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Maupertuis, Pierre-Louis. Œuvres de Maupertuis. Tome premier – T03

Réponse
aux remarques précédentes.

I.

Je puis me plaindre avant tout de
ce qu'on m'accuse d'avoir, sous un
titre qui ne promettoit que des recherches
sur les Langues, caché des recherches
d'un ordre supérieur à celui
que je semblais traiter. Peut-être le
titre que j'ai donné à mon écrit n'est-il
pas le plus juste qu'on pût lui donner :
mais comme j'ai réduit toutes les
questions que mon plan renfermoit
aux expressions dont les hommes se sont
servis pour rendre leurs idées, & que,
pour résoudre ces questions, il me suffisoit
de faire l'analyse des signes qui
les expriment ; des réfléxions sur la
manière dont se sont formées les Langues,
au lieu d'être le masque de l'objet
que je me proposais, étoient l'objet
même : & ce n'est pas ma faute si, par
293réfléxions philosophiques sur l'origine des
Langues
, M. Boindin a entendu des
réfléxions sur la Grammaire.

D'ailleurs ai-je dissimulé le but que
je me proposais, lorsque j'ai dit dès
l'abord que c'étoit de faire voir l'influence
qu'ont sur nos connaissances les
signes dont nous sommes convenus
pour les énoncer, & pour nous en
rendre compte à nous-mêmes (a)1 ?

II.

Ce que je réponds à cette seconde
remarque tient à ce que j'ai déjà répondu
à la première. La composition &
décomposition des signes de nos perceptions,
& leur rapport aux perceptions
mêmes, forment presque toutes nos
connaissances, & les font tourner à leur
gré. C'est pour apprécier la valeur de
ces connaissances que je me suis étendu
sur cette méchanique, & nullement,
comme le pense M. Boindin, pour
expliquer la méchanique des Langues
mêmes. Ici M. Boindin a été effarouché
par quelques lettres de l'alphabet,
294dont il a cru l'usage plus mystérieux
qu'il n'étoit. Il a peut-être cru que je
voulais imiter quelques Philosophes de
ce temps, qui, pour faire passer leurs
ouvrages pour géométriques ou démontrés,
affectent de mettre des figures
& de l'algèbre là où ils ne dissent
rien moins que des choses qui en ayent
besoin, ou qui en soient susceptibles.
M. Boindin ne pouvoit trouver cette
manière d'écrire plus ridicule que je
la trouve moi-même ; mais ce n'est
nullement ici le cas, & il n'y a rien
de plus simple ni de moins algébrique
que l'usage que j'ai fait des caracteres
que j'ai employés. J'avais besoin des
représentations générales de deux perceptions,
je voulais marquer ce qui
dans chacune pouvoit être pris pour
le même, & je le désignais par un
caractere commun, tandis que je désignais
par différens caracteres les parties
différentes de la perception. J'ai, par
exemple, désigné, je vois deux lions,
je vois trois corbeaux, par CGH,
CIK, dans lesquels je vois, qui est
commun à l'une & à l'autre perception,
295est exprimé par C ; deux & trois, qui
sont différens, par G & I ; & lions &
corbeaux, différens aussi, par H & K.
M. Boindin avoit une aversion que
tout le monde a connue contre tout ce
qui avoit l'air de mathématique ; il a
cru voir de la géométrie & de l'algèbre
ici, où il n'en étoit nullement question.
Je voulais représenter ce qui
appartient à toutes les Langues, & je
ne le pouvais faire qu'en me servant de
caracteres généraux. En effet on peut
assurer que les caracteres dont je me
suis servi renferment les formules de
toutes les Langues possibles pour exprimer
les deux perceptions que j'ai
proposées ; que dans toutes les Langues
les expressions de ces deux perceptions,
je vois deux lions, je vois trois corbeaux,
duos leones video, tres video corvos,
seront ainsi formées & représentées par
CGH, CIK ; ou GHC, ICK, indépendamment
de toutes règles de Grammaire. Et qu'au lieu des Langues
à conjugaisons, on dise comme dans
la Langue franque, citée par M. Boindin,
moi voir au lieu de je vois, les
296deux phrases, moi voir deux lions, moi
voir trois corbeaux
, seront toujours
représentées de même : & quand la
Langue latine, dans une barbarie dont
elle est bien éloignée, diroit, video duo
leo
, & video tres corvus, ces deux
phrases n'en seroient pas moins représentées
par CGH & CIK ; & le seroient
de même dans les Langues les
plus éloignées de la méchanique des
nôtres, telles que les Langues hiéroglyphiques,
ou telles autres qu'on
voudroit imaginer : & quand dans
quelques Langues plus raisonnées on
définiroit davantage & l'on diviseroit
encore plus les parties de chaque perception,
comme, par exemple, lions
en animaux quadrupèdes velus, &c. &
corbeaux en animaux bipèdes emplumés,
&c. au lieu de H on mettroit alors a q v…
& au lieu de K l'on mettroit a b e… &
tout ce que nous avons dit demeureroit
le même. On peut pousser ces definitions
& ces multiplications de signes
aussi loin qu'on veut, & c'est ainsi qu'on
forme nos sciences.

Cette composition & decomposition
297des signes, que M. Boindin regarde
dans mon écrit comme une affaire de
Grammaire, est donc quelque chose
de si important, qu'on peut dire que
c'est en quoi tout consiste, & que c'est
le seul fil du labyrinthe où nous avons
été égarés dès notre enfance par des
mots prononcés avant que nous fussions
en état d'en faire l'analyse, & d'en
connaître le vrai sens. Si l'on suit le
progrès de cette composition jusqu'au
paragraphe XXIV. de notre écrit, on
voit que non seulement elle explique
ce que c'est que l'existence des corps,
mais qu'elle anéantit toute distinction
qu'on voudroit faire de deux manières
d'exister, l'une dans l'esprit, l'autre au
dehors.

On peut voir quelles peines s'est
donné dans un ouvrage considérable (a)2
un homme célèbre, pour débrouiller
cette matière, pour dépouiller les corps
de cette réalité indépendante de nos
perceptions que le vulgaire leur attribue,
& dont notre négligence & nos
298préjugés les ont mis en possession. C'est
que ce Philosophe n'attaque que par
parties le système de nos erreurs ; il
démolit l'édifice par le comble, nous
le sappons par les fondemens : edifice
bien différent de cette tour fameuse
que la confusion des Langues empêcha
d'élever dans les plaines de Sennaar,
celui-ci n'est élevé que par l'abus ou
l'oubli de la signification des mots.

III.

La troisième remarque roule sur une
simple expression. Après avoir observe
que si chacune de nos perceptions,
simple ou composée, avoit été représentée
par un caractere unique, si toutes
étoient restées seulement numérotées
dans l'ordre où on les avoit reçues,
notre mémoire n'auroit pu les retenir,
ni les distinguer ; que c'est la raison pour
laquelle il a fallu en venir à les diviser
en parties représentables par des caractères
qui dans différentes perceptions
seroient les mêmes ; mais que cette
construction des Langues est la cause
de nos erreurs, & l'origine de tant de
299difficultés que nous trouvons insolubles :
j'ai ajouté (§. XIII.) dans cette occasion
plus que dans aucune autre, on peut dire
que la mémoire est opposée au jugement
.
Ma pensée est que ce qu'on a fait pour
soulager la mémoire a jeté le jugement
en erreur. M. B. prétend que je me suis
mal exprimé, & qu'il falloit dire, que
c'est l'imperfection & le défaut de mémoire
qui nous oblige de former ces questions
embarrassantes, & qui est par consequent
opposée au jugement
. M. Boindin ajoute,
& peut-être n'est-ce là qu'une faute
d'expression
. Nous voulons en effet lui
& moi dire la même chose, j'admets
son texte comme paraphrase du mien,
qui, comme tout le reste de ce petit
traité, est trop laconique. En tout cas,
c'est au Lecteur à choisir entre les deux
expressions.

IV.

Cette remarque ne contenant que
des éloges, ce sera sans doute celle
qui mériteroit le plus d'être combattue ;
mais ce n'est pas à moi à le faire.300

V.

J'ai expliqué (§. XXIV.) la manière
dont nous venons à former cette
proposition il y a : je l'ai regardée
comme le résultat de plusieurs perceptions
qui ont certains rapports entre
elles, comme, je vois un certain objet,
je l'ai vu, je le verrai, &c. M. Boindin
dit qu'il douteroit que l'assertion il y a
ne vînt que de la répétition des perceptions ;
& qu'il seroit porté à croire
qu'une seule seroit aussi propre à nous
persuader de l'existence des objets externes,
que le grand nombre & la repetition
des mêmes perceptions. Comme
M. Boindin ne propose ce qu'il dit ici
que comme un doute, & que je suis
bien éloigné de donner ce que j'ai dit
pour une démonstration, je ne suis
point obligé ni n'entreprends de détruire
son doute. Je crois même que
le point où différens hommes diront
il y a ne sera pas le même pour
tous ; un simple oui-dire suffit à quelques-uns
pour leur persuader l'existence
d'objets que la perception même de
301vue ne suffiroit peut-être pas pour
persuader à d'autres. Je ne sais si une
perception unique, qui ne tiendroit à
aucune autre de même genre, suffiroit
pour faire dire à un bon esprit,
il y a, ou tel objet existe : & je suis
surpris de trouver ici M. Boindin (à
qui l'on n'a jamais reproché la crédulité)
si facile à persuader. Mais s'il
avoit voulu dire qu'une seule perception
suffiroit pour établir la proposition
il y a, pourvu que cette perception,
quoique peut-être la première de son
espèce, se présentât comme la repetition
de plusieurs autres, nous serions
du même sentiment, & il n'auroit dit
que ce à quoi j'en suis venu dans le
dernier paragraphe de mes réflexions :
mais il ne paroit pas que ce soit là sa
pensée.

Il semble que, malgré son extreme
sagacité, il n'a pas suivi ou entièrement
compris le sens de la proposition
il y a ; & qu'il est resté au point où
tous les autres Philosophes restent,
lorsqu'après être convenus qu'il se
pourroit que tous les objets que nous
302considérons comme existants n'eussent
d'autre existence que celle que notre
perception leur donne, ils distinguent
cette espece d'existence intelligible
d'une autre existence matérielle hors
de nous, & indépendante de nous :
distinction vide de sens, & qui ne
sauroit avoir lieu, si l'on nous a bien
suivis.

Un objet extérieur à nous ne sauroit
ressembler à une perception ; tous
les Philosophes, & même tous ceux
qui ne sont pas Philosophes, & qui y
pensent un peu, en conviennent.
Quelques-uns ont déjà réduit les corps
à de simples phénomènes ; & pour
expliquer comment ces corps se faisoient
appercevoir, ont eu recours au
mot de forces : mais si ces forces appartiennent
aux objets mêmes, on retombe
dans l'impossibilité d'expliquer comment
elles agissent sur nous : & si elles appartiennent
à l'être appercevant, ce n'est
plus qu'assigner à nos perceptions une
cause inconnue
.303

VI.

Voici l'article qu il m'étoit le plus
important de relever, parce qu'il a
plu à M. Boindin de représenter ce
que je dis sur la durée, & sur l'impossibilité
où nous sommes de la mesurer,
& de découvrir la cause de la
liaison & de la succession de nos
idées, comme capable de faire naître
des soupçons sur la nécessité & l'éternité
de notre être, comme des vues
métaphysiques dont on pourroit tirer
des inductions très-scabreuses, qui auroient
été mon véritable objet, &
auxquelles les réflexions sur l'origine
des Langues n'auroient servi que de
prétexte.

Tout système intellectuel, tout système
dans lequel la révolution des
astres, le mouvement des horloges,
les livres de chroniques & d'histoires
ne sont que des phénomènes, conduira
à ces doutes que M. Boindin représente
comme si dangereux : & quoique
notre système aille peut-être plus
loin que les autres, il ne contient
304rien qui puisse plus alarmer, ni même
rien qui puisse alarmer, si on l'entend
bien. Je suis à couvert sous l'autorité
des Auteurs qui ont réduit tout ce que
nous voyons à des phénomènes, sans
que les gens les plus orthodoxes ayent
crié contre eux : & il seroit bien injuste
que M. Boindin voulût me faire
un crime de ce que les dévots ne leur
reprochent pas.

Mais si l'on veut que je m'appuye
encore d'une autorité plus directe &
plus respectable, je citerai M. Berkeley,
dont les opinions approchent encore
plus des nôtres. Voudra-t-on que ma
Philosophie soit plus timide que celle
de cet Evêque ?

Les autorités ne me manqueroient
donc point, si j'avais ici quelque chose
de trop hardi à justifier : & elles seroient,
je crois, plus que suffisantes
pour défendre un homme à qui son
état & son genre de vie permettent
une honnête liberté de penser.

Mais je ne suis point ici réduit aux
autorités pour me défendre ; je puis
faire voir que mes réflexions sur la
305durée, sur l'impossibilité de la mesurer,
et de découvrir la cause de la
liaison & de la succession de nos idées,
sont bien éloignées d'inspirer des soupçons
sur la nécessité & l'éternité de
notre être.

Je conviens qu'il est difficile de se
justifier contre des accusations trop
vagues, ou de répondre à des objections
qui ne présentent point de sens
assez déterminé ; & c'est le cas où je
me trouve. Je fixerai donc le sens du
reproche de M. Boindin, & je le ferai
au péril de lui en donner un qui ne
seroit pas le sien ; mais on verra du
moins que, dans celui que je lui
donne, je ne cherche pas à me favoriser
moi-même.

Ce que M. Boindin entend par un
être nécessaire & éternel, est apparemment
ce qu'entendent, ou les Philosophes
orthodoxes, lorsqu'ils considèrent
Dieu comme l'être nécessaire, éternel,
infini, indépendant de tout autre être ;
ou une autre espèce de Philosophes,
qui donneroient les mêmes attributs
à l'Univers. M, Boindin voudroit-il
306m'imputer de prendre l'homme pour
la Divinité ou pour l'Univers ? Voudroit-il
faire croire que je le regarde
comme un être nécessaire, éternel,
infini, indépendant ? moi qui ne lui
attribue qu'une existence si peu necessaire
& si peu éternelle, qu'entre
deux perceptions qu'il se représente
comme consécutives, je dis qu'il
pourroit y avoir eu des intervalles
immenses où il n'auroit pas même
existé ; moi qui le regarde comme un
être qui pourroit être interrompu &
renouvelle à chaque instant. Y a-t-il
rien de si éloigné de la nécessité &
de l'éternité, qu'une existence qui n'est
peut-être pas même continue ? M.
Boindin me reprochera-t-il de prendre
l'homme pour l'Etre infini ? à moi qui
le reconnais si borné, que sa mémoire
n'est pas suffisante pour y marquer ni
retenir ses perceptions, qu'il s'embarrasse
continuellement lui-même dans
les moyens qu'il a choisis pour s'en
rendre compte. Enfin, dira-t-il que je
le regarde comme indépendant ? tandis
que je craignais qu'on ne me reprochât
307de le faire trop gêné ou trop passif ;
& que je dis que la cause de ses perceptions
est vraisemblablement au dessus
de notre portée.

Je me suis tantôt contenté de citer
des autorités, parce qu'elles suffisoient
pour mettre mes opinions à couvert,
& que la plupart de ceux à qui j'aurais
à faire sont d'ordinaire plus convaincus
par les autorités, que capables
de discuter eux-mêmes ce qu'ils
voudroient condamner : mais je puis
dire que le système qui résulte de mes
réflexions sur l'origine des Langues
tranche ou anéantit toutes les difficultés
qui fourmillent dans les autres systèmes.
Dans ceux mêmes où l'on est
parvenu jusqu'à dire que nous ne saurions
nous assurer que tous les objets
que nous appercevons existent autrement
que dans notre ame ; on peut
encore demander si ces objets, outre
cette existence intelligible, n'auroient
pas une autre existence réelle & indépendante
de nous : & alors, si les
objets sont capables de cette autre
existence, la nier ou en douter pourroit
308répugner à la révélation, qui nous
parle de ces objets comme existants.
Mais dès que toute réalité dans les
objets n'est, & ne peut être, que ce
que j'énonce lorsque je suis parvenu
à dire il y a, il n'est plus & il ne
peut plus être pour les objets différentes
manières d'exister : il est vrai,
il est indubitable qu'ils existent
dans toute l'étendue de la signification de
ce mot, & qu'on ne peut plus trouver
leur existence en opposition avec ce
qui nous est révélé.

Fin du Tome premier.309

1(a) N°.I.II.III.

2(a) Dialogues entre Hylas & Philonoüs, de M. Berkeley.