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Formey, Johann. Discours sur l'origine des sociétés et du langage – T01

[Discours sur l'origine des societes et du langage…]

Réunion
des
principaux moyens employés
pour découvrir l'origine
du langage,
des idées et des connoissances
des hommes.*)1

Il n'est pas surprenant que l'homme
soit un objet de curiosité pour l'homme ;
il l'est beaucoup plus que cette
curiosité ne soit pas plus générale, plus
vive, plus ingénieuse et industrieuse à se
satisfaire, plus attentive et appliquée à
suivre toutes les voyes qui peuvent conduire
à ce but. A proprement parler, il
n'y a qu'une chose qui nous intéresse, c'est
de bien savoir ce que nous sommes. Naitre,
vivre et mourir au sein des Sociétés,
3sur le pied où elles sont à présent, est un
état peu propre à favoriser nos recherches
et nos découvertes à cet égard. Nous
prenons continuellement pour naturel ce
qui n'est que factice ; et quoique la nature
fournisse incontestablement un fonds, une
aptitude, une capacité, nous ne saurions
déterminer avec précision en quoi cela
consiste.

Ici comme partout ailleurs on consulte
la raison et l'expérience. Le Philosophe
bâtit des Systèmes ; il les fonde sur des
Observations ; il s'efforce de multiplier le
nombre de ces Observations, afin qu'elles
lui fournissent de nouveaux principes, propres
à étendre et à affermir sa théorie.
L'Essai de Locke sur l'Entendement, et
la Psychologie de Mr. Wolff, contiennent
incontestablement des détails, des dévelopemens,
qui répandent un grand jour
sur les opérations de l'âme sur la subordination
de ses facultés, leur liaison, et la manière
dont elles concourent à se perfectionner
réciproquement. Mais tout
cela ne nous mène pas bien loin dans la
connoissance de l'état originaire, primitif,
et purement naturel de l'âme. Que nous
recevions toutes nos idées par les sens, ou
que l'âme les produisse par une force qui
4lui est propre, à l'occasion des impressions
qu'éprouvent nos organes, tout cela est
assez indifférent à ceux qui voudroient savoir
ce que feroit et ce que seroit une âme
qui ne recevroit absolument aucun secours
pour l'acquisition des idées, et pour la
formation du langage.

Deux Métaphysiciens modernes ont
fait de plus grands efforts, et ont tenté
une analyse qui leur a paru propre à montrer
l'âme dans tous les états dont elle est
susceptible, à commencer par les plus simples
qu'on puisse concevoir. La supposition
d'une Statue qui n'obtient que successivement
l'exercice des cinq sens, leur a
paru une clé suffisante pour la solution de
toutes les questions qu'on peut former sur
l'âme. Mr. l'Abbé de Condillac a devancé
Mr. Bonnet, au moins par rapport à la
publication de son Ouvrage ; mais Mr.
Bonnet a été beaucoup plus loin que Mr.
l'Abbé de Condillac ; sa marche est tout
autrement analytique ; ses définitions sont
plus exactes ; et surtout la manière dont
un état de l'âme conduit à l'autre, une faculté
réduite en acte sert à exciter l'exercice
d'une autre, est déterminée avec une
précision dont on n'avoit point encore
d'exemple. Cependant je suis dans l'idée
5que tout cela ne nous apprend rien, premièrement
par rapport à la nature même
de l'âme, à sa distinction réelle d'avec le
corps, à sa spiritualité, si tant est que,
contre l'intention manifeste de ces Philosophes,
et surtout de Mr. Bonnet, cela ne
favorise pas des conséquences tout opposées,
cela n'applanisse pas les voyes du
matérialisme et du simple méchanisme ; en
second lieu, et c'est l'objet actuel de mes
réflexions, cela n'apprend rien non plus
quant à l'état primitif de l'âme, à la manière
dont elle acquiert ses premières
idées, et à l'usage qu'elle en feroit, si elle
étoit entièrement destituée de tout secours.
L'homme n'est point une Statue, et ne se
trouve jamais dans le cas de la Statue représentée
dans ces Ouvrages. Il ouvre
tout à la fois, les yeux, les oreilles, les
narines ; il goûte, il touche en même
tems ; ces impressions se mêlent et se croisent
dès leur origine ; elles donnent des
résultats tout différens de ceux qu'on tire
de l'état d'un être organisé qui commenceroit
par flairer, et n'acquerroit l'exercice
des sens que l'un après l'autre. Après
cela, en laissant passer la supposition, je
crois que c'est très gratuitement qu'on fait
naître dans l'âme, immédiatement après
6la première sorte de sensation, après quelques
actes réitérés de l'odorat, le plaisir,
le désir, l'attention, la mémoire. Une âme
logée dans un corps tel que le nôtre, tant
qu'elle ne feroit que sentir une rose, un
oeillet, et passer par les alternatives de
ces odeurs substituées les unes aux autres,
seroit, à ce que je crois, fort éloignée de
l'exercice des facultés proprement dites ;
elle ne sortiroit jamais de l'état de simple
perception ; ses représentations seroient
fort inférieures à celles du limaçon, ou
de l'huître à l'écaille ; je les comparerois
tout au plus à la fin d'un songe qui est sur
le point de s'effacer, et de s'absorber dans
l'état d'un profond sommeil. Je ne blâme
point toutes ces spéculations ; quand elles
ne serviroient qu'à exercer l'esprit, c'est
une utilité réelle, et que par malheur trop
peu de Livres sont propres à procurer.
Mais il faut bien se garder d'un enthousiasme,
qui feroit croire que ce sont des
découvertes réelles, ou du moins des découvertes
qui nous mettent au fait de ce
que nous désirons principalement de savoir
sur l'état naturel et primitif de l'âme.

Les Observations ne promettent guère
plus de succès. Ces Observations
peuvent être physiques ou historiques.
7Les premières puiseroient dans une connoissance
plus exacte de la structure intérieure
de l'homme, dans l'anatomie du
cerveau de sujets de toutes sortes, Patagons
et Lapons, Négres et Blancs, jeunes
et vieux, sains ou malades, insensés ou raisonnables,
affectés par la boisson, l'opium
etc. ou dans l'état ordinaire. Je crois
que c'est peine perdue que de s'enfoncer
dans cette route : les caractères tracés
dans le cerveau sont indéchiffrables, la
manière dont l'âme les lit, inexpliquable.
On rencontreroit plutôt un surcroit d'embarras
dans certains faits extraordinaires
où les plus étranges lésions du cerveau
n'ont pas préjudicié à l'exercice des facultés
de l'âme. Ce sont là des mystères,
des profondeurs, dont l'esprit humain ne
viendra jamais à bout.

Les Observations historiques ne peuvent
avoir pour objet que les enfans et les
Sauvages. Il est sans doute très curieux
de voir dans les premiers les progrès de
la connoissance et du langage, et dans les
autres les divers degrés auxquels s'arrêtent
les hommes lorsque des secours ultérieurs
leur manquent. Mais, quand on
aura formé des volumes entiers de faits
bien avérés, de remarques les plus judicieuses
8du monde sur ces faits, qu'est-ce
que tout cela nous apprendra, sinon ce
que nous savions déjà, que nous sommes
ce que la situation où nous naissons, et où
nous vivons nous fait ? Les enfans trouvés
dans les forêts, le sourd et muet de Chartres,
et d'autres cas de cette nature, ne
nous en disent pas d'avantage.

Je voudrois savoir ce que seroit l'homme,
et surtout ce que seroit un nombre,
une troupe d'hommes, et même une suite
de générations, si ces individus étoient entièrement
abandonnés à eux-mêmes, au
moins autant que la chose seroit possible,
sans les laisser périr. Il y auroit, ce me
semble, une Expérience à faire, dont je
vais donner le projet, ou plutôt l'ébaucher,
laissant à ceux qui le jugeront digne
de quelque attention le soin d'y apporter
toutes les amplifications, restrictions, ou
autres modifications qu'ils jugeront convenables.
Il ne résultera pas de l'exécution
de ce projet un plus grand degré
d'évidence sur la nature de l'âme, et sur
le comment de son commerce avec le
corps. Mais je suis bien trompé, ou l'on
approcheroit par la voye que je vais indiquer
la solution de questions, qui me
paroissent encore plus intéressantes ; ce
9sont celles de l'origine de l'homme, du
langage, et des sociétés. Sans parler des
Athées qui rapportent tout au hasard, et
veulent le faire passer pour un principe
qui suffit à rendre raison de tout ce que
nous voyons, de l'ordre et de la régularité
que nous admirons dans les ouvrages
de la Nature, et dans les productions
dues à l'industrie des hommes, il y a des
Philosophes religieux qui adoptent la supposition
d'un prétendu état de nature qui
n'a jamais existé, et qui ne pourroit exister.
Des hommes jettés sur la face de
la terre sans langage, sans connoissances,
demeureroient les plus imparfaits des animaux,
ou plutôt n'y subsisteroient pas
jusqu'à la seconde génération. C'est là
dessus que doit rouler toute l'Expérience
à laquelle j'invite ; et je me persuade que
son issue confirmeroit merveilleusement
les vérités historiques que l'Ecriture sainte
nous enseigne ; elle ne nous permettroit
pas de douter qu'il faut non seulement que
le genre humain ait commencé, mais encore
que les premiers hommes, ou le premier
homme et la première femme, qui
ont été la tige de tous les autres ; ayent
été créés avec l'usage de la parole, aussi
bien qu'avec un certain fond de connoissance,
10dont la raison les a mis en état de
tirer tout ce qui étoit nécessaire à leur
conservation ; après quoi cette même raison
a bâti dans la suite le vaste et brillant
édifice de toutes les Sciences, portées au
point où nous les voyons aujourd'hui. Si
l'on peut constater que l'homme demeure
brute sans ces secours primitifs, je ne vois
pas comment on pourroit refuser sa créance
à la Revélation qui nous montre seule d'où
l'homme plus qu'animal vient.

J'ai dit que des Philosophes religieux
admettent des suppositions qui sont contraires
à la thèse que j'ai dessein d'établir ;
cela m'engage à faire connoitre l'occasion
purement fortuite qui m'a engagé à méditer
sur ce sujet, et à vous en entretenir.
M. Michaelis, célébre Professeur de Goettingue,
qui a remporté le Prix de l'académie
en 1759 vient de publier une traduction
françoise de la Dissertation, qu'il
a enrichie de divers supplémens. Le plus
considérable est celui qui concerne la possibilité
d'une Langue savante, ou universelle.
Sans toucher à cette question sur
laquelle ce Savant dit d'excellentes choses,
je ne m'attache qu'à ces paroles incidentes.
„Le penchant à associer les idées
aux sons est naturel à l'homme ; et si en
11naissant nous n'avions pas trouvé une langue
toute préparée, nous n'eussions pas
tardé à en inventer une.” De cette thèse
enoncée purement et simplement, comme
si elle ne pouvoit souffrir aucune contradiction,
résulte un problème, dont M. Michaelis
voudroit que l'Académie fit une
nouvelle Question pour un de ses Prix, savoir :
Comment le langage peut-il prendre
naissance chez des hommes qui en sont dépourvus,
et par quel degrés y peut-il parvenir à
la perfection où nous le voyons ?
Je nie également
le principe et la conséquence : je
crois que si des hommes naissoient sans
langage, et avec cela dans les autres circonstances
où je vais les représenter, et
où il faut nécessairement les placer pour
déterminer l'état de la question, ils n'inventeroient
jamais, ni une langue, ni même
les choses les plus simples et les plus indispensablement
nécessaires à leurs besoins ;
d'où s'ensuit que la Question sur la manière
dont le langage naîtroit et se perfectionneroit
n'est susceptible d'aucune discussion.
M. Michaelis, ni moi, ne pouvons
faire que raisonner sans nous arroger
le droit de décider ; et quelque déférence
que j'aye pour ses lumières, je conserve
le droit d'opposer mes raisonnemens aux
12siens, en suivant les règles de cette décence
sans laquelle l'étude des lettres deviendroit
indigne de l'application des honnêtes
gens. Mais je voudrois qu'une Expérience
bien faite, bien suivie, poussée
jusqu'à la conviction, trenchât le nœud
que nous ne saurions dénouer ; et c'est à
quoi tend mon Projet. Je ne sache pas
qu'il ait encore été tenté ; car je compte
pour rien ce qu'on rapporte d'un Roi
d'Egypte qui fit nourrir quelques enfans
sans leur apprendre à parler jusqu'à ce
qu'ils poussassent un premier son articulé,
et conclut de ce son, qu'il s'imagina bonnement
appartenir à la Langue naturelle,
à laquelle des Langues connues, on pouvoit
adjuger la prérogative d'être la Langue
primitive. Je crois qu'il n'y a d'autre
Langue primitive que celle que le premier
homme a parlée parce que Dieu la lui avoit
apprise. Je le crois, dis- je ; fondé sur la
réflexion ; mais je serois ravi de le croire
d'après des faits, qui produisissent une
conviction universelle.

Je voudrois qu'un Prince, (car il n'y
a que des Princes, ou Magistrats souverains,
qui puissent former l'entreprise, et
la soutenir dans toute sa durée,) je voudrois
dis je, qu'un Prince fit prendre un
13certain nombre d'enfans qui naîtroient à
peu prés dans le même tems, dans la
même semaine, dans le même mois, dix
par exemple de chaque sexe, et qu'on les
confiât à des nourrices qui en eussent tout
le soin requis, sous la condition expresse
de ne jamais prononcer un seul mot en
leur présence. On laisseroit pousser à ces
enfans leurs cris naturels de joye ou de
douleur, fans y intervenir en aucune manière,
qu'en leur donnant ce dont-ils auroient
besoin. Les nourrices, après les
avoir allaités pendant un an, continueroient
à leur donner des alimens, à leur
apprendre à marcher, à les tenir dans un
état de propreté, à les mettre même en
état de manger, de s'habiller, et de se
suffire à eux- mêmes pour tous les besoins
naturels. Il ne s'agiroit pendant tout ce
tems là que d'observer rigoureusement la
loi du silence. Je pense qu'on ne me contestera
pas qu'à trois ans ces enfans ne
parleroient point, et n'auroient aucune
idée de la parole.

Alors je rassemblerois ces enfans, et
je commencerois à les faire vivre ensemble.
Ils feroient absolument tout ce qu'ils
voudroient, sans aucune gêne, hormis les
cas où ils pourroient se blesser imprudemment,
14ou se maltraiter les uns les autres.
Leurs surveillans ne les perdroient point
de vue, mais ne leur donneroient aucune
instruction, ni direction sur quoi que ce
soit. Le lieu où ils seroient renfermés
seroit assez spacieux pour qu'ils y pussent
courir en liberté, et voir les principaux
objets de la Nature. Des prairies, un
bois, une rivière, ou du moins un étang,
des animaux, ils verroient tout, mais on
ne leur diroit rien. On ne sauroit disconvenir
que ce ne fut un amusement très réjouissant,
et en même tems très philosophique,
que de considérer toutes leurs allures,
toutes les démonstrations par lesquelles
ils témoigneroient leurs désirs, et
en général la manière dont ils exprimeroient
les idées sans doute très confuses
qui occuperoient leurs esprits. Il faudroit
leur cacher toutes les manoeuvres des
Arts, et leur laisser ignorer la préparation
des alimens qu'on leur fourniroit.
Des observateurs intelligens les suivroient
de manière à dresser un journal exact de
tout ce qu'on remarqueroit dans chaque
individu. Le tempérament, le naturel,
fourniroit des diversités, mais qui ne s'é
tendroient pas loin en comparaison des
15effets de l'éducation entée sur ces tempéramens
et sur ces naturels.

Après l'enfance viendroient l'adolescence
et la jeunesse. On suivroit toujours
la même méthode, et l'on verroit alors à
quoi les conduiroit la seule passion qu'on
puisse supposer en eux ; car d'où y viendroient
l'ambition, l'avarice, et tout ce
qui a pour objet des biens qui leur seroient
inconnus ? Ils se livreroient sans
doute à l'instinct qui sert de principe à la
propagation du genre humain. Mais
comment le manifesteroient-ils, et par
quelles avenues parviendroient-ils à l'accomplissement
de leurs désirs. Je crois
que tout cela offriroit d'étonnantes singularités,
et qu'en général de tels hommes
seroient beaucoup plus bêtes que les bêtes.
Quoiqu'il en soit, s'il n'y avoit pas de
grandes facilités à l'accroissement de cette
République, je ne crois pas qu'il y eût
des obstacles insurmontables. Qu'il naisse
donc des enfans dans le sein de cet état
naturel ; et qu'on voye ce que les mères
en feront. Elles ignoreront ce qui leur
arrive lorsqu'elles mettront leur semblable
au monde : il faudra, cela va sans dire, les
servir et les soigner. Mais elles ignoreront
16aussi ce qu'il faut faire de l'enfant
nouveau-né ; et comme celui-ci n'ira
pas chercher de lui-même la mammelle,
la mère ne s'avisera probablement pas de
la lui donner. Cette observation particulière
seroit presque décisive pour juger si
de pareilles sociétés pourroient subsister
par elles-mêmes. Et si elles ne pourroient
pas subsister, il seroit inutile d'examiner
comment le langage y naîtroit et s'y
perfectionneroit ?

Que ces enfans reçoivent aucune teinture
d'éducation, c'est ce qu'on ne sauroit
supposer. Peut-être que tout au plus les
pères et les mères répéteroient à leur égard
ce qu'on a fait pour eux en leur apprennant
à marcher, à manger, à nettoyer ;
mais ce seroit bien le tout, et le non plus
ultra
. Les années s'écouleroient ensuite,
l'âge viril se passeroit dans la même animalité ;
la vieillesse la termineroit, sans
aucun progrès d'idées et de connaissances,
et surtout sans aucun dévelopement de la
parole. L'usage le plus borné de la parole
suppose une convention dont de tels
individus me paroissent incapables. Pour
parler, il faut vouloir parler ; et comment
le vouloir, si l'on n'a aucune idée de la parole ?
Encore une fois l'expérience en décideroit ;
17mais je ne saurois comprendre
qu'elle décidât contre mon sentiment.

Les États dans lesquels se feroit cette
expérience, pourroient multiplier le nombre
des individus, et prolonger celui des
générations autant qu'ils le jugeroient à
propos ; et plus ils le feroient, plus ils
procureroient une approximation voisine
de la démonstration. Dans le cas de l'exécution
du Projet, on pourroit imaginer à
tout moment de nouveaux moyens de sonder
la capacité de ces enfans de la Nature.
On pourroit en transporter des Colonies
dans quelque Isle comme celle de Robinson,
et se tenir à portée de voir ce que le
besoin, la nécessité d'y subsister, leur suggéreroit.
On pourroit, après leur avoir
caché d'abord les outils et les manœuvres
des Arts, leur en laisser entrevoir quelque
chose, pour démêler les idées qu'ils s'en
formeroient, le penchant qu'ils auroient
à l'imitation, les germes de leur industrie.
On pourroit aussi, et l'on ne devroit surtout
pas y manquer, prendre de ces individus
à tout âge, à dix, à vint, à quarante,
à soixante ans, pour les élever,
leur apprendre à parler, et les interroger
sur ce qui se feroit passé au dedans d'eux
avant cette éducation. On sauroit par ce
18moyen s'ils ont eu des tentations de parler,
s'ils ont fait des essais, et à quoi se
sont passées les années de leur vie jusqu'alors
écoulées quant au dévelopement des
facultés de leur âme. Tout cela se réduiroit
presque à des privations et à des négations ;
mais on apprendroit, chemin faisant,
bien des choses sur un semblable état,
qu'on ignore, ou qu'on ne connoit que
très imparfaitement. Si au bout d'un tems
quelconque, ou parmi un nombre quelconque,
on voyoit les vestiges d'une Langue,
l'expérience me condamneroit ; encore
il y auroit un moyen d'en appeller,
sans qu'on puisse m'accuser d'opiniatreté.
Le voici.

On a pu et du remarquer dans toute
l'exposition de mon Projet, que j'accorde
aux enfans une suite de secours dont ils
sont privés dans l'état purement naturel.
On les allaite, on les habille, on les
soigne, on pourvoit à leurs besoins ; on
ne leur refuse que de parler en leur présence,
et de leur laisser voir les manoeuvres
des Arts et des métiers. Quand dans
cette situation leur esprit acquerroit quelque
dévelopement auquel on ne se seroit
pas attendu, on ne sauroit me nier que je
ne les aye considérablement mis sur la
19voye. Des enfans exposés en naissant
sont aussitôt la proye de la mort : des enfans
de 3 ou 4 ans, de 6 ou 7 même, à
qui on ne fourniroit plus aucun secours,
ne pourvoiroient pas à leur propre subsistance.
Ce sont pourtant ces créatures ainsi
abandonnées, au milieu desquelles il faudroit
que le langage s'introduisit et se perfectionnât,
pour que la thèse que je combats
acquît quelque probabilité. Plus j'y
pense donc, plus je crois l'état de pure
nature, une vraye chimère, une grossière
absurdité, une contradiction manifeste ;
plus je m'affermis dans l'idée que l'Être
suprème, Auteur de notre existence, l'est
aussi de nos premières idées, et même du
pouvoir habituel que nous avons de les
exprimer.

Il seroit donc prouvé par la voye que
je viens d'exposer, qu'on examineroit à
pure perte le Problème de Mr. Michaelis ;
mais en revanche on auroit à peu près résolu
celui que le Citoyen de Genève a
énoncé dans l'endroit de la Préface de son
Discours sur l'origine et les fondemens de
l'inégalité parmi les hommes, où il s'exprime
en ces termes, „Ce n'est pas une
légère entreprise de démêler ce qu'il y a
d'originaire et d'artificiel dans la nature
20actuelle de l'homme, et de bien connoître
un état qui n'existe plus, qui n'a peut-être
jamais existé, qui probablement n'existera
jamais, et dont il est pourtant nécessaire
d'avoir des notions justes pour
bien juger de notre état présent. Il faudroit
même plus de Philosophie qu'on ne
pense à celui qui entreprendroit de déterminer
exactement les précautions à
prendre pour faire à ce sujet de solides
observations : et une bonne solution du
problème suivant ne me paroîtroit pas indigne
des Aristotes et des Plines de notre
siècle : Quelles expériences seroient nécessaires
pour parvenir à connoître l'homme naturel ?
Et quels sont les moyens de faire ces
Expériences au sein de la Société ?

Je ne sais si la Morale, ou la Religion,
s'opposeroient à l'exécution du Projet que
je viens de proposer. Je le soumets de
bon cœur à ceux qui sont pleinement en
droit de décider sur ces matières, ou même,
si l'on veut, aux rigueurs de l'inquisition.
Qu'on fasse la chose, si elle est faisable ;
qu'on ne la fasse pas, si on la trouve
sujette à des inconvéniens : cela m'est égal.
Ce seroit, dira-t-on peut-être, disposer
du sort de Créatures sur lesquelles nous ne
pouvons exercer ce droit : ce seroit surtout
21les priver des connaissances salutaires
qui intéressent le bonheur éternel de leur
âme. Je voudrois qu'on ne fit pas de plus
grands abus du droit qu'on a de régler la
destination des hommes. La plûpart de
ceux que l'on employe dans le monde
sont bien plus à plaindre, plus en danger
pour le corps et pour l'ame, que ne le seroient
ces Citoyens de la République naturelle,
qui mourroient à peu près dans le
cas des Enfans en bas âge. S'il y a des
Sauvages qui trafiquent leurs enfans, ou
qu'on pût porter à les trafiquer, (car les
leur enlever, ce seroit encore une violation
du Droit naturel, moindre cependant
que bien d'autres qui sont autorisées,) on
ne feroit presque aucun tort à ces enfans,
en les employant à l'usage en question.
En attendant je demeure dans l'idée que
le résultat en seroit ce qu'il y a jamais eu
de plus instructif, qu'il mettroit fin à bien
des controverses stériles, et des veines
déclamations. La Médecine ne perdroit
pas non plus son tems à considérer l'état
de santé et les maladies de ces hommes,
exempts de la plus dangereuse de toutes
les contagions, celle des passions et des
vices.22

1*) C'est le mémoire que j'ai promis ci-dessus,
p.48.