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Maupertuis, Pierre-Louis. Œuvres de Maupertuis. Tome premier – T01

Réflexions Philosophiques
Sur
l'origine des Langues,
et la
signification des mots.

I.

Les signes par lesquels les
hommes ont désigné leurs
premières idées ont tant d'influence
sur toutes nos connaissances,
que je crois que des recherches sur
l'origine des Langues, & sur la manière
dont elles se sont formées,
méritent autant d'attention, & peuvent
être aussi utiles dans l'étude de la
259Philosophie que d'autres méthodes qui
bâtissent souvent des systèmes sur des
mots dont on n'a jamais approfondi
le sens.

II.

On voit assez que je ne veux pas
parler ici de cette étude des Langues
dont tout l'objet est de savoir que ce
qu'on appelle pain en France s'appelle
bread à Londres : plusieurs Langues ne
paraissent être que des traductions les
unes des autres ; les expressions des
idées y sont coupées de la même manière,
& dès-lors la comparaison de
ces Langues entre elles ne peut rien
nous apprendre. Mais on trouve des
Langues surtout chez les peuples
fort éloignés, qui semblent avoir été
formées sur des plans d'idées si différens
des nôtres, qu'on ne peut Presque
pas traduire dans nos Langues ce
qui a été une fois exprimé dans celles-là.
Ce seroit de la comparaison de ces
Langues avec les autres qu'un esprit
philosophique pourroit tirer beaucoup
d'utilité.260

III.

Cette étude est importante, non
seulement par l'influence que les Langues
ont sur nos connaissances, mais
encore parce qu'on peut retrouver
dans la construction des Langues des
vestiges des premiers pas qu'a fait
l'esprit humain. Peut-être sur cela les
jargons des peuples les plus sauvages
pourroient nous être plus utiles que
les Langues des nations les plus exercées
dans l'art de parler, & nous
apprendroient mieux l'histoire de notre
esprit. A peine sommes-nous nés, que
nous entendons répéter une infinité de
mots qui expriment plutôt les préjugés
de ceux qui nous environnent, que les
premières idées qui naissent dans notre
esprit : nous retenons ces mots, nous
leur attachons des idées confuses, &
voilà bientôt notre provision faite pour
tout le reste de notre vie, sans que
le plus souvent nous nous soyons avisés
d'approfondir la vraie valeur de
ces mots, ni la sureté des connaissances
qu'ils peuvent nous procurer, ou
261nous faire croire que nous possédons.

IV.

Il est vrai que, excepté ces Langues
qui ne paraissent que les traductions
des autres, toutes les autres étoient
simples dans leurs commencemens.
Elles ne doivent leur origine qu'à des
hommes simples & grossiers, qui ne
formèrent d'abord que le peu de signes
dont ils avoient besoin pour exprimer
leurs premières idées. Mais bientôt les
idées se combinèrent les unes avec les
autres, & se multiplièrent ; on multiplia
les mots, & souvent même au-delà
du nombre des idées.

V.

Cependant ces nouvelles expressions
qu'on ajouta dépendirent beaucoup
des premières, qui leur servirent de
bases : & de-là est venu que dans les
mêmes contrées du Monde, dans celles
où ces bases ont été les mêmes, les
esprits ont fait assez le même chemin,
& les sciences ont pris à peu près le
même tour.262

VI.

Puisque les Langues sont sorties de
cette première simplicité, & qu'il n'y
a peut-être plus au Monde de peuple
assez sauvage pour nous instruire dans
la recherche d'une vérité pure que
chaque génération a obscurcie, &
que d'un autre coté les premiers momens
de mon existence ne sauroient
me servir dans cette recherche ; que
j'ai perdu totalement le souvenir de
mes premières idées, de l'étonnement
que me causa la vue des objets lorsque
j'ouvris les yeux pour la première
fois, & des premiers jugemens que je
portai dans cet âge, où mon ame plus
vuide d'idées m'auroit été plus facile à
connoître qu'elle ne l'est aujourd'hui,
parce qu'elle étoit, pour ainsi dire,
plus elle-même ; Puisque, dis-je, je
suis privé de ces moyens de m'instruire,
& que je suis obligé de recevoir une
infinité d'expressions établies, ou du
moins de m'en servir, tâchons d'en
connoître le sens, la force & l'étendue :
remontons à l'origine des Langues,
263& voyons par quels degrés elles se sont
formées.

VII.

Je suppose qu'avec les mêmes facultés
que j'ai d'appercevoir & de raisonner,
j'eusse perdu le souvenir de
toutes les perceptions que j'ai eues
jusqu'ici, & de tous les raisonnemens
que j'ai faits ; qu'après un sommeil,
qui m'auroit fait tout oublier, je me
trouvasse subitement frappé de perceptions
telles que le hasard me les
présenteroit ; que ma première perception
fût, par exemple, celle que
j'éprouve aujourd'hui, lorsque je dis,
je vois un arbre ; qu'ensuite j'eusse la
même perception que j'ai aujourd'hui,
lorsque je dis, je vois un cheval : dès
que je recevrais ces perceptions, je
verrais aussitôt que l'une n'est pas
l'autre, je chercherais à les distinguer ;
& comme je n'aurais point de
Langage formé, je les distinguerais
par quelques marques, & pourrais
me contenter de ces expressions,
a & b, pour les mêmes choses que
264j'entends aujourd'hui, lorsque je dis,
je vois un arbre, je vois un cheval.

Recevant ensuite de nouvelles perceptions,
je pourrais toutes les designer
de la sorte ; & lorsque je dirais,
par exemple, r, j'entendrais la même
chose que j'entends aujourd'hui, lorsque
je dis, je vois la mer.

VIII.

Mais parmi ce grand nombre de
perceptions, dont chacune auroit son
signe, j'aurais bientôt peine à distinguer
à quel signe chaque perception
appartiendroit ; & il faudroit avoir
recours à un autre Langage. Je remarquerais
que certaines perceptions
ont quelque chose de semblable, &
une même manière de m'affecter, que
je pourrais comprendre sous un même
signe. Par exemple, dans les perceptions
précédentes, je remarquerais que
chacune des deux premières a certains
caracteres qui sont les mêmes, & que
je pourrais désigner par un signe
commun : c'est ainsi que je changerais
mes premières expressions simples
265a & b en celles-ci, cd, ce, qui ne
différeroient des premières que par
cette nouvelle convention, & qui répondroient
aux perceptions que j'ai
maintenant, lorsque je dis, je vois un
arbre
, je vois un cheval.

IX.

Tant que les caracteres semblables
de mes perceptions demeureroient les
mêmes, je les pourrais désigner par le
seul signe c : mais j'observe que ce
signe simple ne peut plus subsister
lorsque je veux désigner les perceptions,
je vois deux lions, je vois trois
corbeaux
 ; & que pour ne désigner dans
ces perceptions par un même signe que
ce qu'elles ont d'entièrement semblable,
il faut subdiviser ces signes, &
augmenter le nombre de leurs parties :
je marquerai donc les deux perceptions,
je vois deux lions, je vois trois
corbeaux
, par cgh & cik ; &
j'acquerrai ainsi des signes pour des
parties de ces perceptions qui pourroient
entrer dans la composition des
signes dont je me servirai pour exprimer
266d'autres perceptions qui auront des parties
semblables à celles des deux perceptions
précédentes.

X.

Ces caracteres, h & k, qui répondent
à lions & à corbeaux, ne pourront
suffire que tant que je n'aurai point à
faire la description de lions & de corbeaux :
car si je veux analyser ces
parties de perceptions, il faudra encore
subdiviser les signes.

XI.

Mais le caractere c, qui répond à
je vois, subsistera dans toutes les perceptions
de ce genre ; & je ne le
changerai que lorsque j'aurai à designer
des perceptions en tout différentes,
comme celles-ci, j'entends des sons, je
sens des fleurs
, &c.

XII.

C'est ainsi que se sont formées les
Langues. Et comme les Langues une
fois formées peuvent induire dans
plusieurs erreurs, & altérer toutes nos
267connaissances, il est de la plus grande
importance de bien connoître l'origine
des premières propositions, ce qu'elles
étoient avant les Langages établis, ou
ce qu'elles seroient si l'on avoit établi
d'autres Langages. Ce que nous appellons
nos sciences dépend si intimement
des manières dont on s'est servi pour
désigner les perceptions, qu'il me semble
que les questions & les propositions
seroient toutes différentes si l'on avoit
établi d'autres expressions des premières
perceptions.

XIII.

Il me semble qu'on n'auroit jamais
fait ni questions, ni propositions, si
l'on s'en étoit tenu aux premières expressions
simples a, b, c, d, &c. Si
la mémoire avoit été assez forte pour
pouvoir désigner chaque perception
par un signe simple, & retenir chaque
signe, sans le confondre avec les autres,
il me semble qu'aucune des
questions qui nous embarrassent tant
aujourd'hui ne seroit jamais même
entrée dans notre esprit ; & que, dans
268cette occasion plus que dans aucune
autre, on peut dire que la mémoire
est opposée au jugement.

Après avoir composé, comme nous
avons dit, les expressions de différentes
parties, nous avons méconnu notre
ouvrage : nous avons pris chacune des
parties des expressions pour des choses ;
nous avons combiné les choses entre
elles, pour y découvrir des rapports
de convenance ou d'opposition ; & delà
est né ce que nous appellons nos
sciences
.

Mais qu'on suppose pour un moment
un peuple qui n'auroit qu'un nombre
de perceptions assez petit pour pouvoir
les exprimer toutes par des caractères
simples : croira-t-on que de tels hommes
eussent aucune idée des questions
& des proportions qui nous occupent ?
Et quoique les Sauvages & les Lappons
ne soient pas encore dans le cas d'un
aussi petit nombre d'idées qu'on le
suppose ici, leur exemple ne prouve-t-il
pas le contraire ?

Au lieu de supposer ce peuple dont
le nombre de perceptions seroit si
269resserré, supposons-en un autre qui
auroit autant de perceptions que nous,
mais qui auroit une mémoire assez
vaste pour les désigner toutes par des
signes simples, indépendans les uns
des autres, & qui les auroit en effet
désignées par de tels signes : ces hommes
ne seroient-ils pas dans le cas des
premiers dont nous venons de parler ?

Voici un exemple des embarras où
ont jeté les Langages établis.

XIV.

Dans les dénominations qu'on a
données aux perceptions dans l'établissement
de nos Langues, comme la
multitude des signes simples surpassoit
trop l'étendue de la mémoire, & auroit
jeté à tous momens dans la confusion,
on a donné des signes généraux aux
parties qui se trouvoient le plus souvent
dans les perceptions, & l'on a
désigné les autres par des signes particuliers,
dont on pouvoit faire usage
dans tous les signes composés des
expressions où ces mêmes parties se
trouvoient : on évitoit par-là la multiplication
270des signes simples. Lorsqu'on
a voulu analyser les perceptions, on
a vu que certaines parties se trouvent
communes à plusieurs, & plus souvent
répétées que les autres ; on a regardé les
premières comme des sujets sans lesquels
les dernières ne pouvoient subsister. Par
exemple, dans cette partie de perception
que j'appelle arbre, on a vu qu'il
se trouvoit quelque chose de commun
à cheval, à lion, à corbeau, &c. pendant
que les autres choses varioient
dans ces différentes perceptions.

On a formé pour cette partie uniforme
dans les différentes perceptions
un signe général, & on l'a regardé
comme la base ou le sujet sur lequel
résident les autres parties de perceptions
qui s'y trouvent le plus souvent jointes :
par opposition à cette partie uniforme
des perceptions, on a désigné les autres
parties, plus sujettes à varier, par un
autre signe général ; & c'est ainsi qu'on
s'est formé l'idée de substance, attribuée
à la partie uniforme des perceptions ;
& l'idée de mode, qu'on attribut
aux autres.271

XV.

Je ne sais pas s'il y a quelque autre
différence entre les substances & les
modes. Les Philosophes ont voulu établir
ce caractere distinctif, que les
premières se peuvent concevoir seules,
& que les autres ne le sauroient, &
ont besoin de quelque support pour
être conçues. Dans arbre, ils ont cru
que la partie de cette perception qu'on
appelle étendue, & qu'on trouve aussi
dans cheval, lion, &c. pouvoit être
prise pour cette substance ; & que les
autres parties, comme couleur, figure,
&c. qui différent dans arbre, dans
cheval, dans lion, ne devoient être regardées
que comme des modes. Mais
je voudrais bien qu'on examinât si,
en cas que tous les objets du Monde
fussent verds, on n'auroit pas eu la
même raison de prendre la verdeur
pour substance.

XVI.

Si l'on dit qu'on peut dépouiller
l'arbre de sa verdeur, & qu'on ne le
272peut pas de son étendue : je réponds
que cela vient de ce que dans le
Langage établi on est convenu d'appeller
arbre ce qui a une certaine figure
indépendamment de sa verdeur. Mais
si la Langue avoit un mot tout different
pour exprimer un arbre sans
verdeur & sans feuilles, & que le
mot arbre fût nécessairement attaché
à la verdeur, il ne seroit pas plus
possible d'en retrancher la verdeur que
l'étendue.

Si la perception que j'ai d'arbre est
bien fixée & limitée, on ne sauroit
en rien retrancher sans la détruire. Si
elle n'est composée que d'étendue, figure
& verdeur, & que je la dépouille
de verdeur & figure, il ne restera
qu'une perception vague d'étendue.
Mais n'aurais-je pas pu par de semblables
abstractions dépouiller l'arbre de
l'étendue & de la figure, & ne seroit-il
pas resté tout de même une idée vague
de verdeur ?

XVII.

Rien n'est plus capable d'autoriser
273mes doutes sur la question que je fais
ici, que de voir que tous les hommes
ne s'accordent pas sur ce qu'ils appellent
substance & mode. Qu'on interroge
ceux qui n'ont point fréquenté les
écoles ; & l'on verra, par l'embarras
où ils seront pour distinguer ce qui
est mode & ce qui est substance, si
cette distinction paroît être fondée sur
la nature des choses.

XVIII.

Mais si l'on rejette le jugement de
ces sortes de personnes, ce qui ne me
paroît pas trop raisonnable ici, où
l'on doit plutôt consulter ceux qui ne
sont imbus d'aucune doctrine, que
ceux qui ont embrassé déjà des systèmes ;
si l'on ne veut écouter que les
Philosophes, on verra qu'ils ne sont
pas eux-mêmes d'accord sur ce qu'il
faut prendre pour substance & pour
mode. Ceux-ci prennent l'espace pour
une substance, & croient qu'on le
peut concevoir seul indépendamment
de la matière : ceux-là n'en font qu'un
mode, & croient qu'il ne sauroit subsister
274sans la matière. Les uns ne regardent
la pensée que comme le mode de quelqu'autre
substance, les autres la prennent
pour la substance elle-même.

XIX.

Si l'on trouve les idées si différentes
chez des hommes d'un même pays, &
qui ont longtemps raisonné ensemble,
que seroit-ce si nous nous transportions
chez des nations fort éloignées, dont
les savans n'eussent jamais eu de communication
avec les nôtres, & dont
les premiers hommes eussent bâti leur
Langue sur d'autres principes ? Je suis
persuadé que si nous venions tout-à-coup
à parler une Langue commune,
dans laquelle chacun voudroit traduire
ses idées, on trouveroit de part & d'autre
des raisonnemens bien étranges,
ou plutôt qu'on ne s'entendroit point
du tout. Je ne crois pas cependant que
la diversité de leur Philosophie vînt
d'aucune diversité dans les premières
perceptions ; mais je crois qu'elle viendroit
du Langage accoutumé de chaque
nation, de cette destination des signes
275aux différentes parties des perceptions :
destination dans laquelle il entre beaucoup
d'arbitraire, & que les premiers hommes
ont pu faire de plusieurs manières différentes ;
mais qui une fois faite de telle
ou telle manière, jette dans telle ou telle
proposition, & a des influences continuelles
sur toutes nos connaissances
.

XX.

Revenons au point où j'en étais demeuré,
à la formation de mes premières
notions. J'avais déjà établi des
signes pour mes perceptions ; j'avais
formé une Langue, inventé des mots
généraux & particuliers, d'où étoient
nés les genres, les espèces, les individus.
Nous avons vu comment les
différences qui se trouvoient dans les
parties de mes perceptions m'avoient
fait changer mes expressions simples
a & b, qui répondoient d'abord à je
vois un arbre
, & je vois un cheval ;
comment j'étais venu à des signes plus
composés, cd, ce, dont une partie,
qui répondoit à je vois, demeuroit la
même dans les deux propositions, pendant
276que les parties exprimées par d
& par e, qui répondoient à un arbre
& à un cheval, avoient changé. J'avais
encore plus composé mes signes, lorsqu'il
avoit fallu exprimer des perceptions
plus différentes, comme, je vois
deux lions
, je vois trois corbeaux ; mes
signes étoient devenus pour ces deux
perceptions, cgh & cik : enfin on
voit comment le besoin m'avoit fait
étendre & composer les signes de mes
premières perceptions, & commencer
un Langage.

XXI.

Mais je remarque que certaines perceptions,
au lieu de différer par leurs
parties, ne différent que par une espèce
d'affaiblissement dans le tout ; ces perceptions
ne paraissent que des images
des autres ; & alors, au lieu de dire
cd, (je vois un arbre) je pourrais
dire cd, j'ai vu un arbre.

XXII.

Quoique deux perceptions semblent
être les mêmes, l'une se trouve quelquefois
277jointe à d'autres perceptions
qui me déterminent encore à changer
leur expression. Si, par exemple, la
perception cd, j'ai vu un arbre, se
trouve jointe à ces autres, je suis dans
mon lit
, j'ai dormi, &c. Ces perceptions
me feront changer mon expression
cd, j'ai vu un arbre, en γδ, j'ai
révé d'un arbre
.

XXIII.

Toutes ces perceptions se ressemblent
si fort, qu'elles ne paraissent
différer que par le plus ou le moins de
force ; & elles ne paraissent être que
de différentes nuances de la même
perception : ce n'est que le plus ou le
moins de nuances de la même perception,
ou l'association de quelques-autres
perceptions, qui me font dire je
vois un arbre
, je pense à un arbre, j'ai
révé d'un arbre
, &c.

XXIV.

Mais j'éprouve une perception composée
de la répétition des perceptions
précédentes, & de l'association de
278quelques circonstances qui lui donnent
plus de force, & semblent lui donner
plus de réalité : j'ai la perception j'ai
vu un arbre
, jointe à la perception
j'étais dans un certain lieu, j'ai celle
j'ai retourné dans ce lieu, j'ai vu cet
arbre
 ; j'ai retourné encore dans le même
lieu
, j'ai vu le même arbre, &c. Cette
répétition, & les circonstances qui
l'accompagnent, forment une nouvelle
perception, je verrai un arbre toutes
les fois que j'irai dans ce lieu
 : enfin
il y a un arbre.

XXV.

Cette dernière perception transporte
pour ainsi dire sa réalité sur son objet,
forme une proposition sur l'existence
de l'arbre comme indépendante de moi.
Cependant on aura peut-être beaucoup
de peine à y découvrir rien de plus
que dans les propositions précédentes,
qui n'étoient que des signes de mes perceptions.
Si je n'avais jamais eu qu'une
seule fois chaque perception je vois
un arbre
, je vois un cheval, quelque
279vives que ces perceptions eussent été,
je ne sais pas si j'aurais jamais formé la
proposition il y a : si ma mémoire eût
été assez vaste pour ne point craindre
de multiplier les signes de mes perceptions,
& que je m'en fusse tenu
aux expressions simples a, b, c, d,
&c. pour chacune, je ne serais peut-être
jamais parvenu à la proposition
il y a, quoique j'eusse eu toutes les
mêmes perceptions qui me l'ont fait
prononcer. Cette proposition ne seroit-elle
qu'un abrégé de toutes les perceptions
je vois, j'ai vu, je verrai, &c. ?

XXVI.

Dans le Langage ordinaire on dit,
il y a des sons. La plupart des hommes
se représentent les sons comme quelque
chose qui existe indépendamment
d'eux. Les Philosophes cependant ont
remarqué que tout ce que les sons ont
d'existence hors de nous n'est qu'un
certain mouvement de l'air causé par
les vibrations des corps sonores, &
transmis jusqu'à notre oreille. Or cela,
que j'apperçois lorsque je dis j'entends
280des sons, ma perception, n'a certainement
aucune ressemblance avec ce qui
se passe hors de moi, avec le mouvement
du corps agité : voilà donc une
perception qui est du même genre que
la perception je vois, & qui n'a hors
de moi aucun objet qui lui ressemble.
La perception je vois un arbre n'est-elle
pas dans le même cas ? Quoique
je puisse peut-être suivre plus loin ce
qui se passe dans cette perception,
quoique les expériences de l'Optique
m'apprennent qu'il se peint une image
de l'arbre sur ma rétine ; ni cette image,
ni l'arbre, ne ressemblent à ma perception.

XXVII.

On dira peut-être qu'il y a certaines
perceptions qui nous viennent de plusieurs
manières : celle-ci, je vois un
arbre
, qui est due à ma vue, est encore
confirmée par mon toucher. Mais quoique
le toucher paraisse s'accorder avec
la vue dans plusieurs occasions, si l'on
examine bien, l'on verra que ce n'est
que par une espèce d'habitude que l'un
281de ces sens peut confirmer les perceptions
qu'on acquiert par l'autre. Si
l'on n'avoit jamais rien touché de ce
qu'on a vu, & qu'on le touchât dans
une nuit obscure, ou les yeux fermés,
on ne reconnoîtroit pas l'objet pour
être le même, les deux perceptions je
vois un arbre
, je touche un arbre, que
j'exprime aujourd'hui par les signes
cd & pd, ne pourroient plus s'exprimer
que par les lignes cd & pq,
qui n'auroient aucune partie commune,
& seroient absolument différentes. La
même chose se peut dire des perceptions
qui paroîtroient confirmées d'un
plus grand nombre de manières.

XXVIII.

Les Philosophes seront, je crois,
presque tous d'accord avec moi sur
ces deux derniers paragraphes ; &
diront seulement qu'il y a toujours hors
de moi quelque chose qui cause ces
deux perceptions, je vois un arbre,
j'entends des sons : mais je les prie de
relire ce que j'ai dit sur la force de la
proposition il y a, & sur la manière
282dont on la forme. D'ailleurs que sert-il
de dire qu'il y a quelque chose qui
est cause que j'ai les perceptions je
vois
, je touche, j'entends, si jamais ce
que je vois, ce que je touche, ce que
j'entends ne lui ressemble ? J'avoue qu'il
y a une cause d'où dépendent toutes
nos perceptions, parce que rien n'est
comme il est sans raison
. Mais quelle
est-elle cette cause ? Je ne puis la pénétrer,
puisque rien de ce que j'ai ne lui
ressemble. Renfermons-nous sur cela
dans les bornes qui sont prescrites à
notre intelligence.

XXIX.

On pourroit faire encore bien des
questions sur la succession de nos perceptions.
Pourquoi se suivent-elles
dans un certain ordre ? Pourquoi se
suivent-elles avec de certains rapports
les unes aux autres ? Pourquoi la perception
que j'ai, je vais dans l'endroit
où j'ai vu un arbre
, est-elle suivie de
celle, je vois un arbre ? Découvrir la
cause de cette liaison, est vraisemblable
283une chose au-dessus de notre
portée.

XXX.

Mais il faut bien faire attention à
ce que nous ne pouvons être nous-mêmes
les juges sur la succession de
nos perceptions. Nous imaginons une
durée dans laquelle sont répandues nos
perceptions, & nous comptons la distance
des unes aux autres par les parties
de cette durée qui se sont écoulées
entr'elles. Mais cette durée qu'est-elle ?
Le cours des astres, les horloges, &
semblables instrumens, auxquels je ne
suis parvenu que comme je l'ai expliqué,
peuvent-ils en être des mesures
suffisantes ?

XXXI.

Il est vrai que j'ai dans mon esprit
la perception d'une certaine durée,
mais je ne la connais elle-même que
par le nombre de perceptions que mon
ame y a placées.

Cette durée ne paroît plus la même
lorsque je souffre, lorsque je m'ennuie,
284ou lorsque j'ai du plaisir ; je ne puis
la connoître que par la supposition que
je fais que mes perceptions se suivent
toujours d'un pas égal. Mais ne pourroit-il
pas s'être écoulé des temps immenses
entre deux perceptions que je
regarderais comme se suivant de fort
près ?

XXXII.

Enfin, comment connais-je les perceptions
passées, que par le souvenir,
qui est une perception présente ? Toutes
les perceptions passées sont-elles
autre chose que des parties de cette
perception présente ? Dans le premier
instant de mon existence ne pourrais-je
pas avoir une perception composée
de mille autres comme passées ;
& n'aurais-je pas le même droit que j'ai
de prononcer sur leur succession ?285