CTLF Corpus de textes linguistiques fondamentaux • IMPRIMER • RETOUR ÉCRAN
CTLF - Menu général - Textes

Turgot, Anne-Robert. Encyclopédie de Diderot et d'Alembert (6): Etymologie – T01

[Encyclopédie (vol. 6)]

[Etymologie, s. f. (Lit.)]

Etymologie, s. f. (Lit.) c'est l'origine d'un mot.
Le mot dont vient un autre mot s'appelle primitif, &
celui qui vient du primitif s'appelle dérivé. On donne
quelquefois au primitif même le nom d'étymologie ;
ainsi l'on dit que pater est l'étymologie de pere.

Les mots n'ont point avec ce qu'ils expriment un
rapport nécessaire ; ce n'est pas même en vertu d'une
convention formelle & fixée invariablement entre
les hommes, que certains sons réveillent dans
notre esprit certaines idées. Cette liaison est l'effet
d'une habitude formée dans l'enfance à force d'entendre
répéter les mêmes sons dans des circonstances
à-peu-près semblables : elle s'établit dans l'esprit
des peuples, sans qu'ils y pensent ; elle peut s'effacer
par l'effet d'une autre habitude qui se formera
aussi sourdement & par les mêmes moyens. Les circonstances
dont la répétition a determiné dans l'esprit
de chaque individu le sens d'un mot, ne sont
jamais exactement les mêmes pour deux hommes ;
elles sont encore plus différentes pour deux générations.
Ainsi à considérer une langue indépendamment
de ses rapports avec les autres langues, elle a
dans elle-même un principe de variation. La prononciation
s'altere en passant des peres aux enfans ; les
acceptions des termes se multiplient, se remplacent
les unes les autres ; de nouvelles idées viennent accroître
les richesses de l'esprit humain ; il faut détourner
la signification primitive des mots par des métaphores ;
la fixer à certains points de vûe particuliers,
par des inflexions grammaticales ; réunir plusieurs
mots anciens, pour exprimer les nouvelles
combinaisons d'idées. Ces sortes de mots n'entrent
pas toûjours dans l'usage ordinaire : pour les comprendre,
il est nécessaire de les analyser, de remonter
des composés ou dérivés aux mots simples
ou radicaux, & des acceptions métaphoriques au
sens primitif. Les Grecs qui ne connoissoient guere
que leur langue, & dont la langue, par l'abondance
de ses inflexions grammaticales, & par sa facilité à
composer des mots, se prêtoit à tous les besoins de
leur génie, se livrerent de bonne heure à ce genre
de recherches, & lui donnerent le nom d'étymologie,
c'est-à-dire, connoissance du vrai sens des mots ;
car ἔτυμον τῆς λεξέως signifie le vrai sens d'un mot,
d'ἔτυμος, vrai.

Lorsque les Latins étudierent leur langue, à l'exemple
des Grecs, ils s'apperçurent bien-tôt qu'ils
la devoient presque toute entiere à ceux-ci. Le travail
ne se borna plus à analyser les mots d'une seule
langue, à remonter du dérivé à sa racine ; on apprit
à chercher les origines de sa langue dans des
langues plus anciennes, à décomposer non plus les
mots, mais les langues : on les vit se succéder & se
mêler, comme les peuples qui les parlent. Les recherches
s'étendirent dans un champ immense ; mais
[COLONNE 2]quoiqu'elles devinssent souvent indifférentes pour la
connoissance du vrai sens des mots, on garda l'ancien
nom d'étymologie. Aujourd'hui les Savans donnent
ce nom à toutes les recherches sur l'origine des
mots ; & c'est dans ce sens que nous l'employerons
dans cet article.

L'Histoire nous a transmis quelques étymologies,
comme celles des noms des villes ou des lieux auxquels
les fondateurs ou les navigateurs ont donné,
soit leur propre nom, soit quelque autre relatif aux
circonstances de la fondation ou de la découverte.
A la reserve du petit nombre d'étymologies de ce genre,
qu'on peut regarder comme certaines, & dont
la certitude purement testimoniale ne dépend pas
des regles de l'art étymologique, l'origine d'un mot
est en général un fait à deviner, un fait ignoré, auquel
on ne peut arriver que par des conjectures, en
partant de quelques faits connus. Le mot est donné ;
il faut chercher dans l'immense variété des langues,
les différens mots dont il peut tirer son origine. La
ressemblance du son, l'analogie du sens, l'histoire
des peuples qui ont successivement occupé la même
contrée, ou qui y ont entretenu un grand commerce,
sont les premieres lueurs qu'on suit : on trouve
enfin un mot assez semblable à celui dont on cherche
l'étymologie. Ce n'est encore qu'une supposition
qui peut être vraie ou fausse : pour s'assûrer de la vérité,
on examine plus attentivement cette ressemblance ;
on suit les altérations graduelles qui ont conduit
successivement du primitif au dérivé ; on pese
le plus ou le moins de facilité du changement de certaines
lettres en d'autres ; on discute les rapports entre
les concepts de l'esprit & les analogies délicates
qui ont pû guider les hommes dans l'application d'un
même son à des idées très-différentes ; on compare le
mot à toutes les circonstances de l'énigme : souvent
il ne soûtient pas cette épreuve, & on en cherche
un autre ; quelquefois (& c'est la pierre de touche
des étymologies, comme de toutes les vérités de fait)
toutes les circonstances s'accordent parfaitement
avec la supposition qu'on a faite ; l'accord de chacune
en particulier forme une probabilité ; cette
probabilité augmente dans une progression rapide,
à mesure qu'il s'y joint de nouvelles vraissemblances ;
& bien-tôt, par l'appui mutuel que celles-ci se
prêtent, la supposition n'en est plus une, & acquiert
la certitude d'un fait. La force de chaque vraissemblance
en particulier, & leur réunion, sont donc
l'unique principe de la certitude des étymologies,
comme de tout autre fait, & le fondement de la
distinction entre les étymologies possibles, probables,
& certaines. Il suit de-là que l'art étymologique
est, comme tout art conjectural, composé de
deux parties, l'art de former les conjectures ou les
suppositions, & l'art de les vérifier ; ou en d'autres
termes l'invention & la critique : les sources de la
premiere, les regles de la seconde, sont la division
naturelle de cet article ; car nous n'y comprendrons
point les recherches qu'on peut faire sur les causes
primitives de l'institution des mots, sur l'origine &
les progrès du langage, sur les rapports des mots
avec l'organe qui les prononce, & les idées qu'ils
expriment. La connoissance philosophique des langues
est une science très-vaste, une mine riche de
vérités nouvelles & intéressantes. Les étymologies
ne sont que des faits particuliers sur lesquels elle
appuie quelquefois des principes généraux ; ceux-ci,
à la vérité, rendent à leur tour la recherche
des étymologies plus facile & plus sûre ; mais si cet
article devoit renfermer tout ce qui peut fournir
aux étymologistes des conjectures ou des moyens
de les vérifier, il faudroit qu'il traitât de toutes
les Sciences. Nous renvoyons donc sur ces matieres
aux articles Grammaire, Interjection,
98Langue, Analogie, Mêlange, Origine &
Analyse des Langues, Métaphore, Onomatopée, Ortographe, Signe, &c. Nous ajoûterons
seulement, sur l'utilité des recherches étymologiques,
quelques réflexions propres à désabuser
du mépris que quelques personnes affectent pour ce
genre d'étude.

Sources des conjectures étymologiques.

Sources des conjectures étymologiques. En matiere
d'étymologie, comme en toute autre matiere, l'invention
n'a point de regles bien déterminées. Dans
les recherches où les objets se présentent à nous,
où il ne faut que regarder & voir, dans celles aussi
qu'on peut soûmettre à la rigueur des démonstrations,
il est possible de prescrire à l'esprit une marche
invariable qui le mene sûrement à la vérité :
mais toutes les fois qu'on ne s'en tient pas à observer
simplement ou à déduire des conséquences de
principes connus, il faut deviner ; c'est-à-dire qu'il
faut, dans le champ immense des suppositions possibles,
en saisir une au hasard, puis une seconde, &
plusieurs successivement, jusqu'à ce qu'on ait rencontré
l'unique vraie. C'est ce qui seroit impossible,
si la gradation qui se trouve dans la liaison de tous
les êtres, & la loi de continuité généralement observée
dans la nature, n'établissoient entre certains
faits, & un certain ordre d'autres faits propres à leur
servir de causes, une espece de voisinage qui diminue
beaucoup l'embarras du choix, en présentant à
l'esprit une étendue moins vague, & en le ramenant
d'abord du possible au vraissemblable ; l'analogie
lui trace des routes où il marche d'un pas plus
sûr : des causes déjà connues indiquent des causes
semblables pour des effets semblables. Ainsi une mémoire
vaste & remplie, autant qu'il est possible, de
toutes les connoissances relatives à l'objet dont on
s'occupe, un esprit exercé à observer dans tous les
changemens qui le frappent, l'enchainement des effets
& des causes, & à en tirer des analogies ; sur-tout
l'habitude de se livrer à la méditation, ou, pour
mieux dire peut-être, à cette rêverie nonchalante
dans laquelle l'ame semble renoncer au droit d'appeller
ses pensées, pour les voir en quelque sorte passer
toutes devant elles, & pour contempler, dans cette
confusion apparente, une foule de tableaux & d'assemblages
inattendus, produits par la fluctuation rapide
des idées, que des liens aussi imperceptibles que
multipliés amenent à la suite les unes des autres ;
voilà, non les regles de l'invention, mais les dispositions
nécessaires à quiconque veut inventer, dans
quelque genre que ce soit ; & nous n'avons plus ici
qu'à en faire l'application aux recherches étymologiques,
en indiquant les rapports les plus frappans,
& les principales analogies qui peuvent servir de
fondement à des conjectures vraissemblables.

. Il est naturel de ne pas chercher d'abord loin
de soi ce qu'on peut trouver sous sa main. L'examen
attentif du mot même dont on cherche l'étymologie,
& de tout ce qu'il emprunte, si j'ose ainsi parler, de
l'analogie propre de la langue, est donc le premier
pas à faire. Si c'est un dérivé, il faut le rappeller à
sa racine, en le dépouillant de cet appareil de terminaisons
& d'inflexions grammaticales qui le déguisent ;
si c'est un composé, il faut en séparer les différentes
parties : ainsi la connoissance profonde de la
langue dont on veut éclaircir les origines, de sa
grammaire, de son analogie, est le préliminaire le
plus indispensable pour cette étude.

. Souvent le résultat de cette décomposition se
termine à des mots absolument hors d'usage ; il ne
faut pas perdre, pour cela, l'espérance de les éclaircir,
sans recourir à une langue étrangere : la langue
même dont on s'occupe s'est altérée avec le
tems ; l'étude des révolutions qu'elle a essuyées fera
[COLONNE 2]voir dans les monumens des siecles passés ces
mêmes mots dont l'usage s'est perdu, & dont on a
conservé les dérivés ; la lecture des anciennes chartes
& des vieux glossaires en découvrira beaucoup ;
les dialectes ou patois usités dans les différentes
provinces, qui n'ont pas subi autant de variations
que la langue polie, ou qui du moins n'ont pas subi
les mêmes, en contiennent aussi un grand nombre :
c'est là qu'il faut chercher.

. Quelquefois les changemens arrivés dans la
prononciation effacent dans le dérivé presque tous
les vestiges de sa racine. L'étude de l'ancien langage
& des dialectes, fournira aussi des exemples des variations
les plus communes de la prononciation ; &
ces exemples autoriseront à supposer des variations
pareilles dans d'autres cas. L'ortographe, qui se conserve
lorsque la prononciation change, devient un
témoin assez sûr de l'ancien état de la langue, &
indique aux étymologistes la filiation des mots,
lorsque la prononciation la leur déguise.

. Le probleme devient plus compliqué, lorsque
les variations dans le sens concourent avec les changemens
de la prononciation. Toutes sortes de tropes
& de métaphores détournent la signification des
mots ; le sens figuré fait oublier peu-à-peu le sens
propre, & devient quelquefois à son tour le fondement
d'une nouvelle figure ; ensorte qu'à la longue
le mot ne conserve plus aucun rapport avec sa premiere
signification. Pour retrouver la trace de ces
changemens entés les uns sur les autres, il faut
connoître les fondemens les plus ordinaires des
tropes & des métaphores ; il faut étudier les différens
points de vûe sous lesquels les hommes ont envisagé
les différens objets, les rapports, les analogies
entre les idées, qui rendent les figures plus naturelles
ou plus justes. En général, l'exemple du présent
est ce qui peut le mieux diriger nos conjectures
sur le passé ; les métaphores que produisent à
chaque instant sous nos yeux les enfans, les
gens grossiers, & même les gens d'esprit, ont dû
se présenter à nos peres ; car le besoin donne de
l'esprit à tout le monde : or une grande partie de
ces métaphores devenues habituelles dans nos langues,
sont l'ouvrage du besoin où les hommes se
sont trouvés de faire connoître les idées intellectuelles
& morales, en se servant des noms des objets sensibles :
c'est par cette raison, & parce que la nécessité
n'est pas délicate, que le peu de justesse des
métaphores n'autorise pas toûjours à les rejetter des
conjectures étymologiques. Il y a des exemples de
ces sens détournés, très-bisarres en apparence, &
qui sont indubitables.

. Il n'y a aucune langue dans l'état actuel des
choses qui ne soit formée du mélange ou de l'altération
de langues plus anciennes, dans lesquelles on
doit retrouver une grande partie des racines de la
langue nouvelle : lorsqu'on a poussé aussi loin qu'il
est possible, sans sortir de celle-ci, la décomposition
& la filiation des mots, c'est à ces langues étrangeres
qu'il faut recourir. Lorsqu'on sait les principales
langues des peuples voisins, ou qui ont occupé
autrefois le même pays, on n'a pas de peine à
découvrir quelles sont celles d'où dérive immédiatement
une langue donnée, parce qu'il est impossible
qu'il ne s'y trouve une très-grande quantité
de mots communs à celle-ci, & si peu déguisés que
la dérivation n'en peut être contestée : c'est ainsi
qu'il n'est pas nécessaire d'être versé dans l'art étymologique,
pour savoir que le françois & les
autres langues modernes du midi de l'Europe se
sont formées par la corruption du latin mêlé avec
le langage des nations qui ont détruit l'Empire romain.
Cette connoissance grossiere, où mene la connoissance
purement historique des invasions successives
99du pays, par différens peuples, indiquent suffisamment
aux étymologistes dans quelles langues ils
doivent chercher les origines de celle qu'ils étudient.

. Lorsqu'on veut tirer les mots d'une langue
moderne d'une ancienne, les mots françois, par
exemple, du latin, il est très-bon d'étudier cette langue,
non-seulement dans sa pureté & dans les ouvrages
des bons auteurs, mais encore dans les tours les
plus corrompus, dans le langage du plus bas peuple &
des provinces. Les personnes élevées avec soin & instruites
de la pureté du langage, s'attachent ordinairement
à parler chaque langue, sans la mêler avec
d'autres : c'est le peuple grossier qui a le plus contribué
à la formation des nouveaux langages ; c'est lui
qui ne parlant que pour le besoin de se faire entendre,
néglige toutes les lois de l'analogie, ne se refuse
à l'usage d'aucun mot, sous prétexte qu'il est étranger,
dès que l'habitude le lui a rendu familier ;
c'est de lui que le nouvel habitant est forcé, par les
nécessités de la vie & du commerce, d'adopter un
plus grand nombre de mots ; enfin c'est toûjours par
le bas peuple que commence ce langage mitoyen
qui s'établit nécessairement entre deux nations rapprochées,
par un commerce quelconque ; parce que
de part & d'autre personne ne voulant se donner la
peine d'apprendre une langue étrangere, chacun de
son côté en adopte un peu, & cede un peu de la
sienne.

. Lorsque de cette langue primitive plusieurs se
sont formées à la fois dans différens pays, l'étude de
ces différentes langues, de leurs dialectes, des variations
qu'elles ont éprouvées ; la comparaison de la maniere
différente dont elles ont altéré les mêmes inflexions,
ou les mêmes sons de la langue mere, en se
les rendant propres ; celle des directions opposées, si
j'ose ainsi parler, suivant lesquelles elles ont détourné
le sens des mêmes expressions ; la suite de cette
comparaison, dans tout le cours de leur progrès, &
dans leurs différentes époques, serviront beaucoup
à donner des vûes pour les origines de chacune d'entre
elles : ainsi l'italien & le gascon qui viennent du
latin, comme le françois, présentent souvent le mot
intermédiaire entre un mot françois & un mot latin,
dont le passage eût paru trop brusque & trop peu
vraissemblable, si on eût voulu tirer immédiatement
l'un de l'autre, soit que le mot ne soit effectivement
devenu françois que parce qu'il a été emprunté de
l'italien ou du gascon, ce qui est très-fréquent, soit
qu'autrefois ces trois langues ayent été moins différentes
qu'elles ne le sont aujourd'hui.

. Quand plusieurs langues ont été parlées dans
le même pays & dans le même tems, les traductions
réciproques de l'une à l'autre fournissent aux étymologistes une foule de conjectures précieuses. Ainsi
pendant que notre langue & les autres langues modernes
se formoient, tous les actes s'écrivoient en
latin ; & dans ceux qui ont été conservés, le mot latin
nous indique très-souvent l'origine du mot françois,
que les altérations successives de la prononciation
nous auroient dérobée ; c'est cette voie qui nous
a appris que métier vient de ministerium ; marguillier,
de matricularius, &c. Le dictionnaire de Ménage est
rempli de ces sortes d'étymologies, & le glossaire de
Ducange en est une source inépuisable. Ces mêmes
traductions ont l'avantage de nous procurer des
exemples constatés d'altérations très-considérables
dans la prononciation des mots, & de différences
très-singulieres entre le dérivé & le primitif, qui sont
sur-tout très-fréquentes dans les noms des saints ; &
ces exemples peuvent autoriser à former des conjectures
auxquelles, sans eux, on n'auroit osé se livrer.
M. Freret a fait usage de ces traductions d'une langue
à une autre, dans sa dissertation sur le mot dunum,
où, pour prouver que cette terminaison celtique
[COLONNE 2]signifie une ville, & non pas une montagne, il
allegue que les Bretons du pays de Galles ont traduit
ce mot dans le nom de plusieurs villes, par le
mot de caër, & les Saxons par le mot de burgh, qui
signifient incontestablement ville : il cite en particulier
la ville de Dumbarton, en gallois, Caërbriton ;
& celle d'Edimbourg, appellée par les anciens Bretons
Dun-eden, & par les Gallois d'aujourd'hui Caëreden.

. Indépendamment de ce que chaque langue
tient de celles qui ont concouru à sa premiere formation,
il n'en est aucune qui n'acquiere journellement
des mots nouveaux, qu'elle emprunte de ses
voisins & de tous les peuples avec lesquels elle a
quelque commerce. C'est sur-tout lorsqu'une nation
reçoit d'une autre quelque connoissance ou quelque
art nouveau, qu'elle en adopte en même tems les
termes. Le nom de boussole nous est venu des Italiens,
avec l'usage de cet instrument. Un grand nombre de
termes de l'art de la Verrerie sont italiens, parce que
cet art nous est venu de Venise. La Minéralogie est
pleine de mots allemans. Les Grecs ayant été les
premiers inventeurs des Arts & des Sciences, & le
reste de l'Europe les ayant reçûs d'eux, c'est à cette
cause qu'on doit rapporter l'usage général parmi
toutes les nations européennes, de donner des noms
grecs à presque tous les objets scientifiques. Un étymologiste
doit donc encore connoître cette source,
& diriger ses conjectures d'après toutes ces observations,
& d'après l'histoire de chaque art en particulier.

10°. Tous les peuples de la terre se sont mêlés en
tant de manieres différentes, & le mélange des langues
est une suite si nécessaire du mélange des peuples,
qu'il est impossible de limiter le champ ouvert
aux conjectures des étymologistes. Par exemple, on
voudra du petit nombre de langues dont une langue
s'est formée immédiatement, remonter à des langues
plus anciennes ; souvent même quelques-unes de ces
langues se sont totalement perdues : le celtique, dont
notre langue françoise a pris plusieurs racines, est
dans ce cas ; on en rassemblera les vestiges épars
dans l'irlandois, le gallois, le bas-breton, dans les
anciens noms des lieux de la Gaule, &c. le saxon, le
gothique, & les différens dialectes anciens & modernes
de la langue germanique, nous rendront en
partie la langue des Francs. On examinera soigneusement
ce qui s'est conservé de la langue des premiers
maîtres du pays, dans quelques cantons particuliers,
comme la basse Bretagne, la Biscaye, l'Epire,
dont l'âpreté du sol & la bravoure des habitans
ont écarté les conquérans postérieurs. L'histoire indiquera
les invasions faites dans les tems les plus reculés,
les colonies établies sur les côtes par les étrangers,
les différentes nations que le commerce ou la
nécessité de chercher un asyle, a conduits successivement
dans une contrée. On sait que le commerce
des Phéniciens s'est étendu sur toutes les côtes de la
Méditerranée, dans un tems où les autres peuples
étoient encore barbares ; qu'ils y ont établi un très grand
nombre de colonies ; que Carthage, une de
ces colonies, a dominé sur une partie de l'Afrique,
& s'est soûmis presque toute l'Espagne méridionale.
On peut donc chercher dans le phénicien ou l'hébreu
un grand nombre de mots grecs, latins, espagnols,
&c. On pourra par la même raison supposer que les
Phocéens établis à Marseille, ont porté dans la Gaule
méridionale plusieurs mots grecs. Au défaut même
de l'histoire on peut quelquefois fonder ses suppositions
sur les mélanges de peuples plus anciens que les
histoires même. Les courses connues des Goths & des
autres nations septentrionales d'un bout de l'Europe à
l'autre ; celles des Gaulois & des Cimmériens dans
des siecles plus éloignés ; celles des Scythes en Asie,
100donnent droit de soupçonner des migrations semblables,
dont les dates trop reculées seront restées inconnues,
parce qu'il n'y avoit point alors de nations
policées pour en conserver la mémoire, & par conséquent
le mélange de toutes les nations de l'Europe
& de leurs langues, qui a dû en résulter. Ce soupçon,
tout vague qu'il est, peut être confirmé par des
étymologies qui en supposeront la réalité, si d'ailleurs
elles portent avec elles un caractere marqué de
vraissemblance ; & dès-lors on sera autorisé à recourir
encoré à des suppositions semblables, pour trouver
d'autres étymologies. ἀμέλγειν, traire le lait, composé
de l'α privatis & de la racine μέλ, lait ; mulgeo
& mulceo en latin, se rapportent manifestement à la
racine milk ou mulk, qui signifie lait dans toutes les
langues du Nord ; cependant cette racine n'existe
seule ni en grec ni en latin. Les mots styern, suéd.
star, ang. ἀστὴρ, gr. stella, latin, ne sont-ils pas évidemment
la même racine, ainsi que le mot μήνη, la
lune
, d'où mensis en latin, & les mots moon, ang.
maan, dan. mond, allem. ? Des étymologies si bien
vérifiées, m'indiquent des rapports étonnans entre
les langues polies des Grecs & des Romains, & les
langues grossieres des peuples du Nord. Je me prêterai
donc, quoiqu'avec réserve, aux étymologies
d'ailleurs probables qu'on fondera sur ces mêlanges
anciens des nations, & de leurs langages.

11°. La connoissance générale des langues dont
on peut tirer des secours pour éclaircir les origines
d'une langue donnée, montre plûtôt aux étymologistes
l'espace où ils peuvent étendre leurs conjectures,
qu'elle ne peut servir à les diriger ; il faut que ceux-ci
tirent de l'examen du mot même dont ils cherchent l'origine,
des circonstances ou des analogies sur lesquelles
ils puissent s'appuyer. Le sens est le premier guide qui
se présente : la connoissance détaillée de la chose exprimée
par le mot, & de ses circonstances principales,
peut ouvrir des vûes. Par exemple, si c'est un
lieu, sa situation sur une montagne ou dans une vallée ;
si c'est une riviere, sa rapidité, sa profondeur ;
si c'est un instrument, son usage-ou sa forme ; si c'est
une couleur, le nom des objets les plus communs,
les plus visibles auxquels elle appartient ; si c'est une
qualité, une notion abstraite, un être en un mot,
qui ne tombe pas sous les sens, il faudra étudier la
maniere dont les hommes sont parvenus à s'en former
l'idée, & quels sont les objets sensibles dont ils
ont pû se servir pour faire naître la même idée dans
l'esprit des autres hommes, par voie de comparaison
ou autrement. La théorie philosophique de l'origine
du langage & de ses progrès, des causes de l'imposition
primitive des noms, est la lumiere la plus sûre
qu'on puisse consulter ; elle montre autant de sources
aux étymologistes, qu'elle établit de résultats généraux,
& qu'elle décrit de pas de l'esprit humain dans
l'invention des langues. Si l'on vouloit entrer ici dans
les détails, chaque objet fourniroit des indications
particulieres qui dépendent de sa nature, de celui de
nos sens par lequel il a été connu, de la maniere
dont il a frappé les hommes, & de ses rapports avec
les autres objets, soit réels, soit imaginaires. Il est
donc inutile de s'appesantir sur une matiere qu'on
pourroit à peine effleurer ; l'article Origine des
Langues
, auquel nous renvoyons, ne pourra même
renfermer que les principes les plus généraux :
les détails & l'application ne peuvent être le fruit
que d'un examen attentif de chaque objet en particulier.
L'exemple des étymologies déjà connues, &
l'analogie qui en résulte, sont le secours le plus général
dont on puisse s'aider dans cette sorte de conjectures,
comme dans toutes les autres, & nous en
avons déjà parlé. Ce sera encore une chose très-utile
de se supposer soi-même à la place de ceux qui ont
eu à donner des noms aux objets ; pourvû qu'on se
[COLONNE 2]mette bien à leur place, & qu'on oublie de bonne-foi
tout ce qu'ils ne devoient pas savoir, on connoîtra
par soi-même, avec la difficulté, toutes les ressources
& les adresses du besoin : pour la vaincre
l'on formera des conjectures vraissemblables sur les
idées qu'ont voulu exprimer les premiers nomenclateurs,
& l'on cherchera dans les langues anciennes
les mots qui répondent à ces idées.

12°. Je ne sai si en matiere de conjectures étymologiques,
les analogies fondées sur la signification
des mots, sont préférables à celles qui ne sont tirées
que du son même. Le son paroit appartenir directement
à la substance même du mot ; mais la vérité est
que l'un sans l'autre n'est rien, & qu'ainsi l'un & l'autre
rapport doivent être perpétuellement combinés
dans toutes nos recherches. Quoi qu'il en soit, non seulement
la ressemblance des sons, mais encore des
rapports plus ou moins éloignés, servent à guider
les étymologistes du dérivé à son primitif. Dans ce
genre rien peut-être ne peut borner les inductions,
& tout peut leur servir de fondement, depuis la ressemblance
totale, qui, lorsqu'elle concourt avec le
sens, établit l'identité des racines jusqu'aux ressemblances
les plus legeres ; on peut ajoûter, jusqu'au
caractere particulier de certaines différences. Les
sons se distinguent en voyelles & en consonnes, & les
voyelles sont breves ou longues. La ressemblance dans
les sons suffit pour supposer des étymologies, sans aucun
égard à la quantité, qui varie souvent dans la
même langue d'une génération à l'autre, ou d'une
ville à une ville voisine : il seroit superflu d'en citer
des exemples. Lors même que les sons ne sont pas
entierement les mêmes, si les consonnes se ressemblent,
on n'aura pas beaucoup d'égard à la différence
des voyelles ; effectivement l'expérience nous prouve
qu'elles sont beaucoup plus sujettes à varier que
les consonnes : ainsi les Anglois, en écrivant grace
comme nous, prononcent gréce. Les Grecs modernes
prononcent ita & épsilon, ce que les anciens prononçoient
èta & upsilon : ce que les Latins prononçoient
ou, nous le prononçons u. On ne s'arrête pas
même lorsqu'il y a quelque différence entre les consonnes,
pourvû qu'il reste entr'elles quelqu'analogie,
& que les consonnes correspondantes dans le dérivé
& dans le primitif, se forment par des mouvemens
semblables des organes ; ensorte que la prononciation,
en devenant plus forte ou plus foible, puisse
changer aisément l'une & l'autre. D'après les observations
faites sur les changemens habituels de certaines
consonnes en d'autres, les Grammairiens les
ont rangées par classes, relatives aux différens organes
qui servent à les former : ainsi le p, le b & l'm
sont rangés dans la classe des lettres labiales, parce
qu'on les prononce avec les levres (Voy. au mot Lettres,
quelques considérations sur le rapport des lettres
avec les organes). Toutes les fois donc que le
changement ne se fait que d'une consonne à une
autre consonne, l'altération du dérivé n'est point encore
assez grande pour faire méconnoître le primitif.
On étend même ce principe plus loin ; car il suffit que
le changement d'une consonne en une autre soit prouvé
par un grand nombre d'exemples, pour qu'on se
permette de le supposer ; & véritablement on a toûjours
droit d'établir une supposition dont les faits
prouvent la possibilité.

13°. En même tems que la facilité qu'ont les lettres
à se transformer les unes dans les autres, donne
aux étymologistes une liberté illimitée de conjecturer,
sans égard à la quantité prosodique des syllabes,
au son des voyelles, & presque sans égard
aux consonnes même, il est cependant vrai que toutes
ces choses, sans en excepter la quantité, servent
quelquefois à indiquer des conjectures heureuses. Une
syllabe longue (je prends exprès pour exemple la
101quantité, parce que qui prouve le plus prouve le
moins) ; une syllabe longue autorise souvent à supposer
la contraction de deux voyelles, & même le
retranchement d'une consonne intermédiaire. Je cherche
l'étymologie de pinus ; & comme la premiere syllabe
de pinus est longue, je suis porté à penser qu'elle
est formée des deux premieres du mot picinus, dérivé
de pix ; & qui seroit effectivement le nom du
pin, si on avoit voulu le définir par la principale de
ses productions. Je sai que l'x, le c, le g, toutes lettres
gutturales, se retranchent souvent en latin, lorsqu'elles
sont placées entre deux voyelles ; & qu'alors les
deux syllabes se confondent en une seule, qui reste
longue : maxilla, axilla, vexillum, texela, mala,
ala, velum, tela.

14°. Ce n'est pas que ces syllabes contractées &
réduites à une seule syllabe longue, ne puissent, en
passant dans une autre langue, ou même par le seul
laps de tems, devenir breves : aussi ces sortes d'inductions
sur la quantité des syllabes, sur l'identité
des voyelles, sur l'analogie des consonnes, ne peuvent
guere être d'usage que lorsqu'il s'agit d'une dérivation
immédiate. Lorsque les degrés de filiation se
multiplient, les degrés d'altération se multiplient
aussi à un tel point, que le mot n'est souvent plus reconnoissable.
En vain prétendroit-on exclure les
transformations de lettres en d'autres lettres très éloignées.
Il n'y a qu'à supposer un plus grand nombre
d'altérations intermédiaires, & deux lettres qui
ne pouvoient se substituer immédiatement l'une à
l'autre, se rapprocheront par le moyen d'une troisieme.
Qu'y a-t-il de plus éloigné qu'un b & une s ? cependant
le b a souvent pris la place de l's consonne ou
du digamma éolique. Le digamma éolique, dans un
très-grand nombre de mots adoptés par les Latins, a
été substitué à l'esprit rude des Grecs, qui n'est autre
chose que notre h, & quelquefois même à l'esprit
doux ; témoin ἕσπερος, vesper, ἦρ, ver, &c. De son
côté l's a été substituée dans beaucoup d'autres mots
latins, à l'esprit rude des Grecs ; ὑπὲρ, super, ἑξ, sex,
ὗς, sus, &c. La même aspiration a donc pû se changer
indifféremment en b & en s. Qu'on jette les yeux sur
le Vocabulaire hagiologique de l'abbé Chatelain, imprimé
à la tête du Dictionnaire de Menage, & l'on se
convaincra par les prodigieux changemens qu'ont
subi les noms des saints depuis un petit nombre de
siecles, qu'il n'y a aucune étymologie, quelque bisarre
qu'elle paroisse, qu'on ne puisse justifier par des
exemples avérés ; & que par cette voie on peut, au
moyen des variations intermédiaires multipliées à
volonté, démontrer la possibilité d'un changement
d'un son quelconque, en tout autre son donné. En
effet, il y a peu de dérivation aussi étonnante au premier
coup d'oeil, que celle de jour tirée de dies ; &
il y en a peu d'aussi certaine. Qu'on réfléchisse de
plus que la variété des métaphores entées les unes
sur les autres, a produit des bisarreries peut-être plus
grandes, & propres à justifier par conséquent des
étymologies aussi éloignées par rapport au sens, que
les autres le sont par rapport au son. Il faut donc
avoüer que tout a pû se changer en tout, & qu'on
n'a droit de regarder aucune supposition étymologique
comme absolument impossible. Mais que faut-il
conclure de-là ? qu'on peut se livrer avec tant de
savans hommes à l'arbitraire des conjectures, & bâtir
sur des fondemens aussi ruineux de vastes systèmes
d'érudition ; ou bien qu'on doit regarder l'étude
des étymologies comme un jeu puérile, bon seulement
pour amuser des enfans ? Il faut prendre un juste milieu.
Il est bien vrai qu'à mesure qu'on suit l'origine
des mots, en remontant de degré en degré, les altérations
se multiplient, soit dans la prononciation,
soit dans les sons, parce que, excepté les seules inflexions
grammaticales, chaque passage est une altération
[COLONNE 2]dans l'un & dans l'autre ; par conséquent la
liberté de conjecturer s'étend en même raison. Mais
cette liberté, qu'est-elle ? sinon l'effet d'une incertitude
qui augmente toûjours. Cela peut-il empêcher
qu'on ne puisse discuter de plus près les dérivations
les plus immédiates, & même quelques autres étymologies
qui compensent par l'accumulation d'un
plus grand nombre de probabilités, la distance plus
grande entre le primitif & le dérivé, & le peu de
ressemblance entre l'un & l'autre, soit dans le sens,
soit dans la prononciation. Il faut donc, non pas renoncer
à rien savoir dans ce genre, mais seulement
se résoudre à beaucoup ignorer. Il faut, puisqu'il y
a des étymologies certaines, d'autres simplement probables,
& quelques-unes évidemment fausses, étudier
les caracteres qui distinguent les unes des autres,
pour apprendre, sinon à ne se tromper jamais,
du moins à se tromper rarement. Dans cette vûe
nous allons proposer quelques regles de critique,
d'après lesquelles on pourra vérifier ses propres conjectures
& celles des autres. Cette vérification est la
seconde partie & le complément de l'art étymologique.

Principes de critique pour apprécier la certitude des étymologies.

Principes de critique pour apprécier la certitude des
étymologies
. La marche de la critique est l'inverse, à
quelques égards, de celle de l'invention : toute occupée
de créer, de multiplier les systèmes & les hypotheses,
celle-ci abandonne l'esprit à tout son
essor, & lui ouvre la sphere immense des possibles ;
celle-là au contraire ne paroît s'étudier qu'à détruire,
à écarter successivement la plus grande partie
des suppositions & des possibilités ; à rétrécir la carriere,
à fermer presque toutes les routes, & à les
réduire, autant qu'il se peut, au point unique de la
certitude & de la vérité. Ce n'est pas à dire pour cela
qu'il faille séparer dans le cours de nos recherches ces
deux opérations, comme nous les avons séparées ici,
pour ranger nos idées sous un ordre plus facile : malgré leur
opposition apparente, elles doivent toûjours
marcher ensemble dans l'exercice de la méditation ;
& bien loin que la critique, en modérant sans cesse
l'essor de l'esprit, diminue sa fécondité, elle l'empêche
au contraire d'user ses forces, & de perdre un
tems utile à poursuivre des chimeres : elle rapproche
continuellement les suppositions des faits ; elle analyse
les exemples, pour réduire les possibilités &
les analogies trop générales qu'on en tire, à des inductions
particulieres, & bornées à certaines circonstances :
elle balance les probabilités & les rapports
éloignés, par des probabilités plus grandes &
des rapports plus prochains. Quand elle ne peut les
opposer les uns aux autres, elle les apprécie ; où la
raison de nier lui manque, elle établit la raison de
douter. Enfin elle se rend très-difficile sur les caracteres
du vrai, au risque de le rejetter quelquefois,
pour ne pas risquer d'admettre le faux avec lui. Le
fondement de toute la critique est un principe bien
simple, que toute vérité s'accorde avec tout ce qui
est vrai ; & que réciproquement ce qui s'accorde avec
toutes les vérités, est vrai : de-là il suit qu'une hypothese
imaginée pour expliquer un effet, en est la véritable
cause, toutes les fois qu'elle explique toutes les
circonstances de l'effet, dans quelque détail qu'on
analyse ces circonstances, & qu'on développe les
corollaires de l'hypothèse. On sent aisément que l'esprit
humain ne pouvant connoître qu'une très-petite
partie de la chaîne qui lie tous les êtres, ne voyant
de chaque effet qu'un petit nombre de circonstances
frappantes, & ne pouvant suivre une hypothèse que
dans ses conséquences les moins éloignées, le principe
ne peut jamais recevoir cette application complette
& universelle, qui nous donneroit une certitude
du même genre que celle des Mathématiques.
Le hasard a pû tellement combiner un certain nombre
102de circonstances d'un effet, qu'elles correspondent
parfaitement avec la supposition d'une cause
qui ne sera pourtant pas la vraie. Ainsi l'accord d'un
certain nombre de circonstances produit une probabilité
toûjours contrebalancée par la possibilité du contraire
dans un certain rapport, & l'objet de la critique
est de fixer ce rapport. Il est vrai que l'augmentation
du nombre des circonstances augmente la probabilité
de la cause supposée, & diminue la probabilité
du hasard contraire, dans une progression tellement
rapide, qu'il ne faut pas beaucoup de termes pour
mettre l'esprit dans un repos aussi parfait que le pourroit
faire la certitude mathématique elle-même. Cela
posé, voyons ce que fait le critique sur une conjecture
ou sur une hypothèse donnée. D'abord il la compare
avec le fait considéré, autant qu'il est possible,
dans toutes ses circonstances, & dans ses rapports
avec d'autres faits. S'il se trouve une seule circonstance
incompatible avec l'hypothèse, comme il arrive
le plus souvent, l'examen est fini : si au contraire
la supposition répond à toutes les circonstances,
il faut peser celles-ci en particulier, discuter le
plus ou le moins de facilité avec laquelle chacune se
prêteroit à la supposition d'autres causes ; estimer
chacune des vraissemblances qui en résultent, & les
compter, pour en former la probabilité totale. La
recherche des étymologies a, comme toutes les autres,
ses regles de critique particulieres, relatives à
l'objet dont elle s'occupe, & fondées sur sa nature.
Plus on étudie chaque matiere, plus on voit que certaines
classes d'effets se prêtent plus ou moins à certaines
classes de causes ; il s'établit des observations
générales, d'après lesquelles on exclut tout-d'un-coup
certaines suppositions, & l'on donne plus ou
moins de valeur à certaines probabilités. Ces observations
& ces regles peuvent sans doute se multiplier
à l'infim ; il y en auroit même de particulieres à chaque
langue & à chaque ordre de mots ; il seroit impossible
de les renfermer toutes dans cet article, &
nous nous contenterons de quelques principes d'une
application générale, qui pourront mettre sur la
voie : le bon sens, la connoissance de l'histoire &
des langues, indiqueront assez les différentes regles
relatives à chaque langue en particulier.

. Il faut rejetter toute étymologie, qu'on ne rend
vraissemblable qu'à force de suppositions multipliées.
Toute supposition enferme un degré d'incertitude,
un risque quelconque ; & la multiplicité de
ces risques détruit toute assûrance raisonnable. Si
donc on propose une étymologie dans laquelle le primitif
soit tellement éloigné du dérivé, soit pour le
sens, soit pour le son, qu'il faille supposer entre l'un
& l'autre plusieurs changemens intermédiaires, la
vérification la plus sûre qu'on en puisse faire sera
l'examen de chacun de ces changemens. L'étymologie
est bonne, si la chaîne de ces altérations est une
suite de faits connus directement, ou prouvés par
des inductions vraissemblables ; elle est mauvaise, si
l'intervalle n'est rempli que par un tissu de suppositions
gratuites. Ainsi quoique jour soit aussi éloigné
de dies dans la prononciation, qu'alfana l'est d'equus ;
l'une de ces étymologies est ridicule, & l'autre est certaine.
Quelle en est la différence ? Il n'y a entre jour
& dies que l'italien giorno qui se prononce dgiorno,
& le latin diurnus, tous mots connus & usités ; au
lieu que fanacus, anacus, aquus pour dire cheval,
n'ont jamais existé que dans l'imagination de Menage.
Cet auteur est un exemple frappant des absurdités,
dans lesquelles on tombe en adoptant sans choix
ce que suggere la malheureuse facilité de supposer
tout ce qui est possible : car il est très-vrai qu'il ne
fait aucune supposition dont la possibilité ne soit
justifiée par des exemples. Mais nous avons prouvé
qu'en multipliant à volonté les altérations intermédiaires,
[COLONNE 2]soit dans le son, soit dans la signification, il
est aisé de dériver un mot quelconque de tout autre
mot donné : c'est le moyen d'expliquer tout, & dèslors
de ne rien expliquer ; c'est le moyen aussi de
justifier tous les mépris de l'ignorance.

. Il y a des suppositions qu'il faut rejetter, parce
qu'elles n'expliquent rien ; il y en a d'autres qu'on
doit rejetter, parce qu'elles expliquent trop. Une
étymologie tirée d'une langue étrangere n'est pas admissible,
si elle rend raison d'une terminaison propre
à la langue du mot qu'on veut éclaircir, toutes les
vraissemblances dont on voudroit l'appuyer, ne
prouveroient rien, parce qu'elles prouveroient trop :
ainsi avant de chercher l'origine d'un mot dans une
langue étrangere, il faut l'avoir décomposé, l'avoir
dépouillé de toutes ses inflexions grammaticales, &
réduit à ses élémens les plus simples. Rien n'est plus
ingénieux que la conjecture de Bochart sur le nom
d'insula Britannica, qu'il dérive de l'hébreu Baratanac,
pays de l'étain, & qu'il suppose avoir été donné
à cette île par les marchands phéniciens ou carthaginois,
qui alloient y chercher ce métal. Notre
regle détruit cette étymologie : Britannicus est un adjectif
dérivé, où la Grammaire latine ne connoît de
radical que le mot britan. Il en est de même de la terminaison
celtique magum, que Bochart fait encore
venir de l'hébreu mohun, sans considérer que la terminaison
um ou us (car magus est aussi commun que
magum) est évidemment une addition faite par les
Latins, pour décliner la racine celtique mag. La plûpart
des étymologistes hébraïsans ont été plus sujets
que les autres à cette faute ; & il faut avoüer qu'elle
est souvent difficile à éviter, sur-tout lorsqu'il s'agit
de ces langues dont l'analogie est fort compliquée &
riche en inflexions grammaticales. Tel est le grec,
où les augmens & les terminaisons déguisent quelquefois
entierement la racine. Qui reconnoîtroit,
par exemple, dans le mot ἡμμένος le verbe ἅπτω
dont il est cependant le participe très-régulier ? S'il
y avoit un mot hébreu hemmen, qui signifiât comme
ἡμμένος, arrangé ou joint, il faudroit rejetter cette
origine pour s'en tenir à la dérivation grammaticale.
J'ai appuyé sur cette espece d'écueil, pour faire sentir
ce qu'on doit penser de ceux qui écrivent des volumes
d'étymologies, & qui ne connoissent les langues
que par un coup-d'oeil rapide jetté sur quelques
dictionnaires.

. Une étymologie probable exclut celles qui ne
sont que possibles. Par cette raison, c'est une regle
de critique presque sans exception, que toute étymologie
étrangere doit être écartée, lorsque la décomposition
du mot dans sa propre langue répond
exactement à l'idée qu'il exprime : ainsi celui qui
guidé par l'analogie de parabole, paralogisme, &c.
chercheroit dans la préposition greque παρὰ l'origine
de parasol & parapluie, se rendroit ridicule.

. Cette étymologie devroit être encore rebutée
par une autre regle presque toûjours sûre, quoiqu'elle
ne soit pas entierement générale : c'est qu'un
mot n'est jamais composé de deux langues différentes,
à moins que le mot étranger ne soit naturalisé
par un long usage avant la composition ; ensorte que
ce mot n'ait besoin que d'être prononcé pour être
entendu : ceux même qui composent arbitrairement
des mots scientifiques, s'assujettissent à cette regle,
guidés par la seule analogie, si ce n'est lorsqu'ils
joignent à beaucoup de pédanterie beaucoup d'ignorance ;
ce qui arrive quelquefois : c'est pour cela que
notre regle a quelques exceptions.

. Ce sera une très-bonne loi à s'imposer, si l'on
veut s'épargner bien des conjectures frivoles, de ne
s'arrêter qu'à des suppositions appuyées sur un certain
nombre d'inductions, qui leur donnent déjà un
commencement de probabilité, & les tirent de la
103classe trop étendue des simples possibles : ainsi quoiqu'il
soit vrai en général que tous les peuples & toutes
les langues se sont mêlés en mille manieres, &
dans des tems inconnus, on ne doit pas se préter volontiers
à faire venir de l'hébreu ou de l'arabe le
nom d'un village des environs de Paris. La distance
des tems & des lieux est toûjours une raison de douter ;
& il est sage de ne franchir cet intervalle, qu'en
s'aidant de quelques connoissances positives & historiques
des anciennes migrations des peuples, de
leurs conquêtes, du commerce qu'ils ont entretenu
les uns chez les autres ; & au défaut de ces connoissances,
il faut au moins s'appuyer sur des étymologies
déjà connues, assez certaines, & en assez grand
nombre pour établir un mélange des deux langues.
D'après ces principes, il n'y a aucune difficulté à
remonter du françois au latin, du tudesque au celtique,
du latin au grec. J'admettrai plus aisément une
étymologie orientale d'un mot espagnol, que d'un
mot françois ; parce que je sai que les Phéniciens &
sur-tout les Carthaginois, ont eu beaucoup d'établissemens
en Espagne ; qu'après la prise de Jérusalem
sous Vespasien, un grand nombre de Juifs furent
transportés en Lusitanie, & que depuis toute
cette contrée a été possédée par les Arabes.

. On puisera dans cette connoissance détaillée
des migrations des peuples, d'excellentes regles de
critique, pour juger des étymologies tirées de leurs
langues, & apprécier leur vraissemblance : les unes
seront fondées sur le local des établissemens du peuple
ancien ; par exemple, les étymologies phéniciennes
des noms de lieu seront plus recevables, s'il s'agit
d'une côte ou d'une ville maritime, que si cette
ville étoit située dans l'intérieur des terres : une étymologie
arabe conviendra dans les plaines & dans les
parties méridionales de l'Espagne ; on préférera pour
des lieux voisins des Pyrenées, des étymologies latines
ou basques.

. La date du mêlange des deux peuples, & du
tems où les langues anciennes ont été remplacées
par de nouvelles, ne sera pas moins utile ; on ne tirera
point d'une racine celtique le nom d'une ville
bâtie, ou d'un art inventé sous les rois francs.

. On pourra encore comparer cette date à la
quantité d'altération que le primitif aura dû souffrir
pour produire le dérivé ; car les mots, toutes choses
d'ailleurs égales, ont reçu d'autant plus d'altération
qu'ils ont été transmis par un plus grand nombre de
générations, & sur-tout que les langues ont essuyé
plus de révolutions dans cet intervalle. Un mot oriental
qui aura passé dans l'espagnol par l'arabe, sera
bien moins éloigné de sa racine que celui qui sera
venu des anciens Carthaginois.

. La nature de la migration, la forme, la proportion,
& la durée du mêlange qui en a résulté,
peuvent aussi rendre probables ou improbables plusieurs
conjectures ; une conquête aura apporté bien
plus de mots dans un pays, lorsqu'elle aura été accompagnée
de transplantation d'habitans ; une possession
durable, plus qu'une conquête passagere ;
plus lorsque le conquérant a donné ses lois aux vaincus,
que lorsqu'il les a laissés vivre selon leurs usages :
une conquête en général, plus qu'un simple
commerce. C'est en partie à ces causes combinées
avec les révolutions postérieures, qu'il faut attribuer
les différentes proportions dans le mêlange du
latin avec les langues qu'on parle dans les différentes
contrées soûmises autrefois aux Romains ; proportions
d'après lesquelles les étymologies tirées de
cette langue auront, tout le reste égal, plus ou moins
de probabilité ; dans le mêlange, certaines classes
d'objets garderont les noms que leur donnent le conquérant ;
d'autres, celui de la langue des vaincus ;
[COLONNE 2]& tout cela dépendra de la forme du gouvernement,
de la distribution, de l'autorité & de la dépendance
entre les deux peuples ; des idées qui doivent être
plus ou moins familieres aux uns ou aux autres,
suivant leur état, & les moeurs que leur donne
cet état.

10°. Lorsqu'il n'y a eu entre deux peuples qu'une
simple liaison sans qu'ils se soient mêlangés, les
mots qui passent d'une langue dans l'autre sont le
plus ordinairement relatifs à l'objet de cette liaison.
La religion chrétienne a étendu la connoissance du
latin dans toutes les parties de l'Europe, où les armes
des Romains n'avoient pû pénétrer. Un peuple
adopte plus volontiers un mot nouveau avec une
idée nouvelle, qu'il n'abandonne les noms des objets
anciens, auxquels il est accoûtumé. Une étymologie
latine d'un mot polonois ou irlandois, recevra
donc un nouveau degré de probabilité, si ce mot
est relatif au culte, aux mysteres, & aux autres
objets de la religion. Par la même raison, s'il y a
quelques mots auxquels on doive se permettre d'assigner
une origine phénicienne ou hébraïque, ce
sont les noms de certains objets relatifs aux premiers
arts & au commerce ; il n'est pas étonnant que ces
peuples, qui les premiers ont commercé sur toutes
les côtes de la Méditerranée, & qui ont fondé un
grand nombre de colonies dans toutes les îles de
la Grece, y ayent porté les noms des choses ignorées
des peuples sauvages chez lesquels ils trafiquoient,
& sur-tout les termes de commerce. Il y
aura même quelques-uns de ces mots que le commerce
aura fait passer des Grecs à tous les Européens,
& de ceux ci à toutes les autres nations. Tel
est le mot de sac, qui signifie proprement en hébreu
une étoffe grossiere, propre à emballer les marchandises.
De tous les mots qui ne dérivent pas immédiatement
de la nature, c'est peut-être le plus universellement
répandu dans toutes les langues. Notre
mot d'arrhes, arrhabon, est encore purement hébreu,
& nous est venu par la même voie. Les termes
de Commerce parmi nous sont portugais, hollandois,
anglois, &c. suivant la date de chaque
branche de commerce, & le lieu de son origine.

11°. On peut en généralisant cette derniere observation,
établit un nouveau moyen d'estimer la
vraissemblance des suppositions étymologiques, fondée
sur le mélange des nations & de leurs langages ;
c'est d'examiner quelle étoit au tems du mélange
la proportion des idées des deux peuples ; les objets
qui leur étoient familiers, leur maniere de vivre,
leurs arts, & le degré de connoissance auquel
ils étoient parvenus. Dans les progrès généraux de
l'esprit humain, toutes les nations partent du même
point, marchent au même but, suivent à-peu-près la
même route, mais d'un pas très-inégal. Nous prouverons
à l'article Langues, que les langues dans
tous les tems sont à-peu-près la mesure des idées actuelles
du peuple qui les parle ; & sans entrer dans
un grand détail, il est aisé de sentir qu'on n'invente
des noms qu'à mesure qu'on a des idées à exprimer.
Lorsque des peuples inégalement avancés dans leurs
progrès se mêlent, cette inégalité influe à plusieurs
titres sur la langue nouvelle qui se forme du mêlange.
La langue du peuple policé plus riche, fournit
au mélange dans une plus grande proportion, & le
teint, pour ainsi dire, plus fortement de sa couleur :
elle peut seule donner les noms de toutes les idées
qui manquoient au peuple sauvage. Enfin l'avantage
que les lumieres de l'esprit donnent au peuple policé,
le dédain qu'elles lui inspirent pour tout ce qu'il
pourroit emprunter des barbares, le goût de l'imitation
que l'admiration fait naître dans ceux-ci, changent
encore la proportion du mêlange en faveur de
la langue policée, & contrebalancent souvent toutes
104les autres circonstances favorables à la langue
barbare, celle même de la disproportion du nombre
entre les anciens & les nouveaux habitans. S'il n'y
a qu'un des deux peuples qui sache écrire, cela seul
donne à sa langue le plus prodigieux avantage ; parce
que rien ne fixe plus les impressions dans la mémoire,
que l'écriture. Pour appliquer cette considération
générale, il faut la détailler ; il faut comparer
les nations aux nations sous les différens points de
vûe que nous offre leur histoire, apprécier les nuances
de la politesse & de la barbarie. La barbarie des
Gaulois n'étoit pas la même que celle des Germains,
& celle-ci n'étoit pas la barbarie des Sauvages d'Amérique ;
la politesse des anciens Tyriens, des Grecs,
des Européens modernes, forment une gradation
aussi sensible ; les Mexicains barbares, en comparaison
des Espagnols (je ne parle que par rapport aux
lumieres de l'esprit), étoient policés par rapport
aux Caraibes. Or l'inégalité d'influence des deux
peuples dans le mélange des langues, n'est pas toûjours
relative à l'inégalité réelle des progrès, au
nombre des pas de l'esprit humain, & à la durée des
siecles interposés entre un progrès & un autre progrès ;
parce que l'utilité des découvertes, & sur-tout
leur effet imprévû sur les moeurs, les idées, la maniere
de vivre, la constitution des nations & la balance
de leurs forces, n'est en rien proportionnée à
la difficulté de ces découvertes, à la profondeur qu'il
faut percer pour arriver à la mine & au tems nécessaire
pour y parvenir : qu'on en juge par la poudre
& l'imprimerie. Il faut donc suivre la comparaison
des nations dans un détail plus grand encore, y
faire entrer la connoissance de leurs arts respectifs,
des progrès de leur éloquence, de leur philosophie,
&c. voir quelle sorte d'idées elles ont pû se préter les
unes aux autres, diriger & apprécier ses conjectures
d'après toutes ces connoissances, & en former autant
de regles de critique particulieres.

12°. On veut quelquefois donner à un mot d'une
langue moderne, comme le françois, une. origine
tirée d'une langue ancienne, comme le latin, qui,
pendant que la nouvelle se formoit, étoit parlée &
écrite dans le même pays en qualité de langue savante.
Or il faut bien prendre garde de prendre pour
des mots latins, les mots nouveaux, auxquels on
ajoûtoit des terminaisons de cette langue ; soit qu'il
n'y eût véritablement aucun mot latin correspondant,
soit plûtôt que ce mot fût ignoré des écrivains
du tems. Faute d'avoir fait cette legere attention,
Ménage a dérivé marcassin de marcassinus, & il a
perpétuellement assigné pour origine à des mots
françois de prétendus mots latins, inconnus lorsque
la langue latine étoit vivante, & qui ne sont que
ces mêmes mots françois latinisés par des ignorans :
ce qui est en fait d'étymologie, un cercle vicieux.

13°. Comme l'examen attentif de la chose dont
on veut expliquer le nom, de ses qualités, soit absolues,
soit relatives, est une des plus riches sources
de l'invention ; il est aussi un des moyens les plus
sûrs pour juger certaines étymologies : comment ferat-on
venir le nom d'une ville, d'un mot qui signifie
pont, s'il n'y a point de riviere ? M. Freret a employé
ce moyen avec le plus grand succès dans sa
dissertation sur l'étymologie de la terminaison celtique
dunum, où il réfute l'opinion commune qui fait
venir cette terminaison d'un prétendu mot celtique
& tudesque, qu'on veut qui signifie montagne. Il produit
une longue énumération des lieux, dont le nom
ancien se terminoit ainsi : Tours s'appelloit autrefois
Casarodunum ; Leyde, Lugdunum Batavorum ; Tours
& Leyde sont situés dans des plaines. Plusieurs lieux
se sont appellés Uxellodunum, & uxel signifioit aussi
montagne ; ce seroit un pléonasme. Le mot de Noviodunum,
aussi très-commun, se trouve donné à des
[COLONNE 2]lieux situés dans des vallées ; ce seroit une contradiction.

14°. C'est cet examen attentif de la chose qui peut
seul éclairer sur les rapports & les analogies que les
hommes ont dû saisir entre les différentes idées, sur
la justesse des métaphores & des tropes, par lesquels
on a fait servir les noms anciens à désigner des objets
nouveaux. Il faut l'avoüer, c'est peut-être par
cet endroit que l'art étymologique est le plus susceptible
d'incertitude. Très-souvent le défaut de justesse
& d'analogie ne donne pas droit de rejetter les
étymologies fondées sur des métaphores ; je crois l'avoir
dit plus haut, en traitant de l'invention : il y en
a sur-tout deux raisons ; l'une est le versement d'un
mot, si j'ose ainsi parler, d'une idée principale sur
l'accessoire ; la nouvelle extension de ce mot à d'autres
idées, uniquement fondée sur le sens accessoire
sans égard au primitif, comme quand on dit un cheval
serré d'argent
 ; & les nouvelles métaphores entées
sur ce nouveau sens, puis les unes sur les autres, au
point de présenter un sens entierement contradictoire
avec le sens propre. L'autre raison qui a introduit
dans les langues des métaphores peu justes, est l'embarras
où les hommes se sont trouvés pour nommer
certains objets qui ne frappoient en rien le sens de
l'ouie, & qui n avoient avec les autres objets de la
nature, que des rapports très-éloignés. La nécessité
est leur excuse. Quant à la premiere de ces deux especes
de métaphores si éloignées du sens primitif,
j'ai déjà donné la seule regle de critique sur laquelle
on puisse compter ; c'est de ne les admettre que dans
le seul cas où tous les changemens intermédiaires
sont connus ; elle resserre nos jugemens dans des limites
bien étroites, mais il faut bien les resserrer
dans les limites de la certitude. Pour ce qui regarde
les métaphores produites par la nécessité, cette
nécessité même nous procurera un secours pour les
vérifier : en effet, plus elle a été réelle & pressante,
plus elle s'est fait sentir à tous les hommes, plus elle
a marqué toutes les langues de la même empreinte.
Le rapprochement des tours semblables dans plusieurs
langues très-différentes, devient alors une
preuve que cette façon détournée d'envisager l'objet,
étoit aussi nécessaire pour pouvoir lui donner
un nom, qu'elle semble bisarre au premier coup-d'oeil.
Voici un exemple assez singulier, qui justifiera
notre regle. Rien ne paroît d'abord plus étonnant
que de voir le nom de pupilla, petite fille, diminutif
de pupa, donné à la prunelle de l'oeil. Cette étymologie
devient indubitable par le rapprochement du
grec κόρη, qui a aussi ces deux sens, & de l'hébreu
bath-ghnaïn, la prunelle, & mot pour mot la fille de
l'oeil
 : à plus forte raison ce rapprochement est-il
utile pour donner un plus grand degré de probabilité
aux étymologies, fondées sur des métaphores moins
éloignées. La tendresse maternelle est peut-être le
premier sentiment que les hommes ayent eu à exprimer ;
& l'expression en semble indiquée par le
mot de mama ou am i, le plus ancien mot de toutes
les langues. Il ne seroit pas extraordinaire que
le mot latin amoit en tirât son origine. Ce sentiment
devient plus vraissemblable, quand on voit en hébreu
le même mot amma, mere, former le verbe
amam, amavit ; & il est presque porté jusqu'à l'évidence,
quand on voit dans la même langue rekhem,
uterus, former le verbe rakham, vehementer amavit.

15°. L'altération supposée dans les sons, forme
seule une grande partie de l'art étymologique, &
mérite aussi quelques considérations particulieres.
Nous avons déjà dit (8°.) que l'altération du dérivé
augmentoit à mesure que le tems l'éloignoit du primitif,
& nous avons ajoûté, toutes choses d'ailleurs
égales
, parce que la quantité de cette altération dépend
aussi du cours que ce mot a dans le public. Il
105s'use, pour ainsi dire, en passant dans un plus grand
nombre de bouches, sur-tout dans la bouche du peuple,
& la rapidité de cette circulation équivaut à une
plus longue durée ; les noms des saints & les noms
de baptême les plus communs en sont un exemple ;
les mots qui reviennent le plus souvent dans les langues,
tels que les verbes être, faire, vouloir, aller,
& tous ceux qui servent à lier les autres mots dans
le discours, sont sujets à de plus grandes altérations ;
ce sont ceux qui ont le plus besoin d'être fixés par
la langue écrite. Le mot inclinaison dans notre langue,
& le mot inclination, viennent tous deux du
latin inclinatio. Mais le premier qui a gardé le sens
physique est plus ancien dans la langue ; il a passé
par la bouche des Arpenteurs, des Marins, &c. Le
mot inclination nous est venu par les philosophes
scholastiques, & a souffert moins d'altérations. On
doit donc se préter plus ou moins à l'altération supposée
d'un mot, suivant qu'il est plus ancien dans la
langue, que la langue étoit plus ou moins formée,
étoit sur-tout ou n'étoit pas fixée par l'écriture lorsqu'il
y a été introduit ; enfin suivant qu'il exprime
des idées d'un usage plus ou moins familier, plus ou
moins populaire.

16°. C'est par le même principe que le tems & la
frequence de l'usage d'un mot se compensent mutuellement
pour l'altérer dans le même degré. C'est principalement
la pente générale que tous les mots ont
à s'adoucir ou à s'abreger qui les altere. Et la cause
de cette pente est la commodité de l'organe qui les
prononce. Cette cause agit sur tous les hommes :
elle agit d'une maniere insensible, & d'autant plus
que le mot est plus répeté. Son action continue, &
la marche des altérations qu'elle a produites, a dù
être & a été observée. Une fois connue, elle devient
une pierre de touche sûre pour juger d'une
foule de conjectures étymologiques ; les mots adoucis
ou abregés par l'euphonie ne retournent pas plus
à leur premiere prononciation que les eaux ne remontent
vers leur source. Au lieu d'obtinere, l'euphonie
a fait prononcer optinere ; mais jamais à la prononciation
du mot optare, on ne substituera celle
d'obtare. Ainsi dans notre langue, ce qui se prononçoit
comme exploits, tend de jour en jour a se prononcer
comme succès, mais une étymologie où son
feroit passer un mot de cette derniere prononciation
à la premiere ne seroit pas recevable.

17°. Si de ce point de vûe général on veut descendre
dans les détails, & considérer les différentes
suites d'altérations dans tous les langages que l'euphonie
produisoit en même tems, & en quelque sorte
parallelement les unes aux autres dans toutes les
contrées de la terre ; si l'on veut fixer aussi les yeux sur
les différentes époques de ces changemens, on sera surpris
de leur irrégularité apparente. On verra que chaque
langue & dans chaque langue chaque dialecte,
chaque peuple, chaque siecle, changent constamment
certaines lettres en d'autres lettres, & se refusent à
d'autres changemens aussi constamment usités chez
leurs voisins. On conclura qu'il n'y a à cet égard aucune
regle générale. Plusieurs savans, & ceux en
particulier qui ont fait leur étude des langues orientales,
ont, il est vrai, posé pour principe que les
lettres distinguées dans la grammaire hébraïque &
rangées par classes sous le titre de lettres des mêmes
organes, se changent réciproquement entre elles, &
peuvent se substituer indifféremment les unes aux autres
dans la même classe ; ils ont affirmé la même
chose des voyelles, & en ont disposé arbitrairement,
sans doute parce que le changement des voyelles est
plus fréquent dans toutes les langues que celui des
consonnes, mais peut-être aussi parce qu'en hébreu
les voyelles ne sont point écrites. Toutes ces observations
ne sont qu'un système, une conclusion générale
[COLONNE 2]de quelques faits particuliers démentie par d'autres
faits en plus grand nombre. Quelque variable
que soit le son des voyelles, leurs changemens sont
aussi constans dans le même tems & dans le même
lieu que ceux des consonnes ; les Grees ont changé
le son ancien de l'n & de l'u en i ; les Anglois donnent,
suivant des regles constantes, à notre a l'ancien
son de l'hèta des Grecs : les voyelles font comme
les consonnes partie de la prononciation dans
toutes les langues, & dans aucune langue la prononciation
n'est arbitraire parce qu'en tous lieux on parle
pour être entendu. Les Italiens sans égard aux divisions
de l'alphabet hebreu qui met l'iod au rang des
lettres du palais, & l'l au rang des lettres de la langue,
changent l'l précédé d'une consonne en ï tréma
ou mouillé foible qui se prononce comme l'iod des
Hébreux : platea, piazza, blanc, bianco. Les Portugais
dans les mêmes circonstances changent constamment
cet l en r, branco. Les François ont changé
ce mouillé foible ou i en consonne des Latins, en notre
j consonne, & les Espagnols en une aspiration
gutturale. Ne cherchons donc point à ramener à une
loi fixe des variations multipliées à l'infini dont les
causes nous échappent : étudions-en seulement la
succession comme on étudie les faits historiques. Leur
variété connue, fixée à certaines langues, ramenée
à certaines dates, suivant l'ordre des lieux & des
tems, deviendra une suite de piéges tendus à des
suppositions trop vagues, & fondées sur la simple
possibilité d'un changement quelconque. On comparera
ces suppositions au lieu & au tems, & l'on n'écoutera
point celui qui pour justifier dans une étymologie
Italienne un changement de l'l latin précédé
d'une consonne en r allégueroit l'exemple des Portugais
& l'affinité de ces deux sons. La multitude des
re les de critique qu'on peut former sur ce plan, &
d'après les détails que fournira l'étude des grammaires,
des dialectes & des révolutions de chaque
langue, est le plus sûr moyen pour donner à l'art étymologique
toute la solidité dont il est susceptible ;
parce qu'en général la meilleure méthode pour assûrer
les résultats de tout art conjectural, c'est d'éprouver
toutes ses suppositions en les rapprochant
sans cesse d'un ordre certain de faits très-nombreux
& très-variés.

18°. Tous les changemens que souffre la prononciation
ne viennent pas de l'euphonie. Lorsqu'un
mot, pour être transmis de génération en génération,
passe d'un homme à l'autre, il faut qu'il soit
entendu avant d'être répeté ; & s'il est mal-entendu,
il sera mal répeté : voilà deux organes & deux
sources d'altération. Je ne voudrois pas décider que
la différence entre ces deux sortes d'altérations puisse
être facilement apperçue. Cela dépend de savoir
à quel point la sensibilité de notre oreille est aidée
par l'habitude où nous sommes de former certains
sons, & de nous fixer à ceux que la disposition de
nos organes rend plus faciles (voyez Oreille) :
quoi qu'il en soit, j'insérerai ici une réflexion qui,
dans le cas où cette différence pourroit être apperçue,
serviroit à distinguer un mot venu d'une langue
ancienne ou étrangere d'avec un mot qui n'auroit
subi que ces changemens insensibles que souffre
une langue d'une génération à l'autre, & par le seul
progrès des tems. Dans ce dernier cas c'est l'euphonie
seule qui cause toutes les altérations. Un enfant
naît au milieu de sa famille & de gens qui savent leur
langue. Il est forcé de s'étudier à parler comme eux.
S'il entend, s'il répete mal, il ne sera point compris,
ou bien on lui fera connoître son erreur, &
à la longue il se corrigera. C'est au contraire l'erreur
de l'oreille qui domine & qui altere le plus la
prononciation, lorsqu'une nation adopte un mot
qui lui est étranger, & lorsque deux peuples différens
106confondent leurs langages en se melant. Celui
qui ayant entendu un mot étranger le répete mal, ne
trouve point dans ceux qui l'écoutent de contradicteur
légitime, & il n'a aucune raison pour se corriger.

19°. Il résulte de tout ce que nous avons dit dans
le cours de cet article, qu'une étymologie est une supposition ;
qu'elle ne reçoit un caractere de vérité &
de certitude que de sa comparaison avec les faits
connus ; du nombre des circonstances de ces faits
qu'elle explique ; des probabilités qui en naissent, &
que la critique apprécie. Toute circonstance expliquée,
tout rapport entre le dérivé & le primitif supposé
produit une probabilité, aucun n'est exclus ;
la probabilité augmente avec le nombre des rapports,
& parvient rapidement à la certitude. Le
sens, le son, les consonnes, les voyelles, la quantité,
se prêtent une force réciproque, Tous les rapports
ne donnent pas une égale probabilité. Une étymologie
qui donneroit d'un mot une définition exacte,
l'emporteroit sur celle qui n'auroit avec lui qu'un
rapport métaphorique. Des rapports supposés d'après
des exemples, cedent à des rapports fondés
sur des faits connus, les exemples indéterminés aux
exemples pris des mêmes langues & des mêmes siecles.
Plus on remonte de degrés dans la filiation des
étymologies, plus le primitif est loin du dérivé ; plus
toutes les ressemblances s'alterent, plus les rapports
deviennent vagues & se réduisent à de simples possibilités ;
plus les suppositions sont multipliées, chacune
est une source d'incertitude ; il faut donc se faire
une loi de ne s'en permettre qu'une à la fois, &
par conséquent de ne remonter de chaque mot qu'à
son étymologie immédiate ; ou bien il faut qu'une suite
de faits incontestables remplisse l'intervalle entre
l'un & l'autre, & dispense de toute supposition. Il
est bon en général de ne se permettre que des suppositions
déjà rendues vraissemblables par quelques inductions.
On doit vérifier par l'histoire des conquêtes
& des migrations des peuples, du commerce,
des arts, de l'esprit humain en général, & du progrès
de chaque nation en particulier, les étymologies
qu'on établit sur les mêlanges des peuple. & des langues ;
par des exemples connus, celles qu'on tire des
changemens du sens, au moyen des métaphores ; par
la connoissance historique & grammaticale de la prononciation
de chaque langue & de ses révolutions,
celles qu'on fonde sur les altérations de la prononciation :
comparer toutes les étymologies supposées, soit
avec la chose nommée, sa nature, ses rapports &
son analogie avec les différens êtres, soit avec la
chronologie des altérations successives, & l'ordre
invariable des progrès de l'euphonie. Rejetter enfin
toute étymologie contredite par un seul fait, & n'admettre
comme certaines que celles qui seront appuyées
sur un très-grand nombre de probabilités réunies.

20°. Je finis ce tableau raccourci de tout l'art étymologique
par la plus générale des regles, qui les
renferme toutes ; celle de douter beaucoup. On n'a
point à craindre que ce doute produise une incertitude
universelle ; il y a, même dans le genre étymologique,
des choses évidentes à leur maniere ; des
dérivations si naturelles, qui portent un air de vérité
si frappant, que peu de gens s'y refusent. A l'égard
de celles qui n'ont pas ces caracteres, ne vaut-il pas
beaucoup mieux s'arrêter en-deçà des bornes de la
certitude, que d'aller au-delà ? Le grand objet de l'art
étymologique n'est pas de rendre raison de l'origine
de tous les mots sans exception, & j'ose dire que ce
seroit un but assez frivole. Cet art est principalement
recommandable en ce qu'il fournit à la Philosophie
des matériaux & des observations pour élever le
grand édifice de la théorie générale des langues ; or
[COLONNE 2]pour cela il importe bien plus d'employer des observations
certaines, que d'en accumuler un grand
nombre. J'ajoûte qu'il seroit aussi impossible qu'inutile
de connoître l'étymologie de tous les mots : nous
avons vû combien l'incertitude augmente dès qu'on
est parvenu à la troisieme ou quatrieme étymologie,
combien on est obligé d'entasser de suppositions,
combien les possibilités deviennent vagues ; que seroit-ce
si l'on vouloit remonter au-delà ? & combien
cependant ne serions-nous pas loin encore de la premiere
imposition des noms ? Qu'on refléchisse à la
multitude de hasards qui ont souvent présidé à cette
imposition ; combien de noms tirés de circonstances
étrangeres à la chose, qui n'ont duré qu'un instant,
& dont il n'a resté aucun vestige. En voici un exemple :
un prince s'étonnoit en traversant les salles du
palais, de la quantité de marchands qu'il voyoit. Ce
qu'il y a de plus singulier, lui dit quelqu'un de sa
suite, c'est qu'on ne peut rien demander à ces gens
là, qu'ils ne vous le fournissent sur le champ, la chose
n'eût-elle jamais existé. Le prince rit ; on le pria
d'en faire l'essai : il s'approcha d'une boutique, &
dit : Madame, vendez-vous des ….. des falbalas ?
La marchande, sans demander l'explication d'un mot
qu'elle entendoit pour la premiere fois, lui dit : oüi,
Monseigneur, & lui montrant des prétintailles &
des garnitures de robes de femmé ; voilà ce que vous
demandez ; c'est cela même qu'on appelle des falbalas.
Ce mot fut répeté, & fit fortune. Combien de
mots doivent leur origine à des circonstances aussi
legeres, & aussi propres à mettre en défaut toute la
sagacité des étymologistes ? Concluons de tout ce que
nous avons dit, qu'il y a des étymologies certaines,
qu'il y en a de probables, & qu'on peut toûjours
éviter l'erreur, pourvû qu'on se résolve à beaucoup
ignorer.

Nous n'avons plus pour finir cet article qu'à y
joindre quelques réflexions sur l'utilité des recherches
étymologiques, pour les disculper du reproche
de frivolité qu'on leur fait souvent.

Depuis qu'on connoît l'enchaînement général qui
unit toutes les vérités ; depuis que la Philosophie ou
plûtôt la raison, par ses progrès, a fait dans les sciences,
ce qu'avoient fait autrefois les conquêtes des
Romains parmi les nations ; qu'elle a réuni toutes
les parties du monde littéraire, & renversé les barrieres
qui divisoient les gens de lettres en autant de
petites républiques étrangeres les unes aux autres,
que leurs études avoient d'objets différens : je ne saurois
croire qu'aucune sorte de recherches ait grand
besoin d'apologie : quoi qu'il en soit, le développement
des principaux usages de l'étude étymologique
ne peut être inutile ni déplacé à la suite de cet article.

L'application la plus médiate de l'art étymologique,
est la recherche des origines d'une langue en
particulier : le résultat de ce travail, poussé aussi loin
qu'il peut l'être sans tomber dans des conjectures
trop arbitraires, est une partie essentielle de l'analyse
d'une langue, c'est-à-dire de la connoissance
complete du système de cette langue, de les élémens
radicaux, de la combinaison dont ils sont susceptibles,
&c. Le fruit de cette analyse est la facilité de
comparer les langues entr'elles sous toutes sortes de
rapports, grammatical, philosophique, historique,
&c. (voyez au mot Langue, les deux articles Analyse
& Comparaison des Langues). On sent
aisément combien ces préliminaires sont indispensables
pour saisir en grand & sous son vrai point de
vûe la théorie générale de la parole, & la marche
de l'esprit humain dans la formation & les progrès
du langage ; théorie qui, comme toute autre, a besoin
pour n'être pas un roman, d'être continuellement
rapprochée des faits. Cette théorie est la source
107d'où découlent les regles de cette grammaire générale
qui gouverne toutes les langues, à laquelle
toutes les nations s'assujettissent en croyant ne suivre
que les caprices de l'usage, & dont enfin les
grammaires de toutes nos langues ne sont que des applications
partielles & incompletes (voyez Grammaire
générale
). L'histoire philosophique de l'esprit
humain en général & des idées des hommes,
dont les langues sont tout à la fois l'expression &
la mesure, est encore un fruit précieux de cette théorie.
Tout l'article Langues, auquel je renvoye, sera
un développement de cette vérité, & je n'anticiperai
point ici sur cet article. Je ne donnerai qu'un
exemple des services que l'étude des langues & des
mots, considérée sous ce point de vûe, peut rendre
à la saine philosophie, en détruisant des erreurs invétérées.

On sait combien de systèmes ont été fabriqués sur la
nature & l'origine de nos connoissances ; l'entêtement
avec lequel on a soûtenu que toutes nos idées étoient
innées ; & la multitude innombrable de ces êtres
imaginaires dont nos scholastiques avoient rempli
l'univers, en prétant une réalité à toutes les abstractions
de leur esprit ; virtualités, formalités, degrés
métaphysiques, entités, quiddités, &c. &c. &c. Rien,
je parle d'après Locke, n'est plus propre à en détromper,
qu'un examen suivi de la maniere dont les
hommes sont parvenus à donner des noms à ces sortes
d'idées abstraites ou spirituelles, & même à se donner
de nouvelles idées par le moyen de ces noms. On les
voit partir des premieres images des objets qui frappent
les sens, & s'élever par degrés jusqu'aux idées
des êtres invisibles & aux abstractions les plus générales :
on voit les échelons sur lesquels ils se sont appuyés ;
les métaphores & les analogies qui les ont
aidés, sur-tout les combinaisons qu'ils ont faites de
signes déjà inventés, & l'artifice de ce calcul des
mots par lequel ils ont formé, composé, analysé
toutes sortes d'abstractions inaccessibles aux sens &
à l'imagination, précisément comme les nombres exprimés
par plusieurs chiffres sur lesquels cependant
le calculateur s'exerce avec facilite. Or de quel usage
n'est pas dans ces recherches délicates l'art étymologique,
l'art de suivre les expressions dans tous
leurs passages d'une signification à l'autre, & de découvrir
la liaison secrete des idées qui a facilité ce
passage ? On me dira que la saine métaphysique &
l'observation assidue des opérations de notre esprit
doit suffire seule pour convaincre tout homme sans
préjugé, que les idées, même des êtres spirituels,
viennent toutes des sens : on aura raison ; mais cette
vérité n'est-elle pas mise en quelque sorte sous les
yeux d'une maniere bien plus frappante, & n'acquiert-elle
pas toute l'évidence d'un point de fait, par
l'étymologie si connue des mots spiritus, animus, πνεῦμα,
rouakh, &c. pensée, délibération, intelligence, &c.
Il seroit superflu de s'étendre ici sur les étymologies
de ce genre, qu'on pourroit accumuler ; mais je crois
qu'il est très-difficile qu'on s'en occupe un peu d'après
ce point de vûe : en effet, l'esprit humain en se
repliant ainsi sur lui-même pour étudier sa marche,
ne peut-il pas retrouver dans les tours singuliers que
les premiers hommes ont imaginés pour expliquer
des idées nouvelles en partant des objets connus, bien
des analogies très-fines & très-justes entre plusieurs
idées, bien des rapports de toute espece que la nécessité
toûjours ingénieuse avoit saisis, & que la paresse
avoit depuis oubliés ? N'y peut-il pas voir souvent
la gradation qu'il a suivie dans le passage d'une
idée à une autre, dans l'invention de quelques arts ?
& par-là cette étude ne devient-elle pas une branche
intéressante de la métaphysique expérimentale ? Si
ces détails sur les langues & les mots dont l'art étymologique
s'occupe, sont des grains de sable, il est
[COLONNE 2]précieux de les ramasser, puisque ce sont des grains
de sable que l'esprit humain a jettés dans sa route,
& qui peuvent seuls nous indiquer la trace de ses
pas (voyez Origine des Langues). Indépendamment
de ces vûes curieuses & philosophiques, l'étude
dont nous parlons, peut devenir d'une application
usuelle, & prêter à la Logique des secours pour
appuyer nos raisonnemens sur des fondemens solides.
Locke, & depuis M. l'abbé de Condillac,
ont montré que le langage est véritablement une espece
de calcul, dont la Grammaire, & même la Logique
en grande partie, ne sont que les regles ; mais
ce calcul est bien plus complique que celui des nombres,
sujet à bien plus d'erreurs & de difficultés. Une
des principales est l'espece d'impossibilité où les hommes
se trouvent de fixer exactement le sens des signes
auxquels ils n'ont appris à lier des idées que par une
habitude formée dans l'enfance, à force d'entendre
repéter les mêmes sons dans des circonstances semblables,
mais qui ne le sont jamais entierement ; ensorte
que ni deux hommes, ni peut être le même
homme dans des tems différens, n'attachent précisément
au même mot la même idée. Les métaphores
multipliées par le besoin & par une espece de luxe
d'imagination, qui s'est aussi dans ce genre créé de
faux besoins, ont compliqué de plus en plus les détours
de ce labyrinthe immense, où l'homme introduit,
si j'ose ainsi parler, avant que ses yeux fussent
ouverts, méconnoît sa route à chaque pas. Cependant
tout l'artifice de ce calcul ingénieux dont Aristote
nous a donné les regles, tout l'art du syllogisme
est fondé sur l'usage des mots dans le même sens ;
l'emploi d'un même mot dans deux sens différens
fait de tout raisonnement un sophisme ; & ce genre
de sophisme, peut-être le plus commun de tous, est
une des sources les plus ordinaires de nos erreurs.
Le moyen le plus sûr, ou plûtôt le seul de nous détromper,
& peut-être de parvenir un jour à ne rien
affirmer de faux, seroit de n'employer dans nos inductions
aucun terme, dont le sens ne fût exactement
connu & défini. Je ne prétens assûrément pas
qu'on ne puisse donner une bonne définition d'un
mot, sans connoître son étymologie ; mais du moins
est-il certain qu'il faut connoître avec précision la
marche & l'embranchement de ses différentes acceptions.
Qu'on me permette quelques réflexions à ce
sujet.

J'ai crû voir deux défauts régnans dans la plûpart
des définitions répandues dans les meilleurs ouvrages
philosophiques. J''en pourrois citer des exemples
tirés des auteurs les plus estimés & les plus estimables,
sans sortir même de l'Encyclopédie. L'un consiste
à donner pour la définition d'un mot l'énonciation
d'une seule de ses acceptions particulieres : l'autre
défaut est celui de ces définitions dans lesquelles,
pour vouloir y comprendre toutes les acceptions du
mot, il arrive qu'on n'y comprend dans le fait aucun
des caracteres qui distinguent la chose de toute
autre, & que par conséquent on ne définit rien.

Le premier défaut est très-commun, sur-tout
quand il s'agit de ces mots qui expriment les idées
abstraites les plus familieres, & dont les acceptions
se multiplient d'autant plus par l'usage fréquent de
la conversation, qu'ils ne répondent à aucun objet
physique & déterminé qui puisse ramener constamment
l'esprit à un sens précis. Il n'est pas étonnant
qu'on s'arrête à celle de ces acceptions dont on est
le plus frappé dans l'instant où l'on écrit, ou bien
la plus favorable au systeme qu'on a entrepris de
prouver. Accoûtumé, par exemple, à entendre loüer
l'imagination, comme la qualité la plus brillante du
génie ; saisi d'admiration pour la nouveauté, la grandeur,
la multitude, & la correspondance des ressorts
dont sera composée la machine d'un beau poëme :
108un homme dira, j'appelle imagination cet esprit
inventeur qui sait créer, disposer, faire mouvoir les
parties & l'ensemble d'un grand tout. Il n'est pas douteux
que si dans toute la suite de ses raisonnemens,
l'auteur n'employe jamais dans un autre sens le mot
imagination (ce qui est rare), l'on n'aura rien à lui
reprocher contre l'exactitude de ses conclusions :
mais qu'on y prenne garde, un philosophe n'est point
autorisé à définir arbitrairement les mots. Il parle à
des hommes pour les instruire ; il doit leur parler
dans leur propre langue, & s'assujettir à des conventions
déjà faites, dont il n'est que le témoin, & non
le juge. Une définition doit donc fixer le sens que les
hommes ont attaché à une expression, & non lui en
donner un nouveau. En effet un autre joüira aussi du
droit de borner la définition du même mot à des acceptions
toutes différentes de celles auxquelles le
premier s'étoit fixé : dans la vûe de ramener davantage
ce mot à son origine, il croira y réussir, en l'appliquant
au talent de présenter toutes ses idées sous
des images sensibles, d'entasser les métaphores & les
comparaisons. Un troisieme appellera imagination
cette mémoire vive des sensations, cette représentation
fidele des objets absens, qui nous les rend avec
force, qui nous tient lieu de leur réalité, quelquefois
même avec avantage, parce qu'elle rassemble sous
un seul point de vûe tous les charmes que la nature
ne nous présente que successivement. Ces derniers
pourront encore raisonner très-bien, en s'attachant
constamment au sens qu'ils auront choisi ; mais il est
évident qu'ils parleront tous trois une langue différente,
& qu'aucun des trois n'aura fixé toutes les
idées qu'excite le mot imagination dans l'esprit des
françois qui l'entendent, mais seulement l'idée momentanée
qu'il a plû à chacun d'eux d'y attacher.

Le second défaut est né du desir d'éviter le premier.
Quelques auteurs ont bien senti qu'une définition
arbitraire ne répondoit pas au problème proposé,
& qu'il falloit chercher le sens que les hommes
attachent à un mot dans les différentes occasions
où ils l'employent. Or, pour y parvenir, voici le
procédé qu'on a suivi le plus communément. On a
rassemblé toutes les phrases où l'on s'est rappellé d'avoir
vû le mot qu'on vouloit définir ; on en a tiré
les différens sens dont il étoit susceptible, & on a tâché
d'en faire une énumération exacte. On a cherché
ensuite à exprimer, avec le plus de précision
qu'on a pû, ce qu'il y a de commun dans toutes ces
acceptions différentes que l'usage donne au même
mot : c'est ce qu'on a appellé le sens le plus général
du mot ; & sans penser que le mot n'a jamais eu ni
pû avoir dans aucune occasion ce prétendu sens, on
a crû en avoir donné la définition exacte : Je ne citerai
point ici plusieurs définitions où j'ai trouvé ce défaut ;
je serois obligé de justifier ma critique ; & cela
seroit peut-être long. Un homme d'esprit, même en
suivant une méthode propre à l'égarer, ne s'égare
que jusqu'à un certain point, l'habitude de la justesse
le ramene toûjours à certaines vérités capitales de
la matiere ; l'erreur n'est pas complette, & devient
plus difficile à développer. Les auteurs que j'aurois
à citer sont dans ce cas ; & j'aime mieux, pour rendre
le défaut de leur méthode plus sensible, le porter
à l'extrème ; & c'est ce que je vais faire dans l'exemple
suivant.

Qu'on se représente la foule des acceptions du mot
esprit, depuis son sens primitif spiritus, haleine, jusqu'à
ceux qu'on lui donne dans la Chimie, dans la
Littérature, dans la Jurisprudence, esprits acides, esprit
de Montagne
, esprit des lois, &c. qu'on essaye
d'extraire de toutes ces acceptions une idée qui soit
commune à toutes, on verra s'évanoüir tous les caracteres
qui distinguent l'esprit, dans quelque sens
qu'on le prenne, de toute autre chose. Il ne restera
[COLONNE 2]pas même l'idée vague de subtilité ; car ce mot n'a
aucun sens, lorsqu'il s'agit d'une substance immatérielle ;
& il n'a jamais été appliqué à l'esprit dans le
sens de talent, que d'une maniere métaphorique.
Mais quand on pourroit dire que l'esprit dans le sens
le plus général est une chose subtile, avec combien
d'êtres cette qualification ne lui seroit-elle pas commune ?
& seroit-ce là une définition qui doit convenir
au défini, & ne convenir qu'à lui ? Je sai bien
que les disparates de cette multitude d'acceptions
différentes sont un peu plus grandes, à prendre le
mot dans toute l'étendue que lui donnent les deux
langues latine & françoise ; mais on m'avoüera que
si le latin fût resté langue vivante, rien n'auroit empêché
que le mot spiritus n'eût reçu tous les sens que
nous donnons aujourd'hui au mot esprit. J'ai voulu
rapprocher les deux extrémités de la chaîne, pour
rendre le contraste plus frappant : il le seroit moins,
si nous n'en considérions qu'une partie ; mais il seroit
toûjours réel. A se renfermer même dans la langue
françoise seule, la multitude & l'incompatibilité
des acceptions du mot esprit sont telles, que personne,
je crois, n'a été tenté de les comprendre ainsi
toutes dans une seule définition, & de définir l'esprit
en général. Mais le vice de cette méthode n'est pas
moins réel, lorsqu'il n'est pas assez sensible pour empêcher
qu'on ne la suive : à mesure que le nombre
& la diversité des acceptions diminue, l'absurdité
s'affoiblit ; & quand elle disparoît, il reste encore
l'erreur. J'ose dire que presque toutes les définitions
où l'on annonce qu'on va définir les choses dans le
sens le plus général, ont ce défaut, & ne définissent
véritablement rien ; parce que leurs auteurs, en voulant
renfermer toutes les acceptions du mot, ont entrepris
une chose impossible : je veux dire, de rassembler
sous une seule idée générale des idées très-différentes
entr'elles, & qu'un même mot n'a jamais
pû désigner que successivement, en cessant en quelque
sorte d'être le même mot.

Ce n'est point ici le lieu de fixer les cas où cette
méthode est nécessaire, & ceux où l'on pourroit s'en
passer, ni de développer l'usage dont elle pourroit
être, pour comparer les mots entr'eux. Voyez Mots
& Synonymes.

On trouveroit des moyens d'éviter ces deux défauts
ordinaires aux définitions, dans l'étude historique
de la génération des termes & de leurs révolutions :
il faudroit observer la maniere dont les
hommes ont successivement augmenté, resserré,
modifié, changé totalement les idées qu'ils ont attachées
à chaque mot ; le sens propre de la racine
primitive, autant qu'il est possible d'y remonter ; les
métaphores qui lui ont succédé ; les nouvelles métaphores
entées souvent sur ces premieres, sans aucun
rapport au sens primitif. On diroit : « tel mot, dans
un tems, a reçû cette signification ; la génération
suivante y a ajoûté cet autre sens ; les hommes
l'ont ensuite employé à désigner telle idée ; ils y
ont été conduits par analogie ; cette signification
est le sens propre : cet autre est un sens détourné,
mais néanmoins en usage ». On distingueroit
dans cette généalogie d'idées un certain nombre d'époques :
spiritus, souffle, esprit, principe de la vie ;
esprit, substance pensante ; esprit, talent de penser, &c.
chacune de ces époques donneroit lieu à une définition
particuliere ; on auroit du moins toûjours une
idée précise de ce qu'on doit définir ; on n'embrasseroit
point à la fois tous les sens d'un mot ; & en même
tems, on n'en exclueroit arbitrairement aucun ;
on exposeroit tous ceux qui sont reçûs ; & sans se faire
le législateur du langage, on lui donneroit toute
la netteté dont il est susceptible, & dont nous avons
besoin pour raisonner juste.

Sans doute, la méthode que je viens de tracer
109est souvent mise en usage, sur-tout lorsque l'incompatibilité
des sens d'un même mot est trop frappante ;
mais, pour l'appliquer dans tous les cas, & avec
toute la finesse dont il est susceptible, on ne pourra
guere se dispenser de consulter les mêmes analogies,
qui servent de guides dans les recherches étymologiques.
Quoi qu'il en soit, je crois qu'elle doit être
générale, & que le secours des étymologies y est utile
dans tous les cas.

Au reste, ce secours devient d'une nécessité absolue,
lorsqu'il faut connoître exactement, non pas
le sens qu'un mot a dû ou doit avoir, mais celui
qu'il a eû dans l'esprit de tel auteur, dans tel tems,
dans tel siecle : ceux qui observent la marche de
l'esprit humain dans l'histoire des anciennes opinions,
& plus encore ceux qui, comme les Théologiens,
sont obligés d'appuyer des dogmes respectables
sur les expressions des livres révélés, ou sur
les textes des auteurs témoins de la doctrine de leur
siecle, doivent marcher sans cesse le flambeau de
l'étymologie à la main, s'ils ne veulent tomber dans
mille erreurs. Si l'on part de nos idées actuelles sur
la matiere & ses trois dimensions ; si l'on oublie que
le mot qui répond à celui de matiere, materia, ὕλη, signifioit
proprement du bois, & par métaphore, dans
le sens philosophique, les matériaux dont une chose
est faite, ce fonds d'être qui subsiste parmi les changemens
continuels des formes, en un mot ce que
nous appellons aujourd'hui substance, on sera souvent
porté mal-à-propos à charger les anciens philosophes
d'avoir nié la spiritualité de l'ame, c'est-à-dire
d'avoir mal répondu à une question que beaucoup
d'entre eux ne se sont jamais faite. Presque toutes
les expressions philosophiques ont changé de signification ;
& toutes les fois qu'il faut établir une vérité
sur le témoignage d'un auteur, il est indispensable
de commencer par examiner la force de ses expressions,
non dans l'esprit de nos contemporains &
dans le nôtre, mais dans le sien & dans celui des
hommes de son siecle. Cet examen fondé si souvent
sur la connoissance des étymologies, fait une des parties
les plus essentielles de la critique : nous exhortons
à lire, à ce sujet, l'Art critique du célebre Leclerc ;
ce savant homme a recueilli dans cet ouvrage
plusieurs exemples d'erreurs très-importantes, &
donne en même tems des regles pour les éviter.

Je n'ai point encore parlé de l'usage le plus ordinaire
que les savans ayent fait jusqu'ici de l'art étymologique,
& des grandes lumieres qu'ils ont crû
en tirer, pour l'éclaircissement de l'Histoire ancienne.
Je ne me laisserai point emporter à leur enthousiasme :
j'inviterai même ceux qui pourroient y être
plus portés que moi, à lire la Démonstration évangélique,
de M. Huet ; l'Explication de la Mythologie, par
Lavaur ; les longs Commentaires que l'évêque Cumberland
& le célebre Fourmont ont donnés sur le
fragment de Sanchoniathon ; l'Histoire du Ciel, de M.
Pluche, les ouvrages du P. Pezron sur les Celtes,
l'Atlantique de Rudbeck, &c. Il sera très-curieux
de comparer les différentes explications que tous ces
auteurs ont données de la Mythologie & de l'Histoire
des anciens héros. L'un voit tous les patriarches
de l'ancien Testament, & leur histoire suivie, où
l'autre ne voit que des héros Suédois ou Celtes ; un
troisieme des leçons d'Astronomie & de Labourage,
&c. Tous présentent des systèmes assez bien liés, à-peu-près
également vraissemblables, & tous ont la même
chose à expliquer. On sentira probablement, avant
d'avoir fini cette lecture, combien il est frivole de
prétendre établir des faits sur des étymologies purement
arbitraires, & dont la certitude seroit évaluée
très-favorablement en la réduisant à de simples possibilités.
Ajoûtons qu'on y verra en même tems que
si ces auteurs s'étoient astreints à la séverité des regles
[COLONNE 2]que nous avons données, ils se seroient épargné
bien des volumes. Après cet acte d'impartialité, j'ai
droit d'appuyer sur l'utilité dont peuvent être les
étymologies, pour l'éclaircissement de l'ancienne histoire
& de la Fable. Avant l'invention de l'Ecriture,
& depuis, dans les pays qui sont restés barbares, les
traces des révolutions s'effacent en peu de tems ; &
il n'en reste d'autres vestiges que les noms imposés
aux montagnes, aux rivieres, &c. par les anciens habitans
du pays, & qui se sont conservés dans la langue
des conquérans. Les mélanges des langues servent
à indiquer les mélanges des peuples, leurs courses,
leurs transplantations, leurs navigations, les colonies
qu'ils ont portées dans des climats éloignés. En matiere
de conjectures, il n'y a point de cercle vicieux,
parce que la force des probabilités consiste dans leur
concert ; toutes donnent & reçoivent mutuellement :
ainsi les étymologies confirment les conjectures historiques,
comme nous avons vû que les conjectures
historiques confirment les étymologies : par la même
raison celles-ci empruntent & répandent une lumiere
réciproque sur l'origine & la migration des arts,
dont les nations ont souvent adopté les termes avec
les manoeuvres qu'ils expriment. La décomposition
des langues modernes peut encore nous rendre, jusqu'à
un certain point, des langues perdues, & nous guider
dans l'interprétation d'anciens monumens, que
leur obscurité, sans cela, nous rendroit entierement
inutiles. Ces foibles lueurs sont précieuses, sur-tout
lorsqu'elles sont seules : mais il faut l'avoüer ; si elles
peuvent servir à indiquer certains évenemens à grande
masse, comme les migrations & les mêlanges de
quelques peuples, elles sont trop vagues pour servir
à établir aucun fait circonstancié. En général, des
conjectures sur des noms me paroissent un fondement
bien foible pour asseoir quelque assertion positive ;
& si je voulois faire usage de l'étymologie, pour
éclaircir les anciennes fables & le commencement
de l'histoire des nations, ce seroit bien moins pour
élever que pour détruire : loin de chercher à identifier,
à force de suppositions, les dieux des différens peuples,
pour les ramener ou à l'Histoire corrompue, ou à
des systèmes raisonnés d'idolatrie, soit astronomique,
soit allégorique, la diversité des noms des dieux de
Virgile & d'Homere, quoique les personnages soient
calqués les uns sur les autres, me feroit penser que la
plus grande partie de ces dieux latins n'avoient dans
l'origine rien de commun avec les dieux grecs ; que
tous les peuples assignoient aux différens effets qui
frappoient le plus leurs sens, des êtres pour les produire
& y présider ; qu'on partageoit entre ces êtres
fantastiques l'empire de la nature, arbitrairement,
comme on partageoit l'année entre plusieurs mois ;
qu'on leur donnoit des noms relatifs à leurs fonctions,
& tirés de la langue du pays, parce qu'on
n'en savoit pas d'autre ; que par cette raison le dieu
qui présidoit à la Navigation s'appelloit Neptunus,
comme la déesse qui présidoit aux fruits s'appelloit
Pomona ; que chaque peuple faisoit ses dieux à part
& pour son usage, comme son calendrier ; que si
dans la suite on a crû pouvoir traduire les noms de
ces dieux les uns par les autres, comme ceux des
mois, & identifier le Neptune des Latins avec le Poseidon
des Grecs, cela vient de la persuasion où chacun
étoit de la réalité des siens, & de la facilité avec
laquelle on se prêtoit à cette croyance réciproque,
par l'espece de courtoisie que la superstition d'un
peuple avoit, en ce tems là, pour celle d'un autre :
enfin j'attribuerois en partie à ces traductions & à ces
confusions de dieux, l'accumulation d'une foule d'avantures
contradictoires sur la tête d'une seule divinité ;
ce qui a dû compliquer de plus en plus la Mythologie,
jusqu'à ce que les Poëtes l'ayent fixée dans
des tems postérieurs.110

A l'égard de l'Histoire ancienne, j'examinerois
les connoissances que les différentes nations prétendent
avoir sur l'origine du monde ; j'étudierois le
sens des noms qu'elles donnent dans leurs récits aux
premiers hommes, & à ceux dont elles remplissent
les premieres générations ; je verrois dans la tradition
des Germains, que Theut fut pere de Mannus ;
ce qui ne veut dire autre chose sinon que Dieu créa
l'homme
 ; dans le fragment de Sanchoniathon, je
verrois, après l'air ténébreux & le cahos, l'esprit
produire l'amour ; puis naitre successivement les
être intelligens, les astres, les hommes immortels ;
& enfin d'un certain vent de la nuit, AEon & Protogonos,
c'est-à-dire mot pour mot, le tems (que l'on représente
pourtant comme un homme), & le premier
homme ; ensuite plusieurs générations, qui désignent
autant d'époques des inventions successives des premiers
Arts. Les noms donnés aux chefs de ces générations
sont ordinairement relatifs à ces Arts, le
chasseur
, le pêcheur, le bâtisseur ; & tous ont inventé
les Arts dont ils portent le nom. A-travers toute la
confusion de ce fragment, j'entrevois bien que le
prétendu Sanchoniathon n'a fait que compiler d'anciennes
traditions qu'il n'a pas toûjours entendues :
mais dans quelque source qu'il ait puisé, peut-on
jamais reconnoître dans son fragment un récit historique ?
Ces noms, dont le sens est toûjours assujetti
à l'ordre systématique de l'invention des Arts,
ou identique avec la chose même qu'on raconte,
comme celui de Protogonos, présentent sensiblement
le caractere d'un homme qui dit ce que lui ou d'autres
ont imaginé & crû vraissemblable, & répugnent
à celui d'un témoin qui rend compte de ce
qu'il a vû ou de ce qu'il a entendu dire à d'autres
témoins. Les noms répondent aux caracteres dans
les comédies, & non dans la société : la tradition
des Germains est dans le même cas ; on peut juger
par là ce qu'on doit penser des auteurs qui ont osé
préférer ces traditions informes, à la narration simple
& circonstanciée de la Genèse.

Les Anciens expliquoient presque toûjours les
noms des villes par le nom de leur fondateur ; mais
cette façon de nommer les villes est-elle réellement
bien commune ? & beaucoup de villes ont-elles eu
un fondateur ? N'est-il pas arrivé quelquefois qu'on
ait imaginé le fondateur & son nom d'après le nom
de la ville, pour remplir le vuide que l'Histoire
laisse toûjours dans les premiers tems d'un peuple ?
L'étymologie peut, dans certaines occasions, éclaircir
ce doute. Les Historiens grecs attribuent la
fondation de Ninive à Ninus ; & l'histoire de ce
prince, ainsi que de sa femme Sémiramis, est assez bien
circonstanciée, quoiqu'un peu romanesque.
Cependant Ninive, en hébreu, langue presque absolument
la même que le chaldéen, Nineveh, est le
participe passif du verbe navah, habiter ; & suivant
cette étymologie, ce nom signifieroit habitation, &
il auroit été assez naturel pour une ville, sur-tout
dans les premiers tems, où les peuples bornés à
leur territoire, ne donnoient guere un nom à la ville,
que pour la distinguer de la campagne. Si cette
étymologie est vraie, tant que ce mot a été entendu,
c'est-à-dire jusqu'au tems de la domination persanne,
on n'a pas dû lui chercher d'autre origine, &
l'histoire de Ninus n'aura été imaginée que postérieurement
à cette époque. Les Historiens grecs qui
nous l'ont racontée, n'ont écrit effectivement que
long-tems après ; & le soupçon que nous avons formé
s'accorde d'ailleurs très-bien avec les livres sacrés,
qui donnent Assur pour fondateur à la ville
de Ninive. Quoi qu'il en soit de la vérité absolue
de cette idée, il sera toûjours vrai qu'en général
le nom d'une ville a, dans la langue qu'on y parle, un
sens naturel & vraissemblable. On est en droit de
[COLONNE 2]suspecter l'existence du prince qu'on prétend lui
avoir donné son nom, sur-tout si cette existence
n'est connue que par des auteurs qui n'ont jamais
sû la langue du pays.

On voit assez jusqu'où & comment on peut faire
usage des étymologies, pour éclaircir les obscurités
de l'Histoire.

Si, après ce que nous avons dit pour montrer
l'utilité de cette étude, quelqu'un la méprisoit encore,
nous lui citerions l'exemple des Leclerc, des
Leibnitz, & de l'illustre Freret, un des Savans qui
ont sû le mieux appliquer la Philosophie à l'érudition.
Nous exhortons aussi à lire les Mémoires de M.
Falconet, sur les étymologies de la langue françoise
(Mémoires de l'Académie des Belles-Lettres, tome
XX
.), & sur-tout les deux Mémoires que M. le
Président de Brosses à lûs à la même académie,
sur les étymologies ; titre trop modeste, puisqu'il s'y
agit principalement des grands objets de la théorie
générale des langues, & des raisons suffisantes
de l'art de la parole. Comme l'auteur a bien voulu
nous les communiquer, nous en eussions profité
plus souvent, s'il ne fût pas entre dans notre plan
de renvoyer la plus grande partie des vûes profondes
& philosophiques dont ils sont remplis, aux
articles Langues, Lettres, Onomatopée, Métaphore,
&c. Voyez ces mots.

Nous concluerons donc cet article, en disant,
avec Quintilien : ne quis igitur tam parva fastidiat elementa…
quia interiora velut sacri hujus adeuntibus
apparebit multa rerum subtilitas, quoe non modo
acuere ingenia, sed exercere altissimam quoque eruditionem
possit
.111