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Frain, Jean. Traité des langues – T02

[Traité des Langues]

Avertissement.

La dispute qui s'éleva il y a quelques
années entre les Savans, sur le mérite
des Anciens & des Modernes, me fît naître
l'envie d'écrire sur le même sujet. Je mis
la main à la plume ; & l'Académie Royale
d'Angers, dans les assemblées de laquelle
j'ay lû ce Traité à mesure que je le composois,
en approuva le dessein.

J'avois remarqué que ce qui fait ordinairement
que les disputes n'ont point de fin, que
chacun n'y prend party que par préjugé, par
humeur, ou par toute autre raison que celle
de la justice & de la vérité ; c'est que l'on n'a
pas soin d'établir des regles dont les deux partis
soient obligés de convenir, par lesquelles
on puisse seurement connoître de quel
côté est la raison. On se jette dans la déclamation,
on se reproche de part & d'autre les
mêmes préventions ou la même ignorance ;
ce qui au lieu de terminer les differens, ne
sert presque jamais qu'à aigrir les esprits.

Je m'étois encore apperçû que la preference
que l'on donne aux Anciens sur
les Modernes, procedoit en partie de celle
que l'on donne au Grec & au Latin sur
IIIle François ; ce qui me fît croire que les
premieres regles dont il faloit convenir pour
juger ce different, étoient celles qui regardent
les Langues : car s'il est vray que les
qualités qui sont la beauté & le prix des
Langues, se peuvent trouver dans la nôtre
aussi-bien que dans les anciennes ; les Anciens
n'auront plus rien au dessus de nous du
côté des Langues qu'ils ont parlé. Or c'est ce
que j'ay tâché de montrer dans ce Traité.

Pour avoir toutes les lumieres necessaires
pour decider la question avec équité, il faudroit
encore se former des idées plus justes
des belles Lettres & du bon goût, que celles
que l'on en a ordinairement. Car pendant
que l'on s'imaginera que ces Lettres sont
toutes renfermées dans les Auteurs profanes,
& que pour se faire le goût il ne faut
lire que leurs ouvrages, on ne pourra manquer
d'être prévenu en faveur de ceux à qui
l'on sera redevable de ce que l'on croira avoir
de science, de lumiere & de bon goût :
au lieu que si l'on étoit persuadé que les
belles Lettres ne tiennent leur nom que de
ce qu'elles servent à parer l'homme des lumières
& des vertus ; en un mot, de cette
urbanité, qui est l'assemblage de toutes les
qualités qui sont de l'homme de belles Lettres
l'ornement de la societé civile ; on croiroit
aisément qu'elles se doivent chercher
IVencore ailleurs que chez les Payens, qui
n'ont eu que des lumieres trompeuses & des
vertus apparentes. Si l'on étoit persuadé que
le bon goût de l'esprit ne nous doit faire sentir
de plaisir que dans les choses qui sont capables
d'éclaircir notre âme, de la rendre
saine, forte & genereuse comme le bon
goût du corps ne nous fait aimer que les
viandes propres à le nourrir, à augmenter
ou à entretenir ses forces & sa santé ; on ne
croiroit pas le pouvoir acquerir par la seule
lecture des Payens.

Peut-être un jour quelqu'un travaillera-t-il
sur ce dessein. En attendant, ce Traité
pourra toujours commencer à desabuser
le monde sur les louanges outrées
dont on accable les Anciens au préjudice
des Modernes ; & de faire voir que ce n'est
pas avec autant de fondement que l'on pense,
que leurs admirateurs passionnés regardent
les autres avec tant de mépris & de
hauteur. Ou plutôt il fera comprendre que
l'on ne sauroit guère disputer sur un sujet
moins digne de l'application des Savans ;
parce que, quand même on conviendroit des
regles par lesquelles se doit terminer la
question, il faudroit un Juge desinteressé
pour en faire l'application ; & c'est ce qui
manque, chacun ayant pris parti.

Lorsque je travaillois à ces Discours, je
Vn'avois point vu la nouvelle Version de quelques
Dialogues de Platon par M**, ni
celle de quelques Pieces de Demosthenes
par M***. Ces deux Traductions ne me sont
tombées entre les mains que depuis que
mon Ouvrage a été approuvé. Mais je prie
ces Messieurs de ne point trouver mauvais,
si je dis que quand je les aurois vûes, elles
ne m'auroient pas fait changer de sentiment
au sujet des Anciens.

La Traduction de M** ne me paroît
pas faire plus d'honeur à Platon, que celles
de Mrs de Giry & Maucroix, pour
ne rien dire de plus : & il est difficile de
comprendre, ou que ces Versions ayent été
inconnues à M**, ou que les ayant connues,
il en ait entrepris une nouvelle.

Je diray la même chose de la dernière Version
de Demosthenes. Les grands changemens
que le Traducteur y a faits, & qui la
rendent si differente de la premiere, sont
plus à sa gloire qu'à celle de son Auteur ;
puisque s'il a crû que Demosthenes ne pouvoit
soûtenir dans nôtre Langue tous les éloges
qu'on luy a donnés, sans faire de ses
Pieces une Paraphrase plûtôt qu'une Version ;
c'est une forte preuve que ces grands
éloges doivent quelque chose a la prévention,
& que notre goût pour l'éloquence est
meilleur & plus seur que celuy des Anciens.VI