions, l'une est plus relative
au sentiment & à l'harmonie ; & l'autre, à la clarté, à la précision, à la gravité
du Discours, & que de leur mélange doit résulter une variété de Tableaux plus
agréable, & mieux assortie à la nature de chacun d'eux, puisqu'elle se prête à
tous les genres, ainsi qu'à toutes les circonstances dans lesquelles on peut se
rencontrer.

Appuyons-nous ici d'un Auteur qui auroit volontiers conclu comme nous,
qui regardoit l'ordre que suit notre Langue dans sa Construction comme un
effet de la nécessité, & qui auroit volontiers contesté que la Construction Latine
fût un défaut ; qui s'attacha même à prouver que le Discours en étoit plus
clair & plus fort
. Ce qu'il dit à cet égard est trop bien vu pour le suprimer ( 268).
532« En quelque Langue que ce soit, dit-il, on n'aperçoit jamais parfaitement le
sens d'une expression qu'après l'avoir entendue toute entiere : ainsi l'ordre
naturel n'est pas si absolument nécessaire qu'on se l'imagine pour faire qu'un Discours
soit clair. Celui qui dit hominem fecit Deus, ne considere l'homme
que dans ce raport qu'il a avec Dieu qui est son Créateur. Cet accusatif
marque ce raport. Ajoutez que le retardement que souffre le Lecteur, &
l'attente qu'on lui donne d'une suite, le rendent beaucoup plus attentif…
Aussi les expressions Latines sont plus fortes, étant plus variées…. Car le
Lecteur est obligé, pour l'entendre, d'envisager toutes les parties ensemble ;
ce qui fait que cette Proposition le frape plus vivement. Encoie une fois,
tout est coupé en François : nos paroles sont détachées les unes d'avec les
autres ; c'est pourquoi elles sont languissantes, à moins que les choses dont on
parle n'en soutiennent le tissu ». Il va plus loin, ajoutant ces paroles remarquables :
« on peut même dire qu'un arrangement est naturel, lorsqu'il présente toutes
les parties d'une Proposition unies entr'elles comme elles le sont dans l'esprit »,
Et il soutient que les Romains n'analysoient jamais une idée de la même maniere
que nous, puisqu'ils l'énoncoient différemment & qu'ils l'exprimoieint dans
l'ordre racine d'après lequel ils l'avoient analysée.533

Chapitre VIII.
De l'ellipse.

Ce que nous venons de dire sur l'origine des différentes Constructions
admises dans une même Langue, se confirme d'une maniere frapante par
l'usage que sont de l'Ellipse toutes les Langues, & qui est si naturel, que ceux
qui n'ont aucune idée de l'Ellipse, se servent très-souvent néanmoins de tournures
elliptiques sans s'en douter, comme le bon M. Jourdain faisoit de
la prose sans le savoir ; & que ceux même qui ont le plus réfléchi sur ce
méchanisme, n'ont souvent pas raporté à l'Ellipse toutes les Constructions qui
en sont l'effet.

L'Ellipse est une Construction abrégée, dont on a écarté divers mots que
le sens supose & qu'il étoit inutile d'exprimer, parce que leur énoncé n'ajoutant
rien à la clarté de la phrase, l'auroit rendue froide & languissante.

C'est par Ellipse que le Héron dédaigueur de la Fontaine, s'écrie en voyant
passer des Tanches :

Moi, des Tanches ! dit-il, moi Héron, que je fasse
Une si pauvre chere ! Et pour qui me prend-on ?

Et qu'il ajoute au sujet des Goujons :

Du Goujon ! C'est bien là le diner d'un Héron !
J'ouvrirois pour si peu le bec ! Aux Dieux ne plaise !

Il fait parler de même cette Belle qui ne trouvoit point de partis dignes
d'elle :

Quoi ! moi ! Quoi ! ces gens-là ? L'on radote, je pense ;
A moi les proposer ? Hélas ! ils font pitié !
Voyez un peu la belle espéce ! (1)269

Cette maniere de rendre ses idées est puisée dans la Nature même, qui
ne veut rien d'inutile, sur-tout lorsque l'on est pressé & que les sentimens se
succédant avec rapidité, ne permettent pas d'apuyer sur chacun : elle nous
534conduit alors à l'Ellipse, en ne traçant que les traits capitaux, ceux qui sont
fortement caractérisés, & suprimant tous les autres qui empêcheroient l'esprit
de suivre la rapidité avec laquelle se succédent les idées & les tableaux qui en
résultent.

Aussi, est-on presque toujours obligé de parler un langage barbare & ridicule,
lorsqu'on veut expliquer ces formules elliptiques, & présenter l'effet
que produiroit l'expression de tout ce qui y est suprimé : parce que les Tableaux
qui en résultent deviennent froids, languissans, contraires à la Nature.

Le nombre des Ellipses déjà très-considérable dans notre Langue, le devient
beaucoup plus d'après nos principes ; d'après ces principes par lesquels
nous avons fait voir que la Langue Françoise réunit plusieurs Parties du Discours
en un seul mot, afin de rendre le discours plus rapide & moins compliqué.

C'est ainsi que ces mots, mon, ton, son, mes, tes, ses, y, sont des
mots elliptiques, parce qu'ils tiennent lieu de plusieurs Parties du Discours,
d'un article, d'une préposition, d'un nom : ensorte que cette expression, mon
livre
tient lieu de cette phrase, le livre qui est à moi ; & que cette expression
il y est, signifie il est dans ce lieu là, dans le lieu dont nous parlons.

C'est ainsi que les Verbes actifs sont autant de Formules elliptiques ; je lis,
au lieu de je suis lisant ; je vins, au lieu de je fus venant.

Notre expression c'est & nos verbes il pleut, il neige, &c. sont des formules
elliptiques. C'est, tient lieu de cette phrase, cet objet dont nous parlons,
est…
. C'est lui, c'est-à-dire, cette personne est celle-là même dont nous venons
de parler
.

Il pleut, c'est-à-dire, la pluie tombe.

Nous avons vu également qu'un grand nombre d'Adverbes & toutes nos
Conjonctions sont autant de formules elliptiques.

Toutes nos Formules, tous ces mots & pareils adieu, bonjour, bonsoir,
aujourd'hui, demain : tous nos Proverbes, toutes nos phrases symboliques, &c.
sont autant d'Ellipses. C'est ce qui rend ces expressions si difficiles à exprimer
dans d'autres Langues, parce que ces Ellipses varient d'une Nation à une
autre ; & que tel Peuple abrége telle expression que tel autre Peuple peint avec
tous ses dévelopemens, ou qu'il abrége d'une maniere absolument différente :
c'est ainsi que l'Italien, au lieu de mon, dit il mio ; e au lieu de c'est ; si, au
lieu de on ; & que le Latin dit amatur, l'action d'être aimé existe, là où nous
disons on aime.535

Nous nous servons encore avec tous les autres Peuples de l'Adjectif seul,
au lieu d'une phrase entiere qui n'exprimeroit rien de plus : ainsi nous disons
les riches, les grands, les savans, au lieu de dire les personnes qui sont
riches
, les hommes qui sont grands, les hommes qui sont savans.

La Langue Latine contient plus d'ellipses que la nôtre ; il n'est pas difficile
d'en concevoir la cause : leurs terminaisons présentant chaque membre de
phrase d'une maniere plus déterminée, mettoit plus à même d'en suprimer
quelque portion sans nuire au sens. Les Grammairiens Latins en ont fait des
Recueils très-étendus où l'on voit que cette Langue ellipsoit des Noms, des
Adjectifs, des Verbes, des Adverbes même. Et quelque nombreuses que
soient ces listes, elles n'en sont pas moins susceptibles d'augmentations.

C'est donc encore la Nature qui, non contente d'avoir conduit les hommes
à la construction qu'offrent leurs Langues, leur a encore apris à modifier ces
constructions, à les rendre plus simples, plus légeres, moins embarrassées,
à élaguer tout ce qui ne feroit que rendre les masses plus lourdes, plus compliquées
sans qu'aucun avantage compensât ces défauts.

Les sources de l'Ellipse, sa nature, ses avantages, ses effets avoient été presque
toujours traités avec plus de légèreté qu'elle ne méritoit, même par nos
Grammairiens modernes. M. Beauzée s'en est aperçu, & y a supléé. Pénétré
des avantages de cette Construction abrégée, il n'a rien négligé pour son
dévelopemen, & il en a tiré un très-grand parti : on lira avec fruit ce qu'il
dit sur les fondemens de l'Ellipse, sur ses diverses espéces & sur les erreurs
dans lesquelles on étoit tombé faute de la connoître (1)270.

L'on sentira vivement l'importance de l'Ellipse, combien elle répand d'agrément
sur les Tableaux de la parole, & l'obligation qu'on a aux génies actifs
qui la mirent les premiers en œuvre, en considérant les avantages d'une
Construction abrégée sur celle qui ne fait rien suprimer ; & qui sont apuyés
sur un calcul très-simple. Une Langue elliptique renfermera beaucoup plus de
choses dans un même espace : on y exprimera beaucoup plus de pensées dans
un même intervalle de tems ; les Tableaux en seront plus aisés à saisir, & en
paraîtront beaucoup plus vifs : on deviendra donc plus habile dans l'une que
dans l'autre, à tems égal.

C'est ce que sentirent ceux qui ont inventé divers signes pour faciliter l'exposition
des sciences, tels que les caractères d'Astronomie, de Géométrie,536

de Chimie, d'Arithmétique, d'Algébre, &c. & ce que sentirent ceux qui
inventerent les Conjonctions elliptiques, les Terminaisons, &c.

Ajoutons que plus on se servira de l'ellipse pour rendre raison des régles
d'une Langue, & plus on verra disparoître la plupart de leurs difficultés : avec
ce principe, s'évanouissent la plus grande partie des régles de la Langue Latine,
sur-tout de celles qui ne sembloient fondées que sur des exceptions ;
comme si une Langue pouvoit éluder des régles générales & essentielles ; se faire
des principes & les méconnoître sans cesse, être ainsi continuellement oposée
à elle-même. On s'assurera encore plus de l'influence de l'ellipse sur la Langue
Latine, & que ce qu'on prenoit pour des exceptions n'en étoient pas, lorsqu'on
lira ci-dessous les raports intimes de la Grammaire Latine avec les principes
généraux & universels que nous nous sommes efforcés de déveloper ici &
de rendre sensibles à nos Lecteurs.

Chapitre IX.
Du pléonasme.

A l'Ellipse est oposé le Pléonasme : à la supression de mots, une abondance
d'expressions qui semblent superflues, ou représenter simplement la-même idée
que d'autres mots ont déja présentée dans le même Tableau.

Quelquefois cette surabondance est utile, quelquefois elle ne l'est point :
on lui donnoit toujours le même nom ; c'étoit toujours Pléonasme. M. Beauzée
a jugé avec beaucoup de raison qu'une beauté & un défaut ne devoient pas
porter le même nom : il a donc laissé le nom de Pléonasme à une surabondance
énergique, & il a donné celui de périssologie à la surabondance qui ne dit
rien, & qui n'est qu'une ridicule répétition de ce qu'on a déja mieux exprimé.

Lorsque nous disons, je l'ai vu de mes yeux, je l'ai entendu de mes
oreilles
, je le lui ai dit à lui-même, ces mots, de mes yeux, de mes oreilles,
à lui-même, sont une surabondance dont on pourroit se passer, puisqu'on ne
voit que de ses yeux, qu'on n'entend que de ses oreilles, & que ces mots
lui-même se raportent à la même personne que lui : dans toutes ces occasions
cependant, cette surabondance est pléonasme & non périssologie, beauté &
non défaut, parce qu'elle ajoute à l'énergie de l'expression ; qu'elle sert à affirmer
la certitude de ce qu'on avance.537

Lorsque Phédre, parlant des troubles qui s'éleverent dans Athènes & qui
fournirent à Pisistrate les moyens de s'emparer de la souveraineté de cette
Ville, dit que ce fut conspiratis factionum partibus, il tombe dans un pléonasme,
puisque factions & partis sont termes synonimes : mais ce n'est pas
un défaut, parce que le mot faction n'est ajouté à celui de partibus que pour
lui servir d'épithète, des partis factieux.

C'est par cette raison que les Langues Orientales répetent le même nom
dans ces phrases siécle des siécles, flâme de flâme, vent de vent, pour tenir
lieu d'adjectif, pour désigner un tems sans fin, une flâme prodigieuse, un
vent impétueux.

Formule qui étoit un reste de la Langue primitive, de cette Langue où
n'existant encore que des noms, ces noms seuls pouvoient par leur répétition
servir d'adjectifs.

M. Beauzée prouve très-bien contre le Clerc si savant en Hébreu, que
l'expression Orientale qui consiste à repeter un Verbe comme circonstance en
même tems que comme action, & par laquelle on dit, en mangeant tu
mangeras
, en dormant tu dormiras, &c. est une expression qui avoit une
valeur propre & une grande énergie, tandis que le Clerc soutenoit le contraire.
Ce qui démontre que le goût est supérieur à la science : le Clerc nioit que ces
expressions eussent de l'énergie, comme il nioit que les Fables fussent allégoriques ;
le goût lui manquoit dans toutes ces occasions.

Enfin les phrases semblables à celles-ci, il fut forcé malgré lui, des demandes
respectives
de part et d'autre, avoir mal à sa tête, je vais aller,
je vais l'aller chercher, &c. sont des phrases périssologiques, d'une abondance
vicieuse, parce que ces expressions malgré lui, de part & d'autre, sa, &c
n'ajoutent rien à la valeur de celles qu'elles accompagnent, & ne présentent
qu'une vaine répétition.538

Chapitre X.
De la Phrase, ou du Tableau même de nos idées.

Ayant ainsi examiné les diverses parties qui composent les Tableaux de
nos idées, leurs différentes coupes, la maniere dont on les réunit, & l'ensemble
qui en résulte, rien ne nous manque pour être en état de rendre
raison de ces Tableaux, de les définir, de les analyser ; puisqu'ils ne sont
que le résultat de tous ces objets ; qu'ils ne sont autre chose que l'emploi de
tous ces matériaux, mis en œuvre d'une maniere conforme à cette Construction
qui peut seule en faire un tout clair & intéressant.

Nous aurons ainsi terminé ces principes généraux de Grammaire, lorsque
nous aurons distingué ces Tableaux en leurs diverses espéces & que nous en
aurons analysé quelques-uns d'après ces principes.

Prenons pour exemple ce Tableau que fait de la Fourmi notre Poëte Satyrique (1)271.

La Fourmi, tous les ans traversant les guérêts,
Grossit ses magasins des trésors de Cérès ;
Et dès que l'Aquilon ramenant la froidure,
Vient de ses noirs frimats attrister la Nature,
Cet animal, tapi dans son obscurité,
Jouit, l'Hiver, des biens conquis durant l'Eté.
Jamais on ne la voit d'une humeur inconstante,
Paresseuse au Printems, en Hiver diligente,
Affronter en plein champ les fureurs de Janvier,
Ou demeurer oisive au retour du Bélier.

Ce Tableau est composé de la réunion d'un grand nombre d'autres : or
suivant que la peinture d'une idée est seule ou unie à la peinture d'autres
idées, elle prend un nom différent.

Ainsi les deux premiers vers forment un Tableau particulier qu'on apelle
Phrase.539

Cette phrase avec la suivante forment un Tableau plus étendu qu'on apelle
Période.

Et cette Période unie à la Période qui compose le reste du Tableau, portent
le nom de Discours.

Un Discours est donc la réunion de toutes les phrases ou de toutes les Périodes
qui ne forment qu'un Tableau.

Lorsqu'une phrase est considérée comme l'énoncé d'un jugement, comme
l'affirmation qu'il regne un tel raport entre tel objet & telle qualité, elle prend
le nom de Proposition, & elle est affirmative ou négative suivant que ce
raport est un raport d'affirmation ou de négation, de convenance on de disconvenance.

Quand notre Poëte dit que la Fourmi grossit tous les ans ses magasins, c'est
une Proposition affirmative.

Il en employé une négative quand il dit, qu'on ne la voit jamais oisive au
retour du bélier.

Le moindre Tableau, la moindre phrase supose trois Parties du Discours,
un Nom, un Verbe, un Adjectif : cependant elle peut exister avec un seul
mot : c'est que ce mot est un mot elliptique qui seul tient lieu de tous les autres
par la maniere dont il est construit ou mis en œuvre. Il n'est aucun mot qui
dans son état naturel puisse représenter une phrase. Soleil, je, lire, ne formeront
jamais un Tableau, de quelque maniere qu'on les considere & dans,
quelque Langue que ce soit : en Latin, par exemple, ce sera toujours Sol,
ego, legere, toujours des mots isolés. Mais le troisiéme de ces mots, les
Verbes ont cette propriété qu'ils se chargent de terminaisons au moyen desquelles
ils représentent tout à la fois un sujet, un Verbe, une qualité, c'est-à-dire,
tout ce qui est nécessaire pour constituer une phrase : ainsi legimus dit
autant lui seul que ces trois mots, nous sommes lisans : amamur, que ces trois
nous sommes aimés.

Ainsi lorsque les uns ont dit qu'une Proposition étoit un assemblage de mots,
& que d'autres ont dit qu'un seul mot pouvoit former une Proposition, ils
se sont exprimés d'une maniere inexacte. Il falloit dire qu'une Proposition est
formée de trois Parties du Discours, le sujet, le Verbe & la qualité, exprimées
par autant de mots, ou réunies par l'ellipse en deux mots ou même en
un seul.

Ces Formules elliptiques ne changent donc rien à la définition des Tableaux
de la parole, puisqu'elles en tirent toute leur énergie, & qu'elles en tiennent
lieu par leurs terminaisons.540

Lorsqu'une Proposition ne renferme qu'un sujet & qu'une qualité, elle est
simple.

Telles sont celles qui composent le Tableau que nous venons de citer.

Elle devient composée, lorsqu'elle renferme plusieurs sujets, ou plusieurs
qualités, ou plusieurs objets, plusieurs circonstances.

Ainsi ces phrases,

Philemon & Paucis nous en offrent l'exemple.
Hymenée & l'Amour, par des desirs constans,
Avoient uni leurs cœurs dès leur plus doux Printems :
Ni le tems ni l'Hymen n'éteignirent leur flamme.

sont composées, parce que chacune a deux sujets : Philemon & Baucis ; Hymenée
& l'Amour ; le Tems & l'Hymen.

Celle- ci est composée par son objet :

Des Ministres du Dieu les Escadrons flottans
Entrainerent sans choix animaux, habitans,
Arbres, maisons, vergers, toute cette demeure.

Les Propositions sont encore complexes ou incomplexes, comme nous l'avons
vu, suivant que leurs divers membres sont exprimés par un seul mot ou
par une longue suite de mots.

Souvent encore une phrase est composée de plusieurs Propositions, dont
l'une est principale, tandis que les autres ne servent qu'à la déveloper ou quelqu'une
de ses parties. Celles-ci s'apellent propositions incidentes ; & elles sont
de deux espéces, suivant qu'elles servent à expliquer le sens de la principale,
ou à en limiter l'étendue, à la déterminer.

§. 2.
De la Ponctuation.

Lorsqu'une fois on est parvenu à ce point, & qu'on peut rendre raison
de l'assemblage d'une phrase, l'on n'a plus besoin des Grammairiens ; & l'on
est en état de profiter de leçons plus relevées, de celles qui ont raport à l'harmonie
des mots, à leur pureté, à leurs effets ; & qui forment la Rhétorique :
& de celles qui ont pour objet la justesse du sens offert par une proposition,
541en quoi consiste la Logique : ces deux arts étant, comme nous l'avons
dit au commencement, la science de donner aux Tableaux de nos idées le
plus beau coloris & l'expression la plus juste.

Il ne nous reste plus qu'à dire un mot sur la ponctuation & à terminer ce
quatriéme Livre & tout ce que nous avons dit sur la Grammaire, par l'analyse
d'un morceau en notre Langue d'après tous les principes que nous venons
d'exposer.

Afin qu'un Tableau, formé de la réunion d'un grand nombre d'objets,
produise l'effet auquel il est destiné, il faut que chacune de ses parties soit
présentée d'une maniere distincte ; qu'on ne risque point de la confondre avec
ses voisines ; ainsi un Peintre distingue les diverses portions de son Tableau par
les ombres & par la diversité des surfaces ou des plans sur lesquels sont placés
les objets qu'il représente. Ainsi celui qui parle, distingue par des repos les diverses
phrases qu'il prononce.

Il faut donc que dans les Tableaux écrits, on distingue par des signes particuliers
les phrases diverses dont ils sont composés & les portions de chaque
phrase. C'est ici une autre branche de la Grammaire, & c'est ce que l'on
apelle Ponctuation.

« La Ponctuation, dit l'Abbé Girard (1)272, indique les endroits où il faut
se reposer pour prendre sa respiration, & combien de tems on y doit mettre.
Elle contribue à l'honneur de l'intelligence…. Elle tient en régle l'attention
de ceux qui écoutent &leur fixe les bornes du sens : elle remédie aux obscurités
qui viennent du style ».

Les anciens Peuples ignoroient totalement cet art ; les monumens qui nous
en restent n'offrent aucune distinction entre leurs phrases : ils en avoient moins
besoin, il est vrai, parce qu'ils écrivoient moins, & que des personnes savantes
étoient établies pour expliquer tout ce qu'on écrivoit, parce qu'il ne
s'écrivoit rien qui ne fût consacré à l'utilité publique.

Il n'est donc pas étonnant que nous trouvions tant d'obscurité dans des
ouvrages, où il faut la plus grande attention pour s'apercevoir de l'endroit où
finit un Tableau & où comntence un nouveau. Déja du tems d'Aristote, on
sentoit combien les anciens ouvrages étoient obscurs par cette raison. Ce Philosophe
se plaignoit de ce qu'on ne pouvoit ponctuer les écrits d'Héraclite, celui
qu'on apelloit le Ténébreux, sans risquer de faire quelque contre-sens. Mais
542l'exemple qu'il en donne & tiré du commencement de l'ouvrage d'Héraclite,
étoit mal vu, selon moi. Ainsi s'énonce Heraclite : Τοῦ λόγου τοῦδ' ἐόντος αἰὲς
ἀξύνετοι ἄνθροποι γύνονται ; ce qui signifie mot à mot, de la raison qui
est toujours sans sentiment les hommes naissent
. Sur quoi Aristote dit qu'on ne
fait s'il faut mettre une virgule avant toujours ou après. Si on la met avant,
Héraclite dira que les Hommes naissent toujours sans avoir le sentiment de la
raison ; si on la met après, il aura dit que les Hommes naissent sans avoir
le sentiment de cette raison qui existe toujours. Mais comment Aristote n'a-t-il
pas vu qu'il ne faut mettre ici de virgule ni avant ni après ? qu'Heraclite qui
affectoit une concision extrême a placé exprès ce mot aiei (toujours) entre les
deux portions de sa phrase, afin de marquer qu'il se raponoit à toutes les deux ?
& que la vraie explication de ce partage, est que les Hommes sont toujours
privés en naissant du sentiment, de la connoissance de cette raison qui existe
toujours, qui ne cesse d'être, quoique méconnue.

Il en est de même de l'adverbe Omninò dans la seconde Fable de Phédre,
lorsqu'en parlant de la dépendance dans laquelle étoient les Athéniens sous
Pisistrate, il l'apelle,

Grave ominò infuetis onus.

Et où cet adverbe placé entre deux adjectifs convient également à tous les
deux, un poids tout-à-fait pesant pour ceux qui n'y sont point du tout accoutumés.
Ensorte qu'on ponctueroit mal, en plaçant une virgule avant ou
après.

L'Imprimerie seule, en facilitant la multiplication d'un ouvrage, pouvoir
fournir les moyens nécessaires pour ponctuer avec exactitude ; & ce qui le
prouve démonstrativement, c'est que dans ce tems même où la ponctuation
est portée à un si haut point de perfection dans nos livres, elle est très-négligée
dans tout ce qui s'écrit à la main.

Nous n'entrerons point ici dans le détail des régles relatives à cet objet :
nous ne ferions que répeter ce qu'en ont dit, mieux que nous ne le dirions,
de savans Grammairiens, si en dernier lieu M. Beauzée, à la fin du second
Volume de sa Grammaire générale.

Nous nous contenterons de dire qu'il seroit à désirer que l'on consacrât
des signes particuliers pour ponctuer l'expression de quelques sentimens de l'ame
différens de l'interrogation & de l'exclamation ; & que l'on plaçât différemment
les signes de celles-ci, de l'interrogation & de l'exclamation.

Ceux-ci sont quelquefois trop éloignés du commencement de la phrase :
543sur-tout les exclamatifs : ce qui trompe les Lecteurs, s'ils ne sont pas sans
cesse sur leurs gardes, pour découvrir le point exclamatif dans les endroits
où il est comme caché. Nous en allons voir à l'instant un exemple.

Il est impossible, par exemple, qu'un Lecteur ordinaire puisse saisir avec
notre ponctuation ordinaire, le vrai sens de ce discours d'Agrippine.

Hé-bien ! je me trompois, Burrhus, dans mes soupçons,
Et vous vous signalez par d'illustres leçons.
On exile Pallas, dont le crime peut-être
Est d'avoir à l'Empire élevé votre Maître.
Vous le sçavez trop bien : jamais, sans ses avis,
Claude qu'il gouvernoit, n'eût adopté mon Fils.
Que dis-je ? A son Epouse on donne une Rivale,
On affranchit Néron de la foi conjugale !
Digne emploi d'un Ministre, ennemi des Flatteurs,
Choisi pour mettre un frein à ses jeunes ardeurs,
De les flatter lui-même, & nourrir dans son ame
Le mépris de sa Mere, & l'oubli de sa Femme ! (1)273

On ne voit dans ce discours, d'après la maniere dont il est ponctué, qu'une
phrase interrogative, que dis-je ? & qu'une exclamation, placée à la fin de ce
discours. Cependant combien ne se tromperoit-on pas, si l'on en concluoit que
tout le reste de ce discours est prononcé avec le ton calme d'une conversation
ordinaire ? Tout en est agité, tumultueux : à chaque vers, l'ame est déchirée
par un nouveau sentiment.

Il faudroit donc que chacun d'eux fût ponctué d'une maniere conforme
à ce sentiment, afin qu'on ne donnât pas le ton du calme aux effets de la
chaleur & du ressentiment : le ton de la louange, aux reproches les plus
piquans.

Ce discours commence par une exclamation interrogative, hé-bien : il
falloit donc la désigner par la ponctuation.

Le second vers, & vous vous signalez par d'illustres leçons, est un reproche
ironique & sanglant, qu'il falloit indiquer également. On exile Pallas, est un récit
d'étonnément ; il faudroit donc le faire connoître. On affranchit Néron de
la foi conjugale
, emporte un ton d'indignation & d'horreur, que la ponctuation
néglige totalement ; & pour savoir que le vers suivant, digne emploi d'un
544Ministre, commence par une exclamation. Il faut que l'œil se transporte quatre
vers plus bas.

Tandis que notre ponctuation est si vicieuse, qu'elle note des minucies
ou des sentimens aisés à connoître, pendant qu'elle néglige des objets intéressans
& bien plus difficiles à saisir, qui mériteroient par conséquent ses
soins d'une maniere particuliere, on ne sauroit la regarder comme parfaite :
& il seroit digne de ceux qui président aux Editions de nos grands Poëtes &
qui travaillent sur notre Langue, d'aller à cet égard plus loin que ceux qui ne
s'occupent que d'ouvrages en prose, moins susceptibles de cette grande variété
de sentimens, & plus aisés à ponctuer & à lire.

Article III.
Analyses d'une Fable Françoise & d'une Fable Latine.

§. 1.
Fable de la Fontaine, intitulée le pouvoir des Fables.

Dans Athène autrefois, Peuple vain & léger,
Un Orateur voyant sa Patrie en danger,
Courut à la Tribune, & d'un art tyrannique,
Voulant forcer les cœurs dans une République,
Il parla fortement sur le commun salut.
On ne l'écoutoit pas : l'Orateur recourut
A ces figures violentes
Qui sçavent exciter les ames les plus lentes.
Il fit parler les morts, tonna, dit ce qu'il put.
Le vent emporta tout ; personne ne s'émut.
L'animal aux têtes frivoles
Etant fait à ces traits, ne daignoit l'écouter.
Tous regardoient ailleurs ; il en vit s'arrêter
A des combats d'enfans, & point à ses paroles.
Que fit le Harangueur ? Il prit un autre tour,
Cérès, commença-t-il, faisoit voyage un jour
Avec l'Anguille & l'Hirondelle :
Un fleuve les arrête ; & l'Anguille en nageant,
545Comme l'Hirondelle en volant,
Le traversa bientôt… L'Assemblée à l'instant
Cria tout d'une voix : Et Cérès, que fit-elle ?
Ce qu'elle fit ? Un prompt courroux
L'anima d'abord contre vous.
Quoi ! de contes d'enfant son Peuple s'embarrasse ?
Et du péril qui le menace,
Lui seul entre les Grecs, il néglige l'effet !
Que ne demandez-vous ce que Philippe fait ?
A ce reproche, l'Assemblée
Par l'Apologue réveillée,
Se donne entiere à l'Orateur :
Un trait de Fable en eut l'honneur.

§. 2.

Si l'on vouloit analyser cette Fable sous toutes ses faces, on passeroit en
revue toutes les régles de la Grammaire, de la Rhétorique & de la Poësie :
ce n'est en effet qu'autant qu'on posséde les principes de ces divers arts, qu'on
peut saisir les beautés des Tableaux de la parole composés par nos Écrivains
les plus illustres & qu'on peut se mettre en état de les imiter : mais comme
nous ne nous proposons ici que de donner un échantillon de la facilité que fournit
notre méthode pour analyser la Langue Françoise, nous nous bornerons
aux remarques purement Grammaticales : encore même les resserrerons-nous
autant qu'il se pourra, en renvoyant pour les preuves aux dévelopemens
que nous venons de donner dans ces principes de Grammaire générale.

I°.

Telle est la premiere phrase :

Dans Athène autrefois, Peuple vain & léger,
Un Orateur, voyant sa Patrie en danger,
Courut à la Tribune.

C'est un Tableau actif composé de deux Circonstanciels, d'un Sujet, d'un
Attribut & d'un Terme.

Le premier Circonstanciel consiste dans ce vers, dans Athène autrefois,
Peuple vain & léger
 ; il désigne le lieu de la scène.546

Le sujet est un Orateur.
Son Attribut, courut.
Le Terme, le lieu ou il courut, c'est la Tribune.

Et le raport de ce mot avec l'attribue courut, est désigné par la préposition
à.

Voyant sa Patrie en danger, est un autre Circonstanciel qui marque le motif
qui engagea l'Orateur à courir.

Ayant ainsi divisé ce Tableau dans ses diverses Parties, partons à l'analyse
de chacune de ces Parties.

Le premier circonstanciel est compose dé sept mots.

1°. Dans, Préposition qui marque le raport de contenance intérieure, d'un
lieu où l'on est renfermé.

2°. Athène marque ce lieu où étoit renferme l'Orateur.

Le nom de cette Ville se termine toujours par un S ; mais on a suprime ici
cette Lettre afin que ce nom pût entrer dans le vers.

3°. Autrefois, est un adverbe qui marque le tems où se passa cet événement,
& qui l'indique d'une maniere éloignée, mais très-vague, sans désigner
l'époque avec précision.

4°. Peuple vain & léger, c'est une phrase incise, qui sert d'épithète aux
habitans de la Ville dont on vient de parler. On les apelle un Peuple vain &
léger
. Cette épithète n'est pas inutile : elle fait connoître le caractère de ce peuple,
& elle prépare à la légereté avec laquelle on le verra se conduire dans
cette Fable.

Mais ici, le Poëte a changé de figure, il transporte son épithète aux habitans,
tandis qu'il ne parle que de la Ville. Cette façon de s'exprimer n'est
point admise en prose : on la pardonne aux Poëtes lorsqu'ils ne travaillent pas
dans le genre élevé ; il faut même qu'ils n'abusent pas de la permission. Notre
Auteur auroit pu substituer à ces mots dans Athene autrefois, ceux-ci chez
les Athéniens
 : mais le vers eût trop abondé en nazales, il eût été trop lourd :
au lieu qu'il est très-sonore.

Le sujet de cette phrase est composé de deux mots, d'un article & d'un
nom, un Orateur. Ce Nom est désigné d'une maniere indéterminée par l'article
un ; on fait la qualité du personnage, mais il n'est indiqué que vaguement,
individuellement, sans que rien désigne quel est cet Orateur.

L'attribut courut, est composé d'un seul mot ; mais c'est un mot elliptique,
547au lieu de fut courant, un Verbe & un Adjectif, ou Participe Actif, mots
qui seuls peuvent former un attribut. Comme cet attribut désigne une action, le
Tableau en devient Actif.

Le second circonstanciel est composé de cinq mots, voyant sa Patrie en
danger
 : elle exprime le motif de sa course ; c'est comme si l'on eût dit, parce
qu'il voyoit sa Patrie en danger
. Ceci forme un nouveau Tableau enchassé
dans un plus grand. On y voit un sujet, il ; un attribut, voyoit ; un objet,
sa Patrie ; une circonstance, en danger ; une Conjonction, parce que, renfermée
par ellipse dans le sujet & l'attribut voyant, qui exprime parfaitement
une circonstance : ensorte qu'on a pu suprimer parce qu'il, ce mot seul tenant
lieu de tous les trois.

Ajoutons que sa est un mot elliptique qui tient aussi lieu de trois autres :
c'est comme si l'on avoit dit, voyant en danger la Patrie de soi-même.

Courut est au Singulier à cause que le sujet est au singulier. C'est la troisiéme
Personne du prétérit, je courus, tu courus, il courut : on peut aussi
l'apeller avec M. Beauzée le présent antérieur. Il vient du Verbe courir, qui
se forma du Latin curr-ere, & qui signifie la même chose. Il tient à nos mots
course, coursier, coureur ; & à nos Verbes accourir, recourir, secourir.

La, qui précéde Tribune, est l'article indicatif féminin ; il détermine comme,
connu, l'objet dont on parle.

II°.

Et d'un art tyrannique,
Voulant forcer les cœurs dans une République,
Il parla fortement sur le commun salut.

Ceci est une seconde phrase qui s'unissant à la premiere par la Conjonction
&, ne forme avec elle qu'une période. Elle est composée de cinq membres,
1° un Conjonctif, & : 2°. un circonstanciel très-composé, d'un art tyrannique
voulant forcer les cœurs dans une République
 : 3°. un sujet, il : 4°. un attribut,
parla fortement : 5°. le terme de ce discours, le salut commun.

D'un art tyrannique, indique le moyen par lequel l'Orateur vouloit forcer
les cœurs. Cette expression est une ellipse ; on sous-entend, au moyen : au
moyen d'un art tyrannique. Ainsi ces mots, d'un art, servent de complément
à des mots sous-entendus.

Art est un substantif masculin, dont un est l'article, & tyrannique l'adjectif.
Le premier de ces mots est le Latin Art-e & le Grec Aretê ; tous viennent
548du mot primitif Ar, la Terre. C'est cette force, cette valeur, cette
vertu avec laquelle on met la Terre en valeur, on lui fait produire des choses
admirables, les hommes même.

Tyrannique vient de tyran : mais ce mot est Grec & Latin, il vient du
primitif Tyr, Tur, Tour, un Château, une Forteresse. Un Tyran étoit celui
qui dominoit sur toute la Contrée & qui habitoit la Forteresse, le Palais.
C'étoit le Chatelain, le Castellan ; tous ces Maîtres de petits Châteaux se rendoient
odieux par leurs vexations sur leurs malheureux sujets ; leur nom devint
infâme.

Voulant forcer les cœurs, désigne le motif de l'Orateur, son but. Il est
composé de trois mots, du participe voulant qui est à la place de ces mots,
parce qu'il vouloit : du Verbe forcer, qui est le complément du premier,
il vouloit : quoi faire ? forcer : les cœurs en est l'objet : c'est ce qu'il vouloit
forcer.

Vouloit vient du Verbe vouloir qui est Grec & Latin.

Forcer vient de fort, mot Latin & Celte.

Les cœurs, mot au pluriel & qui apartient également au Grec, au Latin,
à l'Italien, &c.

Dans une République, ces mots marquent le lieu où il vouloit forcer les
cœurs ; & on le met en oposuion avec la vue tyrannique de l'Orateur. Republique,
est un nom féminin qui désigne une Ville dont les Citoyens se gouvernent
eux-mêmes sans dépendre d'un Maître : aussi leur pays s'apelle de
deux mots Re-publique, la chose publique, la chose qui apartient à tout le
peuple, à la Nation.

Il, est le sujet ; c'est le pronom masculin singulier de la troisiéme personne :
il indique la personne dont on parle, & qui est nommée dans la premiere
phrase, l'Orateur.

Parle est le Verbe & la qualité, pour est parlant. Ce Verbe à la famille
duquel apartiennent parole & parleur, vient du primitif bar, var, par, qui est
devenu en toute Langue la racine du mot parole.

Fortement est un adverbe ; il sert à déterminer la maniere dont parle l'Orateur ;
c'est fortement, c'est-à-dire, d'une maniere extrêmement forte ; telle
est la signification de ment, mant, maint. Il apartient à la même famille que :
forcer, effort, renfort, &c.

Sur la commun salut, est le terme de son discours, l'objet dont il discourut :
549cet objet est le salut commun : on le voit par la préposition sur, qui marque
le raport de ces mots avec le Verbe il parle.

Le salut est un nom masculin, il est Latin & Hébreu.

Commun est son adjectif, il est Latin également ; & désigne ce qui appartient
à toute la Société, apellée com en Langue primitive, d'où vint le nom
de Comices, donné en Latin à l'assemblée du Peuple ; & la préposition cum,
qui signifie avec, ensemble.

III°.

Notre Poëte a mis ici l'adjectif avant le nom ; il l'eût mis le dernier s'il
eût écrit en proie. On dit le salut commun, le bien commun. Cependant
beaucoup d'adjectifs se mettent en François avant le nom ; ils choqueroient
même l'oreille s'ils étoient placés après : ainsi on dit, petits moutons, innocens
animaux, fiere raison, douce oisiveté, vaste Univers, & non moutons petits,
raison fiere, oisiveté douce, &c.

Nos Grammairiens n'en ont jamais indiqué la cause. Qui ne seroit étonné
de voir que M. du Marsais se contente de dire, à ce sujet ? « parce que l'esprit
aperçoit dans le même instant le nom & l'adjectif, & qu'ils ne sont divisés
que par la nécessité de l'énonciation, la construction usuelle place
au gré de l'usage certains adjectifs avant, & d'autres après leurs substantifs » (1)274.

Lorsque nos Maîtres sont réduits à balbutier, on doit trembler pour soi ;
mais l'effroi ne mene à rien : essayons de résoudre ce problême, & de dire,
pourquoi l'on met certains adjectifs avant & certains adjectifs après ; rien de
plus aisé : le croira-t-on ? ce qui égaroit, c'est qu'on attribuoit à l'usage, c'est-à-dire,
à ce qui n'est point cause, un effet qu'il ne pouvoit produire, &
qu'on laissoit de côté la vraie cause, l'oreille. En effet, considérés tous ces adjectifs
qui sont placés les premiers, ils seroient insoutenables pour l'oreille
étant placés les derniers. Considérés les Noms qui sont les premiers, ils rendroient
un son insuportable s'ils étoient placés à la fin. L'Univers vaste, la raison
fiere
, les moutons petits, ont aussi peu d'harmonie qu'en offre l'arrangement
contraire ; qu'on dise au contraire, un criminel soin, un cruel loup,
un violent feu, les oreilles en seront agacées, déchirées, comme elles le sont
par de faux tons. Mais quelle est la nature de ces adjectifs & de ces noms
dont le place déplaît ? c'est qu'ils sont précédés de mots plus longs ; c'est qu'un
550son sec & cassant suit un son plein ; c'est que le repos se fait à contre-tems :
mettez le ton sec le premier, que le ton plein & moelleux suive & fasse le repos,
& tout ira bien. En veut-on une autre preuve ? c'est que lorsque les tons
du nom & de l'adjectif seront de la même nature, il sera très-indifférent quel
on place le premier. On dira également bien, aparence trompeuse & trompeuse
aparence, plaisirs solides & solides plaisirs.
C'est par la même raison que ces noms homme & femme précédent ordinairement
l'adjectif : leur son est trop sourd pour figurer convenablement le
dernier. Ainsi l'on dit un homme fort, un homme courageux, une femme
prudente, une femme généreuse ; un fort homme, une prudente femme, plairont
beaucoup moins : & l'on ne mettra ces noms les derniers que lorsqu'ils
seront accompagnés d'un adjectif dont le son est trop sec, trop court pour se
trouver le dernier. Ainsi l'on dit un bel homme, une belle femme.

IV°.

On ne l'écoutoit pas.

Cette phrase est composée de trois Membres. Un sujet, on ; un attribut négatif,
n'écoutoit pas ; un objet, le.

On, fut dans l'origine le mot homme, & au pluriel ; les anciens auroient
dit, homs ne l'écoutaient pas.

Ce mot devint si commun qu'il s'altéra & se changea en on, qui ne signifioit
plus rien, & qu'on mit au singulier comme s'il étoit un nom singulier :
& puis il devint un pronom. En effet, c'est quelqu'un qu'on apelle on : mais
ce quelqu'un, c'est ici tous ceux auxquels l'Orateur parloit.

Le est un des cas du pronom singulier masculin de la troisiéme personne,
il. Nous avons vu dans le chapitre des Pronoms que ce mot le est dans toutes
ces occasions un pronom & non l'article le.

V°.

… L'Orateur recourut
À ces figures violentes
Qui savent exciter les ames les plus lentes.

Cette phrase n'est composée que de trois Membres, un sujet, un attribut,
un terme ; mais le dernier est très-composé.

Le sujet est l'Orateur : il réunit deux mots, un nom & son article le. Ici
551on dit l'Orateur & non un Orateur, parce qu'on parle d'un Orateur connu,
c'est celui qui a été à la Tribune ; qui parla fortement ; ainsi il suffit d'indiquer
que c'est le même ; c'est ce que fait l'article le.

A ces figures violentes, c'est le terme, composé de quatre mots ; de la Préposition
A, qui montre que ces figures sont ce à quoi recourut l'Orateur.
L'Article ces, pluriel féminin, qui montre l'objet auquel recourut l'Orateur,
ces figures violentes ; ce n'est ni à une figure ni à des figures ; mais à
ces figures déterminées, bien connues, qu'on voit de maniere à ne pouvoir
les méconnoître. Viennent ensuite, le nom figures, pluriel féminin, & son
adjectif, violentes. Ce nom & cet adjectif nous viennent de la Langue Latine ;
mais le dernier étoit commun à cette Langue avec le Grec.

Ce terme à ces figures violentes, est accompagné d'un Complément qui forme
lui-même un nouveau Tableau renfermé dans ce premier, & qu'on apelle
par cette raison une incise. C'est cette phrase, qui savent exciter les ames les
plus lentes
. On y voit un sujet, qui ; un Verbe, savent ; le complément de
ce Verbe, exciter ; & un objet, les ames les plus lentes. Cet objet est lui-même
composé d'un nom & d'un adjectif, & cet adjectif est un superlatif relatif,
pour le distinguer du superlatif absolu très-lent.

Qui, est un mot qu'on a apellé Pronom relatif, & que nous avons vu être
un Conjonctif elliptique ; en effet, lorsqu'on dit il recourut à ces figures violentes
qui savent exciter les ames les plus lentes, c'est comme si l'on disoit,
il recourut à des figures violentes & ces figures savent exciter les ames les plus
lentes
 : mais pour ne faire de ces deux phrases qu'une, on suprime d'abord
la répétition du nom, figures : on change l'article les en ces ; on dit, il recourut
à ces figures
 ; & au lieu de &… figures, on met le conjonctif qui. Ensorte
que cette seconde phrase dit exactement la même chose que la première ;
mais elle le dit d'une maniere plus concise & plus agréable.

Savant, est la troisiéme personne plurielle du présent je fais, du Verbe savoir.
Ce Verbe suit les mêmes inflexions que le Verbe avoir. J'ai, je sais ;
nous avons, nous savons ; j'eus, je sus ; j'aurai, je saurai ; eu, scu. Il tient
aux noms savans, & le savoir. Il vient du Verbe Latin sapere, qui signifie au
sens propre sentir, avoir le goût, le sentiment d'une chose, reconnoître ses
qualités. Et par-là il tient à nos mots saveur, savourer, insipide ; & dans un
autre sens, à notre vieux mot sapience, & à nos mots sage & sagesse, formés
de sapiens & de sapientia, qui furent formés eux-mêmes de sapor saveur.
Mais dira-t-on, comment insipide tient-il à la famille de saveur, sage, savant ?
D'une maniere très-simple & très-naturelle. Les Latins apelloient sap-idus,
552un objet plein de goût : pour désigner le contraire, ils ne faisoient que
mettre la négation in à la tête de ce mot ; & parce que ce mot devenoit dès-lors
compote, a s'y changeoit en i ; de-là in-sip-ide, mot à mot, une chose
qui n a point de goût
.

Exciter est l'infinitif : c'est un Verbe composé de la préposition Latine ex,
qui designe le lieu d'où l'on sort ; & de citus, apellé, qu'on fait venir ; lequel
citus vient du primitif ci, qui désigne le lieu, la place. Exciter, c'est
faire sortir promptement, faire aller vite.

VI°.

Il fit parler les morts, tonna, dit ce qu'il put.

Cette phrase n'est composée que de trois membres, d'un sujet, d'un attribut,
de deux objets ; mais l'attribut est fort composé ; car il présente trois Verbes
pour un seul sujet ; il, est le sujet ; fit, tonna, dit, son attribut ; c'est comme
trois phrases dans une, il fit, il tonna, il dit : en n'en faisant qu'une, le Tableau
devient plus rapide.

Le premier Verbe a un complément, parler ; & un objet, les morts. Le
troisiéme est accompagné d'un objet qui forme une incise elliptique, ce qu'il
put
 ; elle tient lieu de celle-ci, il dit beaucoup de choses ; ces choses qu'il put
dire
. Ce, est donc ici article & son nom est sous-entendu. Ici encore, un singulier
indéterminé au lieu d'un pluriel ; tout comme dans on, & comme dans
tout : tout ce que vous faites, est bien. Voilà en François même des Verbes
au singulier qui devroient être au pluriel : car on devroit dire, toutes les choses
que vous faites sont bien. Ceci servira à expliquer une Construction Grecque,
dont il seroit difficile de rendre raison sans cela.

Deux Verbes de cette phrase sont irréguliers, fit & put. Le premier se conjugue
ainsi, je fais, je fis, je ferai, faire, fait. Le second, je peux, je pouvois,
je pus, je pourrai, pouvoir, pu.

Tous les deux sont des altérations de Verbes Latins, l'un de fac-ere, faire ;
& l'autre, de posse, pouvoir. Posse lui-même étoit une syncope au lieu de potesse,
Verbe composé de deux mots, esse, être ; & pot, élevé, fort ; plein de
pouvoir. De pot-sum, prononcé possum, nous avons fait je puis ; & de je puis,
nous avons fait puissant & puissance. Tout comme de pot nous avons fait
pot-entat, des-pote, des-pot-ique, qui n'ont plus de raport avec puissance, quoique
venus de la même famille.

Tonner est un Verbe formé par onomatopée, sur le nom ton, un ton,
553qui représente le son même du bruit : il nous est commun avec les anciens.
Celtes & les Latins. Les Orientaux pour exprimer la même chose disoient Rom :
c'est un son plus éclatant.

Jusques ici nous avons analysé chaque vers : mais en voilà sans doute assez :
en continuant de la même maniere, nous ne ferions que répeter les mêmes,
observations : contentons-nous de remarquer dans le reste de la Fable, des
objets qui n'ont nul raport avec les observations que nous venons de faire.

VII°.

Personne, se prend ici dans un sens absolu, au lieu de aucun des Spectateurs.

L'animal aux têtes frivoles. Figure ingénieuse de Rhétorique. De tout le
Peuple Athénien, le Poëte en fait un animal à plusieurs têtes qui ne respirent
que la frivolité.

Que fit le Harangueur ? Que au lieu de quelle chose ; le Harangueur est le
sujet de la phrase, & cependant il est après le Verbe. ; c'est que la phrase est
interrogative.

Et du péril qui le menace,
Lui seul entre les Grecs, il néglige l'effet.

Cette phrase est la seule où il y ait inversion. Du péril qui le menace est le
complément du mot effet, l'effet du péril. Ainsi le complément précede de
beaucoup le mot qu'il complette. Mais il a pu s'en séparer, parce que la préposition
de qui est à la tête, prouve qu'il est complément.

A ce reproche. Ici la préposition à offre un sens particulier : il tient la place
des mots en conséquence de.

L'Assemblée réveillée par l'Apologue en conséquence de ce reproche, & à :
l'instant même, &c. car telle est la force entière de cet à, qui répond ici au
Latin ad.

Se donne ; se est est le pronom de la troisiéme personne, celui qui précéde
le Verbe, tandis qu'il devient soi quaud il suit le Verbe. C'est un usage particulier
à notre Langue.

Un trait de Fable, sujet complexe, un nom & un complément lié avec
lui par la préposition de : ici Fable détermine de quelle espéce de trait on
parle, puisqu'il y en a de plusieurs sortes ; un trait qu'on lance ; un trait ou
course continue, sans aucune interruption ; un trait, ou passage d'un Auteur
qu'on lance à travers les autres preuves.554

§. 3.
Analyse de quelques Vers de la premiere Fable de Phédre en Latin.

Ces mêmes principes serviront également à analyser la Langue Latine ; &
à la comparer avec la Langue Françoise. Pour s'en convaincre, analysons quelques
vers de la premiere Fable de Phédre : de cette Fable que savent par
cœur tous ceux qui ont quelque teinture da Latin, tout comme on sait, la
Cigale ayant chanté tout l'Été
.

I°.

Ad rivum eumdem Lupus & Agnus venerant
Siti compulsi.

Cette phrase est composée de quatre mots. Un terme, ad rivum eumdem,
à un même ruisseau ; un sujet composé, Lupus & Agnus, le Loup & l'Agneau ;
un Verbe, venerant, étoient venus ; une circonstance, siti compulsi, poussés
par la soif. Le terme se reconnoît à la préposition ad & à l'accusatif, cas où
est rivum. Le sujet, Lupus & Agnus, se reconnoît par le nominatif. Le Verbe,
parce qu'il est à la troisiéme personne, & au pluriel ayant deux nominatifs singuliers.
Le circonstanciel se reconnoît parce que compulsi est un participe ; &
siti étant à l'ablatif, marque la cause par laquelle étoient poussés le Loup &
l'Agneau.

Il devroit y avoir ici un cinquiéme membre, qui désigneroit l'objet de
la venue du Loup & de l'Agneau à un même ruisseau ; mais on l'a omis parce
qu'on ne peut s'y tromper : quand on a soif & qu'on va à un ruisseau,
c'est pour boire : a-t-on besoin de le dire ? Pour qui nous prendroit le
Poëte ?

II°.

Superior stabat Lupus,
Longèque inferior Agnus.

« Le Loup étoit placé en haut, & l'Agneau beaucoup plus bas ». Voici deux
phrases réunies en un seul Tableau par la Conjonction que. Chacune de ces
phrases est composée d'un sujet & d'un attribut. Le Loup est le sujet de la premiere,
& l'Agneau est le sujet de la seconde ; on les reconnoît parce qu'ils sont
au nominatif.555

L'attribut est composé dans la premiere, de ces deux mots, superior stabat,
étoit placé plus haut.

L'attribut de la seconde est formé du même stabat qu'on a sous-entendu
comme inutile, & de longè inferior.

Superior & inferior sont au nominatif tout comme le sujet, parce qu'ils
sont partie essentielle de son attribut, & qu'ainsi ils sont en concordance avec
lui.

III°.

Tunc fauce improbâ
Latro incitatus, jurgii causam intulit.

« Alors par sa cruelle voracité ce brigand entraîné suscita un sujet de
querelle ».

Cette phrase est composée de cinq membres.

Un adverbe de circonstance, tunc, alors.
Un sujet, Latro, ce brigand ; aussi est-il au nominatif.
Une circonstance, fauce improba incitatus, entraîné par sa cruelle voracité.
Un attribut, intulit, suscita.
Un objet, jurgii causam, un sujet de querelle.

Le circonstanciel, fauce improba incitatus, est composé d'un participe, incitatus,
& d'un nom, fauce, qui exprime le motif par lequel fut poussé le Loup,
par sa voracité cruelle. Aussi ce nom est-il à l'ablatif, ce cas étant toujours
consacré à la cause par laquelle une chose a lieu. Il vient de faux, faucis,
qui signifie mot à mot gosier, gueule : mais nous ne disons pas un cruel gosier ;
ainsi on substitue voracité à gosier, l'effet du Tableau restant le même.

Improbus, ba, bum, adjectif du mot Latin faux, signifie mot à mot scelerat ;
il vient de in, non ; & de probus, bon, droit, honnête.

L'objet se reconnoît par l'accusatif causam, cas qui lui est consacré ; &
le complément de causam se reconnoît par le génitif qu'offre jurgii ; ce cas
est consacré au complément, comme nous l'avons vu lorsque nous avons expliqué
sa nature.

IV°.

Cur, inquit, turbulentam fecisti aquam mihi
Bibenti ?

« Pourquoi, dit-il, as-tu rendu l'eau trouble à moi qui bois tranquillement,
ou pourquoi me troubles-tu l'eau tandis que je bois ? »556

Cette phrase dont la rudesse cur, induit, turbulentam fecistii aquam mihi
bibenti
, peint parfaitement le ton querelleur & aigre du Loup, est composée
d'une Conjonction, d'une incise, d'un Verbe, d'un objet & d'un terme.

Cur, pourquoi, est la Conjonction. C'est une ellipse, au lieu de ces mots
par quelle raison. Inquit, dit-il, est l'incise. On reconnoît l'objet par l'accusatif
aquam ; son adjectif, par ce même accusatif féminin turbulentam ; & le
terme, par le datif mihi, car c'est son cas propre.

V°.

La réponse de l'Agneau n'est pas peinte avec moins d'énergie que la plainte
féroce & injuste du Loup : elle présente les sons les plus doux, les plus
agréables.

Laniger contra timens,
Qui possum, quæso, facere quod quereris, Lupe ?

« L'animal à laine, saisi de crainte, répondit : comment puis-je faire, je vous
prie, seigneur Loup, ce dont vous vous plaignez ? »

A te decurrit ad haustus meos liquor.

La premiere de ces trois phrases renferme un sujet ; Laniger, l'animal à
laine ; son adjectif timens, saisi de crainte ; son attribut sous entendu en partie,
& exprimé en partie, contra, au contraire : le mot répondit, en exprime l'ensemble.

Il n'est pas plus difficile d'analyser le reste de cette Fable de la même maniere,
& de connoître par quelle raison les membres de chaque phrase ne sont
pas toujours arrangés dans le Latin de même qu'en François. N'omettons
pas que cet arrangement est exactement le même dans le premier des deux
vers que prononce l'Agneau : Quî possum, quæso, facere quod quereris, comment
puis je, je vous prie, faire ce dont vous vous plaignez ? En effet la
Langue Latine maîtresse de suivre notre construction & de s'en écarter pour
en suivre une autre, s'attache à celle qui se prête le mieux à l'harmonie de
chaque Tableau : ayant su se rendre toutes les deux aussi naturelles l'une que
l'autre, elle s'est ménagée de plus grandes ressources.557

Livre V.
Grammaire comparative.

En quoi consiste cette Grammaire.

Ainsi s'élévent sur l'ordre naturel, base de toute science & de tout art,
les Principes généraux du Langage, ces principes au-delà desquels il n'y a
plus rien, & qui devenant la source des usages pratiques par chaque Nation,
constituent la Grammaire de chaque Langue. Ces principes sont un préliminaire
indispensable pour l'étude de quelque Langue que ce soit : ils préparent
à tous les phénomènes qu'elles offriront, & on trouve en eux la cause de tout
ce que ces Langues contiennent de plus difficile en fait de régles grammaticales :
celles-ci ne seront plus un amas indigeste de préceptes bizarres & absurdes
qui offusquent la raison, & sous la tyrannie desquels elle étoit obligée
de ployer, comme on céde à un Despote aux caprices duquel on ne peut se
soustraire. Un spectacle nouveau va donc s'ouvrir : toutes les Grammaires le
tiendront comme par la main ; toutes ensemble ne feront qu'une seule &
même Gramniaire, la Grammaire Universelle transmise dans toutes les Langues,
& assortie avec la plus grande simplicité au génie particulier de chacune :
ensorte que par tout où ce génie cesse d'agir on retrouve la Grammaire Universelle ;
& que par-tout où il agit, il n'est jamais en contradiction avec elle
& n'agit jamais qu'en vertu des Loix même qu'elle lui impose.

Les Grammaires particulieres ne font en effet que les principes de la Grammaire
Universelle & primitive, modifiés par le génie particulier de chaque
Langue ; elles peuvent donc toutes se ramener à une mesure générale ; ainsi
se formera la Grammaire Comparative qui fait voir les raports de toutes
les Grammaires particulieres, & de quelle maniere les principes communs à
toutes se modifient dans chacune, avec les raisons nécessaires de chacune de
ces modifications. Spectacle brillant & unique, où l'œil aperçoit la raison de
tout, & où l'on dévelope à chaque Peuple les causes de toutes les régles qu'il
suit dans les Tableaux de ses idées, & dont il ne pouvoit connoître les raports
avec l'ordre nécessaire des Langues.558

La Grammaire Comparative devient ainsi la démonstration la plus complette
de la bonté de nos Principes ; & d'une utilité indispensable pour abréger
l'étude des Langues, & pour faire saisir sans peine quelque Grammaire que
ce soit.

On sent encore que cette Grammaire Comparative embrasse toutes les
Langues, & qu'ainsi, nous ne saurions la présenter ici sous toutes ses faces ;
que rien ne seroit plus fastidieux, lors même que nous pourrions en parcourir
à présent toutes les branches.

Ce n'est pas en effet notre dessein : il suffira pour nos vues que nous analysions
la Grammaire de deux ou trois Langues qui paroissent avoir le noms
de raport entr'elles & qui ayent toujours été de la plus grande difficulté à
aprendre ; ensorte que si elles s'expliquent très-bien par nos Principes, on ne
puisse douter qu'il en est de même de quelque Langue que ce soit ; & qu'elles
furent par conséquent toutes formées d'après un même modele, modifié suivant
le genie & la maniere de voir de chaque Peuple.

Pour cet effet, nous choisirons d'abord la Grammaire de la Langue Chinoise,
de cette Langue parlée par un Peuple placé à l'extrémité de notre Hémisphère,
dont l'origine remonte à des milliers d'années sans avoir jamais varié,
du moins dans les masses essentielles, & qui a été constamment regardée
comme n'ayant aucun raport à aucune de nos Langues ; & comme
ayant été soumise par conséquent à des Loix absolument différentes.

Nous passerons ensuite à l'examen de le Grammaire Latine, qu'on a encore
regardée comme étant différente de la nôtre & comme contenant des régles
dont on ne peut rendre raison, & contraires à ces Loix générales auxquelles
tonte Langue doit obéir.

Nous jetterons aussi un coup d'œil sur la Grammaire de la Langue Grecque,
Langue la plus riche & la plus harmonieuse, & dont le génie grammatical ne
differe presqu'en rien du génie de sa sœur la Langue Latine.

Les raports de toutes ces Grammaires entr'elles & leur parfaite harmonie
avec la Grammaire Universelle, seront, je le répete, la démonstration la plus
complette de nos principes, de la source commune des Langues, ainsi que
de la facilité qu'on acquerra par-là pour en connoître le plus grand nombre
possible ; & pour n'être jamais arrêté par aucune de ces difficultés désespérantes
qui donnent tant de peine à ceux qui ne veulent pas savoir les Langues
simplement de mémoire, & qui voudroient pouvoir se rendre compte de
tous les phénomènes que leur présentent les Grammaires qu'ils sont dans l'obligation
d'étudier.559

Article premier.
Grammaire de la Langue Chinoise, comparée à nos
Principes Généraux.

[I.]

La Langue Chinoise se divise en Langue parlée & en Langue écrite ; c'est
comme chez nous relativement à la science du calcul ; nous avons nos nombres
parlés & nos nombres écrits ou chiffrés, qui n'ont aucun raport les uns
aux autres. Ainsi ce qu'ils apellent fem dans leur Langue parlée, offre cette
figure dans leur Langue écrite, (Planche I. N°. I.) Tous les deux désignent
l'existence ou la vie.

Ces caractères sont, comme nos mots, formés les uns de caractères
simples, primitifs & radicaux ; les autres sont des composés de ces caractères
simples, ils sont la réunion d'un, de deux, de trois & jusques à dix-huit de
ces caractères simples.

Chacun de ces caractères simples ou composés, marche seul, comme nos
mots ; mais au lieu de s'écrire à la suite les uns des autres, de gauche à droite,
ils s'écrivent perpendiculairement du haut en bas, par Colonnes, & ces Colonnes
s'avancent de droite à gauche.

Enfin, chacun de ces caractères est comme nos mots radicaux qui ne présentent
que des Noms d'objets, & qui sont tour à tour Noms, Verbes,
Adjectifs, Prépositions, &c. suivant la place où ils se trouvent : ensorte qu'on
ne peut connoître quelle partie du discours ils présentent, que par le sens de
l'ensemble.

On sera cependant nécessairement aidé par deux moyens différens pour
reçonnoître ce sens. 1°. Par la place ; car dans une Langue comme celle-là,
la place des mots doit autant influer sur leur valeur que dans la nôtre.

2°. Ces caractères seront précédés ou suivis d'autres caractères qui tiendront
lieu des Cas & des Tems ; ils répondront à nos prépositions pour les
raports des Noms, & à nos terminaisons pour les Tems des Verbes, à ces
terminaisons que nous avons vu être autant de signes relatifs aux diverses
portions.du Tems : ainsi on y exprimera par deux ou trois caractères détachés,
ce que nous exprimons par un seul mot composé de plusieurs.

De-là résulteront toutes les regles de la Grammaire Chinoise, parfaitement
560semblables à celles de la Grammaire Universelle, & qui ne différent des
nôtres qu'en cela seul, que chez ce Peuple, non-seulement chaque mot est séparé,
mais encore chacun des mots qui ne sont employés que pour marquer les
diverses acceptions d'un autre.

De-là, & de-là seul, résulteront toutes les différences qui existent entre
notre Grammaire & celle des Chinois ; & celle-ci ne nous offrira aucun Phénomène
que nous ne puissions prévoir & résoudre d'après ces principes.

Nous pourrons même dire, pourquoi ils n'ont pas raproché comme nous
en un seul caractère, tous ceux qui sont relatifs à un mot ; & nous pourrons
indiquer les grands avantages que la connoissance des caractères & leur
étymologie, retireroient de cette méthode si elle étoit toujours bien observée.

Dans l'exposition que nous allons faire de cette Grammaire, nous nous
servirons des Ouvrages de deux Savans distingués en Langue Chinoise : du
Museum Chinois de Bayer, imprimé en deux volumes à Petersbourg en 1730.
& qui contient entr'autres choses une Grammaire & un petit Dictionnaire
Chinois ; de la Grammaire Chinoise de M. Fourmont, imprimée à Paris in-folio
en 1743. & de ses Méditations Chinoises qui avoient paru dans le même
format dès 1737. Nous y joignons le secours d'un Dictionnaire manuscrit
où les mots sont d'abord par clés & répétés ensuite sous les monosyllabes de la
Langue parlée, auxquels ils répondent, rangés par ordre alphabétique.

Nous n'ignorons pas qu'on a prétendu que M. Fourmont ne savoit pas le
Chinois & qu'aucun Européen ne pouvoit le savoir. Je n'en doute pas, tout
comme on sait qu'un Étranger ne peut savoir le François aussi parfaitement
qu'un Seigneur qui aura toujours été élevé à Versailles. Je ne voudrois pas même
assurer que nos Européens-Chinois ne fassent des fautes lourdes, en traduisant
en leur Langue des Livres Chinois : c'est ainsi que l'on surprend tous les jours
en faute nos plus habiles Traducteurs Latins, Grecs, Hébreux, &c.

Mais cette inhabileté n'influe en rien sur la portion des Langues dont il
s'agit ici. Bayer & Fourmont & nombre d'autres peuvent s'être mépris
grossierement dans des Traductions Chinoises, & sur-tout en traduisant des
titres de Livres, genre de traduction tout-à-fait ingrat, & avoir composé des
Grammaires de Langue Chinoise, très-exactes.

L'accord qui regne entre celles de ces deux Savans est encore un puissant
préjugé en leur faveur ; d'autant qu'ils n'ont point été à même de profiter mutuellement
de leurs ouvrages ; la Grammaire de M. Fourmont ayant déja été
déposée entre les mains de M. l'Abbé Bignon des l'année 1729.561

Ajoutons que ce préjugé se change en une parfaite certitude, lorsqu'on
voit M. l'Abbé Bignon écrire à M. Fourmont le 20 Février 1730. que sa
Grammaire ressemble si parfaitement à celle du P. Prémare qu'on venoit de
recevoir de la Chine, qu'on auroit pu l'accuser lui M. Fourmont d'avoir pillé
le Savant Jésuite
, si l'on n'avoit été assuré par les précautions prises d'avance
que son travail étoit fait dès
le mois d'Août 1728. & lorsqu'on voit M. de
Montigni, que M. le Duc d'Antin avoit consulté à ce sujet comme un Juge
compétent, puisqu'il avoit fait un long séjour dans la Chine en qualité de
Missionnaire, assurer ce Seigneur qu'il a admiré les Ouvrages de M. Fourmont
sur la Langue Chinoise, & qu'il a tellement aplani les difficultés…
qu on peut en peu de tems avec le secours de ses Livres se mettre en état d'
entendre
& de traduire le Chinois.

M. Fourmont attaqua il est vrai la Grammaire de Bayer dans la Préface qu'il
mît à la tête de ses Méditations Chinoises : mais seulement sur des objets accessoires :
sur ce qu'il n'avoit pas fait usage des accens pour les mots de la
Langue parlée, & sur ce que ses caractères de la Langue écrite n'étoient pas
gravés avec plus d'exactitude.

Mais ces reproches n'inculpent point les principes même de la Grammaire
Chinoise établis par Bayer : & puisque ces deux Rivaux se rencontrent à cet
égard, & qu'ils sont d'accord avec les Grammaires faites dans la Chine même,
on ne peut s'empêcher de reconnoître que le fond en est vrai.

Le même caractère Chinois est tour à tour & suivant le sens de la phrase,
Nom, Adjectif, Verbe, Adverbe, &c. Ainsi le caractère Sem (n°. 1.) signifie
tout à la fois vie, existence, vivre, vivant, &c.

Il en est donc ici comme de la Langue primitive, & de toutes les autres,
où les mots qui composent toutes les Parties du Discours sont empruntés des
Noms & n'en sont que des dérivés ; les objets étant les seuls Êtres existans,
& par-là même les Langues ne pouvant offrir pour mots radicaux que des
Noms.

Il ne s'agit plus que de voir comment ces Noms tiennent lieu successivement
des autres Parties du Discours.

I°. Adjectifs.

Les Adjectifs Chinois se forment de la même maniere que dans la Langue
primitive, par un Nom qui en précéde un autre. C'est un preuve que ce second
descend du premier, ou que ce premier sert à completter le second,
562qu'il est le mot déterminant de l'idée que présente celui-ci. Ainsi ce caractère
haò (n° 2.) qui signifie bonté, étant suivi du caractère gîn (n°. 3.) qui signifie
un Être humain en général, devient l'adjectif bon, & ces deux caractères
sont nos mots, homme de bonté ou homme bon.

Ciên (n°. 4.) qui signifie Antiquité étant au-dessus du caractère Vâm qui
signifie Roi, présente cette phrase, les Rois de l'Antiquité, ou les Anciens
Rois
.

C'est ainsi que le nom qui sert de complément à un autre, le précéde dans
plusieurs Langues : en Anglois, King's son, de Roi Fils, pour dire Fils de Roi.
En Latin, diuturni silentii finis, d'un long silence la fin, pour dire la fin d'un
long silence
.

Si ces substantifs se déplacent, qu'homme soit le premier, & bonté le
dernier, le sens n'est plus le même : c'est une nouvelle phrase qui signifie bonté
humaine
.

Souvent encore on fait suivre un nom d'un autre nom qui répond à nos
terminaisons adjectives, telles que il dans fac-ile, ain dans rom-ain, iste
dans art-iste, ou à nos mots, de, qui est, &c.

Ainsi ces trois caractères (n°. 6.) ciàm, gîn & tiĕ, qu'on rend, le premier
par Art, & qui signifie proprement incision, taille, action de couper, le
second par homme, & le troisiéme par qui ; signifient homme qui est de l'Art,
& répondent à nos trois syllabes Art-ist-e qui signifient, e un homme,
ist qui est, Art de l'Art.

Ce mot tiĕ qui signifie qui, est souvent remplacé par cet autre mot ckè (n°.
7.) qui a beaucoup de raport avec lui, & qui signifie également qui, à ce
qu'on nous assure ; cependant associé avec le caractère du feu (n°. 8.) il signifie
cuire.

Ce n'est donc pas une particule, un pronom, un mot expletif comme l'ont
apellé nos Grammairiens Chinois : c'est un vrai nom, qui répond à l'idée de
qualité, à la propriété d'être doué, d'embrasser une qualité. C'est en effet
le sens propre de ce mot ; il est composé des deux caractères, ge (n°. 9.) &
paó (n°. 10.) qui signifient, le premier, le Soleil, le jour, la qualité d'être,
de voir le jour ; & le second, lien, action d'embrasser, d'environner, de
saisir. Les trois caractères du n°. 6 lignaient donc mot à mot un homme qui a
la propriété d'embrasser un art, de le saisir
, de le posséder, un Artiste en
un mot.

Plusieurs Noms de suite tiendront lieu d'autant d'adjectifs. Ainsi ces trois
563Noms (n°. 11.) richesses, kúei honneurs & gîn homme, signifient un homme
élevé en richesses & en honneurs.

Mais on met ordinairement alors, entre les noms qui doivent servir d'adjectifs
& celui qui sert de nom, la marque adjective ; ainsi ces quatre caractères
(n°. 12.) , ngái, chi, , dignité, amour, qui, Mere, signifient
Mere qui est digne d'être aimée.

On peut encore mettre dans ces occasions à la tête de tous, le mot qui
doit rester nom & devenir le sujet de la phrase ; & les arranger ainsi, Mere.
dignité, amour, qui.

II°. Diminutifs.

Les diminutifs subiront les mêmes loix : ils seront tous designés par des
noms, comme dans toutes nos Langues, à leur origine.

Ces deux caractères (n°. 13.) siē médiocrité, & riz, signifieront un peu
de riz
.

Les augmentatifs se formeront aussi, comme dans la Langue primitive &
même comme chez nous, par la répétition du même mot.

Ce caractère (n°. 14.) redoublé, liō, liō, petitesse, petitesse, signifie
très petit, très-grande petitesse.

III°. Noms d'action.

Puisque les Noms deviennent Verbes dans cette Langue comme dans les
nôtres, il en résulte nécessairement que les mêmes caractères qui désigneront
les Verbes à l'infinitif, serviront également à désigner les Noms des Actions,
& de ceux qui en portent le nom, ainsi que des professions qui en résultent.

Le caractère tím (n°. 15.) signifie action de se déterminer, détermination,
déterminer.

Le caractère yo (n°. 16.) action de vouloir, volonté, vouloir, voulant.

IV°. Des Genres.

Les Genres seront encore nécessairement désignés par des Noms, ou par
des caractères détachés.

Ainsi le caractère du Genre-Humain, de l'Homonéité pour ainsi dire,
s'associera avec le mot male pour indiquer un sexe, avec celui de femelle pour
564indiquer l'autre sexe : nân gin (n°. 17.) signifiera homme-male, & niu gin
(n°. 18.) homme-femelle, tout comme de hom, désignant en Latin le Genre-Humain,
viennent homin-e, un homme ; & homin-a, puis fœmin-a, une
femme.

Un chien est désigné par les caractères kiuen (n°. 19.) chien & , fait,
vieux : sa femelle, par le même caractère kiuen (n°. 20.) & par celui de ,
mere.

Seigneur se dit chez eux d'Empire-Homme, chù-gin (n°. 21.) & Dame,
d'Empire-Mere, chù mù (n°. 22.)

V . Des Nombres.

Les Nombres des Noms se marqueront, le Singulier par le nom seul, ou
par les noms de l'unité ; & le pluriel, par des noms qui marquent pluralité ;
ou par des singuliers universels, comme en Français tout Homme.

Ainsi, gîn signifiant homme ; & muên, pluralité, multitude, ces deux
caractères muen gin (n°. 23.) signifieront Hommes, ou mot à mot pluralité
Homme
.

Ngó signifiant moi, ngó muen signifiera nous, mot à mot pluralité de
Je
(n°. 24.)

VI . Signes qui indiquent les divers raports d'un
même Nom.

Les Chinois n'auront point de Cas, puisqu'ils n'ont point de terminaisons :
ils auront donc des signes comme nous pour marquer les divers rôles que
jouent les noms dans une même phrase.

Ainsi le même caractère qui sert à marquer l'adjectif, tiendra lieu du génitif,
comme nous l'avons déja vu.

Les mots qui désignent le terme ou le datif, ont au-dessus d'eux un caractère
qui signifie en faveur, pour.

Les Noms au vocatif ont au-dessus d'eux un caractère qui répond à notre
oh ! Tandis que les noms qui désignent des circonstances, & que les Latins mettroient
à l'ablatif, ont au-dessus d'eux des prépositions ; ainsi ce caractère tum
(n°. 25.) qui signifie avec, étant mis au-dessus des deux caractères du n°.
24, donne ce membre de phrase, avec nous.565

VII°. Degrés de Comparaison.

Les noms qui désignent augmentation & multitude, seront nécessairement
les caractères du comparatif & du superlatif ; comme nos mots plus & très, dont
le premier désigne augmentation, & le second multitude, trois ; en prenant
ici trois pour un nombre indéfini, comme lorsque nous disons, trois fois heureux
ceux qui n'ont que des désirs aisés à contenter
.

Ainsi ce caractère kem (n°. 26.) signifiant plus, & le caractère kuo (n° 27)
signifiant surpasser, ils marquent le Comparatif quand ils sont au-dessus du
caractère d'un nom. Plus-bonté, sera donc notre mot meilleur, mot à mot
plus grand en bonté. Ils diront, en bonté aller au-delà de lui, pour dire valoir
plus que lui
.

La Superlatif se reconnoît à divers caractères, placés, les uns devant,
les autres après ; tels que haò (n°. 2.) qui signifie bon, & qui se prenant
adverbialement, signifie très, extrêmement ; tout comme nous disons il y a
très-long-tems.

Les caractères , degré, & (n°. 28.) qui signifie unité, premier,
& dont la réunion est, au premier chef, au plus haut degré, marquent également
le superlatif.

Il en est de même des caractères xe, dix ; & fuen, portion, partie, fois
(n°. 29.) qui équivalent à très, au plus haut degré ; dix fois savant, comme
nous disons ignorant à vingt-quatre karats.

Les caractères te kin (n°. 30.) atteindre au Ciel, grand jusqu'au Ciel, sont
un superlatif, une expression prise dans la Langue primitive, & qui s'accorde
exactement avec l'expression d'une tour qui atteint au Ciel. Ainsi ces mots
(n°. 31.) tièn chù kiáo xi chin te kin, répondant à nos mots Univers Maître
Loi être vérité atteindre Ciel
, signifient en conséquence de leur place, la Loi
du Maître de l'Univers est infiniment vraie
, ou est d'une vérité qui atteint aux
Cieux
.

VIII°. Pronoms.

Ils ont le moins de Pronoms qu'il soit possible : un seul pour chaque Personne.
Ngò, je & moi, (n°. 24.) Ni, tu & toi (n°. 3 1.) & qui est formé
de caractères dont l'un signifie homme ; l'autre, élevé ; ce qui s'accorde
fort bien avec la valeur que nous avons assignée à ce pronom. Ta (n°. 31.)
signifie, il, lui, soi ; il est composé de deux caractères, dont l'un signifie
homme ; & l'autre, ce.566

Les mots xi, être, (n°. 33) fu (n°. 34.), homme ; xin (n°. 35.)
corps, &c. se prennent également pour des Pronoms de la troisiéme personne ;
le premier signifie celui-ci ; le second, celui-là ; le troisiéme, le même,
&c. Celui-ci tient au caractère yeu qui désigne l'existence, la qualité d'être,
d'avoir, de se porter bien ou mal, de produire du fruit, être fécond, être
enceinte ; un corps, ce qui existe.

Tandis que les pronoms eux-mêmes se prennent pour des Noms & pour
des Verbes, ngo signifiant essence, personne, être, comme l'assure Bayer lui-même (1)275 ;
ce qui démontre de la maniere la plus victorieuse ce que j'ai
avancé, que les Pronoms étoient pris d'entre les noms eux-mêmes, & que le
pronom de la première personne je, en Latin ego, en Chinois ngo, en
d'autres Langues Iou, signifie l'Être existant par excellence, celui qui a le sentiment
de soi-même.

Les pluriels des Pronoms se marquent comme les pluriels des Noms. Il en
est de même de leurs cas, ou plutôt des divers raports qu'ils soutiennent comme
membres de phrase.

On juge bien que la Langue Chinoise n'a point d'adjectifs pronominaux,
& qu'au lieu de nos mots elliptiques mon, ton, &c. elle employe simplement
les Pronoms en les accompagnant des prépositions. Ainsi ces mots ngo chi
te
(n°. 36.) qui dans le même sons font je de vertu, signifient vertu de moi
ou ma vertu.

Et cette phrase, ki çu chi ngō (n°. 37), qui se lit, lui fils de vice, signifie
le vice du fils de lui, ou de son fils (†)276.

Les Habitans de la Chine distinguent encore avec plus de soin que nous
les divers ordres des Membres d'une Famille & de l'Etat, en substituant divers
mots aux Pronoms par lesquels on les désigneroit. Ainsi un Fils apelle son Pere,
en lui parlant, le Seigneur de la maison ; un Domestique apelle son Maître,
le Maître de la maison ; & sa Maitresse, la Maitresse de la maison.

Un Beau Pere est apellé par ceux qui parlent aux personnes dont il est Beau
Pere, Noble Altesse Vénérable.

On ne dit pas Mere de moi, mais Mere de la maison ; & pour l'Ayeule,
feu la bonté de la maison, comme nous disons d'heureuse mémoire.567

Plus on se sert de termes relevés à l'égard des parens des autres & en parlant
de leurs dignités & qualités, & plus on se sert de termes humbles à l'égard
de ses propres parens, de sa femme, de son fils, de la fille, de sa maison,
de ses dignités, de ses qualités.

M. Fourmont est entré sur cet objet dans le plus grand détail : il lut a consacré
plus de trente pages in-folio. Il pensoit par-là sans doute relever à nos yeux
l'urbanité Chinoise ; mais cette affectation de politesse n'est point dans la nature ;
elle ne produiroit que des automates, si elle ne dégénéroit en simple
étiquette.

IX. Verbes.

Nous avons déja vu que, pour former leurs Verbes, les Chinois prennent
toujours un nom. Celui-ci devient Verbe, comme tous nos noms radicaux,
au moyen des personnes & des noms de tems dont on l'accompagne.

Ainsi le Prétérit du Verbe aimer est compose, 1°. du pronom personel ;
2°. du nom amour, action d'aimer ; 3°. du mot leao (n°. 38.) qui signifie
fin. Ces trois caractères ngó ngái leaó (n°. 39.) signifient j'ai aimé ; mot à mot,
j'ai mis fin à l'action d'aimer.

Ngó muên ngài leaò, nous avons aimé.

Ní ngái leaó, tu as cessé d'aimer, ou tu as aimé, &c.

Le Présent se désigne par le mot kīn, maintenant, l'instant présent
(n°. 40.) placé entre le pronom & le nom de l'action, ou de la qualité ; ensorte
que ngó kīn ngái, mot à mot, je instant présent action d'aimer, signifie
j'aime.

Le Futur s'exprime par le caractère ciām (n°. 41.) placé après le
pronom, & qui signifie préparation, action de le préparer ; ainsi ngó ciām
ngái
, signifie je me dispose à aimer, ou j'aimerai (†)277.

Ils ont aussi un imparfait & un plusque parfait qui se désignent par des
noms de tems déja passés, & auxquels nous ne nous arrêterons pas.

X. Des autres Modes.

Le second Mode est l'Optatif ; on le reconnoît au caradère yuén (n°
56842.) qui signifie désir, acton de désirer, désirer ; ngô yuén ngai, je désirerois
d'aimer, j'aimerois, plût à Dieu que j'aimasse !

Ou à ces caractere pā pō tĕ (n°. 43.) craindre non arrive : il ne m'arrivera
pas de craindre que, &c. ou je ne craindrai pas de, &c.

C'est ce que M. Fourmont apelle premier & second Optatif ; & qui ont
chacun tous les tems de l'Indicatif : mais Bayer ne parle que du second, de
l'Optatif désigné par pā pō tĕ.

L'Impératif s'exprime ou par le seul nom de l'action qu'on ordonne, ce
qui s'accorde parfaitement avec ce que nous avons dit de l'origine des Verbes,
& en particulier de l'origine de ce mode ; ou par l'addition du Verbe
Être, qui signifie alors soit ; ou en l'accompagnant des Verbes je vous prie,
ou commence.

Les Participes se reconnoissent aux noms dont nous avons déja parlé
comme formant les adjectifs, (n°. 6. 7. & 12.).

Tels sont les Tems des Verbes Chinois. Si l'on demande à M. Fourmont
d'où vient donc que les Chinois n'ont point de Subjonctifs, d'Infinitifs, de
Gérondifs, de Supins, il répond que toutes ces choses ne sont point nécessaires ;
que les autres Langues Orientales, qui sont les plus belles de toutes
les Langues
, s'en passent fort bien ; & que tout cela se suplée par des prépositions
& des postpositions. C'est-à-dire, que toutes ces choses s'expriment dans
la Langue Chinoise comme dans celles d'Orient, & même à plusieurs égards
dans nos Langues modernes, non par des terminaisons différentes, mais par
des formules qui en tiennent lieu.

Mais ces Formules ne doivent-elles pas être regardées comme des tems,
puisqu'elles en tiennent lieu ? & ne constituent-elles pas le génie même de la
Langue qui les employe ? Il est vrai qu'on ne met ordinairement au nombre
des Tems de Verbes, que ceux qui different par l'expression, & qu'on ne
tient nul compte de ceux qui ne different que par le sens. Mais cette marche
est elle exacte, & propre à donner des Langues, l'idée qu'on en doit avoir ?
Non sans doute, puisque dès ce moment, les Langues qui ne font nul usage
des terminaisons se trouveroient privées de presque tout ce qui constitue une
Langue : que plusieurs Modes manqueroient dans la nôtre, & que les Chinois
n'auraient presqu'aucune de nos Parties du Discours. Qu'importe au fond qu'une
idée soit exprimée par un seul mot ou par une formule entiere si cette idée
existe & que son expression soit nécessaire ? Faudra-t-il la confondre avec
d'autres, parce qu'elle n'a pas un terme qui soit à elle seule ? Aurons-nous
bonne grace à ne point distinguer, falloit-il ! de il falloit, sous prétexte que
569le premier n'est qu'une inverse de l'autre ? Mais cette inversion ne prouve-t-elle
pas évidemment que l'idée de l'un n'est point l'idée de l'autre ; & que si
la seconde expression est un indicatif, la premiere ne peut & ne doit en aucune
maniere être regardée comme un indicatif & qu'elle répond à une idée
que d'autres langues auroient surement exprimée par un Mode tout différent ?
Tenons donc compte de toutes ces différences, puisqu'elles sont essentielles,
& soyons une fois bien convaincus que les diverses Parties du Discours ne se
reconnoissent pas seulement à leurs différentes terminaisons, mais à leurs
valeurs différentes : tout comme un même son qui a deux valeurs absolument
différentes, n'est pas regardé comme un même mot ; que nous envisageons
son signifiant de soi, comme un adjectif ; & son désignant la criblure du grain,
comme un nom. Il faut nécessairement convenir de ces principes si l'on veut
analyser les Langues, les ramener à une mesure commune, s'entendre & être
entendu. Les noms des Cas, des Tems, des Modes, deviendroient une
source d'erreurs s'ils devenoient des mots exclusifs & qu'on ne vît rien au-delà
de ce à quoi l'on auroit une fois assigné ce nom ; & vouloir régler toutes les
Langues par le sens qu'on leur auroit déja donné dans une Langue, c'est
regarder comme une mesure commune ce qui n'en peut être une ; c'est substituer
une dispute de mots à l'expression simple & belle de la vérité.

La Langue Chinoise y auroit tout à perdre & rien à gagner, puisque le
même caractère parcourt chez elle toutes les Parties du Discours : car il en
résulteroit qu'elle n'en a qu'une seule ; toutes les autres étant exprimées par
le nom seul : mais pourquoi se decideroit-on à leur égard par des principes
différens de ceux qui serviroient de base à nos Grammaires ? M. Fourmont aura
donc tort, quelque parti que l'on prenne ; soit en bornant à l'Indicatif & à
l'Optatif les Modes des Verbes Chinois, puisque des formules y tiennent lieu
du subjonctif, &c. soit en mettant l'Indicatif & l'Optatif Chinois au nombre
des Modes, puisque ceux-ci ne méritent pas plus ce nom que le subjonctif
auquel il le refuse, n'étant exprimés comme lui que par des formules.

XI. Du Passif.

Le Passif se désigne par le Verbe Etre, xi (n°. 44.) seul ou accompagné
de la préposition (n°. 45.) qui signifie de, par ; ou des Verbes qui
sont relatifs au Verbe être, tels que devenir, être fait, en Chinois guéi
(n°. 46.).

Ainsi ngo pi ngái leaò, signifiera j'ai été aimé par.570

Ngo xi ngái tie, mot-à-mot, je être aimé qui, je suis celui qu'on
aime, je suis aimé.

Sem guéi gin, l'homme devint existant.

II.

Des mots qui ne changent point de Forme : & 1°. des Interjections.

Les Chinois ont, comme nous, des Adverbes, des Prépositions, des Conjonctions,
& des Interjections. Ces dernieres sont même en beaucoup plus
grand nombre que chez nous, parce que les Habitans du vaste Empire de la
Chine, s'occupent infiniment plus que nous de témoigner par leur extérieur
les sentimens dont ils sont affectés relativement aux personnes auxquelles ils
tiennent : ensorte que l'usage beaucoup plus fréquent des Interjections, les
a mis dans la nécessité d'en épuiser le nombre & toutes les nuances.

Ces Interjections sont également prises dans la nature, comme les nôtres :
mais les autres espéces de mots dont il s'agit ici sont empruntées des Noms
relatifs aux mêmes idées que présentent ces mots, comme dans toutes les
autres Langues.

II°. Des Adverbes.

Leur négation, par exemple, si (n°. 47.) composée de deux caractères
oposés, comme deux E qui se tourneroient le dos ƎE, est certainement tiré
de la figure de l'E primitif signifiant existence ; & qui étant connue des Chinois,
devint très-propre par cette oposition à désigner la non-existence.

Leurs adverbes qui répondent à nos mots hautement, beaucoup, peu, &c.
sont empruntés des mots ou des caractères qui signifient hauteur, abondance,
goûte, &c.

Il en est de même des Adverbes de tems. Aujourd'hui est composé des
deux caractères ge & kin, dont le premier signifie Soleil, jour, (n°. 9) &
l'autre (n°. 40.) actuel.

Pour dire hier, ils employent le même caractère ge & le caractefe çŏ
(no. 48.) qui signifie passé. Ce dernier caractère est parlant ; étant formé de
deux autres ; du caractère de l'existence (E) & du caractère ge, Soleil, qui
étant placé derriere le précédent, désigne un Soleil, un jour qui n'est
plus.

Ce qui s'accorde très-bien avec la manière dont nous avons dit que les
571Orientaux marquoient le passé des Verbes, en mettant le pronom après le
Verbe, l'action derriere le dos.

Quelquefois deux substantifs se réuniront pour former un adverbe ; ainsi
les mots ku & xi (n°. 49) qui signifient Antiquité & Tems, répondent à
notre mot anciennement.

Le dernier de ces caractères xi est composé de trois autres ; de celui qui
désigne le Soleil se qui est à gauche, de celui qui désigne la Terre & qui est
le plus haut des deux à droite, & de celui qui signifie embrasser, mesurer &
qui est au-dessous. Le tems se mesure, en effet, par les révolutions du Soleil
à l'égard de la Terre.

Le même mot xi, signifiera aussi tout ce qui se fait pendant une longue suite
de tems
, l'assiduité, & assidument.

III°. Des prépositions.

Les Prépositions se divisent en deux classes, celles qui se mettent avant
les mots dont elles désignent le raport, & celles qui se mettent après. Ainsi
dans se met avant, & entre après.

N'en soyons pas surpris : la place des Prépositions est très-indifférente en
elle-même, nous l'avons vu à leur article ; on a dû par conséquent, dans
une Langue telle que le Chinois où l'on étoit sans cesse asservi à conserver la
même place pour la plupart des mots, secouer ce joug dès qu'on pouvoit le
faire sans inconvénient. Et nous devons regarder comme des Prépositions
tout ce qui en tient lieu dans leur Langue, quelle que soit leur place,
& lors même qu'on a cru devoir appeller la plupart d'entr'elles post-positions.

Cette Classe de mots ne differe en rien des autres à l'égard de son origine ;
toutes les prépositions sont tirées de noms : ainsi kien entre (n°. 50) formé
du caractère du jour situé entre les deux battans d'une porte, signifie comme
nom ouverture, fente, hiatus ; & comme Verbe, séparer, diviser, être
en deux
, éloigner.

Elles se forment aussi par oposition. Ce caractère xàm (n°. 51.)par exemple,
signifie dessus, sur ; & son contraire, hía (n°. 52.) signifie sous, au-dessous ;
tandis que comme Verbes, ces mêmes caractères signifient, l'un monter,
& l'autre descendre.

IV°. Des Conjonctions.

Les Conjonctions changent chez les Chinois, suivant qu'elles lient des
572Noms, des Verbes, ou des Prépositions. Nous ne connoissons rien de pareil
dans nos Langues ; c'est que nous n'avons pas besoin de cette distinction,
tandis qu'elle est indispensable pour les Chinois. Le sens déterminant seul chez
eux la valeur qu'on doit assigner à un caractère, s'il doit être pris comme
Nom, comme Verbe, ou comme Préposition ; la Conjonction vient au
secours de l'esprit, par ses divers caractères, qui sont connoître à l'instant
dans quel sens on doit prendre les signes ou mots qu'ils accompagnent : il
en résultoit de trop grands avantages relativement à la clarté du discours & à
la rapidité de ses effets, pour qu'on les négligeât.

Les caractères par lesquels les Chinois expriment les Conjonctions ne sont
pas moins énergiques que les autres mots & ne prouvent pas moins que tout
mot dut toujours être une peinture de la chose même qu'il devoit désigner. Ainsi,
le caractère ûlh (n°. 53) qui signifie &, & le caractère hoĕ (n°. 54.) qui est
notre disjonctif , désignent, le premier, des objets suspendus à une même
chaîne ; & le second, une personne qui tire de l'arc contre une autre. Le premier
étoit donc très-propre à désigner l'union, & ce dernier l'oposition, la
séparation.

Façons de parler qui leur sont propres, ou Chinismes.

Comme on apelle Hellenismes, Latinismes, Gallicismes, &c. les façons
de parler particulieres aux Grecs, aux Latins, aux François, nous apellerons
Chinismes, les façons de parler particulieres aux Chinois. Ce peuple en a un
très-grand nombre, & la plûpart remontent à la plus haute Antiquité ; M.
Fourmont en a donné une liste très-étendue, divisée en trois Classes ; mots
expletifs relatifs aux Noms, mots explétifs relatifs aux Verbes, & mots expletifs
relatifs à l'abondance & à la beauté de la phrase. C'est ainsi qu'ils apliquent
à un grand nombre d'usages différens le mot çu, qui signifie Fils ; de même
que les Hébreux, à l'exemple des Tems primitifs, apliquent le mot ben qui
signifie également Fils, à un grand nombre d'objets différens. Ce qui provient,
comme l'a très-bien établi M. l'Abbé Bergier (1)278, de ce que ces mots
ont une signification beaucoup plus étendue.

Expressions figurées.

Les Chinois ont également un grand nombre d'expressions figurées qui
justifient tout ce que nous avons avancé au sujet de l'origine des mots, en les
573regardant comme puisés dans l'ordre physique de l'Univers. Ainsi pour dire un
excellent Ouvrier, un grand Artiste, ils disent main de Vieillard.

Un Copiste, un Écrivain est chez eux la main des Livres. Main des Vaisseaux
est un Pilote : n'est-ce pas dans le même sens que nous disons un manœuvre,
mot à mot, main d'ouvrage ?

Longue bouche, signifie chez eux un homme qui aime à parler, comme
nous disons avoir les mains longues pour désigner le pouvoir, le crédit.

Syntaxe & Construction.

Dans une Langue de cette nature, les régles de la Syntaxe sont presque
nulles : on n'a nul besoin de faire accorder l'adjectif avec son substantif, le
tems avec sa personne, &c. puisque chaque mot & chaque signe ne varient
jamais, & que ce que nous opérons par des changemens faits à chaque mot,
s'opere chez eux par des mots qu'on ajoute ou qu'on suprime à volonté &
suivant le besoin.

Il est vrai que tout ce que nous avons dit jusques à présent paroît se raporter
à la Langue écrite des Chinois, & non à leur Langue parlée qui en differe si
fort : mais elles ne different qu'en un point qui n'a nul raport à la Syntaxe ;
& uniquement en ce qu'on n'a pas su assigner à chaque caractère radical un son
particulier ; ensorte qu'on ne lit pas le Chinois comme nous lisons nos mots,
dont chaque lettre a un sens propre. La marche des deux langues est d'ailleurs
exactement la même.

Dans la Langue parlée, comme dans la Langue écrite, chaque mot est
un nom ; l'ensemble seul fait voir entre tous les noms qui composent une
phrase, quel doit être pris comme adjectif, quel comme Verbe, quel doit
rester nom, &c. Ainsi lorsqu'un Chinois entend prononcer ces mots kò ngài
chí mù
, dignité amour qui Mere, il aperçoit aussi-tôt cette phrase, Mere
qui est digne d'être aimée
 ; elle est tout aussi claire pour lui que lorsqu'il la voit
écrite.

Ces mots prononcés ne sont ni plus ni moins isolés que les caractères écrits,
& ils sont tout aussi invariables : aucun ne change dans aucune phrase : l'intelligence
de celle-ci, le sens qu'on doit assigner à chacun de ses mots,
les idées accessoires qui déterminent ce sens, tout s'opere par des Élémens
séparés.

Il résulte de tout ceci que les Chinois ont plus de mots que nous dans leurs
Tableaux de la parole, & que nous avons plus de syllabes : ce qui revient au
574même, puisque chacune de nos syllabes répond exactement à un mot. Notre
mot, par exemple, indifférent est composé de quatre mots, autant qu'il a de
syllabes, in, di, fer & ent : & ces mots sont même arrangés à la Chinoise, le
nom essentiel à la fin. Ent, signifie un Etre ; fer, porter ; di, d'un autre côté ;.
in est la négation. C'est mot à mot un Être qui ne se tourne pas d'un autre
côté
, qui demeure le même malgré ce qui arrive, qui n'en devient pas différent,
qui n'en est pas affecté.

Ainsi tout se compense dans les Langues ; & la pensée est toujours peinte,
toujours énoncée, toujours communiquée, de quelque maniere qu'on en rassemble
& qu'on en groupe les divers signes.

La construction que sont obligés de suivre les Chinois, n'est également ni
la construction des Latins ni celle des François : mais elle tient de toutes les
deux ; & elle s'accorde même avec la derniere en ce point fondamental, que
la valeur de chaque mot dépend de la place où il se trouve. Ce qui confirme
ce que nous avons avancé au sujet de l'Inversion, que la Syntaxe & la Construction
d'une Langue dépendent toujours du génie de cette Langue, de son
caractère intrinseque, ensorte qu'elle ne renferme rien dont on ne puisse rendre
raison, & dont on ne puisse prouver que ce sont des conséquences immédiates
de ce qu'exige le vœu de la parole, modifié par telle Langue.

Il résulte de tout ce que nous venons de voir, que le tissu de la parole est
plus sensible chez les Chinois, que l'art s'y laisse voir plus à découvert, qu'ils
sont plus près de la Nature. On peut dire qu'il y a entre leur Langue & les
nôtres la même différence qu'entre les régles de calcul exécutées par l'Algébre
ou par l'Arithmétique, celle-ci ne montrant que les résultats, & celle-là mettant
sous les yeux toutes les opérations d'une maniere très-distincte & les
séparant toutes les unes des autres. Ceux qui négligeoient des Langues de cette
nature en cherchant à découvrir l'origine du langage, se privoient donc des
objets de comparaison les plus essentiels, & qui étoient les plus propres à leur
faire connoître la route qu'ils dévoient suivre pour retrouver le fil des diverses
révolutions qu'ont éprouvé les Langues.

Si la Langue Chinoise est barbare, & de ses raports avec la Langue des
Galibis dans l'Amérique Méridionale.

Ceux de nos Lecteurs qui ne sont pas accoutumés à analyser les Langues,
auront surement trouvé bien extraordinaires le génie de cette Langue Chinoise
& celui de la Syntaxe ; & que s'ils sont plus conformes à la Nature,
575c'est à une Nature sauvage, informe, sans goût, qui est encore dans l'enfance ;
& nous n'en serons point surpris : nous aurions plus lieu de l'être du
jugement qu'on a porté de cette Langue dans le Journal des Savans (1)279, si
nous ne savions que jusqu'à présent on a parlé de la barbarie & de la prééminence
des Langues, de leurs richesses & de leur beauté, ou de leurs défauts
& de leur pauvreté, sans avoir une idée juste de toutes ces choses.

C'est à l'occasion des Galibis, Peuples de la Guyanne dans l'Amérique
Méridionale, qu'on s'est exprime dans ce Journal très-inexactement sur celle
des Chinois. Apres avoir dit que la Langue des Galibis « est celle qu'employe
un enfant qui commence à savoir quelques mots … que c'est la Langue
d'un Peuple sauvage qui a peu d'idées, & pour porter nos réflexions plus
haut
, que c'est une Langue qui est construite comme a du l'être celle des
premiers hommes, & qu'en effet l'Hébreu, l'Arabe & toutes les Langues
Orientales ont conservé des traces de ce premier procédé, » on ajoute :
« Nous ne pouvons mieux comparer cette Langue des Galibis, pour ce qu'on
appelle la marche grammaticale, qu'à la Langue parlée des Chinois. Celle-ci
est tout aussi barbare & aussi sauvage que celle des Américains…. On
peut même assurer qu'elle est plus barbare, puisque le même mot y est tout
à la fois substantif, adjectif, verbe & adverbe…. Ce qui prouve evidemmment
que cette Langue est celle de quelque Peuple sauvage. »

Voilà donc la Langue Chinoise déclarée plus barbare que les Langues de
l'Amérique, aussi sauvage que celle des premiers hommes, & la Langue d'un
Peuple qui a peu d'idées, parce que le même mot y est tout à la fois substantif,
adjectif, verbe & adverbe ; & parce qu'elle n'a point de finales qui
servent à faire reconnoître le genre, le nombre & les cas.

L'Auteur de cet Extrait peut être très-savant en Langues, mais moins bon
Logicien en fait de Langues. A qui prouvera-t'il que la Langue Chinoise est
celle d'un Peuple sauvage & qui a peu d'idées, tandis que ce Peuple est policé
& a traité de toutes les Sciences ? Il falloit du moins dire ce que c'est qu'une
Langue barbare & une Langue non barbare. Toute Langue est barbare pour
qui ne l'entend pas : mais un Philosophe, mais une personne qui veut remonter
à l'origine des choses, découvrir les raisons de tout & en porter un jugement
assuré, doit commencer par mettre de côté tout préjugé, toute expression
partiale, toute épithète qui ne fait rien à la chose.576

Que sont nos finales, si ce n'est des mots réunis à d'autres ? Mais qu'importe
que ces mots soient seuls ou réunis, si l'effet est exactement le même,
si l'idée est aussi-bien rendue, si l'on s'entend avec la même promptitude &
la même clarté ? car c'est ce qui importe, ce qui doit décider de la bonté ou
de la barbarie d'une Langue. La nôtre sera donc barbare, parce qu'elle n'a
point de Cas, parce qu'elle sépare les Pronoms, les Articles, les Conjonctions,
ne les réunissant pas aux Noms : parce qu'elle a emprunté tous ses mots des
Noms seuls, ainsi que la premiere des Langues, & celle des Chinois & celle
des Galibis ; & parce qu'il est impossible de tendre raison d'aucun de ses mots,
qu'en les ramenant à ces noms qu'elle n'a fait que déguiser légerement pour
les métamorphoser en adjectifs, en verbes, en adverbes, &c.

On dit une Langue barbare & un homme barbare ; mais si c'est dans le
même sens, on ne peut désigner autre chose, sinon que cette Langue est absolument
étrangere pour nous & que les mœurs de cet homme ne sont pas
les nôtres : mais qu'en résulte-t-il pour la chose même ? Peut-on en conclure
que cette Langue est inférieure à la nôtre, & cet homme un monstre ? Rien
ne seroit plus absurde ; rien cependant de plus ordinaire : un Chinois est un
barbare à Paris, comme un Parisien le seroit à Quanton ou à Pékin, &
comme dans une grande Ville l'habitant d'un quartier est un barbare pour
l'habitant d'un autre.

Une Langue sera barbare & sauvage lorsqu'elle ne pourra servir à peindre
toutes les idées de ceux qui la parlent, lorsqu'elle ne prendra pas la route la
plus abrégée & la plus sure, lorsqu'elle sera sans grace, sans ellipses, sans harmonie :
mais quelle Langue est absolument dénuée de ces avantages ? Et si
une Langue est barbare, dès qu'elle ne les réunit pas au plus haut degré, que
sera notre Langue elle-même en comparaison de la Langue Grecque ? notre
Langue qui n'a point de mots à elle, qui est obligée d'en emprunter de
toute main, où ils ne sont point représentatifs, où leur origine est presque
toujours inconnue, où ils semblent n'avoir qu'une existence de hazard & de
convention ?

Des caractères Chinois, & des erreurs dans lesquelles on étoit à leur égard.

En attendant que nous dévelopions, dans notre Volume suivant, l'origine de la
Langue Chinoise, & celle de ses caractères, ajoutons ici que tout ce que nous
avons dit sur l'origine des mots & sur le petit nombre des racines primitives
de chaque Langue, est confirmé par l'examen de ces caractères Chinois qui
577semblent si barbares, & dont on a dit que la connoissance de l'un étoit nulle
pour acquérir la connoissance de l'autre ; ensorte que celui-là étoit bien habile
qui en pouvoit connoître un quart ou un tiers, vingt ou vingt-cinq
mille.

Tous les caractères Chinois sont formés d'un certain nombre de signes
simples & primitifs, qu'on apelle clés, parce qu'ils sont comme des clés au
moyen desquelles on parvient à l'intelligence de tous les mots de cette Langue
écrite. Ces clés sont au nombre de deux cent quatorze ; ce n'est rien en comparaison
des quatre-vingt mille caractères que renferme cette Langue ; & c'est
peu de chose même en comparaison du nombre des mots radicaux qu'on
a compté jusques à présent en Grec & en Hébreu. Nous pouvons dire cependant
hardiment, qu'il y en a à peu près les deux tiers de trop ; qu'on peut réduire
ces clés au tiers, les autres n'étant que des variétés de celles-là, ou des
caractères composés de plus simples.

On a regardé, par exemple, comme des clés très-différentes, & on a
rejetté dans deux classes non moins différentes, ces deux caractères (n°. 56),
& tien (n° 57), dont le premier signifie Mere, & le second Champ.

Cependant ces deux caractères se ressemblent parfaitement, ils ne different
que le moins possible, & ne sont que des dérivés l'un de l'autre. La Langue
Chinoise étoit en cela conforme à toutes les Langues anciennes, dans lesquelles
les Champs, la Terre cultivée, les Villes mêmes furent apellées
Meres nourrices, Meres nourricieres, comme nous l'avons déja vu dans nos
Allégories.

Les Dictionnaires de la Langue Chinoise n'ont donc pas été mieux traités
que les nôtres : par-tout on a méconnu la vraie filiation des mots, par-tout
on a multiplié les êtres mal à propos, par-tout on a mis les plus grandes entraves
aux progrès de l'esprit humain ; & pouvoit-il en être autrement, puisqu'on
ne considérait jamais qu'une portion d'un tout immense ; & que le même
esprit regnoit par-tout ?

Il n'est donc pas étonnant qu'on n'ait jamais aperçu les raports de la Langue
Chinoise avec les nôtres, & qu'on se soit persuadé qu'elles n'avoient rien de
commun : on s'étoit ôté tout moyen de les comparer.

Mais nous venons de voir que leur Grammaire est la même que la nôtre,
toutes les deux puisées dans la Nature ; & nous verrons dans notre Volume
suivant que leur Langue parlée & leur Langue écrite furent également données
par la Nature, & qu'elles descendent toutes les deux de la Langue & de l'écriture
primitive.578

Un exemple fera sentir vivement ces raports & de quelle maniere les Chinois
procédent dans la composition de leurs caractères.

King est un mot Chinois qui réunit toutes ces significations,

1°. Élévation, éminence, colline.
2°. Grand, élevé, éminent.
3°. La force, la puissance, qualités de ce qui est éminent, élevé.
4°.Chef, Prince, Roi.

Mais ce mot vient de la Langue primitive, & il n'a pas été conservé seulement
par les Chinois ; mais par toutes les Langues de l'Asie & par les Langues
Septentrionales de l'Europe. Ainsi King signifie en Angleterre un Roi, tout
comme à la Chine. C'est l'Hébreu , khen, que les Massoréthes prononcent
& écrivent kuen, kohen, & qui signifie, Prince, Noble, le Chef de
l'Empire & du Sacerdoce.

Le caractère Chinois qui répond à ce mot est un vrai hiéroglyphe, une
vive représentation de la chose (n°. 58). Il est formé de trois caractères
simples, d'un sceptre, d'un œil qui le surmonte, & qui a pris depuis longtems
une forme quarrée, ainsi que les autres caractères de cette Langue
qui étoient circulaires dans l'origine comme les objets qu'ils représentoient ;
& du caractère haut qui est au-dessus des deux autres. Un Roi fut toujours
regardé comme une personne élevée qui veille pour ceux qu'elle gouverne.
C'est la Providence humaine. Et telle est la maniere dont elle étoit peinte en
Egypte.

Les Chinois veulent-ils désigner une Baleine, le plus grand des animaux
marins ? Ils mettent le caractère qui peint les poissons à coté du cacactère
king (n°. 59).

Veulent-ils peindre l'éclat, la splendeur du jour ? ils tracent le caractère du
Soleil à côté de ce même caractère king.

Ecriture admirable, dira-t-on, qui s'explique par elle-même, où tout est
mis en action, où tout se peint, où rien n'est l'effet du hazard, mais toujours
l'effet d'une expérience consommée, & d'une sagacité peu commune.

Hé-bien ! il en est de même de la nôtre : nos mots ne sont pas moins représentatifs ;
ils ne sont pas moins le fruit d'une sagesse habile, d'une main éclairée
& savante.

Et l'on dira que ce sont des Langues sauvages & barbares, inventées par
des hommes qui n'avoient que peu d'idées, qui n'ont agi que par hazard,
& qui végéterent pendant une longue suite de siécles ! Mais ne sera-t-on pas
579tenté de regarder un jour comme barbares eux-mêmes ceux qui portoient un
jugement si faux de l'origine des Langues, & qui en parloient d'autant plus
en aveugles qu'ils se donnoient pour avoir à cet égard des lumieres supérieures ?

Il est vrai que nous avons tous laissé perdre, Chinois, Indiens, Egyptiens,
Peuples d'Asie & d'Europe, le souvenir de cette auguste origine ; &
que nous sommes tous très-étonnés, lorsqu'on nous propose de nous y faire
remonter ; mais la raison goûte ces raports : & la facilité avec laquelle ils feront
acquérir la connoissance des mots, en assurera à jamais la mémoire.

Finissons par une observation relative au mot de king. C'est un des mots
qui composent la Langue parlée des Chinois, Langue qui ne contient
que des radicaux, tandis que la Langue écrite contient & radicaux & dérivés
sans nombre.

On ne sauroit douter que ce mot king ne vienne aux Chinois de la Langue
primitive : pur hazard, dira-t-on, & pur hazard aussi les raports pareils qu'offrent
nombre d'autres mots Chinois : mais outre qu'il seroit très-singulier que
le hazard occasionnât un si grand nombre de raports, que deviendra une pareille
assertion lorsqu'on verra qu'il n'est aucun mot de la Langue parlée des
Chinois qui n'ait existé dans la Langue primitive, & qui ne subsiste dans une
foule d'autres Langues ? Dira-t-on encore que c'est le hazard ? Heureux hazard
qui produit tous les effets de la vérité !

Il est donc vrai : la Syntaxe, la Construction, la Grammaire de la Langue
Chinoise sont conformes aux principes généraux de toutes les Langues :
leurs mots & leurs caractères sont puisés dans cette source commune où tous
les Peuples ont eu recours : un même esprit fit naître & anime toutes les Langues ;
& elles n'offrent aucune différence qui ne se concilie parfaitement avec
les principes qui formerent la premiere Langue & auxquelles elles furent toutes
obligées de se soumettre.580

Article II.
Grammaire Latine comparée.

Les régles de la Langue Latine different si prodigieusement des régles de
la plupart des autres Langues, & sur-tout de la Langue Françoise, qu'on n'a
presque jamais soupçonné qu'elles eussent une source commune ; & les causes.
de ces régles étoient si peu connues, qu'on ne cherchoit pas même à en rendre
raison : on pensoit que les Peuples du Latium avoient suivi l'usage, comme
tous les autres ; & que la nécessité ayant fait recourir dans le commencement
à une maniere quelconque de peindre ses idées, elle étoit devenue, sans autre
raison, une loi à laquelle on ne pouvoit plus se soustraire.

Ce systême, commode pour ceux qui ne veulent ou qui ne peuvent remonter
aux premiers principes, ne pouvoit qu'avoir de funestes suites pour les progrès
de l'esprit humain, qui ne sont assurés qu'autant qu'on peut se rendre raison
de sa marche & de toutes ses opérations : aussi nombre de jeunes gens n'ont
renoncé à l'étude, ou n'en ont fait de si mauvaises, que parce qu'ils n'apercevoient
aucune lumiere dans les régles grammaticales qu'ils étoient forcés
d'aprendre, & qui ne leur causoient que de l'ennui & du dégoût : l'homme
destiné à la lumiere & à la vérité, ne peut goûter que ce qu'il sent.

Heureusement, ces désavantages ne font pas l'effet nécessaire des Langues :
elles ne renferment aucune régle qui ne porte sur un motif raisonnable, &
qu'on ne puisse justifier : elles sont toujours l'effet des principes universels du
langage modifiés par le génie particulier de chaque Langue : dès qu'on connoit
ces principes universels & le génie particulier d'une Langue quelconque, on
en voit naître aussi-tôt toutes les régles de celle-ci : & ce qui parossoit l'effet
du hazard ou de l'usage, devient l'effet nécessaire de la Nature & du génie de
chaque Peuple.

Par ce moyen, l'étude des Langues se simplifie ; & toutes ces régles dont
elles étoient hérissées, comme pour en défendre les aproches, se réduisent au
plus petit nombre possible & ne sont que des conféquences nécessaires de quelques
principes bien connus & incontestables. De la même maniere qu'en ramenant
tous les mots d'une Langue à ses racines, & les racines de toutes
les Langues à celles d'une seule, on voit fondre cette multitude immense de
581mots dont elles sont composés ; ainsi, lorsqu'on raproche toutes les régles
d'une Langue, du génie de cette Langue, & des principes universels du Langage,
on voit se réduire presqu'à rien cette effroyable quantité de régles qu'elles
ont offert jusqu'à présent.

Chaque Tableau de nos idées étant, par une suite du génie nécessaire &
universel du Langage, un composé de parties différentes qui se raportent toutes
à une seule, à un Nom dont elles ne sont qu'un dévelopement, & qui sont
liées entr'elles de façon qu'elles ne forment qu'un seul tout ; & le génie particulier
de la Langue Latine étant de lier ces diverses Parties, non-seulement par
des mots détachés tels que les Prépositions, comme dans notre Langue,
mais sur-tout par des terminaisons qui accompagnent la plûpart de ces Parties
du Discours, telles que les Noms, les Adjectifs, les Participes, les Verbes ;
on voit résulter de-là toutes les régles de la Langue Latine & tous ses procédés
sans aucune exception ; aucune formule, aucune régle de cette Langue n'ayant
pu être oposée à ce génie universel du Langage, & aux modifications qu'y
aporte la Langue Latine.

§. 1.
Génie particulier de la Langue Latine.

On doit donc, lorsqu'on veut se former une idée satisfaisante de la Langue
Latine & de ses régles, commencer par l'examen de ce qui constitue le génie
de cette Langue, & qui consiste dans la maniere dont elle modifie tout ce qui
forme le génie universel du Langage ; il seroit impossible sans cela de voir ces
raports par lesquels elle se lie avec ce génie universel, & de découvrir la cause
de ses régles.

La Langue Latine obligée, comme toutes les autres, de distinguer par divers
signes les rôles différens qu'un même mot peut remplir dans les Tableaux
de la parole, elle les fait connoître par les terminaisons différentes que revêt
chaque nom, suivant le rôle qu'il doit jouer : est-il sujet ? il prend la terminaison
nominative : est-il objet ? il prend la terminaison de l'accusatif. Premiere
modification
générale & qui influe sur la masse entiere du Latin, parce qu'il
ne peut exister chez eux aucun Tableau d'idées qui n'éprouve les effets de ce
génie particulier.

Au lieu d'avoir deux mots différens pour désigner les Pronoms & les Verbes
qui les déterminent, ils n'en ont également qu'un seul ; les différentes terminaisons
des Verbes tenant lieu des Pronoms. Doit-on indiquer le Pronom
582de la premiere Personne ? le Verbe a une certaine terminaison : doit-on indiquer
le Pronom de la seconde Personne ? le Verbe prend une autre terminaison.
Seconde modification générale ; & qui n'influe pas moins que la précédente
sur la masse entiere de cette Langue, puisqu'elle revient également dans
tous les Tableaux de la parole, sans aucune exception.

De-là & de-là seul, cette différence extrême qui regne entre cette Langue
& nos Langues modernes ; & toutes les régles particulieres que suivent les Latins
& qu'on multiplie sans fin, comme si elles n'étoient pas de simples conséquences
d'un principe commun : en effet, il sera impossible de prononcer
dans cette Langue une seule phrase sans lui faire subir toutes ces modifications.

Chacune de ces modifications influe d'ailleurs sur tous les autres mots, &
donne lieu à des façons de parler particulieres à cette Langue ; d'où naissent
de nouvelles modifications, dont on aperçoit toujours moins la cause & qui
paroissent toujours plus bisarres, à mesure qu'elles s'éloignent du premier
chaînon, qu'on les lie moins au principe général ; tandis que rien n'est si simple,
lorsqu'on tient la chaîne entiere.

On peut donc raporter toutes les régles Latines à ces trois Classes :

I. Les régles qui sont parfaitement d'accord avec la Grammaire Universelle.

II. Les régles qui sont l'effet nécessaire des Cas & des Terminaisons des
Verbes.

III. Les régles qui résultent des ellipses & des façons de s'énoncer particulieres
aux Latins.

I. Classe des régles de la Langue Latine. Celles qui lui sont communes avec
toutes les autres.

La véritable maniere d'étudier un nouvel objet, consistant à y observer
premierement tout ce qu'il peut avoir de connu, & à chercher ensuite à pénétrer
par ce qu'on en connoit dans ce qui en est inconnu, méthode que suivent
avec le plus grand succès les Géomètres & les Mathématiciens ; on aura toujours
un pareil succès, lorsqu'on apliquera cette méthode à l'étude des Langues &
de leurs Grammaires : parce que cette étude en est tout autant susceptible qu'aucune
science que ce soit.

Ceux qui voudront étudier la Langue Latine d'après cette méthode & qui
583sauront déja les principes généraux & universels du Langage, commenceront
conséquemment par mettre de côté tous les objets suivans.

1°. Tout ce qui a raport aux Parties du Discours ; en observant que la Langue
Latine en renferme autant que les nôtres, sans en excepter les Articles
que nous tenons de cette Langue elle-même, quoiqu'elle fasse moins d'usage
que nous de l'article indicatif, à cause des terminaisons qui en tiennent
lieu.

2°. Tous ces mots qui réunissent en eux plusieurs Parties du Discours, qui
ne sont pas moins abondans chez les Latins que chez nous, & qui ont fait
croire qu'ils étoient privés de quelques-unes de ces Parties ; d'où l'on inferoit
qu'elles n'étoient pas nécessaires. Tels sont les mots meus, tuus, &c. semblables
à nos mots mon, ton ; ibi, ubi, &c. qui correspondent à ces mots, en
ce lieu
, en quel lieu ; amatur, legit, qui tiennent lieu de ces trois Parties du
Discours, il est aimé, il est lisant, &c.

3°. Tout ce qui regarde les divers membres d'une phrase : les Tableaux
Latins offrent en effet, comme ceux des autres Langues, un sujet, un attribut,
un objet, un circonstanciel, un terme, des complémens : ensorte que leur
analyse s'opere de la même maniere que celle des Tableaux de la parole, en
quelque Langue que ce soit.

4°. La distinction de ces divers membres relativement à la Syntaxe de
concordance & à la Syntaxe de dépendance ou de régime : distinction qui est
de toute Langue.

5°. Les régles relatives à la concordance, & qui sont en assez grand nombre
en Latin, & souvent énoncées d'une maniere très-obscure. C'est ainsi
que la régle où l'on établit que les Verbes substantifs ont après eux le même
cas qui les précéde
(1)280, paroît renfermer une observation très-importante &
très-différente des autres régles relatives également à la concordance & qui
précédent celle-ci : tandis qu'elle n'est qu'une conséquence de la régle universelle
de concordance.

En effet, tous ces Verbes qu'on apelle substantifs, devenir, naître, exister,
&c. ne sont autre chose que des Verbes qui unissent l'attribut avec son sujet, ou
le nom avec l'adjectif ; mots qui sont nécessairement en concordance ; & par
conséquent au même cas en Latin ; ensorte que ces Verbes sont entre deux
cas semblables par la nature même de la chose, sans qu'il en puisse être autrement :
584ensorte que cette régle n'en est pas une ; & qu'il faut pour qu'elle ait été
érigée en régle, qu'on n'ait eu aucun principe de Syntaxe, ou qu'on les ait tous
oubliés : elle n'est qu'un résultat pur & simple du principe universel de la concordance
qui doit régner entre le nom & l'adjectif, afin qu'on aperçoive leurs
raports & qu'ils peignent un même objet.

II. Classe des régles de la Langue Latine : celles qui sont relatives aux Terminaisons.

Ce qui constitue donc essentiellement la Grammaire Latine, ce sont les régles
relatives à ses Terminaisons, c'est-à-dire celles qui ont pour objet les Cas
relativement aux Noms ;& les Tems & les Modes relativement aux Verbes. Ces
régles sont en grand nombre & absolument différentes de celles qui sont en
usage dans nos Langues modernes : d'ailleurs presque toujours séparées de
leurs principes ; en sorte qu'elles nous paroissent extraordinaires, & l'effet du
caprice, tandis qu'il n'en est aucune qu'on ne puisse calculer, qui ne soit nécessaire
& qui ne résulte de nos principes. Telle est la fameuse régle du que retranché
qui paroît si difficile, & qui n'est qu'une conséquence très-simple de
l'usage qu'ont les Latins d'employer des Cas.

I. Régle du que retranché.

Il arrive très-souvent que le Latin exprime par un accusatif suivi d'un Verbe
à l'infinitif, ce que nous exprimons au moyen d'un nom précédé de
que & suivi d'un Verbe au subjonctif : MM. de Port-Royal en donnent cet
exemple ; volo vos benè sperare, je veux que vous ayez bonne espérance. Et
c'est ce que l'on apelle que retranché. Il est vrai que ce que François ne paroît
pas dans le Latin ; mais cela n'apprend point comment un accusatif en tient
la place. Rien de plus aisé cependant, dès qu'on remonte aux principes.

Nous avons vu que l'accusatif est toujours la marque de l'objet, dans la
Langue Latine : cela ne souffre nulle difficulté, quand l'objet n'est exprimé
que par un nom ; mais l'objet d'une phrase est souvent composé d'un nom &
d'un Verbe, soit en François, soit en Latin, ou en toute autre Langue : on a
alors un Nom entre deux Verbes, un Nom qui est objet du premier, & qui
se lie cependant avec le dernier. En François ou l'on n'a point de cas, on lie
ce Nom avec le premier Verbe, au moyen de la Conjonction ; je désire que
vous veniez : en Latin, au contraire, on met ce nom simplement à l'accusatif,
585puisqu'il marque un objet ; & le Verbe qu'il précéde se met à l'infinitif,
volo te venire ; comme si nous disions, je veux toi venir. Cette tournure insuportable
en François où l'on n'a point d'accusatif pour les noms, est parfaitement
conforme au génie de la Langue Latine qui fait usage des accusatifs.

Le croira-t-on ? Nous avons cependant des exemples de cette Construction
dans notre propre Langue, parfaitement analogues à ceux de la Langue
Latine ; elle a lieu lorsque nous employons l'accusatif de nos Pronoms. Ainsi
quand nous disons, on l'a envoyé exécuter sa commission, on me fait marcher
plus que je ne voudrais
, nous employons la tournure Latine ; c'est comme si
nous disions on fait que je marche, ou on fait moi marcher, &c. on a envoyé
lui exécuter, &c. ou afin qu'il exécutât, &c.

Ces exemples pris dans notre propre Langue, font sentir vivement la régle
Latine ; & cependant personne que je sache n'a aperçu ces raports, tant on
marchoit sans principes, ou tant ils sont difficiles à apliquer dans une matiere
aussi compliquée & aussi métaphysique.

II. Régle du Relatif.

La seconde régle de la Syntaxe de MM. de Port-Royal, par laquelle le relatif
qui, s'accorde avec son antécédent en genre & en nombre, tandis qu'il
s'accorde en cas avec son conséquent, régle si fort embrouillée pour les jeunes
gens, n'est pas moins simple, lorsqu'on la présente sous son vrai point de
vue ; elle n'est également qu'une conséquence du génie de la Langue Latine
combiné avec les principes universels du Langage.

Le relatif qui, nous l'avons vu, tient lieu d'un nom déja exprimé : il faut
donc qu'il soit au même genre & au même nombre que le nom auquel il se
raporte, puisque sans cela on n'apercevroit pas ce raport ; & telle est la Loi
de Concordance universelle ; mais ce qui, se trouve dans une autre phrase
que celle où est le mot auquel il se raporte, & il peut y jouer un rôle très-différent ;
être objet tandis que ce nom est sujet ; ou être un sujet, tandis que ce
nom est objet. Ainsi quand nous disons, admirez la Nature qui se pare des couleurs
les plus belles
, ces deux mots Nature & qui, ne jouent pas le même
rôle, quoiqu'en raport ; Nature est objet du Verbe admirez ; & qui, est sujet
du Verbe se pare.

Mais en Latin les objets, les sujets, &c. se reconnoissent par les cas : ainsi
qui, ne sera pas au même cas que Nature ; l'un sera à l'accusatif, l'autre au
586nominatif ; quoiqu'ils se raportent l'un à l'autre, & qu'ils soient en conséquence
tous les deux au même genre & au même nombre.

Ainsi le relatif subit tout à la fois les effets de la Régle de concordance &
de la Régle de dépendance.

III. Régle relative aux Adverbes qui sont suivis d'un Génitif.

Un principe fondamental de la Langue Latine, est que le génitif ne peut
être qu'à la suite d'un Nom, parce qu'il ne peut servir de complément qu'à
cette Partie du Discours. Et voici cependant une Régle (1)281, où l'on voit des
génitifs servant de complément à des adverbes ; à tunc & à instar, par exemple :
tunc temporis, instar montis ; comme si nous disions, alors de ce tems,
comme de Montagne. Le vrai est que ces prétendus adverbes sont des ellipses
des noms, auxquels ces génitifs servent de complément.

Tunc, tient en effet la place de ces mots, en ce point, en ce moment ; instar,
la place de ceux-ci, en la forme : il faut donc qu'ils soient accompagnés d'un
Génitif ; sans cela, le sens de la phrase seroit anéanti : l'ellipse induiroit en erreur,
& nuiroit au lieu de servir.

IV. Régle des Verbes qui s'accompagnent d'un Datif.

Les jeunes gens sont toujours étonnés lorsqu'ils entendent dire que des
Verbes qui sont suivis en François d'un objet, &qui devroient être par conséquent
suivis en Latin d'un Accusatif, sont au contraire suivis d'un Datif : cette
oposition entre les Régles, ne peut entrer dans leur tête ; & ils ne voyent dès-lors
dans la Langue Latine que des bisarreries inconcevables. Mais la Régle est
mal proposée : on ne doit pas dire que les Verbes, étudier, studeo ; favoriser, favere ;
guérir, mederi, &c. veulent au Datif ce qui leur sert d'objet en François, la chose
qu'on étudie, la personne qu'on favorise, le malade qu'on guérit, puisque ce
seroit une violation des Principes fondamentaux de cette Langue relativement
aux cas : mais on doit dire que ces Verbes sont relatifs en Latin à nos Verbes
neutres : que studeo ne signifie pas mot à mot étudier, mais être apliqué : que
favere signifie être favorable : mederi, être en secours, &c. par conséquent qu'ils
ne comportent pas après eux un objet, mais un Terme, ou un Datif. Alors, on
587saisira très-bien cette leçon : elle n'offrira pas une nouvelle Régle ; ce ne sera
qu'une observation Grammaticale aisée à aprendre.

L'on voit de la même maniere que lorsque d'autres Verbes actifs sont suivis
d'un Datif tel qu'amo, on doit rendre ce Datif par le mot pour, marque du
terminatif ; tibi amas, vous aimez pour vous ; illi peto, je demande pour lui :
ces Pronoms étant le terme de cet amour, de cette demande.

Il en est de même des Verbes Latins, suivis de la préposition ad qui désigne
le terminatif, tout comme à en François ; id ad te pertinet, cela apartient
à vous : hoc ad illum spectat, cela se raporte à lui.

Et c'est par cette raison qu'on dit également, scribere alicui ou ad aliquem,
pour dire, écrire à quelqu'un.

Objets, cependant, dont on a fait autant de régles, & qui ne sont que de
simples observations, dont la raison se fait sentir par la seule comparaison des
deux Langues.

V. Régle des deux Accusatifs.

L'on explique encore très-bien par les mêmes principes, la Régle XXIV. de
Port-Royal, où l'on voit des Verbes avec deux accusatifs ; l'un marquant l'objet,
& l'autre, le terme, ce terme qui doit être au datif, ou à l'accusatif avec la
préposition ad ; & jamais simplement à l'accusatif, à la suite de quelque Verbe
que ce soit ; ce qui ne pourroit se faire sans renverser les principes fondamentaux
de la Langue Latine. Cette régle n'est donc qu'un piége tendu aux jeunes
gens, comme pour les surprendre, & pour donner un air de mystère & d'énigme
à une chose très-simple. Si deux accusatifs marchent après un Verbe, si
l'on voit un terminatif à l'accusatif, de même que l'objet de la phrase dont il
fait partie, si l'on dit moneo te hanc rem, comme si nous disions je vous avertis
cette affaire
, au lieu de dire je vous avertis à l'égard de cette affaire, &c. c'est
qu'on a fait l'ellipse de la préposition circa, qui désigne cet accusatif. Et si on
l'a sous-entendue, c'est qu'il étoit si aisé de la remplacer, elle étoit si nécessaire
au sens de la phrase, qu'elle devenoit inutile à exprimer.

Il ne falloit donc pas mettre ceci au nombre des Régles de la Langue Latine,
c'étoit suposer une exception aux principes généraux, qui n'existe pas : il est
vrai que les Grammaires mettent le remede à la suite de cette Régle ; mais
d'un côté, elles ne le garantissent pas ; d'un autre, pourquoi faire des Régles
qui ont besoin d'éclaircissement ? C'est empêcher qu'on voye devant soi ; c'est
multiplier inutilement les Régles & les changer en un joug tyrannique, dont
on ne voit pas la raison & qui ne cause que du dégoût. Aussi, avec quel plaisir
588ne les oublie-t-on pas ? Mais, s'il faut les enseigner à son tour, comment se
sauver de ce dégoût ? Comment éviter d'imposer aux autres ce joug sous lequel
on a gémi soi-même ?

VI. Régle des Verbes qui sont suivis tantôt d'un cas, tantôt d'un autre.

La Régle XI. de Port-Royal est très-singuliére, & paroit indéfinissable : on
y voit que les Verbes refert & interest, il importe, &c. sont toujours suivis du
génitif, hormis lorsqu'ils se raportent à quelqu'une des trois personnes ; car au
lieu d'employer alors le génitif d'un pronom, on se sert d'un adjectif pronominal
à l'ablatif féminin. Ainsi pour dire, il importe à tous, on dit interest
omnium
 : & pour dire il m'importe, on dit interest meâ.

Pour le coup, ceci ne ressemble à rien, & on diroit que la Langue Latine
a toujours extravagué. Mais le croira-t-on ? Ce n'est pas cette Langue qui a
tort ; elle est parfaitement conforme à la plus exacte analogie : ce sont les
Grammairiens qui embrouillent leur sujet, afin d'avoir la gloire de le débrouiller.
Nulle oposition entre omnium & mea ; tout s'explique par l'ellipse.

Omnium est au génitif, non à cause d'interest, mais à cause d'un nom
sous-entendu : & ce nom est l'avantage, les affaires : interest omnium, il importe
aux affaires de tous
 : remettez negotia, tout est clair, tout est simple.
Interest mea, signifiera donc il importe à mes affaires : car ici negotia est sous-entendu,
tout comme devant omnium. Ainsi il y a double ellipse dans cette derniere
phrase : premierement l'ellipse du mot negotia ; secondement l'ellipse du
pronom moi ; tout comme nous disons en François mes affaires, au lieu de dire
les affaires de moi.

En sous-entendant negotia, mea est un accusatif pluriel ; mais quelquefois il
est à l'ablatif singulier feminin : on sous-entend alors causâ ou re : interest mea,
il importe à ma cause, à mon intérêt.

C'est une Régle que M. l'Abbé le Monnier a developée avec beaucoup
de sagacité, à la fin du premier Volume de sa Traduction des Comédies de
Térence.

VII. Régle de l'Ablatif absolu.

Celle-ci n'a pas été expliquée aussi heureusement par d'autres Grammairiens ;
& leurs efforts n'ont servi qu'à la rendre plus obscure.

« L'Ablatif absolu, disent MM. de Port-Royal (1)282, est celui qui est seul,
589& comme indépendant dans le discours » : & ils ajoutent, « qu'il est toujours
néanmoins gouverné par une préposition sous-enteudue ; car, me consule,
c'est-à-dire sub me consule ; regina ventura, c'est-à-dire de regina
ventura
 ».

Mais pourquoi recourir ici à une préposition, & quelle lumiere nous donne-t-elle ?
C'est vouloir expliquer le clair par l'obscur. N'est-il pas de fait que
l'ablatif est destiné aux circonstanciels ? tout circonstanciel sera donc mis en Latin
à l'ablatif, par lui-même & sans qu'on ait besoin de recourir à une préposition :
recourir à elle, c'est mettre une cinquiéme roue à son char ; c'est embarrasser
sa marche ; c'est manquer au génie de la Langue qu'on veut enseigner.
Les Latins dirent, me consule, urbe capta, Regina ventura ;comme nous disons,
la Ville prise, la Reine allant arriver ; étant Consul, je, &c. Vrais circonstanciels
qui n'ont besoin d'aucun signe étranger pour faire sentir leur valeur :
signe qui deviendroit même ridicule ; ne le seroit-il pas de dire sous moi
consul
 ; de la Ville prise ; de la Reine allant arriver ils se réjouissoient ? Langage
barbare, qu'on ne prête aux Latins, que parce qu'on ne voit rien de
mieux.

Il est vrai qu'on est obligé très-souvent de supléer des mots dans ces occasions ;
mais c'est lorsque la phrase ne peut être complette sans eux : ici, au contraire,
le mot qu'on veut sous-entendre, ne sert qu'à l'embarrasser. Les Latins
étoient obligés de mettre ces expressions à l'ablatif, parce qu'ils ne pouvoient
absolument point ernployer d'autre cas : il étoit donc inutile d'indiquer par une
préposition que c'etoit un ablatif absolu.

Il est encore vrai qu'on voit assez souvent dans la Langue Latine les ablatifs
absolus accompagnés d'une préposition ; mais on peut dire qu'alors ils ne
sont plus envisagés comme de simples ablatifs absolus ; mais qu'ils soutiennent
avec le reste de la phrase un raport plus étroit, & tel est le cas de l'exemple cité
par MM. de Port-Royal, pour prouver que l'ablatif absolu est toujours précédé
d'une préposition, non licet tibi jam a tantis rebus gestis, non tui similem esse :
« Apres tant de grandes actions, écrit Ciceron à Dolabella, il ne vous est pas
permis de n'être pas semblable à vous-même ».

Il est assez surprenant qu'on n'ait pas vu que dans cet exemple il n'y a point
d'ablatif absolu ; qu'il ne s'agit point ici d'une simple circonstance ; mais d'un
motif, d'une cause, d'un agent qui doit être précédé d'une préposition, présicément
afin qu'on ne le confonde pas avec l'ablatif absolu. Cicéron ne veut
pas dire simplement à Dolabella, qu'après avoir fait de si grandes actions, il
doit être semblable à lui-même, il ne doit pas dégénérer : mais il lui dit que
590les grandes actions qu'il a faites, lui imposent la nécessité de les soutenir. C'est
comme s'il lui disoit : « De par vos grandes actions, il ne vous est pas permis
de n'être pas semblable à vous-même ». Où est l'ablatif absolu ?

Cependant qu'on ne soit pas étonné de cette méprise : elle étoit presque
inévitable dans ces tems où l'on avoit des idées imparfaites du génie des Langues :
on n'a pu arriver au vrai, qu'après une longue suite d'erreurs : combien
de travaux n'a-t-il pas fallu soutenir pour aplanir le moindre sentier où l'on
marche maintenant sans peine ?

III. Classe. Formules & Ellipses propres à la Langue Latine.

Chaque Langue ayant son génie propre, a nécessairement des façons de
parler qui lui sont propres, parce qu'elles sont l'effet indispensable de ce génie,
& qu'on en voit clairement la raison dès qu'on est au fait de ce qui le regarde.
Ces Formules continuent donc une troisiéme Classe de Régles ou d'Observations,
nécessaires lorsqu'on veut se rendre raison de tout ce qui entre
dans le Langage : celles-ci apartiennent moins à la Syntaxe qu'à la pureté du
style, & à son énergie. Aussi est-il impossible d'écrire ou de s'énoncer avec
grace dans une Langue quelconque, lorsqu'on n'est pas au fait de ces formules :
sans elles, on s'énonce toujours dans une autre Langue, comme dans la
sienne propre : on employe à la vérité d'autres mots ; mais on les assujettit à la
tournure de sa Langue : c'est ne parler ni l'une ni l'autre ; mais faire des deux
un mêlange barbare.

Les Grammairiens l'ont bien senti ; & c'est pour prévenir ces abus, qu'ils ont
essayé de rassembler en un corps les observations relatives à cet objet. On peut,
par exemple, raporter à cette Classe tout ce qu'a dit Sanctius dans sa Minerve
au sujet des Verbes Neutres & des Ellipses, & qui en sont une portion considérable.

Ici, se raportent encore tous ces Recueils d'Observations faites sur les Particules
& sur les élégances de la Langue Latine : mais Recueils indigestes, & qui
auraient besoin d'être refaits par un habile Critique,qui sût faire sentir le
prix de ces Observations, qui les liât avec le Génie de la Langue Latine, & qui
fit remarquer ce en quoi elles différent du Génie de la Langue avec laquelle
il les compareroit.

On devrait faire la même chose à l'égard de toutes les Langues, dont on
compose des Grammaires : ce seroit une collection très-précieuse, & qui faciliteroit
singuliérement l'étude des Langues, puisque rien ne retarde plus les
591progrès, que les difficultés que font naître des formules inconnues qu'on rencontre
à chaque pas.

Au défaut de ces Recueils, ceux qui étudient une Langue devroient en
faire un pour eux-mêmes ; ils en retireroient les plus grands avantages,
celui de réunir les Régles les plus profondes avec l'usage le plus réfléchi : ce
qui prouve combien on avoit tort de dire qu'il ne falloit que l'usage, & point de
Régles, pour aprendre les Langues. On doit aprendre par Régle tout ce qui
peut s'aprendre de cette maniere & qui ne peut s'aprendre autrement : il faut
aprendre par observation tout ce qui n'exige que le coup-d'œil : mais plus ce
coup-d'œil sera dirigé par la Régle, & plus il sera juste & perçant.

Article III.
Observations sur la Grammaire de la Langue Grecque.

La Langue Grecque ne fournit pas moins d'observations que la Langue Latine,
lorsqu'on veut la ramener aux principes généraux du Langage, & trouver la
raison de toutes ses régles. Fondées sur les mêmes principes, admettant toutes
deux des Cas pour les Noms, & des Terminaisons pour chaque personne des
Verbes, elles auront toutes deux exactement le même génie, & l'on retrouvera
dans l'une toutes les régles que l'autre aura offertes à cet égard. Ainsi la connoissance
de l'une, sera un puissant secours, une grande avance pour la connoissance
de l'autre.

Il n'est donc pas étonnant que lorsqu'on connoit déja les principes généraux
du Langage & ceux de la Langue Latine, on connoisse les principes de la
Langue Grecque relativement aux régles qui entrent dans les deux premieres
des trois Classes entre lesquelles, comme nous l'avons déja dit, peuvent se distribuer
toutes les régles d'une Langue. C'est ainsi que nous avons vu l'origine des
Cas chez les Grecs, & celle de leurs Declinaisons & de leurs Verbes.

Quant à la troisiéme Classe qui comprend les Formules propres à la Langue
Grecque, elle offre des Phénomènes fort différens à plusieurs égards de
ceux qu'on remarque dans le Latin : & la cause en est fort aisée à découvrir.
Toutes les beautés de la Langue Latine étoient en quelque sorte concentrées
dans le corps des Orateurs, en plein Sénat, ou au milieu de la Place publique ;
& ces Orateurs parloient à un Peuple grave, & qui ne connut pendant longtems
592que sa charrue ou son épée. Il falloit donc qu'ils se renfermassent dans
les bornes d'un langage serré & majestueux.

D'ailleurs cette Langue ne subsista dans son éclat que pendant un très-court
espace de tems ; Térence commença à la polir, & elle dégénéroit déja sous
Pline le jeune.

Il n'en fût pas de même de la Langue Grecque. En usage dans un grand
nombre de Villes différentes, & égales en dignité, elle ne put être astreinte à
une marche uniforme : parlée par des Peuples adonnés aux beaux Arts, à l'Eloquence,
à la Métaphysique, à la Poésie, elle dut devenir verbeuse, & se charger
d'une multitude de formules particulieres : & ayant fleuri pendant un grand
nombre de siécles, ces formules eurent le tems de prendre elles-mêmes un
grand nombre de formes différentes.

I. Observation sur les mots Elliptiques, & en particulier sur les Participes.

C'est parce que la Langue Grecque étoit moins concise, plus verbeuse que
la Langue Latine, qu'elle a moins d'Ellipses, & qu'on y trouve moins de ces
mots qui réunissent en eux plusieurs Parties du Discours.

Ainsi l'Article n'y est pas supléé par le Nom, comme dans le Latin : & à cet
égard la Langue Grecque se raproche plus de la nôtre.

Les Pronoms n'y sont pas toujours supléés par des Adjectifs ; on y dit fort
bien de moi, de toi, au lieu de mon & ton, &c.

Les Participes y figurent très-bien, au lieu de se réunir en un seul mot avec
le Verbe : & c'est une des grandes beautés de la Langue Grecque ; beauté que
partage avec elle la Langue Angloise.

C'est ce qu'a très-bien senti un Grammairien Anglois, qui a travaillé avec
succès à ramener sa Langue maternelle aux principes généraux du Langage,
pour la faire servir chez les Anglois de base à l'étude des Langues savantes.
Voici comment il s'exprime à ce sujet (1)283.

« The English having Participles active and passive in all Verbs, resembling
the Greek, can equal the Greek in their use, and even excell it and the
Latin in forming compound sentences : Which are so free and natural
to the English Language, that they may be considered as one of
593its beauties : nothing can exceed the beauty of periods in our old writers,
Askam and Hooker ».

« La Langue Angloise admettant des Participes actifs & passifs dans tous
les Verbes, ressemble à la Langue Grecque, qu'elle peut non-seulement
égaler, mais surpasser à cet égard, de même que la Langue Latine, par les
Tableaux qui en résultent, & qui sont si aisés & si naturels dans cette Langue,
qu'on peut les regarder comme une de ses beautés : rien ne pouvant être
comparé à l'agrément qu'offrent les périodes de nos anciens Ecrivains Askam
& Hooker ».

Ainsi les Grecs disent, d'après les Elémens primitifs du Langage : Ἀγαπῶν με
διατέλει, aimant moi continuez : Ἃ εῖχε θαυμάσας, les choses qu'il a été admirant.

Ils aimoient les Participes, au point de s'en servir, lors même qu'ils ne sembloient
pas nécessaires, comme pour donner plus de force au discours. C'est ainsi
que Démosthènes dit : ἐχθρὸς γε ὑπῆρχεν ὤν, il se montroit étant ennemi : &
Platon, οἴχεται ἀπίον, il est allé s'absentant.

II. Verbes au singulier, avec un Nominatif neutre au pluriel.

Un usage singulier des Grecs, & qui paroît contredire la régle universelle de
Concordance, c'est que les Verbes qui accompagnent & qui déterminent les
Noms neutres, sont au Singulier lors même que ces Noms sont au pluriel. Ils
disent : Ζῶα τρεχει, les animaux court, au lieu de dire, les animaux courent.

MM. de Port-Royal ont très-bien dit (1)284, que cette formule étoit un effet
de la Syllepse ; qu'on se représentoit ces animaux comme une seule masse,
comme un tout ; tandis qu'Apollonius n'en avoit donne qu'une très-mauvaise
raison, comme ils le démontrent.

C'est ainsi que nous disons en François tout est bien, employant au singulier
un Verbe dont le nom indique un grand nombre d'objets : mais ces
objets ne sont envisagés que comme un seul, par leur réunion, & par le singulier tout,
au genre neutre en quelque sorte, mais qui est un vrai pluriel. N'est-ce
pas de la même maniere que nous mettons un Verbe au pluriel à la suite d'un
nom au singulier, dans cette phrase, la plûpart sont déja venus ?

Ajoutons que si les Grecs se servirent constamment de cette formule pour
594les noms neutres, c'est qu'on les envisagea sous un point de vue absolument
différent des pluriels masculins & feminins. On considéra ceux-ci comme des
objets distincts, parce qu'ils représentoient des Êtres animés ; tandis que les
neutres se prenoient en bloc, parce qu'ils désignoient dans l'origine, des Etres
inanimés, dans lesquels il n'y avoit point de différence de sexe.

On trouve un autre contratse fort aprochant de celui-là entre le Grec & le
François. Tandis que nous disons au singulier, la plûpart des hommes, les
Grecs disent au pluriel, πολλοὶ τῶν ἀνθρώπων, plusieurs des hommes.

III. Noms à la suite d'un Comparatif.

Les noms qui servent de conséquent à un Comparatif, se rendent en Grec
par un Génitif : on y dit : Μείζων ἐμοῦ, plus grand de moi ; comme si c'étoit
un complément ; & non plus grand que moi. Mais c'est la tournure Italienne ;
più grand di me, plus grand de moi, disent-ils également. Et cela n'est point
contradictoire ; de est une liaison tout comme que.

IV. Du Génitif.

Les Grecs aimoient autant le Génitif que nous. Ils disoient, comme nous :
Πεποίηται λιθου, il est fait de pierre : ἔπιον τοῦ οἴνου, j'ai bu du vin : Ἡμερας καὶ
νυκτὸς μελετᾶν, méditer de jour & de nuit : Τῆς ἀρετῆς ἀφικέσθαι, acquérir de la
vertu
. Et même avec l'Infinitif après un autre Verbe : Κωλύει τοῦ γενεσθαι οἰκίαν,
il empêche de bâtir une maison.

A cet égard, les Grecs se raprochent d'autant plus de notre Syntaxe Françoise,
qu'ils n'ont point d'ablatif proprement dit, & qu'ils mettent en complément,
comme nous, ce que les Latins mettent à l'ablatif avec la préposition
de ou ex.

MM de Port-Royal suposent que ce Génitif est l'effet d'une préposition
sous-entendue : c'est chercher du mystère où il n'y en a point. Ces mots désignent
des complémens : mais le Génitif en est le cas : tous ces mots sont donc
nécessairement au Génitif, par une suite du rôle qu'ils jouent ici, & sans le
secours d'aucune préposition.

V. Du Datif.

Le Datif se met à la suite de plusieurs Verbes qui semblent actifs, & qui
devroient être par conséquent suivis d'accusatifs : le vrai est que ces Verbes ne
595sont point actifs par eux-mêmes, ou du moins que tous ces Datifs ne désignent
que des terminatifs, ensorte que ces formules sont parfaitement conformes aux
plus purs principes de la Grammaire.

Il ne faut donc pas rendre cette expression, Προσκῦνειν τῷ θεῷ, par celle-ci,
adorer Dieu, puisqu'il seroit absurde de mettre au Datif (τῷ θεῷ) un nom
qui devroit être à l'accusatif. Adorer n'est qu'un mot substitué au sens propre
de Proskunein : celui-ci signifie mot à mot baiser la main, faire ses baise-mains,
adresser un salut : il doit donc être suivi d'un Datif. Ce Verbe est composé de la
préposition Προς, Pros, qui signifie à, vers ; & du Verbe, Κυω, Kyô, qui signifie
faire un baiser, & qui subsiste dans l'Anglois Kiff & dans l'Allemand Kuff, qui
signifient un baiser.

VI. Du Cas absolu.

Les Latins n'ont qu'un Cas absolu, l'ablatif : les Grecs employent indifféremment
trois Cas en pareille occasion ; ils ont des Génitifs, des Datifs & des
Accusatifs absolus : c'est comme les Italiens qui mettent un même nom après
un même Verbe & après la même préposition au génitif, au datif, & à l'accusatif,
comme nous l'avons vu au Chapitre des Prépositions. C'est une preuve frapante
de la grande liberté que les Grecs se donnoient dans leur langage : ils ne vouloient
point de gêne, & ils recherchoient la plus grande variété possible, dans
leur langage comme dans leurs actions.

Si l'on adoptoit le systême de plusieurs célebres Grammairiens, ce ne seroit
pas un datif, mais un ablatif absolu qu'auroient les Grecs ; ce qui raprocheroit
encore plus cette Langue de la Latine. Ces Grammairiens font du datif un
ablatif toutes les fois qu'il désigne un circonstanciel, & non un terminatif : parce
que, selon eux, les Parties du Discours doivent être distinguées par leurs usages,
lors même que leurs formes sont semblables ; tout comme nous distinguons deux
mots, parfaitement les mêmes quant au son, mais très-différens quant au sens ;
& tout comme en François les mêmes pronoms, tels que me, te, remplissent
des fonctions très-différentes, tenant lieu de datifs & d'accusatifs Latins.

VII. Des Pronoms actifs & passifs tout à la fois.

Les Génitifs des Pronoms personnels se prennent en Grec au sens passif, tout
comme au sens actif : on y dit l'ami de moi, & mon ami, pour désigner également
une personne qui nous aime & une personne que nous aimons : vos
regrets
, votre bienveuillance, pour dire les regrets qu'on a de votre absence,
la bienveuillance qu'on vous porte.596

Il en étoit de même de la Langue Hébraïque, cultivée long-tems avant la
Grecque : ceci tenoit au génie de la Langue Primitive. Ma violence, signifie en
Hébreu comme en Grec, la violence qu'on me fait, ce que je fais malgré moi,
tout comme ce que je fais faire malgré soi. Mon injustice, c'est l'injustice qu'on
me fait : cette expression pouvoit être très-obscure, dans quelques occasions ;
& c'est par cette raison qu'on la remplaça dans la suite des tems par une plus
claire.

VIII. Des Articles.

Finissons par l'Article. Ce mot, que des Grammairiens n'ont pas voulu reconnoître
comme une Partie du Discours, est cependant commun à la Langue
Françoise, avec les Langues modernes, & entre les anciennes avec la Langue
Grecque & la Langue Hébraïque, même dans son sens le plus resserré, & en
le bornant à l'Article indicatif, le.

MM. de Port-Royal qui ont discuté fort au long dans leur Grammaire Grecque, (1)285
tout ce qu'ils ont aperçu dans cette Langue de relatif aux Articles,
n'ont fait également attention qu'à l'Article indicatif ; & par-là ils ont nui à
cet égard à ceux qui les ont pris pour guides dans l'étude du Grec, & ils les
ont confirmés dans l'idée qu'il n'y avoit qu'un Article. D'un autre coté, ils font
mal-à-propos du relatif qui, un Article, qu'ils apellent post-positif ; c'est-à-dire,
Article qui se place après le nom. Ainsi ils mettent au nombre des Articles ce
qui n'en est pas, & ils n'y raportent pas ce qui devroit en faire partie. Ce n'est
pas la Langue Grecque qui leur manque, c'est eux qui manquent à la Langue
Grecque, en n'y remarquant pas tout ce qui y est : tant il est difficile d'observer
comme il faut, si l'on ne voit que d'après un systême ou d'après une
mesure donnée.

La vraie maniere d'analyser une Langue, ce seroit d'en classer tous les mots
dans l'ordre le plus propre à les faire distinguer, suivant les propriétés qu'on
y aperçoit : on verroit alors naître à leur égard le meilleur systême possible : on
s'assureroit, par exemple, par-là, que les Grecs n'avoient pas seulement l'Article
indicatif le, & l'Article Démonstratif ce, divisé en deux : houtos, ce qui est
près, ici ; ekeinos, ce qui est loin, là : mais qu'ils ont encore l'Article Enonciatif
un, exprimé par Tis. Celui-ci est continuellement employé dans les
597Fables d'Esope, écrites d'un style simple & populaire : on y voit :

Ἔν τινι παγίδι, dans un filet.
Τῶν δὲ παρόντων τις, un des assistans.
Ἐπί τινος οἰκίας, dans une maison.

Objectera-t-on que ce mot Tis est rendu en Latin, non par un, mais par
le mot quidam, certain ; certain filet, certaine maison ? Mais qu'en résulteroit-il,
si ce n'est que quidam en Latin, & certain en François, devroient être
considérés comme des Articles énonciatifs, toutes les fois qu'ils en remplissent
les fonctions ?

Conclusion.

Quel vaste champ de conséquences importantes n'offre pas à l'esprit humain
l'analyse que nous venons de faire des Principes généraux du Langage
& des nuances qu'ils reçoivent chez les divers Peuples qui se sont formés sur
la surface de la Terre ! C'est déjà, sans doute, un spectacle aussi intéressant que
nouveau, que cet accord merveilleux qui régne entre la Nature & la Grammaire
Universelle, & entre celle-ci & toutes les Grammaires particulieres : partout
un seul principe, un seul modèle, modifié à l'infini par des causes constantes
& reconnues, & dont on peut toujours calculer les effets : par-tout
la Nature conduisant les Hommes vers leur plus grand bien, & les y conduisant
par des routes simples & sûres : par-tout les Hommes ne devant qu'à l'imitation
ce qu'ils croyoient devoir à leur seule imagination, à leur simple caprice ;
par-tout ces hommes suivant la même route & opérant d'après les mêmes
principes, tandis que les effets sont si prodigieusement variés, qu'on étoit
tenté de croire qu'il n'y avoit nuls raports, nulle harmonie, nul principe
commun, que l'art grammatical avoit été abandonné au génie de quelques
hommes, & qu'il n'auroit dépendu que d'eux d'en établir un tout oposé.

On savoit à la vérité qu'il existoit de très-grands raports entre les principes
sur lesquels étoient fondées les Grammaires de tous les Peuples : un sentiment
confus faisoit entrevoir même que ces raports ne pouvoient être l'effet du hazard
ou du caprice ; plutôt, celui d'une cause constante & supérieure aux Hommes ;
& c'est à cette cause qu'on tâchoit de s'élever par ces recherches immenses
qu'on a faites sur les principes du Langage, & dans lesquelles on s'est si fort
598aproché du but. Restera-t-il quelque incertitude à cet égard, lorsqu'on voit
les Principes généraux du Langage ramenés à la simple imitation de la Nature ;
& nous donner à leur tour les principes de chaque Langue en particulier :
lorsqu'on voit que les Langues, les plus éloignées, & en aparence les plus
oposées, la Langue Chinoise, & la Langue Françoise, la Langue Grecque,
la Latine, celle des Hébreux, les Langues même des Sauvages de l'Amérique ;
sont fondées sur la même base ; qu'elles analysent leurs pensées & qu'elles les
peignent d'après les mêmes principes ; & que tous les Peuples de la Terre, qui.
se ressemblent déja à tant d'égards, se ressemblent encore à celui-ci & d'une
maniere si sensible ?

Que ce raport, que cette simplicité, que cette unité, doivent paroître
agréables à ceux qui sont obligés de se livrer à l'étude d'un grand nombre de
Langues ! Qu'il doit être satisfaisant de trouver par-tout, au lieu de ces objets
isolés, de ces régles absurdes, de ces pratiques, dont on ne peut se rendre raison,
de ces usages sans principes qu'offroient jusques-ici toutes les Grammaires,
de trouver par-tout, dis-je, des objets liés étroitement entr'eux,
des régles justes & nécessaires, des pratiques fondées en raison, des usages
toujours liés avec des principes immuables ! & en même tems, quelle facilité
ne doit-on pas s'en promettre pour l'étude de toutes ces Grammaires, puisqu'on
pourra toujours se rendre raison de leurs phénomènes les plus singuliers,
& les ramener à des principes connus.

Ces raports du Langage toujours constans, toujours simples & clairs, toujours
satisfaisans pour la raison, toujours conformes à nos principes, sont bien
propres à en démontrer la bonté, & à donner une idée avantageuse de ce
qui nous reste à dire. Ce n'est que la Nature même des choses, qui peut nous
conduire avec tant de facilité à travers des routes qui paroissoient si tortueuses,
si oposées, si difficiles à apercevoir ; & qui nous ayant fait découvrir dans les
Allégories de l'Antiquité, dans ce Langage figuré qui fit ses délices, les principes
sur lesquels il fut fondé, nous a conduits également aux principes du Langage
même le plus simple, le plus naturel, le moins allégorique ; & nous
a fait voir qu'ils ne furent pas moins l'effet de la Nature,que les principes sur
lesquels s'éleva la brillante Allégorie.

Puisque de quelque point que nous partions, nous parvenons aux mêmes
résultats, que par-tout nous découvrons l'effet de la Nature, jamais celui du
hazard ou de l'arbitraire, par-tout des conséquences nécessaires, nulle part
des effets sans cause ; & qu'après avoir montré les principes du Langage figuré,
nous avons indiqué avec la même simplicité, si ce n'est avec le même intérêt,
599ceux du Langage ordinaire, n'est-il pas à présumer, que nous raménerons
également à des principes aussi simples, & de la même nature, l'origine des
mots eux-mêmes, de ces mots au moyen desquess les Hommes ont fait l'aplication
de ces principes du Langage ; & que ces mots n'auront pas eu
moins de raport avec les idées qu'ils furent destinés à peindre, que les
principes du Langage en ont avec les objets qu'on devoit imiter par leur
moyen ?

Ces premiers succès doivent être auprès de toute personne raisonnable,
une preuve de la bonté de notre méthode, & un heureux augure pour l'avenir.

D'ailleurs, quelle méthode peut être plus satisfaisante pour l'esprit humain !
Peut-il exister une maniere plus agréable d'envisager les connoissances humaines,
qu'en les ramenant à la Nature même des choses ? Quelle assurance
pouvoit-on avoir de leur bonté intrinséque, lorsqu'on ne voyoit en elles que
l'effet de la volonté humaine, celui d'une expérience que rien ne dirigeoit, &
qui ne pouvoit éclore qu'après une longue suite de générations chez qui n'avoit
jamais brillé aucune étincelle de génie, & qui avoient été constamment
privées de ce qui caractérise même la plus informe des Sociétés modernes ?

Si les hommes avoient été abandonnés à eux-mêmes, s'ils n'avoient trouvé
aucun secours, aucun modèle dans la Nature, ils seroient encore tels que dans
leur origine ; encore aujourd'hui ils ne sauroient ni parler, ni écrire, ni se réunir
en Sociétés, ni dompter la Terre, les Elémens & les Animaux : nos propres
connoissances privées d'une base immuable, ne seroient que des connoissances
précaires, & nous aurions toujours lieu de croire que des hazards plus
heureux, nous faisant découvrir de nouvelles séries, une nouvelle maniere de
voir, pourroient renverser toutes nos connoissances actuelles, & en offrir d'absolument
différentes.

Ajoutons que cette marche est plus satisfaisante pour l'homme & plus digne
de lui, de la noblesse de son Être, de l'excellence de sa raison : au lieu de ne
voir par-tout que des institutions d'homme, que des effets d'une volonté qui
agit au hazard, & qui profite plus ou moins heureusement des circonstances
d'après lesquelles elle opere, au lieu d'entendre donner pour toute jaison, c'est
l'usage
, ou un tel a dit ; n'est-il pas plus satisfaisant, plus flatteur, de ne reconnoître
pour Maître qu'une Loi constante & immuable, supérieure aux
hommes, née avant eux, conforme à leurs plus grands intérêts, & à laquelle
600ils doivent se soumettre, comme à une portion de ce grand ordre, sans lequel
rien ne peut subsister ?

Les Hommes seroient-ils assez déraisonnables pour se plaindre de ce qu'on
veut parler à leur raison ; de ce qu'on veut leur faire sentir la cause des objets
qu'ils doivent étudier ; leur donner pour guides, non des Etres semblables à
eux, mais la Nature elle-même ; leur faire connoître cet ordre auquel tout
est soumis, & sans la connoissance duquel l'Homme lui-même est une énigme
à ses propres yeux ?

Si l'on est obligé de suivre dans tous les Arts, dans toutes les Sciences,
une route fixe, connue & nécessaire, se seroit-on moins dans un Art aussi excellent,
aussi agréable, aussi intéressant, aussi utile, que l'Art de peindre ses
idées ? Auroit-il été livré au caprice du premier venu ; & les objets que nous
devions prendre pour modèles, ne nous auroient-ils pas dirigés nécessairement
dans cette peinture ?

Lorsqu'on réfléchira attentivement sur ces choses, on ne comprendra pas
qu'on ait jamais pû être d'une autre opinion ; & l'on n'en aura que plus d'ardeur
pour suivre avec empressement une maniere d'étudier aussi satisfaisante.

C'étoit une méthode bien contraire aux droits de la raison, que celle des
Anciens qui ne donnoient pour toute raison d'un précepte ou d'une opinion,
si ce n'est qu'un tel l'avoit dit. Mais qu'importoit tel ou tel qui avoit pu se
tromper, & qui n'étoit qu'un point pour la masse entiere des Etres ? Ce qui
importoit, c'est que ce précepte ou cette opinion fut conforme à la raison, &
que c'étoit à celle-ci qu'on obéissoit comme à la Reine du Monde, en soutenant
tel précepte, en embrassant telle opinion. Qu'étoient les noms les plus
illustres, un Aristote, un Platon, un Socrate ? que sont Descartes, Leibnitz,
Newton, en comparaison de cette Souveraine donnée par la Divinité même,
pour éclairer & pour conduire les Hommes ? S'ils ont fait tant d'écarts, s'ils
ont été exposés à tant de préjugés, à tant d'erreurs, à tant d'ignorance, c'est
qu'ils ont toujours cherché à apuyer leur foiblesse sur le roseau cassé de l'opinion,
& jamais sur celui de l'ordre.

On pouvoit apeller crime de lèze-raison cette ambition singuliere des Hommes
de ne voir jamais que l'arbitraire, leur caprice, leur simple volonté dans
la plupart de leurs institutions ; comme si les Hommes pouvoient être mus par
d'autres considéations que par celle de l'Ordre auquel est attaché le bonheur
physique & moral de l'humanité entiere, & par conséquent celui de chaque
individu.

Ce raport des Hommes avec l'Ordre universel, demontré également par
601l'analogie de toutes les Grammaires, sera un nouveau point de comparaison
à ajouter à tous ceux qu'on rassemble depuis si long-tems pour arriver à l'Histoire
Naturelle de l'Homme, & sans la réunion desquels il est impossible de
completter cette Histoire.

En effet, si l'on ne peut élever un systême que sur des faits, & si le meilleur
systême est toujours celui qui raproche le plus grand nombre de faits, &
qui les réunit de la maniere la plus naturelle, on ne sauroit se promettre de
connoître parfaitement l'Histoire Naturelle de l'Homme, celle qui nous importe
le plus, qu'en connoissant tous ses raports avec l'Ordre, jusques à quel point
il s'en aproche, & à quels égards il en est éloigné ; & en étendant ces raports
sur tout ce qui constitue l'Ordre.

La Grammaire sera donc dans la Nature comme tous les autres Arts ; c'est-là
que nous devrons puiser également celle de tous les Peuples : mais puisque
toutes nos connoissances sont dans la Nature, qu'est-ce donc que cette Nature
dans laquelle nous trouvons l'origine de toutes nos idées, de toutes nos connoissances ;
& qu'est celui-là même de qui dépend la Nature entiere, & qui
fit cet Ordre auquel tout obéit, & dont nos connoissances les plus vastes ne
sont que de légeres parcelles ?

Ces raports du Langage, toujours constans, toujours conformes à nos principes,
toujours calculables d'après ces principes, en démontrent évidemment
la bonté, & doivent donner une idée avantageuse de ce qui nous reste à dire.
En effet, plus nous irons en avant, & plus nous les verrons confirmés par des
raports toujours plus frapans, & d'autant plus qu'on sera mieux au fait de notre
méthode, & qu'on en sentira mieux les avantages.

Mais comme les succès sont toujours proportionnés aux moyens, plus on
comprendra l'Art d'après lequel l'Homme rend ses propres idées, cet Art sans
lequel il est impossible de faire des progrès dans l'étude des Langues, & plus
ces progrès seront rapides & satisfaisans ; sur-tout si l'on s'y habitue dès l'enfance :
car déja dans cet âge, on est en état de saisir par la raison les vérités
les plus abstraites : il est vrai qu'elles doivent être singuliérement simplifiées ;
mais qu'on les simplifie, & aussi-tôt que l'esprit les aura une fois goûtées, il n'y
aura rien dont il ne puisse être capable.602

1(1) Dans son Sophiste.

2(2) « Partes igitur orationis, dit Priscien, Liv. 2, sunt secundum Dialecticos duæ,
Nomen & verbum : quia hæ solæ etiam per se conjunctæ plenam faciunt Orationem ;
alias autem partes συγκατηγορήματα, hoc est consignificantia appellabant
 ».

3(3) Τὰ ἐμψυχοτατα μέρη τοῦ λόγου. Syntax. L. I. c. 3.

4(4) C'est cette division que suivent les Auteurs de nos Grammaires Orientales, comme
Erpenius & Schultens.

5(5) Dans sa Poëtique, ch. XX.

6(6) Harris, Ecuyer. Sa Grammaire est intitulée : Hermés, or a Philosophical
Inquiry concerning Language and Universal Grammar. Lond. in-8. 1751.

7(7) Wallis, Grammaire Angloise en Latin, in-8. sixiéme Edit. 1765.

8(8) Dans la Grammaire Angloise intitulée : A Short Introduction to English Grammar
with critical Notes, seconde Edit. in-12. 1763.

9(9) Le Doct. Anselm Bayly, Grammaire Angloise, in-8. 1747.

10(10) Les vrais Principes de la Langue Françoise, 2 vol. in-12. 1771.

11(11) Grammaire générale, ou Exposition raisonnée des Elémens du Langage ; en
2 vol. in-8. 1767.

12(12) Grammaire générale & raisonnée.

13(13) Dans sa Minerve, Liv. I. ch. 2. Sanctius ou François Sanchez de Broçès, étoit
Professeur en Rhétorique & en Langue Grecque à Salamanque. Son Ouvrage parut pour
la premiere fois à Madrid en 1585. Il l'intitula Minerve, par oposition à celui d'Augustin
Saturninus, que celui-ci avoit apellé Mercure : c'étoit Minerve qui redressoit Mercure.

14(14) Grammaire Françoise, n° 80-84.

15(1) Grammaire générale, T. I. p. 268.

16(1) Liv. I, Sat. X. 9.

17(†) Titan, Phœbe, Amphitrite, Noms qui semblent inventés par hazard
& que les Poëtes Grecs donnerent au Soleil, à la Lune & à l'Océan, étoient autant de
Tableaux à la valeur desquels on ne pouvoit se méprendre. Titan, composé de Ti,
auguste, élevé, Univers, & de tan, feu, flambeau, signifioit mot à mot le Feu auguste,
le Flambeau de l'Univers. Phœbe venant de Phoe, feu, lumière, & de ba, aller, signifioit
Lumiere vagabonde ; ce qu'on apelle une Planette. Amphitrite, composé
d'amphi, autour, & de tribo, non dans le sens d'effrayer ou de ronger, comme on l'a cru,
mais d'étendre, de prolonger, signifioit au pied de la lettre celle qui s'étend tout autour,
qui embrasse, qui étreint
.

18(†) Bov est un mot primitif qui désigne toute idée relative à grandeur & à son oposé.
Tor est un autre mot primitif qui désigne toute idée relative à force & à puissance ;
est une onomatopée, imitation du bruit : Bel désignant le bétail à laine, est de la
plus haute antiquité. ; en Hébreu, Jobel signifie un Bélier ; 2°. sa Corne ; 3°. le Cor
qu'on faisoit avec sa Corne ; 4°. la Fête qu'on annonçoit au son du Cor, d'où Jubilé.
Balo, en Latin, signifie Béler : c'est le cri de cet animal. Balens, dans nos
vieux monumens, signifie un Bélier ; Belin, Beline, le bétail à laine ; Belie, le lieu
où on le renferme. Voy. Carpentier, Suplém. au Glossaire de du Cange, T. I.
Art. Balens.

19(1) Georg. Liv. II. 325.

20(2) Eneid. Liv. XI. 71.

21(3) Georg. Liv. II. 173.

22(4) Stob. Ecl. p. 591.

23(a) Navire, qu'on avoit d'abord fait avec raison du genre féminin en François, est
actuellement du genre masculin, quoiqu'on ait contredit en cela le latin dont il vient
& la raison qui étoit pour le féminin : mais on consulta l'oreille, pour laquelle un Navire
est beaucoup plus agréable que l'expression une Navire.

24(†) Entr'autres, M. Duclos, dans ses Remarques sur la Grammaire générale de
Lancelot, ou de Port-Royal : sentiment, par raport auquel il a été relevé
d'une maniere très-intéressante par M. Beauzée.T. II. Chap. des Genres.

25(5) Meas for Meas.

26(†) La voyelle u se confond sans cesse avec la voyelle i ; c'est par cette raison que l'u
grec est toujours distingué en Latin & en François par ce caractere y, & que dans un
même mot on écrit indifféremment u & y.

Observons encore que les lettres K, C, G, se substituent sans cesse l'une à l'autre,
ensorte que ce mot Gur peut être écrit de toutes ces façons, Kur, Kyr, Kir, Cur, Cyr,
Cir, Gur, Cyr, Gir, Gor, Gwr, &c.

27(1) M. du Marsais, Traité des Tropes. Art. V. de la Part. I.

28(2) Pag. 38.

29(3) Pag. 21.

30(1) Traduction des deux premiers Liv. des Métamorph. d'Ovide, Hist. de Daphné.

31(2) Ronsard, Odes, Liv. IV. 14. Avette & Mellissette signifient tous deux petite
Abeille ; & sont des diminutifs formés l'un sur le Latin Ape, & l'autre sur le Grec Melissa,
qui tous désignent la Mouche à miel.

32(5) ldyll.de Mad. des Houlieres, T. II. Elle a déja été raportée par M. du Marsais
dans ses Tropes.

33(1) M. l'Abbé Girard.

34(2) M. du Marsais, Logique & Principes de Grammaire, pag. 346, 347.

35(3) M. Beauzée, Grammaire générale, T. I. 305-307.

36(1) Du Marsais, Principes de Gramm. pag. 377.

37(1) Principes de Gramm. pag. 326.

38(2) Eneid. III. 401.

39(3) Princ. de Gramm. p. 350.

40(4) Plaute.

41(5) Ciceron.

42(6) Horace.

43(7) Térence.

44(8) Même Auteur.

45(8) Même Auteur.

46(9) M. Bonami, Mém. de l'Acad. des Inscr. & Belles-Lettres, T. XX. M. le Marq.
Maffei Génie de la Littérature italienne, T. I. Part. I. 12°. Paris, 1760.

47(1) Métamorph. d'Ovid. Liv. I. Métam. XIV.

48(1) Jérusalem délivrée, Chant XIV. 1-8.

49(3) Ibid. Chant XVI. str. 72.

50(1) Fables d'Esope, Liv. I. Fabl. 30 & 31.

51(1) Princ. de Gramm. p. 349.

52(2) Suplém. à la Gramm. Gén. II. vij.

53(1) A l'ablatif, parce que le nom primitif y est mieux conservé qu'au nominatif
Actr-ix.

54(1) Coutume de Beauvoisis, ch. XIV. p. 81.

55(2) Liv. I. p. 386.

56(3) Roman de Perceforest, Vol. 6, f. 42 R°. Col. I.

57(4) Gontier, anc. Poëtes Franç. Mssts. dans le Recueil des Poëtes Franç. avant 1300.
T. III. art. 659, p. 1024.

58(5) Ce mot signifie trouve.

59(6) Je dois ces Exemples à M. de Sainte-Palaye, qui possede si bien toutes les Langues
successives comprises sous le nom de François, & qui nous en prépare un Dictionnaire
très-intéressant, qui renfermera une étendue de près de 12 siécles, exemple unique.

60(1) Boileau : le Lutrin, Chant. III. 1-16.

61(2) L'Art Poëtique, Chant III.

62(3) Esther, Act. I. Sc. II.

63(4) Ib. Sc. V.

64(5) Metastasio.

65(1) Andromaque, Act. IV. Sc. I.

66(1) De Ling. Lat. Liv. VII. p. 96. 97.

67(2) Gramm. Gén. T. I. 281. &c.

68(1) Athalie, Tragéd. Act. II. Scen. VII.

69(1) Tome I. p.407.

70(2) Traité de la Gramm. Franç. Paris, 1569. p. 37.

71(1) Lib. II. de Oratione.

72(1) Prononcez s comme s'il y en avoit deux.

73(1) Gram. Gén. Part. II. ch. XXII.

74(2) Vrais Principes de la Langue Franç. Tom. II. p. 7. &c.

75(3) Principes de Gramm. p. 563.

76(4) Gramm. Génér. T. II. pag. 321-337.

77(5) M. Beauzée venoit de faire voir que ce qui distingue le Gérondif & le Participe
actif, c'est que le premier est un véritable Nom, tandis que le dernier est un véritable
Adjectif.

78(1) Le Prétérit est la portion d'un Verbe, qui désigne le tems passé.

79(2) Dans les nouveaux Mélanges de Leipsick, en Latin, T. V. p. 122 & suiv.

80(1) Athalie, Trag. Act. IV, Sc. III.

81(1) Ménage avoit vu le raport de ce mot avec l'Allemand Flits ; mais il n'avoit pu
remonter plus haut : l'Allemand étoit pour lui à cet égard le bout de l'Univers, le non
plus ultra
étymologique.

82(1) Mém. de l'Acad. dei Inscr. & Bel. Let. Tom. XXXII.

83(2) Pag. 119-127.

84(3) Verbe Grec qui signifie je frape, &c.

85(†) Un Philosophe Payen a cité cette expression de Moyse, comme un exemple frapant
du sublime. Un Evéque du dernier siécle, célebre par ses connoissances, l'éleva
contre ce jugement : il n'y vit qu'un simple récit historique, & par conséquent rien
que de très-ordinaire ; c'est qu'il le lisoit mal : il le traduisoit ainsi : Dieu dit que la lumiere
soit
, & la lumiere fut. C'est un narré simple, d'un fait étonnant ; mais un simple
récitatif n'a rien de sublime. Otez le récitatif, représentez Dieu parlant, & la lumiere
paroissant à la voix. Lisez : Dieu dit : lumiere, sois ! & la lumiere fut : & l'expression
s'ennoblit, elle devient majestueuse & sublime. Ce n'est plus un Historien qu'on entend,
ce n'est plus un récit froid d'une chose éloignée : c'est la chose même qu'on voit, c'est
la Divinité même qu'on entend ; on est présent à l'événement, il offre tout l'intérêt de
ce dont on est spectateur : car ce qu'on voit est bien supérieur à ce qu'on n'entend que
réciter. Mais avec beaucoup de connoissances, on peut ne point s'entendre en sublime,
& traduire d'une maniere qui fasse absolument disparoître celui d'un Auteur, & qui lui
ôte toute son énergie.

86(†) Du mot Grec a-oriston, non défini, non borné : car ce Tems se perd dans le vague
du Passé, & convient à toutes ses portions.

87(1) Tom. II, p. 15 & suiv.

88(2) Hermés, Liv. I. ch. VII. p. 118-139. On m'a assuré qu'on en préparoit une
nouvelle Edition fort augmentée. Je dois la connoissance de cet Ouvrage à M. Dromgold,
Chevalier de S. Louis & Mestre-de-Camp de Cavalerie, dont la Bibliothéque
m'a été très-utile.

89(1) De Ling. Lat. Lib. VIII. p. 56.

90(3) Opuscul. sur la Lang. Franç. p. 177.

91(1) Tom. I. p. 489. & suiv.

92(†) « En lisant nos Grammaires, disoit un Journaliste (a), il est fâcheux de sentir,
malgré soi, diminuer son estime pour la Langue Françoise, où l'on ne voit presque
aucune analogie ; où tout est bizarre pour l'expression comme pour la prononciation,
& sans cause ; où l'on n'apperçoit ni principes, ni régles, ni uniformité ; où enfin
tout paroît avoir été dicté par un capricieux génie. En vérité, dit-il encore ailleurs (b),
l'étude de la Grammaire Françoise inspire un peu la tentation de mépriser notre
Langue. » Les du Marsais & les Beauzée n'avoient pas encore paru.

(a) Jugemens sur quelques Ouvrages nouveaux, Tom. IX. p. 73.

(b) Racine vengé, Iphig. II. 46.

93(1) C'est le nom que leur donne entr'autres M. Palomba dans son Abrégé de la Langue
Toscane
, dont il a déja paru 3 vol. in-8°.

94(1) Phédre, Act. I. Sc. III.

95(2) Jérusalem délivrée, Chant IV, Strophe 76.

96(1) Boileau, Préface de ses Œuvres, pag. 5. Edition in-8°. 1701.

97(1) Vrais Principes de la Lang. Franç. T. II. p. 191.

98(1) Gramm. Gen. T. I. p. 534. 535.

99(2) Rem. sur la Gramm. Gén. II. XI.

100(3) Opusc. sur la Lang. Franç. p. 117.

101(5) Gram. Gen. T. I. p. 542.

102(1) Homonymes des Plantes, p. 63.

103(1) Plan général & raisonné du Monde Primitif, pag. 26.

104(1) Gramm. Rais. Part. II. Chap. XII.

105(1) Principes de Gramm. p. 522.

106(1) Minerva, Lib. I. Cap. XVIII.

107(2) Gramm. Géner. Part. II. Ch. XXIII.

108(3) Princ. de Gramm. p. 603. & 604.

109(4) Gramm. Gen. T. I. p. 564.

110(5) Hermès, p. 238.

111(6) Poët. Ch. XX.

112(1) Art Poët. Chant III.

113(1) Odyss. Liv. IX. Trad.de Mad. Dacier.

114(2) Vrais Principes de la Lang. Franç. Tom. II. p. 159.

115(3) Odyss. Liv. VI.

116(1) Gram. Gen. Tom. I. p. 601.

117(1)Pf. I. 1.

118(2) Pf. I. 4.

119(3) Lit. VIII. Ch. XI. Remarques sur l'ὅτι.

120(1) Gramm. Gén. II. Ch. IX.

121(1) Tome p. 360.

122(1) Le Lutrin, Chant II.

123(1) Art Poët. Chant I.

124(1) Iliade, Liv. I.

125(2) Œuvres & Jours, vers 260.

126(1) Le Menteur, Comédie, Act. V. Sc. II.

127(2) Boileau, Epit. IV.

128(3) Boileau, Epit. V.

129(4) Act. III. Sc. I.

130(1) Jérus. déliv. Chant IV. str. II.

131(2) Moliere, Bourgeois Gentilh.

132(3) La Fontaine, Fab.

133(1) Bourgeois-Gentilhomme de Moliere.

134(1) Chœur d'Athalie, Acte IV.

135(1) Phèdre, Scène derniere.

136(1) Métam. Liv. XIV.

137(1) Liv. I, ch.VI.

138(†) Cicéron, dans ses Harangues contre Verrès, cite le Nominatif & l'Ablatif.
Varron, dans son premier Livre de l'Analogie, désigne le Vocatif, le Datif & l'Accusatif.
« Sunt declinati casus, ut is, qui de altero diceret, distinguere posset quum vocaret,
quum daret, quum accusaret, sic alia quœdam discrimina, quæ nos & Græcos ad declinandum
duxerunt
 ». Ce qu'on peut rendre à peu près ainsi. « On inventa les Cas
afin que celui qui avoit besoin de parler d'une autre personne pût faire connoître s'il
l'apelloit (s'il l'invoquoit), s'il lui donnoit, s'il l'accusoit. Les Grecs & nous, avons
aussi ajouté quelques autres cas à ceux-là ».

L'on trouve le nom du Génitif dans Aulu-gelle, liv. 4, chap. 16, & dans la Vie
d'Auguste par Suetone, ch. 87. Quelques Grammairiens, comme Servius, dans son
Commentaire sur la seconde Eglogue de Virgile, admettoient un septième Cas, en
faisant deux cas de l'Ablatif, suivant qu'il marchoit avec ou sans Préposition.

139(1) Encyclopédie, au mot Cas.

140(2) Gramm. Gén. Part. II. Ch. VI.

141(1) Tome II. 104.

142(1) Act. IV. Sc. I.

143(1) Cinna, Trag. de Corneille.

144(2) Polyeucte, Trag. de Corneille.

145(1) Phédre, Act. I. Sc. III.

146(2) Les Freres ennemis, Act. I. Sc. I

147(1) Andromaque, Act. I. Sc. I.

148(1) Taxile, dans l'Alexandre de Racine, Act. I. Sc. I.

149(12) Jerus. déliv. Chant I. Str. IV.

150(3) Ib. Str. XI.

151(1) Harangue en faveur de Flaccus.

152(2) Lett. à Attic. Liv. V.

153(3) Enéid. Liv. VI.

154(1) Andromaq. Act. III. Sc. VII.

155(1) Mithridate, Acte IV. Sc. IV.

156(2) Bérénice, Acte III. Sc. IV.

157(3) Iphigénie, Acte V. Sc. III.

158(4) Ibid. Sc. dern.

159(5) Mithrid. ubi suprà.

160(6) Bérénice, Acte IV. Sc. V.

161(7) Bajazet, Acte V. Sc. IV.

162(8) Dans la Tragédie d'Œdipe, par M. de Voltaire.

163(9) Britannicus.

164(10) Iphigénie, Acte IV. Sc. IV.

165(11) Bajazet, Vers I.

166(12) Alexandre, Acte III. Sc. I.

167(13) Bérénice, Acte II. Sc. IV.

168(14) Ibid., Acte III.Sc. III.

169(1) Minerva, Lib. I. C. XII. ad finem.

170(2) Remarques sur les Verbes, Sect. III. Ch. II. Art. V.

171(3) Gram. Gén. Tom. II. p. 215.

172(4) Epicteti Enchiridion, cap. XXX.

173(5) Gramm.T. II. p. 219.

174(1) Gramm. Liv. I. Ch. XXX.

175(1) Tab. IV. Loi I. Denys d'Halyc. L. 2. c. 4.

176(2) lb. Loi 2. Ib.

177(3) Tab. VIII. Loi 5. Ulpien, in L. 1. §. ult. de arb. caed.

178(†) On voit dans ces exemples tirés des Loix des XII. Tables a quel point changerent
l'ortographe & la prononciation de la Langue Latine entre le tems où ces Loix furent données
& celui des beaux Tems de cette Langue : & avec quelle certitude on en retrouveroit
l'origine si l'on avoit un Dictionnaire de ce vieux Latin ; mais les Anciens ne nom en
ont conservé que quelques mots : ils n'avoient pas assez de critique se ils n'éiotent pas
assez versés dans la metaphysique du langage pour en sentir l'utilité : ils s'en consoloient
en pensant, comme de nos jours, que c'étoit folie d'y songer. C'est alors cependant que
Varron fut apellé le plus savant des Romains, parce qu'il avoit vu les raports de plusieurs
mots Latins avec la Langue Grecque se avec celle des Osques. Quelle gloire n'auroit-il
pas acquise s'il eût composé un Dictionnaire complet de la Langue Latine pour tous les
tems pendant lesquels elle avoit été parlée ! Il étoit réserve à notre siécle de produire un
Ouvrage de ce genre & plus étendu encore ; un Ouvrage qui offre tous les mots de la
Langue Françoise depuis dix siècles : & ce qui est plus surprenant encore, une seule personne
a eu le courage de l'exécuter : cinquante ans de travaux n'ont pu la rebuter : que
l'Antiquité eût été fiere d'un pareil travail ! Au moyen de l'ortographe des XII. Tables,
on voit le plus parfait raport entre la Déclinaison Grecque & la Declinaison Latine : le
nominatif fidios, qui devint ensuite filius, répond au Grec Logos : le génitif vicinei au
Grec Logoi, & l'accusatif fidiom au Grec Logon. De-là, & d'après quelques autres moments,
ces raports :

tableau déclinaison | grecque | latine | logos | dominos | mousa

179(1) Phedre, Acte I. Sc. III.

180(2) Iphigénie, Acte III. Sc. V.

181(3) Mithridate, Acte V. Sc. IV.

182(4) Mithrid. Sc. dern.

183(5) Bajazet, Act. V. Sc. III.

184(6) Ib. derniers vers.

185(7) Phédre, Act. I. Sc. III.

186(1) Mithridate, Acte IV. Sc. IV.

187(2) Phédre, Sc. dern.

188(3) Mithrid. ibid.

189(4) Phédre, Act. II. Sc. V.

190(5) Racine vengé.

191(6) Gramm. Gén. T. II. p. 239.

192(1) Mithrid. Act. IV. Sc. IV.

193(1) Second Livre des Epitres I.

194(1)Adelphes.

195(2) Hecyre.

196(1) Jérus. déliv. Chant III. Stroph. LVIII.

197(1) Bajazet, Act. V. Sc. IV. C'est ce Prince lui-meme qui se justifie du reproche
d'ingratitude que lui fait Roxane.

198(1) Médée, Acte I. Sc. IV.

199(1) Gramm. Gen. T. II. p. 274.

200(1) Gramm. Gén. Part. II. Chap. XXI.

201(2) Gramm. Gén. T. II. p. 287.

202(1) Gramm. Latine, Remarq. particul. Sect. IV. Chap. II.

203(2) Gramm. Gén. T. II. p. 327.

204(1) Nouv. Méth. Lat. p. 329. Regl. LXXVIII. sur les Prét. & Sup.

205(1) Méthode Grecque, p. 195.

206(2) De vero usu Verborum Mediorum 12e. Paris. 1714.

207(1) Dissertation envoyée de Paris au sujet du Systême de Kuster sur les Verbes moyens
Bibl. anc. & moderne, Tome V.

208(1) Androm. Acte IV. Sc. V.

209(2) Racine, Idylle sur la Paix.

210(†) Régles minucieuses, insipides même lorsqu'elles ne regardent que la Langue maternelle,
celle qu'on a aprise sans régle, & sans en étudier le génie & la marche ; mais
essentielle dès qu'il s'agit d'une Langue qu'on ne connoit pas : ici tout embarrasse, tout
arrête ; mais que ces difficultés s'aplanissent, dès qu'on peut apercevoir que les procédés
en sont conformes à ceux de notre Langue, & qu'on en voit la raison !

211(1) Bérénice, Acte II. Sc. II.

212(2) Ib. ib.

213(3) Ib. Acte III. Sc. I.

214(4.) Androm. Acte IV. Sc. IV.

215(1) Jérus. déliv. Chant VIII. Str. 8.

216(2) Britann. Acte II. Sc. III.

217(1) Iphigén. Acte IV. Sc. IX.

218(2) Britann. Acte II. Sc. II.

219(1) Britann. là même.

220(1) Britannic. Acte III. Sc. VIII.

221(2) Jérus. déliv. Chant X. Str. VI.

222(1) Phédre, Acte III. Sc. II.

223(1) Remarq. 454.

224(2) Discours sur les Agrémens du Langage, Part. I.

225(3) Gramm. Gén. T. II. p. 65. & suiv.

226(1) Andromaq. Act. IV. Sc. III.

227(1) Les vrais Principes de la Langue Franç. T. I. p. 96. & suiv.

228(1) Dans ses Principes généraux & particuliers de la Langue Françoise, sixiéme Edit.
Paris 12°, 1770.

229(1) Britann. Acte III. Sc. VI.

230(2) Iphigén. Acte III. Sc. IV.

231(3) Phédr. Acte V. Sc. VI.

232(1) Gombaut.

233(1) Principes de Littér. Tom. V. p. 207.

234(1) Heautontimorumenos, Act. IV. Sc. III.

235(†) Ou, suivant la Traduction de M. l'Abbé Le Monnier, quoi faire ?

236(1) Jérus. déliv. Chant VIII. Str. LXIX.

237(1) Page 20.

238(2) Page 21.

239(3) Page 25.

240(†) M. l'Abbé Batteux observe ici qu'il traduit les exemples Latins en suivant l'ordre
des idées autant qu'il lui étoit possible, pour faire sentir qu'il n'est peut-être pas si difficile
qu'on le pense de se conformer à la Construction Latine, ou du moins d'en approcher :
il auroit donc traduit celle-ci d'une manière encore plus assortie à ses vues, en la
rendant ainsi : « Point de honteuse mort pour l'homme fort, ni de prématurée pour un
consulaire, &c ».

241(4) Chap.III. p. 34.

242(5) Chap. IV. p. 44.

243(6) Chap. V. p. 65.

244(1) Page 69.

245(2) 73.

246(1) Page 74.

247(2) Page 84.

248(3) Page 94.

249(1) Page 201.

250(1) Imprimé dans ses Principes de Grammaire, Tome I. p. 159. &c. & dans le
Dictionnaire Encyclopédique. Le Journal des Savans du mois de Juin 1755. en fit un
extrait accompagné de grande éloges.

251(1) Page 162.

252(2) Page 170.

253(1) Horace, Art. Poetiq. v. 240.

254(1) Part. II. Chap. III.

255(1) Tom.II. Liv. III. Chap. IX. p. 464.-566.

256(1) Art. III. p. 533.

257(1) Essai sur l'Origine des Connoissances humaines, Part. II. Sect. I. ch. 12.

258(1) Imprimé en 1767. sans nom de lieu & d'Auteur, en 78 pages.

259(2) Page 5.

260(3) Page 15.

261(1) Page 31.

262(2) Page 34.

263(1) Page 41.

264(2) Page 43.

265(3) Page 47.

266(1) Page 55.

267(2) Page 61.

268(†) Cet Auteur est le P. Lamy, de l'Oratoire : c'est dans sa Rhétorique, ou Art de
parler
, qu'il s'exprime ainsi, quatriéme édition. Nous saisissons avec empressement cette
occasion que nous avons de le citer, pour dire que ce n'est pas sans raison qu'il y eut
tant d'éditions de son Art de parler : il le remplit de choses précieuses, & souvent il
avança comme des principes incontestables nombre de vérités qu'on a contestées dès-lors,
& dont nous démontrerons la certitude. Comme nous, il compara la parole à
une peinture ; & par cette méthode, ses explications devinrent plus intéressantes. On
voit ici que de son tems on avoit déja commencé à disputer sur les deux Constructions ;
car notre Auteur releve arec force un Ouvrage sur les Avantages de la Langue Françoise,
où l'on tournoit en ridicule la Construction Latine, d'après la traduction qu'on y
donnoit de chaque mot en François, sans les mettre dans la place qui seule pouvoit en
faire connoître les raports, & tenir lieu des Cas Latins. Ce Critique ignorant faisoit
comme une personne qui démoliroit un édifice, & qui considérant ces matériaux confusément
entassés, insulteroit à ceux qui avoient admiré la beauté de cet édifice.

269(1) La Fontaine, Fab. IV. & V. du Liv. VII.

270(1) Gramm. Gén. T. II. p. 396.-449.

271(1) Despréaux, Satyre VIII.

272(1) Tom. II. p. 435.

273(1) Britann. Acte III. Sc. III. Edit. de 1702.

274(1) Princip. de Gramm. p. 280.

275(1) Bayer, Tom. I. p. 22.

276(†) M. Fourmont, p. 66. met tout ceci au pluriel, & lit, les vices de ses fils : il l'a
donc rendu ainsi d'après le sens d'autres mots qu'il a supprimés.

277(†) La seconde maniere dont ce caractère ciām est formée, est empruntée de Bayer
& il dérive ce caractere d'un autre, qui a un très-grand raport avec celui-là, & qui signifie
lance.

278(1) Elémens primitifs du Langage, pag. 194.

279(1) Mois de Février 1764.

280(1) Cinquiéme Régle de la Syntaxe de MM. de Port-Royal.

281(1) La huitiéme dans MM. de Port-Royal.

282(1) Régle XXXIV.

283(1) Anselme Bayly, Sous-Doyen de la Chapelle Royale, a plain and complete Grammar
of the English Language
, &c. Lond. 1772. à la pag. 95.

284(1) Grammaire Grecque, p. 397.

285(1) Liv. VIII. Chap. IV. & V.