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Boindin, Nicolas. Œuvres de Maupertuis. Tome premier – T02

Remarques
sur le livre intitulé
Réflexions Philosophiques sur
l'origine des Langues, et la
signification des mots.

Œuvres de M. Boindin, tome II.

I.

I. Il ne faut pas demander de qui
est cet Ouvrage ? La petitesse du
volume, la précision géométrique
qui y règne, & les doutes métaphysiques
dont il est rempli, en décelent
assez (a)1 l'Auteur, & feroient
soupçonner que ses recherches sur
l'origine des Langues n'en sont que le
prétexte ; & que son véritable objet
est de nous convaincre de l'imperfection
de nos connaissances, & de
l'incertitude des principes par lesquels
elles sont fondées.

II.

II. En effet tout ce qu'on y dit
287sur la manière dont les Langues se
sont formées n'est que la plus faible
partie de l'Ouvrage, & une pure supposition ;
car ce n'est point par un
procédé géométrique, par des divisions,
des substitutions de signes, &
des transformations algébriques, que
s'est établie la première manière d'exprimer
nos perceptions ; mais par de
simples additions & multiplications de
signes, à mesure que les idées sont
devenues plus composées, jusqu'à ce
que ce grand nombre de signes simples
& particuliers surchargeant la
mémoire, & causant de la confusion,
ait été réduit à des signes généraux
& abstraits de genres, d'espèces &
d'individus, comme on peut s'en convaincre
par l'exemple de la Langue
franque, qui n'emploie que des infinitifs
avec un pronom personnel, &
un adverbe de temps, pour désigner
le présent, le passé & le futur, pendant
que les Langues cultivées &
perfectionnées expriment le personnel,
le nombre & le temps, par
les différentes inflexions du verbe.288

III.

III. Il faut même remarquer à ce
sujet une petite négligence de l'Auteur,
qui a tout l'air d'une contradiction,
dans l'art. 13, où après avoir
dit que si la mémoire étoit assez forte
& assez étendue pour pouvoir designer
sans confusion chaque perception
par un signe simple, aucune des
questions qui nous embarrassent tant
aujourd'hui ne seroit entrée dans notre
esprit, il en infère ensuite que, dans
cette occasion plus que dans aucune
autre, on peut dire que la mémoire
est opposée au jugement. Car il semble
au contraire qu'il en faudroit
conclure que c'est l'imperfection &
le défaut de mémoire qui nous oblige
de former ces questions embarrassantes,
& qui est par conséquent opposée
au jugement : & peut-être n'est-ce là
qu'une faute d'expression.

IV.

IV. Mais rien n'est plus juste que
ce que l'Auteur dit sur les inconvéniens
qui résultent de la signification
des mots, & des différens sens qu'on
y attache ; & sur l'incertitude des
289principes qui sont la base & le fondement
de nos connaissances. En
effet les perceptions que nous avons
des objets externes n'en prouvent
point du tout l'existence & la réalité ;
& les idées mêmes que nous nous formons
de substance & de mode n'ont
rien de solide ni de réel, & ne prouvent
point avec évidence que l'étendue
& la pensée soient plutôt des substances
que des modes. Les raisons
que l'Auteur emploie pour nous en
convaincre sont la partie de l'Ouvrage
la plus importante & la plus curieuse.

V.

V. Je douterais seulement que
l'assertion il y a (des objets externes)
ne vient que de la répétition des perceptions
que nous en avons, & je
serais porté à croire qu'une seule de
ces perceptions seroit aussi propre à
nous persuader de leur existence,
que le grand nombre & la répétition
des mêmes perceptions.

VI.

VI. A l'égard des réflexions qu'on
trouve à la fin de l'Ouvrage, sur la
290durée, & sur l'impossibilité où nous
sommes de la mesurer, & de découvrir
la cause de la liaison & de la
succession de nos idées, elles seroient
capables d'inspirer des soupçons sur
la nécessité & l'éternité de notre être ;
& ce sont là de ces vues métaphysiques
que l'on peut regarder comme
le principal objet de l'Auteur. Ainsi,
quoiqu'au premier coup d'oeil cet
Ouvrage ne paraisse point donner de
prise à la critique, il est néanmoins
certain qu'on en pourroit tirer des
inductions très-scabreuses.291

1(a) M. de Maupertuis.