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Perrin, Jean-Baptiste. Essai sur l'origine et l'antiquité des langues – T01

Lettres
sur
l'Origine et L'Antiquité
des
langues.

[Lettre I.]

Monsieur,

Quelle est donc la nouvelle opinion
qui vous amuse au milieu de vos loisirs
philosophiques ? Le silencieux cultivateur
d'Eden. Pouvois-je m'imaginer, qu'un de
ces problêmes, qu'amène dans la conversation
le hasard, pût parvenir jusqu'à vous ?

Vous me demandez des preuves, de ce que je
soutins avec chaleur dans une conversation que
1j'eus avec le Chevalier N. Vous m'en priez,
dites vous : votre prière est un commandement
pour moi. Que ne ferois-je pas pour
conserver votre estime.

Les ministres de l'Evangile traversent la vaste
étendue des mers pour faire des prosélites.
Les vagues les portent aux extrémités du
globe. Navigateurs hardis ils affrontent les périls ;
ils envisagent les écueils sans effroi. —
Noble motif. La vérité les guide ; le succès
les couronne.

Le parallèle n'est pas juste, j'en conviens ;
mais le triomphe est également flatteur pour
moi. Borné à des succès moins brillans, je
n'aspire pas à une couronne si glorieuse. Votre
2suffrage me flatte : voilà mon ambition :
je renonce à tous les périls.

Moins agité dans cette île, que la mer,
qui l'environne, j'y coule mes jours dans une
constante tranquillité : j'y jouis du plus précieux
trésor, de la liberté.

Mille fois je vous ai souhaité dans cette île,
mille fois mes souhaits ont été sans succès :
je me lasse de souhaiter, et je me borne à
la seule espérance ; unique et dernière ressource,
des souhaits sans réalité.

Voilà un préambule bien lugubre, me direz-vous ;
eh bien ; soyons plus gais, j'y consens.
Rappelions ces heureux momens, que nous
3procuroit un loisir animé par les plus joyeux
propos, dans ces promenades il agréables, où
nous passames en revue, ce que la nature
nous offroit de plus amusant, ou vous donnates
l'essor à votre esprit, par des saillies, qui firent
voir en vous et l'homme spirituel et le philosophe
chrétien.

Cette justice que je vous rends, ne doit pas
vous paroitre équivoque ; j'ose me flatter que
vous me rendrez celle de croire, que je vous parle
sans hiperbole.

Sans doute que le Chevalier, en fidèle historien,
vous a fait un récit complet de
toutes nos transactions ; votre lettre n'est
point énigmatique, il est aisé d'y lire, que vous
4êtes instruit de tout. Tant mieux. Je m'en
épargnerai la peine ; elle deviendroit un
plaisir pour moi si vous l'exigiez.

Ces descriptions magnifiques qu'on vous a
faites de cette île, ne vous auroient-elles pas
fait naitre l'envie de venir passer vos jours dans
ce pays libre et philosophe ? Je prévois déjà
votre réponse : elle m'afflige sans doute : mais
je sacrifie mon intérêt particulier à votre
propre satisfaction.

Engagé dans un commerce littéraire, que
puis-je faire, qui pût répondre à votre attente ?
Si je ne voulois écouter que mon penchant,
je ne vous écrirois que d'agréables badinages,
tels que vous en écrivez vous-même. Le
5sérieux m'occupe trop, et dans cette île rien
de plus dangereux qu'un air nébuleux ; mais
rien de plus fréquent.

Vous n'avez peut-être en France, qu'un seul
original du misantrope ; nous en avons mille ici.
Molière n'en a joué qu'un seul, que d'originaux
échapés à cet Aristophane François ? Enfin
l'on peut dire, que la misantropie est naturalisée
en Angleterre aussi bien que la coquetterie
en France, à une différence près, c'est
que la misantropie Angloise est une suite de
tempérament, et que la coquetterie Françoise
est un résultat de légèreté.

Il en faut convenir, les Anglois nous surpassent
en misantropie, elle leur est naturelle. Nous
ne pouvons jamais être que de mauvaises copies.6

Rien de plus amusant, que cette misantropie
Angloise : elle ne ressemble en rien au
misantrope François, c'est une misantropie
périodique. Aussi la diversité en fait-elle un
agrément qui plait, quand elle n'est point dans
son apogée.

Je tâche de suivre la mode : je vous avoue
franchement, j'y réussis sans peine. Le pays
y influe plus que tout le reste : mon tempérament
ne s'y oppose pas. C'est un mérite de
plus ; peut-être ne l'aurois-je jamais acquis
ailleurs.

Ne vous écriez point au paradoxe. Oui,
Monsieur, la misantropie est un mérite ici,
mérite imaginaire, je l'avoue, mais qui est
7réel dans cette île. Le mérite de la plupart
des choses ne consiste que dans l'imagination.
Il change selon les pays. Ici on blâme votre
mercure François : chez vous le misantrope
est ridicule. Deux caractères diamétralement
opposés, mais qui ont chacun leur mérite.

Ceux qui ne sont misantropes que par intervalle
ne vous cèdent en rien du côté de la
gaieté, et s'il y a des Héraclites dans ce pays-ci,
nous ne manquons pas de Démocrites.
J'ose même dire que le nombre des rieurs est
fort supérieur à celui des pleureurs.

Le François est constamment plus gai, je
n'en suis pas surpris, il est constamment plus
distrait. L'Anglois donne quelquefois dans
8l'excès ; nous ne lui cédons pas, nous donnons
souvent dans l'extravagance.

Tout bien calculé, la gaieté et la misantropie
sont bien compensées de part et
d'autre. Le misantrope de Molière n'eut
d'abord point de succès, mais enfin il fut
gouté : presque tout le monde ici se soulèveroit
contre la représentation d'une telle
pièce. Aussi se garde-t-on de faire paroitre le
misantrope sur la scène Angloise. Tant on
aime à jouir d'anciens privilèges. Celà
ne prouve-t-il pas un grand nombre d'originaux ?

Voyez le Chevalier : il est digne de votre
estime et de celle de vos amis, vous ne trouverez
pas en lui ces airs de petits-maîtres, opprobre
9de l'homme ; encore moins ces préjugés
ridicules de nation et de patrie, honte
de la raison humaine et du bon sens. Il est
tout esprit, tout cœur, tout sentiment : ce
sont les moindres de ses qualifications, il n'est
pas ridicule : que de titres pour être chéri partout !

Voilà sans doute de grands préliminaires.
Ne vous impatientez pas, je vais les abréger
dans l'instant. Il ne me reste qu'une grace
à vous demander : c'est celle de me croire sans
équivoque,

Monsieur,
Votre très humble, très obéissant serviteur,
***.10

Lettre II.

Monsieur,

L'origine et l'antiquité des langues
a toujours été énigmatique. Les critiques
ont souvent fait des recherches inutiles
sur ce sujet : plusieurs nous ont donné des visions
pour des vérités. Je n'en suis pas surpris,
ils étoient souvent visionnaires.

L'avenir ne nous est pas connu : cette connoissance
est l'appanage de la divinité. Souvent
le passé est enveloppé de ténèbres. L'antiquité
a ses mistères. Que puis-je donc vous
proposer sinon des conjectures ?

Libre des préjugés je vous communiquerai
librement mes pensées. Je ne prétens pas me
11distinguer par des paradoxes, encore moins
devez-vous vous attendre à des démonstrations
géométriques. Je vous promets du probable.
Voilà à quoi je m'engage, à rien de plus.

Accoutumé à ne faire plier votre raison dans
la sphère des choses naturelles, que sous le
poids des démonstrations, vous lui laissez tout
son empire pour toute autre hipothèse. Qu'elle
exerce son droit sur mon opinion : je la soumets
à son tribunal.

Egalement éloigné et des visions péripatéticiennes,
et des ténèbres sceptiques, je ne puis
concevoir l'impossible comme possible, ni ne
puis douter de l'évidence.12

Toute hipothèse, qui est contre la raison,
je la range à côté des êtres de raison, êtres fictices,
aussi incompréhensibles que la quadrature
du cercle. Tout ce qui porte l'empreinte
de l'évidence, entraine ma raison ; j'y souscris.
J'abhorre le pirrhonisme dans les choses
même vraisemblables. Le douteux seul forme
mon doute.

Le préjugé commun est, qu'Adam et
Eve parlèrent Hébreu avant leur chute ;
par conséquent que l'Hébreux est la première
langue. Préjugé longtems en vogue.
J'essayerai, Monsieur, de prouver, que cette
assertion approche du douteux, j'ose même
dire, qu'elle est fausse.13

L'économie des langues est merveilleuse :
elles sont toutes fondées sur une convention :
la nature en fournit les moyens, le besoin en
établit la nécessité.

Jettés au milieu d'un monde inombrable
d'objets nous avons des rapports, des liaisons,
des besoins : des rapports, qu'il faut concilier ;
des liaisons, qu'il faut cimenter ; des besoins
qu'il faut satisfaire. Peu capables de nous
faire entendre dans toutes les circonstances, la
nature nous offre un moyen simple et facile ;
c'est celui de la parole.

Voilà dans ce début laconique le fondement
de toutes les langues. Vous verrez dans le
cours de ces lettres l'enchainement merveilleux
14dans l'invention d'une langue, qui n'est
autre chose qu'un assemblage de sons articulés.
Mais comme ces sons par eux-mêmes, sont
vuides de sens, les hommes se sont accordés
d'attacher telle ou telle idée à tel ou tel son.
Ce sont ces sons qui sont les simboles de nos
pensées.

Si nous considérons la simplicité de la parole,
comment la langue, ce petit membre
peut former des sons différens avec une facilité
et une vitesse égale à celle de nos pensées
mêmes, facilité exempte de trouble et de fatigue,
si nous considérons encore, que tous
les objets même généraux peuvent être tipifiés,
pour ainsi dire, par ces simboles, nous verrons
que la nature a parfaitement contribué à
l'économie de la société.15

L'idée qui est attachée à un simbole, n'est
point arbitraire après la convention faite.
L'usage établi érige cette convention en loi, et
dès qu'elle est scellée de son sceau, elle devient
irréfragable. Ainsi le son, que forment
ces six lettres, s.o.l.e.i.l. signifie ce grand astre
lumineux, qui roule si majestueusement sur
nos têtes, et qui préside au jour ; il ne peut
signifier, après la convention faite, cet autre
corps opaque, qui emprunte sa lumière du
premier et qui préside à la nuit.

Mais comme les choses sont souvent détruites
par celles qui les ont fait naitre, l'usage
se détruit souvent soi-même. Un nouvel
usage usurpe l'autorité du premier, le proscrit,
et s'arroge tous les droits d'un légitime possesseur.
16Voilà la source du changement et de la
perfection des langues.

Sans aller fouiller dans les annales de l'antiquité,
nous l'expérimentons tous les jours.
Les mêmes mots, les mêmes phrases, qu'on regardoit
dans notre langue comme consacrés,
sont devenus barbares, et nos arrière petits
neveux auront peut-être besoin d'un nouveau
dictionnaire pour l'intelligence de notre
langue.

Ainsi changent les choses. Rien de stable.
Tout être matériel rentre enfin dans le néant.
Au milieu de toutes ces vicissitudes, une
seule chose ne changera pas, tant que mon
17individu subsistera, c'est la parfaite considération,
avec laquelle j'ai l'honneur d'être,

Monsieur,
Votre très humble, très obéissant serviteur,
***.

Lettre III.

Monsieur,

Le long silence que j'ai gardé jusqu'à présent
n'est point un effet de mon indifférence
à vous satisfaire dans tout ce que vous
exigez de moi. Je ne suis pas partisan du silencieux
Pithagore. Je vous avouerai la vérité,
dût-elle blesser mon amour propre.18

J'ai sacrifié à une divinité étrangère. La paresse
a reçu mon encens : je ne lui fais pourtant
que de maigres sacrifices. Mais trêve d'apologie,
vous êtes gracieux, vous n'en exigez
point.

La question que j'ai dessein de traiter, c'est
de savoir si Adam et Eve parlèrent un langage
particulier avant leur chute. Par langage
particulier j'entens des sons articulés,
voilà l'état de la question ; et voici ma réponse :
il étoit naturellement impossible qu'Adam et
Eve proférassent des sons articulés avant leur
chute, et par conséquent qu'ils parlassent un
langage particulier.19

Les paroles sont les signes de nos pensées,
signes arbitraires mais non pas naturels. Sans
doute que ces paroles, dont on suppose, qu'Adam
se servoit, n'étoient pas des signes naturels,
nous nous en servirions encore ; la
même tradition qui nous a transmis leurs
noms et leur transgression dans Eden, n'auroit
pas manqué de nous transmettre ces signes
naturels.

Mais quel besoin aurions nous de cette tradition ?
Ce qui signifie naturellement une
chose, est invariable. La fumée a de tout
tems été un signe naturel du feu, et le sera
toujours jusqu'à la fin des siècles les plus reculés.20

Il sensuit donc, que, si ces signes eussent
été naturels, jamais il n'y eût eu qu'une seule
langue, qui se seroit multipliée dans tous les
individus, que chaque individu l'aurait comprise
et parlée, que cette langue auroit été un
attribut aussi naturel à l'homme, que la fumée
l'est au feu.

Il faut donc, que ces paroles aient été des
signes arbitraires. Que s'ensuit-il de cette
hipothèse ? Ou qu'Eve ne comprenoit pas
Adam, ou qu'il y eut une convention préalable,
pour attacher telles ou telles idées à
tels ou tels sons. Le dilemme est également
embarassant.21

Dire qu'Eve ne comprenoit rien au langage
d'Adam, c'est un paradoxe à tous égards.
Soutenir qu'il y eut une convention, c'est
une autre absurdité aussi ridicule que le paradoxe.

Une telle convention n'est pas l'ouvrage
d'un jour, d'un mois, et même d'une année.
L'Ecriture sainte ne nous parle point de cette
convention apocriphe, ni du tems que dura
l'état d'innocence. Il y a des auteurs qui pensent,
que cet état ne dura qu'un jour. Arrêtons
ici nos conjectures. Je ne déciderai
pas une chose qui sera toujours indécise.

Peut-être dira-t-on, que le Créateur lui-même
donna un langage à l'homme, aussitôt
22qu'il sortit du limon ; mais cette langue auroit
été articulée, ce qui est contradictoire ;
parceque les sons d'une langue articulée sont
des signes arbitraires, qui supposent une convention.

J'ai déjà montré, que les sons dont on suppose,
qu'Adam se servoit, ne pouvoient pas
être des signes naturels, ce qui prouve que
Dieu ne donna point de langue articulée à
l'homme.

J'ajouterai aux preuves précédentes, que la
parole articulée s'exprime par des sons, comment
peut-elle donc signifier naturellement
plusieurs choses qui ne sont point sonores, je
veux dire, qui n'ont point de son ? Ou, comment
23des choses qui ne sont point sonores, peuvent-elles
être naturellement représentées par
des sons ? C'est comme si je disois : la couleur
signifie naturellement quelque chose qui n'est
pas coloré, ou, quelque chose qui n'est point
coloré, signifie naturellement la couleur ; la
parité est égale.

C'est une question de philosophie de savoir,
si Dieu peut attacher les sensations des couleurs
à l'organe de l'ouie, et les sensations
des sons à l'organe de la vue : cette question
philosophique coïncide avec celle-ci qui est à
la portée du vulgaire : si Dieu peut nous faire
voir de nos oreilles, et entendre de nos
yeux.24

Je ne prétends pas prescrire des bornes à la
toutepuissance divine, elle s'étend à tout ce
qui ne renferme pas l'idée d'incompatibilité.
Je ne sais, si ces deux choses ne sont pas incompatibles.
Je reste pyrrhonien sur cet article.
Une chose est certaine, c'est qu'il y a
des objets, qui ne peuvent directement frapper
nos sens : tels sont les êtres immatériels.

Quel son articulé pourroit représenter naturellement
cet être, que nous appellons
DIEU. Cet être, dont les trésors sont infinis,
qui ne peut recevoir ni diminution, ni augmentation
dans les biens qu'il possède, qui
jouit d'une abondance qui se suffit à elle-même,
qui possède, selon les différentes expressions
de l'Ecriture, des fontaines d'eau
25vive, les trésors de l'abîme de la mer, les trésors
des vents, les trésors des nuées, les trésors
des pluies, les trésors des neiges et des grêles.
Cet être, qui réunit en lui-même, tout ce
qu'il y a de bien, la sainteté sans défaut, toutes
les graces sans laideur, toutes les forces sans
langueur, toute la gloire sans précipice, toutes
les clartés sans ombre, la joie sans déplaisir ;
cet être qui possède une immensité sans borne,
une éternité sans principe, une immutabilité
sans altération, une puissance sans foiblesse,
une beauté sans disgrace, une bonté sans vice,
une sagesse sans erreur, une vérité sans mensonge,
une providence sans surprise, une miséricorde
sans mollesse, une justice sans cruauté,
une sainteté sans tache. Cet être, qui est
élevé sans situation, répandu sans continuité,
26recueilli sans division, présent par tout
sans emprisonnement, hors de tout sans exclusion,
traversant tout sans mouvement,
demeurant partout sans repos, alterant
tout sans changement, agissant partout sans
travail, commençant tout sans principe, finissant
tout sans cessation, en un mot, possédant
en lui seul le recueil de tous les biens
imaginables sans la contagion des maux, qui
les corrompent.

Adam assurément n'avoit pas de son articulé,
qui exprimât naturellement cet être, dont
je viens de faire une description très imparfaite.27

Parmi les objets matériels il y en a fort peu,
qui frappent l'organe de l'ouie : entre ceux là il
ne peut y avoir de rapport naturel avec les sons
articulés, qui les expriment : entre ceux-ci,
il peut y avoir un rapport, qu'on pourroit en
quelque sorte appeller naturel, c'est lorsque
les sons articulés, qui servent à les exprimer,
imitent, pour ainsi dire, le son de la chose
qu'ils signifient.

Les Latins appellent un canon Bombarda,
dont la cadence exprime, en quelque façon,
le bruit du canon. La première sillabe de
Mugire en prononçant l'u comme les Allemands,
est une expression naturelle
du beuglement des beufs.28

Nos verbes Rugir, Miauler, Hurler
ont quelque rapport de son, avec les choses
que nous exprimons par Rugissement,
Miaulement, Hurlement.

Les Anglois expriment ces mêmes verbes
par Roar, Meu, Howl, qui se prononcent
selon notre façon d'orthographier, Rore,
Miou, Haöule. Ces verbes sont au moins
aussi analogues aux choses, que les nôtres ;
mais, comme j'ai dit, ces rapports naturels
sont en petit nombre.

Il me reste encore quelques autres preuves
analogues au silencieux habitant d'Eden :
je les réserve pour la lettre suivante ; celle-ci
est assés longue. Je n'y ajouterai que les
29assurances de la parfaite considération, avec
la quelle je serai sans cesse,

Monsieur,
Votre très humble, très obéissant serviteur,
***.

Lettre IV.

Monsieur,

Dans ma dernière lettre, j'ai taché de
prouver, que Dieu ne donna point un
langage articulé à Adam, parceque les signes
en auroient été naturels. L'absurdité du conséquent
montre la fausseté de l'antécédent.

Une seule réflexion me reste à faire au sujet
des signes naturels : c'est que la première
langue, qu'on suppose, qui se parla dans
30Eden, soit l'Hébraïque la Grecque, la Celtique,
la Teutonique, ou quelque autre ne
pourroit pas être appellée langue, puisque,
selon mon principe fondamental, toutes les
langues se sont établies par convention.

Les sons articulés sont les signes de nos
idées : par conséquent ces signes sont arbitraires,
comme les sons d'une timbale, d'une
trompette, ou d'un tambour dans une armée,
qui n'ont aucun rapport naturel aux choses,
qu'ils signifient, et dont ils sont signes.

La parole articulée eût été une imperfection
de la nature innocente et sans tache, mais elle
est à présent une perfection de la nature corrompue
et vitiée : elle est un des plus beaux
31appanages de l'homme blessé dans ses facultés :
elle est l'interprête de ses besoins.

Quel besoin Adam avoit-il à satisfaire dans
l'état d'innocence, qui exigeât qu'il se servît
de sons articulés ? Créé avec un empire absolu
sur tous les mouvemens de son cœur, doué
d'un esprit borné, à la vérité, au milieu d'une
étendue sans bornes, mais enrichi de connoissances,
auxquelles nous n'arrivons, qu'après
beaucoup d'étude et de réflexions, et que
nous ne possédons jamais dans un dégré
aussi éminent. L'ange même n'avoit presque
rien audessus de lui, il étoit l'ange de la
terre aussi bien que le roi.32

La sueur de son front n'avoit pas besoin
d'arroser ses travaux, et attentive à ses besoins
la terre lui produisoit ses fruits et ses fleurs sans
culture et sans soin ; il ne trouvoit partout,
où il promenoit ses regards, que des objets
capables de flatter son innocente curiosité.
Eve dont les attraits toujours nouveaux, lui
préparaient toujours de nouvelles délices ;
partageoit avec lui les charmes d'un si
heureux séjour. L'univers entier étaloit en
tout lieu sa beauté naissante, et fournis à son
auteur conspiroit au bonheur de son roi.

La faim, la fatigue, la soif, les maladies,
enfin, tous les maux de la nature ne
pouvoient altérer le bonheur de sa vie. Il
n'eut pas besoin d'attendre une longue expérience
33pour connoitre les merveilles de la nature.
Il n'eut point à essuyer les pleurs de
l'enfance, les fougues de la jeunesse, les soins
de l'âge viril, ni les incommodités de la
vieillesse. La chair étoit soumise à l'esprit.
Chaque chose étoit dans l'ordre. L'animal
craignoit l'homme, et l'homme craignoit
Dieu. Soumis aux ordres de son Créateur
Adam joignoit l'adoration intérieur de son
cœur à l'hommage tacite des créatures muettes,
et sous un Dieu juste rien ne pouvoit le rendre
malheureux, tandis que rien ne donneroit
atteinte à son innocence.

Vous me pardonnerez, Monsieur, cette
digression que je fais en faveur de mon hipothèse ;
elle étoit nécessaire pour vous faire
34voir l'état de perfection, dans lequel fut créé
le premier couple, le plus heureux et le plus
malheureux qui fût jamais. Le portrait que
j'en ai fait, est audessous de l'original.

Le moindre coup d'oeil, un geste, un mouvement,
le silence même étoit expressif. Par
leurs regards mutuels ils se fesoient une communication
réciproque de ces tendres sentimens
passionnés et innocens, inconnus à leur postérité :
l'amour le plus pur les animoit.

Combien de fois n'avons nous pas vu des
personnes ou accablées de tristesse, ou gémissant
sous le poids d'une pauvreté accablante,
dont les haillons qu'elles trainoient à leur suite,
étoient plus expressifs, plus pathétiques que
35tous les discours les plus fleuris sur la pauvreté ?
Les soupirs, les yeux abbatus, leur démarche,
tout jusqu'à leur maintien, et même leur silence
nous fesoit voir leur état, leurs besoins
mieux qu'un langage articulé. C'est que les
sensations de la vue sont plus vives, que celles
de l'ouïe. Si vous avez jamais aimé passionément,
vous pouvez savoir par expérience,
combien le langage muet des cœurs est éloquent
et expressif : mais, par malheur, la
mode en est passé : les grimaces, les discours
flatteurs et séduisans ont pris sa place.

Je reviens à nos innocens cultivateurs. Ce
couple ainsi assorti n'eut pas besoin d'expressions
articulées pour se communiquer ses ardeurs
mutuelles, ardeurs toujours marquées
36au coin de l'innocence. Heureux s'ils eussent
toujours persévérés à rendre le tribut qu'ils
devoient à l'auteur de leur existence, de leurs
plaisirs et de leurs joies. Leur désobéissance fit
naitre tous nos maux : le moindre est la nécessité
de nous exprimer par des sons articulés.

La parole est une suite du péché : nous
n'avons pas ces facilités de nous faire entendre
par des signes, qui furent l'appanage de l'innocent
Adam, il nous faut des signes artificiels et
articulés : le besoin les a inventés, le besoin
les maintient, et le caprice les varie, les
change, les introduit à son gré.

Adam n'avoit point de liaison dans le séjour
d'innocence, qui demandât un verbiage
37aussi inutile que gênant. Son Dieu, son
épouse, voilà les deux objets qui occupoient
toute son attention, tous ses soins. Dieu entend
le langage du cœur, celui-là même est le principal
langage : sans lui tout ce verbiage de
prières que nous marmotons souvent sans attention,
est plutôt une insulte qu'un hommage.
Eve lisoit dans les yeux d'Adam les transports
de son ame.

Rien que le préjugé peut combattre des
conjectures si vraisemblables, fondées sur des
preuves si sensibles et si convaincantes. Vous
savez, Monsieur, et je vous en ai averti, ce
ne sont pas des preuves géométriques, mais
dans des questions de fait de cette nature, que
pouvons nous faire, que de hazarder des
probabilités ?38

Ceux qui s'imaginent qu'Adam parloit
avant sa chute, sont-ils fondés sur des preuves
plus solides ? Vous me répondrez qu'ils sont
fondés sur l'Ecriture. Mais je tâcherai de vous
faire voir qu'ils ne peuvent s'autoriser de l'Ecriture
sur ce point de fait. Ce n'est pas la
place d'en parler ici : ce sera le sujet d'une
autre lettre.

Ne croyez pas, Monsieur, que j'aie dessein
d'éluder toutes les objections, que l'on
peut proposer contre mon opinion : je leur
rendrai tout l'honneur qu'elles méritent : j'ai
celui d'être,

Monsieur,
Votre très humble, très obéissant serviteur,
***.39

Lettre V.

Monsieur,

Je crois avoir assés prouvé dans mes lettres
précédentes un fait, qui de lui-même
est fort stérile en preuves. La distance des
tems et des lieux ne nous permet pas d'en
trouver d'aussi convaincantes, que celles d'un
problême de géométrie. Toutes les autres
que je pourrai vous marquer dans la suite,
sont analogues et subséquentes aux premières.

Après avoir établi qu'Eve et Adam ne parlèrent
pas un langage articulé avant leur chute, il
est aisé de conclure, que les signes dont ils se servirent,
leur tenoient lieu de langage : ils étoient
aussi expressifs, que le sont nos mots inventés
par le besoin, établis par l'usage, changés, altérés
40par la vicissitude des tems, aussi bien que
par le caprice et par l'amour de la nouveauté.

Ces signes leur étoient naturels, sans être
articulés, nos mots sont factices ; leurs signes
étoient univoques et sincères, nos mots sont
souvent équivoques, et le cœur n'est pas toujours
d'accord avec la bouche ; leurs signes
étoient le simbole de ces chérubins gardiens
de l'arche ; qui se regardoient mutuellement,
et dont le langage muet étoit plus expressif
que les himnes, que les Hébreux chantoient
à l'honneur de leur libérateur.

Heureux si nos premiers parens eurent
persévéré dans cet état d'innocence, mais de
tout tems l'amour de la nouveauté a occasionné
des révolutions.41

Eve avoit un cœur, elle étoit curieuse,
c'étoit assés pour devenir criminelle. Réfractaire
au précepte le plus facile, elle veut
gouter d'un fruit qui lui paroit agréable à
la vue ; elle étoit libre ; elle veut savoir s'il
est également doux au gout.

Un arbre est planté dans Eden, il porte des
fruits qui contiennent la science du bien et du
mal. Séduite par l'exemple du serpent, Eve
s'imagine pouvoir en gouter impunément,
malgré la défense faite à Adam.

Ne vous imaginez pas, Monsieur, que cette
tentation se soit faite par le moyen d'un dialogue
entre Eve et le serpent. L'exemple
seul suffit pour frayer le chemin aux crimes les
42plus atroces ; persuasion souvent plus forte,
que tous les discours les plus séduisans et les
plus persuasifs. Et surtout quand le cœur est
d'intelligence, on ne marchande plus ; le premier
pas ne coute rien ; on entre dans la carrière,
et souvent on devient criminel sans
presque penser au crime.

Le serpent, à qui aucun fruit n'étoit défendu,
et qui aussi bien que tous les autres
animaux se nourissoit des biens que la nature
avoit produits, se repaissoit d'un fruit qui étoit
défendu à nos premiers parens, sans autre
raison peut-être, que pour éprouver la fidélité
et l'obéissance de ce couple heureux.43

Eve voyant que le serpent en mangeoit sans
mourir, s'imagina que la mort ne seroit pas la
conséquence de son crime, que d'ailleurs elle
se procureroit une connoissance, qu'elle n'avoit
pas alors. Enivrée de cette idée flatteuse
et chimérique, elle porte une main chancelante
sur le fruit défendu, mais l'espérance
trompeuse de l'impunité la rassure, elle le
cueille, elle en goûte.

Satisfaite de sa curiosité, elle en va présenter
à Adam. Ce premier homme si complaisant
pour la première femme, ne justifie que trop
nos penchans pour un sexe aimable et enchanteur :
il fit par complaisance dans le paradis,
ce que nous fesons souvent sur la terre par
inclination.44

Sans penser aux suites fatales de sa désobéissance,
ou plutôt, abusant des droits de sa
liberté, il accepte le présent perfide, et pour
comble de forfait, il le met à la bouche et en
mange. Voilà l'époque trajique de nos malheurs.

A l'instant ses yeux s'ouvrent à son crime.
Ces signes qui étoient si expressifs, par lesquels
Eve pouvoit lire les transports et les mouvemens
du cœur de son mari, sont désormais
équivoques. Il voudroit articuler des sons
plaintifs et lugubres, il ne sauroit : sa langue
ne peut proférer les remords de son cœur.
Son abbatement, son état humiliant, son air
triste et morne, les soupirs, que sais-je ? tout
l'attirail d'un criminel et d'un malheureux
45parlent assés et font voir à Eve l'exces de sa
douleur.

Adam connoit son crime, il en gémit : il
lui reste une ressource ; la fuite : il la saisit, et
il se cache : mais le Dieu vengeur le poursuit.

Les monstres irrités, qu'il avoit ves autrefois
souples, et dociles flatter son innocente
curiosité, ne reconnoissent plus leur roi, ils
rugissent autour de lui, et vengent les premiers
la plus noire ingratitude. Les sombres nuages
obscurcissent le flambeau de sa raison. Le
ciel est d'airain. Au lieu d'un agréable printems,
il voit succéder l'hiver et ses frimats.
Les épines blessent. Le feu s'élance. Toute
la nature se mutine et se révolte. Le parallèle
46de ses misères présentes avec sa félicité
passée lui cause les plus grandes amertumes.

Héritiers trop malheureux de ce père prévaricateur,
nous n'éprouvons, que trop, les
suites funestes de son péché. Son crime fit
tous nos malheurs. Affligeante réflexion ! Je
la quitte et je reviens à l'auteur de nos maux.

Ses sens sont obscurcis, la perception n'est
plus la règle infallible de ses connoissances, un nuage
épais se répand sur ses yeux. La distance
des objets lui en ôte la connoissance. La
nature a pour lui des mistères. La vengeance
divine marche à ses traces et lui marque une
affreuse destinée, qu'il entrevoit dans l'amertume
de son ame.47

Eden n'est plus son paradis, c'est le théâtre
de sa désobéissance ; c'est aussi celui de ses
malheurs. La terre est désormais le lieu de
son exil, terre maudite dans ses productions.
Le besoin lui montre la nécessité de la cultiver.

Croire et soutenir, qu'il y eut un dialogue
après la chute, entre Dieu, Adam, Eve et le
serpent, est une supposition erronée, fondée,
je ne sais, sur quel préjugé. Dieu a-t-il besoin
d'articuler des sons pour juger des coupables,
pour punir des criminels ? Non sûrement :
la conscience du transgresseur suffit
toute seule pour lui faire voir l'énormité de la
transgression. Voilà la voix de Dieu ; elle
parle au fond de nos cœurs.48

D'ailleurs n'est-ce pas avilir la majesté divine,
que de la faire entrer en conversation
avec deux réfractaires, et même avec un animal
tel que le serpent ? Il est vrai, l'Ecriture
rapporte que Dieu parla à l'animal séducteur
et à la femme séduite, mais elle met
les œuvres de Dieu au niveau de nos foibles
lumières. J'en parlerai plus amplement, quand
je répondrai aux objections dans une autre
lettre.

Je me souviens d'avoir lu, que St. Ambroise
croyoit que le serpent avant sa condamnation
marchoit comme l'homme et qu'il parloit
comme lui. Hébreux sans doute, puisqu'Adam
parloit cette langue, selon les partisans de
cette opinion, disons mieux, de cette chimère.
49Qui auroit donc appris au serpent à parler Hébreu ?
Dieu, sûrement, ne lui avoit pas donné
cette faculté-là, il ne l'avoit pas de lui-même.
Cette supposition ridicule prouve que la tentation
est une conséquence de l'imitation, et
non pas de la persuasion.

Pour éviter tout ce labirinthe de difficultés,
plusieurs s'imaginent que le persuasif tentateur
n'étoit rien moins qu'un animal, ils tranchent
le neud gordien et soutiennent que ce
fut le diable lui-même, cet ange de tenèbres
que Dieu précipita au fond de l'abîme.

Jaloux de ce qu'un homme goutât des plaisirs,
bienfaits de son créateur, dont il avoit été
privé, lui qui étoit une intelligence céleste,
50prit conseil du désespoir et du dépit, et se résolut
d'envelopper cet homme dans une ruine
commune. Pour cet effet il prend la forme
du serpent, et ainsi déguisé il va trouver la
femme, et l'engage par des discours séduisans
et des promesses flatteuses à enfreindre la loi
du Créateur.

Cette supposition est bonne pour un poëme
épique, elle fait naitre des episodes. Le divin
Milton qui l'a si heureusement mise en usage
ne croyoit pas que ce fût une vérité, non plus
que le voyage qu'il fait faire à Satan au travers
des nues. Le philosophe n'étoit pas d'accord
avec le poète. Il est permis au dernier de
donner l'essor à son Imagination. Tel est
aussi le privilège des peintres.51

— Pictoribus atque poëtis
Quidlibet fingendi semper fuit aequa potestas.

En parlant de privilèges, permettez que j'aie
celui de me dire et d'être constamment,

Monsieur,
Votre très humble, très obéissant serviteur,
***.

Lettre VI.

Monsieur,

Je me suis engagé à répondre aux objections
qu'on s'imagine pouvoir tirer de l'Ecriture
contre mon sentiment. Je dégage ma promesse.52

L'Ecriture est la règle de notre foi, c'est la
parole de Dieu, parole infiniment respectable ;
elle porte l'empreinte de la divinité : parole
écrite par des hommes inspirés, dictée par
l'Esprit saint, souvent mal interprêtée, toujours
le bouclier de chaque secte et de chaque
religion. On la martirise pour ainsi dire.

Vous le savez, Monsieur, les antropomorphites
alloient chercher dans les livres sacrés
des preuves de leurs erreurs. Je ne prétends pas
faire l'énumération des autres sectes, elles rempliroient
seules un volume in folio. L'Ecriture
sainte ne contient point d'erreurs, mais les sottises
de l'esprit humain sont sans nombre ; et
la plupart sont des sottises rarement amusantes,
souvent dangereuses, presque toujours
ridicules.53

La première objection qu'on peut tirer de
l'Ecriture paroit fondee sur ce qu'Adam dit à
Eve, voilà l'os de mes os et la chair de ma chair.

A celà je réponds qu'Adam ne prononça
pas ces paroles, mais Moyse les écrivit sous la
dictee de l'esprit saint, qui sans doute avoit
ses raisons trop impénétrables à la foiblesse de
l'homme.

Adam pouvoit-il savoir, que cet objet nouveau
fût effectivement une partie de lui-même ?
Il n'en eut pas la moindre connoissance. Dieu
fit cette opération pendant le sommeil d'Adam,
et le sommeil, disons nous ordinairement, est
l'image de la mort ; comment donc Adam
pouvoit-il deviner, qu'Eve eût été tirée d'une
54de ses côtes ? Dira-t-on qu'il le fut par inspiration ?
Mais pourquoi multiplier les miracles
sans nécessité ?

A la vérité Adam eut pour elle toute la tendresse,
qu'un époux épris de la plus forte et
innocente passion peut avoir pour son épouse.
Ses regards, ses ravissemens, ses transports, ses
extases à la vue d'un objet si charmant, ne le
prouvoient que trop sensiblement : la nature
elle même nous en fournit la raison.

De tous les ouvrages de la création, il n'y
en avoit point qui eût plus de rapport à
l'homme que la femme. Son air, les traits
de son visage, sa démarche majestueuse, toute
55sa personne fesoit voir en elle une compagne
mieux assortie, que tous les animaux.

Ce qui fonde cette conjecture, c'est qu'après
avoir vu tous ces derniers Adam, dit
l'Ecriture, ne trouva point d'aide pour lui. Il
n'est donc pas étonnant que semblable au
premier homme, Eve attira dans l'instant toute
son affection.

De là nous pouvons conjecturer, que Moyse
rapporte ces paroles pour nous faire voir l'amour
et l'affection, qu'un homme doit avoir
pour sa femme. Ces paroles sont encore aujourdui
le simbole de l'amour que Jesus Christ
a pour son eglise.56

Une autre objection que l'on peut tirer de
l'Ecriture, est fondée sur les noms qu'Adam
imposa aux animaux et aux oiseaux après les
avoir fait passer en revue comme un inspecteur
fait passer en revue une troupe de soldats ;
à une différence près, c'est que les derniers ne
sont pas tous bêtes et que les autres ne sont pas
tous quadrupèdes.

Le respect que j'ai pour tout ce qui porte
l'empreinte de la divinité, me prescrit des
bornes ; je ne les passerai pas. Une réponse
sérieuse et solide détruira cette objection
ridicule prise dans un sens littéral.

Que penser du silence de l'Ecriture sur les
noms qu'Adam donna aux plantes, aux arbres,
57et à toutes les autres productions de la
nature, qui entrent, aussi bien que les animaux
et les oiseaux, dans l'économie de la
création ? Ne peut-on pas conclure que l'Ecriture,
en ne parlant que des derniers, nous
a voulu faire entendre que par les noms
imposés, elle entendoit quelque chose d'allégorique ?

Combien d'exemples n'avons nous pas où
il faut s'écarter du sens littéral ? A chaque
page de l'Ecriture et surtout de la Genèse,
nous ne pouvons entendre littéralement des
choses qui seroient non seulement basses et
triviales, mais incompatibles avec l'idée que
nous avons de la divinité.58

Les antropomorphites interprétoient l'Ecriture
littéralement, de là ils se firent un Dieu
corporel, ils lui attribuoient des pieds, des
mains, des yeux. Voilà les dangers, et les
suites d'une interprétation littérale de tous les
passages de l'Ecriture.

Ceux qui voudroient interpréter littéralement
les scènes qui se passèrent entre Dieu,
Adam, Eve, et le serpent, ne changeroient pas,
à la vérité, un mistère en une opinion dangereuse
pour la foi, mais ils en feroient une
ridicule traji-comédie dont la scène seroit à
Eden.

N'est-ce pas avilir la majesté divine, que de
dire que Dieu se promena réellement dans le
59jardin ? Qu'il appella Adam ? Comme s'il eût
eu besoin de s'informer d'une chose qu'il ignoroit,
ou comme si quelque chose étoit inconnu
à un être, dont l'essence est la lumière,
et qui en est revêtu comme d'un vêtement.

L'Ecriture nous dit que le Créateur fit les
ouvrages de la création en six jours, qu'après
chaque production de sa puissance, il scella de
son approbation l'ouvrage produit, en disant
qu'il étoit bon, et qu'après le sixième jour il
se reposa.

Quelles absurdités ne s'ensuivroient pas, si
dans tout ceci nous suivions le sens littéral ?
qu'il y a en Dieu succession, repos et mouvement.60

Dieu n'a point parlé en produisant les ouvrages
de la création. L'acte de sa volonté fut
Créateur, et le monde sortit du néant. Dieu
dit par un seul acte de sa volonté, que la lumière
paroisse, et la lumière parut
. Moyse rapporte
ces sublimes paroles, parce qu'elles donnent
une haute idée, et de la puissance du
Créateur, et des ouvrages de la création.

D'ailleurs il n'y a en Dieu, ni repos, ni
mouvement. Présent partout par son immensité,
il agit toujours par sa puissance. Le
moucheron qu'il conserve, est un acte de
création continuelle, comme le moucheron
qu'il produit, est une création momentanée ;
l'une et l'autre entrent dans l'économie de la
toute puissance divine.61

L'Ecriture en nous donnant une description
si variée, et si détaillée de la création se
met à la portée de nos foibles conceptions.
Borné de toutes parts l'esprit de l'homme ne
peut atteindre aux choses divines.

Les œuvres de Dieu sont des énigmes pour
nous. Nous les voyons des yeux du corps, mais
ce n'est que la superficie. Les ressorts de la
production nous sont inconnus. La nature a
ses mistères, non moins impénétrables que
ceux de la religion. Notre raison doit plier
sous la foiblesse de ses lumières.

Si Adam avoit imposé des noms aux animaux,
il est probable qu'il en auroit imposé
aux autres ouvrages de la création. L'Ecriture
62n'auroit pas manqué de nous le marquer :
elle se tait sur cet article. Delà il est aisé de
conjecturer, que par les noms, elle entend
cette autorité, cette puissance, ce pouvoir, que
le chef d'œuvre des merveilles du tout puissant
devoit exercer sur ces êtres irraisonables
destinés à ses plaisirs, aussi bien qu'à ses besoins.
Le droit d'autorité renferme dans son
idée celui d'imposer des noms.

On peut encore entendre par les noms qu'Adam
imposa aux animaux, la revue qu'il en
fit, pour voir s'il ne trouveroit point un aide
semblable à lui, ce qui semble confirmer cette
conjecture, c'est le texte que j'ai rapporté en
répondant à la première objection.63

Les partisans de l'hipothèse que je combats
disent qu'Adam imposa des noms convenables
à la nature de chaque animal, desorte qu'un
lion eut une dénomination qui montroit sa
férocité. Supposition aussi baroque, qu'elle
est insoutenable et contraire au bon sens.

Les noms des animaux furent imposés, selon
eux, avant la chute. Comment donc
Adam pouvoit-il imposer un nom au
lion, au lion, au tigre et aux autres animaux féroces
qui montrât leur nature et leur férocité ? puis
que cette dernière qualité n'est qu'une suite
du péché. L'homme s'étoit révolté contre
Dieu, l'animal se révolta contre l'homme, et
la révolte d'un être privé de raison, contribua
à punir la révolte d'un être raisonnable.64

Adam pouvoit-il prévoir son péché, et les
suites qui en résulteroient ? Toutes ses connoissances
réunies ne pouvoient lui faire deviner
ce qui étoit caché dans les trésors de
la science de Dieu. Si donc Adam ne pouvoit
percer les sombres voiles de l'avenir, la
conséquence est encore la même, il s'ensuit
qu'il ne pouvoit imposer des noms analogues
à la nature des animaux.

Ces noms seroient encore aujourdui en
usage suivant l'hipothèse de ceux qui interprètent
littéralement ce passage, ces noms n'étoient
point passagers ; Adam, dit l'Ecriture,
nomma le nom de chaque animal, et c'étoit
son nom, nom permanent sans doute et qui
devoit passer dans la postérité.65

Suivant ce sentiment, il falloit qu'Adam
changeât ces noms après sa chute, puisque
nous n'avons plus les mêmes, et que le lion
et quelques autres animaux étoient devenus
féroces ; ainsi le premier nom n'étoit plus
analogue. Quel labirinthe de difficultés,
d'hipothéses insoutenables, dans l'opinion que
je combats !

Sans doute que nos interprètes matérialistes
s'imaginent, que Dieu articula ces
paroles parlant aux poissons de la mer :
croissez et multipliez-vous, c'est ainsi que l'Ecriture
le rapporte ; au lieu qu'il n'y a
rien de si digne de la majesté divine, que
d'entendre par-là, que Dieu donna aux poissons
une propensité, un instinct, qui les
66portât naturellement, suivant l'économie de
leur nature, à la propagation de leur espèce.

Ceux qui prétendent trouver dans ces paroles
un commandement, poussent trop loin
l'absurde et le ridicule pour mériter une réponse.

Quant à l'homme à qui on suppose que
ces paroles aient été addressées, soutenir que
c'est un commandement, c'est abuser de la
crédulité publique, et lui en imposer par des
suppositions démenties par l'expérience. Nous
en trouvons la fausseté dans notre propre
cœur.67

Adam sans doute n'étoit pas créé pour partager
seul les agrémens d'Eden, et s'il n'eût
pas péché, il auroit eu une postérité par la
voie de la génération, et comme cette voie
n'est pas criminelle dans les poissons, ni dans
les animaux, elle n'eût pas été criminelle dans
l'homme, qui reçut le même privilège scellé
des mêmes paroles.

Pour cet effet Adam n'avoit pas besoin
d'un commandement pour remplir les desseins
de Dieu. La nature étoit un guide sûr.
Eve réunissoit en elle tous les attraits qui
pouvoient toucher son cœur. Des appas
célestes brilloient dans ses yeux, et comme
l'aimant attire le fer, le cœur d'Eve attiroit celui
de son cher époux. Dieu les avoit créés mâle
68et femelle, voilà le dénouement de ce prétendu
précepte : Ils n'avoient qu'à suivre naturellement
le penchant de leur cœur. La vue excitoit
les désirs, les désirs tendoient à l'action,
et le cœur étoit d'intelligence.

Encore moins à présent, dans l'état de la
nature corrompue, avons nous besoin de commandement
qui nous enjoigne la propagation.
Je ne ferai point de glose sur cet article,
c'est une proposition, qui n'a pas besoin
de commentaire. J'observerai seulement, que
s'il y a un tel précepte, il est le plus fidèlement
et le plus généralement suivi. Voici la
raison, je n'en ajouterai point d'autre, il
flatte la nature et ses loix.69

Oserai-je vous prier, Monsieur, de me faire
savoir le résultat de mes lettres. Vous les
avez fait voir à vos amis. Je serai charmé
de profiter de leurs lumières aussi bien que des
vôtres, communiquez-les-moi ; dussent-elles
fronder mon opinion. Jusqu'à présent vous
m'avez laissé suivre le fil de mes observations,
sans m'en dire votre sentiment.

Quel peut être le motif de votre silence
plus que pithagoricien ? La nouveauté de mon
opinion a-t-elle allarmé les préjugés ? Le fait
est possible ; quoiqu'il en soit, faites moi le
savoir, et s'il est vrai que vous ne faites que
de maigres sacrifices à la paresse, je me flatte
que vous déroberez quelques momens de vos
occupations pour m'assurer du succès de
70mes lettres dans l'esprit de votre petit cercle
d'amis.

Frisesomorum * a long tems usurpé
l'empire du bon sens : je me souviens d'en
avoir lu avec plaisir l'éloge funèbre. Que ne
pouvons nous triompher avec le même succès
de quelques autres préjugés ? Le Chancelier
Bacon les appelloient fort énergiquement, des
idoles
. Quelle honte pour la raison ! Mais,
voici le comble de l'extravagance, on les
adore.

* Aristote [note]

Celui qui entreprend de dessiller les yeux
d'une populace idolâtre, doit être prêt au combat.
On arme de tous côtés contre lui. Les
71aveugles mêmes deviennent des héros, et
quoiqu'ils ne voyent goute, ils frappent à
tort et à travers : leurs coups ne portent pas
toujours, mais enfin leur fureur est assouvie.

Je m'écarte de mon sujet : j'en reprendrai le
fil. Permettez auparavant que je vous
assure, que le préjugé ne fit jamais naître,
et ne diminuera jamais les sentimens d'estime
avec lesquels j'ai l'honneur d'être,

Monsieur,
Votre très humble, très obéissant serviteur,
***.72

Lettre VII.

Monsieur,

Vos éloges sont flatteurs. Personne
ne sait louer avec tant d'art. Quelles
conquêtes ne devez-vous pas faire dans le
monde féminin !

Vous me demandez un éclaircissement ultérieur
sur le prétendu dialogue d'Eve et du serpent,
sur la chute et ses suites. Pour ne rien vous
laisser désirer sur cette matière, je vais tâcher
de vous donner des preuves convaincantes que
le serpent ne parla point à Eve.

D'abord, ou c'étoit un serpent naturel, ou
le démon travesti en serpent : si c'étoit
un serpent naturel, il ne parloit pas : supposer
73avec Saint Ambroise qu'il parloit, c'est supposer
des choses plus mistérieuses que les
mistères mêmes. Supposons qu'il parloit,
quel intérêt avoit ce serpent de tenter Eve ?
Quels motifs pouvoit-il avoir de la faire déchoir
de ses privilèges ?

Assés rusé pour la tentation, ce rampant
animal l'auroit-il été moins pour prévoir les
suites qu'auroient ses persuasions artificieuses ?
Les feseurs d'hipothèses peuvent-ils
supposer l'animal tentateur assés ennemi
de son individu, que pour être l'instrument
des malheurs dans lesquels il s'envelepperoit
lui-même ? Laissons toutes ces suppositions
ridicules ; l'opinion qui les fait naître, l'est
encore davantage.74

C'étoit donc un démon travesti en serpent.
Autre absurdité : opinion ridicule à tous
égards. Les partisans des préjugés ne voyent-ils
donc pas, que c'est déroger à la bonté
du Créateur que d'introduire l'ennemi de
l'homme dans le lieu le plus agréable de la terre,
pour en faire un lieu de tentation, de crime
et de châtimens ? Qui auroit donc introduit
ce démon ? Milton le fait passer au travers
des airs, mais ce passage n'a pas plus de
réalité, que la consultation infernale qui le
précéda. Dans l'un et dans l'autre le poëte
fait voir la fécondité de son imagination.

Diront-ils, que Dieu permit au démon de
se travestir en serpent, et de tenter l'heureux
couple jusque dans le séjour de sa félicité ?
75Mais cette supposition ne s'accorde pas avec
l'idée d'un Dieu bienfesant, qui venoit de combler
l'ouvrage de ses mains des dons de la nature
et de la grâce. Cette supposition est injurieuse
à Dieu ; elle en feroit un être bizarre
et contradictoire qui ne combleroit de bien-faits,
que pour faire marcher les plus rudes
châtimens à leurs suites. Ce n'est pas ainsi
que Dieu se joue de ses dons : ils sont sans
regrets.

D'ailleurs la condamnation que l'on suppose
avoir été lancée par des sons articulés contre
le serpent, détruit cette supposition et en
démontre l'absurdité.76

Si Dieu avoit permis au serpent de tenter
nos premiers parens, pourquoi l'auroit-il condamné
à ramper sur son ventre, et à manger
de la poussière tous les jours de sa vie ? Une
chose permise n'est jamais punie par les loix.
Les législateurs ne punissent jamais une chose
qu'ils permettent. Dieu le plus juste, le plus
sage, le plus éclairé des législateurs auroit-il
donc condamné le serpent pour une chose scellée
de la permission divine ?

Cette condamnation tombe sans doute sur
le principal auteur de la tentation. Le serpent
n'étoit point coupable de ce que Satan
avoit pris sa forme. Les brebis ne sont point
responsables, si, selon la figure de l'Evangile,
une quantité de faux prophètes se revêtent des
77apparences de brebis, et ne sont dans le fond
que des loups ravissans. Je pourrois éclaircir ceci
par d'autres comparaisons, mais les similitudes
sont surperflues, où les raisons sont solides et
convaincante.

Il faut donc, que ce soit le démon qui ait
été l'objet de cette condamnation. De-là il
sensuit, que les partisans des préjugés avouent,
que ceci doit s'entendre allégoriquement. Nous
ne voyons point de démon ramper sur le ventre.
Ou il faut qu'ils disent, que c'étoit un
serpens naturel, ce qui n'admettent pas eux-mêmes,
parce qu'il seroit aisé de conclure, que
la tentation ne s'est pas faite par le moyen d'un
colloque entre Eve et le serpent, à moins qu'on
ne dise avec Saint Ambroise, que le serpent
78parloit avant la chute de l'homme : qualité
qu'il conserveroit encore ; d'autant plus que
l'Ecriture ne dit pas qu'il en fut privé. Laissons
cette supposition dans la classe des ridicules.

Il s'ensuit de tout ce que j'ai dit et de tout
ce que rapporte l'Ecriture à ce sujet, que cette
tentation et ce supposé dialogue doivent s'entendre
allégoriquement.

Quant à l'animal qui par son exemple excita
la curiosité d'Eve, et fut la première cause
de la chute d'Adam, je crois que c'étoit un
Serpent naturel. Je n'admets point de mistère,
où il n'est pas nécessaire.79

L'Ecriture dit que ce serpent étoit le plus
rusé de tous les animaux, je n'entreprendrai
pas de déterminer en quoi consistoit sa ruse :
qualité dont il est bien déchu ; et si nous en
croyons les fabulistes, le renard ne lui cède pas,
et même l'emporte sur lui en fait de ruse.

S'il est permis de deviner, ne pourroit-on
pas dire que l'épithète de rusé ne fut donnée
au serpent, qu'en conséquence du choix qu'il
fit du fruit de l'arbre de la science du bien et
du mal, préférablement à tout autre ?

Sans doute que les animaux pouvoient se
nourrir indifféremment de tous les fruits qui
étoient plantés dans le jardin d'Eden. La
défense ne fut faite qu'à Adam et à Eve, défense
80écrite au fond de leurs cœurs. Destitués
de raison les animaux n'étoient point susceptibles
d'une pareille prohibition dans le choix
des alimens qui devoient leur servir de nourriture.
La nature étoit leur loi, l'instinct leur
guide.

Le serpent choisit préférablement à tous les
autres un fruit, qui étoit beau à la vue, et
agréable au gout. Peu m'importe de savoir, si
ce fut une pomme véritable : ce n'étoit pas
une, telle que les poëtes feignent qu'on trouve
dans le jardin des Hespérides. C'étoit un fruit,
auquel on donne communément le nom de
pomme. Je vous ai déjà dit, qu'Eve vit le
serpent manger impunément de ce fruit, qu'elle
fut tentée de satisfaire son gout après
81avoir satisfait sa vue. En conséquence elle
en prend, en mange, et en présente à Adam.

L'Ecriture pour nous donner une vive description
de ce grand événement, qui produisit
encore de plus grandes révolutions, nous fait
voir sous l'emblème d'une conversation entre
Eve et un serpent les dangers de la flatterie,
qui glisse son venin imperceptiblement comme
cet animal rampant, souvent caché sous des
fleurs. Emblême trop naturelle d'un flatteur.

Elle nous représente les suites de l'ambition
et d'un désir immodéré de s'élever à des connoissances
audessus de la sphère d'un simple mortel.82

L'Esprit saint a ses vues, il nous instruit
par des paraboles. Il falloit cela pour les Hébreux,
ils en étoient jaloux. L'Ancien et le
Nouveau Testament sont pleins de ces paraboles.

Je quitte les figures allégoriques. C'est
dans le sens le plus littéral, que j'ai l'honneur d'être,

Monsieur,
Votre très humble, très obéissant serviteur,
***.83

Lettre VIII.

Monsieur,

Une preuve est souvent l'avant-coureur
d'une autre : elles se réunissent à l'établissement
d'une hipothèse soutenue par des
conjectures vraisemblables. Le fondement
étant solide, l'édifice l'est en conséquence.

Après avoir prouvé, que l'innocent cultivateur
ne proféra point de sons articulés,
qu'il n'y eut pas de dialogue entre Eve et le
rampant animal, il est aisé d'expliquer les
suites de la première chute de l'homme.

Déchu de ses privilèges l'apostat d'Eden
cherche à se cacher dans un coin du jardin,
qu'il venoit de fouiller par une lâche ingratitude ;
84il reconnoit sa nudité : il la couvre de
feuilles de figuier. Il commence à sentir vivement
ses besoins, et la raison lui fournit les
moyens d'y pourvoir et de les satisfaire.

L'Ecriture dit que Dieu se promena dans le
jardin, qu'il appella Adam par son nom, qu'il
s'informa du lieu de sa retraite et de sa fuite.
Adam lui répond : Seigneur, j'ai eu peur de
vous, et je me suis caché de votre face. La femme
que vous m'avez donnée pour compagne, m'a
trompé
. Dieu en demande la raison à Eve.
Le serpent m'a seduite, répond elle. Parceque,
dit Dieu au serpent, tu a trompé la femme, tu
ramperas sur ton ventre
… Et à la femme :
tu enfanteras avec douleur… Et enfin à
l'homme : tu mangeras ton pain à la sueur de ton
85front, et quoiqu'elle arrose tes travaux, la terre
te produira des ronces et des épines.

Que pensez-vous, Monsieur, de cette scène
si intéressante et si pathétique ? Dieu agit-il
ainsi avec les foibles mortels, qui osent transgresser
sés loix ? non sûrement. Maitre absolu
des destins, ses voyes sont immuables. Il
n'a pas besoin de faire entendre une voix articulée
pour parler au pécheur, et lui reprocher
son ingratitude. Le bruit de son tonnerre intimide
le transgresseur de ses loix, ses propres
remords achêvent de le confondre.

L'Esprit saint nous représente les conséquences
inévitables d'une transgression, qui devoit
avoir des suites si naturelles. Rien de
86plus naturel, que de rejetter les fautes les uns
sur les autres. On aime à trouver l'apologie
de ses crimes dans l'exemple, ou dans la persuasion
d'autrui.

Adam qui rejetta la faute sur Eve, celle-ci
qui la rejetta sur le serpent, montrèrent dès-lors,
quelles sont les ressources de l'amour
propre et d'une conscience agitée par les remords.
Comme la punition suivit immédiatement
le crime, il n'est pas surprenant, que
ces deux malheureux tâchassent de se justifier
devant la voix de Dieu, qui parloit au fond de
leurs cœurs.

Si les châtimens étoient aujourdui aussi
éclatans, et qu'ils marchassent à la suite de la
87transgression, on ne verroit pas tant de tranquiles
scélérats. Une partie du monde feroit
sans cesse des reproches à l'autre.

Sans doute que nos premiers parens se servirent
de ces ressources si naturelles au pécheur.
Leurs regards tristes et abbatus, les
sanglots, les soupirs ne furent que des échos
trop fidèles, et de leurs reproches réciproques,
et de leur apologie imaginaire.

La terre qui devoit produire ses fruits et ses fleurs
sans culture, si l'homme eût persévéré
dans la soumission, et la dépendance qu'il devoit
à l'auteur de sa félicité, se couvrit de
ronces et d'épines. La stérilité se répandit sur
elle, et privé de ses privilèges l'homme devoit
88la cultiver. Tout celà est une suite du péché,
et le moment qui vit l'homme coupable, le
vit foible, destitué, malheureux. Le travail
devint son appanage.

Eve qui avoit contribué au malheur d'Adam,
devoit en partager les suites avec lui. Compagne
inséparable des plaisirs de son mari dans Eden,
elle le devoit être de ses travaux sur la
terre frappée de stérilité.

Au milieu de ce tourbillon de maux, l'homme
étoit encore fait pour goûter des plaisirs : celui
de se voir reproduit dans des individus, fut
celui qui flatta le plus sensiblement le cœur
d'Adam. Tout y contribuoit. Sa propre
foiblesse et son penchant ; il étoit homme. La
89beauté d'Eve et son sexe ; elle étoit femme. La
nature fut leur législateur et leur modèle ; la
terre le champ de leurs plaisirs et de leurs travaux.

Les enfantemens douloureux sont une suite
naturelle de la propagation de l'espèce humaine.
Qui fait si Eve n'eût pas enfanté
avec douleur, même dans le jardin de délices.
Les maux de l'enfantement, selon l'Ecriture,
ne furent que multipliés. Je passe rapidement
sur ces questions abstraites et métaphisiques.

Les douleurs de l'enfantement ne sont
qu'une petite punition en comparaison de cette
inondation générale de maux qui se répandirent
sur la face de la terre. Les femmes subissent
90volontiers ces douleurs pour jouir du
plaisir de se voir mères. Cette assertion n'a
pas besoin de glose, aussi ne fais-je que l'indiquer.

Une autre question analogue aux précédentes
reste encore à éclaircir. C'est la condamnation
du serpent. Il fut condamné à
ramper sur le ventre, et à manger de la poussière
tous les jours de sa vie, il ne rampoit
donc pas auparavant, et ne mangeoit point de
poussière. Voilà comme on raisonne et la
conséquence est juste : je la tire de même.
Tout ce que je prétends, c'est qu'il n'y eut
point de son articulé, ni de la part du Dieu
condamnateur, ni de celle du serpent condamné.91

La conséquence que j'ai tirée, a fait croire
à quelques pères de l'église, que le serpent
marchoit droit comme l'homme. Cette opinion
ne paroit pas assés fondée, je n'y puis
souscrire. Ce qu'il y a de probable, c'est que
le serpent ne rampoit pas, au moins toujours.
Le reste est douteux.

Ne pourroit-on pas dire avec fondement,
que le serpent s'élevoit quelquefois en l'air, et
se soutenant sur la terre comme sur une base,
qu'il s'élançoit par un mouvement progressif ?
Quoiqu'il en soit, je ne déciderai rien sur cet
article. Tout ce qu'on en peut conclure, c'est
que, comme j'ai dit, ce serpent n'étoit pas
un démon travesti.92

Dieu auroit-il condamné le démon à ramper
sur le ventre, à manger de la poussière
tous les jours de sa vie ? Un esprit pur n'est
sûrement pas propre à ce manège. Dieu ne
l'auroit-il pas plutôt renvoyé dans son lieu de
ténèbres. L'Ecriture sainte auroit-elle gardé
le silence sur un fait aussi essentiel à l'histoire
trajique de la chute de notre premier père,
dont chaque particularité devoit être si intéressante
à ses descendans ?

D'ailleurs si cette condamnation ne tombe
que sur le serpent, voilà le moins coupable,
ou plutôt l'innocent puni, et le principal auteur
de tous maux Satan échape à la punition.
Dira-t-on, qu'il fut également puni ? Mais
en quoi ? L'Ecriture n'en dit mot. Il est
93certain qu'il ne pouvoit pas ramper sur le ventre,
manger de la poussière tous les jours de
sa vie, être maudit entre tous les animaux de
la terre, et que par conséquent il ne pouvoit
être l'objet de la condamnation : elle devoit
naturellement tomber sur celui qui pouvoit
ramper, manger de l'herbe, vivre avec les
animaux. — Voilà un labirinthe. C'est aux
partisans des fictions à en sortir.

Vous voyez, Monsieur, rien de si simple,
rien de si plausible que ma façon d'expliquer la
chute et ses suites. Si mon opinion n'est pas
évidente, elle a du moins l'avantage sur toutes
les autres d'approcher de la probabilité. Mettez
en parallèle les raisons de part et d'autre,
vous êtes sans prévention. Décidez. Je devine
94déjà de quel côté panchera la balance.
La nouveauté de mon sistème ne peut effrayer
que le préjugé. La raison l'approuve, le bon
sens y souscrit.

La tête du serpent est l'emblème du péché.
Voilà le dénouement de ces paroles : et une
femme t'écrasera la tête
.

Par cette femme, les interprêtes entendent
ordinairement la Vierge Marie qui par sa
conception surnaturelle du Verbe incarné a détruit
le péché figuré par la tête de cet animal
qui, par son exemple, fut l'occasion de la
chute d'Adam.95

Voilà, encore un coup, une interprétation
allégorique. Personne, je m'imagine, dans
l'opinion que je combats, est assés dépourvu
de sens commun pour expliquer ces mots littéralement,
qu'une femme devoit écraser la
tête du démon. C'est pourtant ce sens littéral,
que sont obligés d'admettre les partisans
des préjugés, qui s'imaginent que cet esprit
ténébreux étoit le tentateur.

Dans leur hipothèse, point d'autre ressource
que le sens allégorique, et c'est le seul dans
cette hipothèse qui soit plausible, s'ils veulent
se mettre à l'abri de toutes les absurdités les
plus grossières.96

Mon sistème a cet avantage, que sans m'écarter
du sens allégorique, je puis suivre le
sens littéral. Sans doute qu'un serpent rampant
sur son ventre devoit être quelquefois exposé
à être foulé aux pieds. Ce phénomène
n'est pas extraordinaire.

Quelque demonstratives et convaincantes
que soient plusieurs de mes preuves, elles
n'approchent pourtant pas de la certitude
de l'attachement le plus inviolable avec lequel
je serai toujours,

Monsieur,
Votre très humble, très obéissant serviteur,
***.97

Lettre IX.

Monsieur,

Avant que de suivre les fugitifs exilés
d'Eden, un passage de l'Ecriture analogue
au grand événement, qui suivit leur
exil, me semble avoir besoin d'éclaircissement.
Je crois avoir suffisamment prouvé par des
preuves positives et negatives qu'il n'y eut
point de colloque entre Dieu, Adam, Eve et
le serpent, que tout ce que rapporte l'Ecriture
à ce sujet, doit s'entendre allégoriquement.

Je n'ai point prétendu me distinguer par des
paradoxes, encore moins par des preuves abstraites
et métaphisiques, unique ressource des
amateurs du sens littéral. Lisez leurs interprétations ;
98quelle gêne, quelle torture dans l'explication
d'un phénomène si simple en lui-même !

Rebutés par un vaste cahos de difficultés et
d'obscurités, qui sont à la suite du sens littéral,
quelques-un font entièrement rejetté ce dernier
sens, et ont tout expliqué, même la chute,
dans un sens allégorique.

Egalement éloigné et d'une vaine présomption,
et d'une téméraire audace, j'ai pour les divines
Ecritures toute la vénération, qu'exige l'autorité
la plus respectable. Je n'ai donc garde
de révoquer en doute, ni la fidélité de l'historien,
ni la vérité de l'histoire. Je ne suis point
du nombre de ces prétendus esprits-forts dont
la société fourmille, et dont tout le mérite
99consiste à éviter un abîme imaginaire, pour
se jetter dans mille et mille abîmes réels.
Pour ne pas croire un mistère inconcevable,
ils suivent aveuglément des erreurs incompréhensibles.

Oui, Monsieur, ma foible raison pliera
toujours sous l'autorité souveraine. Quoi,
disoit-un ancien philosophe, nous ne connoissons
pas ce qui rampe à nos pieds, et
spectateurs oisifs des merveilles du Tout puissant,
nous voulons sonder ses profonds abîmes.

La chute de notre premier père est un
mistère incompréhensible en ses suites ; l'incarnation
du Verbe, la rédemption du genre humain
100le sont en elles-mêmes. A l'étendue
de ces mistères je reconnois les bornes de l'empire
de la raison, je crois, je respecte,
je révère et me tais.

Cet episode n'est point un hors-d'œuvre.
Il peut servir au moins d'apologie et à mes
lettres et à ma croyance. Je reviens au passage
de l'Ecriture qui fait l'objet de cette lettre.

Je demande aux amateurs du sens littéral
dans tout ce que rapporte la Genèse, s'ils entendent
littéralement ce passage où il est dit,
que Dieu mit à l'entrée du paradis un chérubin
armé d'un glaive flamboyant. Sans doute
qu'ils l'admettent. Je n'en suis pas surpris.
Ceux qui avilissent la Majesté divine jusqu'à
101lui faire proférer des sons articulés à un serpent,
ne sont pas plus scrupuleux dans l'explication
de ce dernier passage.

Mais je leur demanderai ; cette porte étoit
elle d'or, d'argent, de cuivre ou d'airain ?
Pouvoit-elle se fermer ? Dieu avoit-il besoin
d'un de ses anges pour en garder l'entrée ?
Ce factionnaire céleste avoit-il besoin d'un glaive
pour soutenir son poste ? Ce glaive
étoit-il d'une trempe divine ? L'ange devoit-il
rester longtems en faction ? Quel enchainement
de questions ! elles sont ridicules, je
l'avoue, l'opinion qui les fait naitre, l'est encore
davantage.102

On réfute souvent une absurdité, sans d'autres
preuves, que de montrer les absurdités
qui en découlent naturellement.

Un chérubin naturel armé d'un glaive naturel
à l'entrée du jardin d'Eden seroit une figure
bizarre. Le bon sens ne peut digérer une si
absurde hipothèse. Mais le peuple est rempli
de préjugés. Le merveilleux le frappe.
L'extraordinaire l'éblouit.

Dieu peut changer les loix de la nature,
j'en conviens ; elle est entre ses mains : il
peut faire paroitre des phénomènes extraordinaires
à nos yeux, je l'avoue ; sa puissance
n'a point de bornes : et comme je vous l'ai
103déjà dit, elle s'étend à tout ce qui ne renferme
pas l'idée d'incompatibilité.

Selon cet aveu, qui est celui de la raison et du
bon sens, je ne révoque point en doute la
possibilité du fait, mais j'en nie la réalité.
Vous le savez, Monsieur, de la possibilité au
fait, la conséquence n'est pas juste.

Ainsi donc, par ce chérubin armé, j'entends
la justice de Dieu qui exila l'ingrat époux avec
son ingrate épouse, d'un lieu qui venoit d'être
le théâtre de leur ingratitude et de leur désobéissance.

Que Dieu ait fait paroitre des signes extraordinaires
à ce grand événement, c'est ce que
104je ne nierai pas : il est même probable qu'il y
en eut, pour montrer aux coupables toute la
noirceur de leur crime. La révolution générale,
et les changemens subits qui se sont faits
dans toute la nature, n'étoient-ils pas des
signes assés visibles d'un Dieu courroucé contre
le genre humain ? Oui, toute la nature a
gémi sous d'étranges métamorphoses.

Après tout, quand même il seroit vrai qu'un
Ange fut posté à l'entrée d'Eden, avec un
glaive flamboyant, ce phénomène ne prouveroit
rien en faveur de l'hipothèse que je combats.
Tout ce qu'on en peut inférer, c'est
qu'il y a un sens littéral dans quelque chose
d'analogue à la chute d'Adam. Mais ce chérubin
qui ne dit mot, ne prouve pas qu'il y
105ait eu un colloque articulé entre Dieu, Adam,
Eve et le serpent.

Je crois avoir expliqué assés succinctement
ce qui arriva dans un lieu où se passèrent les
scènes les plus intéressantes au genre humain.
Dans la lettre suivante, je suivrai le coupable
cultivateur hors d'Eden.

Vous voyez, Monsieur, je ne crains pas de
vous ennuyer. Je jouis librement du droit que
vous m'avez donné sur votre complaisance :
j'en conçois l'idée la plus agréable, et je me
flatte que vous avez autant de plaisir à lire mes
lettres, que j'ai de satisfaction à vous les
écrire.106

Soyez persuadé que je m'efforcerai de ne
pas abuser de vos bontés : je vous en donne
ma parole. Mes promesses, vous le savez,
sont des réalités.

Une chose n'est pas moins réelle ; c'est
l'attachement parfait avec lequel j'ai l'honneur
d'être,

Monsieur,
Votre très humble, très obéissant serviteur,
***.107

Lettre X.

Monsieur,

Jusqu'ici mes lettres ont eu pour objet
d'établir qu'il n'y eut point de sons articulés,
proférés dans le paradis terrestre. A
présent je quitte Eden pour suivre nos illustres
exilés dans le lieu de leur exil. C'est
là que fut tracé le plan de la parole, par conséquent
de la première langue.

Chassés du paradis par la justice de l'Etre
suprême, poursuivis par leurs remords, ils quittent
leur séjour de délices, pour aller habiter
et cultiver une terre qui étoit devenue stérile.
Les regrets, les larmes, les soupirs et les sanglots
marchent à leur suite.108

Ce fut pour la première fois, que leurs
yeux jusque-là ouverts et occupés à contempler
les beautés naissantes de l'univers sorti du
néant, s'ouvrirent pour contempler le triste
ravage qu'avoit fait leur péché. Pressés par
le besoin, et ne pouvant plus faire usage de
ces signes si naturels et si expressifs de leurs
pensées réciproques, ils reconnurent la nécessité
d'inventer des sons articulés. La nature
leur en fit trouver les moyens.

La langue est le membre le plus propre à former
des sons. Bientôt nos parens en formèrent
pour exprimer les choses les plus nécessaires ; et
comme leurs besoins réciproques n'étoient pas
en grand nombre, les termes dont ils se servirent,
ne le furent pas non plus : mais cette
109invention de termes ne s'est faite que par
degrés.

Ils auroient peut-être pu marquer ce qu'ils
pensoient par des gestes, comme on dit que
les muets du Grand-Seigneur se parlent et
s'entendent, même dans la plus grande obscurité,
en s'entretrouchant de différente manière.
Mais la facilité d'exprimer par des
sons articulés ce qu'ils voyoient d'étrange,
leur fit inventer des mots, et l'empressement
qu'ils eurent de se parler, fit qu'ils se servirent
des premiers termes qui se sont présentés.

Sans doute que leurs premières paroles furent
les échos de leurs plaintes. Il est naturel
à un malheureux de se plaindre. Les soupirs
110sont les interprètes de nos chagrins. Le langage
d'un cœur affligé se répand sur les lèvres.
Ce que les grammairiens appellent
interjections, sont les conséquences naturelles
qui en découlent : pour les articuler, nous
n'avons pas besoin de maître ; c'est le langage
du cœur.

Instruit à l'école de l'adversité, Adam
n'eut besoin d'autre pédagogue pour lui apprendre
à articuler les tristes accens de ses
peines, que de lui-même. L'affliction est
éloquente, et jamais deux cœurs affligés ne
se parlèrent plus éloquemment, que par ces
monosillabes et ces exclamations pathétiques,
fidèles échos de leurs chagrins réciproques.111

Les premiers mots qui furent donc inventés
pour être les signes de nos pensées, ce
sont les interjections. On commence à déplorer
son malheur, on en cherche le remède
après avoir essuyé ses pleurs. Voilà l'économie
naturelle du cœur humain sous le poids
de la tristesse.

Si vous avez jamais gémi sous un malheur
accablant, votre expérience servira de preuve,
votre propre cœur en sera garant. Vous
cherchates à vous consoler : ressource naturelle
à un malheureux : ce fut celle d'Adam.

Les interjections, les exclamations pathétiques
ne furent pas longtems les lieux communs
d'un entretien mutuel entre nos premiers
112parens. Ils cessèrent de faire des lamentations.
Ils virent que la nature les avoit
formés pour le plaisir, le cœur s'y livre naturellement ;
et sans autre prémotion, ils en suivirent
les attraits.

Faits pour peupler la terre d'habitans, ils
se livrèrent aux impressions du plaisir, et
l'heureuse fécondité de la mère des vivans
produisit un nombre de nouveaux cultivateurs.
Les plaisirs s'émoussent dans la jouissance.
Des besoins naissent ; il y faut subvenir.

La terre étoit stérile, et rien qu'une culture
arrosée de sueur pouvoit lui rendre sa fécondité.
Adam s'arrache d'entre les bras du plaisir et
soumet son cou au joug du travail. De nouveaux
113termes sont nécessaires pour exprimer
ses besoins : le plaisir lui en avoit fourni ; le
travail n'a pas été moins inventif.

La nécessité, vous le savez, est la mère des
arts. N'est-elle point celle des langues ?
Sans doute que ce fut elle qui fit naitre la
première.

Quelle est cette première langue ? Quelle
en est la dénomination ? Voilà une énigme ;
plusieurs se sont imaginés l'avoir devinée.

L'opinion commune est que Dieu en créant
Adam et Eve leur a donné une langue, pour
pouvoir s'exprimer et s'entendre mutuellement.
Cette opinion a été réfutée dans mes
114lettres précédentes. Les auteurs de cette opinion
disent que cette langue fut l'Hébraique.
Paradoxe. Rien que le préjugé a donné naissance
à cette hipothèse fabuleuse, que l'Ecriture
n'autorise nullement, et que le bon sens
désavoue.

Jean Pierre Ericus, dans un livre imprimé
à Venice, soutient qu'Adam a parlé Grec et
que la langue Grêque est la première. Les
raisons qu'il en donne, sont au moins aussi
ridicules que son sentiment est absurde.

Psammeticus, roi d'Egipte, sept cens ans
avant l'incarnation du Verbe, au rapport
d'Hérodote fit nourrir deux enfans dans une
maison séparée, sans que personne leur parlât.
115Au bout de deux ans les enfans prononcèrent
le mot Bekos ou Bicos, qui en langue Phrigienne
signifie du pain ; d'où Psammeticus
conclut que le langage des Phrigiens étoit naturel,
qu'Adam par conséquent parloit la langue
Phrigienne.

Un Anglois pourroit plutôt se prévaloir de
de cette histoire où de cette fable. Le premier
de ces deux mots approche plus de l'Anglois
que du Phrigien : les mots, beg us, ont plus
de rapport à Bekos, que Béké qui est le mot
Phrigien. Beg us est presque exactement prononcé
en Anglois comme Bekos.

Becanus, prétend que le Hollandois fut la
première langue. Ses raisons sont à peu près
116aussi pitoyables, que celles des autres auteurs
qui ont voulu décider cette question indécise.

Le docteur Swift, prouve que c'est l'Anglois,
mais il plaisante, et la manière burlesque
dont il traite cette question, montre le
ridicule de tous ceux qui veulent dater l'origine
et l'antiquité de leurs langues, du premier
période de la création du premier homme.

Mr. Rowland Jones, dans un livre imprimé
ici, en 1764, prouve fort sérieusement
qu'Adam parloit Celtique, ou Gallois ; que
par conséquent la langue Celtique ou la Galloise
est la plus ancienne et la première de
toutes les langues.117

Les enfans de Japhet, dit cet auteur, se
séparèrent des autres avant l'entreprise de
l'édifice de vanité et vinrent en grand nombre
s'établir en Europe, dans cette partie qui est
habitée par les Gallois.

Si l'on suppose les hommes susceptibles
d'intérêt, comme ils l'ont toujours été et le
seront toujours, pourquoi ces héritiers de la
prévarication d'Adam auroient-ils quitté les
trésors de l'Asie, pour venir habiter les sombres
forêts de l'Europe ? Les bords de l'Euphrate
et du Tigre avoient des attraits pour ces
nouveaux colons qu'ils ne pouvoient naturellement
se promettre ailleurs.118

Quel intérêt ces descendans de Japhet auraient-ils
pu avoir de se séparer de leurs compatriotes,
de leurs parens et de leurs plus
chers amis ? Quels motifs auroient-ils pu se
proposer de quitter un séjour qui avoit des
agrémens pour eux, un pays dont ils connoissoient
les avantages et la situation, pour
venir s'établir dans un pays inconnu,
inculte, montagneux et qui aujourdui même, malgré
la main laborieuse du cultivateur, n'est pas à
beaucoup près le pays le plus agréable et le
plus fertile de l'Europe ?

N'auroient-ils pas choisi pour le lieu de
leur habitation une contrée riante, fertile et
agréable ? N'auroient-ils fixé leur demeure
dans un pays limitrophe plutôt que dans un pays
lointain ?119

Un si long voyage ne se fait pas sans des
difficultés presque insurmontables. Le projet
peut paroitre plausible d'abord ; mais des obstacles
sans nombre, naissans sans cesse les
uns des autres rebutent le voyageur fatigué et
l'arrêtent au milieu de son entreprise.

On a trouvé l'art de dompter les vagues de
la mer, ou au moins, malgré la fureur de ses
flots irrités, on a su se faire une route d'un
pole à l'autre : mais dans ces siècles barbares où
sauvé du déluge le genre humain n'étoit encore
que dans son berceau, les hommes ne savoient
que vivre, cultiver la terre et se multiplier.

Quand on réfléchit sur la longueur du trajet,
et comment sortis nouvellement tout informes
120des mains de la nature ces hommes
auroient été capables d'entreprendre et d'exécuter
un si long et pénible voyage, sans provisions,
sans dessein, sans intérêt, sans aucune
vue fixe, on reconnoit la ridiculité du projet
et l'impossibilité de l'exécution.

Ainsi ce prétendu voyage paroit être une
fable, inventée et adopté par tous ceux qui
datent leur langue de l'état d'innocence et
qui prétendent qu'elle s'est conservée incorruptible
jusqu'au déluge, et même après le
changement du langage de toute la terre aux
bords de l'Euphrate.

Moins hardi à avancer des paradoxes, je ne
m'arrêterai pas à rechercher la dénomination
121de la langue que parlèrent nos premiers parens
et leurs descendans. Ce n'étoit point une
langue qui eût une dénomination particulière.
Les langues ne furent distinguées par des noms
particuliers, qu'après que les enfans de présumption
eurent formé le téméraire dessein
d'élever une haute tour, monument de leur
vanité, et qu'ils furent dispersés sur la face de
la terre.

Dans la suite j'aurai occasion de vous parler
de la confusion qui le mit dans la langue des
ouvriers de Babel. Je n'ajouterai rien autre
chose à cette lettre, sinon que je suis sans réserve
et le serai toujours,

Monsieur,
Votre très humble, très obéissant serviteur,
***.122

Lettre XI.

Monsieur,

Dans ma dernière lettre j'ai considéré
Eve et Adam seuls et isolés pour ainsi
dire ; et de l'économie naturelle de leurs remords,
de leurs plaisirs et de leurs besoins, j'ai
conclu celle de leur langue.

Les interjections, les monosillabes furent les
premiers sons articulés, ensuite le plaisir fit
naître d'autres sons, et le travail donna naissance
à une troisième sorte de termes. Le besoin
se multiplie, les termes se multiplient
aussi. Un nouveau besoin fait naitre un nouveau
terme.123

A présent notre petite famille se multiplie.
L'histoire de la propagation du genre humain
est l'histoire des langues. Caïn est le premier
fruit des amours de nos nouveaux habitans de
la terre, triste héritier de leurs plaisirs et de
leurs peines.

Dieu continue à bénir la fécondité d'Eve,
bientôt nait un autre héritier aussi malheureux
que le premier, Abel partage avec son frère le
travail, appanage de l'homme prévaricateur.

L'un s'applique au labourage, Caïn cultive
la terre : l'autre promène ses peines en
gardant des troupeaux, Abel devient pasteur :
l'un et l'autre offrent des sacrifices à Dieu.124

Sans doute que ces deux nouveaux colons
furent les inventeurs de nouveaux termes.
Nouvelles occupations nouveaux besoins, nouveaux
mots, tout celà suit naturellement.

L'envie même, premier monstre auteur du
premier meurtre, ne manqua pas de termes
peur assouvir sa noire fureur. Une conversation
douce et insinuante est l'avant-coureur d'un
forfait, une promenade en est le moyen.

Caïn parle à son frère, Abel souscrit à la
proposition, l'innocent berger succombe sous
le coup du cultivateur. La terre gémit pour
la première fois de voir couler le sang d'un
frère, versé par un autre frère.125

Dieu poursuit le meurtrier ; un crime si
grand ne peut pas rester impuni. Chassé par
ses remords du lieu de sa naissance, errant et
fugitif sur la terre Caïn cherche un asile, et
Nod lui sert de retraite. Fils et frère également
dénaturé il devient père d'une race nombreuse
et malheureuse ; Hénoc est son premier
né ; celui-ci engendra Hyrad qui devint lui-même
père d'une nombreuse postérité.

Je quitte la généalogie du premier meurtrier,
et je reviens à celle de l'exilé d'Eden.

A peine Adam avoit-il vécu cent trente
ans, qu'il se vit un autre fils moins malheureux
que les premiers. Seth à son tour engendre
des fils et des filles. Bientôt la terre est peuplée
d'un monde d'habitans.126

Le genre humain continue-t-il à se multiplier ?
Les langues se multiplient avec lui. Ce
qui prouve cette conjecture, c'est que la société
devenant plus nombreuse, à proportion que
la population augmente, le même canton ne
peut suffire à une si vaste multitude d'habitans.
Chacun se retire dans les lieux qui n'étoient
pas encore habités, où il pouvoit vivre avec sa
femme, ses enfans, et régner seul.

La terre ayant donc été comme partagée en
différens états et empires, il s'est fait différentes
langues. Il n'étoit pas possible, que
des peuples éloignés sous différens climats inventassent
les mêmes termes et parlassent un
même langage. De-là je conclus qu'il y eut
sur la terre autant de différentes langues que
de contrées.127

Il est probable que ces nouveaux peuples
ne gardèrent aucune règle dans l'invention de
leurs langues. Les mets sont arbitraires. Les
termes les plus simples sont les plus naturels. La
nature, dit le P. Lamy, porte à cette simplicité.
Plus le discours est court, mieux il répond à l'ardeur
que nous avons de dire ce que nous pensons.
L'allongement des sillabes est une corruption.

Enthousiastes jusque dans leurs expressions,
les Italiens ont des mots de quatorze
sillabes. Arcischiribbizzevolissimevolemente
signifie chez eux, le plus capricieusement du
monde. Plus simples dans leur langue les
Chinois n'en ont que d'une sillabe.128

Un même mot peut se diversifier en plusieurs
manières ; par la transposition, par le retranchement
ou l'addition de quelque lettre,
par le changement de la terminaison, &c.

Les Anglois entre autres nations Européennes
ont plusieurs de ces mots. Je n'en citerai
que deux exemples : friend, chez eux signifie,
ami. Friendly, avec amitié. Friendless,
sans amis. Friendship, amitié. Water,
signifie, de l'eau. To water, arroser.
Watering, l'action d'arroser. Waterish,
aqueux. Watery, humide, plein d'eau.
Cette économie des langues est naturelle.

De-là il est aisé d'inférer que les premiers
descendans d'Adam se contentèrent d'inventer
129des mots simples, qu'ensuite ils en firent des
dérivés, et qu'ayant trouvé un mot pour être
le signe de leur pensée, ils s'en contentèrent,
sans aller chercher un nouveau terme.

A quoi sert, dit le P. Thomassin, dans
la préface de son Glossaire, d'avoir mille noms
pour signifier une épée, et quatrevingts pour
un lion, comme ont les Arabes ?

L'abondance de termes n'est pas toujours
une preuve de la richesse d'une langue. Si
la langue Angloise n'avoit que la première,
elle ne seroit pas aussi forte et harmonieuse
qu'elle l'est. Mais outre que les termes en
sont abondant, ils sont expressifs, forts, énergiques
et concis.130

Jaloux encore du nom de liberté, les Anglois
en étendent les droits sur le langage. Ils l'enrichissent
tous les jours de quelque nouveau
terme ; quand il ne se trouve point dans leur
île, ils l'importent du continent. Dès que ce
nouveau mot est expressif, élégant et harmonieux,
il est naturalisé.

Moins libre dans le choix de nouveaux
termes, ou plutôt forcé de se soumettre aux
caprices de la coutume, le François est réduit
à se servir quelquefois de détours et de circonlocutions.
Telle est la loi bizarre de l'usage.

Je m'y soumets aussi bien qu'à cette loi
douce et agréable que votre générosité m'a
imposée ; elle est l'exercice le plus flatteur de
131ma liberté : c'est d'être avec l'attachement le
plus inviolable,

Monsieur,
Votre très humble, très obéissant serviteur,
***.

Lettre XII.

Monsieur,

L'ordre que les premiers descendans
du premier cultivateur gardèrent dans
l'invention de leurs langues, est naturel. L'art
n'y eut point de part. La nature étoit leur
guide.

Ils eurent d'abord peu d'égard à l'harmonie,
à la force, à la majesté ou à l'élégance de leurs
mots. A mesure que la necessité ou le hasard
132leur fournissoit un terme, elle en consacroit
l'usage.

Je ne prétends pas faire la généalogie de
toutes les langues qui se parlèrent jusqu'au
déluge. Arrêtons ici nos conjectures. Scrupuleux
à n'écrire que du probable, je ne le
suis pas moins à ne pas hasarder des paradoxes.

Peut-être que la première de toutes les langues
s'est conservée dans la famille de Seth,
parmi un certain nombre de fidèles que l'Ecriture
appelle les enfans de Dieu. Mais quel fut
son sort ? Celui de toutes les autres langues.
Le caprice souvent plus que la raison en est le
souverain législateur.133

L'inconstance des hommes, et l'amour de la
nouveauté les changent à leur gré. Aussi
voyons nous que les peuples les plus inconstans,
et les plus amateurs de la nouveauté,
ont introduit dans leurs langues les plus grands
changemens ; ajoutons à celà, que la perfection
des arts et des sciences n'y a pas peu
contribué.

Les pays où ils sont en honneur et où ils
fleurirent le plus, ont aussi le plus innové dans
leur langue : la France et l'Angleterre en sont
des preuves. La Russie commence à paroitre
sur la scène littéraire : elle cherche les arts et
les sciences, elle les invite et les comble de
bienfaits. Pronostic infaillible que la langue
se perfectionnera avec la réforme de la barbarie
134des Moscovites. Je quitte le Nord, et reviens
à mon sujet.

Enfans du caprice ou du besoin les mots
sont sujets à leurs vicissitudes, et avant qu'un
déluge d'eau ne lavât un déluge d'iniquités, la
première langue n'étoit déjà plus.

J'en trouve la preuve dans la cronologie sacrée.
Les cataractes du ciel ne s'ouvrirent
pour inonder la terre, que 1656 ans après la
création. Dans cette multitude de siècles repliés
les uns sur les autres, quelles vicissitudes
dans les meurs ! Mais surtout, quels changemens
dans les langues !135

Non seulement la différence des humeurs,
la diversité des climats, mais encore l'amour
de la nouveauté introduit des changemens dans
les langues, je ne dis pas au bout de mille
ans ; cinq cens ans suffisent quelquefois pour
les rendre méconnoissables.

Notre François est tout différent de celui
qui se parloit il y a trois siècles : dans l'un
et dans l'autre on reconnoit une mère commune
du changement, c'est le caprice ou le
besoin. Que ne feront-ils pas dans trois autres
siècles ? Issues de la même origine les
langues sont sujettes au mêmes changemens.

Il est donc probable que les descendans de
Seth, et surtout ceux de Caïn que l'Ecriture
136appelle les enfans des hommes, établirent de nouveaux
mots, qu'ils en rebutèrent d'autres, et
qu'ils introduisirent de nouvelles manières de
parler qui changèrent entièrement le langage,
et qui en firent un nouveau dans la suite des
années. Chaque colonie avoit le même privilège.
Delà la multiplicité des langues.

Soutenir qu'il n'y eut qu'une langue jusqu'au
déluge, c'est soutenir que l'homme n'est
pas inconstant, que la différence des tempéramens
et des climats, la diversité des meurs
et des intérêts n'influent pas sur les langues,
c'est soutenir qu'une multitude inombrable
d'hommes, éloignés les uns des autres, encore
plus par leurs sentimens que par la distance
des lieux, ont pu convenir de l'usage de
137tels ou tels mots, c'est soutenir que divisés
pour tout le reste, ils se sont néanmoins accordés
dans la chose la plus capricieuse, enfin
c'est soutenir un paradoxe.

Toutes les langues ont été ensevelies dans
les eaux avec leurs auteurs, et parceque toute
chair avoit corrompu sa voye
, Dieu extermina
par un déluge universel toute la race impie, à
la réserve de huit personnes. Noë et ses enfans
échapent à la vengeance divine. La
gangue qu'ils parlèrent n'étoit pas l'Hébraïque,
ni aucune de celles qui se flattent de la priorité,
comme je le prouverai encore dans la
suite, malgré toutes les preuves que j'ai déjà
rapportées.138

J'ose me flatter que vous n'en exigez point
pour être persuadé, que personne n'est plus
que moi,

Monsieur,
Votre très humble, très obéissant serviteur,
***.

Lettre XIII.

Monsieur,

Je reprends sans préambule le fil de ma
derniére lettre. Les preuves naissent les
unes des autres.

Les huit personnes sont-elles affranchies du
déluge ? Elles peuplent la terre d'un monde
nouveau, aussi déréglé que ce monde ancien
qui venait d'être enséveli dans les ondes. Ils
139font complot de laisser à tous les siècles à
venir, un monument de leur insolence, de
leur vanité et d'élever une tour jusqu'aux
nues. Entrons dans un petit détail.

Affranchis des eaux les enfans de Noë sortent
de l'arche. Partout où ils promènent
leurs regards, la terre ne leur offre qu'un vaste
désert dépouillé de fruits et d'habitans. Le
dessein de la repeupler paroit animer leurs premiers
soins. La population entre dans l'économie
de la Providence divine.

Deux ans après le déluge, Sem se voit un
fils, et Arphaxad trente cinq ans après peuple
la terre d'un nouvel habitant. Trente ans
aprés, Salé engendra Héber, celui-ci trente
140quatre ans après, devint père de Phaleg. Du
tems de ce dernier la terre fut divisée après la
confusion ; par conséquent plus de cent ans
s'écoulèrent, entre le déluge et la dispersion
des ouvriers téméraires.

Je passerai sous silence la généalogie des descendans
des autres enfans de Noë. Sans
doute qu'ils ne furent pas moins féconds. La
terre se vit donc dès-lors une seconde fois peuplée
d'un grand nombre d'habitans. Chaque
patriarche engendra, pour me servir des expressions
de l'Ecriture, des fils et des filles.

Je laisse aux interprêtes à expliquer ce passage
du chapitre onzième du la Genèse, où il
est dit, que toute la terre étoit d'un langage et de
141même parole. Il suffit pour mon dessein, que
ce ne fut pas l'Hébreu, ni aucune autre langue
qui eût une dénomination particulière.

Il est dit dans le même chapitre, que Dieu
confondit le langage de toute la terre ; ainsi
donc l'Hébreu ne seroit plus : car il est certain,
selon le passage que je viens de citer,
qu'aucune des langues qui sont en usage aujourdui,
ne fut celle des patriarches qui vécurent
avant la confusion du langage de toute
la terre.

J'observerai en passant, que quand même
il n'y auroit eu qu'une seule langue, entre ce
periode qui s'écoula depuis le déluge jusqu'à
l'édification de la tour, cette langue étoit sujette
142aux mêmes changemens que celles qui
la précédèrent.

L'inconstance des hommes, l'amour de la
nouveauté, comme j'ai dit, changent les
langues aussi bien que les modes. Les hommes
étoient-ils donc moins inconstans avant l'édification
de la tour de Babel ? Avoient-ils
moins d'amour pour la nouveauté ? Non,
sans doute. Le projet téméraire d'élever
une tour qui s'élevât jusqu'au ciel, prouve et
leur inconstance et leur amour de la nouveauté,
j'ajoute et leur folie.

Il est donc probable que ces enfans de vanité
exercèrent leur inconstance sur leurs
langues, et lui firent subir le sort de leur amour
143pour la nouveauté, dangereux appanage
de l'homme foible et orgueilleux.

Tout ce que je prétends, Monsieur, c'est
que sans nier, qu'il n'y eut qu'une seule langue
identique, j'insinue qu'il est fort probable, que
cette langue suivoit le torrent de l'inconstance,
qu'elle étoit déjà altérée, non seulement dans
la prononciation, mais peut-être encore dans
le fond ; les preuves analogues, que j'ai rapportées,
rangent ce me semble, ma conjecture
à côté de la vraisemblance.

Je viens à ce période où les enfans des
hommes sont répandus sur la terre en grand
nombre. Criminels comme leurs prédécesseurs,
144ils appréhendent les mêmes châtimens ;
ils pensent à un abri. Une haute tour leur
semble un moyen efficace d'echaper à une
nouvelle inondation : ils en forment le projet ;
leur vanité le dicte : insensés bientôt ils en
commencent l'entreprise : la présomption les
guide ; effort inutile ! Dieu confond l'une et
l'autre.

A peine ont-ils commencé l'édifice, que la
confusion se met dans leur langage, ils ne
s'entendent plus et laissent l'ouvrage de leur
vanité imparfait.

L'opinion la plus commune touchant cette
confusion, dit le P. Lamy, est que Dieu ne
145confondit pas tellement le langage de ces
hommes, qu'il fît autant de différentes langues
qu'ils étoient d'hommes. On croit seulement
qu'après cette confusion, chaque famille se
servit d'une langue particulière ; ce qui fit que
les familles s'étant séparées, les hommes furent
distingués, aussi bien par la différence de leur
langage, que par celle des lieux où ils se retirèrent.

Il se pouvoit faire, que cette confusion ne
consistât pas en de nouveaux mots, mais dans
le changement ou la transposition, dans l'addition
ou le retranchement de quelques lettres
de celles qui composoient les termes qui étoient
en usage avant cette confusion.146

Le P. Thomassin, dans son Glossaire, prouve
que ce que dit Moyse de la confusion des
langues de ceux qui bâtirent la tour de Babel,
se peut entendre d'une mésintelligence, qui se
mit entre eux : sa raison est que les orientaux,
après la dispersion, se sont servis de divers
dialectes plutôt que de diverses langues : que
sans une confusion miraculeuse de langues,
l'éloignement des peuples, l'établissement des
empires et des républiques, la diversité des
loix et des coutumes, le commerce des nations
purent causer du changement dans le langage.

De quelque manière que cette confusion se
soit faite, il est toujours certain que les langues
furent changées. Une autre chose est également
certaine, c'est que vous ne verrez jamais
147changer les sentimens d'estime avec lesquels
j'ai l'honneur d'être,

Monsieur,
Votre très humble, très obéissant serviteur,
***.

Lettre XVI.

Monsieur,

Votre procédé est généreux, votre
lettre flatteuse : je vous rends justice sur
l'un, mais je me prévaus de l'autre. La générosité
est l'appanage d'un cœur comme le vôtre.

Je ne suis pas assés vain pour m'imaginer,
que je mérite votre approbation, à tous égards.
Si c'est par les sentimens que mes lettres expriment,
148personne, j'ose le dire, ne la mérite
plus que moi ; si c'est par le stile qu'elles
sont écrites, vous m'encouragez à faire tous
mes efforts pour la mériter.

Mais à quoi bon tous ces préliminaires ?
Venons au fait. Nos présomptueux entrepreneurs
ne peuvent s'entendre réciproquement.
Divisés par leur langage, ils se séparent l'un
de l'autre, ils se répandent sur la face de la
terre, elle leur offre son asile, et la Providence
leur marque leur destinée.

C'est de ce période que nous pouvons dater
l'origine de l'Hébreu, et de toutes les autres
langues qui disputent sur le droit de priorité.149

Séparés les uns des autres les architectes de
vanité se retirent, chacun dans le canton qui
lui paroit le plus analogue à ses besoins, disons
plutôt à ses plaisirs. C'est là que chaque père
de famille compose son petit état, sa petite république
et lui prescrit des loix. Monarque
absolu dans sa propre maison, un père pouvoit
à son gré inventer de nouveaux termes, les
transmettre à ses héritiers aussi bien que ses
droits.

Ce droit d'inventer de nouveaux mots n'étoit
pas inaliénable dans un père de famille. De
tous tems les hommes ont aimé la liberté, et
jamais ils n'ont cessé de se forger des chaines.
Vain et ambitieux comme ses ancêtres l'homme
a usurpé l'autorité sur l'homme. Le plus fort
150a mis des entraves au plus foible : et maitre de
ses concitoyens, le monarque impérieux a fixé
le langage ; mais enfin la valeur des termes
est devenue le droit de la societé réunie.

La plupart de ces ouvriers téméraires répandus
sur la terre étoient chasseurs probablement,
ou bergers ou cultivateurs ; comme
leurs besoins étoient en petit nombre, et leurs
connoissances resserrées dans une sphère étroite,
ils n'avoient besoin, que d'un petit nombre
de termes qui se multipliassent et se diversifiassent,
à mesure que leurs besoins, leurs intérêts,
leurs connoissances se multiplioient et se diversifioient.151

C'est la diversité des occupations, des besoins,
des plaisirs, le négoce, les arts, les sciences
qui ont fait trouver un nombre prodigieux de
mots dont une langue a besoin. Aussi voyons
nous encore aujourdui, que les nations les plus
polies ont les langues les plus polies ; et celles
qui ont emprunté les arts et les sciences des
autres peuples, ont également emprunté les
termes pour exprimer ces arts différens et ces
différentes sciences.

Les Anglois, dit l'ingénieux Mr. Harris
parlant de ses compatriotes, sont remarquables
dans les différens emprunts qu'ils ont
faits. Leurs termes de littérature prouvent
qu'ils sont redevables à la Grèce de leurs
belles-lettres. Leurs termes de musique et
152de peinture montrent qu'ils ont tiré la connoissance
de ces arts de l'Italie. Leurs termes de
guerre dénotent qu'ils ont appris l'art militaire
de la France ; et leurs termes de navigation
font voir qu'ils ont été instruits dans
cet art par les Flamands et les Hollandois.

Ces différentes sources de la langue Angloise
sont cause, qu'elle manque de régularité
et d'analogie ; mais comme j'ai dit, elle
a cet avantage de compenser ce qu'elle manque
en élégance, par une grande abondance de
termes forts, concis, expressifs et harmonieux ;
en quoi elle ne le cède peut-être pas à aucune
autre langue vivante.153

C'est ainsi que toutes les autres langues se
sont perfectionnées et multipliées : aucune n'a
été parfaite dès son origine, comme le prétend
le P. Lamy, au sujet de la langue Hébraïque.

Je ne m'arrêterai pas à réfuter cette opinion.
J'ai assés fait voir le ridicule de toutes
ces suppositions, conséquences eronnées d'une
supposition encore plus ridicule.

Ce seroit ici la place de finir toutes ces lettres
que vous devez attribuer à mon empressement
de vous faire un détail de ce qui fut la
matière d'une conversation. Quelques réflexions
me restent : je vais les faire le plus
succinctement qu'il me sera possible.154

L'opinion commune, disons plutôt le préjugé
commun, est que la langue Hébraïque
dérive l'étimologie de son nom d'Héber. On a
fait à ce sujet des recherches, des dissertations
ennuyeuses et superflues. Tant on aime à
vétiller sur des minuties.

Quiconque diroit que le François dérive
son nom d'une famille qui s'appelloit François,
ou que l'Anglois dérive le sien d'une famille
qui portoit celui d'English, avanceroit le
plus insoutenable paradoxe.

Le bon sens nous dicte que toutes les langues
dérivent leur étimologie des nations qui
les parlent. Ainsi les langues Françoise, Angloise,
Italienne, Espagnole, Portugaise, &c.
155tirent leur dénomination des différens peuples
qui parlent ces langues.

Dans cette réflexion simple, concise et convaincante,
nous trouvons l'étimologie de la
langue Hébraïque ; elle fut appellée Hébreu,
parcequ'un peuple qui parloit cette langue,
s'appelloit Hébreu.

Toujours favorisé de la Providence, ce
peuple s'est rendu fameux par toute la terre ;
les prodiges, les miracles marchoient à sa tête
et suivoient ses pas. Toutes les villes qu'il
attaquoit, se fournirent, presque sans combat
à son obeissance. Jéricho même, la superbe
Jéricho tombe au seul son des trompettes.156

La langue des Hébreux en conséquence, est
devenue le langage de presque toute la terre,
je parle de celle qu'ils conquirent. Les
vaincus parlèrent le langage des vainqueurs.

Les livres saints de l'ancienne alliance ont
été écrits en Hébreu, voilà ce qui a achevé de
rendre cette langue aussi fameuse, que la nation
elle-même. Ne seroit-ce pas celà qui la
fait regarder comme le langage d'Eden ? Ce
ne seroit pas un problême. La cause est peut-être
pardonnable : le préjugé ne l'est pas.

Ne sauroit-on témoigner son respect pour
les divines Ecritures sans suivre aveuglément
des suppositions fabuleuses ? Souvent idolâtre
d'une beauté réelle ou imaginaire, on l'est
presque toujours des préjugés.157

Une autre réflexion me reste à faire sur ce
que dit Mr. Jones, que plusieurs des descendans
de Japhet avoient fondé le royaume de
Troye avant la dispersion des ouvriers de Babel,
que le nom de Troye étoit composé de
Tre-io que cet auteur dérive du Gallois et qui
signifie, selon lui, la ville d'Jo ou de Japhet.

Sans entrer dans une discussion sèche et ennuyeuse
sur l'étimologie souvent arbitraire
d'un mot, j'observerai que nous pouvons dater
la fondation de Troye, a peu près du
tems que selon l'histoire sacrée, Josué succéda
à Moyse, dans la conduite des enfans d'Israël,
environ 700 années avant le commencement de
la ville de Rome, et lorsque les Assiriens règnoient
en Asie, depuis six cens quarante ou cinquante ans.158

Selon cette observation il s'ensuit que le
royaume de Troye fut fondé longtems après
la dispersion, puisque Josué vécut longtems
après cette époque, et que l'empire des Assiriens
est antérieur à celui de Troye.

Je pourrois prétendre avec moins d'absurdité
que la langue Teutonique est la première qui
se parla hors d'Eden. Cette opinion qui est
également mal fondée, a ses partisans également
acharnés à soutenir leurs paradoxes.

Si je voulois faire parade d'une érudition
étrangère et vous effaroucher par de longues
citations, je feuilleterois de gros volumes,
j'amasserois un tas de traductions Grêques,
Hébraïques, Arabes… avec tous les noms
scientifiques de leurs auteurs ; mais cet ouvrage
159deviendroit trop sérieux : je passerois les
bornes que je me suis prescrites : j'abuserois
peut-être de votre complaisance et je me souviens
de ma promesse.

Je ne me suis pas engagé à décider quelle a
été la première langue : cette question sera
toujours indécise, et personne n'en a encore
fourni des preuves solides et convaincantes.

— Et adhuc sub judice lis est.

Je finis par une décision qui sera toujours
hors de doute, c'est que tant que je serai susceptible
de plaisir, j'aurai toujours celui d'être
tout à vous,

Monsieur,
Votre très humble, très obéissant serviteur,
***.

Fin.