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Condillac, Etienne Bonnot de. Œuvres complètes de Condillac. Tome second – T01

Essai
sur l'origine
des
connoissances humaines.
Seconde partie.
Du Langage et de la Méthode.
Section première. De l'origine et des progrès du langage.

Adam et Ève ne durent pas à l'expérience
l'exercice des opérations de leur ame, et,
en sortant des mains de Dieu, ils furent,
par un secours extraordinaire, en état de
réfléchir et de se communiquer leurs pensées.
Mais je suppose que quelque temps
après le déluge, deux enfans de l'un et
1de l'autre sexe aient été égarés dans des
déserts, avant qu'ils connussent l'usage
d'aucun signe. J'y suis autorisé par le
fait que j'ai rapporté. Qui sait même
s'il n'y a pas quelque peuple qui ne doive
son origine qu'à un pareil événement ?
Qu'on me permette d'en faire la supposition ;
la question (1)1 est de savoir comment
2cette nation naissante s'est fait une
langue.3

Chapitre premier.
Le langage d'action et celui des
sons articulés considérés dans
leur origine.

§. 1. Tant que les enfans dont je viens
de parler ont vécu séparément, l'exercice
des opérations de leur ame a été borné à
celui de la perception et de la conscience,
qui ne cesse point quand on est éveillé ; à
celui de l'attention, qui avoit lieu toutes
les fois que quelques perceptions les affectoient
d'une manière plus particulière ; à
celui de la réminiscence, quand des circonstances
qui les avoient frappés se représentoient
à eux, avant que les liaisons qu'elles
avoient formées eussent été détruites ; et à
un exercice fort peu étendu de l'imagination.
La perception d'un besoin se lioit,
par exemple, avec celle d'un objet qui avoit
servi à les soulager. Mais ces sortes de liaisons,
formées par hasard et n'étant pas
entretenues par la réflexion, ne subsistoient
4pas long-temps. Un jour, le sentiment
de la faim rappelloit à ces enfans un arbre
chargé de fruits, qu'ils avoient vu la veille :
le lendemain, cet arbre étoit oublié, et le
même sentiment leur rappelloit un autre
objet. Ainsi l'exercice de l'imagination n'étoit
point à leur pouvoir ; il n'étoit que l'effet
des circonstances où ils se trouvoient (1)2.

§. 2. Quand ils vécurent ensemble, ils
eurent occasion de donner plus d'exercice
à ces premières opérations ; parce que leur
commerce réciproque leur fit attacher aux
cris de chaque passion les perceptions dont
ils étoient les signes naturels. Ils les accompagnoient
ordinairement de quelque
mouvement, de quelque geste ou de quelque
action, dont l'expression étoit encore
plus sensible. Par exemple, celui qui souffroit,
parce qu'il étoit privé d'un objet que
ses besoins lui rendoient nécessaire, ne s'en
tenoit pas à pousser des cris ; il faisoit des
5efforts pour l'obtenir ; il agitoit sa tête, ses
bras et toutes les parties de son corps. L'autre,
ému à ce spectacle, fixoit les yeux sur
le même objet ; et, sentant passer dans son
ame des sentimens dont il n'étoit pas encore
capable de se rendre raison, il souffroit
de voir souffrir ce misérable. Dès ce
moment, il se sent intéressé à le soulager,
et il obéit à cette impression, autant qu'il
est en son pouvoir. Ainsi, par le seul instinct,
ces hommes se demandoient et se
prêtoient des secours. Je dis par le seul
instinct
, car la réflexion n'y pouvoit encore
avoir part. L'un ne disoit pas : Il faut
m'agiter de telle manière, pour lui faire
connoître ce qui m'est nécessaire et
pour l'engager à me secourir
 ; ni l'autre
Je vois à ses mouvemens qu'il veut telle
chose, je vais lui en donner la jouissance
 :
mais tous deux agissoient en conséquence
du besoin qui les pressoit davantage.

§. 3. Cependant les mêmes circonstances
ne purent se répéter souvent, qu'ils ne s'accoutumassent
enfin à attacher aux cris des
passions, et aux différentes actions du corps,
des perceptions qui y étoient exprimées
6d'une manière si sensible. Plus ils se familiarisèrent
avec ces signes, plus ils furent
en état de se les rappeller à leur gré. Leur
mémoire commença à avoir quelque exercice ;
ils purent disposer eux-mêmes de leur
imagination, et ils parvinrent insensiblement
à faire avec réflexion ce qu'ils
n'avoient fait que par instinct (1)3. D'abord
tous deux se firent une habitude de connoître,
à ces signes, les sentimens que l'autre
éprouvoit dans le moment ; ensuite ils s'en
servirent pour se communiquer les sentimens
qu'ils avoient éprouvés. Celui, par
exemple, qui voyoit un lieu où il avoit été
effrayé, imitoit les cris et les mouvemens
qui étoient les signes de la frayeur, pour
avertir l'autre de ne pas s'exposer au danger
qu'il avoit couru.

§. 4. L'usage de ces signes étendit peu
à peu l'exercice des opérations de l'ame,
et, à leur tour, celles-ci ayant plus d'exercice,
perfectionnèrent les signes, et en rendirent
7l'usage plus familier. Notre expérience
prouve que ces deux choses s'aident
mutuellement. Avant qu'on eût trouvé les
signes algébriques, les opérations de l'ame
avoient assez d'exercice pour en amener
l'invention : mais ce n'est que depuis l'usage
de ces signes qu'elles en ont eu assez, pour
porter les mathématiques au point de perfection
où nous les voyons.

§. 5. Par ce détail, on voit comment les
cris des passions contribuèrent au développement
des opérations de l'ame, en occasionnant
naturellement le langage d'action :
langage qui, dans ses commencemens, pour
être proportionné au peu d'intelligence de ce
couple, ne consistoit vraisemblablement
qu'en contorsions et en agitations violentes.

§. 6. Cependant ces hommes ayant acquis
l'habitude de lier quelques idées à des signes
arbitraires, les cris naturels leur servirent
de modèle, pour se faire un nouveau
langage. Ils articulèrent de nouveaux sons,
et, en les répétant plusieurs fois, et les accompagnant
de quelque geste qui indiquoit
les objets qu'ils vouloient faire remarquer,
ils s'accoutumèrent à donner des noms aux
8choses. Les premiers progrès de ce langage
furent néanmoins très-lents. L'organe de la
parole étoit si inflexible, qu'il ne pouvoit
facilement articuler que peu de sons fort
simples. Les obstacles, pour en prononcer
d'autres, empêchoient même de soupçonner
que la voix fût propre à se varier au delà du
petit nombre de mots qu'on avoit imaginé.

§. 7. Ce couple eut un enfant, qui,
pressé par des besoins qu'il ne pouvoit
faire connoître que difficilement, agita
toutes les parties de son corps. Sa langue,
fort flexible, se replia d'une manière extraordinaire
et prononça un mot tout nouveau.
Le besoin continuant donna encore lieu
aux mêmes effets : cet enfant agita sa
langue comme la première fois, et articula
encore le même son. Les parens surpris,
ayant enfin deviné ce qu'il vouloit,
essayèrent, en le lui donnant, de répéter
le même mot. La peine qu'ils eurent à le
prononcer fit voir qu'ils n'auroient pas
été d'eux-mêmes capables de l'inventer.

Par un semblable moyen, ce nouveau
langage ne s'enrichit pas beaucoup. Faute
d'exercice, l'organe de la voix perdit bientôt,
9dans l'enfant, toute sa flexibilité. Ses
parens lui apprirent à faire connoître ses
pensées par des actions, manière de s'exprimer,
dont les images sensibles étoient
bien plus à sa portée que des sons articulés.
On ne put attendre que du hasard
la naissance de quelque nouveau mot ; et,
pour en augmenter, par une voie aussi
lente, considérablement le nombre, il
fallut sans doute plusieurs générations. Le
langage d'action, alors si naturel, étoit
un grand obstacle à surmonter. Pouvoit-on
l'abandonner pour un autre dont on ne
prévoyoit pas encore les avantages, et dont
la difficulté se faisoit si bien sentir ?

§. 8. A mesure que le langage des sons
articulés devint plus abondant, il fut
plus propre à exercer de bonne heure
l'organe de la voix, et à lui conserver sa
première flexibilité. Il parut alors aussi
commode que le langage d'action : on se
servit également de l'un et de l'autre :
enfin l'usage des sons articulés devint si
facile qu'il prévalut.

§. 9. Il y a donc eu un temps où la conversation
étoit soutenue par un discours
10entremêlé de mots et d'actions. « L'usage
et la coutume (1)4, ainsi qu'il est arrivé
dans la plûpart des autres choses de la vie,
changérent ensuite en ornement ce qui
étoit dû à la nécessité : mais la pratique
subsista encore long-temps après que
la nécessité eut cessé, singuliérement parmi
les Orientaux, dont le caractère s'accommodoit
naturellement d'une forme
de conversation qui exerçoit si bien
leur vivacité par le mouvement, et la
contentoit si fort par une représentation
perpétuelle d'images sensibles.

L'Écriture Sainte nous fournit des
exemples sans nombre de cette sorte
de conversation. En voici quelques-uns :
Quand le faux prophète agite ses cornes
de, fer, pour marquer la déroute entière
des Syriens (2)5 : quand Jérémie, par
l'ordre de Dieu, cache sa ceinture de
lin dans la trou d'une pierre, près de
l'Euphrate (3)6 : quand il brise un vaisseau
11de terre à la vue du peuple (1)7 :
quand il met à son col des liens et des
jougs (2)8 : et quand il jette un livre dans
l'Euphrate (3)9 : quand Ezéchiel dessine,
par l'ordre de Dieu, le siége de Jérusalem
sur de la brique (4)10 : quand il
pèse dans une balance les cheveux de
sa tête et le poil de sa barbe (5)11 : quand
il emporte les meubles de sa maison (6)12,
et quand il joint ensemble deux bâtons,
pour Juda et pour Israël (7)13 : par ces
actions, les prophètes instruisoient le
peuple de la volonté du Seigneur, et
conversoient en signes ».

Quelques personnes, pour n'avoir pas su
que le langage d'action étoit chez les juifs
une manière commune et familière de
converser, ont osé traiter d'absurdes et
de fanatiques ces actions des prophètes.
12M. Warburthon détruit parfaitement (1)14
cette accusation. « L'absurdité d'une action,
dit-il, consiste en ce qu'elle est bizarre et
ne signifie rien. Or l'usage et la coutume
rendoient sages et sensées celles des
prophètes. A l'égard du fanatisme
d'une action, il est indiqué par ce tour
d'esprit qui fait qu'un homme trouve
du plaisir à faire des choses qui ne
sont point d'usage, et à se servir d'un
langage extraordinaire. Mais un pareil
fanatisme ne peut plus être attribué
aux prophètes, quand il est clair
que leurs actions étoient des actions ordinaires,
et que leurs discours étoient
conformes à l'idiome de leur pays.

Ce n'est pas seulement dans l'Histoire-Sainte
que nous rencontrons des exemples
de discours exprimés par des actions.
L'antiquité profane en est pleine…. Les
premiers oracles se rendoient de cette
manière, comme nous l'apprenons d'un
ancien dire d'Héraclite : que le roi, dont
13l'oracle est à Delphes, ne parle ni ne
se tait ; mais s'exprime par signes
.
Preuve certaine que c'etoit anciennement
une façon ordinaire de se faire entendre,
que de substituer des actions aux paroles (1)15. »

§. 10. Il paroît que ce langage fut surtout
conservé pour instruire le peuple des
choses qui l'intéressoient davantage, telles
que la police et la religion. C'est que agissant
sur l'imagination avec plus de vivacité,
il faisoit une impression plus durable.
Son expression avoit même quelque chose
de fort et de grand, dont les langues, encore
stériles, ne pouvoient approcher. Les
anciens appelloient ce langage du nom de
danse : voilà pourquoi il est dit que David
dansoit devant l'arche.

§. 11. Les hommes, en perfectionnant
leur goût, donnèrent à cette danse plus
de variété, plus de grace et plus d'expression.
Non seulement on assujettit à des règles
les mouvemens des bras, et les attitudes
14du corps, mais encore on traça les
pas que les pieds devoient former. Par-là
la danse se divisa naturellement en deux
arts qui lui furent subordonnés ; l'un, qu'on
me permette une expression conforme au
langage de l'antiquité, fut la danse des
gestes
 ; il fut conservé pour concourir à
communiquer les pensées des hommes ;
l'autre fut principalement la danse des pas ;
on s'en servit pour exprimer certaines situations
de l'ame, et particulièrement la joie :
on l'employa dans les occasions de réjouissance,
et son principal objet fut le plaisir.
La danse des pas provient donc de celle
des gestes : aussi en conserve-t-elle encore
le caractère. Chez les Italiens, parce qu'ils
ont une gesticulation plus vive et plus variée,
elle est pantomime. Chez nous, au
contraire, elle est plus grave et plus simple.
Si c'est là un avantage, il me paroît
être cause que le langage de cette danse en est
moins riche et moins étendu. Un danseur,
par exemple, qui n'auroit d'autre objet que
de donner des graces à ses mouvemens,
et de la noblesse à ses attitudes, pourroit-il,
lorsqu'il figureroit avec d'autres, avoir le
15même succès que lorsqu'il danseroit seul ?
N'auroit-on pas lieu de craindre que sa
danse, à force d'être simple, ne fût si bornée
dans son expression, qu'elle ne lui fournît
pas assez de signes pour le langage d'une
danse figurée ? Si cela est, plus on simplifiera
cet art, plus on en bornera l'expression.

§. 12. Il y a dans la danse différens genres,
depuis le plus simple jusqu'à celui qui l'est
le moins. Tous sont bons, pourvu qu'ils
expriment quelque chose, et ils sont d'autant
plus parfaits que l'expression en est
plus variée et plus étendue. Celui qui peint
les graces et la noblesse est bon ; celui qui
forme une espèce de conversation, ou de
dialogue, me paroît meilleur. Le moins
parfait, c'est celui qui ne demande que de
la force, de l'adresse et de l'agilité, parce que
l'objet n'en est pas assez intéressant :
cependant il n'est pas à mépriser, car il
cause des surprises agréables. Le défaut des
Français, c'est de borner les arts à force de
vouloir les rendre simples. Par-là ils se
privent quelquefois du meilleur, pour ne
conserver que le bon : la musique nous en
fournira encore un exemple.16

Chapitre II.
De la prosodie des premières
langues.

§. 13. La parole, en succédant au langage
d'action, en conserva le caractère.
Cette nouvelle manière de communiquer
nos pensées, ne pouvoit être imaginée
que sur le modèle de la première. Ainsi,
pour tenir la place des mouvemens violens
du corps, la voix s'éleva et s'abbaissa par des
intervalles fort sensibles.

Ces langages ne se succédèrent pas brusquement :
ils furent long-temps mêlés ensemble,
et la parole ne prévalut que fort
tard. Or chacun peut éprouver par lui-même
qu'il est naturel à la voix de varier ses inflexions,
à proportion que les gestes le sont
davantage. Plusieurs autres raisons confirment
ma conjecture.

Premièrement, quand les hommes commencèrent
à articuler des sons, la rudesse
des organes ne leur permit pas de le faire
par des inflexions aussi foibles que les nôtres.17

En second lieu, nous pouvons remarquer
que les inflexions sont si nécessaires, que
nous avons quelque peine à comprendre ce
qu'on nous lit sur un même ton. Si c'est
assez pour nous que la voix se varie légèrement,
c'est que notre esprit est fort exercé
par le grand nombre d'idées que nous avons
acquises, et par l'habitude où nous sommes
de les lier à des sons. Voilà ce qui manquoit
aux hommes qui eurent les premiers l'usage
de la parole. Leur esprit étoit dans toute
sa grossiéreté ; les notions aujourd'hui les
plus communes étoient nouvelles pour eux.
Ils ne pouvoient donc s'entendre qu'autant
qu'ils conduisoient leurs voix par des degrés
fort distincts. Nous-mêmes nous éprouvons
que, moins une langue, dans laquelle on
nous parle, nous est familière, plus on est
obligé d'appuyer sur chaque syllabe, et de
les distinguer d'une manière sensible.

En troisième lieu, dans l'origine des
langues, les hommes trouvant trop d'obstacles
à imaginer de nouveaux mots, n'eurent,
pendant long-temps, pour exprimer
les sentimens de l'ame, que les signes naturels
auxquels ils donnèrent le caractère
18des signes d'institution. Or les cris naturels
introduisent nécessairement l'usage
des inflexions violentes, puisque différens
sentimens ont pour signe le même son varié
sur différens tons. Ah, par exemple, selon
la manière dont il est prononcé, exprime
l'admiration, la douleur, le plaisir, la tristesse,
la joie, la crainte, le dégoût et presque
tous les sentimens de l'ame.

Enfin, je pourrois ajouter que les premiers
noms des animaux en imitèrent vraisemblablement
le cri : remarque qui convient
également à ceux qui furent donnés
aux vents, aux rivières et à tout ce qui fait
quelque bruit. Il est évident que cette imitation
suppose que les sons se succédoient
par des intervalles très-marqués.

§. 14. On pourroit improprement donner
le nom de chant à cette manière de prononcer,
ainsi que l'usage le donne à toutes
les prononciations qui ont beaucoup d'accent.
J'éviterai cependant de le faire, parce
que j'aurai occasion de me servir de ce mot
dans le sens qui lui est propre. Il ne suffit
point, pour un chant, que les sons s'y succèdent
par des degrés très-distincts ; il faut
19encore qu'ils soient assez soutenus pour faire
entendre leurs harmoniques, et que les intervalles
en soient appréciables. Il n'étoit
pas possible que ce caractère fût ordinairement
celui des sons par où la voix se varioit
à la naissance des langues, mais aussi
il ne pouvoit pas être bien éloigné de leur
convenir. Avec quelque peu de rapport que
deux sons se succèdent, il suffira de baisser
ou d'élever foiblement l'un des deux, pour
y trouver un intervalle tel que l'harmonie
le demande. Dans l'origine des langues,
la manière de prononcer admettoit donc
des inflexions de voix si distinctes, qu'un
musicien eût pu la noter, en ne faisant que
de légers changemens ; ainsi je dirai qu'elle
participoit du chant.

§. 15. Cette prosodie a été si naturelle
aux premiers hommes, qu'il y en a eu à
qui il a paru plus facile d'exprimer différentes
idées avec le même mot, prononcé
sur différens tons, que de multiplier le
nombre des mots à proportion de celui des
idées. Ce langage se conserve encore chez
les chinois. Ils n'ont que 328 monosyllabes
qu'ils varient sur cinq tons, ce qui équivaut
20à 1640 signes. On a remarqué que nos langues
ne sont pas plus abondantes. D'autres
peuples, nés sans doute avec une imagination
plus féconde, aimèrent mieux inventer
de nouveaux mots. La prosodie
s'éloigna chez eux du chant peu à peu, et
à mesure que les raisons, qui l'en avoient fait
approcher davantage, cessèrent d'avoir
lieu. Mais elle fut long-temps, avant de devenir
aussi simple qu'elle l'est aujourd'hui.
C'est le sort des usages établis, de subsister
encore après que les besoins qui les
ont fait naître ont cessé. Si je disois que la
prosodie des grecs et des romains participoit
encore du chant, on auroit peut-être
de la peine à deviner sur quoi j'appuyerois
une pareille conjecture. Les raisons m'en
paroissent pourtant simples et convaincantes :
je vais les exposer dans le chapitre
suivant.21

Chapitre III.
De la prosodie des langues grecque
et latine ; et, par occasion, de la
déclamation des anciens.

§. 16. Il est constant que les grecs et
les romains notoient leur déclamation,
et qu'ils l'accompagnoient d'un instrument (1)16.
Elle étoit donc un vrai chant.
Cette conséquence sera évidente à tous
ceux qui auront quelque connoissance
des principes de l'harmonie. Ils n'ignorent pas
1°. qu'on ne peut noter un son, qu'autant
qu'on a pu l'apprécier ; 2°. qu'en harmonie,
rien n'est appréciable que par la résonnance
22des corps sonores ; 3°. enfin, que cette résonnance
ne donne d'autres sons, ni
d'autres intervalles, que ceux qui entrent
dans le chant.

Il est encore constant que cette déclamation
chantante n'avoit rien de choquant
pour les anciens. Nous n'apprenons pas
qu'ils se soient jamais récriés qu'elle fût
peu naturelle, si ce n'est dans des cas
particuliers, comme nous faisons nous-mêmes,
quand le jeu d'un comédien nous
paroît outré. Ils croyoient au contraire le
chant essentiel à la poésie. La versification
des meilleurs poëtes lyriques, dit Cicéron (1)17,
ne paroît qu'une simple prose,
quand elle n'est pas soutenue par le chant.
Cela ne prouve-t-il pas que la prononciation,
alors naturelle au discours familier,
participoit si fort du chant, qu'il n'étoit pas
possible d'imaginer un milieu tel que notre
déclamation ?

En effet notre unique objet, quand nous
déclamons, c'est de rendre nos pensées
d'une manière plus sensible, mais sans
23nous écarter beaucoup de celle que nous
jugeons naturelle. Si la prononciation des
anciens avoit été semblable à la nôtre, ils
se seroient donc contentés, comme nous,
d'une simple déclamation. Mais il falloit
qu'elle fût bien différente, puisqu'ils n'en
pouvoient augmenter l'expression que par
le secours de l'harmonie.

§. 17. On sait d'ailleurs qu'il y avoit
dans le grec et dans le latin, des accens
qui, indépendamment de la signification
d'un mot, ou du sens de la phrase entière,
déterminoient la voix à s'abaisser sur certaines
syllabes, et à s'élever sur d'autres.
Pour comprendre comment ces accens ne
se trouvoient jamais en contradiction avec
l'expression du discours, il n'y a pas deux
moyens. Il faut absolument supposer avec
moi, que, dans la prononciation des anciens,
les inflexions qui rendoient la pensée,
étoient si variées et si sensibles, qu'elles
ne pouvoient être contrariées par celles que
demandoient les accens.

§. 18. Au reste ceux qui se mettront à la
place des Grecs et des Romains, ne seront
point étonnés que leur déclamation fût un
24véritable chant. Ce qui fait que nous jugeons
le chant peu naturel, ce n'est pas
parce que les sons s'y succèdent conformément
aux proportions qu'exige l'harmonie,
mais parce que les plus foibles inflexions
nous paroissent ordinairement suffisantes
pour exprimer nos pensées. Des peuples,
accoutumés à conduire leur voix par des
intervalles marqués, trouveroient notre prononciation
d'une monotonie sans ame ;
tandis qu'un chant qui ne modifieroit ces
intervalles, qu'autant qu'il le faudroit pour
en apprécier les sons, augmenteroit, à leur
égard, l'expression du discours, et ne sauroit
leur paroître extraordinaire.

§. 19. Faute d'avoir connu le caractère
de la prononciation des langues Grecque et
Latine, on a eu souvent bien de la peine
à comprendre ce que les anciens ont écrit
sur leurs spectacles. En voici un exemple :
« Si la tragédie peut subsister sans vers, dit
un commentateur de la poétique d'Aristote (1)18,
elle le peut encore plus sans
25musique. Il faut même avouer que nous
ne comprenons pas bien comment la
musique a pu jamais être considérée
comme faisant, en quelque sorte, partie
de la tragédie, car s'il y a rien au monde
qui paroisse étranger et contraire même
à une action tragique, c'est le chant ;
n'en déplaise aux inventeurs des tragédies
en musique, poëmes aussi ridicules que
nouveaux, et qu'on ne pourroit souffrir,
si l'on avoit le moindre goût pour les
pièces de théatre, ou que l'on n'eût pas
été enchanté et séduit par un des plus
grands Musiciens qui aient jamais été.
Car les opéra sont, si je l'ose dire, les
grotesques de la poésie, d'autant plus
insupportables qu'on prétend les faire
passer pour des ouvrages réguliers. Aristote
nous auroit donc bien obligés, de
nous marquer comment la musique a
pu être jugée nécessaire à la tragédie.
Au lieu de cela, il s'est contenté de dire
simplement, que toute sa force étoit
connue : ce qui marque seulement que
tout le monde étoit convaincu de cette
nécessité, et sentoit les effets merveilleux
26que le chant produisoit dans les
poëmes, dont il n'occupoit que les intermèdes.
J'ai souvent tâché de comprendre
les raisons qui obligeoient des hommes,
aussi habiles et aussi délicats que les
Athéniens, d'associer la musique et la
danse aux actions tragiques, et, après
bien des recherches, pour découvrir comment
il leur avoit paru naturel et vraisemblable
qu'un chœur qui représentoit
les spectateurs d'une action, dansât et
chantât sur des événemens aussi extraordinaires,
j'ai trouvé qu'ils avoient suivi
en cela leur naturel, et cherché à contenter
leur superstition. Les Grecs étoient
les hommes du monde les plus superstitieux
et les plus portés à la danse et à
la musique ; et l'éducation fortifioit cette
inclination naturelle.

Je doute fort que ce raisonnement,
dit l'abbé du Bos, excusât le goût des
Athéniens, supposé que la musique et
la danse, dont il est parlé dans les auteurs
anciens, comme d'agrémens absolument
nécessaires, dans la représentation
des tragédies, eussent été une danse
27et une musique pareilles à notre danse
et à notre musique ? mais, comme nous
l'avons déjà vu, cette musique n'étoit
qu'une simple déclamation, et cette
danse, comme nous le verrons, n'étoit
qu'un geste étudié et assujetti. »

Ces deux explications me paroissent également
fausses. Dacier se représente la
manière de prononcer des Grecs par celle
des Français et la musique de leurs tragédies
par celle de nos opéra : ainsi il est
tout naturel qu'il soit surpris du goût des
Athéniens ; mais il a tort de s'en prendre
à Aristote. Ce philosophe, ne pouvant prévoir
les changemens qui devoient arriver
à la prononciation et à la musique, comptoit
qu'il seroit entendu de la postérité,
comme il l'étoit de ses contemporains. S'il
nous paroît obscur, ne nous en prenons
qu'à l'habitude où nous sommes de juger
des ouvrages de l'antiquité par les nôtres.

L'erreur de l'abbé du Bos a le même
principe. Ne comprenant pas que les anciens
eussent pû introduire sur leurs théâtres,
comme l'usage le plus naturel, une musique
semblable à celle de nos opéra, il
28a pris le parti de dire que ce n'étoit point
une musique, mais seulement une simple
déclamation notée.

§. 20. D'abord il me semble que par
là il fait violence à bien des passages des
anciens : on le voit sur-tout par l'embarras
où il est d'éclaircir ceux qui concernent
les chœurs. En second lieu, si ce savant
abbé avoit pu connoître les principes de
la génération harmonique, il auroit vu
qu'une simple déclamation notée est une
chose démontrée impossible. Pour détruire
le systême qu'il s'est fait à cette occasion,
il suffit de rapporter la manière dont il
essaye de l'établir.

« J'ai demandé, dit-il, a plusieurs musiciens
s'il seroit bien difficile d'inventer
des caractères, avec lesquels on pût
écrire en notes la déclamation en usage
sur notre théâtre… Ces musiciens
m'ont répondu que la chose étoit possible,
et même qu'on pouvoit écrire la
déclamation en notes, en se servant de
la gamme de notre musique, pourvu
qu'on ne donnât aux notes que la moitié
de l'intonation ordinaire. Par exemple,
29les notes qui ont un semi-ton d'intonation
en musique, n'auroient qu'un quart de
ton d'intonation dans la déclamation.
Ainsi on noteroit les moindres élévations
de la voix qui soient sensibles, du
moins à nos oreilles.

Nos vers ne portent point leur mesure
avec eux comme les vers métriques
des Grecs et des Romains la portoient ;
mais on m'a dit aussi qu'on pourroit en
user dans la déclamation pour la valeur
des notes comme pour leur intonation.
On n'y donneroit à une blanche que la
valeur d'une noire, à une noire la valeur
d'une croche, et on évalueroit les
autres notes suivant cette proportion.

Je sais bien qu'on ne trouveroit pas
d'abord des personnes capables de lire
couramment cette espèce de musique et
de bien entonner les notes ; mais des
enfans de quinze ans, à qui l'on auroit
enseigné cette intonation durant six mois,
en viendroient à bout. Leurs organes se
plieroient à cette intonation, à cette prononciation
de notes faites sans chanter,
comme ils se plient à l'intonation de
30notre musique ordinaire. L'exercice et
l'habitude qui suit l'exercice, sont, par
rapport à la voix, ce que l'archet et la
main du joueur d'instrument sont par
rapport au violon. Peut-on croire que
cette intonation fût même difficile ? Il
ne s'agiroit que d'accoutumer la voix à
faire méthodiquement ce qu'elle fait
tous les jours dans la conversation. On
y parle quelquefois vîte et quelquefois
lentement. On y emploie de toutes sortes
de tons, et l'on y fait les progressions,
soit en haussant la voix, soit en la baissant
par toutes sortes d'intervalles possibles.
La déclamation notée ne seroit
autre chose que les tons et les mouvemens
de la prononciation écrits en notes.
Certainement la difficulté qui se rencontreroit
dans l'exécution d'une pareille
note, n'approcheroit pas de celle qu'il
y a de lire à-la-fois des paroles qu'on n'a
jamais lues, et de chanter et d'accompagner
du clavecin ces paroles sur une
note qu'on n'a pas étudiée. Cependant
l'exercice apprend même à des femmes
à faire ces trois opérations en même temps.31

Quant au moyen d'écrire en notes la
déclamation, soit celui que nous avons
indiqué, soit un autre, il ne sauroit être
aussi difficile de le réduire en règles certaines,
et d'en mettre la méthode en
pratique, qu'il l'étoit de trouver l'art d'écrire
en notes les pas et les figures d'une
entrée de ballet, dansée par huit personnes,
principalement les pas étant
aussi variés et les figures aussi entrelacées
qu'elles le sont aujourd'hui. Cependant
Feuillée est venu à bout de
donner cet Art, et sa note enseigne même
aux danseurs comment ils doivent porter
leurs bras. »

§. 21. Voilà un exemple bien sensible
des erreurs où l'on tombe, et des raisonnemens
vagues qu'on ne peut manquer de
faire, lorsqu'on parle d'un art dont on ne
connoît pas les principes. On pourroit, à
juste titre, critiquer ce passage d'un bout
à l'autre. Je l'ai rapporté tout au long, afin
que les méprises d'un écrivain, d'ailleurs
aussi estimable que l'abbé du Bos, nous
apprennent que nous courons risque de nous
tromper dans nos conjectures, toutes les
32fois que nous parlons d'après des idées peu
exactes.

Quelqu'un qui connoîtra la génération
des sons, et l'artifice par lequel l'intonation
en devient naturelle, ne supposera
jamais qu'on pourroit les diviser par quart
de tons, et que la gamme en seroit bientôt
aussi familière que celle dont on se sert en
musique. Les musiciens, dont l'abbé du
Bos apporte l'autorité, pouvoient être d'excellens
praticiens, mais il y a apparence
qu'ils ne connoissoient nullement la théorie
d'un art, dont M. Rameau a le premier
donné les vrais principes.

§. 22. Il est démontré dans la génération
harmonique, 1°. qu'on ne peut apprécier
un son, qu'autant qu'il est assez
soutenu pour faire entendre ses harmoniques ;
2°. que la voix ne peut entonner plusieurs
sons de suite, faisant entr'eux des
intervalles déterminés, si elle n'est guidée
par une base fondamentale ; 3°. qu'il n'y
a point de base fondamentale qui puisse
donner une succession par quart de tons.
Or, dans notre déclamation, les sons, pour la
plupart, sont fort peu soutenus, et s'y succèdent
33par quart de tons, ou même par des intervalles
moindres. Le projet de la noter
est donc impraticable.

§. 23. Il est vrai que la succession fondamentale
par tierce donne le demi-ton
mineur, qui est à un quart de ton au-dessous
du demi-ton majeur. Mais cela n'a
lieu que dans des changemens de modes,
ainsi il n'en peut jamais naître une gamme
par quarts de tons. D'ailleurs, ce demi-ton
mineur n'est pas naturel, et l'oreille est
si peu propre à l'apprécier, que dans le
clavecin on ne le distingue point du demi-ton
majeur ; car c'est la même touche qui
forme l'un et l'autre (1)19. Les anciens connoissoient
sans doute la différence de ces
deux demi-tons, c'est-là ce qui a fait croire
à l'abbé du Bos et d'autres, qu'ils avoient
divisé leur gamme par quart de tons.

§. 24. On ne sauroit tirer aucune induction
de la chorégraphie, ou de l'art
d'écrire en note les pas et les figures d'une
34entrée de ballet. Feuillée n'a eu que des
signes à imaginer, parce que, dans la danse,
tous les pas et tous les mouvemens, du moins
ceux qu'il a su noter, sont appréciés. Dans
notre déclamation, les sons, pour la plupart,
sont inappréciables : ils sont ce que,
dans les ballets, sont certaines expressions
que la chorégraphie n'apprend pas à écrire.

Je renvoie, dans une note, l'explication
de quelques passages que l'abbé du Bos a
tirés des anciens, pour appuyer son sentiment (1)20.35

§. 25. Les mêmes causes qui font varier
la voix par des intervalles fort distincts,
36lui font nécessairement mettre de la différence
entre le temps qu'elle emploie à articuler
37les sons. Il n'étoit donc pas naturel
que des hommes, dont la prosodie participoit
38du chant, observassent des tenues
égales sur chaque syllabe : cette manière
de prononcer n'eût pas assez imité le caractère
du langage d'action. Les sons, dans
la naissance des langues, se succédoient
donc, les uns avec une rapidité extrême, les
autres avec une grande lenteur. De-là l'origine
de ce que les grammairiens appellent
quantité, ou de la différence sensible
des longues et des brèves. La quantité et
la prononciation par des intervalles distincts
ont subsisté ensemble, et se sont altérées
à-peu-près avec la même proportion.
39La prosodie des Romains approchoit encore
du chant ; aussi leurs mots étoient-ils composés
de syllabes fort inégales : chez nous
la quantité ne s'est conservée, qu'autant que
les foibles inflexions de notre voix l'ont
rendu nécessaire.

§. 26. Comme les inflexions par des intervalles
sensibles avoient amené l'usage
d'une déclamation chantante, l'inégalité
marquée des syllabes y ajouta une différence
de temps et de mesure. La déclamation des
anciens eut donc les deux choses qui caractérisent
le chant, je veux dire, la modulation
et le mouvement.40

Le mouvement est l'ame de la musique :
aussi voyons nous que les anciens le jugeoient
absolument nécessaire à leur déclamation.
Il y avoit sur leurs théâtres un
homme qui le marquoit en frappant du
pied, et le comédien étoit aussi astreint à
la mesure, que le musicien et le danseur
le sont aujourd'hui. Il est évident qu'une
pareille déclamation s'éloigneroit trop de
notre manière de prononcer, pour nous
paroître naturelle. Bien loin d'exiger qu'un
acteur suive un certain mouvement, nous
lui défendons de faire sentir la mesure de
nos vers, ou même nous voulons qu'il la
rompe assez pour paroître s'exprimer en
prose. Tout confirme donc que la prononciation
des anciens dans le discours familier
approchoit si fort du chant, que leur
déclamation étoit un chant proprement
dit.

§. 27. On remarque tous les jours, dans
nos spectacles, que ceux qui chantent ont
bien de la peine à faire entendre distinctement
les paroles. On me demandera sans
doute si la déclamation des anciens étoit
sujette au même inconvénient. Je réponds
41que non, et j'en trouve la raison dans le
caractère de leur prosodie.

Notre langue ayant peu de quantité,
nous sommes satisfaits du musicien, pourvu
qu'il fasse brèves les syllabes brèves, et
longues les syllabes longues. Ce rapport
observé, il peut d'ailleurs les abréger ou les
alonger à son gré ; faire, par exemple, une
tenue d'une mesure, de deux, de trois,
sur une même syllabe. Le défaut d'accent
prosodique lui donne encore autant de
liberté, car il est le maître de faire baisser
ou élever la voix sur un même son : il n'a
que son goût pour règle. De tout cela, il
doit naturellement en résulter quelque confusion
dans les paroles mises en chant.

A Rome, le musicien qui composoit la
déclamation des piéces dramatiques, étoit
obligé de se conformer en tout à la prosodie.
Il ne lui étoit pas libre d'alonger une
syllabe brève au-delà d'un temps, ni une
longue au-delà de deux ; le peuple même
l'eût sifflé. L'accent prosodique déterminoit
souvent s'il devoit passer à un son plus
élevé ou à un son plus grave ; il ne lui laissoit
pas le choix. Enfin il étoit autant de
42son devoir de conformer le mouvement du
chant à la mesure du vers, qu'à la pensée
qui y étoit exprimée. C'est ainsi que la déclamation,
en se conformant à une prosodie
qui avoit des règles plus fixes que la nôtre,
concouroit, quoique chantante, à faire entendre
les paroles distinctement.

§. 28. Il ne faudroit pas se représenter
la déclamation des anciens d'après nos récitatifs ;
le chant n'en étoit pas si musical.
Quant à nos récitatifs, nous ne les avons si
fort chargés de musique que parce que,
quelque simples qu'ils eussent été, ils n'auroient
jamais pu nous paroître naturels.
Voulant introduire le chant sur nos théâtres,
et voyant qu'il ne pouvoit se rapprocher
assez de notre prononciation ordinaire, nous
avons pris le parti de le charger, pour nous
dédommager par ses agrémens, de ce qu'il
ôtoit, non à la nature, mais à une habitude
que nous prenons pour elle. Les Italiens
ont un récitatif moins musical que
le nôtre. Accoutumés à accompagner leurs
discours de beaucoup plus de mouvement
que nous, et à une prononciation qui recherche
autant les accens, que la nôtre les
43évite, une musique peu composée leur a
paru assez naturelle. C'est pourquoi ils
l'emploient, par préférence, dans les morceaux
qui demanderoient d'être déclamés.
Notre récitatif perdroit par rapport à nous,
s'il devenoit plus simple, parce qu'il auroit
moins d'agrémens, sans être plus naturel
à notre égard : et celui des Italiens
perdroit par rapport à eux, s'il le devenoit
moins ; parce qu'il ne gagneroit pas du côté
des agrémens, ce qu'il auroit perdu du côté
de la nature, ou plutôt de ce qui leur paroît
tel. On peut conclure que les Italiens et
les Français doivent s'en tenir chacun à leur
maniere, et qu'ils ont, à ce sujet, également
tort de se critiquer.

§. 29. Je trouve encore, dans la prosodie
des anciens, la raison d'un fait que personne,
je pense, n'a expliqué. Il s'agit de
savoir comment les orateurs Romains qui
haranguoient dans la place publique, pouvoient
être entendus de tout le peuple.

Les sons de notre voix se portent facilement
aux extrémités d'une place d'assez
grande étendue ; toute la difficulté est d'empêcher
qu'on ne les confonde ; mais cette
44difficulté doit être moins grande, à proportion
que, par le caractère de la prosodie
d'une langue, les syllabes de chaque mot
se distinguent d'une manière plus sensible.
Dans le latin, elles différoient par la qualité
du son, par l'accent qui, indépendamment
du sens, exigeoit que la voix s'élevât
ou s'abaissât, et par la quantité : nous manquons
d'accens, notre langue n'a presque
point de quantité, et beaucoup de nos syllabes
sont muettes. Un Romain pouvoit
donc se faire entendre distinctement dans
une place, où un Français ne le pourroit
que difficilement, et peut-être point du tout.45

Chapitre IV.
Des progrès que l'art du geste a
fait chez les anciens.

§. 30. Tout le monde connoît aujourd'hui
les progrès que l'art du geste
avoit faits chez les anciens, et principalement
chez les Romains. L'abbé du Bos
a recueilli ce que les auteurs de l'antiquité
nous ont conservé de plus curieux
sur cette matière ; mais personne n'a
donné la raison de ces progrès. C'est pourquoi
les spectacles des anciens paroissent
des merveilles qu'on ne peut comprendre,
et que pour cela on a quelquefois bien de
la peine à garantir du ridicule que nous
donnons volontiers à tout ce qui est contraire
à nos usages. L'abbé du Bos, voulant
en prendre la défense, fait remarquer
les dépenses immenses des Grecs et
des Romains pour la représentation de
leurs pièces dramatiques, et les progrès
qu'ils ont fait dans la poésie, l'art oratoire,
46la peinture, la sculpture et l'architecture.
Il en conclut que le préjugé
doit leur être favorable par rapport aux
arts qui ne laissent point de monumens ;
et, si nous l'en voulons croire, nous donnerions,
aux représentations de leurs pièces
dramatiques, les mêmes louanges que nous
donnons à leurs bâtimens et à leurs écrits.
Je pense que, pour goûter ces sortes de
représentations, il faudroit y être préparé
par des coutumes bien éloignées de nos
usages ; mais, en conséquence de ces coutumes
les spectacles des anciens méritoient
d'être applaudis, et pouvoient même
être supérieurs aux nôtres : c'est ce que
je vais essayer d'expliquer dans ce chapitre
et dans le suivant.

§. 31. Si, comme je l'ai dit, il est naturel
à la voix de varier ses inflexions, à
proportion que les gestes le sont davantage,
il est également naturel à des
hommes, qui parlent une langue dont la
prononciation approche beaucoup du chant,
d'avoir un geste plus varié : ces deux
choses doivent aller ensemble. En effet, si
nous remarquons dans la prosodie des
47Grecs et des Romains quelques restes du
caractère du langage d'action, nous devons,
à plus forte raison, en appercevoir dans
les mouvemens dont ils accompagnoient
leurs discours. Dès-là nous voyons que leurs
gestes pouvoient être assez marqués pour
être appréciés. Nous n'aurons donc plus
de peine à comprendre qu'ils leur aient
prescrit des règles, et qu'il aient trouvé
le secret de les écrire en notes. Aujourd'hui
cette partie de la déclamation est devenue
aussi simple que les autres. Nous ne faisons
cas d'un acteur qu'autant qu'en variant
foiblement ses gestes, il a l'art d'exprimer
toutes les situations de l'ame, et nous
le trouvons forcé, pour peu qu'il s'écarte
trop de notre gesticulation ordinaire. Nous
ne pouvons donc plus avoir de principes
certains pour régler toutes les attitudes
et tous les mouvemens qui entrent
dans la déclamation ; et les observations
qu'on peut faire à ce sujet, se bornent à
des cas particuliers.

§. 32. Les gestes étant réduits en art,
et notés, il fut facile de les asservir au
mouvement et à la mesure de la déclamation :
48c'est ce que firent les Grecs et
les Romains. Ceux-ci allèrent même plus
loin : ils partagèrent le chant et les gestes
entre deux acteurs. Quelque extraordinaire
que cet usage puisse paroître, nous
voyons comment, par le moyen d'un mouvement
mesuré, un comédien pouvoit varier
à propos ses attitudes, et les accorder
avec le récit de celui qui déclamoit, et
pourquoi on étoit aussi choqué d'un geste
fait hors de mesure, que nous le sommes
des pas d'un danseur, lorsqu'il ne tombe
pas en cadence.

§. 33. La manière, dont s'introduisit
l'usage de partager le chant et les gestes
entre deux acteurs, prouve combien les
Romains aimoient une gesticulation qui
seroit outrée à notre égard. On rapporte
que le poëte Livius Andronicus, qui jouoit
dans une de ses pièces, s'étant enroué à
répéter plusieurs fois des endroits que le
peuple avoit goûtés, fit trouver bon qu'un
esclave récitât les vers, tandis qu'il feroit
lui-même les gestes. Il mit d'autant plus
de vivacité dans son action, que ses forces
n'étoient point partagées ; et son jeu ayant
49été applaudi, cet usage prévalut dans les
monologues. Il n'y eut que les scènes dialoguées,
où le même comédien continua de
se charger de faire les gestes et de réciter.
Des mouvemens qui demandoient toute
la force d'un homme, seroient-ils applaudis
sur nos théâtres ?

§. 34. L'usage de partager la déclamation
conduisoit naturellement à découvrir
l'art des pantomimes : il ne restoit qu'un
pas à faire ; il suffisoit que l'acteur, qui
s'étoit chargé des gestes, parvînt à y mettre
tant d'expression que le rôle de celui qui
chantoit, parût inutile : c'est ce qui arriva.
Les plus anciens écrivains, qui ont parlé des
pantomimes, nous apprennent que les premiers
qui parurent, s'essayoient sur les monologues,
qui étoient, comme je viens de
le dire, les scènes où la déclamation étoit
partagée. On vit naître ces comédiens sous
Auguste, et bientôt ils furent en état d'exécuter
des pièces entières. Leur art étoit,
par rapport à notre gesticulation, ce qu'étoit,
par rapport à notre déclamation, le
chant des pièces qui se récitoient. C'est
ainsi que, par un long circuit, on parvint
50à imaginer, comme une invention nouvelle,
un langage qui avoit été le premier
que les hommes eussent parlé, ou qui du
moins n'en différoit que parce qu'il étoit
propre à exprimer un plus grand nombre
de pensées.

§. 35. L'art des pantomimes n'auroit
jamais pris naissance chez des peuples tels
que nous. Il y a trop loin de l'action peu
marquée dont nous accompagnons nos
discours, aux mouvemens animés, variés et
caractérisés de ces sortes de comédiens.
Chez les Romains, ces mouvemens étoient
une partie du langage, et sur-tout de celui
qui étoit usité sur leurs théâtres. On avoit
fait trois recueils de gestes, un pour la
tragédie, un autre pour la comédie, et
un troisieme pour des pièces dramatiques,
qu'on appelloit Satires. C'est-là que Pylade
et Bathille, les premiers pantomimes
que Rome ait vus, puisèrent les gestes
propres à leur art. S'ils en inventèrent de
nouveaux, il les firent sans doute dans l'analogie
de ceux que chacun connoissoit déja.

§. 36. La naissance des pantomimes
amenée naturellement par les progrès que
51les comédiens avoient faits dans leur art ;
leurs gestes pris dans les recueils qui avoient
été faits pour les tragédies, les comédies et
les satires ; et le grand rapport qui se trouve
entre une gesticulation fort caractérisée, et
des inflexions de voix variées d'une manière
fort sensible, sont une nouvelle confirmation
de ce que j'ai dit sur la déclamation des
anciens. Si d'ailleurs on remarque que les
pantomimes ne pouvoient s'aider des mouvemens
du visage, parce qu'ils jouoient
masqués, comme les autres comédiens, on
jugera combien leurs gestes devoient être
animés, et combien, par conséquent, la
déclamation des pièces, d'où ils les avoient
empruntés, devoit être chantante.

§. 37. Le défi que Cicéron et Roscius
se faisoient quelquefois, nous apprend
quelle étoit déja l'expression des gestes,
même avant l'établissement des pantomimes.
Cet orateur prononçoit une période
qu'il venoit de composer, et le comédien
en rendoit le sens par un jeu muet. Cicéron
en changeoit ensuite les mots ou le tour, de
manière que le sens n'en étoit point énervé ;
et Roscius également l'exprimoit par de
52nouveaux gestes. Or, je demande si de pareils
gestes auroient pu s'allier avec une
déclamation aussi simple que la nôtre.

§. 38. L'art des pantomimes charma les
Romains dès sa naissance, il passa dans
les provinces les plus éloignées de la capitale,
et il subsista aussi long-temps que l'empire.
On pleuroit à leurs représentations,
comme à celles des autres comédiens : elles
avoient même l'avantage de plaire beaucoup
plus, parce que l'imagination est plus
vivement affectée d'un langage qui est tout
en action. Enfin la passion pour ce genre
de spectacle vint au point que, dès les premières
années du règne de Tibère, le sénat
fut obligé de faire un réglement pour défendre
aux sénateurs de fréquenter les
écoles des pantomimes, et aux chevaliers
Romains de leur faire cortège dans les rues.

« L'art des pantomimes, dit avec raison
l'abbé du Bos (1)21, auroit eu plus de peine
à réussir parmi les nations septentrionales
de l'Europe, dont l'action naturelle
53n'est pas fort éloquente, ni assez
marquée pour être reconnue bien facilement
lorsqu'on la voit sans entendre
le discours dont elle doit être l'accompagnement
naturel…. Mais… les
conversations de toute espèce sont plus
remplies de démonstrations, elles sont
bien plus parlantes aux yeux, s'il est
permis d'user de cette expression, en
Italie que dans nos contrées. Un Romain
qui veut bien quitter la gravité de
son maintien étudié, et qui laisse agir
sa vivacité naturelle, est fertile en gestes ;
il est fécond en démonstrations, qui signifient
presqu'autant que des phrases
entières. Son action rend intelligibles
bien des choses que notre action ne feroit
pas deviner ; et ses gestes sont encore
si marqués, qu'ils sont faciles à
reconnoître lorsqu'on les revoit. Un Romain
qui veut parler en secret à son ami
d'une affaire importante, ne se contente
pas de ne se point mettre à portée d'être
entendu ; il a encore la précaution de
ne se point mettre à portée d'être vu,
54craignant, avec raison, que ses gestes
et que les mouvemens de son visage ne
fassent deviner ce qu'il va dire.

On remarquera que la même vivacité
d'esprit, que le même feu d'imagination
qui fait faire, par un mouvement naturel,
des gestes animés, variés, expressifs
et caractérisés, en fait encore comprendre
facilement la signification, lorsqu'il
est question d'entendre le sens
des gestes des autres. On entend facilement
un langage qu'on parle…. Joignons
à ces remarques la réflexion qu'on
fait ordinairement, qu'il y a des nations
dont le naturel est plus sensible que celui
d'autres nations, et l'on n'aura pas de
peine à comprendre que des comédiens
qui ne parloient point, pussent toucher
infiniment des Grecs et des Romains,
dont ils imitoient l'action naturelle ».

§. 39. Les détails de ce chapitre et du
précédent démontrent que la déclamation
des anciens différoit de la nôtre en deux
manières : par le chant qui faisoit que le
comédien étoit entendu de ceux qui en
étoient le plus éloignés ; par les gestes qui,
55étant plus variés et plus animés étoient distingués
de plus loin. C'est ce qui fit qu'on
put bâtir des théâtres assez vastes pour que
le peuple assistât au spectacle. Dans l'éloignement
où étoit la plus grande partie des
spectateurs, le visage des comédiens ne
pouvoit être vu distinctement ; et cette
raison empêcha d'éclairer la scène autant
qu'on le fait aujourd'hui ; on introduisit
même l'usage des masques. Ce fut peut-être
d'abord pour cacher quelque défaut
ou quelques grimaces : mais, dans la suite,
on s'en servit pour augmenter la force de
la voix, et pour donner à chaque personnage
la physionomie que son caractère
paroissoit demander. Par là les masques
avoient de grands avantages : leur unique
inconvénient étoit de dérober l'expression
du visage ; mais ce n'étoit que pour une
petite partie des spectateurs, et l'on ne
devoit pas y faire attention.

Aujourd'hui la déclamation est devenue
plus simple, et l'acteur ne peut se faire
entendre d'aussi loin. D'ailleurs les gestes
sont moins variés et moins caractérisés.
C'est sur le visage, c'est dans ses yeux, que
56le bon comédien se pique d'exprimer les
sentimens de son ame. Il faut donc qu'il
soit vu de près et sans masque. Aussi nos
salles de spectacles sont-elles beaucoup plus
petites, et beaucoup mieux éclairées que
les théâtres des anciens. Voilà comment
la prosodie, en prenant un nouveau caractère,
a occasionné des changemens jusques
dans des choses qui paroissent, au premier
coup-d'oeil, n'y avoir point de rapport.

§. 40. De la différence qui se trouve
entre notre manière de déclamer et celle
des anciens, il faut conclure qu'il est aujourd'hui
bien plus difficile d'exceller dans
cet art, que de leur temps. Moins nous permettons
d'écart dans la voix et dans le
geste, plus nous exigeons de finesse dans
le jeu. Aussi m'a-t-on assuré que les bons
comédiens sont plus communs en Italie
qu'en France. Cela doit être, mais il faut
l'entendre relativement au goût des deux
nations. Baron, pour les Romains, eût été
froid ; Roscius, pour nous, seroit un forcené.

§. 41. L'amour de la déclamation étoit
la passion favorite des Romains ; la plupart,
dit l'abbé du Bos, étoient devenus
57des déclamateurs (1)22. La cause en est sensible,
sur-tout dans les temps de la république.
Alors le talent de l'éloquence étoit
le plus cher à un citoyen, parce qu'il ouvroit
le chemin aux plus grandes fortunes.
On ne pouvoit donc manquer de cultiver
la déclamation, qui en est une partie si essentielle.
Cet art fut un des principaux objets
de l'éducation ; et il fut d'autant plus
aisé de l'apprendre aux enfans, qu'il avoit
ses règles fixes, comme aujourd'hui la danse
et la musique. Voilà une des principales
causes de la passion des anciens pour les
spectacles.

Le bon goût de la déclamation passa jusque
chez le peuple qui assistoit aux représentations
des pièces de théâtre. Il s'accoutuma
facilement à une manière de réciter,
qui ne différoit de celle qui lui étoit
naturelle, que parce qu'elle suivoit des
règles qui en augmentoient l'expression.
Ainsi, il apporta, dans la connoissance de
sa langue, une délicatesse, dont nous ne
58voyons aujourd'hui des exemples que parmi
les gens du monde.

§. 42. Par une suite des changemens arrivés
dans la prosodie, la déclamation est
devenue si simple, qu'on ne peut plus lui
donner de règles. Ce n'est presque qu'une
affaire d'instinct ou de goût. Elle ne peut
faire chez nous partie de l'éducation, et
elle est négligée au point que nous avons
des orateurs qui ne paroissent pas croire
qu'elle soit une partie essentielle de leur art :
chose qui eût paru aussi inconcevable aux
anciens, que ce qu'ils ont fait de plus étonnant
peut l'être à notre égard. N'ayant
pas cultivé la déclamation de bonne heure,
nous ne courons pas aux spectacles avec
le même empressement qu'eux, et l'éloquence
a moins de pouvoir sur nous. Les
discours oratoires qu'ils nous ont laissés,
n'ont conservé qu'une partie de leur expression.
Nous ne connoissons ni le ton ni
le geste dont ils étoient accompagnés, et
qui devoient agir si puissamment sur l'ame
des auditeurs (1)23. Ainsi nous sentons foiblement
59la force des foudres de Démosthènes,
et l'harmonie des périodes de Cicéron.60

Chapitre V.
De la musique.

Jusqu'ici j'ai été obligé de supposer que
la musique étoit connue des anciens : il
est à propos d'en donner l'histoire, du
moins en tant que cet art fait partie du
langage.

§. 43. Dans l'origine des langues, la
prosodie étant fort variée, toutes les inflexions
de la voix lui étoient naturelles.
Le hasard ne pouvoit donc manquer d'y
amener quelquefois des passages dont l'oreille
étoit flattée. On les remarqua, et
l'on se fit une habitude de les répéter :
telle est la première idée qu'on eut de
l'harmonie.

§. 44. L'ordre diatonique, c'est-à-dire,
celui où les sons se succèdent par tons et
demi-tons, paroît aujourd'hui si naturel,
qu'on croiroit qu'il a été connu le premier ;
mais si nous trouvons des sons dont
les rapports soient beaucoup plus sensibles,
61nous aurons droit d'en conclure que la
succession en a été remarquée auparavant.

Puisqu'il est démontré que la progression
par tierce, par quinte et par octave, tient immédiatement
au principe où l'harmonie
prend son origine, c'est-à-dire, à la résonnance
des corps sonores, et que l'ordre diatonique
s'engendre de cette progression ; c'est
une conséquence que les rapports des sons
doivent être bien plus sensibles dans la succession
harmonique que dans l'ordre diatonique.
Celui-ci, en s'éloignant du principe de
l'harmonie, ne peut conserver des rapports
entre les sons, qu'autant qu'ils lui sont
transmis par la succession qui l'engendre.
Par exemple, re, dans l'ordre diatonique,
n'est lié à ut, que parce qu'ut, re, est
produit par la progression ut, sol ; et la
liaison de ces deux derniers a son principe
dans l'harmonie des corps sonores, dont
ils font partie. L'oreille confirme ce raisonnement ;
car elle sent mieux le rapport
des sons ut, mi, sol, ut, que celui des sons
ut, re, mi, fa. Les intervalles harmoniques
ont donc été remarqués les premiers.62

Il y a encore ici des progrès à observer ;
car les sons harmoniques formant des intervalles
plus ou moins faciles à entonner,
et ayant des rapports plus ou moins sensibles,
il n'est pas naturel qu'ils aient été
aperçus et saisis aussitôt les uns que les
autres. Il est donc vraisemblable qu'on n'a
eu cette progression entière ut, mi, sol,
ut, qu'après plusieurs expériences. Celle-là
connue, on en fit d'autres sur le même
modèle, telles que sol, si, re, sol. Quant
à l'ordre diatonique, on ne le découvrit
que peu à peu et qu'après beaucoup de tâtonnemens,
puisque la génération n'en a
été montrée que de nos jours (1)24.

§. 45. Les premiers progrès de cet art ont
donc été le fruit d'une longue expérience.
On en a multiplié les principes, tant qu'on
n'en a pas connu les véritables. M. Rameau
est le premier qui ait vu l'origine de toute
l'harmonie dans la résonnance des corps
sonores, et qui ait rappellé la théorie de
cet art à un seul principe. Les Grecs, dont
63on vante si fort la musique, ne connoissoient
point, non plus que les Romains, la
composition à plusieurs parties. Il est cependant
vraisemblable qu'ils ont de bonne
heure pratiqué quelques accords, soit que
le hasard les leur eût fait remarquer à la
rencontre de deux voix, soit qu'en pinçant
en même-temps deux cordes d'un instrument,
ils en eussent senti l'harmonie.

§. 46. Les progrès de la musique ayant
été aussi lents, on fut long-temps avant de
songer à la séparer des paroles : elle eût
paru tout-à-fait dénuée d'expression. D'ailleurs,
la prosodie s'étant saisie de tous les
tons que la voix peut former, et ayant
seule fourni l'occasion de remarquer leur
harmonie, il étoit naturel de ne regarder
la musique, que comme un art qui pouvoit
donner plus d'agrément ou plus de force au
discours. Voilà l'origine du préjugé des
anciens, qui ne vouloient pas qu'on la séparât
des paroles. Elle fut, à-peu-près, à
l'égard de ceux chez qui elle prit naissance,
ce qu'est la déclamation par rapport à nous :
elle apprenoit à régler la voix ; au lieu qu'auparavant
on la conduisoit au hasard. Il
64devoit paroître aussi ridicule de séparer le
chant des paroles, qu'il le seroit aujourd'hui
de séparer de nos vers les sons de notre
déclamation.

§. 47. Cependant la musique se perfectionna :
peu-à-peu, elle parvint à égaler l'expression
des paroles : ensuite elle tenta de
la surpasser. C'est alors qu'on put s'appercevoir
qu'elle étoit par elle-même susceptible
de beaucoup d'expression. Il ne devoit
donc plus paroître ridicule de la séparer des
paroles. L'expression que les sons avoient
dans la prosodie qui participoit du chant,
celle qu'ils avoient dans la déclamation
qui étoit chantante, préparoient celle qu'ils
devoient avoir, lorsqu'ils seroient entendus
seuls. Deux raisons assurèrent même le
succès à ceux qui, avec quelque talent, s'essayèrent
dans ce nouveau genre de musique.
La première, c'est que sans doute ils choisissoient
les passages auxquels, par l'usage
de la déclamation, on étoit accoutumé d'attacher
une certaine expression, ou que du
moins ils en imaginoient de semblables. La
seconde, c'est l'étonnement que, dans sa
nouveauté, cette musique ne pouvoit manquer
65de produire. Plus on étoit surpris,
plus on devoit se livrer à l'impression qu'elle
pouvoit occasionner. Aussi vit-on ceux qui
étoient moins difficiles à émouvoir, passer
successivement, par la force des sons, de
la joie à la tristesse, ou même à la fureur.
A cette vue, d'autres qui n'auroient point
été remués, le furent presque également.
Les effets de cette musique devinrent le
sujet des conversations, et l'imagination
s'échauffoit au seul récit qu'on en entendoit
faire. Chacun vouloit en juger par soi-même ;
et les hommes, aimant communément
à voir confirmer les choses extraordinaires,
venoient entendre cette musique
avec les dispositions les plus favorables.
Elle répéta donc souvent les mêmes miracles.

§. 48. Aujourd'hui notre prosodie et
notre déclamation sont bien loin de préparer
les effets que notre musique devroit
produire. Le chant n'est pas, à notre égard,
un langage aussi familier qu'il l'étoit pour
les anciens ; et la musique, séparée des paroles,
n'a plus cet air de nouveauté, qui
seul peut beaucoup sur l'imagination. D'ailleurs,
66au moment où elle s'exécute, nous
gardons tout le sang-froid dont nous sommes
capables, nous n'aidons point le musicien
à nous en retirer, et les sentimens que nous
éprouvons naissent uniquement de l'action
des sons sur l'oreille. Mais les sentimens de
l'ame sont ordinairement si foibles, quand
l'imagination ne réagit pas elle-même sur
les sens, qu'on ne devroit pas être surpris
que notre musique ne produisît pas des effets
aussi surprenans que celle des anciens. Il
faudroit, pour juger de son pouvoir, en
exécuter des morceaux devant des hommes
qui auroient beaucoup d'imagination, pour
qui elle auroit le mérite de la nouveauté,
et dont la déclamation, faite d'après une
prosodie qui participeroit du chant, seroit
elle-même chantante. Mais cette expérience
seroit inutile, si nous étions aussi portés à
admirer les choses qui sont proches de nous,
que celles qui s'en éloignent.

§. 49. Le chant fait pour des paroles est
aujourd'hui si différent de notre prononciation
ordinaire et de notre déclamation,
que l'imagination a bien de la peine à se
prêter à l'illusion de nos tragédies mises en
67musique. D'un autre côté, les Grecs étoient
bien plus sensibles que nous, parce qu'ils
avoient l'imagination plus vive. Enfin les
musiciens prenoient les momens les plus
favorables pour les émouvoir. Alexandre,
par exemple, étoit à table, et, comme le
remarque M. Burette (1)25, il étoit vraisemblablement
échauffé par les fumées du vin,
quand une musique propre à inspirer la fureur,
lui fit prendre ses armes. Je ne doute
pas que nous n'ayons des soldats à qui le
seul bruit des tambours et des trompettes
en feroit faire autant. Ne jugeons donc pas
de la musique des anciens par les effets
qu'on lui attribue ; mais jugeons-en par les
instrumens dont ils avoient l'usage, et l'on
aura lieu de présumer qu'elle devoit être
inférieure à la nôtre.

§. 50. On peut remarquer que la musique,
séparée des paroles, a été préparée
chez les Grecs par des progrès semblables
à ceux auxquels les Romains ont dû l'art
des pantomimes ; et que ces deux arts ont,
à leur naissance, causé la même surprise
68chez ces deux peuples, et produits des effets
aussi surprenans. Cette conformité me paroît
curieuse, et propre à confirmer mes
conjectures.

§. 51. Je viens de dire, d'après tous ceux
qui ont écrit sur cette matière, que les
Grecs avoient l'imagination plus vive que
nous. Mais je ne sais si la vraie raison de
cette différence est connue ; il me semble
au moins qu'on a tort de l'attribuer uniquement
au climat. En supposant que celui de
la Grèce se fût toujours conservé tel qu'il
étoit, l'imagination de ses habitans devoit,
peu-à-peu, s'affoiblir. On va voir que c'est
un effet naturel des changemens qui arrivent
au langage.

J'ai remarqué ailleurs (1)26 que l'imagination
agit bien plus vivement dans des
hommes qui n'ont point encore l'usage des
signes d'institution : par conséquent, le
langage d'action étant immédiatement l'ouvrage
de cette imagination, il doit avoir
plus de feu. En effet, pour ceux à qui il
est familier, un seul geste équivaut souvent
69à une longue phrase. Par la même
raison, les langues faites sur le modèle de
ce langage, doivent être les plus vives ; et
les autres doivent perdre de leur vivacité,
à proportion que, s'éloignant davantage de
ce modèle, elles en conservent moins le
caractère. Or, ce que j'ai dit sur la prosodie,
fait voir que, par cet endroit, la langue
grecque se ressentoit plus qu'aucune autre
des influences du langage d'action ; et ce
que je dirai sur les inversions, prouvera
que ce n'étoit pas-là les seuls effets de
cette influence. Cette langue étoit donc
très-propre à exercer l'imagination. La
nôtre, au contraire, est si simple dans sa
construction et dans sa prosodie, qu'elle
ne demande presque que l'exercice de la
mémoire. Nous nous contentons, quand
nous parlons des choses, d'en rappeller les
signes, et nous en réveillons rarement les
idées. Ainsi l'imagination moins souvent
remuée, devient naturellement plus difficile
à émouvoir. Nous devons donc l'avoir
moins vive que les Grecs.

§. 52. La prévention pour la coutume
a été, de tout temps, un obstacle aux progrès
70des arts : la musique s'en est sur-tout
ressentie. Six cent ans avant J.-C. Timothée
fut banni de Sparte, par un décret
des éphores, pour avoir, au mépris de
l'ancienne musique, ajouté trois cordes à
la lyre ; c'est-à-dire, pour avoir voulu la
rendre propre à exécuter des chants plus
variés et plus étendus : tels étoient les préjugés
de ces temps-là. Nous en avons de
semblables, on en aura encore après nous,
sans jamais se douter qu'ils puissent un
jour être trouvés ridicules. Lulli, que nous
jugeons aujourd'hui si simple et si naturel,
a paru outré dans son temps. On disoit
que, par ses airs de ballets, il corrompoit
la danse, et qu'il en alloit faire un baladinage.
« Il y a six-vingts ans, dit l'abbé
du Bos, que les Chants qui se composoient
en France, n'étoient, généralement
parlant, qu'une suite de notes
longues… et… il y a quatre-vingts
ans que le mouvement de tous les airs de
ballet étoit un mouvement lent, et leur
chant, s'il est permis d'user de cette
expression, marchoit posément, même
dans sa plus grande gaieté ». Voilà la
71musique que regrettoient ceux qui blâmoient
Lulli.

§. 53. La musique est un art où tout
le monde se croit en droit de juger, et où,
par conséquent, le nombre des mauvais
juges est bien grand. Il y a, sans doute,
dans cet art, comme dans les autres, un
point de perfection, dont il ne faut pas
s'écarter : voilà le principe ; mais qu'il est
vague ! Qui, jusqu'ici a déterminé ce
point ? et s'il ne l'est pas, à qui est-ce à
le reconnoître ? Est-ce aux oreilles peu
exercées, parce qu'elles sont en plus grand
nombre ? Il y a donc eu un temps où la
musique de Lulli a été justement condamnée.
Est-ce aux oreilles savantes, quoiqu'en
petit nombre ? Il y a donc aujourd'hui
une musique qui n'en est pas moins
belle, pour être différente de celle de
Lulli.

Il devoit arriver à la musique d'être
critiquée à mesure qu'elle se perfectionneroit
davantage, sur-tout si les progrès
en étoient considérables et subits : car alors
elle ressemble moins à ce qu'on est accoutumé
d'entendre. Mais commence-t-on à
72se la rendre familière, on la goûte et elle
n'a plus que le préjugé contre elle.

§. 54. Nous ne saurions connoître quel
étoit le caractère de la musique instrumentale
des anciens : je me bornerai à
faire quelques conjectures sur le chant de
leur déclamation.

Il s'écartoit vraisemblablement de leur
prononciation ordinaire, à-peu-près comme
notre déclamation s'éloigne de la nôtre,
et se varioit également selon le caractère
des pièces et des scènes. Il devoit être aussi
simple dans la comédie, que la prosodie
le permettoit. C'étoit la prononciation ordinaire
qu'on n'avoit altérée qu'autant qu'il
avoit fallu pour en apprécier les sons, et
pour conduire la voix par des intervalles
certains.

Dans la tragédie, le chant étoit plus
varié et plus étendu, et principalement
dans les monologues auxquels on donnoit
le nom de cantiques. Ce sont ordinairement
les scènes les plus passionnées ; car
il est naturel que le même personnage, qui
se contraint dans les autres, se livre, quand
il est seul, à toute l'impétuosité des sentimens
73qu'il éprouve. C'est pourquoi les
poëtes romains faisoient mettre les monologues
en musique, par des musiciens de
profession. Quelquefois même ils leur laissoient
le soin de composer la déclamation
du reste de la pièce. Il n'en étoit pas de
même chez les Grecs ; les poëtes y étoient
musiciens, et ne confioient ce travail à
personne.

Enfin, dans les chœurs, le chant étoit
plus chargé que dans les autres scènes :
c'étoient les endroits où le poëte donnoit
le plus d'effort à son génie ; il n'est pas
douteux que le musicien ne suivît son
exemple. Ces conjectures se confirment
par les différentes sortes d'instrumens dont
on accompagnoit la voix des acteurs ; car ils
avoient une portée plus ou moins étendue
selon le caractère des paroles.

Nous ne pouvons pas nous représenter
les chœurs des anciens par ceux de nos
opéra. La musique en étoit bien différente,
puisqu'ils ne connoissoient pas la composition
à plusieurs parties ; et les danses
étoient peut-être encore plus éloignées de
ressembler à nos ballets. « Il est facile de
74concevoir, dit l'abbé du Bos, qu'elles
n'étoient autre chose que les gestes et
les démonstrations que les personnages
des chœurs faisoient pour exprimer leurs
sentimens, soit qu'ils parlassent, soit
qu'ils témoignassent par un jeu muet,
combien ils étoient touchés de l'événement
auquel ils devoient s'intéresser.
Cette déclamation obligeoit souvent les
chœurs à marcher sur la scène ; et comme
les évolutions, que plusieurs personnes
font en même-temps, ne se peuvent faire
sans avoir été concertées auparavant,
quand on ne veut pas qu'elles dégénèrent
en une foule, les anciens avoient
prescrit certaines règles aux démarches
des chœurs ». Sur des théâtres aussi
vastes que ceux des anciens, ces évolutions
pouvoient former des tableaux bien
propres à exprimer les sentimens dont le
chœur étoit pénétré.

§. 55. L'art de noter la déclamation,
et de l'accompagner d'un instrument, étoit
connu à Rome dès les premiers temps de la
république. La déclamation y fut, dans les
commencemens, assez simple : mais, par la
75suite, le commerce des Grecs y amena des
changemens. Les Romains ne purent résister
aux charmes de l'harmonie et de l'expression
de la langue de ce peuple. Cette
nation polie devint l'école où ils se formèrent
le goût pour les lettres, les arts et les
sciences : et la langue Latine se conforma
au caractère de la langue Grecque, autant
que son génie put le permettre.

Cicéron nous apprend que les accens qu'on
avoit empruntés des étrangers, avoient
changé, d'une manière sensible, la prononciation
des Romains. Ils occasionnèrent,
sans doute, de pareils changemens
dans la musique des pièces dramatiques :
l'un est une suite naturelle de l'autre. En
effet, Horace et cet orateur remarquent que
les instrumens qu'on employoit au théâtre
de leur temps, avoient une portée bien plus
étendue que ceux dont on s'étoit servi auparavant ;
que l'acteur, pour les suivre,
étoit obligé de déclamer sur un plus grand
nombre de tons, et que le chant étoit devenu
si pétulant qu'on n'en pouvoit observer
la mesure qu'en s'agitant d'une manière
violente. Je renvoie à ces passages, tels que
76les rapporte l'abbé du Bos, afin qu'on juge
si l'on peut les entendre d'une simple déclamation (1)27.

§. 56. Telle est l'idée qu'on peut se faire
de la déclamation chantante et des causes
qui l'ont introduite, ou qui l'ont fait varier.
Il nous reste à rechercher les circonstances
qui ont occasionné une déclamation aussi
simple que la nôtre, et des spectacles si
différens de ceux des anciens.

Le climat n'a pas permis aux peuples
froids et flegmatiques du Nord de conserver
les accens et la quantité que la nécessité
avoit introduits dans la prosodie, à la naissance
des langues. Quand ces barbares eurent
inondé l'empire romain, et qu'ils en
eurent conquis toute la partie occidentale,
le latin, confondu avec leurs idiômes,
perdit son caractère. Voilà d'où nous vient le
défaut d'accent que nous regardons comme
la principale beauté de notre prononciation :
cette origine ne prévient pas en sa faveur.
Sous l'empire de ces peuples grossiers, les
77lettres tombèrent, les théâtres furent détruits,
l'art des pantomimes, celui de noter
la déclamation et de la partager entre deux
comédiens, les arts qui concourent à la décoration
des spectacles, tels que l'architecture,
la peinture, la sculpture, et tous
ceux qui sont subordonnés à la musique,
périrent. A la renaissance des lettres, le
génie des langues étoit si changé, et les
mœurs si différentes, qu'on ne put rien
comprendre à ce que les anciens rapportoient
de leurs spectacles.

Pour concevoir parfaitement la cause de
cette révolution, il ne faut que se rappeller
ce que j'ai dit sur l'influence de la prosodie.
Celle des Grecs et des Romains
étoit si caractérisée qu'elle avoit des principes
fixes, et si connus que le peuple
même, sans en avoir étudié les règles,
étoit choqué des moindres défauts de prononciation.
C'est-là ce qui fournit les moyens
de faire un art de la déclamation et de
l'écrire en notes : dès-lors cet art fit partie
de l'éducation.

La déclamation ainsi perfectionnée produisit
78l'art de partager le chant et les gestes
entre deux comédiens, celui des pantomimes ;
et étendant même son influence
jusques sur la forme et la grandeur des
théâtres, elle donna occasion, comme nous
l'avons vu, de les faire assez vastes pour
contenir une partie considérable du peuple.

Voilà l'origine du goût des anciens pour
les spectacles, pour les décorations et pour
tous les arts qui y sont subordonnés, la musique,
l'architecture, la peinture et la sculpture.
Chez eux, il ne pouvoit presque pas
y avoir de talens perdus, parce que chaque
citoyen rencontroit à tous momens, des
objets propres à exercer son imagination.

Notre langue n'ayant presque point de
prosodie, la déclamation n'a pu avoir de
règles fixes, il nous a été impossible de la
partager entre deux acteurs ; celui des pantomimes
a peu d'attraits pour nous, et les
spectacles ont été renfermés dans des salles
où le peuple n'a pu assister. De-là, ce qui est
plus à regretter, le peu de goût que nous
avons pour la musique, l'architecture, la
peinture et la sculpture. Nous croyons seuls
ressembler aux anciens ; mais que, par cet
79endroit, les Italiens leur ressemblent bien
plus que nous. On voit donc que, si nos
spectacles sont si différens de ceux des
Grecs et des Romains, c'est un effet naturel
des changemens arrivés dans la
prosodie.80

Chapitre VI.
Comparaison de la déclamation
chantante et de la déclamation
simple.

§. 57. Notre déclamation admet de
temps en temps, des intervalles aussi distincts
que le chant. Si on ne les altéroit
qu'autant qu'il seroit nécessaire pour les
apprécier, ils n'en paroîtroient pas moins naturels,
et l'on pourroit les noter. Je crois
même que le goût et l'oreille font préférer
au bon comédien les sons harmoniques,
toutes les fois qu'ils ne contrarient
point trop notre prononciation ordinaire.
C'est sans doute pour ces sortes de
sons que Molière avoit imaginé des notes
(1)28. Mais le projet de noter le reste de la
déclamation est impossible ; car les inflexions
de la voix y sont si foibles que,
pour en apprécier les tons, il faudroit altérer
les intervalles, au point que la déclamation
81choqueroit ce que nous appellons
la nature.

§. 58. Quoique notre déclamation ne
reçoive pas, comme le chant, une succession
de sons appréciables, elle rend cependant
les sentimens de l'ame assez vivement
pour remuer ceux à qui elle est familière,
ou qui parlent une langue dont la
prosodie est peu variée et peu animée. Elle
produit sans doute cet effet, parce que
les sons y conservent à-peu-près entre eux
les mêmes proportions que dans le chant.
Je dis à-peu-près ; car n'y étant pas appréciables,
ils ne sauroient avoir des rapports
aussi exacts.

Notre déclamation est donc naturellement
moins expressive que la musique. En
effet, quel est le son le plus propre à rendre
un sentiment de l'ame ? C'est d'abord celui
qui imite le cri qui en est le signe naturel,
il est commun à la déclamation et à la musique.
Ensuite ce sont les sons harmoniques
de ce premier, parce qu'ils lui sont liés plus
étroitement. Enfin, ce sont tous les sons qui
peuvent être engendrés de cette harmonie,
variés et combinés dans le mouvement qui
82caractérise chaque passion : car tout sentiment
de l'ame détermine le ton et le mouvement
du chant, qui est le plus propre à
l'exprimer. Or, ces deux dernières espèces
de sons se trouvent rarement dans notre
déclamation, et d'ailleurs elle n'imite pas
les mouvemens de l'ame, comme le chant.

§. 59. Cependant elle supplée à ce défaut
par l'avantage qu'elle a de nous paroître
plus naturel. Elle donne à son expression
un air de vérité, qui fait que, si elle agit
sur les sens plus foiblement que la musique,
elle agit plus vivement sur l'imagination.
C'est pourquoi nous sommes souvent plus
touchés d'un morceau bien déclamé, que
d'un beau récitatif. Mais chacun peut remarquer
que, dans les momens où la musique
ne détruit pas l'illusion, elle fait à
son tour une impression bien plus grande.

§. 60. Quoique notre déclamation ne
puisse pas se noter, il me semble qu'on
pourroit en quelque sorte la fixer. Il suffiroit
qu'un musicien eût assez de goût pour
observer, dans le chant, à-peu-près les
mêmes proportions que la voix suit dans la
déclamation. Ceux qui se seroient rendus ce
83chant familier, pourroient, avec de l'oreille,
y retrouver la déclamation qui en auroit
été le modèle. Un homme rempli des récitatifs
de Lulli, ne déclameroit-il pas les tragédies
de Quinault, comme Lulli les eût déclamé
lui-même ? Pour rendre cependant
la chose plus facile, il seroit à souhaiter
que la mélodie fût extrêmement simple, et
qu'on n'y distinguât les inflexions de la voix
qu'autant qu'il seroit nécessaire pour les
apprécier. La déclamation se reconnoîtroit
encore plus aisément dans les récitatifs de
Lulli, s'il y avoit mis moins de musique.
On a donc lieu de croire que ce seroit là un
grand secours pour ceux qui auroient quelques
dispositions à bien déclamer.

§. 61. La prosodie, dans chaque langue,
ne s'éloigne pas également du chant : elle
recherche plus ou moins les accens, et même
les prodigue à l'excès, ou les évite tout-à-fait,
parce que la variété des tempéramens,
ne permet pas aux peuples de divers climats
de sentir de la même manière. C'est
pourquoi les langues demandent, selon leur
caractère, différens genres de déclamation
et de musique. On dit, par exemple, que
84le ton dont les Anglais expriment la colère,
n'est, en Italie, que celui de l'étonnement.

La grandeur des théâtres, les dépenses
des Grecs et des Romains pour les décorer,
les masques qui donnoient à chaque personnage
la physionomie que demandoit
son caractère, la déclamation qui avoit des
règles fixes, et qui étoit susceptible de plus
d'expression que la nôtre, tout paroît
prouver la supériorité des spectacles des anciens.
Nous avons, pour dédommagement,
les grâces, l'expression du visage, et quelques
finesses de jeu, que notre manière de
déclamer a seule pu faire sentir.85

Chapitre VII.
Quelle est la prosodie la plus
parfaite.

§. 62. Chacun sera, sans doute, tenté
de décider en faveur de la prosodie de sa
langue : pour nous précautionner contre ce
préjugé, tâchons de nous faire des idées
exactes.

La prosodie la plus parfaite est celle qui,
par son harmonie, est la plus propre à exprimer
toutes sortes de caractères. Or, trois
choses concourent à l'harmonie, la qualité
des sons, les intervalles par où ils se succèdent,
et le mouvement. Il faut donc qu'une
langue ait des sons doux, moins doux, durs
même, en un mot, de toutes les espèces ;
qu'elle ait des accens qui déterminent la
voix à s'élever et à s'abaisser ; enfin que,
par l'inégalité de ses syllabes, elle puisse
exprimer toutes sortes de mouvemens.

Pour produire l'harmonie, les chûtes ne
doivent pas se placer indifféremment. Il y
a des momens où elle doit être suspendue ; il
86y en a d'autres où elle doit finir par un repos
sensible. Par conséquent, dans une langue
dont la prosodie est parfaite, la succession
des sons doit être subordonnée à la chûte
de chaque période, en sorte que les cadences
soient plus ou moins précipitées, et que
l'oreille ne trouve un repos qui ne laisse
rien à désirer, que quand l'esprit est entièrement
satisfait.

§. 63. On reconnoîtra combien la prosodie
des Romains approchoit plus que la
nôtre de ce point de perfection, si l'on considère
l'étonnement avec lequel Cicéron
parle des effets du nombre oratoire. Il représente
le peuple ravi en admiration, à la
chûte des périodes harmonieuses ; et, pour
montrer que le nombre en est l'unique cause,
il change l'ordre des mots d'une période
qui avoit eu de grands applaudissemens,
et il assure qu'on en sent aussi-tôt disparoître
l'harmonie. La dernière construction
ne conservoit plus, dans le mélange des
longues et des brèves, ni dans celui des
accens, l'ordre nécessaire pour la satisfaction
de l'oreille (1)29. Notre langue a de
87la douceur et de la rondeur ; mais il faut
quelque chose de plus pour l'harmonie. Je
ne vois pas que, dans les différens tours
qu'elle autorise, nos orateurs aient jamais
rien trouvé de semblable à ces cadences
qui frappoient si vivement les Romains.

§. 64. Une autre raison qui confirme
la supériorité de la prosodie latine sur la
nôtre, c'est le goût des Romains pour l'harmonie,
et la délicatesse du peuple même
à cet égard. Les comédiens ne pouvoient
faire, dans un vers, une syllabe plus longue
ou plus brève qu'il ne falloit, qu'aussitôt
toute l'assemblée, dont le peuple faisoit
partie, ne s'élevât contre cette mauvaise
prononciation.

Nous ne pouvons lire de pareils faits
sans quelque surprise ; parce que nous ne
remarquons rien parmi nous qui puisse les
confirmer. C'est qu'aujourd'hui la prononciation
des gens du monde est si simple que
ceux qui la choquent légèrement ne peuvent
être relevés que par peu de personnes,
parce qu'il y en a peu qui se la soient rendue
familière. Chez les Romains, elle étoit si
caractérisée, le nombre en étoit si sensible
88que les oreilles les moins fines y étoient
exercées : ainsi ce qui altéroit l'harmonie
ne pouvoit manquer de les offenser.

§. 65. A suivre mes conjectures, si les
Romains ont dû être plus sensibles à l'harmonie
que nous, les Grecs y ont dû être
plus sensibles qu'eux, et les Asiatiques encore
plus que les Grecs : car plus les langues
sont anciennes, plus leur prosodie
doit approcher du chant. Aussi a-t-on lieu
de conjecturer que le grec étoit plus harmonieux
que le latin, puisqu'il lui prêta
des accens. Quant aux Asiatiques, ils recherchoient
l'harmonie avec une affectation
que les Romains trouvoient excessive.
Cicéron le fait entendre, lorsqu'après avoir
blâmé ceux qui, pour rendre le discours
plus cadencé, le gâtent à force d'en transposer
les termes, il représente les orateurs
Asiatiques comme plus esclaves du nombre
que les autres. Peut-être aujourd'hui trouveroit-il
que le caractère de notre langue
nous fait tomber dans le vice opposé :
mais si par-là nous avons quelques avantages
de moins, nous verrons ailleurs que
89nous en sommes dédommagés par d'autres
endroits.

Ce que j'ai dit à la fin du sixième chapitre
de cette section, est une preuve bien
sensible de la supériorité de la prosodie
des anciens.90

Chapitre VIII.
De l'origine de la poésie.

§. 66. Si, dans l'origine des langues,
la prosodie approcha du chant, le style,
afin de copier les images sensibles du langage
d'action, adopta toutes sortes de figures
et de métaphores, et fut une vraie
peinture. Par exemple, dans le langage
d'action, pour donner à quelqu'un l'idée
d'un homme effrayé, on n'avoit d'autre
moyen que d'imiter les cris et les mouvemens
de la frayeur. Quand on voulut communiquer
cette idée par la voie des sons
articulés, on se servit donc de toutes les
expressions qui la présentoient dans le
même détail. Un seul mot qui ne peint rien,
eût été trop foible pour succéder immédiatement
au langage d'action. Ce langage
étoit si proportionné à la grossiéreté des
esprits, que les sons articulés n'y pouvoient
suppléer, qu'autant qu'on accumuloit les
91expressions les unes sur les autres. Le peu
d'abondance des langues ne permettoit pas
même de parler autrement. Comme elles
fournissoient, rarement le terme propre, on
ne faisoit deviner une pensée qu'à force de
répéter les idées qui lui ressembloient davantage.
Voilà l'origine du pléonasme : défaut
qui doit particulièrement se remarquer
dans les langues anciennes. En effet, les
exemples en sont très-fréquens dans l'Hébreu.
On ne s'accoutuma que fort lentement
à lier à un seul mot des idées qui,
auparavant, ne s'exprimoient que par des
mouvemens fort composés ; et l'on n'évita
les expressions diffuses, que quand les langues,
devenues plus abondantes, fournirent
des termes propres et familiers pour toutes
les idées dont on avoit besoin. La précision
du style fut connue beaucoup plutôt chez
les peuples du Nord. Par un effet de leur
tempérament froid et flegmatique, ils abandonnèrent
plus facilement tout ce qui se
ressentoit du langage d'action. Ailleurs les
influences de cette manière de communiquer
ses pensées, se conservèrent long-temps.
92Aujourd'hui même, dans les parties méridionales
de l'Asie, le pléonasme est regardé
comme une élégance du discours.

§. 67. Le style, dans son origine, a
été poétique, puisqu'il a commencé par
peindre les idées avec les images les plus
sensibles, et qu'il étoit d'ailleurs extrêmement
mesuré ; mais, les langues, devenant
plus abondantes, le langage d'action
s'abolit peu-à-peu, la voix se varia moins,
le goût pour les figures et les métaphores,
par les raisons que j'en donnerai, diminua
insensiblement, et le style se rapprocha de
notre prose. Cependant les auteurs adoptèrent
le langage ancien, comme plus vif
et plus propre à se graver dans la mémoire :
unique moyen de faire passer pour
lors leurs ouvrages à la postérité. On donna
différentes formes à ce langage ; on imagina
des règles pour en augmenter l'harmonie,
et on en fit un art particulier. La
nécessité où l'on étoit de s'en servir fit
croire, pendant long-temps, qu'on ne devoit
composer qu'en vers. Tant que les
hommes n'eurent point de caractères pour
écrire leurs pensées, cette opinion étoit
93fondée sur ce que les vers s'apprennent et
se retiennent plus facilement. La prévention
la fit cependant encore subsister après
que cette raison eut cessé d'avoir lieu. Enfin
un philosophe, ne pouvant se plier aux
règles de la poésie, hasarda le premier
d'écrire en prose (1)30.

§. 68. La rime ne dut pas, comme la
mesure, les figures et les métaphores, son
origine à la naissance des langues. Les
peuples du Nord, froids et flegmatiques,
ne purent conserver une prosodie aussi
mesurée que celle des autres, lorsque la
nécessité qui l'avoit introduite ne fut plus
la même. Pour y suppléer, ils furent obligés
d'inventer la rime.

§. 69. Il n'est pas difficile d'imaginer
par quels progrès la poésie est devenue un
art. Les hommes, ayant remarqué les
chûtes uniformes et régulières que le hasard
amenoit dans le discours ; les différens
mouvemens produits par l'inégalité
des syllabes, et l'impression agréable de
94certaines inflexions de la voix, se firent
des modèles de nombre et d'harmonie,
où ils puisèrent peu à peu toutes les règles
de la versification. La musique et la poésie
sont donc naturellement nées ensemble.

§. 70. Ces deux arts s'associèrent celui
du geste, plus ancien qu'eux, et qu'on appelloit
du nom de danse. D'où nous pouvons
conjecturer que, dans tous les temps
et chez tous les peuples, on auroit pu remarquer
quelque espèce de danse, de musique
et de poésie. Les Romains nous apprennent
que les Gaulois et les Germains
avoient leurs musiciens et leurs poëtes : on
a observé, de nos jours, la même chose
par rapport aux nègres, aux Caraïbes et
aux Iroquois. C'est ainsi qu'on trouve,
parmi les barbares, le germe des arts qui se
sont formés chez les nations polies, et qui
aujourd'hui, destinés à nourrir le luxe dans
nos villes, paroissent si éloignés de leur
origine, qu'on a bien de la peine à la reconnoître.

§. 71. L'étroite liaison de ces arts à leur
naissance, est la vraie raison qui les a fait
confondre par les anciens sous un nom générique.
95Chez eux le terme de musique
comprend non seulement l'art qu'il désigne
dans notre langue, mais encore celui
du geste, la danse, la poésie et la déclamation.
C'est donc à ces arts réunis qu'il
faut rapporter la plupart des effets de leur
musique, et dès-lors ils ne sont plus si surprenans (1)31.

§. 72. On voit sensiblement quel étoit
l'objet des premières poésies. Dans l'établissement
des sociétés, les hommes ne
pouvoient point encore s'occuper des choses
de pur agrément, et les besoins qui les
obligeoient de se réunir bornoient leurs vues
à ce qui pouvoit leur être utile ou nécessaire.
La poésie et la musique ne furent
donc cultivées que pour faire connoître la
religion, les lois, et pour conserver le souvenir
des grands hommes et des services
qu'ils avoient rendus à la société. Rien n'y
étoit plus propre, ou plutôt c'étoit le seul
96moyen dont on pût se servir, puisque l'écriture
n'étoit pas encore connue. Aussi tous
les monumens de l'antiquité prouvent-ils
que ces arts, à leur naissance, ont été destinés
à l'instruction des peuples. Les Gaulois
et les Germains s'en servoient pour
conserver leur histoire et leurs lois ; et chez
les Egyptiens et les Hebreux, ils faisoient,
en quelque sorte, partie de la religion.
Voilà pourquoi les anciens vouloient que
l'éducation eût pour principal objet l'étude
de la musique : je prends ce terme dans
toute l'étendue qu'ils lui donnoient. Les
Romains jugeoient la musique nécessaire
à tous les âges, parce qu'ils trouvoient
qu'elle enseignoit ce que les enfans devoient
apprendre, et ce que les personnes
faites devoient savoir. Quant aux Grecs,
il leur paroissoit si honteux de l'ignorer,
qu'un musicien et un savant étoient pour
eux la même chose, et qu'un ignorant
étoit désigné, dans leur langue, par le
nom d'un homme qui ne sait pas la musique.
Ce peuple ne se persuadoit pas que
cet art fût de l'invention des hommes, et
97il croyoit tenir des dieux les instrumens
qui l'étonnoient davantage. Ayant plus
d'imagination que nous, il étoit plus sensible
à l'harmonie : d'ailleurs, la vénération
qu'il avoit pour les lois, pour la religion
et pour les grands hommes qu'il célébroit
dans ses chants, passa à la musique qui
conservoit la tradition de ces choses.

§. 73. La prosodie et le style étant devenus
plus simples, la prose s'éloigna de
plus en plus de la poésie. D'un autre côté,
l'esprit fit des progrès, la poésie en parut
avec des images plus neuves ; par ce moyen
elle s'éloigna aussi du langage ordinaire,
fut moins à la portée du peuple et devint
moins propre à l'instruction.

D'ailleurs les faits, les lois, et toutes les
choses, dont il falloit que les hommes
eussent connoissance, se multiplièrent si
fort, que la mémoire étoit trop foible pour
un pareil fardeau ; les sociétés s'aggrandirent
au point que la promulgation des
lois ne pouvoit parvenir que difficilement
à tous les citoyens. Il fallut donc, pour
instruire le peuple, avoir recours à quelque
98nouvelle voie. C'est alors qu'on imagina
l'écriture : j'exposerai plus bas quels
en furent les progrès (1)32.

A la naissance de ce nouvel art, la
poésie et la musique commencèrent à changer
d'objet : elles se partagèrent entre
l'utile et l'agréable, et enfin se bornèrent
presqu'aux choses de pur agrément. Moins
elles devinrent nécessaires, plus elles cherchèrent
les occasions de plaire davantage,
et elles firent l'une et l'autre des progrès
considérables.

La musique et la poésie, jusques-là inséparables,
commencèrent, quand elles se
furent perfectionnées, à se diviser en deux
arts différens ; mais on cria à l'abus contre
ceux qui, les premiers, hasardèrent de les
séparer. Les effets qu'elles pouvoient produire,
sans se prêter des secours mutuels,
n'étoient pas encore assez sensibles, on ne
prévoyoit pas ce qui devoit leur arriver,
et, d'ailleurs, ce nouvel usage étoit trop
contraire à la coutume. On en appeloit,
comme nous aurions fait, à l'antiquité,
99qui ne les avoit jamais employées l'une
sans l'autre ; et l'on concluoit que des airs
sans paroles, ou des vers pour n'être point
chantés, étoient quelque chose de trop
bizarre pour avoir jamais du succès ; mais
quand l'expérience eut prouvé le contraire,
les philosophes commencèrent à craindre
que ces arts n'énervassent les mœurs. Ils
s'opposèrent à leurs progrès, et citèrent
aussi l'antiquité, qui n'en avoit jamais fait
usage pour des choses de pur agrément.
Ce n'est donc point sans avoir eu bien des
obstacles à surmonter, que la musique et
la poésie ont changé d'objets et ont été
distinguées en deux arts.

§. 74. On seroit tenté de croire que le
préjugé, qui fait respecter l'antiquité, a
commencé à la seconde génération des
hommes. Plus nous sommes ignorans, plus
nous avons besoin de guides et plus nous
sommes portés à croire que ceux qui sont
venus avant nous ont bien fait tout ce
qu'ils ont fait, et qu'il ne nous reste qu'à
les imiter. Plusieurs siècles d'expérience
auroient bien dû nous corriger de cette
prévention.100

Ce que la raison ne peut faire, le temps
et les circonstances l'occasionnent, mais
souvent pour faire tomber dans des préjugés
tout contraires. C'est ce qu'on peut
remarquer au sujet de la poésie et de la
musique. Notre prosodie étant devenue
aussi simple qu'elle l'est aujourd'hui, ces
deux arts ont été si fort séparés, que le
projet de les réunir sur un théâtre a paru
ridicule à tout le monde, et le paroît même
encore, tant on est bizarre, à plusieurs de
ceux qui applaudissent à l'exécution.

§. 75. L'objet des premières poésies nous
indique quel en étoit le caractère. Il est
vraisemblable qu'elles ne chantoient la
religion, les lois et les héros, que pour réveiller,
dans les citoyens, des sentimens
d'amour, d'admiration et d'émulation.
C'étoient des pseaumes, des cantiques, des
odes et des chansons. Quant aux poëmes
épiques et dramatiques, ils ont été connus
plus tard. L'invention en est due aux Grecs,
et l'histoire en a été faite si souvent que
personne ne l'ignore.

§. 76. On peut juger du style des premières
101poésies par le génie des premières
langues.

En premier lieu, l'usage de sous-entendre
des mots y étoit fort fréquent.
L'hébreu en est la preuve ; mais en voici
la raison :

La coutume, introduite par la nécessité,
de mêler ensemble le langage d'action et
celui des sons articulés, subsista encore
long-temps après que cette nécessité eut
cessé, sur-tout chez les peuples dont l'imagination
étoit plus vive, tels que les Orientaux.
Cela fut cause que, dans la nouveauté
d'un mot, on s'entendoit également
bien en ne l'employant pas comme en
l'employant. On l'omettoit donc volontiers
pour exprimer plus vivement sa pensée,
ou pour la renfermer dans la mesure
d'un vers. Cette licence étoit d'autant plus
tolérée, que la poésie, étant faite pour
être chantée, et ne pouvant encore être
écrite, le ton et le geste suppléoit au mot
qu'on avoit omis. Mais quand, par une
longue habitude, un nom fut devenu le
signe le plus naturel d'une idée, il ne fut
102pas aisé d'y suppléer. C'est pourquoi, en descendant
des langues anciennes aux plus modernes,
on s'apercevra que l'usage de sous-entendre
des mots est de moins en moins
reçu. Notre langue le rejette même si fort,
qu'on diroit quelquefois qu'elle se méfie
de notre pénétration.

§. 77. En second lieu, l'exactitude et la
précision ne pouvoient être connues des premiers
poëtes. Ainsi, pour remplir la mesure
des vers, on y inséroit souvent des
mots inutiles, ou l'on répétoit la même
chose de plusieurs manières : nouvelle raison
des pléonasmes fréquens dans les langues
anciennes.

§. 78. Enfin, la poésie étoit extrêmement
figurée et métaphorique ; car on assure
que, dans les langues Orientales, la
prose même souffre des figures que la poésie
des latins n'emploie que rarement. C'est
donc chez les poëtes Orientaux que l'enthousiasme
produisoit les plus grands désordres :
c'est chez eux que les passions se
montroient avec des couleurs qui nous paroîtroient
exagérées. Je ne sais cependant
si nous serions en droit de les blâmer. Ils
103ne sentoient pas les choses comme nous :
ainsi ils ne devoient pas les exprimer de la
même manière. Pour apprécier leurs ouvrages,
il faudroit considérer le tempérament
des nations pour lesquelles ils ont
écrit. On parle beaucoup de la belle nature ;
il n'y a pas même de peuple poli qui
ne se pique de l'imiter ; mais chacun croit
en trouver le modèle dans sa manière de
sentir. Qu'on ne s'étonne pas si on a tant
de peine à la reconnoître, elle change trop
souvent de visage, ou du moins elle prend
trop l'air de chaque pays. Je ne sais même
si la façon dont j'en parle actuellement,
ne se sent pas un peu du ton qu'elle prend,
depuis quelque temps, en France.

§. 79. Le style poétique et le langage
ordinaire, en s'éloignant l'un de l'autre,
laissèrent entre eux un milieu où l'éloquence
prit son origine, et d'où elle s'écarta
pour se rapprocher tantôt du ton de la poésie,
tantôt de celui de la conversation. Elle ne
diffère de celui-ci, que parce qu'elle rejette
toutes les expressions qui ne sont pas assez
nobles, et de celui-là, que parce qu'elle
n'est pas assujettie à la même mesure, et
104que, selon le caractère des langues, on ne
lui permet pas certaines figures et certains
tours qu'on souffre dans la poésie. D'ailleurs,
ces deux arts se confondent quelquefois si
fort, qu'il n'est plus possible de les distinguer.105

Chapitre IX.
Des mots.

Je n'ai pu interrompre ce que j'avois à
dire sur l'art des gestes, la danse, la prosodie,
la déclamation, la musique et la
poésie : toutes ces choses tiennent trop ensemble
et au langage d'action qui en est
le principe. Je vais actuellement rechercher
par quels progrès le langage des sons
articulés a pu se perfectionner et devenir
enfin le plus commode de tous.

§. 80. Pour comprendre comment les
hommes convinrent entre'eux du sens des
premiers mots qu'ils voulurent mettre en
usage, il suffit d'observer qu'ils les prononçoient
dans des circonstances où chacun
étoit obligé de les rapporter aux mêmes
perceptions. Par-là ils en fixoient la signification
avec plus d'exactitude, selon que les
circonstances, en se répétant plus souvent,
accoutumoient davantage l'esprit à lier les
mêmes idées avec les mêmes signes. Le
106langage d'action levoit les ambiguités et les
équivoques, qui, dans les commencemens,
devoient être fréquentes.

§. 81. Les objets destinés à soulager nos
besoins, peuvent bien échapper quelquefois
à notre attention, mais il est difficile de
ne pas remarquer ceux qui sont propres à
produire des sentimens de crainte et de
douleur. Ainsi, les hommes ayant dû nommer
les choses plutôt ou plus tard, à proportion
qu'elles attiroient davantage leur
attention ; il est vraisemblable, par exemple,
que les animaux qui leur faisoient la guerre,
eurent des noms avant les fruits dont ils
se nourrissoient. Quant aux autres objets
ils imaginèrent des mots pour les désigner,
selon qu'ils les trouvoient propres à soulager
des besoins plus pressans et qu'ils
en recevoient des impressions plus vives.

§. 82. La langue fut long-temps sans
avoir d'autres mots que les noms qu'on
avoit donnés aux objets sensibles, tels que
ceux d'arbre, fruit, eau, feu, et autres
dont on avoit plus souvent occasion de
parler. Les notions complexes des substances
étant connues les premières, puisqu'elles
107viennent immédiatement des sens,
devoient être les premières à avoir des
noms. A mesure qu'on fut capable de les
analyser, en réfléchissant sur les différentes
perceptions qu'elles renferment, on
imagina des signes pour des idées plus
simples. Quand on eut, par exemple, celui
d'arbre, on fit ceux de tronc, branche,
feuille, verdure, etc. On distingua ensuite,
mais peu-à-peu, les différentes qualités
sensibles des objets ; on remarqua les
circonstances où ils pouvoient se trouver,
et l'on fit des mots pour exprimer toutes
ces choses : ce furent les adjectifs et les
adverbes ; mais on trouva de grandes difficultés
à donner des noms aux opérations
de l'ame, parce qu'on est naturellement peu
propre à réfléchir sur soi-même. On fut
donc long-temps à n'avoir d'autre moyen
pour rendre ces idées, je vois, j'entends,
je veux, j'aime, et autres semblables,
que de prononcer le nom des choses d'un
ton particulier, et de marquer à-peu-près
par quelque action, la situation où l'on se
trouvoit. C'est ainsi que les enfans qui
n'apprennent ces mots que quand ils savent
108déjà nommer les objets qui ont le plus de
rapport à eux, font connoître ce qui se passe
dans leur ame.

§. 83. En se faisant une habitude de se
communiquer ces sortes d'idées par des
actions, les hommes s'accoutumèrent à
les déterminer ; et dès-lors ils commencèrent
à trouver plus de facilité à les attacher
à d'autres signes. Les noms qu'ils
choisirent pour cet effet, sont ceux qu'on
appella verbes. Ainsi les premiers verbes
n'ont été imaginés que pour exprimer l'état
de l'ame, quand elle agit ou pâtit. Sur ce
modèle, on en fit ensuite pour exprimer
celui de chaque chose. Ils eurent cela
de commun avec les adjectifs, qu'ils désignoient
l'état d'un être ; et ils eurent de
particulier, qu'ils le marquoient, en tant
qu'il consiste en ce qu'on appelle action
et passion. Sentir, se mouvoir, étoient
des verbes ; grand, petit, étoient des adjectifs :
pour les adverbes, ils servoient à
faire connoître les circonstances que les
adjectifs n'exprimoient pas.

§. 84. Quand on n'avoit point encore
l'usage des verbes, le nom de l'objet dont
109on vouloit parler se prononçoit dans le
moment même qu'on indiquoit par quelque
action, l'état de son ame : c'étoit le moyen
le plus propre à se faire entendre. Mais
quand on commença à suppléer à l'action
par le moyen des sons articulés, le nom
de la chose se présenta naturellement le
premier, comme étant le signe le plus familier.
Cette manière de s'énoncer étoit
la plus commode pour celui qui parloit
et pour celui qui écoutoit. Elle l'étoit pour
le premier, parce qu'elle le faisoit commencer
par l'idée la plus facile à communiquer :
elle l'étoit encore pour le second,
parce qu'en fixant son attention à
l'objet dont on vouloit l'entretenir, elle le
préparoit à comprendre plus aisément un
terme moins usité, et dont la signification
ne devoit pas être si sensible. Ainsi l'ordre
le plus naturel des idées vouloit qu'on mît
le régime avant le verbe : on disoit, par
exemple, fruit vouloir.

Cela peut encore se confirmer par une
réflexion bien simple. C'est que le langage
d'action ayant seul pu servir de modèle
à celui des sons articulés, ce dernier
110a dû, dans les commencemens, conserver
les idées dans le même ordre que l'usage
du premier avoit rendu le plus naturel.
Or on ne pouvoit, avec le langage d'action,
faire connoître l'état de son ame,
qu'en montrant l'objet auquel il se rapportoit.
Les mouvemens qui exprimoient
un besoin, n'étoient entendus qu'autant
qu'on avoit indiqué par quelque geste ce
qui étoit propre à le soulager. S'ils précédoient,
c'étoit à pure perte, et l'on étoit
obligé de les répéter ; car ceux à qui on
vouloit faire connoître sa pensée étoient
encore trop peu exercés pour songer à se
les rappeler, dans le dessein d'en interpréter
le sens. Mais l'attention qu'on donnoit
sans effort à l'objet indiqué, facilitoit
l'intelligence de l'action. Il me semble
même qu'aujourd'hui ce seroit encore la
manière la plus naturelle de se servir de
ce langage.

Le verbe venant après son régime, le
nom qui le régissoit, c'est-à-dire, le nominatif
ne pouvoit être placé entre deux,
car il en auroit obscurci le rapport. Il
111ne pouvoit pas non plus commencer la
phrase, parce que son rapport avec son
régime eut été moins sensible. Sa place
étoit donc après le verbe. Par-là les mots
se construisoient dans le même ordre dans
lequel ils se régissoient, unique moyen
d'en faciliter l'intelligence. On disoit fruit
vouloir Pierre
, pour Pierre veut du fruit,
et la première construction n'étoit pas
moins naturelle que l'autre l'est actuellement.
Cela se prouve par la langue latine,
où toutes deux sont également reçues. Il
paroît que cette langue tient comme un
milieu entre les plus anciennes et les plus
modernes, et qu'elle participe du caractère
des unes et des autres.

§. 85. Les verbes, dans leur origine,
n'exprimoient l'état des choses, que d'une
manière indéterminée. Tels sont les infinitifs
aller, agir. L'action dont on les
accompagnoit suppléoit au reste, c'est-à-dire,
aux tems, aux modes, aux nombres
et aux personnes. En disant arbre voir,
on faisoit connoître, par quelque geste,
si l'on parloit de soi ou d'un autre, d'un
112ou de plusieurs, du passé, du présent ou
de l'avenir, enfin dans un sens positif ou
dans un sens conditionnel.

§. 86. La coutume de lier ces idées à de
pareils signes ayant facilité les moyens de
les attacher à des sons, on inventa, pour cet
effet, des mots qu'on ne plaça dans le discours
qu'après les verbes, par la même
raison que ceux-ci ne l'avoient été qu'après
les noms. On rangeoit donc ses idées dans
cet ordre, fruit manger à l'avenir moi,
pour dire, je mangerai du fruit.

§. 87. Les sons qui rendoient la signification
du verbe déterminée, lui étant
toujours ajoutés, ne firent bientôt avec
lui qu'un seul mot, qui se terminoit différemment
selon ses différentes acceptions.
Alors le verbe fut regardé comme un nom
qui, quoique indéfini dans son origine,
étoit, par la variation de ses temps et de ses
modes, devenu propre à exprimer, d'une
manière déterminée, l'état d'action et de
passion de chaque chose. C'est de la sorte
que les hommes parvinrent insensiblement
à imaginer les conjugaisons.

§. 88. Quand les mots furent devenus
113les signes les plus naturels de nos idées, la
nécessité de les disposer dans un ordre aussi
contraire à celui que nous leur donnons
aujourd'hui, ne fut plus la même. On continua
cependant de le faire ; parce que le
caractère des langues, formé d'après cette
nécessité, ne permit pas de rien changer à
cet usage ; et l'on ne commença à se rapprocher
de notre manière de concevoir, qu'après
que plusieurs idiômes se furent succédés
les uns aux autres. Ces changemens
furent fort lents, parce que les dernières
langues conservèrent toujours une partie du
génie de celles qui les avoient précédées. On
voit dans le latin un reste bien sensible du
caractère des plus anciennes, d'où il a passé
jusques dans nos conjugaisons. Lorsque nous
disons je fais, je faisois, je fis, je ferai,
etc. Nous ne distinguons le tems, le mode
et le nombre, qu'en variant les terminaisons
du verbe ; ce qui provient de ce que nos
conjugaisons ont en cela été faites sur le
modèle de celles des Latins. Mais lorsque
nous disons j'ai fait, j'eus fait, j'avois
fait
, etc., nous suivons l'ordre qui nous
est devenu le plus naturel : car fait est ici
114proprement le verbe, puisque c'est le nom
qui marque l'état d'action ; et avoir ne répond
qu'au son qui, dans l'origine des langues,
venoit après le verbe, pour en désigner
le tems, le mode et le nombre.

§. 89. On peut faire la même remarque
sur le terme être, qui rend le participe auquel
on le joint, tantôt équivalent à un
verbe passif, tantôt au prétérit composé
d'un verbe actif ou neutre. Dans ces phrases,
je suis aimé, je m'étois fait fort, je serois
parti
 ; aimé exprime l'état de passion ; fait
et parti celui d'action : mais suis, étois
et serois ne marquent que le tems, le mode
et le nombre. Ces sortes de mots étoient de
peu d'usage dans les conjugaisons latines,
et ils s'y construisoient comme dans les premières
langues, c'est-à-dire, après le verbe.

§. 90. Puisque, pour signifier le tems,
le mode et le nombre, nous avons des termes
que nous mettons avant le verbe, nous pourrions,
en les plaçant après, nous faire un
modèle des conjugaisons des premières langues.
Cela nous donneroit, par exemple,
au lieu de je suis aimé, j'étois aimé, etc.
aimésuis, aimétois, etc.115

§. 91. Les hommes ne multiplièrent pas
les mots sans nécessité, sur-tout quand
ils commencèrent à en avoir l'usage : il leur
en coûtoit trop pour les imaginer et pour
les retenir. Le même nom qui étoit le signe
d'un tems ou d'un mode, fut donc mis après
chaque verbe : d'où il résulte que chaque
mère-langue n'a d'abord eu qu'une seule
conjugaison. Si le nombre en augmenta,
ce fut par le mélange de plusieurs langues,
ou parce que les mots destinés à indiquer
les tems, les modes, etc., se prononçant plus
ou moins facilement, selon le verbe qui les
précédoit, furent quelquefois altérés.

§. 92. Les différentes qualités de l'ame
ne sont qu'un effet des divers états d'action
et de passion par où elle passe, ou
des habitudes qu'elle contracte, lorsqu'elle
agit ou pâtit à plusieurs reprises. Pour connoître
ces qualités, il faut donc déjà avoir
quelque idée des différentes manières d'agir
et de pâtir de cette substance : ainsi, les adjectifs
qui les expriment, n'ont pu avoir cours
qu'après que les verbes ont été connus. Les
mots de parler et de persuader ont nécessairement
été en usage, avant celui d'éloquent :
116cet exemple suffit pour rendre ma
pensée sensible.

§. 93. En parlant des noms donnés aux
qualités des choses, je n'ai encore fait mention
que des adjectifs : c'est que les substantifs
abstraits n'ont pu être connus que
long-temps après. Lorsque les hommes commencèrent
à remarquer les différentes qualités
des objets, ils ne les virent pas toutes
seules ; mais ils les apperçurent comme quelque
chose dont un sujet étoit revêtu. Les
noms qu'ils leur donnèrent, durent, par conséquent,
emporter quelque idée de ce sujet :
tels sont les mots grand, vigilant, etc.
Dans la suite, on repassa sur les notions
qu'on s'étoit faites, et l'on fut obligé de les
décomposer, afin de pouvoir exprimer plus
commodément de nouvelles pensées : c'est
alors qu'on distingua les qualités de leur
sujet, et qu'on fit les substantifs abstraits
de grandeur, vigilance, etc. Si nous pouvions
remonter à tous les noms primitifs,
nous reconnoîtrions qu'il n'y a point de substantif
abstrait qui ne dérive de quelque
adjectif ou de quelque verbe.

§. 94. Avant l'usage des verbes, on avoit
117déjà, comme nous l'avons vu, des adjectifs
pour exprimer des qualités sensibles ; parce
que les idées les plus aisées à déterminer,
ont dû les premières avoir des noms. Mais,
faute de mot pour lier l'adjectif à son substantif,
on se contentoit de mettre l'un à
côté de l'autre. Monstre terrible signifioit,
ce monstre est terrible ; car l'action suppléoit
à ce qui n'étoit pas exprimé par les
sons. Sur quoi il faut observer que le substantif
se construisoit tantôt avant, tantôt
après l'adjectif, selon qu'on vouloit plus
appuyer sur l'idée de l'un ou sur celle de
l'autre. Un homme surpris de la hauteur
d'un arbre, disoit, grand arbre, quoique
dans toute autre occasion il eût dit, arbre
grand
 : car l'idée dont on est le plus frappé,
est celle qu'on est naturellement porté à
énoncer la première.

Quand on se fut fait des verbes, on remarqua
facilement que le mot qu'on leur
avoit ajouté pour en distinguer la personne,
le nombre, le temps et le mode, avoit encore
la propriété de les lier avec le nom qui
les régissoit. On employa donc ce même
mot pour la liaison de l'adjectif avec son
118substantif, ou du moins on en imagina un
semblable. Voilà à quoi répond celui d'être,
à cela près qu'il ne suffit pas pour désigner
la personne. Cette manière de lier deux
idées est, comme je l'ai dit ailleurs (1)33,
ce qu'on appelle affirmer. Ainsi le caractère
de ce mot est de marquer l'affirmation.

§. 95. Lorsqu'on s'en servit pour la liaison
du substantif et de l'adjectif, on le joignit
à ce dernier, comme à celui sur lequel l'affirmation
tombe plus particulièrement. Il
arriva bientôt ce qu'on avoit déjà vu à l'occasion
des verbes ; c'est que les deux ne firent
qu'un mot. Par-là, les adjectifs devinrent
susceptibles de conjugaison, et ne
furent distingués des verbes que parce que
les qualités qu'ils exprimoient n'étoient ni
action ni passion. Alors, pour mettre tous
ces noms dans une même classe, on ne considéra
le verbe que comme un mot qui,
susceptible de conjugaison, affirme d'un
sujet une qualité quelconque
. Il y eut
donc trois sortes de verbes : les uns actifs,
ou qui signifient action ; les autres passifs,
119ou qui marquent passion ; et les derniers
neutres, ou qui indiquent toute autre qualité.
Les grammairiens changèrent ensuite
ces divisions, ou en imaginèrent de nouvelles,
parce qu'il leur parut plus commode
de distinguer les verbes par le régime
que par le sens.

§. 96. Les adjectifs s'étant changés en
verbes, la construction des langues fut quelque
peu altérée. La place de ces nouveaux
verbes varia comme celle des noms d'où ils
dérivoient : ainsi ils furent mis tantôt avant,
tantôt après le substantif dont ils étoient le
régime. Cet usage s'étendit ensuite aux
autres verbes. Telle est l'époque qui a préparé
la construction qui nous est si naturelle.

§. 97. On ne fut donc plus assujetti à
arranger toujours ses idées dans le même
ordre : on sépara de plusieurs adjectifs le
mot qui leur avoit été ajouté ; on le conjugua
à part ; et, après l'avoir long-temps placé
assez indifféremment, comme le prouve la
langue latine, on le fixa dans la nôtre après
le nom qui le régit et avant celui qu'il a
pour régime.

§. 98. Ce mot n'étoit le signe d'aucune
120qualité, et n'auroit pu être mis au nombre
des verbes, si en sa faveur on n'avoit pas
étendu la notion du verbe, comme on l'avoit
déjà fait pour les adjectifs. Ce nom ne fut
donc plus considéré que comme un mot
qui signifie affirmation avec distinction
de personnes, de nombres, de temps et
de modes
. Dès-lors le verbe être fut proprement
le seul. Les grammairiens n'ayant
pas suivi le progrès de ces changemens,
ont eu bien de la peine à s'accorder sur
l'idée qu'on doit avoir de cette sorte de
noms (1)34.

§. 99. Les déclinaisons des Latins doivent
s'expliquer de la même manière que
leurs conjugaisons : l'origine n'en sauroit
être différente. Pour exprimer le nombre,
le cas et le genre, on imagina des mots
qu'on plaça après les noms et qui en varièrent
la terminaison. Sur quoi on peut
remarquer que nos déclinaisons ont été
121faites en partie sur celles de la langue
latine, puisqu'elles admettent différentes
terminaisons, et en partie d'après l'ordre
que nous donnons aujourd'hui à nos idées ;
car les articles qui sont les signes du nombre,
du cas et du genre, se mettent avant les
noms.

Il me semble que la comparaison de
notre langue avec celle des Latins rend
mes conjectures assez vraisemblables, et
qu'il y a lieu de présumer qu'elles s'écarteroient
peu de la vérité, si l'on pouvoit
remonter à une première langue.

§. 100. Les conjugaisons et les déclinaisons
latines ont sur les nôtres l'avantage
de la variété et de la précision. L'usage
fréquent que nous sommes obligés de faire
des verbes auxiliaires et des articles, rend
le style diffus et traînant : cela est d'autant
plus sensible que nous portons le
scrupule jusqu'à répéter les articles sans
nécessité. Par exemple, nous ne disons
pas c'est le plus pieux et plus savant
homme que je connoisse
 ; mais nous disons,
c'est le plus pieux et le plus savant,
etc. On peut encore remarquer que,
122par la nature de nos déclinaisons, nous
manquons de ces noms que les grammairiens
appellent comparatifs, à quoi nous
ne suppléons que par le mot plus, qui
demande les mêmes répétitions que l'article.
Les conjugaisons et les déclinaisons
étant les parties de l'oraison qui reviennent
le plus souvent dans le discours, il est démontré
que notre langue a moins de précision
que la langue latine.

§. 101. Nos conjugaisons et nos déclinaisons
ont à leur tour un avantage sur
celles des Latins : c'est qu'elles nous font
distinguer des sens qui se confondent dans
leur langue. Nous avons trois prétérits,
je fis, j'ai fait, j'eus fait : ils n'en ont
qu'un, feci. L'omission de l'article change
quelquefois le sens d'une proposition : je
suis père
et je suis le père, ont deux
sens différens, qui se confondent dans la
langue latine, sum pater.123

Chapitre X.
Continuation de la même matière.

§. 102. Il n'étoit pas possible d'imaginer
des noms pour chaque objet particulier ;
il fut donc nécessaire d'avoir de
bonne heure des termes généraux. Mais
avec quelle adresse ne fallut-il pas saisir
les circonstances, pour s'assurer que chacun
formoit les mêmes abstractions, et donnoit
les mêmes noms aux mêmes idées ? Qu'on
lise des ouvrages sur des matières abstraites,
on verra qu'aujourd'hui même il n'est pas
aisé d'y réussir.

Pour comprendre dans quel ordre les
termes abstraits ont été imaginés, il suffit
d'observer l'ordre des notions générales.
L'origine et les progrès sont les mêmes
de part et d'autre. Je veux dire que, s'il est
constant que les notions les plus générales
viennent des idées que nous tenons immédiatement
des sens, il est également certain
que les termes les plus abstraits dérivent
124des premiers noms qui ont été donnés aux
objets sensibles.

Les hommes, autant qu'il est en leur
pouvoir, rapportent leurs dernières connoissances
à quelques-unes de celles qu'ils
ont déjà acquises. Par-là les idées moins
familières se lient à celles qui le sont davantage,
ce qui est d'un grand secours à
la mémoire et à l'imagination. Quand les
circonstances firent remarquer de nouveaux
objets, on chercha donc ce qu'ils avoient
de commun avec ceux qui étoient connus,
on les mit dans la même classe, et les mêmes
noms servirent à désigner les uns et les autres.
C'est de la sorte que les idées des signes
devinrent plus générales : mais cela
ne se fit que peu-à-peu ; on ne s'éleva aux
notions les plus abstraites que par degrés,
et on n'eut que fort tard les termes d'essence,
de substance et d'être. Sans doute qu'il y
a des peuples qui n'en ont point encore enrichi
leur langue (1)35 : s'ils sont plus ignorans
125que nous, je ne crois pas que ce soit
par cet endroit.

§. 103. Plus l'usage des termes abstraits
s'établit, plus il fit connoître combien les
sons articulés étoient propres à exprimer
jusqu'aux pensées qui paroissent avoir le
moins de rapport aux choses sensibles.
L'imagination travailla pour trouver dans
les objets qui frappent les sens des images
de ce qui se passoit dans l'intérieur de l'ame.
Les hommes ayant toujours apperçu du
mouvement et du repos dans la matière ;
ayant remarqué le penchant ou l'inclination
des corps ; ayant vu que l'air s'agite
se trouble et s'éclaircit ; que les plantes se
développent, se fortifient et s'affoiblissent :
ils dirent le mouvement, le repos, l'inclination
et le penchant
de l'ame ; ils dirent
que l'esprit s'agite, se trouble, s'éclaircit,
se développe, se fortifie, s'affoiblit.
Enfin on se contenta d'avoir trouvé
un rapport quelconque entre une action
de l'ame et une action du corps, pour
donner le même nom à l'une et à l'autre (1)36.
126Le terme d'esprit d'où vient-il lui-même,
si ce n'est de l'idée d'une matière très-subtile,
d'une vapeur, d'un souffle qui
échappe à la vue ? Idée avec laquelle plusieurs
philosophes se sont si fort familiarisés,
qu'ils s'imaginent qu'une substance
composée d'un nombre innombrable de parties,
est capable de penser. J'ai réfuté cette
erreur (1)37.

On voit évidemment comment tous ces
noms ont été figurés dans leur origine. On
pourroit prendre, parmi des termes plus
abstraits, des exemples où cette vérité
ne seroit pas si sensible. Tel est le mot de
127pensée (1)38 : mais on sera bientôt convaincu
qu'il ne fait pas une exception.

Ce sont les besoins qui fournirent aux
hommes les premières occasions de remarquer
128ce qui se passoit en eux-mêmes, et
de l'exprimer par des actions, ensuite par
des noms. Ces observations n'eurent donc
lieu que relativement à ces besoins, et on
ne distingua plusieurs choses qu'autant
qu'ils engageoient à le faire. Or les besoins
se rapportoient uniquement au corps. Les
premiers noms qu'on donna à ce que nous
sommes capables d'éprouver, ne signifièrent
donc que des actions sensibles. Dans
la suite, les hommes se familiarisèrent peu-à-peu
avec les termes abstraits, devinrent
capables de distinguer l'ame du corps, et
de considérer à part les opérations de ces
deux substances. Alors ils apperçurent non-seulement
quelle étoit l'action du corps
quand on dit, par exemple, je vois ; mais
ils remarquèrent encore particulièrement
la perception de l'ame, et commencèrent
à regarder le terme de voir comme propre
à désigner l'une et l'autre. Il est même
vraisemblable que cet usage s'établit si
naturellement, qu'on ne s'apperçut pas
qu'on étendoit la signification de ce mot.
C'est ainsi qu'un signe qui s'étoit d'abord
129terminé à une action du corps, devint le
nom d'une opération de l'ame.

Plus on voulut réfléchir sur les opérations
dont cette voie avoit fourni les idées,
plus on sentit la nécessité de les rapporter
à différentes classes. Pour cet effet, on n'imagina
pas de nouveaux termes, ce n'auroit
pas été le moyen le plus facile de se faire
entendre : mais on étendit peu-à-peu, et
selon le besoin, la signification de quelques-uns
des noms qui étoient devenus les signes
des opérations de l'ame ; de sorte qu'un d'eux
se trouva enfin si général, qu'il les exprima
toutes : c'est celui de pensée. Nous-mêmes
nous ne nous conduisons pas autrement,
quand nous voulons indiquer une idée abstraite,
que l'usage n'a pas encore déterminée.
Tout confirme donc ce que je viens
de dire dans le paragraphe précédent, que
les termes les plus abstraits dérivent des
premiers noms qui ont été donnés aux
objets sensibles
.

§. 104. On oublia l'origine de ces signes,
aussitôt que l'usage en fut familier, et on
tomba dans l'erreur de croire qu'ils étoient
130les noms les plus naturels des choses spirituelles.
On s'imagina même qu'ils en expliquoient
parfaitement l'essence et la nature,
quoiqu'ils n'exprimassent que des analogies
fort imparfaites. Cet abus se montre
sensiblement dans les philosophes anciens,
il s'est conservé chez les meilleurs des modernes,
et il est la principale cause de la
lenteur de nos progrès dans la manière de
raisonner.

§. 105. Les hommes, principalement
dans l'origine des langues, étant peu propres
à réfléchir sur eux-mêmes, ou n'ayant,
pour exprimer ce qu'ils y pouvoient remarquer,
que des signes jusques-là appliqués à
des choses toutes différentes ; on peut juger
des obstacles qu'ils eurent à surmonter
avant de donner des noms à certaines opérations
de l'ame. Les particules, par exemple,
qui lient les différentes parties du
discours, ne durent être imaginées que fort
tard. Elles expriment la manière dont les objets
nous affectent, et les jugemens que nous
en portons, avec une finesse qui échappa
long-temps à la grossièreté des esprits, ce qui
rendit les hommes incapables de raisonnement.
131Raisonner, c'est exprimer les rapports
qui sont entre différentes propositions ;
or il est évident qu'il n'y a que les conjonctions
qui en fournissent les moyens. Le langage
d'action ne pouvoit que foiblement
suppléer au défaut de ces particules ; et
l'on ne fut en état d'exprimer avec des noms,
les rapports dont elles sont les signes, qu'après
qu'ils eurent été fixés par des circonstances
marquées, et à beaucoup de reprises.
Nous verrons plus bas que cela donna naissance
à l'apologue.

§. 106. Les hommes ne s'entendirent jamais
mieux, que lorsqu'ils donnèrent des
noms aux objets sensibles. Mais aussitôt
qu'ils voulurent passer aux notions archétypes ;
comme ils manquoient ordinairement
de modèles, qu'ils se trouvoient dans
des circonstances qui varioient sans cesse,
et que tous ne savoient pas également bien
conduire les opérations de leur ame, ils
commencèrent à avoir bien de la peine à
s'entendre. On rassembla, sous un même
nom, plus ou moins d'idées simples, et souvent
des idées infiniment opposées : de-là
des disputes de mots. Il fut rare de
132trouver sur cette matière, dans deux langues
différentes, des termes qui se répondissent
parfaitement. Au contraire, il fut très-commun,
dans une même langue, d'en
remarquer dont le sens n'étoit point assez
déterminé, et dont on pouvoit faire mille applications
différentes. Ces vices sont passés
jusques dans les ouvrages des philosophes,
et sont le principe de bien des erreurs.

Nous avons vu, en parlant des noms des
substances, que ceux des idées complexes
ont été imaginés avant les noms des idées
simples (1)39 : on a suivi un ordre tout différent,
quand on a donné des noms aux notions
archétypes. Ces notions n'étant que
des collections de plusieurs idées simples
que nous avons rassemblées à notre choix,
il est évident que nous n'avons pu les former
qu'après avoir déjà déterminé, par des
noms particuliers, chacune des idées simples
que nous y avons voulu faire entrer.
On n'a, par exemple, donné le nom de
courage à la notion dont il est le signe,
133qu'après avoir fixé, par d'autres noms, les
idées de danger, connoissance du danger,
obligation de s'y exposer, et fermeté à
remplir cette obligation
.

§. 107. Les pronoms furent les derniers
mots qu'on imagina, parce qu'ils furent les
derniers dont on sentit la nécessité : il est
même vraisemblable qu'on fut long-temps
avant de s'y accoutumer. Les esprits dans
l'habitude de réveiller à chaque fois une
même idée par un même mot, avoient de la
peine à se faire à un nom qui tenoit lieu d'un
autre, et quelquefois d'une phrase entière.

§. 108. Pour diminuer ces difficultés,
on mit dans le discours les pronoms avant
les verbes ; car, étant par-là plus près des
noms dont ils tenoient la place, leurs rapports
en devenoient plus sensibles. Notre
langue s'en est même fait une règle ; on ne
peut excepter que le cas où un verbe est à
l'impératif, et qu'il marque commandement :
on dit, faites-le. Cet usage n'a peut-être
été introduit que pour distinguer davantage
l'impératif du présent. Mais si l'impératif
signifie une défense, le pronom reprend
134sa place naturelle : on dit, ne le faites
pas
. La raison m'en paroît sensible. Le
verbe signifie l'état d'une chose, et la
négation marque la privation de cet état ; il
est donc naturel, pour plus de clarté, de
ne la pas séparer du verbe. Or c'est pas qui
la rend complette : par conséquent il est
plus nécessaire qu'il soit joint au verbe que
ne. Il me semble même que cette particule
ne veut jamais être séparée de son verbe :
je ne sais si les Grammairiens en ont fait
la remarque.

§. 109. On n'a pas toujours consulté la
nature des mots, quand on a voulu les distribuer
en différentes classes : c'est pourquoi
on a mis au nombre des pronoms des
mots qui n'en sont pas. Quand on dit, par
exemple, voulez-vous me donner cela ;
vous, me, cela, désignent la personne qui
parle, celle à qui l'on parle, et la chose
qu'on demande. Ainsi ce sont là proprement
des noms qui ont été connus long-tems
avant les pronoms, et qui ont été placés
dans le discours, suivant l'ordre des autres
noms ; c'est-à-dire, avant le verbe, quand
ils en étoient le régime, et après, quand
135ils le régissoient : on disoit, cela vouloir
moi
, pour dire, je veux cela.

§. 110. Je crois qu'il ne nous reste plus
à parler que de la distinction des genres :
mais il est visible qu'elle ne doit son origine
qu'à la différence des sexes, et qu'on n'a
rapporté les noms à deux ou trois sortes de
genres, qu'afin de mettre plus d'ordre et
plus de clarté dans le langage.

§. 111. Tel est l'ordre, ou à-peu-près,
dans lequel les mots ont été inventés. Les
langues ne commencèrent proprement à
avoir un style, que quand elles eurent des
noms de toutes les espèces, et qu'elles se
furent fait des principes fixes pour la construction
du discours. Auparavant, ce n'étoit
qu'une certaine quantité de termes, qui n'exprimoient
une suite de pensées, qu'avec le
secours du langage d'action. Il faut cependant
remarquer que les pronoms n'étoient
nécessaires que pour la précision du style.136

Chapitre XI.
De la signification des mots.

§. 112. Il suffit de considérer comment
les noms ont été imaginés, pour remarquer
que ceux des idées simples sont les moins
susceptibles d'équivoques : car les circonstances
déterminent sensiblement les perceptions
auxquelles ils se rapportent. Je ne
puis douter de la signification de ces mots,
blanc, noir, si je remarque qu'on les emploie
pour désigner certaines perceptions
que j'éprouve actuellement.

§. 113. Il n'en est pas de même des notions
complexes : elles sont quelquefois si
composées, qu'on ne peut rassembler que
fort lentement les idées simples qui doivent
leur appartenir. Quelques qualités
sensibles, qu'on observa facilement, composèrent
d'abord la notion qu'on se fit d'une
substance : dans la suite, on la rendit plus
complexe, selon qu'on fut plus habile à
saisir de nouvelles qualités. Il est vraisemblable,
137par exemple, que la notion de l'or
ne fut au commencement que celle d'un
corps jaune et fort pesant : une expérience
y fit, quelque tems après, ajouter la malléabilité ;
une autre, la ductilité ou la fixité ;
et ainsi successivement toutes les qualités
dont les plus habiles chimistes ont formé
l'idée qu'ils ont de cette substance. Chacun
put observer que les nouvelles qualités qu'on
y découvroit, avoient, pour entrer dans la
notion qu'on s'en étoit déjà faite, le même
droit que les premières qu'on y avoit remarquées.
C'est pourquoi il ne fut plus possible
de déterminer le nombre des idées simples
qui pouvoient composer la notion d'une substance.
Selon les uns, il étoit plus grand, selon
les autres, il l'étoit moins : cela dépendoit
entièrement des expériences, et de la sagacité
qu'on apportoit à les faire. Par-là la signification
des noms des substances a nécessairement
été fort incertaine, et a occasionné
quantité de disputes de mots. Nous sommes
naturellement portés à croire que les autres
ont les mêmes idées que nous, parce qu'ils
se servent du même langage ; d'où il arrive
souvent que nous croyons être d'avis contraires,
138quoique nous défendions les mêmes
sentimens. Dans ces occasions, il suffiroit
d'expliquer le sens des termes pour faire
évanouir les sujets de dispute, et pour rendre
sensible le frivole de bien des questions que
nous regardons comme importantes. Locke
en donne un exemple qui mérite d'être rapporté.

« Je me trouvai, dit-il, un jour dans
une assemblée de médecins habiles et
pleins d'esprit, où l'on vint à examiner
par hasard si quelque liqueur passoit à
travers les filamens des nerfs : les sentimens
furent partagés, et la dispute dura
assez long-temps, chacun proposant de
part et d'autre différens argumens pour
appuyer son opinion. Comme je me suis
mis dans l'esprit, depuis long-temps,
qu'il pourroit bien être que la plus grande
partie des disputes roule plutôt sur la signification
des mots que sur une différence
réelle qui se trouve dans la manière
de concevoir les choses, je m'avisai de
demander à ces messieurs qu'avant de
pousser plus loin cette dispute, ils voulussent
premièrement examiner et établir
139entr'eux, ce que signifioit le mot de
liqueur. Ils furent d'abord un peu surpris
de cette proposition ; et s'ils eussent été
moins polis, ils l'auroient peut-être regardée
avec mépris comme frivole et extravagante,
puisqu'il n'y a voit personne
dans cette assemblée, qui ne crût entendre
parfaitement ce que signifioit le mot de
liqueur, qui, je crois, n'est pas effectivement
un des noms des substances le
plus embarrassé. Quoi qu'il en soit, ils
eurent la complaisance de céder à mes
instances ; et ils trouvèrent enfin, après
avoir examiné la chose, que la signification
de ce mot n'étoit pas si déterminée
ni si certaine qu'ils l'avoient tous cru
jusqu'alors, et qu'au contraire chacun
d'eux le faisoit signe d'une différente
idée complexe. Ils virent par-là que le
fort de leur dispute rouloit sur la signification
de ce terme, et qu'ils convenoient
tous à-peu-près de la même chose ;
savoir, que quelque matière fluide et
subtile passoit à travers les pores des
nerfs, quoiqu'il ne fût pas si facile de
déterminer si cette matière devoir porter
140le nom de liqueur, ou non ; chose qui,
bien considérée par chacun d'eux, fut
jugée indigne d'être mise en dispute (1)40 ».

§. 114. La signification des noms des
idées archétypes est encore plus incertaine
que celle des noms des substances,
soit parce qu'on trouve rarement le modèle
des collections auxquelles ils appartiennent,
soit parce qu'il est souvent bien
difficile d'en remarquer toutes les parties,
quand même on en a le modèle : les plus
essentielles sont précisément celles qui
nous échappent davantage. Pour se faire,
par exemple, l'idée d'une action criminelle,
il ne suffit pas d'observer ce
qu'elle a d'extérieur et de visible, il faut
encore saisir des choses qui ne tombent
pas sous les sens. Il faut pénétrer dans
l'intention de celui qui la commet, découvrir
le rapport qu'elle a avec la loi, et
même quelquefois connoître plusieurs circonstances
qui l'ont précédée. Tout cela
demande un soin dont notre négligence,
141ou notre peu de sagacité, nous rend communément
incapables.

§. 115. Il est curieux de remarquer
avec quelle confiance on se sert du langage
dans le moment même qu'on en
abuse le plus. On croit s'entendre, quoiqu'on
n'apporte aucune précaution pour y
parvenir. L'usage des mots est devenu si
familier, que nous ne doutons point qu'on
ne doive saisir notre pensée, aussitôt que
nous les prononçons, comme si les idées ne
pouvoient qu'être les mêmes dans celui qui
parle et dans celui qui écoute. Au lieu de
remédier à ces abus, les philosophes ont
eux-mêmes affecté d'être obscurs. Chaque
secte a été intéressée à imaginer des termes
ambigus, ou vides de sens. C'est par-là qu'on
a cherché à cacher les endroits foibles de
tant de systêmes frivoles ou ridicules ; et
l'adresse à y réussir a passé, comme Locke
le remarque (1)41, pour pénétration d'esprit
et pour véritable savoir. Enfin il est venu
des hommes qui, composant leur langage
142du jargon de toutes les sectes, ont soutenu
le pour et le contre sur toutes sortes de matières :
talent qu'on a admiré, et qu'on admire
peut-être encore, mais qu'on traiteroit
avec un souverain mépris, si l'on apprécioit
mieux les choses. Pour prévenir tous
ces abus, voici quelle doit être la signification
précise des mots :

§. 116. Il ne faut se servir des signes
que pour exprimer les idées qu'on a soi-même
dans l'esprit. S'il s'agit des substances,
les noms qu'on leur donne ne
doivent se rapporter qu'aux qualités qu'on
y a remarquées et dont on a fait des collections.
Ceux des idées archétypes ne
doivent aussi désigner qu'un certain
nombre d'idées simples, qu'on est en état
de déterminer. Il faut sur-tout éviter de
supposer légèrement que les autres attachent
aux mêmes mots les mêmes idées
que nous. Quand on agite une question,
notre premier soin doit être de considérer,
si les notions complexes des personnes
avec qui nous nous entretenons renferment
un plus grand nombre d'idées simples que
les nôtres. Si nous le soupçonnons plus
143grand, il faut nous informer de combien
et de quelles espèces d'idées : s'il nous
paroît plus petit, nous devons faire connoître
quelles idées simples nous y ajoutons
de plus.

Quant aux noms généraux, nous ne
pouvons les regarder que comme des signes
qui distinguent les différentes classes sous
lesquelles nous distribuons nos idées ; et
lorsqu'on dit qu'une substance appartient
à une espèce, nous devons entendre simplement
qu'elle renferme les qualités qui
sont contenues dans la notion complexe
dont un certain mot est le signe.

Dans tout autre cas que celui des substances,
l'essence de la chose se confond
avec la notion que nous nous en sommes
faite ; et, par conséquent, un même nom
est également le signe de l'une et de l'autre.
Un espace terminé par trois lignes est
tout-à-la fois, l'essence et la notion du
triangle. Il en est de même de tout ce
que les mathématiciens confondent sous
le terme général de grandeur. Les philosophes,
voyant qu'en mathématiques la
notion de la chose emporte la connoissance
144de son essence, ont conclu précipitamment
qu'il en étoit de même en physique, et se
sont imaginés connoître l'essence même des
substances.

Les idées en mathématiques étant déterminées
d'une manière sensible, la confusion
de la notion de la chose avec son
essence, n'entraîne aucun abus ; mais dans
les sciences où l'on raisonne sur des idées
archétypes, il arrive qu'on en est moins en
garde contre les disputes de mots. On demande,
par exemple, quelle est l'essence
des poëmes dramatiques qu'on appelle comédies ;
et si certaines pièces, auxquelles
on donne ce nom, méritent de le porter.

Je remarque que le premier qui a imaginé
des comédies, n'a point eu de modèle :
par conséquent, l'essence de cette sorte de
poëmes étoit uniquement dans la notion
qu'il s'en est faite. Ceux qui sont venus
après lui, ont successivement ajouté quelque
chose à cette première notion, et ont
par-là changé l'essence de la comédie. Nous
avons le droit d'en faire autant : mais au
lieu d'en user, nous consultons les modèles
que nous avons aujourd'hui, et nous formons
145notre idée d'après ceux qui nous
plaisent davantage. En conséquence, nous
n'admettons dans la classe des comédies,
que certaines pièces, et nous en excluons
toutes les autres. Qu'on demande ensuite
si tel poëme est une comédie, ou non ;
nous répondrons chacun selon les notions
que nous nous sommes faites ; et, comme
elles ne sont pas les mêmes, nous paroîtrons
prendre des partis différens. Si nous
voulions substituer les idées à la place des
noms, nous connoîtrions bientôt que nous
ne différons que par la manière de nous
exprimer. Au lieu de borner ainsi la notion
d'une chose, il seroit bien plus raisonnable
de l'étendre à mesure qu'on trouve de nouveaux
genres qui peuvent lui être subordonnés.
Ce seroit ensuite une recherche
curieuse et solide que d'examiner quel genre
est supérieur aux autres.

On peut appliquer au poëme épique ce
que je viens de dire de la comédie, puisqu'on
agite comme de grandes questions :
si le Paradis perdu, le Lutrin, etc., sont
des poëmes épiques.

Il suffit quelquefois d'avoir des idées incomplètes,
146pourvu qu'elles soient déterminées ;
d'autrefois il est absolument nécessaire
qu'elles soient complètes : cela dépend
de l'objet qu'on a en vue. On devroit
sur-tout distinguer si l'on parle des choses
pour en rendre raison, ou seulement pour
s'instruire. Dans le premier cas, ce n'est
pas assez d'en avoir quelques idées, il faut
les connoître à fond. Mais un défaut assez
général, c'est de décider sur tout avec des
idées en petit nombre, et souvent même
mal déterminées.

J'indiquerai, en traitant de la méthode,
les moyens dont on peut se servir pour déterminer
toujours les idées que nous attachons
à différens signes.147

Chapitre XII.
Des inversions.

§. 117. Nous nous flattons que le
Français a, sur les langues anciennes,
l'avantage d'arranger les mots dans le discours,
comme les idées s'arrangent d'elles-mêmes
dans l'esprit ; parce que nous nous
imaginons que l'ordre le plus naturel demande
qu'on fasse connoître le sujet dont
on parle, avant d'indiquer ce qu'on en affirme ;
c'est-à-dire, que le verbe soit précédé
de son nominatif et suivi de son régime.
Cependant nous avons vu que, dans
l'origine des langues, la construction la
plus naturelle exigeoit un ordre tout différent.

Ce qu'on appelle ici naturel varie nécessairement
selon le génie des langues,
et se trouve, dans quelques-unes, plus
étendu que dans d'autres. Le Latin en est
la preuve ; il allie des constructions tout-à-fait
contraires, et qui néanmoins paroissent
148également conformes à l'arrangement
des idées. Telles sont celles-ci : Alexander
vicit Darium
, Darium vicit Alexander.
Si nous n'adoptons que la première,
Alexandre a vaincu Darius, ce n'est pas
qu'elle soit seule naturelle, mais c'est que
nos déclinaisons ne permettent pas de concilier
la clarté avec un ordre différent.

Sur quoi seroit fondée l'opinion de ceux
qui prétendent que, dans cette proposition,
Alexandre a vaincu Darius, la construction
française seroit seule naturelle ? Qu'ils
considèrent la chose du côté des opérations
de l'ame, ou du côté des idées, ils reconnoîtront
qu'ils sont dans un préjugé. En la
prenant du côté des opérations de l'ame,
on peut supposer que les trois idées qui forment
cette proposition se réveillent, tout-à-la-fois
dans l'esprit de celui qui parle,
ou qu'elles s'y réveillent successivement.
Dans le premier cas, il n'y a point d'ordre
entre elles ; dans le second, il peut varier,
parce qu'il est tout aussi naturel que les idées
d'Alexandre et de vaincre se retracent
à l'occasion de celle de Darius, comme
149il est naturel que celle de Darius, se retrace
à l'occasion des deux autres.

L'erreur ne sera pas moins sensible,
quand on envisagera la chose du côté des
idées ; car la subordination qui est entre
elles, autorise également les deux constructions
latines : Alexander vicit Darium,
Darium vicit Alexander. En voici
la preuve :

Les idées se modifient dans le discours,
selon que l'une explique l'autre, l'étend,
ou y met quelque restriction. Par-là, elles
sont naturellement subordonnées entre
elles, mais plus ou moins immédiatement,
à proportion que leur liaison est elle-même
plus ou moins immédiate. Le nominatif
est lié avec le verbe, le verbe avec son régime,
l'adjectif avec son substantif, etc.
Mais la liaison n'est pas aussi étroite entre
le régime du verbe et son nominatif, puisque
ces deux noms ne se modifient que par le
moyen du verbe. L'idée de Darius, par
exemple, est immédiatement liée à celle
de vainquit, celle de vainquit à celle
d'Alexandre, et la subordination qui est
150entre ces trois idées conserve le même
ordre.

Cette observation fait comprendre que,
pour ne pas choquer l'arrangement naturel
des idées, il suffit de se conformer à la
plus grande liaison qui est entre elles. Or,
c'est ce qui se rencontre également dans
les deux constructions latines, Alexander
vicit Darium
, Darium vicit Alexander.
Elles sont donc aussi naturelles l'une que
l'autre. On ne se trompe à ce sujet que
parce qu'on prend pour plus naturel un
ordre qui n'est qu'une habitude que le caractère
de notre langue nous a fait contracter.
Il y a cependant, dans le français
même, des constructions qui auroient pu
faire éviter cette erreur, puisque le nominatif
y est beaucoup mieux après le verbe :
on dit, par exemple, Darius que vainquit
Alexandre
.

§. 118. La subordination des idées est
altérée à proportion qu'on se conforme
moins à leur plus grande liaison ; et pour
lors les constructions cessent d'être naturelles.
Telle seroit celle-ci : Vicit Darium
Alexander
 ; car l'idée d'Alexander seroit
151séparée de celle de vicit à laquelle elle
doit être liée immédiatement.

§. 119. Les auteurs latins fournissent
des exemples de toutes sortes de constructions :
Conferte hanc pacem cum illo bello ;
en voilà une dans l'analogie de notre langue :
Hujus praetoris adventum, cum illius
Imperatoris victoria ; hujus cohortem impuram,
cum illius exercitu invicto ;
hujus libidines, cum illius continentia
 :
en voilà qui sont aussi naturelles
que la première, puisque la liaison des idées
n'y est point altérée ; cependant notre
langue ne les permettroit pas. Enfin, la
période est terminée par une construction
qui n'est pas naturelle : Ab illo qui cepit
conditas ; ab hoc, qui constitutas accepit,
captas dicetis Syracusas
. Syracusas est séparé
de conditas, conditas d'ab illo, etc. Ce
qui est contraire à la subordination des idées.

§. 120. Les inversions, lorsqu'elles ne se
conforment pas à la plus grande liaison
des idées, auroient des inconvéniens, si la
langue Latine n'y remédioit par le rapport
que les terminaisons mettent entre les mots
qui ne devroient pas naturellement être séparés.
152Ce rapport est tel, que l'esprit rapproche
facilement les idées les plus écartées,
pour les placer dans leur ordre : si ces constructions
font quelque violence à la liaison
des idées, elles ont d'ailleurs des avantages
qu'il est important de connoître.

Le premier, c'est de donner plus d'harmonie
au discours. En effet, puisque l'harmonie
d'une langue consiste dans le mélange
des sons de toute espèce, dans leur
mouvement, et dans les intervalles par où
ils se succèdent, on voit quelle harmonie devoient
produire des inversions choisies avec
goût. Cicéron donne pour un modèle la
période que je viens de rapporter (1)42.

§. 121. Un autre avantage, c'est d'augmenter
la force et la vivacité du style : cela
paroît par la facilité qu'on a de mettre chaque
mot à la place où il doit naturellement produire
le plus d'effet. Peut-être demandera-t-on
par quelle raison un mot a plus de
force dans un endroit que dans un autre.

Pour le comprendre, il ne faut que comparer
une construction où les termes suivent
153la liaison des idées, avec celle où ils s'en
écartent. Dans la première, les idées se
présentent si naturellement, que l'esprit en
voit toute la suite, sans que l'imagination
ait presque d'exercice. Dans l'autre, les
idées qui devroient se suivre immédiatement,
sont trop séparées pour se saisir de
la même manière : mais si elle est faite avec
adresse, les mots les plus éloignés se rapprochent
sans effort, par le rapport que
les terminaisons mettent entr'eux. Ainsi le
foible obstacle qui vient de leur éloignement,
ne paroît fait que pour exciter l'imagination ;
et les idées ne sont dispersées
qu'afin que l'esprit, obligé de les rapprocher
lui-même, en sente la liaison ou le
contraste avec plus de vivacité. Par cet
artifice, toute la force d'une phrase se réunit
quelquefois dans le mot qui la termine.
Par exemple :

Nec quicquam tibi prodest
Aërias tentasse domos, animoque rotundum
Percurrisse polum, morituro
(1)43.154

Ce dernier mot (morituro) finit avec force,
parce que l'esprit ne peut le rapprocher de
tibi, auquel il se rapporte, sans se retracer
naturellement tout ce qui l'en sépare. Transposez
morituro, conformément à la liaison
des idées, et dites : Nec quicquam tibi
morituro
, etc. l'effet ne sera plus le même,
parce que l'imagination n'a plus le même
exercice. Ces sortes d'inversions participent
au caractère du langage d'action, dont un
seul signe équivaloit souvent à une phrase
entière.

§. 122. De ce second avantage des inversions,
il en naît un troisième, c'est qu'elles
font un tableau, je veux dire qu'elles réunissent
dans un seul mot les circonstances
d'une action, en quelque sorte comme un
peintre les réunit sur une toile : si elles les
offroient l'une après l'autre, ce ne seroit
qu'un simple récit. Un exemple mettra ma
pensée dans tout son jour.

Nymphae flebant Daphnim extinctum
funere crudeli
, voilà une simple narration.
J'apprends que les nymphes pleuroient,
qu'elles pleuroient Daphnis, que Daphnis
étoit mort, etc. Ainsi, les circonstances
155venant l'une après l'autre, ne font sur moi
qu'une légère impression. Mais qu'on
change l'ordre des mots, et qu'on dise :

Extinctum Nymphae crudeli funere Daphnim
Flebant
(1)44

l'effet est tout différent, parce qu'ayant lu
extinctum Nymphae crudeli funere, sans
rien apprendre, je vois à Daphnim un premier
coup de pinceau, à flebant j'en vois
un second, et le tableau est achevé. Les
nymphes en pleurs, Daphnis mourant,
cette mort accompagnée de tout ce qui peut
rendre un destin déplorable, me frappent
tout-à-la-fois. Tel est le pouvoir des inversions
sur l'imagination.

§. 123. Le dernier avantage que je trouve
dans ces sortes de constructions, c'est de
rendre le style plus précis. En accoutumant
l'esprit à rapporter un terme à ceux qui,
dans la même phrase, en sont les plus éloignés,
elles l'accoutument à en éviter la
répétition. Notre langue est si peu propre
à nous faire prendre cette habitude, qu'on
diroit que nous ne voyons le rapport de
156deux mots, qu'autant qu'ils se suivent immédiatement.

§. 124. Si nous comparons le Français
avec le Latin, nous trouverons des avantages
et des inconvéniens de part et d'autre.
De deux arrangemens d'idées également
naturels, notre langue n'en permet ordinairement
qu'un ; elle est donc, par cet
endroit, moins variée et moins propre à
l'harmonie. Il est rare qu'elle souffre de
ces inversions où la liaison des idées s'altère ;
elle est donc naturellement moins
vive. Mais elle se dédommage du côté de
la simplicité et de la netteté de ses tours.
Elle aime que ses constructions se conforment
toujours à la plus grande liaison
des idées. Par-là elle accoutume de bonne
heure l'esprit à saisir cette liaison, le rend
naturellement plus exact, et lui communique
peu à peu ce caractère de simplicité
et de netteté, par où elle est elle-même
si supérieure dans bien des genres.
Nous verrons ailleurs (1)45 combien ces
avantages ont contribué aux progrès de
157l'esprit philosophique, et combien nous
sommes dédommagés de la perte de quelques
beautés particulières aux langues anciennes.
Afin qu'on ne pense pas que je
promets un paradoxe, je ferai remarquer
qu'il est naturel que nous nous accoutumions
à lier nos idées conformément au
génie de la langue dans laquelle nous
sommes élevés, et que nous acquérions
de la justesse, à proportion qu'elle en a
elle-même davantage.

§. 125. Plus nos constructions sont
simples, plus il est difficile d'en saisir le
caractère. Il me semble qu'il étoit bien
plus aisé d'écrire en latin. Les conjugaisons
et les déclinaisons étoient d'une nature
à prévenir beaucoup d'inconvéniens
dont nous ne pouvons nous garantir qu'avec
bien de la peine. On réunissoit sans confusion,
dans une même période, une grande
quantité d'idées : souvent même c'étoit
une beauté. En français, au contraire,
on ne sauroit prendre trop de précaution
pour ne faire entrer dans une phrase que
les idées qui peuvent le plus naturellement
s'y construire. Il faut une attention étonnante
158pour éviter les ambiguités que l'usage
des pronoms occasionne. Enfin que de
ressources ne doit-on pas avoir, quand on
se garantit de ces défauts, sans prendre
de ces tours écartés qui font languir
le discours ? Mais, ces obstacles surmontés,
y a-t-il rien de plus beau que les constructions
de notre langue ?

§. 126. Au reste, je n'oserois me flatter
de décider au gré de tout le monde la
question sur la préférence de la langue
latine ou de la langue française, par rapport
au point que je traite dans ce chapitre.
Il y a des esprits qui ne recherchent
que l'ordre et la plus grande clarté ; il y
en a d'autres qui préfèrent la variété et
la vivacité. Il est naturel qu'en ces occasions
chacun juge par rapport à lui-même.
Pour moi, il me paroît que les avantages
de ces deux langues sont si différens, qu'on
ne peut guères les comparer.159

Chapitre XIII.
De l'écriture (1)46.

§. 127. Les hommes en état de se
communiquer leurs pensées par des sons,
sentirent la nécessité d'imaginer de nouveaux
signes propres à les perpétuer et à
les faire connoître à des personnes absentes (2)47.
Alors l'imagination ne leur
160représenta que les mêmes images qu'ils
avoient déjà exprimées par des actions et
par des mots, et qui avoient, dès les commencemens,
rendu le langage figuré et
métaphorique. Le moyen le plus naturel
fut donc de dessiner les images des choses.
Pour exprimer l'idée d'un homme ou d'un
cheval, on représenta la forme de l'un ou
de l'autre, et le premier essai de l'écriture
ne fut qu'une simple peinture.

§. 128. C'est vraisemblablement à la nécessité
de tracer ainsi nos pensées que la
peinture doit son origine, et cette nécessité
a sans doute concouru à conserver le langage
d'action, comme celui qui pouvoit se
peindre le plus aisément.

§. 129. Malgré les inconvéniens qui
naissoient de cette méthode, les peuples les
plus polis de l'Amérique n'en avoient pas
su inventer de meilleure (1)48. Les Egyptiens,
plus ingénieux, ont été les premiers
à se servir d'une voie plus abrégée, à laquelle
on a donné le nom d'Hiéroglyphe (2)49. Il
161paroît, par le plus ou moins d'art des
méthodes qu'ils ont imaginées, qu'ils n'ont
inventé les lettres qu'après avoir suivi l'écriture
dans tous ses progrès.

L'embarras que causoit l'énorme grosseur
des volumes, engagea à n'employer
qu'une seule figure pour être le signe de plusieurs
choses. Par ce moyen, l'écriture, qui,
n'étoit auparavant qu'une simple peinture,
devint peinture et caractère, ce qui constitue
proprement l'hiéroglyphe. Tel fut le
premier degré de perfection qu'acquit cette
méthode grossière de conserver les idées
des hommes. On s'en est servi de trois manières
162qui, à consulter la nature de la chose,
paroissent avoir été trouvées par degrés et
dans trois temps différens. La première
consistoit à employer la principale circonstance
d'un sujet pour tenir lieu du tout.
Deux mains, par exemple, dont l'une
tenoit un bouclier et l'autre un arc, représentoient
une bataille. La seconde, imaginée
avec plus d'art, consistoit à substituer
l'instrument réel ou métaphorique de la
chose à la chose même. Un oeil, placé d'une
manière éminente, étoit destiné à représenter
la science infinie de Dieu, et une épée
représentoit un tyran. Enfin on fit plus,
on se servit, pour représenter une chose,
d'une autre où l'on voyoit quelque ressemblance
ou quelque analogie, et ce fut la
troisième manière d'employer cette écriture.
L'univers, par exemple, étoit représenté
par un serpent, et la bigarrure de ses
taches désignoit les étoiles.

§. 130. Le premier objet de ceux qui
imaginèrent les hiéroglyphes, fut de conserver
la mémoire des événemens, et de
faire connoître les lois, les réglemens, et
tout ce qui a rapport aux matières civiles.
163On eut donc soin, dans les commencemens,
de n'employer que les figures dont l'analogie
étoit le plus à la portée de tout le monde :
mais cette méthode fit donner dans le rafinement,
à mesure que les philosophes s'appliquèrent
aux matières de spéculation.
Aussitôt qu'ils crurent avoir découvert dans
les choses des qualités plus abstruses, quelques-uns,
soit par singularité, soit pour
cacher leurs connoissances au vulgaire, se
plurent à choisir pour caractère des figures
dont le rapport aux choses qu'ils vouloient
exprimer, n'étoit point connu. Pendant
quelque temps ils se bornèrent aux figures
dont la nature offre des modèles : mais par
la suite, elles ne leur parurent ni suffisantes
ni assez commodes pour le grand nombre
d'idées que leur imagination leur fournissoit.
Ils formèrent donc leurs hiéroglyphes
de l'assemblage mystérieux de choses
différentes, ou de partie de divers animaux :
ce qui les rendit tout-à-fait énigmatiques.

§. 131. Enfin l'usage d'exprimer les pensées
par des figures analogues, et le dessein
d'en faire quelquefois un secret et un mystère,
engagea à représenter les modes mêmes
164des substances par des images sensibles. On
exprima la franchise par un lièvre ; l'impureté,
par un bouc sauvage ; l'impudence,
par une mouche ; la science, par une fourmi,
etc. En un mot, on imagina des marques
symboliques pour toutes les choses qui
n'ont point de formes. On se contenta, dans
ces occasions, d'un rapport quelconque :
c'est la manière dont on s'étoit déjà conduit,
quand on donna des noms aux idées qui
s'éloignent des sens.

§. 132. « Jusques-là, l'animal ou la
chose qui servoit à représenter, avoit
été dessiné au naturel. Mais lorsque
l'étude de la philosophie, qui avoit
occasionné l'écriture symbolique, eut
porté les savans d'Egypte à écrire
beaucoup sur divers sujets, ce dessein
exact multipliant trop les volumes,
parut ennuyeux. On se servit donc,
par degrés, d'un autre caractère, que
nous pouvons appeler l'écriture courante
des hiéroglyphes. Il ressembloit
aux caractères chinois, et, après avoir
d'abord été formé du seul contour de
la figure, il devint à la longue une
165sorte de marque. L'effet naturel que
produisit cette écriture courante, fut
de diminuer beaucoup de l'attention
qu'on donnoit au symbole, et de la
fixer à la chose signifiée. Par ce moyen
l'étude de l'écriture symbolique se
trouva fort abrégée, n'y ayant alors
presque autre chose à faire qu'à se
rappeler le pouvoir de la marque
symbolique ; au lieu qu'auparavant il
falloit être instruit des propriétés de
la chose ou de l'animal qui étoit employé
comme symbole. En un mot,
cela réduisit cette sorte d'écriture à
l'état où est présentement celle des
Chinois ».

§. 133. Ces caractères ayant essuyé autant
de variations, il n'étoit pas aise de reconnoître
comment ils provenoient d'une
écriture qui n'avoit été qu'une simple peinture.
C'est pourquoi quelques savans sont
tombés dans l'erreur de croire que l'écriture
des Chinois n'a pas commencé comme celle
des Egyptiens.

§. 134. « Voilà l'histoire générale de
l'écriture conduite par une gradation
166simple depuis l'état de la peinture jusqu'à
celui de la lettre : car les lettres sont les
derniers pas qui restent à faire après les
marques chinoises, qui, d'une côté, participent
de la nature des hiéroglyphes
Egyptiens, et, de l'autre, participent des
lettres précisément de même que les hiéroglyphes
participoient également des
peintures mexicaines et des caractères
chinois. Ces caractères sont si voisins
de notre écriture, qu'un alphabet diminue
simplement l'embarras de leur
nombre, et en est l'abrégé succinct ».

§. 135. Malgré tous les avantages des
lettres, les Egyptiens, long-temps après
qu'elles eurent été trouvées, conservèrent
encore l'usage des hiéroglyphes ; c'est que
toute la science de ce peuple se trouvoit
confiée à cette sorte d'écriture. La vénération
qu'on avoit pour les livres passa aux
caractères dont les savans perpétuèrent
l'usage. Mais ceux qui ignoroient les sciences
ne furent pas tentés de continuer de se
servir de cette écriture. Tout ce que put sur
eux l'autorité des savans, fut de leur faire
regarder ces caractères avec respect, et
167comme des choses propres à embellir les
monumens publics, où l'on continua de
les employer. Peut-être même les prêtres
Egyptiens voyoient-ils avec plaisir que peu-à-peu
ils se trouvoient seuls avoir la clef
d'une écriture qui conservoit les secrets de
la religion. Voilà ce qui a donné lieu à
l'erreur de ceux qui se sont imaginé que
les hiéroglyphes renfermoient les plus
grands mystères.

§. 136. « Par ce détail on voit comment
il est arrivé que ce qui devoit son origine
à la nécessité, a été dans la suite
employé au secret et a été cultivé pour
l'ornement. Mais par un effet de la révolution
continuelle des choses, ces mêmes
figures qui avoient d'abord été inventées
pour la clarté, et puis converties en mystères,
ont repris à la longue leur, premier
usage. Dans les siècles florissans
de la Grèce et de Rome, elles étoient
employées sur les monumens et sur les
médailles, comme le moyen le plus
propre à faire connoitre la pensée ; de
sorte que le même symbole qui cachoit
en Egypte une sagesse profonde,
168étoit entendu par le simple peuple en
Grèce et à Rome ».

§. 137. Le langage dans ses progrès,
a suivi le sort de l'écriture. Dès les commencemens,
les figures et les métaphores
furent, comme nous l'avons vu, nécessaires
pour la clarté : nous allons rechercher
comment elles se changèrent en mystères,
et servirent ensuite à l'ornement,
en finissant par être entendues de tout le
monde.169

Chapitre XIV.
De l'origine de la fable, de la
parabole et de l'énigme, avec
quelques détails sur l'usage des
figures et des métaphores (1)50.

§. 138. Par tout ce qui a été dit, il
est évident que dans l'origine des langues,
c'étoit une nécessité pour les hommes de
joindre le langage d'action à celui des sons
articulés, et de ne parler qu'avec des
images sensibles. D'ailleurs les connoissances,
aujourd'hui les plus communes,
étoient si subtiles, par rapport à eux,
qu'elles ne pouvoient se trouver à leur
portée qu'autant qu'elles se rapprochoient
des sens. Enfin l'usage des conjonctions
n'étant pas connu, il n'étoit pas encore
possible de faire des raisonnemens. Ceux
170qui vouloient, par exemple, prouver combien
il est avantageux d'obéir aux lois,
ou de suivre les conseils des personnes
plus expérimentées, n'avoient rien de plus
simple que d'imaginer des faits circonstanciés :
l'événement qu'ils rendoient contraire
ou favorable selon leurs vues, avoit
le double avantage d'éclairer et de persuader.
Voilà l'origine de l'apologue ou de
la fable. On voit que son premier objet
fut l'instruction, et que, par conséquent,
les sujets en furent empruntés des choses
les plus familières, et dont l'analogie étoit
plus sensible ; ce fut d'abord parmi les
hommes, ensuite parmi les bêtes, bientôt
après parmi les plantes ; enfin l'esprit de
subtilité, qui de tout temps a eu ses partisans,
engagea à puiser dans les sources
les plus éloignées. On étudia les propriétés
les plus singulières des êtres pour en tirer
des allusions fines et délicates, de sorte
que la fable fut, par degrés, changée en
parabole, enfin rendue mystérieuse au
point de n'être plus qu'une énigme. Les
énigmes devinrent d'autant plus à la mode,
que les sages, ou ceux qui se donnoient
171pour tels, crurent devoir cacher au vulgaire
une partie de leurs connoissances.
Par-là le langage imaginé pour la clarté,
fut changé en mystère. Rien ne retrace
mieux le goût des premiers siècles que les
hommes qui n'ont aucune teinture des
lettres : tout ce qui est figuré et métaphorique
leur plaît, quelle qu'en soit l'obscurité ;
ils ne soupçonnent pas qu'il y ait
dans ces occasions quelque choix à faire.

§. 139. Une autre cause a encore concouru
à rendre le style de plus en plus figuré,
c'est l'usage des hiéroglyphes. Ces
deux manières de communiquer nos pensées,
ont dû nécessairement influer l'une sur
l'autre (1)51. Il étoit naturel, en parlant d'une
chose, de se servir du nom de la figure hiéroglyphique
qui en étoit le symbole, comme
il l'avoit été à l'origine des hiéroglyphes de
peindre les figures auxquelles l'usage avoit
donné cours dans le langage. Aussi trouverons-nous
« d'un côté que dans l'écriture
172hiéroglyphique, le soleil, la lune et les
étoiles, servoient à représenter les états,
les empires, les rois, les reines et les
grands : que l'éclipse et l'extinction de ces
luminaires marquoient des désastres temporels :
que le feu et l'inondation signifioient
une désolation produite par la
guerre ou par la famine : et que les plantes
et les animaux indiquoient les qualités
des personnes en particulier, etc. Et
d'un autre côté, nous voyons que les prophètes
donnent aux rois et aux empires les
noms des luminaires célestes ; que leurs
malheurs et leurs renversemens sont représentés
par l'éclipse et l'extinction de
ces mêmes luminaires ; que les étoiles
qui tombent du firmament sont employées
à désigner la destruction des
grands, que le tonnerre et les vents impétueux
marquent des invasions de la part
des ennemis ; que les lions, les ours, les
léopards, les boucs et les arbres fort élevés
désignent les généraux d'armées, les
conquérans et les fondateurs des empires.
En un mot, le style prophétique
semble être un hiéroglyphe parlant ».173

§. 140. À mesure que l'écriture devint
plus simple, le style le devint également.
En oubliant la signification des hiéroglyphes,
on perdit peu-à-peu l'usage de bien
des figures et de bien des métaphores : mais
il fallut des siècles pour rendre ce changement
sensible. Le style des anciens asiatiques
étoit prodigieusement figuré : on trouve
même dans les langues grecque et latine
des traces de l'influence des hiéroglyphes
sur le langage (1)52 ; et les Chinois qui se
servent encore d'un caractère qui participe
des hiéroglyphes, chargent leurs discours
d'allégories, de comparaisons et de métaphores.

§. 141. Enfin, les figures après toutes
ces révolutions, surent employées pour
l'ornement du discours, quand les hommes
eurent acquis des connoissances assez
exactes et assez étendues des arts et des
sciences, pour en tirer des images qui,
sans jamais nuire à la clarté, étoient
aussi riantes, aussi nobles, aussi sublimes,
174que la matière le demandoit. Par la
suite, les langues ne purent que perdre
dans les révolutions qu'elles essuyèrent.
On trouvera même l'époque de leur décadence
dans ces tems où elles paroissent
vouloir s'approprier de plus grandes
beautés. On verra les figures et les métaphores
s'accumuler et surcharger le
style d'ornemens, au point que le fond
ne paroîtra plus que l'accessoire. Quand
ces momens sont arrivés, on peut retarder,
mais on ne sauroit empêcher la chûte d'une
langue. Il y a dans les choses morales,
comme dans les physiques, un dernier
accroissement, après lequel il faut qu'elles
dépérissent.

C'est ainsi que les figures et les métaphores,
d'abord inventées par nécessité,
ensuite choisies pour servir au mystère,
sont devenues l'ornement du discours, lorsqu'elles
ont pu être employées avec discernement ;
et c'est ainsi que, dans la décadence
des langues, elles ont porté les
premiers coups par l'abus qu'on en a fait.175

Chapitre XV.
Du génie des langues.

§. 142. Deux choses concourent à
former le caractère des peuples, le climat
et le gouvernement. Le climat donne plus
de vivacité ou plus de flegme, et par-là
dispose plutôt à une forme de gouvernement
qu'à une autre ; mais ces dispositions
s'altèrent par mille circonstances. La stérilité
ou l'abondance d'un pays, sa situation ;
les intérêts respectifs du peuple qui
l'habite, avec ceux de ses voisins ; les esprits
inquiets qui le troublent, tant que
le gouvernement n'est pas assis sur des
fondemens solides ; les hommes rares dont
l'imagination subjugue celle de leurs concitoyens :
tout cela et plusieurs autres
causes contribuent à altérer et même à
changer quelquefois entièrement les premiers
goûts qu'une nation devoit à son
climat. Le caractère d'un peuple souffre
donc à-peu-près les mêmes variations que
176son gouvernement, et il ne se fixe point
que celui-ci n'ait pris une forme constante.

§. 143. Ainsi que le gouvernement influe
sur le caractère des peuples, le caractère
des peuples influe sur celui des langues.
Il est naturel que les hommes, toujours
pressés par des besoins et agités par quelque
passion, ne parlent pas des choses
sans faire connoître l'intérêt qu'ils y prennent.
Il faut qu'ils attachent insensiblement
aux mots des idées accessoires qui
marquent la manière dont ils sont affectés,
et les jugemens qu'ils portent. C'est une
observation facile à faire ; car il n'y a
presque personne dont les discours ne décèlent
enfin le vrai caractère, même dans
ces momens où l'on apporte le plus de
précaution à se cacher. Il ne faut qu'étudier
un homme quelque temps pour apprendre
son langage : je dis son langage,
car chacun a le sien, selon ses passions :
je n'excepte que les hommes froids et flegmatiques ;
ils se conforment plus aisément
à celui des autres, et sont par cette
raison plus difficiles à pénétrer.177

Le caractère des peuples se montre encore
plus ouvertement que celui des particuliers.
Une multitude ne sauroit agir
de concert pour cacher ses passions.
D'ailleurs nous ne songeons pas à faire un
mystère de nos goûts, quand ils sont communs
à nos compatriotes. Au contraire,
nous en tirons vanité, et nous aimons
qu'ils fassent reconnoître un pays qui nous
a donné la naissance, et pour lequel nous
sommes toujours prévenus. Tout confirme
donc que chaque langue exprime le caractère
du peuple qui la parle.

§. 144. Dans le latin, par exemple, les
termes d'agriculture emportent des idées
de noblesse, qu'ils n'ont point dans notre
langue : la raison en est bien sensible.
Quand les Romains jetèrent les fondemens
de leur empire, ils ne connoissoient
encore que les arts les plus nécessaires. Ils
les estimèrent d'autant plus, qu'il étoit
également essentiel à chaque membre de
la république de s'en occuper ; et l'on s'accoutuma
de bonne heure à regarder du
même oeil l'agriculture et le général qui
la cultivoit. Par-là les termes de cet art
178s'approprièrent les idées accessoires qui les
ont annoblis. Ils les conservèrent encore
quand la république romaine donnoit dans
le plus grand luxe, parce que le caractère
d'une langue, sur-tout s'il est fixé par des
écrivains célèbres, ne change pas aussi facilement
que les mœurs d'un peuple. Chez
nous les dispositions d'esprit ont été toutes
différentes dès l'établissement de la monarchie.
L'estime des francs pour l'art
militaire, auquel ils devoient un puissant
empire, ne pouvoit que leur faire mépriser
des arts qu'ils n'étoient pas obligés de cultiver
par eux-mêmes, et dont ils abandonnoient
le soin à des esclaves. Dès-lors les
idées accessoires qu'on attacha aux termes
d'agriculture durent être bien différentes
de celles qu'ils avoient dans la langue
latine.

§. 145. Si le génie des langues commence
à se former d'après celui des peuples,
il n'achève de se développer que par le
secours des grands écrivains. Pour en découvrir
les progrès, il faut résoudre deux
questions, qui ont été souvent discutées et
jamais, ce me semble, bien éclaircies :
179c'est de savoir pourquoi les arts et les
sciences ne sont pas également de tous les
pays et de tous les siècles ; et pourquoi les
grands hommes dans tous les genres sont
presque contemporains.

La différence des climats a fourni une
réponse à ces deux questions. S'il y a des
nations chez qui les arts et les sciences
n'ont pas pénétré, on prétend que le climat
en est la vraie cause ; et s'il y en a où ils
ont cessé d'être cultivés avec succès, on
veut que le climat y ait changé. Mais c'est
sans fondement qu'on supposeroit ce changement
aussi subit et aussi considérable
que les révolutions des arts et des sciences.
Le climat n'influe que sur les organes ; le
plus favorable ne peut produire que des machines
mieux organisées, et vraisemblablement
il en produit en tout temps un nombre
à-peu-près égal. S'il étoit par-tout le même,
on ne laisseroit pas de voir la même variété
parmi les peuples : les uns, comme à présent,
seroient éclairés, les autres croupiroient
dans l'ignorance. Il faut donc des
circonstances qui, appliquant les hommes
bien organisés aux choses pour lesquelles
180ils sont propres, en développent les talens.
Autrement ils seroient comme d'excellens
automates qu'on laisseroit dépérir faute
d'en savoir entretenir le mécanisme, et
faire jouer les ressorts. Le climat n'est donc
pas la cause du progrès des arts et des
sciences, il n'y est nécessaire que comme
une condition essentielle.

§. 146. Les circonstances favorables au
développement des génies se rencontrent
chez une nation, dans le temps où sa langue
commence à avoir des principes fixes et
un caractère décidé. Ce temps est donc
l'époque des grands hommes. Cette observation
se confirme par l'histoire des arts ;
mais j'en vais donner une raison tirée de
la nature même de la chose.

Les premiers tours qui s'introduisent dans
une langue, ne sont ni les plus clairs, ni
les plus précis, ni les plus élégans : il n'y
a qu'une longue expérience qui puisse
peu-à-peu éclairer les hommes dans ce choix.
Les langues qui se forment des débris de
plusieurs autres, rencontrent même de
grands obstacles à leurs progrès. Ayant
adopté quelque chose de chacune, elles ne
181sont qu'un amas bizarre de tours qui ne sont
point faits les uns pour les autres. On n'y
trouve point cette analogie qui éclaire les
écrivains, et qui caractérise un langage.
Telle a été la nôtre dans son établissement.
C'est pourquoi nous avons été long-temps
avant d'écrire en langue vulgaire, et que
ceux qui les premiers en ont fait l'essai,
n'ont pu donner de caractère soutenu à leur
style.

§. 147. Si l'on se rappelle que l'exercice
de l'imagination et de la mémoire
dépend entièrement de la liaison des idées,
et que celle-ci est formée par le rapport et
l'analogie des signes (1)53, on reconnoîtra
que moins une langue a de tours analogues,
moins elle prête de secours à la mémoire
et à l'imagination. Elle est donc peu propre
à développer les talens. Il en est des langues
comme des chiffres des géomètres : elles
donnent de nouvelles vues, et étendent
l'esprit à proportion qu'elles sont plus parfaites.
Les succès de Newton ont été préparés
par le choix qu'on avoit fait avant
182lui des signes, et par les méthodes de calcul
qu'on avoit imaginées. S'il fût venu plus
tôt, il eût pu être un grand homme pour
son siècle, mais il ne seroit pas l'admiration
du nôtre. Il en est de même dans les
autres genres. Le succès des génies les
mieux organisés dépend tout-à-fait des progrès
du langage pour le siècle où ils vivent ;
car les mots répondent aux signes des Géomètres,
et la manière de les employer répond
aux méthodes de calcul. On doit
donc trouver, dans une langue qui manque
de mots, ou qui n'a pas des constructions
assez commodes, les mêmes obstacles
qu'on trouvoit en Géométrie avant l'invention
de l'algèbre. Le français a été, pendant
long-temps, si peu favorable aux progrès de
l'esprit, que si l'on pouvoit se représenter
Corneille successivement dans les différens
âges de la monarchie, on lui trouveroit
moins de génie, à proportion qu'on s'éloigneroit
davantage de celui où il a vécu, et
l'on arriveroit enfin à un Corneille qui ne
pourroit donner aucune preuve de talent.

§. 148. Peut-être m'objectera-t-on que des
hommes tels que ce grand poëte, devoient
183trouver dans les langues savantes les secours
que la langue vulgaire leur refusoit.

Je réponds qu'accoutumés à concevoir
les choses de la même manière qu'elles
étoient exprimées dans la langue qu'ils
avoient apprise en naissant, leur esprit
étoit naturellement rétréci. Le peu de précision
et d'exactitude ne pouvoit les choquer,
parce qu'ils s'en étoient fait une
habitude. Ils n'étoient donc pas encore
capables de saisir tous les avantages des
langues savantes. En effet, qu'on remonte
de siècles en siècles, on verra que plus
notre langue a été barbare, plus nous
avons été éloignés de connoître la langue
latine, et que nous n'avons commencé à
écrire bien en latin, que quand nous avons
été capable de le faire en français.
D'ailleurs, ce seroit bien peu connoître le
génie des langues, que de s'imaginer qu'on
pût faire passer tout d'un coup dans les
plus grossières les avantages des plus parfaites :
ce ne peut être que l'ouvrage du
temps. Pourquoi Marot, qui n'ignoroit
pas le latin, n'a-t-il pas un style aussi
égal que Rousseau à qui il a servi de modèle ?
184C'est uniquement parce que le français
n'avoit pas encore fait assez de progrès.
Rousseau, peut-être avec moins de
talent, a donné un caractère plus égal au
style marotique, parce qu'il est venu dans
des circonstances plus favorables : un
siècle plutôt, il n'y eût pas réussi. La comparaison
qu'on pourroit faire de Regnier
avec Despreaux confirme encore ce raisonnement.

§. 149. Il faut remarquer que, dans
une langue qui n'est pas formée des débris
de plusieurs autres, les progrès doivent
être beaucoup plus prompts, parce qu'elle
a, dès son origine, un caractère : c'est
pourquoi les Grecs ont eu, de bonne heure,
d'excellens écrivains.

§. 150. Faisons naître un homme parfaitement
bien organisé parmi des peuples
encore barbares, quoique habitans d'un
climat favorable aux arts et aux sciences ;
je conçois qu'il peut acquérir assez d'esprit
pour devenir un génie par rapport à ces
peuples, mais on voit évidemment qu'il
lui est impossible d'égaler quelques-uns
des hommes supérieurs du siècle de
185Louis XIV. La chose, présentée dans ce
point de vue, est si sensible qu'on ne sauroit
la révoquer en doute.

Si la langue de ces peuples grossiers
est un obstacle aux progrès de l'esprit,
donnons-lui un degré de perfection, donnons-lui
en deux, trois, quatre ; l'obstacle
subsistera encore, et ne peut diminuer
qu'à proportion des degrés qui auront
été ajoutés. Il ne sera donc entièrement
levé que quand cette langue aura acquis
à-peu-près autant de degrés de perfection
que la nôtre en avoit quand elle a commencé
à former de bons écrivains. Il est,
par conséquent, démontré que les nations
ne peuvent avoir des génies supérieurs
qu'après que les langues ont déja fait des
progrès considérables.

§. 151. Voici dans leur ordre les causes
qui concourent au développement des
talens ; 1°. Le climat est une condition
essentielle ; 2°. Il faut que le gouvernement
ait pris une forme constante, et que
par-là il ait fixé le caractère d'une nation ;
3°. C'est à ce caractère à en donner un
au langage, en multipliant les tours qui
186expriment le goût dominant d'un peuple ;
4°. Cela arrive lentement dans les langues
formées des débris de plusieurs autres ;
mais ces obstacles une fois surmontés, les
règles de l'analogie s'établissent, le langage
fait des progrès et les talens se développent.
On voit donc pourquoi les grands
écrivains ne naissent pas également dans
tous les siècles, et pourquoi ils viennent
plus tôt chez certaines nations et plus tard
chez d'autres. Il nous reste à examiner
par quelle raison les hommes excellens
dans tous les genres sont presque contemporains.

§. 152. Quand un génie a découvert le
caractère d'une langue, il l'exprime vivement
et le soutient dans tous ses écrits.
Avec ce secours, le reste des gens à talens,
qui auparavant n'eussent pas été capables
de le pénétrer d'eux-mêmes, l'apperçoivent
sensiblement, et l'expriment à son exemple,
chacun dans son genre. La langue s'enrichit
peu à peu de quantité de nouveaux
tours qui, par le rapport qu'ils ont à son
caractère, le développent de plus en plus ;
et l'analogie devient comme un flambeau
187dont la lumière augmente sans cesse pour
éclairer un plus grand nombre d'écrivains.
Alors tout le monde tourne naturellement
les yeux sur ceux qui se distinguent : leur
goût devient le goût dominant de la nation :
chacun apporte, dans les matières
auxquelles il s'applique, le discernement
qu'il a puisé chez eux : les talens fermentent :
tous les arts prennent le caractère
qui leur est propre, et l'on voit des hommes
supérieurs dans tous les genres. C'est ainsi
que les grands talens, de quelque espèce
qu'ils soient, ne se montrent qu'après que
le langage a déja fait des progrès considérables.
Cela est si vrai, que, quoique les
circonstances favorables à l'art militaire
et au gouvernement, soient les plus fréquentes,
les généraux et les ministres du
premier ordre appartiennent cependant au
siècle des grands écrivains. Telle est l'influence
des gens de lettres dans l'état ; il
me semble qu'on n'en avoit point encore
connu toute l'étendue.

§. 153. Si les grands talens doivent leur
développement aux progrès sensibles que
le langage a fait avant eux, le langage
188doit à son tour aux talens de nouveaux
progrès qui l'élèvent à son dernier période :
c'est ce que je vais expliquer.

Quoique les grands hommes tiennent
par quelque endroit au caractère de leur
nation, ils ont toujours quelque chose qui
les en distingue. Ils voient et sentent d'une
manière qui leur est propre ; et, pour exprimer
leur manière de voir et de sentir, ils
sont obligés d'imaginer de nouveaux tours
dans les règles de l'analogie, ou du moins
en s'en écartant aussi peu qu'il est possible.
Par-là ils se conforment au génie de
leur langue, et lui prêtent en même-temps
le leur. Corneille développe les intérêts des
grands, la politique des ambitieux et tous
les mouvemens de l'ame avec une noblesse
et avec une force qui ne sont qu'à lui. Racine,
avec une douceur et avec une élégance qui
caractérisent les petites passions, exprime
l'amour, ses craintes et ses emportemens.
La mollesse conduit le pinceau avec lequel
Quinault peint les plaisirs et la volupté,
et plusieurs autres écrivains qui ne sont
plus, ou qui se distinguent parmi les modernes,
ont chacun un caractère que notre
189langue s'est peu à peu rendu propre. C'est
aux poëtes que nous avons les premières
et peut-être aussi les plus grandes obligations.
Assujettis à des règles qui les
gênent, leur imagination fait de plus
grands efforts et produit nécessairement
de nouveaux tours. Aussi les progrès subits
du langage sont-ils toujours l'époque de
quelque grand poëte. Les philosophes ne
le perfectionnent que long-temps après.
Ils ont achevé de donner au nôtre cette
exactitude et cette netteté qui font son
principal caractère, et qui, nous fournissant
les signes les plus commodes pour
analyser nos idées, nous rendent capables
d'apercevoir ce qu'il y a de plus fin dans
chaque objet.

§. 154. Les philosophes remontent aux
raisons des choses, donnent les règles des
arts, expliquent ce qu'ils ont de plus cachés,
et par leurs leçons augmentent le nombre
des bons juges. Mais si l'on considère les
arts dans les parties qui demandent davantage
d'imagination, les philosophes ne peuvent
pas se flatter de contribuer à leurs
progrès comme à ceux des sciences, ils paroissent
190au contraire y nuire. C'est que l'attention
qu'on donne à la connoissance des
règles, et la crainte qu'on a de paroître les
ignorer, diminue le feu de l'imagination :
car cette opération aime mieux être guidée
par le sentiment et par l'impression vive des
objets qui la frappent, que par une réflexion
qui combine et qui calcule tout.

Il est vrai que la connoissance des règles
peut être très-utile à ceux qui, dans le moment
de la composition, donnent trop d'essor
à leur génie pour ne les pas oublier, et qui
ne se les rappellent que pour corriger leurs
ouvrages. Mais il est bien difficile que les
esprits qui se sentent quelque foiblesse,
ne cherchent à s'étayer souvent des règles. Cependant
peut-on réussir dans des ouvrages
d'imagination, si l'on ne sait pas se refuser
de pareils secours ? Ne doit-on pas au moins
se méfier de ses productions ? En général le
siècle où les philosophes développent les
préceptes des arts, est celui des ouvrages
communément mieux faits et mieux écrits ;
mais les artisans de génie y paroissent plus
rares.

§. 155. Puisque le caractère des langues
191se forme peu à peu et conformément à celui
des peuples, il doit nécessairement avoir
quelque qualité dominante. Il n'est donc
pas possible que les mêmes avantages soient
communs au même point à plusieurs langues.
La plus parfaite seroit celle qui les
réuniroit tous dans le degré qui leur permet
de compâtir ensemble : car ce seroit sans
doute un défaut qu'une langue excellât si
fort dans un genre, qu'elle ne fût point
propre pour les autres. Peut-être que le caractère
que la nôtre montre dans les ouvrages
de Quinault et de la Fontaine, prouve que
nous n'aurons jamais de poëte qui égale la
force de Milton ; et que le caractère de
force qui paroît dans le Paradis perdu,
prouve que les Anglais n'auront jamais de
poëte égal à Quinault et à la Fontaine (1)54.

§. 156. L'analyse et l'imagination sont
deux opérations si différentes qu'elles mettent
ordinairement des obstacles aux progrès
l'une de l'autre. Il n'y a que dans un certain
192tempérament, qu'elles puissent se prêter mutuellement
des secours sans se nuire ; et ce
tempérament est ce milieu dont j'ai déjà eu
occasion de parler (1)55. Il est donc bien difficile
que les mêmes langues favorisent également
l'exercice de ces deux opérations. La
nôtre, par la simplicité et par la netteté de
ses constructions, donne de bonne heure à
l'esprit une exactitude, dont il se fait insensiblement
une habitude, et qui prépare beaucoup
les progrès de l'analyse ; mais elle est
peu favorable à l'imagination. Les inversions
des langues anciennes étoient au contraire
un obstacle à l'analyse, à proportion que,
contribuant davantage à l'exercice de l'imagination,
elles le rendoient plus naturel que
celui des autres opérations de l'ame. Voilà,
je pense, une des causes de la supériorité
des philosophes modernes sur les philosophes
anciens. Une langue, aussi sage que
la nôtre dans le choix des figures et des
tours, devoit l'être à plus forte raison dans
la manière de raisonner.

Il faudroit, afin de fixer nos idées, imaginer
193deux langues : l'une qui donnât tant
d'exercice à l'imagination, que les hommes
qui la parleroient déraisonneroient sans
cesse ; l'autre qui exerçât au contraire si
fort l'analyse, que les hommes à qui elle
seroit naturelle se conduiroient jusques
dans leurs plaisirs comme des géomètres
qui cherchent la solution d'un problême.
Entre ces deux extrémités, nous pourrions
nous représenter toutes les langues
possibles, leur voir prendre différens caractères
selon l'extrémité dont elles se rapprocheroient,
et se dédommager des avantages
qu'elles perdroient d'un côté, par
ceux qu'elles acquerroient de l'autre. La
plus parfaite occuperoit le milieu, et le
peuple qui la parleroit seroit un peuple de
grands hommes.

Si le caractère des langues, pourra-t-on
me dire, est une raison de la supériorité
des philosophes modernes sur les philosophes
anciens, ne sera-ce pas une
conséquence que les poëtes anciens soient
supérieurs aux poëtes modernes ? Je réponds
que non : l'analyse n'emprunte des secours
que du langage ; ainsi elle ne peut avoir
194lieu qu'autant que les langues la favorisent :
nous avons vu au contraire que
les causes qui contribuent aux progrès de
l'imagination, sont beaucoup plus étendues ;
il n'y a même rien, qui ne soit propre à
faciliter l'exercice de cette opération. Si,
dans certains genres, les Grecs et les Romains
ont des poëtes supérieurs aux nôtres,
nous en avons, dans d'autres genres, de
supérieurs aux leurs. Quel poëte de l'antiquité
peut être mis à côté de Corneille
ou de Moliere ?

§. 157. Le moyen le plus simple pour
juger quelle langue excelle dans un plus
grand nombre de genres, ce seroit de
compter les auteurs originaux de chacune.
Je doute que la nôtre eût par-là quelque
désavantage.

§. 158. Après avoir montré les causes
des derniers progrès du langage, il est à
propos de rechercher celles de sa décadence :
elles sont les mêmes, et elles ne
produisent des effets si contraires que par
la nature des circonstances. Il en est à-peu-près
ici comme dans le physique,
où le même mouvement qui a été un principe
195de vie devient un principe de destruction.

Quand une langue a, dans chaque genre,
des écrivains originaux, plus un homme
a de génie, plus il croit appercevoir d'obstacles
à les surpasser. Les égaler, ce ne
seroit pas assez pour son ambition : il veut,
comme eux, être le premier dans son
genre. Il tente donc une route nouvelle.
Mais, parce que tous les styles analogues au
caractère de la langue et au sien sont saisis
par ceux qui l'ont précédé, il ne lui reste
qu'à s'écarter de l'analogie. Ainsi, pour
être original, il est obligé de préparer la
ruine d'une langue dont un siècle plus
tôt il eut hâté les progrès.

§. 159. Si des écrivains tels que lui
sont critiqués, ils ont trop de talens pour
n'avoir pas de grands succès. La facilité
de copier leurs défauts, persuade bientôt à
des esprits médiocres qu'il ne tient qu'à
eux d'arriver à une égale réputation. C'est
alors qu'on voit naître le règne des penseés
subtiles et détournées, des antithèses
précieuses, des paradoxes brillans, des
tours frivoles, des expressions recherchées,
196des mots faits sans nécessité, et, pour tout
dire, du jargon des beaux esprits gâtés
par une mauvaise métaphysique. Le public
applaudit : les ouvrages frivoles, ridicules,
qui ne naissent que pour un instant, se
multiplient : le mauvais goût passe dans
les arts et dans les sciences ; et les talens
deviennent rares de plus en plus.

§. 160. Je ne doute pas que je ne sois
contredit sur ce que j'ai avancé touchant
le caractère des langues. J'ai souvent rencontré
des personnes qui croient toutes
les langues également propres pour tous
les genres, et qui prétendent qu'un homme
organisé comme Corneille, dans quelque
siècle qu'il eût vécu, et dans quelque idiome
qu'il eût écrit, eût donné les mêmes preuves
de talens.

Les signes sont arbitraires la première
fois qu'on les emploie : c'est peut-être ce
qui a fait croire qu'ils ne sauroient avoir
de caractère ; mais je demande s'il n'est
pas naturel à chaque nation de combiner
ses idées selon le génie qui lui est propre,
et de joindre à un certain fonds d'idées
principales, différentes idées accessoires,
197selon qu'elle est différemment affectée.
Or ces combinaisons, autorisés par un
long usage, sont proprement ce qui constitue
le génie d'une langue. Il peut être
plus ou moins étendu : cela dépend du
nombre et de la variété des tours reçus,
et de l'analogie qui, au besoin, fournit
les moyens d'en inventer. Il n'est point
au pouvoir d'un homme de changer entièrement
ce caractère. Aussitôt qu'on s'en
écarte, on parle un langage étranger et
on cesse d'être entendu. C'est au temps
à amener des changemens aussi considérables,
en plaçant tout un peuple dans
des circonstances qui l'engagent à envisager
les choses tout autrement qu'il ne
faisoit.

§. 161. De tous les écrivains, c'est chez
les poëtes que le génie des langues s'exprime
le plus vivement. De-là la difficulté de
les traduire : elle est telle qu'avec du talent,
il seroit plus aisé de les surpasser souvent
que de les égaler toujours. À la rigueur,
on pourroit même dire qu'il est impossible
d'en donner de bonnes traductions :
car les raisons qui prouvent que deux
198langues ne sauroient avoir le même caractère,
prouvent que les mêmes pensées
peuvent rarement être rendues dans
l'une et dans l'autre avec les mêmes
beautés.

En parlant de la prosodie et des inversions,
j'ai dit des choses qui peuvent se
rapporter au sujet de ce chapitre ; je ne
les répéterai pas.

§. 162. Par cette histoire des progrès
du langage, chacun peut s'appercevoir que
les langues, pour quelqu'un qui les connoîtroit
bien, seroient une peinture du
caractère et du génie de chaque peuple.
Il y verroit comment l'imagination a combiné
les idées d'après les préjugés et les
passions ; il y verroit se former chez chaque
nation un esprit différent à proportion qu'il
y auroit moins de commerce entr'elles.
Mais si les mœurs ont influé sur le langage,
celui-ci, lorsque des écrivains célèbres
en eurent fixé les règles, influa à
son tour sur les mœurs, et conserva long-temps
à chaque peuple son caractère.

§. 163. Peut-être prendra-t-on toute cette
histoire pour un roman, mais on ne peut
199du moins lui refuser la vraisemblance.
J'ai peine à croire que la méthode que
j'ai suivie, m'ait souvent fait tomber dans
l'erreur : car j'ai eu pour objet de ne rien
avancer que sur la supposition, qu'un langage
a toujours été imaginé sur le modèle
de celui qui l'a immédiatement précédé.
J'ai vu dans le langage d'action le germe
des langues et tous les arts qui peuvent
servir à exprimer nos pensées : j'ai observé
les circonstances qui ont été propres à développer
ce germe ; et non seulement j'en
ai vu naître ces arts, mais encore j'ai suivi
leurs progrès, et j'en ai expliqué les différens
caractères. En un mot, j'ai, ce me
semble, démontré, d'une manière sensible,
que les choses qui nous paroissent les plus
singulières ont été les plus naturelles dans
leur temps, et qu'il n'est arrivé que ce qui
devoit arriver.200

1(1) « A juger seulement par la nature des choses,
(dit M. Warburthon, pag. 48, Essai sur les
Hiérogl.) et indépendamment de la révélation,
qui est un guide plus sûr, l'on seroit porté à admettre
l'opinion de Diodore de Sicile et de Vitruve,
que les premiers hommes ont vécu pendant
un temps dans les cavernes et les forêts, à
la manière des bêtes, n'articulant que des sons
confus et indéterminés, jusqu'à ce que s'étant
associés pour se secourir mutuellement, ils soient
arrivés, par degrés, à en former de distincts, par
le moyen de signes ou de marques arbitraires convenus
entre eux ; afin que celui qui parloit, pût
exprimer les idées qu'il avoit besoin de communiquer
aux autres : c'est ce qui a donné lieu aux
différentes langues ; car tout le monde convient
que le langage n'est point inné.

Cette origine du langage est si naturelle, qu'un
père de l'église (Grég. Niss.) et Richard Simon,
prêtre de l'Oratoire, ont travaillé l'un et l'autre
à l'établir ; mais ils auraient pu être mieux informés,
car rien n'est plus évident, par l'Écriture
Sainte, que le langage a eu une origine différente.
Elle nous apprend que Dieu enseigna la
religion au premier homme, ce qui ne permet
pas de douter qu'il ne lui ait, en même temps
enseigné à parler. (En effet, la connoissance de
la religion suppose beaucoup d'idées et un grand
exercice des opérations de l'ame, ce qui n'a pu
avoir lieu que par le secours des signes : je l'ai démontré
dans la première partie de cet ouvrage)…
Quoique, ajoute plus bas M. Warburthon,
Dieu ait enseigné le langage aux hommes, cependant
il ne seroit pas raisonnable de supposer
que ce langage se soit étendu au-delà des nécessités
alors actuelles de l'homme, et qu'il n'ait
pas eu par lui-même la capacité de le perfectionner
et de l'enrichir. Ainsi le premier langage
a nécessairement été stérile et borné ».

Tout cela me paroît fort exact. Si je suppose deux
enfans dans la nécessité d'imaginer jusqu'aux
premiers signes du langage, c'est parce que j'ai cru
qu'il ne suffisoit pas pour un philosophe de dire
qu'une chose a été faite par des voies extraordinaires ;
mais qu'il étoit de son devoir d'expliquer
comment elle auroit pu se faire par des moyens naturels.

2(1) Ce que j'avance ici sur les opérations de
l'ame de ces enfans, ne sauroit être douteux, après
ce qui a été prouvé dans la première partie de cet
Essai. Section II, ch. 1, 2, 3, 4, 5, et section IV.

3(1) Cela répond à la difficulté que je me suis
faite dans la première partie de cet ouvrage, section
II, ch. 5.

4(1) Essai sur les Hiérogl. §. 8. et 9.

5(2) 3. Reg. XXII. II.

6(3) Ch. 13.

7(1) Ch. 19.

8(2) Cha. 28.

9(3) Ch. 51.

10(4) Ch. 4.

11(5) Ch. 5.

12(6) Ch. 12.

13(7) Ch. 38, 16.

14(1) Essai sur les Hiérogl. §. 9.

15(1) Essai sur les Hiérogl. §. 10.

16(1) Je n'en donne pas la preuve : on la trouvera
dans le troisième volume des Réflexions Critiques
sur la Poésie et sur la Peinture. Je renvoie aussi à
ce même ouvrage pour la confirmation de la plupart
des faits que je rapporterai. L'abbé du Bos,
qui en est l'auteur, est un bon garant : son érudition
est connue.

17(1) Traité de l'orateur.

18(1) Dacier, Poét. d'Arist., p. 82.

19(1) Voyez, dans la Génération Harmonique,
folio 14, art. 1, par quel artifice la voix passe au
demi-ton mineur.

20(1) Il en rapporte où les anciens parlent de leur
prononciation ordinaire, comme étant simple, et
ayant un son continu ; mais il auroit dû faire attention
qu'ils n'en parloient alors que par comparaison ;
avec leur musique : elle n'étoit donc pas
simple absolument. En effet lorsqu'ils l'ont considérée
en elle-même, ils y ont remarqué des
accens prosodiques, ce dont la nôtre manque tout-à-fait.
Un gascon, qui ne connoîtroit point de
prononciation plus simple que la sienne, n'y verroit
qu'un son continu, quand il la compareroit
aux chants de la musique : les anciens étoient dans
le même cas.

Cicéron fait dire à Crassus que quand il entend
Lælia, il croit entendre réciter les pièces de
Plaute et de Nœvius, parce qu'elle prononce uniment,
et sans affecter les accens des langues étrangères.
Or, dit l'abbé du Bos, Lælia ne chantoit
pas dans son domestique. Cela est vrai ; mais, du
temps de Plaute et de Nœvius, la prononciation
des Latins participoit déjà du chant, puisque la
déclamation des pièces de ces poëtes avoit été notée.
Lælia ne paroissoit donc prononcer uniment
que parce qu'elle ne se servoit pas des nouveaux
accens que l'usage avoit mis à la mode.

Ceux qui jouent les comédies, dit Quintilien,
ne s'éloignent pas de la nature dans leur prononciation,
du moins assez pour la faire méconnoître ;
mais ils relevent, par les agrémens que l'art permet,
la manière ordinaire de prononcer. Qu'on
juge si c'est-là chanter, dit l'abbé du Bos. Oui,
supposé que la prononciation, que Quintilien
appelle naturelle, fût si chargée d'accens qu'elle
approchât assez du chant pour pouvoir être notée,
sans être sensiblement altérée. Or cela est
sur-tout vrai du tems où ce Rhéteur écrivoit,
car les accens de la langue latine s'étoient fort
multipliés.

Voici un fait qui, au premier coup-d'œil paroît
encore plus favorable à l'opinion de l'abbé
du Bos. C'est qu'à Athènes on faisoit composer la
déclamation des lois, et accompagner d'un instrument
celui qui les publioit. Or est-il vraisemblable
que les Athéniens fissent chanter leurs lois ?
Je réponds qu'ils n'auroient jamais songé à établir
un pareil usage, si leur prononciation avoit été
comme la nôtre, parce que le chant le plus simple
s'en seroit trop écarté ; mais il faut se mettre à leur
place. Leur langue avoit encore plus d'accens que
celle des Romains : ainsi une déclamation, dont
le chant étoit peu chargé, pouvoit apprécier les
inflexions de la voix, sans paroître s'éloigner de
la prononciation ordinaire.

Il paroît donc évident, conclut l'abbé du Bos,
que le chant des pièces dramatiques qui se récitoient
sur les théâtres des anciens, n'avoient ni passages,
ni port de voix cadencés, ni tremblemens
soutenus, ni les autres caractères de notre
chant musical.

Je me trompe fort, ou cet écrivain n'avoit pas
une idée bien nette de ce qui constitue le chant. Il
semble qu'il n'en juge que d'après celui de nos opéra.
Ayant rapporté que Quintilien se plaignoit que
quelques orateurs plaidassent au barreau, comme
on récitoit sur le théâtre, croit-on, ajoute-t-il,
que ces orateurs chantassent comme on chante
dans nos opéra ! Je réponds que la succession des
tons qui forment le chant, peut être beaucoup plus
simple que dans nos opéra, et qu'il n'est point
nécessaire qu'elle ait les mêmes passages, les mêmes
port de voix cadencés, ni les mêmes tremblemens
soutenus.

Au reste on trouve dans les anciens, quantité
de passages qui prouvent que leur prononciation
n'étoit pas un son continu. « Telle est, dit Cicéron
dans son Traité de l'Orateur, la vertu merveilleuse
de la voix, qui, des trois tons, l'aigu,
le grave et le moyen, forme toute la variété,
toute la douceur et l'harmonie du chant ; car
on doit savoir que la prononciation renferme
une espèce de chant, non un chant musical,
ou tel que celui dont usent les orateurs phrygiens
et cariens dans leurs péroraisons, mais un
chant peu marqué, tel que celui dont vouloient
parler Démosthènes et Eschine, lorsqu'ils
se reprochoient réciproquement leurs inflexions
de voix, et que Démosthènes, pour pousser
encore plus loin l'ironie, avouoit que son adversaire
avoit parlé d'un ton doux, clair et résonnant
(de la traduction de M. l'abbé Colin) ».

Quintilien remarque que ce reproche de Démosthènes
et d'Eschine ne doit pas faire condamner
ces inflexions de voix, puisque cela apprend
qu'ils en ont tout deux fait usage.

« Les grands Acteurs, dit l'abbé du Bos, tom. 3.
p. 260, n'auroient pas voulu prononcer un mot
le matin avant que d'avoir, pour s'exprimer
ainsi, développé méthodiquement leur voix en
la faisant sortir peu-à-peu et en lui donnant
l'essor comme par degré, afin de ne pas offenser
ses organes en les déployant précipitamment et
avec violence. Ils observoient même de se tenir
couchés durant cet exercice. Après avoir joué,
ils s'asseyoient, et dans cette posture ils replioient,
pour ainsi dire, les organes de leur
voix en respirant sur le ton le plus haut où
ils fussent montés en déclamant, et en respirant
ensuite successivement sur tous les autres
tons, jusqu'à ce qu'ils fussent enfin parvenus au
ton le plus bas où ils fussent descendus ». Si la
déclamation n'avoit pas été un chant où tous les
tons devoient entrer, les comédiens auroient-ils eu
la précaution d'exercer chaque jour leur voix sur
toute la suite des tons qu'elle pouvoit former.

Enfin « les écrits des anciens, comme le dit encore
l'abbé du Bos, même tome, pag. 262,
sont remplis de faits qui prouvent que leur attention
sur tout ce qui pouvoit servir à fortifier ou
bien embellir la voix, alloit jusqu'à la superstition.
On peut voir, dans le troisième chapitre de
l'onzième livre de Quintilien, que, par rapport
à tout genre d'éloquence, les anciens avoient fait
de profondes réflexions sur la nature de la voix
humaine, et sur toutes les pratiques propres à la
fortifier en l'exerçant. L'art d'enseigner à fortifier
et à ménager sa voix devint même une profession
particulière ». Une déclamation qui étoit
l'effet de tant de soins et de tant de réflexions pouvoit-elle
être aussi simple que la nôtre ?

21(1) Réfl. Crit., tom. III, sect XVI, pag. 284.

22(1) Tom. III, sect. XV.

23(1) « N'a-t-on pas vu souvent, dit Cicéron,
Traité de l'Orateur, des Orateurs médiocres
remporter tout l'honneur et tout le prix de l'éloquence
par la seule dignité de l'action, tandis
que des orateurs, d'ailleurs très-savans, passoient
pour médiocres, parce qu'ils étoient dénués des
graces de la prononciation ; de sorte que Démosthènes
avoit raison de donner à l'action le premier,
le second et le troisième rang. Car si l'éloquence
n'est rien sans ce talent, et si l'action,
quoique dépourvue d'éloquence, a tant de force
et d'efficace, ne faut-il pas convenir qu'elle est
d'une extrême importance dans le discours public ».
Il falloit que la manière de déclamer des
anciens eût bien plus de force que la nôtre, pour
que Démosthènes et Cicéron, qui excelloient dans
les autres parties, aient jugé que, sans l'action,
l'éloquence n'est rien. Nos Orateurs, d'aujourd'hui,
n'adopteroient pas ce jugement : aussi M. l'abbé
Colin dit-il qu'il y a de l'exagération dans la pensée
de Démosthènes. Si cela étoit, pourquoi
Cicéron l'approuveroit-il sans y mettre de restriction ?

24(1) Voyez la Génération Harmonique de M. Rameau.

25(1) Hist. de l'acad. des Belles-Lettres, tom. 5.

26(1) Première partie, §. 21.

27(1) Tom. 3, sect. X.

28(1) Réfl. Crit., tom. 3, sect. XVIII.

29(1) Traité de l'Orat.

30(1) Phéricides, de l'île de Scyros, est le premier
qu'on sache avoir écrit en prose.

31(1) On dit, par exemple, que la musique de
Terpandre appaisa une sédition ; mais cette musique
n'étoit pas un simple chant, c'étoit des vers
que déclamoit ce poëte.

32(1) Chap. 13 de cette sect.

33(1) Première partie, sect. II.

34(1) De toutes les parties de l'oraison, dit l'abbé
Regnier, il n'y en a aucune dont nous ayons autant
de définitions que nous en avons des verbes.
Gramm. Franç., p. 325.

35(1) Cela se trouve confirmé par la relation de
M. de la Condamine.

36(1) « Je ne doute point (dit Locke, liv. III,
ch. 1. §. 5) que, si nous pouvions conduire
tous les mots jusqu'à leur source, nous ne trouvassions
que dans toutes les Langues les mots
qu'on emploie pour signifier des choses qui ne
tombent pas sous les sens, ont tiré heur première
origine d'idées sensibles ; d'où nous pouvons conjecturer
quelle sorte de notions avoient ceux qui
les premiers parlèrent ces langues-là, d'où elles
leur venoient dans l'esprit, et comment la nature
suggéra inopinément aux hommes l'origine
et le principe de toutes leurs connoisiances, par
les noms mêmes qu'ils donnoient aux choses ».

37(1) Première partie, sect. I, ch. I.

38(1) Je crois que cet exemple est le plus difficile que
l'on puisse choisir. On en peut juger par une difficulté
avec laquelle les cartésiens ont cru réduire
à l'absurde ceux qui prétendent que toutes nos
connoissances viennent des sens. « Par quel sens,
demandent-ils, des idées toutes spirituelles,
celle de la pensée, par exemple, et celle de
l'être seroient-elles entrées dans l'entendement ?
Sont-elles lumineuses ou colorées, pour être entrées
par la vue ? D'un son grave ou aigu, pour
être entrées par l'ouïe ? D'une bonne ou mauvaise
odeur, pour être entrées par l'odorat ? D'un
bon ou d'un mauvais goût, pour être entrées par
le goût ? Froides ou chaudes, dures ou molles,
pour être entrées par l'attouchement ? Que si on
ne peut rien répondre qui ne soit déraisonnable,
il faut avouer que les idées spirituelles, telles
que celles de l'être et de la pensée, ne tirent en
aucune sorte leur origine des sens, mais que
notre ame a la faculté de les former de soi-même ».
Art de penser… Cette objection a été
tirée des Confessions de Saint-Augustin. Elle pouvoit
avoir de quoi séduire avant que Locke eût
écrit ; mais à présent, s'il y a quelque chose de peu
solide, c'est l'objection elle-même.

39(1) Ci-dessus, §. 82.

40(1) Liv. III, ch. 9, §. 16.

41(1) Liv. III, ch. 10.

42(1) Traité de l'Orateur.

43(1) Hor., liv. I, ode 28.

44(1) Virg. Ecl. 5, v. 20.

45(1) Dernier chapitre de cette section.

46(1) Cette Section étoit presque achevée quand
l'Essai sur les Hiéroglyphes, traduit de l'anglais de
M. Warburthon, me tomba entre les mains : ouvrage
où l'esprit philosophique et l'érudition règnent
également. Je vis avec plaisir que j'avois pensé
comme son auteur, que le langage a dû, dès les
commencemens, être fort figuré et fort métaphorique.
Mes propres réflexions m'avoient aussi conduit
à remarquer que l'écriture n'avoit d'abord été
qu'une simple peinture ; mais je n'avois point encore
tenté de découvrir par quels progrès on étoit
arrivé à l'invention des lettres, et il me paroissoit
difficile d'y réussir. La chose a été parfaitement
exécutée par M. Warburthon ; j'ai extrait de son
ouvrage tout ce que j'en dis, ou à-peu-près.

47(2) J'en ai donné les raisons, chapitre 7 de cette
section.

48(1) Les Sauvages du Canada n'en ont pas d'autre.

49(1) Les Hiéroglyphes se distinguent en propres
et en symboliques. Les propres se soudivisent en
curiologiques et en tropiques. Les curiologiques
substituoient une partie au tout, et les tropiques
représentoient une chose par une autre qui avoit
avec elle quelque ressemblance ou analogie
connue. Les uns et les autres servoient à divulguer.
Les Hiéroglyphes symboliques servoient à tenir
caché ; on les distinguoit aussi en deux espèces, en
tropiques et en énigmatiques. Pour former les
symboles tropiques, on employoit les propriétés
les moins connues des choses, et les énigmatiques
étoient composés du mystérieux assemblage
de choses différentes et de parties de divers animaux.
Voyez l'Essai sur les Hiérogl., §. 20 et suiv.

50(1) La plus grande partie de ce chapitre est
encore tirée de l'Essai sur les Hiéroglyphes.

51(1) Voyez dans M. Warburthon le parallèle ingénieux
qu'il fait entre l'apologue, la parabole,
l'énigme, les figures et les métaphores d'un côté,
et les différentes espèces d'écriture de l'autre.

52(1) Annus, par exemple, vient d'Annulus ;
parce que l'année retourne sur elle-même.

53(1) Première partie, sect. II, chap. 3 et 4.

54(1) Je hasarde cette conjecture d'après ce que
j'entends dire du poëme de Milton : car je ne sais
pas l'anglais.

55(1) Première partie.