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Beauzée, Nicolas. Encyclopédie de Diderot et d'Alembert (9): Langue – T01

[Encyclopédie (vol. 9)]

[Langue, (gramm.)]

Langue, (Gramm.) après avoir censuré la définition
du mot langue, donnée par Furetiere, Frain
du Tremblay, (Traité des langues, ch. ij.) dit que
« ce qu'on appelle langue, est une suite ou un amas
de certains sons articulés propres à s'unir ensemble,
dont se sert un peuple pour signifier les choses,
& pour se communiquer ses pensées ; mais
qui sont indifférens par eux-mêmes à signifier une
chose ou une pensée plutôt qu'une autre ».
Malgré la longue explication qu'il donne ensuite des diverses
parties qui entrent dans cette définition, plutôt
que de la définition même & de l'ensemble, on
peut dire que cet écrivain n'a pas mieux réussi que
Furetiere à nous donner une notion précise & complette
de ce que c'est qu'une langue. Sa definition
n'a ni briéveté, ni clarté. ni vérité.

Elle peche contre la briéveté, en ce qu'elle s'attache
à developper dans un trop grand detail l'essence
des sons articulés, qui ne doit pas être envisagée si
explicitement dans une définition dont les sons ne
peuvent pas être l'objet immédiat.

Elle peche contre la clarté, en ce qu'elle laisse
dans l'esprit sur la nature de ce qu'on appelle langue,
une incertitude que l'auteur même a sentie, &
qu'il a voulu dissiper par un chapitre entier d'explication.

Elle peche enfin contre la vérité, en ce qu'elle
présente l'idée d'un vocabulaire plutôt que d'une
langue. Un vocabulaire est véritablement la suite ou
l'amas des mots dont se sert un peuple, pour signifier
les choses & pour se communiquer ses pensées.
Mais ne faut-il que des mots pour constituer une langue ;
& pour la savoir, suffit-il d'en avoir appris le
vocabulaire ? Ne faut-il pas connoître le sens principal
& les sens accessoires qui constituent le sens
propre que l'usage a attaché à chaque mot ; les divers
sens figurés dont il les a rendus susceptibles ; la
maniere dont il veut qu'ils soient modifiés, combinés
& assortis pour concourir à l'expression des
pensées ; jusqu'à quel point il en assujettit la construction
à l'ordre analytique ; comment, en quelles occurrences,
& à quelle fin il les a affranchis de la servitude
de cette construction ? Tout est usage dans les
langues ; le matériel & la signification des mots, l'analogie
& l'anomalie des terminaisons, la servitude
ou la liberté des constructions, le purisme ou le barbarisme
des ensembles. C'est une vérité sentie par
tous ceux qui ont parlé de l'usage ; mais une vérité
mal présentée, quand on a dit que l'usage étoit le
tyran des langues. L'idée de tyrannie emporte chez
nous celle d'une usurpation injuste & d'un gouvernement
déraisonnable ; & cependant rien de plus
[COLONNE 2]juste que l'empire de l'usage sur quelque idiome que
ce soit, puisque lui seul peut donner à la communication
des pensées, qui est l'objet de la parole, l'universalité
nécessaire ; rien de plus raisonnable que
d'obéir à ses décisions, puisque sans cela on ne seroit
pas entendu, ce qui est le plus contraire à la destination
de la parole.

L'usage n'est donc pas le tyran des langues, il en
est le législateur naturel, nécessaire, & exclusif ; ses
décisions en font l'essence : & je dirois d'après cela,
qu'une langue est la totalité des usages propres à une nation
pour exprimer les pensées par la voix
.

Si une langue est parlée par une nation composée
de plusieurs peuples égaux & indépendans les uns
des autres, tels qu'étoient anciennement les Grecs,
& tels que sont aujourd'hui les Italiens & les Allemans ;
avec l'usage général des mêmes mots & de la
même syntaxe, chaque peuple peut avoir des usages
propres sur la prononciation ou sur les terminaisons
des mêmes mots : ces usages subalternes, également
légitimes, constituent les dialectes de la langue nationale.
Si, comme les Romains autrefois, & comme
les François aujourd'hui, la nation est une par rapport
au gouvernement ; il ne peut y avoir dans sa
maniere de parler qu'un usage légitime : tout autre
qui s'en écarte dans la prononciation, dans les terminaisons,
dans la syntaxe, ou en quelque façon
que ce puisse étre, ne fait ni une langue à part, ni
une dialecte de la langue nationale ; c'est un patois
abandonné à la populace des provinces, & chaque
province a le sien.

Si dans la totalité des usages de la voix propres à
une nation, on ne considere que l'expression & la
communication des pensées, d'après les vues de l'esprit
les plus universelles & les plus communes à tous
les hommes ; le nom de langue exprime parfaitement
cette idée générale. Mais si l'on prétend encore envisager
les vues particulieres à cette nation, & les
tours singuliers qu'elles occasionnent nécessairement
dans son élocution ; le terme d'idiome est alors celui
qui convient le mieux à l'expression de cette idée
moins générale & plus restrainte.

La différence que l'on vient d'assigner entre langue
& idiome, est encore bien plus considérable entre
langue & langage, quoique ces deux mots paroissent
beaucoup plus rapprochés par l'unité de leur
origine. C'est le matériel des mots & leur ensemble
qui détermine une langue ; elle n'a rapport qu'aux
idées, aux conceptions, à l'intelligence de ceux qui
la parlent. Le langage paroît avoir plus de rapport
au caractere de celui qui parle, à ses vues, à ses intérêts ;
c'est l'objet du discours qui détermine le langage ;
chacun a le sien selon ses passions, dit M.
l'abbé de Condillac, Orig. des conn. hum. II. Part.
1. sect. ch. xv
. Ainsi la même nation, avec la même
langue, peut, dans des tems différens, tenir des langages
différens, si elle a changé de moeurs, de vues,
d'intérêts ; deux nations au contraire, avec différentes
langues, peuvent tenir le même langage, si elles
ont les mêmes vues, les mêmes intérêts, les mêmes
moeurs : c'est que les moeurs nationales tiennent aux
passions nationales, & que les unes demeurent stables
ou changent comme les autres. C'est la même
chose des hommes que des nations : on dit le langage
des yeux, du geste, parce que les yeux & le
geste sont destinés par la nature à suivre les mouvemens
que les passions leur impriment, & conséquemment
à les exprimer avec d'autant plus d'énergie,
que la correspondance est plus grande entre le signe
& la chose signifiée qui le produit.

Après avoir ainsi déterminé le véritable sens du
mot langue, par la définition la plus exacte qu'il a
été possible d'en donner, & par l'exposition précise
des différences qui le distinguent des mots qui lui sont
249ou synonymes ou subordonnés, il reste à jetter un
coup d'oeil philosophique sur ce qui concerne les langues
en général : & il me semble que cette théorie
peut se réduire à trois articles principaux, qui traiteront
de l'origine de la langue primitive, de la multiplication
miraculeuse des langues, & enfin, de l'analyse
& de la comparaison des langues envisagées
sous les aspects les plus généraux, les seuls qui conviennent
à la philosophie, & par conséquent à l'Encyclopédie.
Ce qui peut concerner l'étude des langues,
se trouvera répandu dans différens articles de
cet ouvrage, & particulierement au mot Méthode.

Au reste, sur ce qui concerne les langues en général,
on peut consulter plusieurs ouvrages composés
sur cette matiere : les dissertations philologiques
de H. Schaevius, De origine linguarum & quibusdam
carum attributis
 ; une dissertation de Borrichius,
medecin de Copenhague, de causis diversitatis linguarum ;
d'autres dissertations de Thomas Hayne,
de linguarum harmoniâ, où il traite des langues en
général, & de l'affinité des différens idiomes ; l'ouvrage
de Théodore Bibliander, de ratione communi
omnium
linguarum & litterarum ; celui de Gesner,
intitulé Mithridates, qui a à-peu-près le même objet,
& celui de former de leur mélange une langue universelle ;
le trésor de l'histoire des langues de cet univers
de Cl. Duret ; l'harmonie étymologique des langues
d'Etienne Guichart ; le traité des langues, par
Frain du Tremblay ; les réflexious philosophiques sur
l'origine des
langues de M. de Maupertuis, & plusieurs
autres observations répandues dans différens
écrits, qui pour ne pas envisager directement cette
matiere, n'en renferment pas moins des principes
excellens & des vues utiles à cet égard.

[Art. I. Origine de la langue primitive.]

Art. I. Origine de la langue primitive. Quelques-uns
ont pensé que les premiers hommes, nés muets
par le fait, vécurent quelque tems comme les brutes
dans les cavernes & dans les forêts, isolés, sans
liaison entre eux, ne prononçant que des sons vagues
& confus, jusqu'à ce que réunis par la crainte
des bêtes féroces, par la voix puissante du besoin,
& par la nécessité de se prêter des secours mutuels,
ils arriverent par degrés à articuler plus distincte,
ment leurs sons, à les prendre en vertu d'une convention
unanime, pour signes de leurs idées ou des
choses mêmes qui en étoient les objets, & enfin à se
former une langue. C'est l'opinion de Diodore de
Sicile & de Vitruve, & elle a paru probable à Richard
Simon, Hist. crit. du vieux Test. I. xiv. xv. &
III. xxj
. qui l'a adoptée avec d'autant plus de hardiesse
qu'il a cité en sa faveur S. Grégoire de Nysse,
contrà Eunom. XII. Le P. Thomassin prétend néanmoins
que, loin de défendre ce sentiment, le saint
docteur le combat au contraire dans l'endroit même
que l'on allegue ; & plusieurs autres passages de ce
saint pere, prouvent évidemment qu'il avoit sur cet
objet des pensées bien différentes, & que M. Simon
l'entendoit mal.

« A juger seulement par la nature des choses, dit
M. Warburthon, Ess. sur les hyéro. e. I. p. 48. à la
note
, & indépendamment de la révélation, qui est
un guide plus sûr, l'on seroit porté à admettre l'opinion
de Diodore de Sicile & de Vitruve ». Cette
maniere de penser sur la question présente, est moins
hardie & plus circonspecte que la premiere : mais
Diodore & Vitruve étoient peut-être encore moins
répréhensibles que l'auteur anglois. Guidés par les
seules lumieres de la raison, s'il leur échappoit quelque
fait important, il étoit très naturel qu'ils n'en apperçussent
pas les conséquences. Mais il est difficile
de concevoir comment on peut admettre la révélation
avec le degré de soumission qu'elle a droit d'exiger,
& prétendre pourtant que la nature des choses
[COLONNE 2]insinue des principes opposés. La raison & la révélation
sont, pour ainsi dire, deux canaux différens
qui nous transmettent les eaux d'une même source,
& qui ne different que par la maniere de nous le présenter :
le canal de la révélation nous met plus près
de la source, & nous en offre une émanation plus
pure ; celui de la raison nous en tient plus éloignés,
nous expose davantage aux mélanges hétérogenes ;
mais ces mélanges sont toûjours discernables, & la
décomposition en est toûjours possible. D'où il suit
que les lumieres véritables de la raison ne peuvent
jamais être opposées à celles de la révélation, & que
l'une par conséquent ne doit pas prononcer autrement
que l'autre sur l'origine des langues.

C'est donc s'exposer à contredire sans pudeur &
sans succès le témoignage le plus authentique qui ait
été rendu à la vérité par l'auteur même de toute
vérité, que d'imaginer ou d'admettre des hypothèses
contraires à quelques faits connus par la révélation,
pour parvenir à rendre raison des faits naturels : &
nonobstant les lumieres & l'autorité de quantité d'écrivains,
qui ont crû bien faire en admettant la supposition
de l'homme sauvage, pour expliquer l'origine
& le développement successif du langage,
j'ose avancer que c'est de toutes les hypothèses la
moins soutenable.

M. J. J. Rousseau, dans son discours sur l'origine &
les fondemens de l'inégalité parmi les hommes, I. partie
,
a pris pour base de ses recherches, cette supposition
humiliante de l'homme né sauvage & sans autre liaison
avec les individus même de son espece, que celle
qu'il avoit avec les brutes, une simple co habitation
dans les mêmes forêts. Quel parti a-t-il tiré de cette
chimérique hypothèse, pour expliquer le fait de l'origine
des langues ? Il y a trouvé les difficultés les
plus grandes, & il est contraint à la fin de les avouer
insolubles.

« La premiere qui se présente, dit-il, est d'imaginer
comment les langues purent devenir nécessaires ;
car les hommes n'ayant nulle correspondance
entre eux, ni aucun besoin d'en avoir, on ne conçoit
ni la nécessité de cette invention, ni sa possibilité,
si elle ne fut pas indispensable. Je dirois
bien comme beaucoup d'autres, que les langues
sont nées dans le commerce domestique des peres,
des meres, & des enfans : mais outre que cela ne
résoudroit point les objections, ce seroit commettre
la faute de ceux qui raisonnant sur l'état de
nature, y transportent des idées prises dans la société,
voyent toujours la famille rassemblée dans
une même habitation, & ses membres gardant
entre eux une union aussi intime & aussi permanente
que parmi nous, où tant d'intérêts communs
les réunissent ; au lieu que dans cet état primitif,
n'ayant ni maisons, ni cabanes, ni propriété
d'aucune espece, chacun se logeoit au hasard,
& souvent pour une seule nuit ; les mâles
& les femelles s'unissoient fortuitement, se on la
rencontre, l'occasion, & le desir, sans que la parole
fût un interprete fort nécessaire des choses
qu'ils avoient à se dire. Ils se quittoient avec la
même facilité. La mere alaitoit d'abord ses enfans
pour son propre besoin, puis l'habitude les lui
ayant rendus chers, elle les nourrissoit ensuite
pour le leur ; si-tôt qu'ils avoient la force de chercher
leur pâture, ils ne tardoient pas à quitter la
mere elle-même ; & comme il n'y avoit presque
point d'autre moyen de se retrouver, que de ne
pas se perdre de vûe, il en étoient bientôt au point
de ne se pas même reconnoître les uns les autres.
Remarquez encore que l'enfant ayant tous
ses besoins à expliquer, & par conséquent plus
de choses à dire à la mere, que la mere à l'enfant,
c'est lui qui doit faire les plus grands frais de l'invention
250& que la langue qu'il emploie doit être
en grande partie son propre ouvrage ; ce qui multiplie
autant les langues qu'il y a d'individus pour
les parler, à quoi contribue encore la vie errante
& vagabonde, qui ne laisse à aucun idiome le
tems de prendre de la consistence ; car de dire que
la mere dicte à l'enfant les mots dont il devra se servir
pour lui demander telle ou telle chose, cela
montre bien comment on enseigne des langues déja
formées ; mais cela n'apprend point comment elles
le forment.

Supposons cette premiere difficulté vaincue :
franchissons pour un moment l'espace immense
qui dut se trouver entre le pur état de nature &
le besoin des langues ; & cherchons, en les supposant
necessaires, comment elles purent commencer
à s'etablir. Nouvelle difficulté pire encore que
la précedente ; car si les hommes ont eu besoin de
la parole pour apprendre à penser, ils ont eu besoin
encore de savoir penser pour trouver l'art de
la parole : & quand on comprendroit comment les
sons de la voix ont été pris pour interpretes conventionels
de nos idées, il resteroit toujours à savoir
quels ont pa être les interprêtes mêmes de
cette convention pour les idées qui n'ayant point
un objet sensible, ne pouvoient s'indiquer ni par
le geste, ni par la voix ; de sorte qu'a peine peut-on
former des conjectures supportables sur la naissance
de cet art de communiquer ses pensées &
d'établir un commerce entre les esprits.

Le premier langage de l'homme, le langage le
plus universel, le plus énergique, & le seul dont
il cut besoin avant qu'il fallût persuader des hommes
assembles, est le cri de la nature. Comme ce
cri n'étoit arraché que par une sorte d'instinct
dans les occasions pressantes, pour implorer du
secours dans les grands dangers ou du soulagement
dans les maux violens, il n'étoit pas d'un grand
usage dans le cours ordinaire de la vie où regnent
des sentimens plus modérés. Quand les idées des
hommes commencerent à s'étendre & à se multiplier,
& qu'il s'établit entre eux une communication
plus etroite, ils chercherent des lignes plus
nombreux & un langage plus étendu : ils multiplierent
les inflexions de la voix, & y joignirent
les gestes, qui, par leur nature, sort plus expressifs,
& dont le sens depend moins d'une détermination
antérieure. Ils exprimoient donc les objets
visibles & mobiles par des gestes ; & ceux qui
frappent l'ouie par des fons imitatifs : mais comme
le geste n'indique guere que les objets présens
ou faciles à décrire, & les actions visibles ; qu'il
n'est pas d'un usage universel, puisque l'obscurité
ou l'interposition d'un corps le rendent inutile, &
qu'il exige l'attention plutot qu'il ne l'excite ; on
s'avisa enfin de lui substituer les articulations de
la voix, qui, sans avoir le même rapport avec
certaines idées, sont plus propres à les représenter
toutes, comme signes institués ; substitution
qui ne peut se faire que d'un commun consentement,
& d'une maniere assez difficile à pratiquer
pour des hommes dont les organes grossiers n'avoient
encore aucun exercice, & plus difficile encore
à concevoir en elle-même, puisque cet accord
unanime dut être motivé, & que la parole
paroît avoir été fort nécessaire pour établir l'usage
de la parole.

On doit juger que les premiers mots dont les
hommes firent usage, eurent dans leurs esprits
une signification beaucoup plus étendue que n'ont
ceux qu'on emploie dans les langues déja formées,
& qu'ignorant la division du discours en ses parties,
ils donnerent d'abord à chaque mot le sens
d'une proposition entiere. Quand ils commencerent
[COLONNE 2]à distinguer le sujet d'avec l'attribut, & le
verbe d'avec le nom, ce qui ne fut pas un médiocre
effort de génie, les substantifs ne surent d'abord
qu'autant de noms propres, l'infinitif fut le
seul tems des verbes, & à l'égard des adjectifs, la
notion ne s'en dut développer que fort difficilement,
parce que tout adjectif est un mot abstrait,
& que les abstractions sont des opérations pénibles
& peu naturelles.

Chaque objet reçut d'abord un nom particulier,
sans égard aux genres & aux especes, que ces premiers
instituteurs n'étoient pas en état de distinguer ;
& tous les individus se présenterent isolés à
leur esprit, comme ils le sont dans le tableau de
la nature. Si un chêne s'appelloit A, un autre
chêne s'appelloit B ; de sorte que plus les connoissance
étoient bornées, & plus le dictionnaire devint
étendu. L'embarras de toute cette nomenclature
ne put être levé facilement ; car pour ranger
les êtres sous des dénominations communes & génériques,
il en falloit connoître les propriétés &
les différences ; il falloit des observations & des
définitions, c'est-à-dire, de l'Histoire naturelle &
de la Métaphysique, beaucoup plus que les hommes
de ce tems-là n'en pouvoient avoir.

D'ailleurs, les idées générales ne peuvent s'introduire
dans l'esprit qu'à l'aide des mots, & l'entendement
ne les saisit que par des propositions.
C'étoit une des raisons pourquoi les animaux ne
sauroient se former de telles idées, ni jamais acquérir
la perfectibilité qui en dépend. Quand un
singe va sans hésiter d'une noix à l'autre ; pense-t-on
qu'il ait l'idée générale de cette sorte de fruit,
& qu'il compare son archétype à ces deux individus ?
Non sans doute ; mais la vue de l'une de ces
noix rappelle à sa mémoire les sensations qu'il a
reçues de l'autre ; & ses yeux modifiés d'une certaine
maniere, annoncent à son goût la modification
qu'il va recevoir. Toute idée générale est
purement intellectuelle ; pour peu que l'imagination
s'en mêle, l'idée devient aussi-tôt particuliere.
Essayez de vous tracer l'image d'un arbre en général,
vous n'en viendrez jamais à bout, malgré
vous il faudra le voir petit ou grand, rare ou touffu,
clair ou foncé ; & s'il dépendoit de vous de
n'y voir que ce qui se trouve en tout arbre, cette
image ne ressembleroit plus à un arbre. Les êtres
purement abstraits se voyent de même, ou ne se
conçoivent que par le discours. La définition seule
du triangle vous en donne la véritable idée : si-tôt
que vous en figurez un dans votre esprit, c'est un
tel triangle, & non pas un autre, & vous
ne pouvez éviter d'en rendre les lignes sensibles,
ou le plan coloré. Il faut donc énoncer des
propositions ; il faut donc parler pour avoir des
idées générales ; car si tôt que l'imagination s'arrête,
l'esprit ne marche plus qu'à l'aide du discours.
Si donc les premiers inventeurs n'ont pu donner
des noms qu'aux idées qu'ils avoient déjà, il s'ensuit
que les premiers substantifs n'ont pu jamais
être que des noms propres.

Mais lorsque, par des moyens que je ne conçois
pas, nos nouveaux grammairiens commencerent
à étendre leurs idées, & à généraliser leurs mots,
l'ignorance des inventeurs dut assujettir cette méthode
à des bornes fort étroites ; & comme ils
avoient d'abord trop multiplié les noms des individus,
faute de connoître les genres & les especes,
ils firent ensuite trop d'especes & de genres, faute
d'avoir considéré les êtres par toutes leurs différences.
Pour pousser les divisions assez loin, il eût
fallu plus d'expérience & de lumiere qu'ils n'en
pouvoient avoir, & plus de recherches & de travail
qu'ils n'y en vouloient employer. Or, si même
251aujourd'hui l'on découvre chaque jour de nouvelles
especes qui avoient échappe jusqu'ici à toutes
nos observations, qu'on pense combien il dut
s'en dérober à des hommes qui ne jugeoient des
choses que sur le premier aspect ? Quant aux classes
primitives & aux notions les plus générales, il
est superflu d'ajouter qu'elles durent leur échapper
encore : comment, par exemple, auroient-ils imaginé
ou entendu les mots de matiere, d'esprit, de
substance, de mode, de figure, de mouvement, puisque
nos philosophes qui s'en servent depuis si
long-tems ont bien de la peine à les entendre eux-mêmes,
& que les idées qu'on attache à ces mots
étant purement métaphysiques, ils n'en trouvoient
aucun modéle dans la nature ? »

Après s'être étendu, comme on vient de le voir,
sur les premiers obstacles qui s'opposent à l'institution
conventionnelle des langues, M. Rousseau se
fait un terme de comparaison de l'invention des seuls
substantifs physiques, qui font la partie de la langue
la plus facile à trouver pour juger du chemin qui lui
reste à faire jusqu'au terme où elle pourra exprimer
toutes les pensées des hommes, prendre une forme
constante, être parlée en public, & influer sur la société :
il invite le lecteur à réfléchir sur ce qu'il a
fallu de tems & de connoissances pour trouver les
nombres qui supposent les méditations philosophiques
les plus profondes & l'abstraction la plus métaphysique,
la plus pénible, & la moins naturelle ; les
autres mots abstraits, les aoristes & tous les tems des
verbes, les particules, la syntaxe ; lier les propositions,
les raisonnemens, & former toute la logique
du discours : après quoi voici comme il conclut :
« Quant à moi, effrayé des difficultés qui se multiplient,
& convaincu de l'impossibilité presque démontrée
que les langues aient pu naître & s'établir
par des moyens purement humains ; je laisse à qui
voudra l'entreprendre, la discussion de ce difficile
problème, lequel a été le plus nécessaire, de la société
déja liée, à l'institution des
langues ; ou des langues
deja inventées, à l'établissement de la société ».

Il étoit difficile d'exposer plus nettement l'impossibilité
qu'il y a à déduire l'origine des langues, de
l'hypothese révoltante de l'homme supposé sauvage
dans les premiers jours du monde ; & pour en faire
voir l'absurdité, il m'a paru important de ne rien
perdre des aveux d'un philosophe qui l'a adopté
pour y fonder l'inégalité des conditions, & qui malgré
la pénétration & la subtilité qu'on lui connoît,
n'a pu tirer de ce principe chimérique tout l'avantage
qu'il s'en étoit promis, ni peut-être même celui
qu'il croit en avoir tiré.

Qu'il me soit permis de m'arrêter un instant sur
ces derniers mots. Le philosophe de Genève a bien
senti que l'inégalité des conditions étoit une suite
necessaire de l'établissement de la société ; que l'établissement
de la société & l'institution du langage se
supposoient respectivement, puisqu'il regarde comme
un problème difficile, de discuter lequel des deux
a été pour l'autre d'une nécessité antécédente plus
considérable. Que ne faisoit-il encore quelques pas ?
Ayant vu d'une maniere démonstrative que les langues
ne peuvent tenir à l'hypothèse de l'homme né
sauvage, ni s'être établies par des moyens purement
humains ; que ne concluoit-il la même chose de la
société ? que n'abandonnoit-il entierement son hypothèse,
comme aussi incapable d'expliquer l'un que
l'autre ? d'ailleurs la supposition d'un fait que nous
savons par le temoignage le plus sûr, n'avoir point
été, loin d'être admissible comme principe explicatif
de faits réels, ne doit être regardée que comme une
fiction chimérique & propre à égarer.

Mais suivons le simple raisonnement. Une langue
est, sans contredit, la totalité des usages propres à
[COLONNE 2]une nation pour exprimer les pensées par la voix ;
& cette expression est le véhicule de la communication
des pensées. Ainsi toute langue suppose une société
préexistente, qui, comme société, aura eu besoin
de cette communication, & qui, par des actes
déja réitérés, aura fondé les usages qui constituent
le corps de sa langue. D'autre part une société formée
par les moyens humains que nous pouvons connoître,
présuppose un moyen de communication
pour fixer d'abord les devoirs respectifs des associés,
& ensuite pour les mettre en état de les exiger les
uns des autres. Que suit-il de-là ? que si l'on s'obstine
à vouloir fonder la premiere langue & la premiere
société par des voies humaines, il faut admettre
l'éternité du monde & des générations humaines,
& renoncer par conséquent à une premiere société
& à une premiere langue proprement dites : sentiment
absurde en soi, puisqu'il implique contradiction,
& démenti d'ailleurs par la droite raison, &
par la foule accablante des temoignages de toute espece
qui certifient la nouveauté du monde : Nulia
igitur in principio facta est ejusmodi congregatio, nec
unquam fuisse homines in terra qui propter insantiam
non loquerentur, intelliget, cui ratio non deest
. Lactance.
De vero cultu. cap. x. C'est que si les hommes
commencent par exister sans parier, jamais ils
ne parleront. Quand on sait quelques langues, on
pourroit aisément en inventer une autre : mais si l'on
n'en sait aucune, on n'en saura jamais, à moins
qu'on n'entende parler quelqu'un. L'organe de la
parole est un instrument qui demeure oisif & inutile,
s'il n'est mis en jeu par les impressions de l'ouie ; personne
n'ignore que c'est la surdité originelle qui tient
dans l'inaction la bouche des muets de naissance ; &
l'on sait par plus d'une expérience bien constatée,
que des hommes élevés par accident loin du commerce
de leurs semblables & dans le silence des forêts,
n'y avoient appris à prononcer aucun son articulé,
qu'ils imitoient seulement les cris naturels des
animaux avec lesquels ils s'étoient trouvés en liaison,
& que transplantés dans notre société, ils
avoient eu bien de la peine à imiter le langage qu'ils
entendoient, & ne l'avoient jamais fait que très imparfaitement.
Voyez les notes sur le discours de M. J. J.
Rousseau sur l'origine & les fondemens de l'inégalité
parmi les hommes
.

Herodote raconte qu'un roi d'Egypte fit élever
deux enfans ensemble, mais dans le silence ; qu'une
chevre fut leur nourrice ; qu'au bout de deux ans
ils tendirent la main à celui qui étoit chargé de cette
éducation expérimentale, & lui dirent beccos, & que
le roi ayant su que bek en langue phrygienne signifie
pain, il en conclut que le langage phrygien étoit
naturel, & que les Phrygiens étoient les plus anciens
peuples du monde, lib. II. cap. ij. Les Egyptiens ne
renoncerent pas à leurs prétentions d'ancienneté,
malgré cette décision de leur prince, & ils firent
bien : il est évident que ces enfans parloient comme
la chevre leur nourrice, que les Grecs nomment
βήκη par onomatopée ou imitation du cri de cet animal,
& ce cri ne ressemble que par hasard au bek,
(pain) des Phrygiens.

Si la conséquence que le roi d'Egypte tira de cette
observation, en étoit mal déduite, elle étoit encore
vicieuse par la supposition d'un principe erronné qui
consistoit à croire qu'il y eût une langue naturelle à
l'homme. C'est la pensée de ceux qui effrayés des
difficultés du systême que l'on vient d'examiner sur
l'origine des langues, ont cru ne devoir pas prononcer
que la premiere vînt miraculeusement de l'inspiration
de Dieu même.

Mais s'il y avoit une langue qui tînt à la nature
de l'homme, ne seroit-elle pas commune à tout le
genre humain, sans distinction de tems, de climats,
252de gouvernemens, de religions, de moeurs, de lumieres
acquises, de préjugés, ni d'aucunes des autres
causes qui occasionnent les différences des langues ?
Les muets de naissance, que nous savons ne
l'être que faute d'entendre, ne s'aviseroient-ils pas
du-moins de parler la langue naturelle, vû sur-tout
qu'elle ne seroit étouffée chez eux par aucun usage
ni aucun préjugé contraire ?

Ce qui est vraiment naturel à l'homme, est immuable
comme son essence : aujourd'hui comme des
l'aurore du monde une pente secrete mais invincible
met dans son ame un desir constant du bonheur,
suggere aux deux sexes cette concupiscence mutuelle
qui perpétue l'espece, sait passer de générations en
générations cette aversion pour une entiere solitude,
qui ne s'éteint jamais dans le coeur même de ceux
que la sagesse ou la religion a jettés dans la retraite.
Mais rapprochons nous de notre objet : le langage
naturel de chaque espece de brute, ne voyons nous
pas qu'il est inaltérable ? Depuis le commencement
jusqu'à nos jours, on a par-tout entendu les lions
rugir, les taureaux mugir, les chevaux hennir, les
anes braire, les chiens aboyer, les loups hurler, les
chats miauler, &c. ces mots mêmes formés dans
toutes les langues par onomatopée, sont des témoignages
rendus à la distinction du langage de chaque
espece, & à l'incorruptibilité, si on peut le dire,
de chaque idiome specifique.

Je ne pretends pas insinuer au reste, que le langage
des animaux soit propre à peindre le précis
analytique de leurs pensées, ni qu'il saille leur accorder
une raison comparable à la nôtre, comme
le pensoient Plutarque, Sextus Empiricus, Porphyre,
& comme l'ont avancé quelques modernes, & entr'autres
Is. Vossius qui a poussé l'indécence de son
assertion jusqu'à trouver plus de raison dans le langage
des animaux, que vulgò bruta creduntur, dit-il,
lib. de viribus rythmi. p. 66. Je mien suis expliqué
ailleurs. Voyez Interjection. La parole nous est
donnee pour exprimer les sentimens intérieurs de
notre ame, & les idées que nous avons des objets
extérieurs ; en sorte que chacune des langues que
l'homme paile, fournit des expressions an langage
du coeur & à celui de l'esprit. Le langage des animaux
paroit n'avoir pour objet que les sensations
intérieures, & c'est pour cela qu'il est invariable
comme leur maniere de sentir, si même l'invariabilité
de leur langage n'en est la preuve. C'est la
même chose parmi nous : nous ferons entendre partout
l'état actuel de notre ame par nes interjections,
parce que les sons que la nature nous dicte dans les
grands & premiers mouvemens de notre ame, sont
les mêmes pour toutes les langues : nos usages à cet
égard ne sont point arbitraires, parce qu'ils sont
naturels. Il en seroit de même du langage analytique
de l'esprit, s'il étoit naturel, il seroit immuable &
unique.

Que reste-t-il donc à conclure, pour indiquer une
origine raisonnable au langage. L'hypothèse de l'homme
sauvage, démentie par l'histoire authentique de
la Genèse, ne peut d'ailleurs fournir aucun moyen
plausible de former une premiere langue : la supposer
naturelle, est une autre pensée inalliable avec
les procédés constans & uniformes de la nature : c'est
donc Dieu lui-même qui non-content de donner aux
deux premiers individus du genre humain la précieuse
faculté de parler, la mit encore aussi-tôt en
plein exercice, en leur inspirant immédiatement
l'envie & l'art d'imaginer les mots & les tours nécessaires
aux besoins de la société naissante. C'est
à-peu-près ce que paroît en dire l'auteur de l'ecclésiastique,
XVII. 5. Consilium, & linguam, & oculos,
& aures, & cor dedit illis excogitandi ; & disciplinâ
intellectûs explevit illos
. Voilà bien exactement tout
[COLONNE 2]ce qu'il faut pour justifier mon opinion ; l'envie de
communiquer sa pensée, consilium ; la faculté de le
faire, linguam ; des yeux pour reconnoître au loin
les objets environnans & soumis au domaine de
l'homme, afin de les distinguer par leurs noms, oculos ;
des oreilles, afin de s'entendre mutuellement,
sans quoi la communication des pensées, & la tradition
des usages qui servent à les exprimer, auroient
été impossibles, aures ; l'art d'assujettir les mots aux
lois d'une certaine analogie, pour éviter la trop
grande multiplication des mots primitifs, & cependant
donner à chaque être son signe propre, cor excogitandi ;
enfin l'intelligence nécessaire pour distinguer
& nommer les points de vûe abstraits les plus
essentiels, pour donner à l'ensemble de l'élocution
une forme aussi expressive que chacune des parties
de l'oraison peut l'être en particulier, & pour retenir
le tout, disciplina intellectus. Cette doctrine se
confirme par le texte de la Genese qui nous apprend
que ce fut Adam lui-même qui fut le nomenclateur
primitif des animaux, & qui nous le présente comme
occupé de ce soin fondamental, par l'avis exprès &
sous la direction du Créateur, gen. Il. 19. 20. Formatis
igitur, Dominus Deus, de humo cunctis animantibas
terroe, & universis volatilibus coeli, adduxit ea ad
Adam, ut videret quid vocaret ea ; omne enim quod vocavit
Adam animae viventis, ipsum est nomen ejus : ap.
pellavitque Adam nominibus sais cuncta animantia, &
universa volatilia coeli, & omnes bestias terroe
. Avec
un témoignage si respectable & si bien établi de la
véritable origine & de la société & du langage,
comment se trouve-t-il encore parmi nous des hommes
qui osent interpréter l'oeuvre de Dieu par les
délires de leur imagination, & substituer leurs pensées
aux documens que l'esprit-saint lui-même nous
a fait passer ? Cependant à moins d'introduire le
pyrrhonisme historique le plus ridicule & le plus
scandaleux tout-à-la-fois, le récit de Moise a droit
de subjuguer la croyance de tout homme raisonnable,
plus qu'aucun autre historien. Il est si sûr de ses
dates, qu'il parle continuellement en homme qui
ne craint pas d'être démenti par aucun monument
antérieur, quelque court que puisse être l'espace qu'il
assigne ; & telle est la condition gênante qu'il s'impose,
lorsqu'il parle de la premiere multiplication
des langues ; evenement miraculeux qui mérite attention,
& sur lequel j'emprunterai les termes mêmes
de M. Pluche, Spect. de la nature, tom. VIII.
part. I. pag. 96. & suiv
.

[Art. II. Multiplication miraculeuse des langues.]

Art. II. Multiplication miraculeuse des langues.
« Moise tient tout le genre humain rassemblé sur
l'Euphrate à la ville de Babel, & ne parlant qu'une
même langue, environ huit cent ans avant lui.
Toute son histoire tomboit en poussiere devant
deux inscriptions antérieures, en deux langues differentes.
Un homme qui agit avec cette confiance,
trouvoit sans doute la preuve & non la refutation
de ses dates dans les monumens égyptiens qu'il
connoissoit parfaitement. C'est plûtôt l'exactitude
de son recit qui réfute par avance les fables postérieurement
introduites dans les annales égyptiennes.

Ce point d'histoire est important : considérons-le
par parties, & regardons toujours à côté de
Moise, si la nature & la société nous offrent les
vestiges & les preuves de ce qu'il avance.

Les enfans de Noé multipliés & mal-à-l'aise dans
les rochers de la Gordyenne où l'arche s'étoit arrêtée,
passerent le Tigre, & choisirent les fertiles
campagnes de Sinhar ou Sennahar, dans la basse
Mésopotamie, vers le confluent du Tigre & de
l'Euphrate, pour y établir leur séjour comme dans
le pays le plus uni & le plus gras qu'ils connussent.
La nécessité de pourvoir aux besoins d'une énorme
253multitude d'habitans & de troupeaux, les obligeant
à s'étendre, & n'ayant point d'objet dans
cette plaine immense qui pût être apperçu de loin.
Bâtissons, dirent-ils, une ville & une tour qui s'éleve
dans le ciel. Faisons-nous une marque *1 reconnoissable,
pour ne nous pas désunir en nous dispersant de
côté & d'autre
. Manquant de pierres ils cuisirent
des briques ; & l'asphalte ou le bitume que le pays
leur fournissoit en abondance, leur tint lieu de
ciment. Dien jugea à-propos d'arrêter l'entreprise
en diversifiant leur langage. La confusion se mit
parmi eux, & ce lieu en prit le nom de Babel, qui
signifie confusion. Y a-t-il eu une ville du nom de
Babel, une tour connue qui ait accompagné cette
ville, une plaine de Sinhar en Mésopotamie, un
fleuve Euphrate, des campagnes infiniment fertiles,
& parfaitement unies, de façon à rendre la
précaution d'une très-haute tour, intelligible &
raisonnable ? Enfin l'asphalte est-il une production
naturelle de ce pays ? Toute l'antiquité profane a
connu dès les premiers tems où l'on a commencé
à écrire, & l'Euphrate, & l'égalité de la plaine.
Ptolomée, dans ses cartes d'Asie, termine la plaine
de Mésopotamie aux monts Sinhar, du côté du
Tigre. Tous les Historiens nous parlent de la parfaite
égalité des terres, du côté de Babylone, jusques-là
qu'on y élevoit les beaux jardins sur quelques
masses de bâtimens en brique, pour les détacher
de la plaine, & varier les aspects auparavant
trop uniformes. Ammien Marcellin qui a suivi
l'empereur Julien dans cette contrée, Pline & tous
les géographes tant anciens que modernes, attestent
pareillement l'étendue & l'égalité des plaines
de la Mésopotamie, où la vûe se perd sans aucun
objet qui la fixe. Ils nous font remarquer l'abondance
du bitume qui y coule naturellement, & la
fertilité incroyable de l'ancienne Babylonie. Tout
concourt donc à nous faire reconnoître les restes
du pays d'Eden, & l'exactitude de toutes les circonstances
où Moïse s'engage. Toute la littérature
profane rend hommage à l'Ecriture, au lieu que
les histoires chinoises & égyptiennes font comme
si elles étoient tombées de la lune. »

Le crime que Moïse attribue aux enfans de Noé,
« n'est pas, comme les LXX l'ont traduit, de se vouloir
faire un nom avant la dispersion
 ; mais comme
porte littéralement le texte original, c'étoit de
se construire une habitation qui pût contenir un
peuple nombreux, & d'y joindre une tour qui
étant vûe de loin, devînt un signe de ralliement,
pour prévenir les égaremens & la séparation. C'est
ce qu'ils expriment fort simplement en ces termes :
Faisons-nous une marque pour ne nous point désunir,
en nous avançant en différentes contrées
. Hebr.
pen. ne forte.

L'inconvénient qu'ils vouloient éviter avec soin
étoit précisément ce que Dieu vouloit & exigeoit
d'eux. Ils savoient très-bien que Dieu les appelloit
depuis un siecle & plus à se distribuer par colonies
d'une contrée dans une autre, & ils prenoient
des mesures pour empêcher ou pour suspendre
long-tems l'éxécution de ses volontés. Dieu confondit
leur langage ; il peupla peu-à-peu chaque
pays en y attachant les habitans que l'usage d'une
même langue y avoit réunis, & que le desagrément
de n'entendre plus les autres familles avoit obligés
d'aller vivre loin d'elles.

L'état actuel de la terre & toutes les histoires
connues rendent témoignage à l'intention qui a de
bonne heure partagé les langues après le déluge.
Rien de plus digne de la sagesse divine que d'avoir
[COLONNE 2]d'abord employé pour peupler promptement les
différentes contrées, le même moyen qui lui sert encore
aujourd'hui pour y fixer les habitans & en empêcher
la desertion. Il y a des pays si bons & il y en
de si disgraciés, qu'on quitteroit les uns pour les
autres, si l'usage d'une même langue n'étoit pour
les habitans des plus mauvais une attache propre
à les y retenir, & l'ignorance des autres langues
un puissant moyen d'aversion pour tout autre pays,
malgré les desavantages de la comparaison. Le miracle
rapporté par Moïse peuple donc encore aujourd'hui
toute la terre aussi réellement qu'au tems
de la dispersion des enfans de Noé : l'effet en embrasse
tous les siecles.

Un autre moyen de sentir la justesse de ce récit,
consiste en ce que la diversité des langues s'accorde
avec les dates de Moïse ; cette diversité devance
toutes nos histoires connues, & d'une autre part ni
les pyramides d'Egypte, ni les marbres d'Arondel,
ni aucun monument qui porte un caractere de vérité,
ne remonte au-dessus. Ajoûtons ici que la
réunion du genre humain dans la Chaldée avant la
dispersion des colonies, est un fait très-conforme
à la marche qu'elles ont tenue. Tout part de l'Orient,
les hommes & les arts : tout s'avance peu-à-peu
vers l'Occident, vers le Midi & vers le Nord.
L'Histoire montre des rois & de grands établissemens
au coeur & sur les côtes de l'Asie, lorsqu'on
n'avoit encore aucune connoissance d'autres colonies
plus reculées : celles-ci n'étoient pas encore
ou elles travailloient à se former. Si les peuplades
chinoises & égyptiennes ont eu de très-bonne
heure plus de conformité que les autres avec les
anciens habitans de Chaldée, par leur inclination
sédentaire, par leurs figures symboliques, par
leurs connoissances en Astronomie, & par la pratique
de quelques beaux arts ; c'est parce qu'elles
se sont tout d'abord établies dans des pays excellemment
bons, où n'étant traversées ni par les bois
qui ailleurs couvroient tout, ni par les bêtes qui
troubloient tous les établissemens à l'aide des bois,
elles se sont promptement multipliées, & n'ont
point perdu l'usage des premieres inventions. La
haute antiquité de ces trois peuples & leur ressemblance
en tant de points, montre l'unité de leur
origine & la singuliere exactitude de l'histoire-sainte.
L'état des autres peuplades fut tort différent
de celles qui s'arrêterent de bonne-heure dans les
riches campagnes de l'Euphrate, du Kian & du
Nil. Concevons ailleurs des familles vagabondes
qui ne connoissent ni les lieux ni les routes, & qui
tombant à l'avanture dans un pays misérable, où
tout leur manque, point d'instrumens pour exercer
ce qu'elles pouvoient avoir retenu de bon, point
de consistance ni de repos pour perfectionner ce
que le besoin actuel pouvoit leur faire inventer ; la
modicité des moyens de subsister les mettoit souvent
aux prises ; la jalousie les entre-détruisoit.
N'étant qu'une poignée de monde, un autre peloton
les mettoit en fuite. Cette vie errante & longtems
incertaine, fit tout oublier ; ce n'est qu'en
renouant le commerce avec l'Orient que les choses
ont changé. Les Goths & tout le Nord n'ont cessé
d'être barbares qu'en s'établissant dans la Gaule
& en Italie ; les Gaulois & les Francs doivent leur
politesse aux Romains : ceux-ci avoient été prendre
leurs lois & leur littérature à Athènes. La Grece
demeura brute jusqu'à l'arrivée de Cadmus, qui y
porta les lettres phéniciennnes. Les Grecs enchantés
de ce secours, se livrerent à la culture de leur
langue, à la Poésie & au Chant ; ils ne prirent goût
à la Politique, à l'Architecture, à la Navigation,
à l'Astronomie & à la Peinture, qu'après avoir
voyagé à Memphis, à Tyr, & à la cour de Perse :
254ils perfectionnent tout, mais n'inventent rien. Il
est donc aussi manifeste par l'histoire profane que
par le récit de l'Ecriture, que l'Orient est la source
commune des nations & des belles connoissances.
Nous ne voyons un progrès contraire que dans
des tems postérieurs, où la manie des conquêtes a
commencé à reconduire des bandes d'occidentaux
en Asie ».

Il seroit peut-être satisfaisant pour notre curiosité
de pouvoir déterminer en quoi consisterent les changemens
introduits à Babel dans le langage primitif,
& de quelle maniere ils y furent opérés. Il est certain
qu'on ne peut établir là-dessus rien de solide,
parce que cette grande révolution dans le langage ne
pouvant être regardée que comme un miracle auquel
les hommes étoient fort éloignés de s'attendre, il
n'y avoit aucun observateur qui eût les yeux ouverts
sur ce phénomene, & que peut-être même ayant
été subit, il n'auroit laissé aucune prise aux observations
quand on s'en seroit avisé : or rien n'instruit
bien sur la nature & les progrès des faits, que les
mémoires formés dans le tems d'après les observations.
Cependant quelques écrivains ont donné là-dessus
leurs pensées avec autant d'assurance que s'ils
avoient parlé d'après le fait même, ou qu'ils eussent
assisté au conseil du Très-haut.

Les uns disent que la multiplication des langues
ne s'est point faite subitement, mais qu'elle s'est
opérée insensiblement, selon les principes constans
de la mutabilité naturelle du langage ; qu'elle commença
à devenir sensible pendant la construction de
la ville & de la tour de Babel, qui au rapport d'Eusebe
in Chron. dura quarante ans ; que les progrès de
cette permutation se trouverent alors si considérables,
qu'il n'y eut plus moyen de conserver l'intelligence
nécessaire à la consommation d'une entreprise
qui alloit directement contre la volonté de Dieu,
& que les hommes furent obligés de se séparer.
Voyez l'introd. à l'hist. des Juifs de Prideaux, par Samuel
Shucford, liv. II. Mais c'est contredire trop
formellement le texte de l'Ecriture, & supposer
d'ailleurs comme naturelle une chose démentie par
les effets naturels ordinaires.

Le chapitre xj. de la Genèse commence par observer
que par toute la terre on ne parloit qu'une langue,
& qu'on la parloit de la même maniere : Erat
autem terra labii unicus & sermonum corumdem, v. 1
 ;
ce qui semble marquer la même prononciation, labii
unicus
, & la même syntaxe, la même analogie, les
mêmes tours, sermonum eorumdem. Après cette remarque
fondamentale & envisagée comme telle par
l'historien sacré, il raconte l'arrivée des descendans
de Noé dans la plaine de Sennahar, le projet
qu'ils firent d'y construire une ville & une tour pour
leur servir de signal, les matériaux qu'ils employerent
à cette construction ; il insinue même que l'ouvrage
fut poussé jusqu'à un certain point ; puis après
avoir remarqué que le Seigneur descendit pour visiter
l'ouvrage, il ajoûte, v. 67, & dixit (Dominus) :
Ecce unus est populus & unum labium omnibus :
coeperuntque hoc facere, nec desistent à cogitationibus
suis, donec eas opere compleant. Venite igitur, descendamus,
& confundamus ibi linguam eorum, ut
non audiat unusquisque vocem proximi sui
. N'est-il pas
bien clair qu'il n'y avoit qu'une langue jusqu'au moment
où Dieu voulut faire échouer l'entreprise des
hommes, unum labium omnibus ; que dès qu'il l'eut
résolu, sa volonté toute puissante eut son effet, atque
ita divisit eos Dominus, v. 8
 ; que le moyen
qu'il employa pour cela fut la division de la langue
commune, confundamus… linguam eorum, & que
cette confusion fut subite, confundamus ibi ?

Si cette confusion du langage primitif n'eût pas
été subite, comment auroit-elle frappé les hommes
[COLONNE 2]au point de la constater par un monument durable,
comme le nom qui fut donné à cette ville même,
Babel
(confusion) ? Et idcirco vocatum est nomen ejus
Babel, quia ibi confusum est labium universae terrae,
v. 9
. Comment après avoir travaillé pendant plusieurs
années en bonne intelligence, malgré les changemens
insensibles qui s'introduisoient dans le langage,
les hommes furent-ils tout-à-coup obligés de
se séparer faute de s'entendre ? Si les progrès de la
division étoient encore insensibles la veille, ils dûrent
l'être également le lendemain ; ou s'il y eût le
lendemain une révolution extraordinaire qui ne tînt
plus à la progression des altérations précédentes,
cette progression doit être comptée pour rien dans
les causes de la révolution ; on doit la regarder comme
subite & comme miraculeuse dans sa cause autant
que dans son effet.

Mais il faut bien s'y resoudre, puisqu'il est certain
que la progression naturelle des changemens qui arrivent
aux langues n'opere & ne peut jamais opérer
la confusion entre les hommes qui parient originairement
la même. Si un particulier altere l'usage commun,
son expression est d'abord regardée comme
une faute, mais on l'entend ou on le fait expliquer :
dans l'un ou l'autre cas, on lui indique la loi fixée
par l'usage, ou du-moins on se la rappelle. Si cette
faute particuliere, par quelqu'une des causes accidentelles
qui font varier les langues, vient à passer
de bouche en bouche & à se répeter, elle cesse enfin
d'être faute ; elle acquiert l'autorité de l'usage, elle
devient propre à la même langue qui la condamnoit
autrefois ; mais alors même on s'entend encore,
puisqu'on se répete. Ainsi entendons-nous les écrivains
du siecle dernier, sans appercevoir entre eux
& nous que des différences légeres qui n'y causent
aucune confusion ; ils entendoient pareillement ceux
du siecle précédent qui étoient dans le même cas à
l'égard des auteurs du siecle antérieur, & ainsi de
suite jusqu'au tems de Charlemagne, de Clovis, si
vous voulez, ou même jusqu'aux plus anciens Druïdes,
que nous n'entendons plus. Mais si la vie des
hommes étoit assez longue pour que quelques Druïdes
vécussent encore aujourd'hui, que la langue fût
changée comme elle l'est, ou qu'elle ne le fût pas,
il y auroit encore intelligence entr'eux & nous,
parce qu'ils auroient été assujettis à céder au torrent
des décisions des usages des différens siecles. Ainsi
c'est une véritable illusion que de vouloir expliquer
par des causes naturelles un évenement qui ne peut
être que miraculeux.

D'autres auteurs, convaincus qu'il n'y avoit point
de cause assignable dans l'ordre naturel, ont voulu
expliquer en quoi a pu consister la révolution étonnante
qui fit abandonner l'entreprise de Babel. « Ma
pensée, dit du Tremblai, Traité des langues, ch.
vj
. est que Dieu disposa alors les organes de ces
hommes de telle maniere, que lorsqu'ils voulurent
prononcer les mots dont ils avoient coutume de
se servir, ils en prononcerent de tout différens
pour signifier les choses dont ils voulurent parler.
Ensorte que ceux dont Dieu voulut changer la langue
se formerent des mots tout nouveaux, en articulant
leur voix d'une autre maniere qu'ils n'avoient
accoutumé de le faire. Et en continuant
ainsi d'articuler leurs voix d'une maniere nouvelle
toutes les fois qu'ils parlerent, ils se firent une langue
nouvelle ; car toutes leurs idées se trouverent
jointes aux termes de cette nouvelle langue, au
lieu qu'elles étoient jointes aux termes de la langue
qu'ils parloient auparavant. Il y a même lieu
de croire qu'ils oublierent tellement leur langue
ancienne, qu'ils ne se souvenoient pas même de
l'avoir parlée, & qu'ils ne s'apperçurent du changement
que parce qu'ils ne s'entre entendoient pas
255tous comme auparavant. C'est ainsi que je'conçois
que s'est fait ce changement. Et supposé la puissance
de Dieu sur la créature, je ne vois pas en cela un
grand mystere, ni pourquoi les rabbins se tourmentent
tant pour trouver la maniere de ce changement ».

C'est encore donner ses propres imaginations pour
des raisons ; la multiplication des langues a pu se faire
en tant de manieres, qu'il n'est pas possible d'en déterminer
une avec certitude, comme préférée exclusivement
à toutes les autres. Dieu a pu laisser subsister
les mêmes mots radicaux avec les mêmes significations,
mais en inspirer des déclinaisons & des constructions
différentes ; il a pu substituer dans les esprits
d'autres idées à celles qui auparavant étoient designées
par les mêmes mots, altérer seulement la prononciation
par le changement des voyelles ou par
celui des consonnes homogenes substituées les unes
aux autres, &c. Qui est-ce qui osera assigner la voie
qu'il a plu à la Providence de choisir, ou prononcer
qu'elle n'en a pas choisi plusieurs à-la-fois ? Quis enim
cognovit sensum Domini, aut quis conciliarius ejus fuit
 ?
Rom. xj. 34.

Tenons nous-en aux faits qui nous sont racontés
par l'Esprit-saint ; nous ne pouvons point douter que
ce ne soit lui-même qui a inspiré Moïse. Tout concourt
d'ailleurs à confirmer son récit ; le spectacle de la nature,
celui de la société & des révolutions qui ont
changé successivement la scene du monde ; les raisonnemens
fondés sur les observations les mieux
constatées : tout dépose les mêmes vérités, & ce
sont les seules que nous puissions affirmer avec certitude,
ainsi que les conséquences qui en sortent évidemment.

Dieu avoit fait les hommes sociables ; il leur inspira
la premiere langue pour être l'instrument de la
communication de leurs idées, de leurs besoins, de
leurs devoirs réciproques, le lien de leur société,
& sur-tout du commerce de charité & de bienveillance,
qu'il pose comme le fondement indispensable
de cette société.

Lorsqu'il voulut ensuite que leur fécondité servît
à couvrir & à cultiver les différentes parties de la
terre qu'il avoit soumises au domaine de l'espece, &
qu'il leur vit prendre des mesures pour resister à leur
vocation & aux vûes impénétrables de sa providence,
il confondit la langue primitive, les força ainsi
à se séparer en autant de peuplades qu'il en résulta
d'idiomes, & à se disperser dans autant de régions
différentes.

Tel est le sait de la premiere multiplication des
langues ; & la seule chose qu'il me paroisse permis
d'y ajoûter raisonnablement, c'est que Dieu opéra
subitement dans la langue primitive des changemens
analogues à ceux que les causes naturelles y auroient
amenés par la suite, si les hommes de leur propre
mouvement s'étoient dispersés en diverses colonies
dans les différentes régions de la terre ; car dans les
évenemens mêmes qui sont hors de l'ordre naturel,
Dieu n'agit point contre la nature, parce qu'il ne
peut agir contre ses idées éternelles & immuables,
qui sont les archetyptes de toutes les natures. Cependant
ceci même donne lieu à une objection qui
mérite d'être examinée : la voici.

Que le Créateur ait inspiré d'abord au premier
homme & à sa compagne la premiere de toutes les
langues pour servir de lien & d'instrument à la société
qu'il lui avoit plu d'établir entr'eux ; que l'éducation
secondée par la curiosité naturelle & par la pente
que les hommes ont à l'imitation, ait fait passer
cette langue primitive de générations en générations,
& qu'ainsi elle ait entretenu, tant qu'elle a subsisté
seule, la liaison originelle entre tous les descendans
[COLONNE 2]d'Adam & d'Eve, c'est un premier point qu'il est aisé
de concevoir, & qu'il est nécessaire d'avouer.

Que les hommes ensuite, trop épris des douceurs
de cette société, aient voulu éluder l'intention &
les ordres du Créateur qui les destinoit à peupler
toutes les parties de la terre ; & que pour les y
contraindre Dieu ait jugé à-propos de confondre
leur langage & d'en multiplier les idiomes, afin d'étendre
le lien qui les tenoit trop attachés les uns aux
autres ; c'est un second point également attesté, &
dont l'intelligence n'a pas plus de difficulté quand on
le considere à part.

Mais la réunion de ces deux faits semble donner
lieu à une difficulté réelle. Si la confusion des langues
jette la division entre les hommes, n'est-elle pas
contraire à la premiere intention du Créateur & au
bonheur de l'humanité ? Pour dissiper ce qu'il y a de
spécieux dans cette objection, il ne suffit pas d'envisager
seulement d'une maniere vague & indéfinie
l'affection que tout homme doit à son semblable, &
dont il a le germe en soi-même : cette affection a
naturellement, c'est-à-dire par une suite nécessaire
des lois que le Créateur même a établies, différens
degrés d'identité selon la différence des degrés de
liaison qu'il y a entre un homme & un autre. Comme
les ondes circulaires qui se forment autour d'une
pierre jettée dans l'eau, sont d'autant moins sensibles
qu'elles s'éloignent plus du centre de l'ondulation,
ainsi plus les rapports de liaison entre les hommes
sont affoiblis par l'éloignement des tems, des
lieux, des générations, des intérêts quelconques,
moins il y a de vivacité dans les sentimens respectifs
de la bienveillance naturelle qui subsiste pourtant
toûjours, même dans le glus grand éloignement.
Mais loin d'être contraire à cette propagation proportionelle
de bienveillance, la multiplication des
langues est en quelque maniere dans la même proportion,
& adaptée pour ainsi dire aux vûes de la charité
universelle : si l'on en met les degrés en parallele
avec les différences du langage, plus il y aura
d'exactitude dans la comparaison, plus on se convaincra
que l'un est la juste mesure de l'autre ; ce
qui va devenir plus sensible dans l'article suivant.

[Article III. Analyse & comparaison des langues.]

Article III. Analyse & comparaison des langues.
Toutes les langues ont un même but, qui est l'énonciation
des pensées. Pour y parvenir, toutes employent
le même instrument, qui est la voix : c'est
comme l'esprit & le corps du langage ; or il en est,
jusqu'à un certain point, des langues ainsi considérées,
comme des hommes qui les parlent.

Toutes les ames humaines, si l'on en croit l'école
cartésienne, sont absolument de même espece, de
même nature ; elles ont les mêmes facultés au même
degré, le germe des mêmes talens, du même
esprit, du même génie, & elles n'ont entr'elles que
des différences numériques & individuelles : les différences
qu'on y apperçoit dans la suite tiennent à
des causes extérieures ; à l'organisation intime des
corps qu'elles animent ; aux divers tempéramens
que les conjonctures y établissent ; aux occasions
plus ou moins fréquentes, plus ou moins favorables,
pour exciter en elles des idées, pour les rapprocher,
les combiner, les développer ; aux préjugés
plus ou moins heureux, qu'elles reçoivent par l'éducation,
les moeurs, la religion, le gouvernement
politique, les liaisons domestiques, civiles & nationales,
&c.

Il en est encore à-peu-près de même des corps
humains. Formés de la même matiere, si on en considere
la figure dans ses traits principaux, elle paroît,
pour ainsi dire, jettée dans le même moule :
cependant il n'est peut-être pas encore arrivé qu'un
seul homme ait eû avec un autre une ressemblance
de corps bien exacte. Quelque connexion physique
256qu'il y ait entre homme & homme, dès qu'il y a
diversité d'individus, il y a des différences plus ou
moins sensibles de figure, outre celles qui sont dans
l'intérieur de la machine : ces différences sont plus
marquées, à proportion de la diminution des causes
convergentes vers les mêmes effets. Ainsi tous
les sujets d'une même nation ont entr'eux des différences
individuelles avec les traits de la ressemblance
nationale. La ressemblance nationale d'un peuple
n'est pas la même que la ressemblance nationale
d'un autre peuple voisin, quoiqu'il y ait encore entre
les deux des caracteres d'approximation : ces
caracteres s'affoiblissent, & les traits différenciels
augmentent à mesure que les termes de comparaison
s'éloignent, jusqu'a ce que la très-grande diversité
des climats & des autres causes qui en dépendent
plus ou moins, ne laisse plus subsister que
les traits de la ressemblance spécifique sous les différences
tranchantes des Blancs & des Negres, des
Lapons & des Européens méridionaux.

Distinguons pareillement dans les langues l'esprit
& le corps, l'objet commun qu'elles se proposent,
& l'instrument universel dont elles se servent pour
l'exprimer, en un mot, les pensées & les sons articulés
de la voix, nous y démêlerons ce qu'elles
ont nécessairement de commun, & ce qu'elles ont
de propre sous chacun de ces deux points de vûe,
& nous nous mettrons en état d'établir des principes
raisonnables sur la génération des langues, sur
leur mélange, leur affinité & leur mérite respectif.

[§. I. L'esprit humain vient à bout de distinguer des parties…]

§. I. L'esprit humain, je l'ai déja dit ailleurs
(Voyez Grammaire & Inversion), vient à bout
de distinguer des parties dans sa pensée, toute indivisible
qu'elle est, en séparant, par le secours de
l'abstraction, les différentes idées qui en constituent
l'objet, & les diverses relations qu'elles ont entre
elles à cause du rapport qu'elles ont toutes à la pensée
indivisible dans laquelle on les envisage. Cette
analyse, dont les principes tiennent à la nature de
l'esprit humain, qui est la même par-tout, doit montrer
par-tout les mêmes résultats, ou du moins des
résultats semblables, faire envisager les idées de la
même maniere, & établir dans les mois la même
classification.

Ainsi il y a dans toutes les langues formées, des
mots destinés à exprimer les êtres, soit réels, soit
abstraits, dont les idées peuvent être les objets de
nos pensées, & des mots pour désigner les relations
générales des êtres dont on parle. Les mots
du premier genre sont indéclinables, c'est-à-dire,
susceptibles de diverses inflexions relatives aux vûes
de l'analyse, qui peut envisager les mêmes êtres
sous divers aspects, dans diverses circonstances. Les
mots du second genre sont indéclinables, parce
qu'ils présentent toujours la même idée sous le même
aspect.

Les mots déclinables ont par-tout une signification
définie, ou une signification indéfinie. Ceux
de la premiere classe présentent à l'esprit des êtres
déterminés, & il y en a deux especes ; les noms,
qui déterminent les êtres par l'idée de la nature ;
les pronoms, qui les déterminent par l'idée d'une
relation personnelle. Ceux de la seconde classe présentent
à l'esprit des êtres indéterminés, & il y en
a aussi deux especes ; les adjectifs, qui les désignent
par l'idée précise d'une qualité ou d'un relation particuliere,
communiquable à plusieurs natures, dont
elle est une partie, soit essentielle, soit accidentelle ;
& les verbes, qui les désignent par l'idée précise
de l'existance intellectuelle sous un attribut également
communiquable à plusieurs natures.

Les mots indéclinables se divisent universellement
en trois especes, qui sont les prépositions, les adverbes
& les conjonctions : les prépositions, pour
[COLONNE 2]désigner les rapports généraux avec abstraction des
termes ; les adverbes, pour désigner des rapports
particuliers à un terme déterminé ; & les conjonctions,
pour désigner la liaison des diverses parties
du discours. Voyez Mot & toutes les especes.

Je ne parle point ici des interjections, parce que
cette espece de mot ne sert point à l'énonciation
des pensées de l'esprit, mais à l'indication des sentimens
de l'ame ; que les interjections ne sont point
des instrumens arbitraires de l'art de parler, mais
des signes naturels de sensibilité, antérieurs à tout
ce qui est arbitraire, & si peu dépendans de l'art
de parler & des langues, qu'ils ne manquent pas
même aux muets de naissance.

Pour ce qui est des relations qui naissent entre les
idées partielles, du rapport général qu'elles ont toutes
à une même pensée indivisible ; ces relations,
dis je, supposent un ordre fixe entre leurs termes :
la priorité est propre au terme antécédent ; la posteriorité
est essentielle au terme conséquent : d'où
il suit qu'entre les idées partielles d'une même pensée,
il y a une succession fondée sur leurs relations
résultantes du rapport qu'elles ont toutes à cette
pensée. Voyez Inversion. Je donne à cette succession
le nom d'ordre analytique, parce qu'elle est
tout à la fois le résultat de l'analyse de la pensée,
& le fondement de l'analyse du discours, en quelque
langue qu'il soit énoncé.

La parole en effet doit être l'image sensible de
la pensée, tout le monde en convient ; mais toute
image sensible suppose dans son original des parties,
un ordre & une proportion entre ces parties : ainsi
il n'y a que l'analyse de la pensée qui puisse être
l'objet naturel & immédiat de l'image sensible que
la parole doit produire dans toutes les langues ; &
il n'y a que l'ordre analytique qui puisse régler l'ordre
& la proportion de cette image successive &
fugitive. Cette regle est sûre, parce qu'elle est immuable,
comme la nature même de l'esprit humain,
qui en est la source & le principe. Son influence
sur toutes les langues est aussi nécessaire qu'universelle :
sans ce prototype original & invariable, il
ne pourroit y avoir aucune communication entre
les hommes des différens âges du monde, entre les
peuples des diverses régions de la terre, pas même
entre deux individus quelconques, parce qu'ils n'auroient
pas un terme immuable de comparaison pour
y rapporter leurs procédés respectifs.

Mais au moyen de ce terme commun de comparaison,
la communication est établie généralement
par-tout, avec les seules difficultés qui naissent
des différentes manieres de peindre le même
objet. Les hommes qui parlent une même langue
s'entendent entr'eux, parce qu'ils peignent le même
original, sous le même aspect, avec les mêmes
couleurs. Deux peuples voisins, comme les François
& les Italiens, qui avec des mots différens suivent
à peu-prés une même construction, parviennent
aisément à entendre la langue les uns des autres,
parce que les uns & les autres peignent encore le
même original, & à-peu près dans la même attitude,
quoiqu'avec des couleurs différentes. Deux
peuples plus éloignés, dont les mots & la construction
different entierement, comme les François, par
exemple, & les Latins, peuvent encore s'entendre
réciproquement, quoique peut-être avec un peu
plus de difficulté ; c'est toujours la même raison ;
les uns & les autres peignent le même objet original,
mais dessiné & colorié diversement.

L'ordre analytique est donc le lien universel de la
communicabilité de toutes les langues & du commerce
de pensées, qui est l'ame de la société : c'est donc le
terme où il faut réduire toutes les phrases d'une langue
étrangere dans l'intelligence de laquelle on vout faire
257quelques progrès sûrs, raisonnés & approfondis ;
parce que tout le reste n'est, pour ainsi dire, qu'une
affaire de mémoire, où il n'est plus question que de
s'assurer des décisions arbitraires du bon usage. Cette
conséquence, que les réflexions suivantes ne feront
que confirmer & développer davantage, est le vrai
fondement de la méthode-pratique que je propose
ailleurs (article Méthode) pour la langue latine,
qui est le premier objet des études publiques & ordinaires
de l'Europe ; & cette méthode, à cause
de l'universalité du principe, peut être appliquée
avec un pareil succès à toutes les langues étrangeres,
mortes ou vivantes, que l'on se propose d'étudier
ou d'enseigner.

Voilà donc ce qui se trouve universellement dans
l'esprit de toutes les langues ; la succession analytique
des idées partielles qui constituent une même
pensée, & les mêmes especes de mots pour représenter
les idées partielles envisagées sous les mêmes
aspects. Mais elles admettent toutes, sur ces deux
objets généraux, des différences qui tiennent au
génie des peuples qui les parlent, & qui sont elles-mêmes
tout à la fois les principaux caracteres du
génie de ces langues, & les principales sources des
difficultés qu'il y a à traduire exactement de l'une
en l'autre.

[1°. Par rapport à l'ordre analytique…]

1°. Par rapport à l'ordre analytique, il y a deux
moyens par lesquels il peut être rendu sensible dans
l'énonciation vocale de la pensée. Le premier, c'est
de ranger les mots dans l'élocution selon le même
ordre qui résulte de la succession analytique des
idées partielles : le second, c'est de donner aux
mots déclinables des inflexions ou des terminaisons
relatives à l'ordre analytique, & d'en régler ensuite
l'arrangement dans l'élocution par d'autres principes,
capables d'ajoûter quelque perfection à l'art
de la parole. De-là la division la plus universelle
des langues en deux especes générales, que M. l'abbé
Girard (Princ. disc. I. tom. j. pag. 23.) appelle
analogues & transpositives, & auxquelles je conserverai
les mêmes noms, parce qu'ils me paroissent
en caractériser très-bien le génie distinctif.

Les langues analogues sont celles dont la syntaxe
est soumise à l'ordre analytique, parce que la succession
des mots dans le discours y suit la gradation
analytique des idées ; la marche de ces langues est
effectivement analogue & en quelque sorte parallele
à celle de l'esprit même, dont elle suit pas à pas les
opérations.

Les langues transpositives sont celles qui dans l'élocution
donnent aux mots des terminaisons relatives
à l'ordre analytique, & qui acquierent ainsi le droit
de leur faire suivre dans le discours une marche libre
& tout-à-fait indépendante de la succession naturelle
des idées. Le françois, l'italien, l'espagnol,
&c. sont des langues analogues ; le grec, le latin,
l'allemand, &c. sont des langues transpositives.

Au reste, cette premiere distinction des langues
ne porte pas sur des caracteres exclusifs ; elle n'indique
que la maniere de procéder la plus ordinaire :
car les langues analogues ne laissent pas d'admettre
quelques inversions légeres & faciles à ramener à
l'ordre naturel, comme les transpositives reglent
quelquefois leur marche sur la succession analytique,
ou s'en rapprochent plus ou moins. Assez communément
le besoin de la clarté, qui est la qualité la
plus essentielle de toute énonciation, l'emporte sur le
génie des langues analogues & les détourne de la voie
analytique dès qu'elle cesse d'être la plus lumineuse :
les langues transpositives au contraire y ramènent
leurs procédés, quelquefois dans la même vûe,
& d'autres fois pour suivre ou les impressions du
goût, ou les lois de l'harmonie. Mais dans les unes
& dans les autres, les mots portent l'empreinte du
[COLONNE 2]génie caractéristique : les noms, les pronoms & les
adjectifs déclinables par nature, se déclinent en effet
dans les langues transpositives, afin de pouvoir
se prêter à toutes les inversions usuelles sans faire
disparoître les traits fondamentaux de la succession
analytique. Dans les langues analogues, ces mêmes
especes de mots ne se déclinent point, parce qu'ils
doivent toujours se succéder dans l'ordre analytique,
ou s'en écarter si peu, qu'il est toujours reconnoissable.

La langue allemande est transpositive, & elle a
la déclinaison ; cependant la marche n'en est pas
libre, comme elle paroît l'avoir été en grec & en
latin, où chacun en décidoit d'après son oreille ou
son goût particulier : ici l'usage a fixé toutes les
constructions. Dans une proposition simple & absolue,
la construction usuelle suit l'ordre analytique ;
die creaturen aussern c ihre thatlichkeit c entweder durch
bewegung, oder durch gedancken
(les créatures démontrent
leur activité soit par mouvement, soit par
pensée). Il y a seulement quelques occurrences où
l'on abandonne l'ordre analytique pour donner à la
phrase plus d'énergie ou de clarté. C'est pour la
même cause que dans les propositions incidentes,
le verbe est toujours à la fin ; das wesen welches in uns
dencket
(l'être qui dans nous pense) ; unter denen
digen die moeglich sind
(entre les choses qui possibles
sont). Il en est de même de toutes les autres
inversions usitées en allemand ; elles y sont déterminées
par l'usage, & ce seroit un barbarisme que
d'y substituer une autre sorte d'inversion, ou même
la construction analytique.

Cette observation, qui d'abord a pû paroître un
hors-d'oeuvre, donne lieu à une conséquence générale ;
c'est que, par rapport à la construction des
mots, les langues transpositives peuvent se soudiviser
en deux classes. Les langues transpositives de
la premiere classe sont libres, parce que la construction
de la phrase dépend, à peu de chose près, du
choix de celui qui parle, de son oreille, de son
goût particulier, qui peut varier pour la même énonciation,
selon la diversité des circonstances où elle
a lieu ; & telle est la langue latine. Les langues
transpositives de la seconde classe sont uniformes,
parce que la construction de la phrase y est constamment
reglée par l'usage, qui n'a rien abandonné
à la décision du goût ou de l'oreille ; & telle est la
langue allemande.

Ce que j'ai remarqué sur la premiere division est
encore applicable à la seconde. Quoique les caracteres
distinctifs qu'on y assigne soient suffisans pour
déterminer les deux classes, on ne laisse pas de
trouver quelquefois dans l'une quelques traits qui
tiennent du génie de l'autre : les langues transpositives
libres peuvent avoir certaines constructions
fixées invariablement, & les uniformes peuvent
dans quelques occasions régler leur marche arbitrairement.

Il se présente ici une question assez naturelle. L'ordre
analytique & l'ordre transpositif des mots supposent
des vûes toutes différentes dans les langues qui
les ont adoptés pour régler leur syntaxe : chacun
de ces deux ordres caractérise un génie tout différent.
Mais comme il n'y a eu d'abord sur la terre qu'une
seule langue, est-il possible d'assigner de quelle espece
elle étoit, si elle étoit analogue ou transpositive ?

L'ordre analytique étant le prototype invariable
des deux especes générales de langues, & le fondement
unique de leur communicabilité respective, il
paroît assez naturel que la premiere langue s'y soit
attachée scrupuleusement, & qu'elle y ait assujetti
la succession des mots, plûtôt que d'avoir imaginé
des désinences relatives à cet ordre, afin de l'abandonner
258ensuite sans conséquence : il est évident qu'il
y a moins d'art dans le langage analogue que dans
le transpositif ; & toutes les institutions humaines
ont des commencemens simples. Cette conclusion,
qui me semble fondée solidement sur les premiers
principes du langage, se trouve encore appuyée
sur ce que nous savons de l'histoire des différens
idiomes dont on a fait usage sur la terre.

La langue hébraïque, la plus ancienne de toutes
celles que nous connoissons par des monumens venus
jusqu'à nous, & qui par-là semble tenir de plus
près à la langue primitive, est astreinte à une marche
analogue ; & c'est un argument qu'auroient pû
faire valoir ceux qui pensent que c'est l'hébreu même
qui est la langue primitive. Ce n'est pas que je
croye qu'on puisse établir sur cela rien de positif ;
mais si cette remarque n'est pas assez forte pour terminer
la question, elle prouve du-moins que la construction
analytique, suivie dans la langue. la plus
ancienne dont nous ayons connoissance, peut bien
avoir été la construction usuelle de la premiere de
toutes les langues, conformément à ce qui nous est
indiqué par la raison même.

D'où il suit que les langues modernes de l'Europe
qui ont adopté la construction analytique, tiennent
à la langue primitive de bien plus près que n'y tenoient
le grec & le latin, quoiqu'elles en soient beaucoup
plus éloignées par les tems. M. Bullet, dans
son grand & savant ouvrage sur la langue celtique,
trouve bien des rapports entre cette langue & les
orientales, notamment l'hébreu. D. le Pelletier nous
montre de pareilles analogies dans son dictionnaire
bas-Breton, dont nous devons l'édition & la préface
aux soins de D. Taillandier ; & toutes ces analogies
sont purement matérielles, & consistent dans
un grand nombre de racines communes aux deux
langues. Mais d'autre part, M. de Grandval, conseiller
au conseil d'Artois, de la soc. litt. d'Arras,
dans son discours historique sur l'origine de la langue
françoise (voyez le II. vol. du mercure de Juin, & le
vol. de Juillet 1757
.) me semble avoir prouvé très bien
que notre françois n'est rien autre chose que
le gaulois des vieux Druïdes, insensiblement déguisé
par toutes les métamorphoses qu'amenent nécessairement
la succession des siecles & le concours
des circonstances qui varient sans cesse. Mais ce
gaulois étoit certainement, ou le celtique tout pur,
ou un dialecte du celtique ; & il faut en dire autant
de l'idiome des anciens Espagnols, de celui d'Albion,
qui est aujourd'hui la grande-Bretagne, &
peut-être de bien d'autres ? Voilà donc notre langue
moderne, l'espagnol & l'anglois, liés par le celtique
avec l'hébreu ; & cette liaison, confirmée par
la construction analogue qui caractérise toutes ces
langues, est, à mon gré, un indice bien plus sûr
de leur filiation, que toutes les étymologies imaginables
qui les rapportent à des langues transposititives :
car c'est sur-tout dans la syntaxe que consiste
le génie principal & indestructible de tous les idiomes.

La langue italienne, qui est analogue, & que
l'on parle aujourd'hui dans un pays où l'on parloit,
il y a quelques siecles, une langue transpositive,
savoir le latin, peut faire naître ici une objection
contre la principale preuve de M. de Grandval,
qui juge que la langue d'une nation doit toujours
subsister, du moins quant au fonds, & qu'on
ne doit point admettre d'argumens négatifs en
pareil cas, sur-tout quand la nation est grande, &
qu'elle n'a jamais essuyé de transmigrations ; & l'histoire
ne paroît pas nous apprendre que les Italiens
ayent jamais envoyé des colonies assez considérables
pour dépeupler leur patrie.

Mais la translation du siege de l'empire romain
[COLONNE 2]à Bysance attira dans cette nouvelle capitale un
grand nombre de familles ambitieuses, & insensiblement
les principales forces de l'Italie. Les irruption
fréquentes des Barbares de toute espece qui
l'inonderent successivement & y établirent leur domination,
diminuerent sans cesse le nombre des naturels ;
& le despotisme de la plûpart de ces conquérans
acheva d'imposer à la populace, que leur fureur
n'avoit pas daigné perdre, la nécessité de parler
le langage des victorieux. La plûpart de ces Barbares
parloient quelque dialecte du celtique, qui étoit le
langage le plus étendu de l'Europe ; & c'est d'ailleurs
un fait connu que les Gaulois eux-mêmes ont
conquis & habité une grande partie de l'Italie, qui
en a reçu le nom de Gaule cis-alpine. Ainsi la langue
italienne moderne est encore entée sur le même
fonds que la nôtre ; mais, avec cette différence,
que ce fonds nous est naturel, & qu'il n'a subi entre
nos mains que les changemens nécessairement
amenés par la succession ordinaire des tems & des
conjectures ; au lieu que c'est en Italie un fonds
étranger, & qui n'y fut introduit dans son origine
que par des causes extraordinaires & violentes. La
chose est si peu possible autrement, que, supposé la
construction analogue usitée dans la langue primitive,
il n'est plus possible d'expliquer l'origine des
langues transpositives, sans remonter jusqu'à la division
miraculeuse arrivée à Babel : & cette remarque,
développée autant qu'elle peut l'être, peut
être mise parmi les motifs de crédibilité qui établissent
la certitude de ce miracle.

[2°. Pour ce qui concerne les différentes especes de mots…]

2°. Pour ce qui concerne les différentes especes
de mots, une même idée spécifique les caracterise
dans toutes les langues, parce que cette idée est le
résultat nécessaire de l'analyse de sa pensée, qui
est nécessairement la même par-tout : mais, dans le
détail des individus, on rencontre des différences
qui sont les suites nécessaires des circonstances où
se sont trouvés les peuples qui parlent ces langues ;
& ces différences constituent un second caractere
distinctif du génie des langues.

Un premier point, en quoi elles different à cet
egard, c'est que certaines idées ne sont exprimées
par aucun terme dans une langue, quoiqu'elles ayent
dans une autre des signes propres & très énergiques.
C'est que la nation qui parle une de ces langues,
ne s'est point trouvée dans les conjectures
propres à y faire naître ces idées, dont l'autre nation
au contraire a eu occasion d'acquérir la connoissance.
Combien de termes, par exemple, de
la tactique des anciens, soit grecs, soit romains,
que nous ne pouvons rendre dans la nôtre, parce
que nous ignorons leurs usages ? Nous y suppléons
de notre mieux par des descriptions toujours imparfaites,
où, si nous voulons énoncer ces idées par
un terme, nous le prenons matériellement dans la
langue ancienne dont il s'agit, en y attachant les
notions incomplettes que nous en avons. Combien
au contraire n'avons-nous pas de termes aujourd'hui
dans notre langue, qu'il ne seroit pas possible
de rendre ni en grec, ni en latin, parce que nos
idées modernes n'y étoient point connues ? Nos
progrès prodigieux dans les sciences de raisonnemens,
Calcul, Géométrie, Méchanique, Astronomie,
Métaphysique, Physique expérimentale,
Histoire naturelle, &c. ont mis dans nos idiomes
modernes une richesse d'expressions, dont les anciens
idiomes ne pouvoient pas même avoir l'ombre.
Ajoutez y nos termes de Verrerie, de Vénerie, de
Marine, de Commerce, de guerre, de modes, de
religion, &c. & voilà une source prodigieuse de différences
entre les langues modernes & les anciennes.

Une seconde différence des langues, par rapport
aux diverses especes de mots, vient de la tournure
259propre de l'esprit national de chacune d'elles, qui
fait envisager diversement les mêmes idées. Ceci
demande d'être développé. Il faut remarquer dans
la signification des mots deux sortes d'idées constitutives,
l'idée spécifique & l'idée individuelle. Par
l'idée spécifique de la signification des mots, j'entens
le point de vue général qui caracterise chaque
espece de mots, qui fait qu'un mot est de telle espece
plutôt que de telle autre, qui par conséquent convient
à chacun des mots de la même espece, & ne
convient qu'aux mots de cette seule espece. C'est la
différence de ces points de vue généraux, de ces
idées spécifiques, qui fonde la différence de ce que
les Grammairiens appellent les parties d'oraison, le
nom, le pronom, l'adjectif, le verbe, la préposition,
l'adverbe, la conjonction, & l'interjection :
& c'est la différence des points de vue accessoires,
dont chaque idée spécifique est susceptible, qui sert
de fondement à la sous-division d'une partie d'oraison
en ses especes subalternes ; par exemple, des
noms en substantifs & abstractifs, en propres & appellatifs,
&c. Voyez Nom. Par l'idée individuelle
de la signification des mots, j'entens l'idée singuliere
qui caracterise le sens propre de chaque mot,
& qui le distingue de tous les autres mots de la
même espece, parce qu'elle ne peut convenir qu'à
un seul mot de la même espece. Ainsi c'est à la différence
de ces idées singulieres que tient celle des individus
de chaque partie d'oraison, on de chaque
espece subalterne de chacune des parties d'oraison :
& c'est de la différence des idées accessoires dont
chaque idée individuelle est susceptible, que dépend
la différence des mots de la même espece que
l'on appelle synonymes ; par exemple, en françois,
des noms, pauvreté, indigence, disette, besoin, nécessité ;
des adjectifs, malin, mauvais, mechant, malicieux ;
des verbes, secourir, aider, assister, &c.
Voyez sur tous ces mots les synonymes françois de
M. l'Abbé Girard ; & sur la théorie générale des synonymes,
l'article Synonymes. On sent bien que dans
chaque idée individuelle, il faut distinguer l'idée
principale & l'idée accessoire : l'idée principale peut
être commune à plusieurs mots de la même espece,
qui different alors par les idées accessoires. Or c'est
justement ici que se trouve une seconde source de
différences entre les mots des diverses langues. Il y
a telle idée principale qui entre dans l'idée individuelle
de deux mots de même espece, appartenans
à deux langues différentes, sans que ces deux mots
soient exactement synonymes l'un de l'autre : dans
l'une de ces deux langues, cette idée principale
peut constituer seule l'idée individuelle, & recevoir
dans l'autre quelque idée accessoire ; ou bien, s'allier
d'une part avec une idée accessoire, & de l'autre,
avec une autre toute différente. L'adjectif
vacuus, par exemple, a dans le latin une signification
très-générale, qui étoit ensuite déterminée par
les différentes applications que l'on en faisoit : notre
françois n'a aucun adjectif qui en soit le correspondant
exact ; les divers adjectifs, dont nous nous servons
pour rendre le vacuus des latins, ajoutent à
l'idée générale, qui en constitue le sens individuel,
quelques idées accessoires qui supposoient dans la
langue latine des applications particulieres & des
complémens, ajoutez : Gladius vagin i vacuus, une
épée nue ; vagina ense vacua, un fourreau vuide ;
vacuus animus, un esprit libre, &c. Voyez Hypallage.
Cette seconde différence des langues est un
des grands obstacles que l'on rencontre dans la traduction,
& l'un des plus difficiles à surmonter sans
altérer en quelque chose le texte original. C'est
aussi ce qui est cause que jusqu'ici l'on a si peu réussi
à nous donner de bons dictionnaires, soit pour les
langues mortes, soit pour les langues vivantes : on
[COLONNE 2]n'a pas assez analysé les différentes idées partielles ;
soit principales, soit accessoires, que l'usage a attachées
à la signification de chaque mot & l'on ne doit
pas en être surpris. Cette analyse suppose non-seulement
une logique sûre & une grande sagacité, mais
encore une lecture immense, une quantité prodigieuse
de comparaisons de textes, & consequemment
un courage & une confiance extraordinaires,
& par rapport à la gloire du succès, un désintéressement
qu'il est aussi rare que difficile de trouver dans
les gens de lettres, même les plus modérés. Voyez
Dictionnaire.

[§. II. Si les langues ont des propriétés communes & des caracteres différenciels]

§. II. Si les langues ont des propriétés communes
& des caracteres différenciels, fondés sur la maniere
dont elles envisagent la pensée qu'elles se proposent
d'exprimer ; on trouve de même, dans l'usage qu'elles
font de la voix, des procédés communs à tous
les idiomes, & d'autres qui achevent de caractériser
le génie propre de chacun d'eux. Ainsi comme
les langues different par la maniere de dessiner l'original
commun qu'elles ont à peindre, qui est la pensée,
elles different aussi par le choix, le mélange de
le ton des couleurs qu'elles peuvent employer, qui
sont les sons articulés de la voix. Jettons encore un
coup-d'oeil sur les langues considérées sous ce double
point de vue, de ressemblance & de différence dans
le matériel des sons. Des mémoires M. S. de M. le
président de Brosses nous fourniront ici les principaux
secours.

[1°. Un premier ordre de mots que l'on peut regarder comme naturels…]

1°. Un premier ordre de mots que l'on peut regarder
comme naturels, puisqu'ils se retrouvent au
moins à peu près les mêmes dans toutes es langues,
& qu'ils ont dû entrer dans le systeme de la langue
primitive, ce sont les interjections, effets nécessaires
de la relation établie par la nature entre certaines
affections de l'ame & certaines parties organiques
de la voix. Voyez Interjection. Ce sont les premiers
mots, les plus anciens, les plus originaux de
la langue primitive ; ils sont invariables au milieu
des variations perpétuelles des langues, parce qu'en
conséquence de la conformation humaine, ils ont,
avec l'affection intérieure dont ils sont l'expression,
une liaison physique, nécessaire & indestructible.
On peut aux interjections joindre, dans le même
rang, les accens, espece de chant joint à la parole,
qui en reçoit une vie & une activité plus grandes ;
ce qui est bien marqué par le nom latin accentus, que
nous n'avons fait que franciser. Les accens sont
effectivement l'ame des mots, ou plutot ils sont au
discours ce que le coup d'archet & l'expression sont
à la musique ; ils en marquent l'esprit, ils lui donnent
le goût, c'est à dire l'air de conformité avec
la vérité ; & c'est sans doute ce qui a porté les Hébreux
à leur donner un nom qui signifie goût, saveur.
Ils sont le fondement de toute déclamation orale,
& l'on sait assez combien ils donnent de supériorité
au discours prononcé sur le discours écrit. Car tandis
que la parole peint les objets, l'accent pe nt la
maniere dont celui qui parle en est affecté, ou dont
il voudroit en affecter les autres. Ils naissent de la
sensibilité de l'organisation ; & c'est pour cela qu'ils
tiennent à toutes les langues, mais plus ou moins,
selon que le climat rend une nation plus ou moins
suceptible, par la conformation de ses organes, d'être
fortement affectée des objets extérieurs. La langue
italienne, par exemple, est plus accentuée que la
nôtre ; leur simple parole, ainsi que leur musique,
a beaucoup plus de chant. C'est qu'ils sont sujets
à se passionner davantage ; la nature les a fait nature
plus sensibles : les objets extérieurs les remuent si
fort, que ce n'est pas même assez de la voix pour
exprimer tout ce qu'ils sentent, ils y joignent le
geste, & parlent de tout le corps à la fois.

Un second ordre de mots, où toutes les langues
260ont encore une analogie commune & des ressemblances
marquées, ce sont les mots enfantins déterminés
par la mobilité plus ou moins grande de
chaque partie organique de l'instrument vocal,
combinée avec les besoins intérieurs ou la nécessité
d'appeller les objets extérieurs. En quelque pays
que ce soit, le mouvement le plus facile est d'ouvrir
la bouche & de remuer les levres, ce qui donne le
son le plus plein a, & l'une des articulations labiales
b, p, v, s ou m. De-là, dans toutes les langues, les
syllabes ab, pa, am, ma, sont les premieres que
prononcent les enfans : de-là viennent papa, maman,
& autres qui ont rapport à ceux-ci ; & il y a
apparence que les enfans formeroient d'eux-mêmes
ces sons dès qu'ils seroient en état d'articuler, si les
nourrices, prévenant une expérience très-curieuse à
faire, ne les leur apprenoient d'avance ; ou plutôt les
enfans ont été les premiers à les bégayer, & les parens,
empressés de lier avec eux un commerce d'amour,
les ont répétés avec complaisance, & les ont
établis dans toutes les langues même les plus anciennes.
On les y retrouve en effet, avec le même sens,
mais défigurés par les terminaisons que le génie propre
de chaque idiome y a ajoutées, & de maniere que
les idiomes les plus anciens les ont conservés dans
un état ou plus naturel, ou plus approchant de la nature.
En hébreu ab, en chaldéen abba, en grec
ἄππα, πάππα, πατὴρ, en latin pater, en françois
papa & pere, dans les îles Antilles baba, chez les
Hottentots bo ; par-tout c'est la même idée marquée
par l'articulation labiale. Pareillement en langue
égyptienne am, ama, en langue syrienne aminis,
répondent exactement au latin parens (pere ou
mere). De là mamma (mamelle), les mots françois
maman, mere, &c. Ammon, dieu des Egyptiens,
c'est le soleil, ainsi nommé comme pere de la nature ;
les figures & les statues érigées en l'honneur
du soleil étoient nommées ammanim ; & les hiéroglyphes
sacrés dont se servoient les prêtres, lettres
ammonéennes. Le culte du soleil, adopté par presque
tous les peuples orientaux, y a consacré le mot
radical am, prononcé, suivant les différens dialectes,
ammon, oman, omin, iman, &c. Iman chez
les Orientaux signifie Dieu ou Etre sacré, les Turcs
l'emploient aujourd'hui dans le sens de sacerdos ; &
ar-iman chez les anciens Perses veut dire Deus fortis.
« Les mots abba, ou baba, ou papa, & celui de
mama, qui des anciennes langues d'Orient semblent
avoir passé avec de légers changemens dans la
plûpart de celles de l'Europe, sont communs, dit
M. de la Condamine dans sa relation de la riviere
des Amazones, à un grand nombre de nations
d'Amérique, dont le langage est d'ailleurs très différent.
Si l'on regarde ces mots comme les premiers
sons que les enfans peuvent articuler, &
par conséquent comme ceux qui ont dû par tout
pays être adoptés préférablement par les parens
qui les entendoient prononcer, pour les faire servir
de signes aux idées de pere & de mere ; il restera
à savoir pourquoi dans toutes les langues d'Amérique
où ces mots se rencontrent, leur signification
s'est conservée sans se croiser ; par quel hasard,
dans la langue omogua, par exemple, au
centre du continent, ou dans quelque autre pareille,
où les mots de papa & de mama sont en
usage, il n'est pas arrivé quelquefois que papa
signifie mere, & mama, pere, mais qu'on y observe
constamment le contraire comme dans les langues
d'Orient & d'Europe ». Si c'est la nature qui dicte
aux enfans ces premiers mots, c'est elle aussi qui y
fait attacher invariablement les mêmes idées, &
l'on peut puiser dans son sein la raison de l'un de
ces phénomenes comme celle de l'autre. La grande
mobilité des lèvres est la cause qui fait naitre les
[COLONNE 2]premieres, les articulations labiales ; & parmi
celles-ci, celles qui mettent moins de force &
d'embarras dans l'explosion du son, deviennent en
quelque maniere les ainées, parce que la production
en est plus facile. D'où il suit que la syllabe ma est
antérieure à ba, parce que l'articulation m suppose
moins de force dans l'explosion, & que les levres
n'y ont qu'un mouvement foible & lent, qui est
cause qu'une partie de la matiere du son réflue par
le nez. Mama est donc antérieur à papa dans l'ordre
de la génération, & il ne reste plus qu'à décider
lequel des deux, du pere ou de la mere, est le premier
objet de l'attention & de l'appellation des enfans,
lequel des deux est le plus attaché à leur
personne, lequel est le plus utile & le plus nécessaire
à leur subsistance, lequel leur prodigue plus de
caresses & leur donne le plus de soins : & il sera
facile de conclure pourquoi le sens des deux mots
mama & papa est incommutable dans toutes les langues.
Si apa & ama, dans la langue égyptienne, signifient
indistinctement ou le pere ou la mere, ou tous
les deux ; c'est l'effet de quelque cause étrangere à
la nature, une suite peut-être des moeurs exemplaires
de ce peuple reconnu pour la source & le
modele de toute sagesse, ou l'ouvrage de la réflexion
& de l'art qui est presque aussi ancien que la
nature, quoiqu'il se perfectionne lentement. Remarquez
que d'après le principe que l'on pose ici,
il est naturel de conclure que les diverses parties
de l'organe de la parole ne concourront à la nomination
des objets extérieurs que dans l'ordre de leur
mobilité : la langue ne sera mise en jeu qu'après les
levres ; elle donnera d'abord les articulations qu'elle
produit par le mouvement de sa pointe, & ensuite
celles qui dépendent de l'action de la racine, &c.
L'Anatomie n'a donc qu'à fixer l'ordre généalogique
des sons & des articulations, & la Philosophie
l'ordre des objets par rapport à nos besoins ; leurs
travaux combinés donneront le dictionnaire des
mots les plus naturels, les plus nécessaires à la langues
primitive, & les plus universels aujourd'hui
nonobstant la diversité des idiomes.

Il est une troisieme classe de mots qui doivent
avoir, & qui ont en effet dans toutes les langues les
mêmes racines, parce qu'ils sont encore l'ouvrage
de la nature, & qu'ils appartiennent à la nomenclature
primitive. Ce sont ceux que nous devons à l'onomatopée,
& qui ne sont que des noms imitatifs
en quelque point des objets nommés. Je dis que c'est
la nature qui les suggere ; & la preuve en est, que le
mouvement naturel & général dans tous les enfans,
est de désigner d'eux-mêmes les choses bruyantes, par
I'imitation du bruit qu'elles font. Ils leur laisseroient
sans doute à jamais ces noms primitifs & naturels, si
l'instruction & l'exemple, venant ensuite à déguiser
la nature & à la rectifier, ou peut-être à la dépraver,
ne leur suggéroient les appellations arbitraires, substituées
aux naturelles par les décisions raisonnées,
ou, si l'on veut, capricieuses de l'usage. Voyez Onomatopée.

Enfin il y a, sinon dans toutes les langues, du-moins
dans la plûpart, une certaine quantité de mots entés
sur les mêmes racines, & destinés ou à la même signification,
ou à des significations analogues, quoique
ces racines n'ayent aucun fondement du-moins
apparent dans la nature. Ces mots ont passé d'une
langue dans une autre, d'abord comme d'une langue
primitive dans l'un de ses dialectes, qui par la succession
des tems les a transmis à d'autres idiomes qui
en étoient issus ; ou bien cette transmission s'est faite
par un simple emprunt, tel que nous en voyons une
infinité d'exemples dans nos langues modernes ; &
cette transmission universelle suppose en ce cas que
les objets nommés sont d'une nécessité générale : le
261mot sac que l'on trouve dans toutes les langues, doit
être de cette espece.

[2°. Nonobstant la réunion de tant de causes générales…]

2°. Nonobstant la réunion de tant de causes générales,
dont la nature semble avoir préparé le concours
pour amener tous les hommes à ne parler qu'une
langue, & dont l'influence est sensible dans la
multitude des racines communes à tous les idiomes
qui divisent le genre humain ; il existe tant d'autres
causes particulieres, également naturelles, & dont
l'impression est également irrésistible, qu'elles ont
introduit invinciblement dans les langues des différences
matérielles, dont il seroit peut-être encore
plus utile de découvrir la véritable origine, qu'il
n'est difficile de l'assigner avec certitude.

Le climat, l'air, les lieux, les eaux, le genre de
vie & de nourriture produisent des variétés considérables
dans la fine structure de l'organisation. Ces
causes donnent plus de force à certaines parties du
corps, ou en affoiblissent d'autres. Ces variétés qui
échapperoient à l'Anatomie, peuvent être facilement
remarquées par un philosophe observateur,
dans les organes qui servent à la parole ; il n'y a qu'à
prendre garde quels sont ceux dont chaque peuple
fait le plus d'usage dans les mots de sa langue, & de
quelle maniere il les emploie. On remarquera ainsi
que l'hottentot a le fond de la gorge, & l'anglois
l'extrémité des levres doués d'une très-grande activité.
Ces petites remarques sur les variétés de la
structure humaine peuvent quelquefois conduire à
de plus importantes. L'habitude d'un peuple d'employer
certains sons par préférence, ou de fléchir
certains organes plutôt que d'autres, peut souvent
être un bon indice du climat & du caractere de la
nation qui en beaucoup de choses est déterminé
par le climat, comme le génie de la langue l'est par
le caractere de la nation.

L'usage habituel des articulations rudes désigne
un peuple sauvage & non policé. Les articulations
liquides sont, dans la nation qui les emploie fréquemment,
une marque de noblesse & de délicatesse,
tant dans les organes que dans le goût. On peut avec
beaucoup de vraissemblance attribuer au caractere
mou de la nation chinoise, assez connu d'ailleurs,
de ce qu'elle ne fait aucun usage de l'articulation
rude r. La langue italienne, dont la plûpart des mots
viennent par corruption du latin, en a amolli la prononciation
en vieillissant, dans la même proportion
que le peuple qui la parle a perdu de la vigueur des
anciens Romains : mais comme elle étoit près de la
source où elle a puisé, elle est encore des langues
modernes qui y ont puisé avec elle, celle qui a conservé
le plus d'affinité avec l'ancienne, du moins sous
cet aspect.

La langue latine est franche, ayant des voyelles
pures & nettes, & n'ayant que peu de diphtongues.
Si cette constitution de la langue latine en rend
le génie semblable à celui des Romains, c'est-à-dire
propre aux choses fermes & mâles ; elle l'est d'un
autre côté beaucoup moins que la grecque, & même
moins que la nôtre, aux choses qui ne demandent
que de l'agrément & des graces légeres.

La langue grecque est pleine de diphtongues qui
en rendent la prononciation plus allongée, plus sonore,
plus gazouillée. La langue françoise pleine de
diphtongues & de lettres mouillées, approche davantage
en cette partie de la prononciation du grec
que du latin.

La réunion de plusieurs mots en un seul, ou l'usage
fréquent des adjectifs composés, marque dans
une nation beaucoup de profondeur, une appréhension
vive, une humeur impatiente, & de fortes
idées : tels sont les Grecs, les Anglois, les Allemans.

On remarque dans l'espagnol que les mots y sont
[COLONNE 2]longs, mais d'une belle proportion, graves, sonores
& emphatiques comme la nation qui les emploie.

C'étoit d'après de pareilles observations, ou du moins
d'après l'impression qui résulte de la différence
matérielle des mots dans chaque langue, que l'empereur
Charles Quint disoit qu'il parleroit françois
à un ami
, francese ad un amico ; allemand à son cheval,
tedesco al suo cavallo ; italien à sa maîtresse, italiano
alla sua signora ; espagnol à Dieu, spagnuolo à Dio ;
& anglois aux oiseaux, inglese à gli uccelli.

[§. III. Ce que nous venons d'observer sur les convenances & les différences…]

§. III. Ce que nous venons d'observer sur les
convenances & les différences, tant intellectuelles
que matérielles, des divers idiomes qui bigarrent, si
je puis parler ainsi, le langage des hommes, nous met
en état de discuter les opinions les plus généralement
reçues sur les langues. Il en est deux dont la discussion
peut encore fournir des réflexions d'autant plus utiles
qu'elles seront générales ; la premiere concerne
la génération successive des langues ; la seconde regarde
leur mérite respectif.

[1°. Rien de plus ordinaire que d'entendre parler de Langue mere…]

1°. Rien de plus ordinaire que d'entendre parler
de Langue mere, terme, dit M. l'abbé Girard,
(Princip. disc. I. tom. I. pag. 30.)
« dont le vulgaire se sert, sans être bien instruit de ce qu'il doit
entendre par ce mot, & dont les vrais savans ont
peine à donner une explication qui débrouille l'idée
informe de ceux qui en font usage. Il est de
coutume de supposer qu'il y a des langues-meres
parmi celles qui subsistent ; & de demander quelles
elles sont ; à quoi on n'hésite pas de répondre
d'un ton assuré que c'est l'hébreu, le grec & le latin.
Par conjecture ou par grace, on défere encore cet
honneur à l'allemand ». Quelles sont les preuves de
ceux qui ne veulent pas convenir que le préjugé seul
ait décidé leur opinion sur ce point ? Ils n'alleguent
d'autre titre de la filiation des langues, que l'étymologie
de quelques mots, & les victoires ou établissement
du peuple qui parloit la langue matrice, dans le pays ou
l'on fait usage de la langue prétendue dérivée. C'est
ainsi que l'on donne pour fille à la langue latine, l'espagnole,
l'italienne & la françoise : an ignoras, dit
Jul. Cés. Scaliger, linguam gallicam, & italicam,
& hispanicam
linguae latinae abortum esse ? Le P. Bouhours
qui pensoit la même chose, fait (II. entretien
d'Ariste & d'Eug
. trois soeurs de ces trois langues, qu'il
caractérise ainsi. « Il me semble que la langue espagnole
est une orgueilleuse qui le porte haut, qui se pique
de grandeur, qui aime le faste & l'excès en toutes
choses. La langue italienne est une coquette, toujours
parée & toujours fardée, qui ne cherche qu'à
plaire, & qui se plaît beaucoup à la bagatelle. La
langue françoise est une prude, mais une prude
agréable qui, toute sage & toute modeste qu'elle
est, n'a rien de rude ni de farouche ».

Les caracteres distinctifs du génie de chacune de
ces trois langues sont bien rendus dans cette alégogorie :
mais je crois qu'elle peche, en ce qu'elle
considere ces trois langues comme des soeurs, filles de
la langue latine. « Quand on observe, dit encore
M. l'abbé Girard (ibid. pag. 27.), le prodigieux
éloignement qu'il y a du génie de ces langues à celui
du latin ; quand on fait attention que l'étymologie
précede seulement les emprunts & non l'origine ;
quand on sait que les peuples subjugués
avoient leurs langues… Lorsqu'enfin on voit aujourd'hui
de ses propres yeux ces langues vivantes
ornées d'un article, qu'elles n'ont pu prendre de
la latine où il n'y en eut jamais, & diamétralement
opposées aux constructions transpositives &
aux inflexions des cas ordinaires à celle-ci : on ne
sauroit, à cause de quelques mots empruntés, dire
qu'elles en sont les filles, ou il faudroit leur donner
plus d'une mere. La grecque prétendroit à cet honneur ;
& une infinité de mots qui ne viennent ni du
262grec ni du latin, revendiqueroient cette gloire pour
une autre. J'avoue bien qu'elles en ont tiré une grande
partie de leurs richesses ; mais je nie qu'elles lui
soient redevables de leur naissance. Ce n'est pas
aux emprunts ni aux étymologies qu'il faut s'arrêter
pour connoître l'origine & la parenté des langues :
c'est à leur génie, en suivant pas-à-pas leurs
progrès & leurs changemens. La fortune des nouveaux
mots, & la facilité avec laquelle ceux d'une
langue passent dans l'autre, sur-tout quand les peuples
se mêlent, donneront toujours le change sur
ce sujet ; au lieu que le génie indépendant des organes,
par conséquent moins susceptibles d'altération
& de changement, se maintient au milieu de
l'inconstance des mots, & conserve à la langue le
véritable titre de son origine ».

Le même académicien parlant encore un peu plus
bas des prétendues filles du latin, ajoûte avec autant
d'élégance que de vérité : « on ne peut regarder
comme un acte de légitimation le pillage que des
langues étrangeres y ont fait, ni ses dépouilles
comme un héritage maternel. S'il suffit pour l'honneur
de ce rang (le rang de langue mere), de ne
devoir point à d'autre sa naissance, & de montrer
son établissement dès le berceau du monde ; il n'y
aura plus dans notre système de la création qu'une
seule langue mere ; & qui sera assez téméraire pour
oser gratifier de cette antiquité une des langues que
nous connoissons ? Si cet avantage dépend uniquement
de remonter jusqu'à la confusion de Babel ;
qui produira des titres authentiques & décisifs pour
constater la préférence ou l'exclusion ? Qui est capable
de mettre dans une juste balance toutes les
langues de l'univers ? à peine les plus savans en
connoissent cinq ou six. Où prendre enfin des témoignages
non recusables ni suspects, & des preuves
bien solides, que les premiers langages qui suivirent
immédiatement le deluge, furent ceux qu'ont
parlé dans la suite les Juifs, les Grecs, les Romains,
ou quelques-uns de ceux que parlent encore
les hommes de notre siecle » ?

Voilà, si je ne me trompe, les vrais principes
qui doivent nous diriger dans l'examen de la génération
des langues ; ils sont fondés dans la nature du
langage & des voies que le créateur lui-même nous
a suggérées pour la manifestation extérieure de nos
pensées.

Nous avons vu plusieurs ordres de mots amenés
nécessairement dans tous les idiomes par des causes
naturelles, dont l'influence est antérieure & supérieure
à nos raisonnemens, à nos conventions, à nos
caprices ; nous avons remarqué qu'il peut y avoir
dans toutes les langues, ou du-moins dans plusieurs
une certaine quantité de mots analogues ou semblables,
que des causes communes quoiqu'accidentelles
y auroient établis depuis la naissance de ces
idiomes différens : donc l'analogie des mots ne peut
pas être une preuve suffisante de la filiation des langues,
à moins qu'on ne veuille dire que toutes les
langues modernes de l'Europe sont respectivement
filles & meres les unes des autres, puisqu'elles sont
continuellement occupées à grossir leurs vocabulaires
par des échanges sans fin, que la communication
des idées ou des vûes nouvelles rend indispensables.
L'analogie des mots entre deux langues ne prouve que
cette communication, quand ils ne sont pas de la
classe des mots naturels.

C'est donc à la maniere d'employer les mots qu'il
faut recourir, pour reconnoître l'identité ou la différence
du génie des langues, & pour statuer si elles
ont quelque affinité ou si elles n'en ont point. Si
elles en ont à cet égard, je consens alors que l'analogie
des mots confirme la filiation de ces idiomes,
& que l'un soit reconnu comme langue mere à l'égard
[COLONNE 2]de l'autre, ainsi qu'on le remarque dans la langue
russiene, dans la polonoise, & dans l'illyrienne à l'égard
de l'esclavonne dont il est sensible qu'elles tirent
leur origine. Mais s'il n'y a entre deux langues d'autre
liaison que celle qui naît de l'analogie des mots, sans
aucune ressemblance de génie ; elles sont étrangeres
l'une à l'autre : telles sont la langue espagnole, l'italienne
& la françoise à l'égard du latin. Si nous tenons
du latin un grand nombre de mots, nous n'en tenons
pas notre syntaxe, notre construction, notre grammaire,
notre article le, la, les, nos verbes auxiliaires,
l'indéclinabilité de nos noms, l'usage des pronoms
personnels dans la conjugaison, une multitude de
tems différenciés dans nos conjugaisons, & confondus
dans les conjugaisons latines ; nos procédés se
sont trouvés inalliables avec les gérondifs, avec les
usages que les Romains faisoient de l'infinitif, avec
leurs inversions arbitraires, avec leurs ellipses accumulées,
avec leurs périodes interminables.

Mais si la filiation des langues suppose dans celle
qui est dérivée la même syntaxe, la même construction,
en un mot, le même génie que dans la langue
matrice, & une analogie marquée entre les termes de
l'une & de l'autre ; comment peut se faire la génération
des langues, & qu'entend-on par une langue
nouvelle ?

« Quelques-uns ont pensé, dit M. de Grandval
dans son Discours historique déja cité, qu'on pouvoit
l'appeller ainsi quand elle avoit éprouvé un
changement considérable ; de sorte que, selon
eux, la langue du tems de François I. doit être regardée
comme nouvelle par rapport au tems de
saint Louis, & de même celle que nous parlons
aujourd'hui par rapport au tems de François I.
quoiqu'on reconnoisse dans ces diverses époques
un même fonds de langage, soit pour les mots,
soit pour la construction des phrases. Dans ce
sentiment, il n'est point d'idiome qui ne soit devenu
successivement nouveau, étant comparé à
lui-même dans ses âges différens. D'autres qualifient
seulement de langue nouvelle celle dont la
forme ancienne n'est plus intelligible : mais cela
demande encore une explication ; car les personnes
peu familiarisées avec leur ancienne langue
ne l'entendent point du tout, tandis que ceux qui
en ont quelque habitude l'entendent très-bien,
& y découvrent facilement tous les germes de
leur langage moderne. Ce n'est donc ici qu'une
question de nom, mais qu'il falloit remarquer
pour fixer les idées. Je dis à mon tour qu'une langue
est la même, malgré ses variations, tant qu'on
peut suivre ses traces, & qu'on trouve dans son
origine une grande partie de ses mots actuels, &
les principaux points de sa grammaire. Que je
lise les lois des douze tables, Ennius, ou Ciceron ;
quelque différent que soit leur langage,
n'est-ce pas toujours le latin ? Autrement il faudroit
dire qu'un homme fait, n'est pas la même
personne qu'il étoit dans son enfance. J'ajoute
qu'une langue est véritablement la mere ou la
source d'une autre, quand c'est elle qui lui a donné
le premier être, que la dérivation s'en est faite
par succession de tems, & que les changemens
qui y sont arrivés n'ont pas effacé tous les anciens
vestiges ».

Ces changemens successifs qui transforment insensiblement
une langue en une autre, tiennent à
une infinité de causes dont chacune n'a qu'un effet
imperceptible ; mais la somme de ces effets, grossis
avec le tems & accumulés à la longue, produit enfin
une différence qui caractérise deux langues sur un
même fonds. L'ancienne & la moderne sont également
analogues ou également transpositives ; mais
en cela même elles peuvent avoir quelque différence.
263Si la construction analogue est leur caractere commun ;
la langue moderne, par imitation du langage
transpositif des peuples qui auront concouru à sa
formation par leurs liaisons de voisinage, de commerce,
de religion, de politique, de conquête, &c.
pourra avoir adopté quelques libertés à cet égard ;
elle se permettra quelques inversions qui dans l'ancien
idiome auroient été des barbarismes. Si plusieurs
langues sont dérivées d'une même, elles peuvent
être nuancées en quelque sorte par l'altération
plus ou moins grande du génie primitif : ainsi notre
françois, l'anglois, l'espagnol & l'italien, qui paroissent
descendre du celtique & en avoir pris la
marche analytique, s'en écartent pourtant avec des
degrés progressifs de liberté dans le même ordre que
je viens de nommer ces idiomes. Le françois est le
moins hardi, & le plus rapproché du langage originel ;
les inversions y sont plus rares, moins compliquées,
moins hardies : l'anglois se permet plus d'écarts
de cette sorte : l'espagnol en a de plus hardis :
l'italien ne se refuse en quelque maniere que ce que
la constitution de ses noms & de ses verbes combinée
avec le besoin indispensable d'être entendu,
ne lui a pas permis de recevoir. Ces différences ont
leurs causes comme tout le reste ; & elles tiennent
à la diversité des relations qu'a eues chaque peuple
avec ceux dont le langage a pû opérer ces changemens.

Si au contraire la langue primitive & la dérivée
sont constituées de maniere à devoir suivre une
marche transpositive, la langue moderne pourra
avoir contracté quelque chose de la contrainte du
langage analogue des nations chez qui elle aura puisé
les alterations successives auxquelles elle doit sa
naissance & sa constitution. C'est ainsi sans doute
que la langue allemande, originairement libre dans
ses transpositions, s'est enfin soumise à toute la contrainte
des langues de l'Europe au milieu desquelles
elle est établie, puisque toutes les inversions sont décidées
dans cet idiome, au point qu'une autre qui
par elle-même ne seroit pas plus obscure, ou le seroit
peut-être moins, y est proscrite par l'usage comme
vicieuse & barbare.

Dans l'un & dans l'autre cas, la différence la plus
marquée entre l'idiome ancien & le moderne, consiste
toujours dans les mots : quelques-uns des, anciens
mots sont abolis, verborum vetus interit oetas ;
(art. poet. 61.) parce que le hasard des circonstances
en montre d'autres, chez d'autres peuples, qui paroissent
plus énergiques, ou que l'oreille nationale,
en se perfectionnant, corrige l'ancienne prononciation
au point de défigurer le mot pour lui procurer
plus d'harmonie : de nouveaux mots sont introduits,
& juvenum ritu florent modo nata, vigentque, (ibid.
62
.) parce que de nouvelles idées ou de nouvelles
combinaisons d'idées en imposent la nécessité, &
forcent de recourir à la langue du peuple auquel on
est redevable de ces nouvelles lumieres ; & c'est
ainsi que le nom de la boussole a passé chez tous les
peuples qui en connoissent l'usage, & que l'origine
italienne de ce mot prouve en même tems à qui l'univers
doit cette découverte importante devenue
aujourd'hui le lien des nations les plus éloignées.
Enfin les mots sont dans une mobilité perpétuelle,
bien reconnue & bien exprimée par Horace, (ibid.
70
.)

Multa renascentur qua jàm cecidêre, cadentque
Quoe nunc sunt in honore vocabula, si volet usus
Quem penès arbitrium est, & jus, & norma loquendi
.

[2°. La question du mérite respectif des langues…]

2°. La question du mérite respectif des langues,
& du degré de préférence qu'elles peuvent prétendre
les unes sur les autres, ne peut pas se résoudre
par une décision simple & précise. Il n'y a point d'idiome
[COLONNE 2]qui n'ait son mérite, & qui ne puisse, selon
l'occurrence, devenir préférable à tout autre. Ainsi
il est nécessaire, pour etablir cette solution sur des
fondemens solides, de distinguer les diverses circonstances
où l'on se trouve, & les différens rapports
sous lesquels on envisage les langues.

La simple énonciation de la pensée est le premier
but de la parole, & l'objet commun de tous les idiomes :
c'est donc le premier rapport sous lequel il
convient ici de les envisager pour poser des principes
raisonnables sur la question dont il s'agit. Or il
est évident qu'à cet égard il n'y a point de langue
qui n'ait toute la perfection possible & nécessaire à
la nation qui la parle. Une langue, je l'ai déjà dit,
est la totalité des usages propres à une nation, pour
exprimer les pensées par la voix ; & ces usages fixent
les mots & la syntaxe. Les mots sont les signes
des idées, & naissent avec elles, de maniere qu'une
nation formée & distinguée par son idiome, ne sauroit
faire l'acquisition d'une nouvelle idée, sans faire
en même tems celle d'un mot nouveau qui la représente :
si elle tient cette idée d'un peuple voisin, elle
en tirera de même le signe vocal, dont tout au plus
elle réduira la forme matérielle à l'analogie de son
langage ; au lieu de pastor, elle dira pasteur ; au lieu
d'embaxada, embassade ; au lieu de batten, battre, &c.
si c'est de son propre fonds qu'elle tire la nouvelle
idée, ce ne peut être que le résultat de quelque combinaison
des anciennes, & voilà la route tracée pour
aller jusqu'à la formation du mot qui en sera le type ;
puissance se dérive de puissant, comme l'idée abstraite
est prise dans l'idée concrete ; parasol est composé
de parer (garantir), & de soleil, comme l'idée de
ce meuble est le résultat de la combinaison des idées.
séparées de l'astre qui darde des rayons brûlans, &
d'un obstacle qui puisse en parer les coups. Il n'y
aura donc aucune idée connue dans une nation qui
ne soit désignée par un mot propre dans la langue
de cette nation : & comme tout mot nouveau qui s'y
introduit, y prend toûjours l'empreinte de l'analogie
nationale qui est le sceau nécessaire de sa naturalisation,
il est aussi propre que les anciens à toutes
les vûes de la syntaxe de cet idiôme. Ainsi tous les
hommes qui composent ce peuple, trouvent dans
leur langue tout ce qui est nécessaire à l'expression
de toutes les pensées qu'il leur est possible d'avoir,
puisqu'ils ne peuvent penser que d'après des idées
connues. Cela même est la preuve la plus immédiate
& la plus forte de la nécessité où chacun est d'étudier
sa langue naturelle par préférence à toute autre,
parce que les besoins de la communication nationale
sont les plus urgens, les plus universels, &
les plus ordinaires.

Si l'on veut porter ses vûes au-delà de la simple
énonciation de la pensée, & envisager tout le parti
que l'art peut tirer de la différente constitution des
langues, pour flatter l'oreille, & pour toucher le
coeur, aussi bien que pour éclairer l'esprit ; il faut les
considérer dans les procédés de leur construction
analogue ou transpositive : l'hébreu & notre françois
suivent le plus scrupuleusement l'ordre analytique ;
le grec & le latin s'en écartoient avec une liberté
sans bornes ; l'allemand, l'anglois, l'espagnol, l'italien
tiennent entre ces deux extrémités une espece
de milieu, parce que les inversions qui y sont admises,
sont déterminées à tous égards par les principes
mêmes de la constitution propre de chacune de ces
langues. L'auteur de la Lettre sur les sourds & muets,
envisageant les langues sous cet aspect, en porte
ainsi son jugement, pag. 135 : « La communication
de la pensée étant l'objet principal du langage,
notre langue est de toutes les langues la plus châtiée,
la plus exacte, & la plus estimable, celle en
un mot qui a retenu le moins de ces négligences
264que j'appellerois volontiers des restes de la balbutie
des premiers âges ». Cette expression est conséquente
au système de l'auteur sur l'origine des langues !
mais celui que l'on adopte dans cet article, y
est bien opposé, & il feroit plûtôt croire que les inversions,
loin d'être des restes de la balbutie des premiers
âges, sont au contraire les premiers essais de
l'art oratoire des siecles postérieurs de beaucoup à
la naissance du langage ; la ressemblance du nôtre
avec l'hébreu, dans leur marche analytique, donne
à cette conjecture un degré de vraissemblance qui
mérite quelque attention, puisque l'hébreu tient de
bien près aux premiers âges. Quoi qu'il en soit, l'auteur
poursuit ainsi : « Pour continuer le parallele
sans partialité, je dirois que nous avons gagné à
n'avoir point d'inversions, ou du moins à ne les
avoir ni trop hardies ni trop fréquentes, de la
netteté, de la clarté, de la précision, qualités essentielles
au discours ; & que nous y avons perdu de
la chaleur, de l'éloquence, & de l'énergie. J'ajouterois
volontiers que la marche didactique &
réglée, à laquelle notre langue est assujettie, la
rend plus propre aux sciences ; & que par les tours
& les inversions que le grec, le latin, l'italien,
l'anglois se permettent, ces langues sout plus avantageuses
pour les lettres. Que nous pouvons
mieux qu'aucun autre peuple, faire parler l'esprit,
& que le bon sens choisiroit la langue françoise ;
mais que l'imagination & les passions donneroient
la préférence aux langues anciennes, & à celles
de nos voisins : qu'il faut parler françois dans la
société & dans les écoles de philosophie ; & grec,
latin, anglois, dans les chaires & sur les théâtres ;
que notre langue sera celle de la vérité, …
& que la greque, la latine, & les autres seront les
langues de la fable & du mensonge. Le françois est
fait pour instruire, éclairer, & convaincre ; le
grec, le latin, l'italien, l'anglois pour persuader,
émouvoir, & tromper : parlez grec, latin, italien
au peuple ; mais parlez françois au sage ». Pour
réduite ce jugement à sa juste valeur, il faut seulement
en conclure que les langues transpositives trouvent
dans leur génie plus de ressources pour toutes
les parties de l'art oratoire ; & que celui des langues
analogues les rend d'autant plus propres à l'exposition
nette & précise de la vérité, qu'elles suivent plus
scrupuleusement la marche analytique de l'esprit. La
chose est évidente en soi, & l'auteur n'a voulu rien
dire de plus. Notre marche analytique ne nous ôte pas
sans ressource la chaleur, l'éloquence, l'énergie ; elle
ne nous ôte qu'un moyen d'en mettre dans nos discours,
comme la marche transpositive du latin, par
exemple, l'expose seulement au danger d'être moins
clair, sans lui en faire pourtant une nécessité inévitable.
C'est dans la même lettre, pag. 239. que je
trouve la preuve de l'explication que je donne au
texte que l'on vient de voir. « Y a-t-il quelque caractere,
dit l'auteur, que notre langue n'ait pris
avec succès ? Elle est folâtre dans Rabelais, naïve
dans la Fontaine & Brantome, harmonieuse dans
Malherbe & Fléchier, sublime dans Corneille &
Bossuet ; que n'est-elle point dans Boileau, Racine,
Voltaire, & une foule d'autres écrivains en
vers & en prose ? Ne nous plaignons donc pas : si
nous savons nous en servir, nos ouvrages seront
aussi précieux pour la postérité, que les ouvrages
des anciens le sont pour nous. Entre les mains d'un
homme ordinaire, le grec, le latin, l'anglois, l'italien
ne produiront que des choses communes ;
le françois produira des miracles sous la plume
d'un homme de génie. Enquel que langue que ce soit,
l'ouvrage que le génie soutient, ne tombe jamais ».

Si l'on envisage les langues comme des instrumens
dont la connoissance peut conduire à d'autres lumieres ;
[COLONNE 2]elles ont chacune leur mérite, & la préférence
des unes sur les autres ne peut se décider que par la
nature des vues que l'on se propose ou des besoins
où l'on est.

La langue hébraïque & les autres langues orientales
qui y ont rapport, comme la chaldaïque, la syriaque,
l'arabique, &c. donnent à la Théologie des
secours infinis, par la connoissance précise du vrai
sens des textes originaux de nos livres saints. Mais
ce n'est pas-là le seul avantage que l'on puisse attendre
de l'étude de la langue hébraïque : c'est encore
dans l'original sacré que l'on trouve l'origine des
peuples, des langues, de l'idolatrie, de la fable ;
en un mot les fondemens les plus sûrs de l'histoire,
& les clés les plus raisonnables de la Mythologie. Il
n'y a qu'à voir seulement la Géographie sacrée de Samuel
Bochart, pour prendre une haute idée de l'immensité
de l'erudition que peut fournir la connoissance
des langues orientales.

La langue grecque n'est guere moins utile à la
Théologie, non-seulement à cause du texte original
de quelques-uns des livres du nouveau Testament,
mais encore parce que c'est l'idiome des Chrysostomes,
des Basiles, des Grégoires de Nazianze, &
d'une foule d'autres peres dont les oeuvres font la
gloire & l'édification de l'Eglise ; mais dans quelle
partie la littérature cette belle langue n'est-elle pas
d'un usage infini ? Elle fournit des maîtres & des
modeles dans tous les genres ; Poësie, Eloquence,
Histoire, Philosophie morale, Physique, Histoire
naturelle, Médecine, Géographie ancienne, &c. :
& c'est avec raison qu'Esrame, Epist. liv. X, dit en
propres termes : Hoc unum expertus, video nullis in
litteris nos esse aliquid sine graecitate
.

La langue latine est d'une nécessité indispensable,
c'est celle de l'église catholique, & de toutes les
écoles de la chrétienté, tant pour la Philosophie &
la Théologie, que pour la Jurisprudence & la Médecine :
c'est d'ailleurs, & pour cette raison même,
la langue commune de tous les savans de l'Europe, &
dont il seroit à souhaiter peut-être que l'usage devint
encore plus général & plus étendu, afin de faciliter
davantage la communication des lumieres
respectives des diverses nations qui cultivent aujourd'hui
les sciences : car combien d'ouvrages excellens
en tous genres de la connoissance desquels on
est privé, faute d'entendre les langues dans lesquelles
ils sont écrits ?

En attendant que les savans soient convenus entre
eux d'un langage de communication, pour s'épargner
respectivement l'étude longue, pénible &
toujours insuffisante de plusieurs langues étrangeres ;
il faut qu'ils aient le courage de s'appliquer à celles
qui leur promettent le plus de secours dans les genres
d'étude qu'ils ont embrassés par goût ou par la
necessité de leur état. La langue allemande a quantité
de bons ouvrages sur le Droit public, sur la Médecine
& toutes ses dépendances, sur l'histoire naturelle,
principalement sur la Métallurgie. La langue
angloise a des richesses immenses en fait de Mathémathiques,
de Physique & de Commerce. La langue
italienne offre le champ le plus vaste à la belle littérature,
à l'étude des Arts & à celle de l'Histoire ;
mais la langue françoise, malgré les déclamations de
de ceux qui en censurent la marche pédestre, & qui
lui reprochent sa monotonie, sa prétendue pauvreté,
ses anomalies perpétuelles, a pourtant des chefs-d'oeuvres
dans presque tous les genres. Quels trésors
que les mémoires de l'académie royale des Sciences,
& de celle des Belles-lettres & Inscriptions ! & si
l'on jette un coup-d'oeil sur les écrivains marqués de
notre nation, on y trouve des philosophes & des
géometres du premier ordre, des grands métaphysiciens,
de sages & laborieux antiquaires, des artistes
265habiles, des jurisconsultes profonds, des poëtes qui
ont illustré les Muses françoises à l'égal des Muses
grecques, des orateurs sublimes & pathétiques, des
politiques dont les vues honorent l'humanité. Si
quelqu'autre langue que la latine devient jamais l'idiome
commun des savans de l'Europe, la langue
françoise doit avoir l'honneur de cette préférence :
elle a déja les suffrages de toutes les cours où on la
parle presque comme à Versailles ; & il ne faut pas
douter que ce goût universel ne soit dû autant aux
richesses de notre littérature, qu'à l'influence de
notre gouvernement sur la politique générale de
l'Europe.

(B. E. R. M.)266

1* En hébreu shem, une marque. Le grec ςημα, une marque,
en est venu. Ce mot signifie aussi un nom ; mais ce n'est
pas ici.