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Rousseau, Jean-Jacques. Projet concernant de nouveaux signes pour la musique – T01

Essai
sur l’Origine
des Langues,
Où il est parlé de la Mélodie, & de
l’Imitation musicale209

Chapitre I.
Des divers moyens de communiquer nos
pensées.

La parole distingue l’homme entre les
animaux : le langage distingue les nations
entre’elles ; on ne connoît d’où est un
homme qu’après qu’il a parlé. L’usage &
le besoin font apprendre à chacun la langue
de son pays ; mais qu’est-ce qui fait
que cette langue est celle de son pays &
non pas d’un autre ? Il faut bien remonter,
pour le dire, à quelque raison qui tienne
au local, & qui soit antérieure
aux mœurs mêmes : la parole, étant la
premiere institution sociale ne doit sa
forme qu’à des causes naturelles.

Si-tôt qu’un homme fut reconnu par
un autre pour un Etre sentant, pensant
211& semblable à lui, le desir ou le besoin
de lui communiquer ses sentimens & ses
pensées, lui en fit chercher les moyens.
Ces moyens ne peuvent se tirer que des
sens, les seuls instrumens par lesquels un
homme puisse agir sur un autre. Voilà
donc l’institution des signes sensibles pour
exprimer la pensée. Les inventeurs du
langage ne firent pas ce raisonnement,
mais l’instinct leur en suggéra la conséquence.

Les moyens généraux, par lesquels
nous pouvons agir sur les sens d’autrui,
se bornent à deux, savoir, le mouvement
& la voix. L’action du mouvement
est immédiate par le toucher ou médiate
par le geste ; la premiere ayant pour
terme la longueur du bras, ne peut se
transmettre à distance, mais l’autre atteint
aussi loin que le rayon visuel. Ainsi restent
seulement la vue & l’ouïe pour organes
passifs du langage entre des hommes
dispersés.

Quoique la langue du geste & celle de
la voix soient également naturelles, toutefois
la premiere est plus facile & dépend
moins des conventions : car plus d’objets
212frappent nos yeux que nos oreilles, &
les figures ont plus de variété que les
sons ; elles sont aussi plus expressives,
& disent plus en moins de tems. L’amour
dit-on, fut l’inventeur du dessein. Il put
inventer aussi la parole, mais moins heureusement.
Peu content d’elle, il la dédaigne,
il a des manieres plus vives de
s’exprimer. Que celle qui traçoit avec
tant de plaisir l’ombre de son Amant,
lui disoit de choses ! Quels sons eût-elle employés
pour rendre ce mouvement de
baguette ?

Nos gestes ne signifient rien que notre
inquiétude naturelle ; ce n’est pas de
ceux-là que je veux parler. Il n’y a que
les Européens qui gesticulent en parlant :
on diroit que toute la force de leur langue
est dans leurs bras ; ils y ajoutent
encore celle des poumons & tout cela
ne leur sert de gueres. Quand un Franc
s’est bien démené, s’est bien tourmenté
le corps à dire beaucoup de paroles, un
Turc ôte un moment la pipe de sa bouche,
dit deux mots à demi-voix, & l’écrase
d’une sentence.

Depuis que nous avons appris à gesticuler
213nous avons oublié l’art des pantomimes ;
par la même raison qu’avec
beaucoup de belles grammaires nous n’entendons
plus les symboles des Egyptiens.
Ce que les anciens disoient le plus vivement,
ils ne l’exprimoient pas par des mots
mais par des signes ; ils ne le disoient pas,
ils le montroient.

Ouvrez l’histoire ancienne vous la trouverez
pleine de ces manieres d’argumenter
aux yeux, & jamais elles ne manquent
de produire un effet plus assuré
que tous les discours qu’on auroit pu
mettre à la place. L’objet offert avant
de parler, ébranle l’imagination, excite
la curiosité, tient l’esprit en suspens &
dans l’attente de ce qu’on va dire. J’ai
remarqué que les Italiens & les Provençaux,
chez qui pour l’ordinaire le geste
précède le discours, trouvent ainsi le
moyen de se faire mieux écouter & même
avec plus de plaisir. Mais le langage le
plus énergique est celui où le signe a
tout dit avant qu’on parle. Tarquin, Trasybule
abattant les têtes des pavots,
Alexandre appliquant son cachet sur la
bouche de son favori, Diogène se promenant
214devant Zénon ne parloient-ils
pas mieux qu’avec des mots ? Quel circuit
de paroles eût aussi bien exprimé
les mêmes idées ? Darius engagé dans la
Scythie avec son armée, reçoit de la part
du roi des Scythes une grenouille, un
oiseau, une souris & cinq fleches : le
héraut remet son présent en silence, &
part. Cette terrible harangue fut entendue,
& Darius n’eut plus grande hâte
que de regagner son pays comme il put.
Substituez une lettre à ces signes, plus
elle sera menaçante, moins elle effraiera ;
ce ne sera plus qu’une gasconnade dont
Darius n’auroient fait que rire.

Quand le Lévite d’Ephraïm voulut venger
la mort de sa femme, il n’écrivit
point aux Tribus d’Israël ; il divisa le
corps en douze pièces & les leur envoya.
A cet horrible aspect, ils courent aux
armes, en criant tout d’une voix : non,
jamais rien de tel n’est arrivé dans Israël,
depuis le jour que nos Peres sortirent d’Egypte
jusqu’à ce jour
. Et la Tribu de Benjamin
fut exterminée (*)1. De nos jours l’affaire
215tournée en plaidoyers, en discussions,
peut-être en plaisanteries, eût traîné
en longueur, & le plus horrible des crimes
fût enfin demeuré impuni. Le roi
Saül, revenant du labourage dépeça de
même les bœufs de sa charrue & usa d’un
signe semblable pour faire marcher Israël
au secours de la ville de Jabès. Les Prophetes
des Juifs, les Législateurs des Grecs
offrant souvent au peuple des objets sensibles,
lui parloient mieux par ces objets
qu’ils n’eussent fait par de longs discours,
& la maniere dont Athénée rapporte que
l’orateur Hypéride fit absoudre la Courtisane
Phryné, sans alléguer un seul mot
pour sa défense, est encore une éloquence
muette, dont l’effet n’est pas rare dans
tous les tems.

Ainsi l’on parle aux yeux bien mieux
qu’aux oreilles : il n’y a personne qui ne
sente la vérité du jugement d’Horace à
cet égard. On voit même que les discours
les plus éloquens sont ceux où l’on
enchâsse le plus d’images, & les sons n’ont
jamais plus d’énergie que quand ils font
l’effet des couleurs.

Mais lorsqu’il est question d’émouvoir
216le cœur & d’enflammer les passions, c’est
toute autre chose. L’impression successive
du discours, qui frappe à coups redoublés,
vous donne bien une autre émotion
que la présence de l’objet même,
où d’un coup d’œil, vous avez tout vu.
Supposez une situation de douleur parfaitement
connue, en voyant la personne
affligée, vous serez difficilement ému
jusqu’à pleurer ; mais laissez-lui le tems
de vous dire tout ce qu’elle sent, & bientôt
vous allez fondre en larmes. Ce n’est
qu’ainsi que les scenes de tragédie font
leur effet (*)2. La seule pantomime sans
discours vous laissera presque tranquille ;
le discours sans geste vous arrachera des
pleurs. Les passions ont leurs gestes, mais
elles ont aussi leurs accens, & ces accens
qui nous font tressaillir, ces accens
auxquels on ne peut dérober son organe,
pénètrent par lui jusqu’au fond du cœur,
217y portent malgré nous les mouvemens
qui les arrachent, & nous font sentir ce
que nous entendons. Concluons que les
signes visibles rendent l’imitation plus
exacte, mais que l’intérêt s’excite mieux
par les sons.

Ceci me fait penser que si nous n’avions
jamais eu que des besoins physiques,
nous aurions fort bien pu ne parler jamais
& nous entendre parfaitement, par
la seule langue du geste. Nous aurions
pu établir des sociétés peu différentes de
ce qu’elles sont aujourd’hui, ou qui même
auroient marché mieux à leur but : nous
aurions pu instituer des loix, choisir des
chefs, inventer des arts, établir le commerce,
& faire en un mot, presque autant
de choses que nous en faisons par
le secours de la parole. La langue épistolaire
des Salams (*)3 transmet, sans
crainte des jaloux, les secrets de la galanterie
orientale à travers les harems les
218mieux gardés. Les muets du Grand-Seigneur
s’entendent entre’eux & entendent
tout ce qu’on leur dit par signes,
tout aussi-bien qu’on peut le dire par
le discours. Le sieur Pereyre, & ceux
qui, comme lui, apprennent aux muets,
non-seulement à parler, mais à savoir ce
qu’ils disent, sont bien forcés de leur apprendre
auparavant une autre langue non
moins compliquée, à l’aide de laquelle ils
puissent leur faire entendre celle-là.

Chardin dit qu’aux Indes les Facteurs
se prenant la main l’un à l’autre, & modifiant
leurs attouchemens d’une maniere
que personne ne peut appercevoir, traitent
ainsi publiquement, mais en secret,
toutes leurs affaires, sans s’être dit un
seul mot. Supposez ces Facteurs aveugles,
sourds & muets, ils ne s’entendront
pas moins entre’eux. Ce qui montre
que des deux sens par lesquels nous
sommes actifs, un seul suffiroit pour nous
former un langage.

Il paroît encore par les mêmes observations,
que l’invention de l’art de communiquer
nos idées, dépend moins des
organes qui nous servent à cette communication,
219que d’une faculté propre à
l’homme, qui lui fait employer ses organes
à cet usage, & qui, si ceux-là lui
manquoient, lui en feroit employer d’autres
à la même fin. Donnez à l’homme
une organisation tout aussi grossiere qu’il
vous plaira ; sans doute il acquerra moins
d’idées ; mais pourvu seulement qu’il y
ait entre lui & ses semblables quelque
moyen de communication, par lequel l’un
puisse agir, & l’autre sentir, ils parviendront
à se communiquer enfin tout autant
d’idées qu’ils en auront.

Les animaux ont pour cette communication
une organisation plus que suffisante,
& jamais aucun d’eux n’en a fait cet usage.
Voilà, ce me semble, une différence
bien caractéristique. Ceux d’entre’eux qui
travaillent & vivent en commun, les
Castors, les Fourmis, les Abeilles, ont
quelque langue naturelle pour s’entre-communiquer,
je n’en fais aucun doute.
Il y a même lieu de croire que la langue
des Castors & celle des Fourmis sont
dans le geste, & parlent seulement aux
yeux. Quoiqu’il en soit, par cela même
que les unes & les autres de ces langues
220sont naturelles, elles ne sont pas
acquises ; les animaux qui les parlent les
ont en naissant, ils les ont tous, & par-tout
la même : ils n’en changent point,
ils n’y font pas le moindre progrès. La
langue de convention n’appartient qu’à
l’homme. Voilà pourquoi l’homme fait
des progrès, soit en bien soit en mal :
& pourquoi les animaux n’en font point.
Cette seule distinction paroît mener loin :
on l’explique, dit-on, par la différence
des organes. Je serois curieux de voir
cette explication.

Chapitre II.
Que la premiere invention de la parole ne
vient pas des besoins, mais des passions.

Il est donc à croire que les besoins
dicterent les premiers gestes, & que les
passions arracherent les premieres voix.
En suivant, avec ces distinctions, la trace
des faits, peut-être faudroit-il raisonner
sur l’origine des langues tout autrement
qu’on n’a fait jusqu’ici. Le génie des
221langues orientales, les plus anciennes qui
nous soient connues, dément absolument
la marche didactique qu’on imagine dans
leur composition. Ces langues n’ont rien
de méthodique & de raisonné ; elles sont
vives & figurées. On nous fait du langage
des premiers hommes des langues
de Géometres, & nous voyons que ce
furent des langues de Poëtes.

Cela dut être. On ne commença pas
par raisonner, mais par sentir. On prétend
que les hommes inventerent la parole
pour exprimer leurs besoins ; cette
opinion me paroît insoutenable. L’effet
naturel des premiers besoins, fut d’écarter
les hommes & non de les rapprocher.
Il le falloit ainsi pour que l’espece vînt
à s’étendre, & que la terre se peuplât
promptement, sans quoi le genre-humain
se fût entassé dans un coin du monde, &
tout le reste fût demeuré désert.

De cela seul il suit, avec évidence, que
l’origine des langues n’est point due aux
premiers besoins des hommes ; il seroit
absurde que de la cause qui les écarte,
vînt le moyen qui les unit. D’où peut
donc venir cette origine ? des besoins
222moraux, des passions. Toutes les passions
rapprochent les hommes que la nécessité
de chercher à vivre force à se fuir. Ce
n’est ni la faim, ni la soif, mais l’amour,
la haine, la pitié, la colere, qui leur ont
arraché les premieres voix. Les fruits ne
se dérobent point à nos mains, on peut
s’en nourrir sans parler, on poursuit en
silence la proie dont on veut se repaître ;
mais pour émouvoir un jeune cœur,
pour repousser un agresseur injuste ; la
nature dicte des accens, des cris, des
plaintes : voilà les plus anciens mots inventés,
& voilà pourquoi les premieres
langues furent chantantes & passionnées,
avant d’être simples & méthodiques. Tout
ceci n’est pas vrai, sans distinction, mais
j’y reviendrai ci-après.

Chapitre III.
Que le premier langage dut être figuré.

Comme les premiers motifs qui firent
parler l’homme, furent des passions, ses
premieres expressions furent des Tropes.
223Le langage figuré fut le premier à naître,
le sens propre fut trouvé le dernier.
On n’appella les choses de leur vrai nom,
que quand on les vit sous leur véritable
forme. D’abord on ne parla qu’en poésie ; on
ne s’avisa de raisonner que long-tems après.

Or, je sens bien qu’ici le Lecteur
m’arrête, & me demande comment une
expression peut être figurée avant d’avoir
un sens propre, puisque ce n’est que
dans la translation du sens que consiste
la figure ? Je conviens de cela ; mais pour
m’entendre il faut substituer l’idée que
la passion nous présente, au mot que
nous transposons ; car on ne transpose
les mots que parce qu’on transpose aussi
les idées, autrement le langage figuré ne
signifieroit rien. Je réponds donc par un
exemple.

Un homme sauvage en rencontrant
d’autres, se sera d’abord effrayé. Sa frayeur
lui aura fait voir ces hommes plus grands
& plus forts que lui-même ; il leur aura
donné le nom de Géans. Après beaucoup
d’expériences il aura reconnu que ces
prétendus Géans n’étant ni plus grands,
ni plus forts que lui, leur stature ne
224convenoit point à l’idée qu’il avoit
d’abord attachée au mot de Géant. Il inventera
donc un autre nom commun à
eux & à lui, tel, par exemple, que le
nom d’Homme, & laissera celui de Géant
à l’objet faux qui l’avoit frappé durant
son illusion. Voilà comment le mot figuré
naît avant le mot propre, lorsque la passion
nous fascine les yeux, & que la
premiere idée qu’elle nous offre n’est
pas celle de la vérité. Ce que j’ai dit
des mots & des noms est sans difficulté
pour les tours de phrases. L’image illusoire
offerte par la passion, se montrant
la premiere, le langage qui lui répondoit
fut aussi le premier inventé ; il devint
ensuite métaphorique quand l’esprit éclairé,
reconnoissant sa premiere erreur,
n’en employa les expressions que dans
les mêmes passions qui l’avoient produite.225

Chapitre IV.
Des caracteres distinctifs de la premiere Langue
& des changemens qu’elle dût éprouver.

Les simples sons sortent naturellement
du gosier, la bouche est naturellement
plus ou moins ouverte ; mais les modifications
de la langue & du palais qui
font articuler, exigent de l’attention, de
l’exercice, on ne les fait point sans vouloir
les faire, tous les enfans ont besoin de
les apprendre, & plusieurs n’y parviennent
pas aisément. Dans toutes les langues
les exclamations les plus vives sont
inarticulées ; les cris, les gémissemens
sont de simples voix ; les muets, c’est-à-dire
les sourds, ne poussent que des
sons inarticulés : le Pere Lami ne conçoit
pas même que les hommes en eussent
pu jamais inventer d’autres, si Dieu
ne leur eût expressément appris à parler.
Les articulations sont en petit nombre,
les sons sont en nombre infini, les accens
qui les marquent peuvent se multiplier
226de même ; toutes les notes de la
Musique sont autant d’accens ; nous n’en
avons, il est vrai, que trois ou quatre
dans la parole, mais les Chinois en ont
beaucoup davantage ; en revanche ils
ont moins de consonnes. A cette source
de combinaisons, ajoutez celle des tems
ou de la quantité, & vous aurez non-seulement
plus de mots, mais plus de
syllabes diversifiées que la plus riche
des langues n’en a besoin.

Je ne doute point qu’indépendamment
du vocabulaire & de la syntaxe, la premiere
langue, si elle existoit encore,
n’eût gardé des caracteres originaux qui
la distingueroient de toutes les autres.
Non-seulement tous les tours de cette
langue devoient être en images, en sentimens,
en figures ; mais dans sa partie mécanique
elle devroit répondre à son premier
objet, & présenter aux sens, ainsi
qu’à l’entendement, les impressions presque
inévitables de la passion qui cherche
à se communiquer.

Comme les voix naturelles sont inarticulées,
les mots auroient peu d’articulations ;
quelques consonnes interposées
227effaçant l’hiatus des voyelles, suffiroient
pour les rendre coulantes & faciles à
prononcer. En revanche les sons seroient
très-variés, & la diversité des accens multiplieroit
les mêmes voix : la quantité,
le rhythme, seroient de nouvelles sources
de combinaisons ; en sorte que les
voix, les sons, l’accent, le nombre, qui
sont de la nature, laissant peu de chose
à faire aux articulations, qui sont de convention,
l’on chanteroit au lieu de parler ;
la plupart des mots radicaux seroient
des sons imitatifs ; ou de l’accent des
passions, ou de l’effet des objets sensibles :
l’onomatopée s’y feroit sentir continuellement.

Cette langue auroit beaucoup de synonymes
pour exprimer le même être par
ses différens rapports (*)4 ; elle auroit
peu d’adverbes & de mots abstraits pour
exprimer ces mêmes rapports. Elle auroit
beaucoup d’augmentatifs, de diminutifs,
de mots composés, de particules
explétives pour donner de la cadence aux
228périodes, & de la rondeur aux phrases ;
elle auroit beaucoup d’irrégularités &
d’anomalies, elle négligeroit l’analogie
grammaticale pour s’attacher à l’euphonie,
au nombre, à l’harmonie, & à la
beauté des sons ; au lieu d’argumens elle
auroit des sentences, elle persuaderoit
sans convaincre, & peindroit sans raisonner ;
elle ressembleroit à la langue
Chinoise, à certains égards ; à la Grecque,
à d’autres ; à l’Arabe, à d’autres.
Etendez ces idées dans toutes leurs branches,
& vous trouverez que le Cratyle
de Platon n’est pas si ridicule qu’il paroît
l’être.

Chapitre V.
De l’Ecriture.

Quiconque étudiera l’histoire & le
progrès des langues, verra que plus les
voix deviennent monotones, plus les consonnes
se multiplient, & qu’aux accens
qui s’effacent, aux quantités qui s’égalisent,
on supplée par des combinaisons
229grammaticales & par de nouvelles articulations :
mais ce n’est qu’à force de tems
que se font ces changemens. A mesure
que les besoins croissent, que les affaires
s’embrouillent, que les lumières s’étendent,
le langage change de caractere :
il devient plus juste & moins passionné ;
il substitue aux sentimens les idées, il
ne parle plus au cœur, mais à la raison.
Par-là-même l’accent s’éteint, l’articulation
s’étend, la langue devient plus exacte,
plus claire, mais plus traînante, plus
sourde & plus froide. Ce progrès me
paroît tout-à-fait naturel.

Un autre moyen de comparer les langues
& de juger de leur ancienneté se
tire de l’écriture, & cela en raison inverse
de la perfection de cet art. Plus
l’écriture est grossiere, plus la langue
est antique. La premiere maniere d’écrire
n’est pas de peindre les sons, mais les
objets mêmes, soit directement, comme
faisoient les Mexicains, soit par des figures
allégoriques, comme firent autrefois
les Egyptiens. Cet état répond à la langue
passionnée, & suppose déjà quelque
société & des besoins que les passions
ont fait naître.230

La seconde maniere est de représenter
les mots & les propositions par des caracteres
conventionnels, ce qui ne peut
se faire que quand la langue est tout-à-fait
formée & qu’un peuple entier est uni
par des loix communes ; car il y a déjà
ici double convention : telle est l’écriture
des Chinois, c’est-là véritablement peindre
les sons & parler aux yeux.

La troisième est de décomposer la voix
parlante à un certain nombre de parties
élémentaires, soit vocales, soit articulées ;
avec lesquelles on puisse former tous
les mots & toutes les syllabes imaginables.
Cette maniere d’écrire, qui est la
nôtre, a dû être imaginée par des peuples
commerçans qui, voyageant en plusieurs
pays, & ayant à parler plusieurs
langues, furent forcés d’inventer
des caracteres qui pussent être communs
à toutes. Ce n’est pas précisément peindre
la parole, c’est l’analyser.

Ces trois manieres d’écrire répondent
assez exactement aux trois divers états,
sous lesquels on peut considérer les hommes
rassemblés en nations. La Peinture
des objets convient aux peuples sauvages ;
231les signes des mots & des propositions,
aux peuples barbares, & l’alphabet
aux peuples policés.

Il ne faut donc pas penser que cette
dernière invention soit une preuve de la
haute antiquité du peuple inventeur. Au
contraire, il est probable que le peuple
qui l’a trouvée avoit en vue une communication
plus facile avec d’autres peuples
parlant d’autres langues, lesquels du
moins étoient ses contemporains & pouvoient
être plus anciens que lui. On ne
peut pas dire la même chose des deux
autres méthodes. J’avoue, cependant, que
si l’on s’en tient à l’histoire & aux faits connus,
l’écriture par alphabet paroît remonter
aussi haut qu’aucune autre. Mais il n’est
pas surprenant que nous manquions de monumens
des tems où l’on n’écrivoit pas.

Il est peu vraisemblable que les premiers
qui s’aviserent de résoudre la parole
en signes élémentaires, aient fait d’abord
des divisions bien exactes. Quand ils s’apperçurent
ensuite de l’insuffisance de leur
analyse, les uns, comme les Grecs, multiplierent
les caracteres de leur alphabet,
les autres se contenterent d’en varier le
232sens ou le son par des positions ou combinaisons
différentes. Ainsi paroissent écrites
les inscriptions des ruines de Tchelminar,
dont Chardin nous a tracé des Ectypes.
On n’y distingue que deux figures ou
caracteres (*)5, mais de diverses grandeurs &
posés en différens sens. Cette langue inconnue
& d’une antiquité presque effrayante,
devoit pourtant être alors bien formée,
à en juger par la perfection des arts qu’annoncent
la beauté des caracteres (†)6 & les
233monumens admirables où se trouvent ces
inscriptions. Je ne sais pourquoi l’on parle
si peu de ces étonnantes ruines : quand
j’en lis la description dans Chardin, je
me crois transporté dans un autre monde.
Il me semble que tout cela donne furieusement
à penser.

L’art d’écrire ne tient point à celui de
parler. Il tient à des besoins d’une autre
nature, qui naissent plus tôt ou plus tard
selon des circonstances tout-à-fait indépendantes
de la durée des peuples, & qui
pourroient n’avoir jamais eu lieu chez
des nations très-anciennes. On ignore durant
combien de siecles l’art des Hiéroglyphes
fut peut-être la seule écriture des
Egyptiens, & il est prouvé qu’une telle
écriture peut suffire à un peuple policé,
par l’exemple des Mexicains, qui en avoient
une encore moins commode.234

En comparant l’alphabet Cophte à l’alphabet
Syriaque ou Phénicien, on juge
aisément que l’un vient de l’autre, & il ne
seroit pas étonnant que ce dernier fût
l’original, ni que le peuple le plus moderne
eût à cet égard instruit le plus ancien.
Il est clair aussi que l’alphabet Grec
vient de l’alphabet Phénicien ; l’on voit
même qu’il en doit venir. Que Cadmus
ou quelque autre l’ait apporté de Phénicie,
toujours paroît-il certain que les
Grecs ne l’allerent pas chercher & que les
Phéniciens l’apporterent eux-mêmes : car,
des peuples de l’Asie & de l’Afrique, ils
furent les premiers & presque les seuls (*)7
qui commercerent en Europe, & ils
vinrent bien plutôt chez les Grecs que
les Grecs n’allerent chez eux : ce qui ne
prouve nullement que le peuple Grec ne
soit pas aussi ancien que le peuple de
Phénicie.

D’abord les Grecs n’adopterent pas seulement
les caracteres des Phéniciens, mais
même la direction de leurs lignes de
235droite à gauche. Ensuite ils s’aviserent
d’écrire par sillons, c’est-à-dire, en retournant
de la gauche à la droite, puis de
la droite à la gauche alternativement (*)8.
Enfin ils écrivirent comme nous faisons
aujourd’hui en recommençant toutes les
lignes de gauche à droite. Ce progrès n’a
rien que de naturel : l’écriture par sillons
est sans contredit la plus commode à lire.
Je suis même étonné qu’elle ne se soit
pas établie avec l’impression, mais étant
difficile à écrire à la main, elle dut s’abolir
quand les manuscrits se multiplierent.

Mais, bien que l’alphabet Grec vienne
de l’alphabet Phénicien, il ne s’ensuit point
que la langue Grecque vienne de la phénicienne.
Une de ces propositions ne tient
point à l’autre, & il paroît que la langue
Grecque étoit déjà fort ancienne, que
l’art d’écrire étoit récent & même imparfait
chez les Grecs. Jusqu’au siége de
Troye, ils n’eurent que seize lettres, si
236toutefois ils les eurent. On dit que Palamede
en ajouta quatre & Simonide les
quatre autres. Tout cela est pris d’un peu
loin. Au contraire le Latin, langue plus
moderne, eut presque dès sa naissance
un alphabet complet, dont cependant les
premiers Romains ne se servoient gueres,
puisqu’ils commencerent si tard d’écrire
leur histoire, & que les lustres ne se marquoient
qu’avec des clous.

Du reste il n’y a pas une quantité de
lettres ou élémens de la parole absolument
déterminée ; les uns en ont plus les
autres moins, selon les langues & selon
les diverses modifications qu’on donne
aux voix & aux consonnes. Ceux qui ne
comptent que cinq voyelles se trompent
fort : les Grecs en écrivoient sept, les
premiers Romains six (*)9, MM. de Port-Royal
en comptent dix, M. Duclos, dix-sept,
& je ne doute pas qu’on n’en trouvât
beaucoup davantage, si l’habitude avoit
rendu l’oreille plus sensible & la bouche
237plus exercée aux diverses modifications,
dont elles sont susceptibles. A proportion
de la délicatesse de l’organe, on trouvera
plus ou moins de modifications, entre l’a
aigu & l’o grave, entre l’i & l’e ouvert,
&c. C’est ce que chacun peut éprouver,
en passant d’une voyelle à l’autre par
une voix continue & nuancée ; car on
peut fixer plus ou moins de ces nuances
& les marquer par des caracteres particuliers,
selon qu’à force d’habitude on s’y
est rendu plus ou moins sensible, & cette
habitude dépend des sortes de voix usitées
dans le langage, auxquelles l’organe se
forme insensiblement. La même chose peut
se dire à-peu-près des lettres articulées ou
consonnes. Mais la plupart des nations
n’ont pas fait ainsi. Elles ont pris l’alphabet
les unes des autres, & représenté
par les mêmes caracteres, des voix &
des articulations très-différentes. Ce qui
fait que, quelque exacte que soit l’orthographe,
on lit toujours ridiculement
une autre langue que la sienne, à moins
qu’on n’y soit extrêmement exercé.

L’écriture, qui semble devoir fixer la langue,
est précisément ce qui l’altère ;
238elle n’en change pas les mots, mais le génie ;
elle substitue l’exactitude à l’expression.
L’on rend ses sentimens quand on parle
& ses idées quand on écrit. En écrivant
on est forcé de prendre tous les mots
dans l’acception commune ; mais celui qui
parle varie les acceptions par les tons,
il les détermine comme il lui plaît ; moins
gêné pour être clair, il donne plus à la
force, & il n’est pas possible qu’une langue
qu’on écrit garde long-tems la vivacité
de celle qui n’est que parlée. On écrit
les voix & non pas les sons : or dans
une langue accentuée ce sont les sons,
les accens, les inflexions de toute espece
qui font la plus grande énergie du langage ;
& rendent une phrase, d’ailleurs
commune, propre seulement au lieu où
elle est. Les moyens qu’on prend pour
suppléer à celui-là, étendent, alongent
la langue écrite, & passant des livres
dans le discours énervent la parole même (*)10
. En disant tout comme on l’écriroit
on ne fait plus que lire en parlant.239

Chapitre VI.
S’il est probable qu’Homère ait su écrire.

Quoi qu’on nous dise de l’invention
de l’alphabet Grec, je la crois beaucoup
plus moderne qu’on ne la fait, & je fonde
principalement cette opinion sur le caractere
de la langue. Il m’est venu bien souvent
dans l’esprit de douter non-seulement
qu’Homere sût écrire ; mais même qu’on
écrivît de son tems. J’ai grand regret que
ce doute soit si formellement démenti par
l’histoire de Bellerophon dans l’Iliade ;
comme j’ai le malheur, aussi bien que le
Pere Hardouin, d’être un peu obstiné dans
240mes paradoxes, si j’étais moins ignorant,
je serois bien tenté d’étendre mes
doutes sur cette histoire même, & de
l’accuser d’avoir été, sans beaucoup d’examen,
interpolée par les compilateurs d’Homere.
Non-seulement dans le reste de l’Iliade
on voit peu de traces de cet art ; mais
j’ose avancer que toute l’Odissée n’est
qu’un tissu de bêtises & d’inepties qu’une
lettre ou deux eussent réduit en fumée,
au lieu qu’on rend ce poëme raisonnable
& même assez bien conduit, en supposant
que ses héros aient ignoré l’écriture.
Si l’Iliade eût été écrite, elle eût été beaucoup
moins chantée, les Rhapsodes eussent
été moins recherchés & se seroient moins
multipliés. Aucun autre Poëte n’a été ainsi
chanté, si ce n’est le Tasse à Venise, encore
n’est-ce que par les Gondoliers qui
ne sont pas grands lecteurs. La diversité
des dialectes employés par Homere forme
encore un préjugé très-fort. Les dialectes
distingués par la parole se rapprochent &
se confondent par l’écriture, tout se rapporte
insensiblement à un modèle commun.
Plus une nation lit & s’instruit,
plus ses dialectes s’effacent ; & enfin ils
241ne restent plus qu’en forme de jargon
chez le peuple, qui lit peu & qui n’écrit
point.

Or, ces deux Poëmes étant postérieurs
au siége de Troye, il n’est gueres apparent
que les Grecs qui firent ce siége connussent
l’écriture, & que le Poëte qui
le chanta ne la connût pas. Ces Poëmes
resterent long-tems écrits, seulement dans
la mémoire des hommes ; ils furent rassemblés
par écrit assez tard & avec beaucoup
de peine. Ce fut quand la Grece
commença d’abonder en livres & en poésie
écrite, que tout le charme de celle d’Homere
se fit sentir par comparaison. Les
autres Poëtes écrivoient, Homere seul
avoit chanté, & ces chants divins n’ont
cessé d’être écoutés avec ravissement que
quand l’Europe s’est couverte de barbares,
qui se sont mêlés de juger ce qu’ils ne
pouvoient sentir.242

Chapitre VII.
De la Prosodie moderne.

Nous n’avons aucune idée d’une langue
sonore & harmonieuse, qui parle autant
par les sons que par les voix. Si
l’on croit suppléer à l’accent par les accens
on se trompe : on n’invente les accens
que quand l’accent est déjà perdu (*)11
. Il y a plus ; nous croyons avoir
243des accens dans notre langue, & nous
n’en avons point : nos prétendus accens
ne sont que des voyelles ou des signes
de quantité ; ils ne marquent aucune variété
de sons. La preuve est que ces accens
se rendent tous, ou par des tems
inégaux, ou par des modifications des levres,
244de la langue ou du palais, qui font
la diversité des voix, aucun par des modifications
de la glote, qui font la diversité
des sons. Ainsi, quand notre circonflexe n’est
pas une simple voix, il est une longue ou
il n’est rien. Voyons à présent ce qu’il étoit
chez les Grecs.

Denys d’Halycarnasse dit, que l’élévation
du ton dans l’accent aigu & l’abaissement
dans le grave étoient une quinte ; ainsi
l’accent prosodique étoit aussi musical, sur-tout
le circonflexe, où la voix après avoir
monté d’une quinte, descendoit d’une autre
quinte sur la même syllabe
(*)12. On voit
assez par ce passage & par ce qui s’y
rapporte, que M. Duclos ne reconnoît
point d’accent musical dans notre langue,
mais seulement l’accent prosodique &
l’accent vocal ; on y ajoute un accent
orthographique qui ne change rien à la
voix, ni au son, ni à la quantité, mais
qui tantôt indique une lettre supprimée
comme le circonflexe, & tantôt fixe le
sens équivoque d’un monosyllabe, tel
245que l’accent prétendu grave qui distingue
adverbe de lieu, de ou particule disjonctive,
& à pris pour article du même a
pris pour verbe ; cet accent distingue à
l’œil seulement ces monosyllabes, rien ne
les distingue à la prononciation (†)13.
Ainsi la définition de l’accent que les
François ont généralement adoptée, ne
convient à aucun des accens de leur
langue.

Je m’attends bien que plusieurs de leurs
grammairiens, prévenus que les accens
marquent élévation ou abaissement de
voix, se récrieront encore ici au paradoxe,
& faute de mettre assez de soins
à l’expérience, ils croiront rendre par les
modifications de la glote ces mêmes accens
qu’ils rendent uniquement en variant
les ouvertures de la bouche ou
les positions de la langue. Mais voici ce
que j’ai à leur dire pour constater l’expérience
246& rendre ma preuve sans réplique.

Prenez exactement avec la voix l’unisson
de quelque instrument de Musique,
& sur cet unisson prononcez de suite tous
les mots françois les plus diversement
accentués que vous pourrez rassembler ;
comme il n’est pas ici question de l’accent
oratoire, mais seulement de l’accent
grammatical, il n’est pas même nécessaire
que ces divers mots aient un sens
suivi. Observez, en parlant ainsi, si vous
ne marquez pas sur ce même son tous
les accens aussi sensiblement, aussi nettement
que si vous prononciez sans gêne en
variant votre ton de voix. Or, ce fait
supposé, & il est incontestable, je dis
que puisque tous vos accens s’expriment
sur le même ton, ils ne marquent donc
pas des sons différens. Je n’imagine pas
ce qu’on peut répondre à cela.

Toute langue où l’on peut mettre plusieurs
airs de Musique sur les mêmes paroles,
n’a point d’accent musical déterminé.
Si l’accent étoit déterminé, l’air le
seroit aussi. Dès que le chant est arbitraire,
l’accent est compté pour rien.247

Les langues modernes de l’Europe sont
toutes du plus au moins dans le même
cas. Je n’en excepte pas même l’italienne.
La langue italienne, non plus que la françoise,
n’est point par elle-même une langue
musicale. La différence est seulement
que l’une se prête à la Musique, & que
l’autre ne s’y prête pas.

Tout ceci mene à la confirmation de ce
principe, que par un progrès naturel toutes
les langues lettrées doivent changer
de caractere & perdre de la force en gagnant
de la clarté ; que, plus on s’attache
à perfectionner la grammaire & la
logique, plus on accélère ce progrès,
& que pour rendre bientôt une langue
froide & monotone, il ne faut qu’établir
des académies chez le peuple qui la
parle.

On connoît les langues dérivées par
la différence de l’orthographe à la prononciation.
Plus les langues sont antiques
& originales, moins il y a d’arbitraire
dans la maniere de les prononcer, par
conséquent moins de complication de caracteres
pour déterminer cette prononciation.
Tous les signes prosodiques des anciens,
248dit M. Duclos, supposé que l’emploi en
fut bien fixé, ne valoient pas encore l’usage.

Je dirai plus ; ils y furent substitués. Les
anciens Hébreux n’avoient ni points, ni
accens, ils n’avoient pas même des voyelles.
Quand les autres Nations ont voulu se
mêler de parler Hébreu, & que les Juifs
ont parlé d’autres langues, la leur a perdu
son accent ; il a fallu des points, des signes
pour le régler, & cela a bien plus rétabli
le sens des mots que la prononciation
de la langue. Les Juifs de nos jours,
parlant Hébreu, ne seroient plus entendus
de leurs ancêtres.

Pour savoir l’Anglois, il faut l’apprendre
deux fois, l’une à le lire, & l’autre
à le parler. Si un Anglois lit à haute
voix, & qu’un étranger jette les yeux
sur le livre, l’étranger n’apperçoit aucun
rapport entre ce qu’il voit & ce qu’il entend.
Pourquoi cela ? parce que l’Angleterre
ayant été successivement conquise
par divers peuples, les mots se sont toujours
écrits de même, tandis que la maniere
de les prononcer a souvent changé.
Il y a bien de la différence entre les signes
qui déterminent le sens de l’écriture &
249ceux qui reglent la prononciation. Il seroit
aisé de faire avec les seules consonnes
une langue fort claire par écrit, mais
qu’on ne sauroit parler. L’Algebre a quelque
chose de cette langue-là. Quand une
langue est plus claire par son orthographe
que par sa prononciation, c’est un signe
qu’elle est plus écrite que parlée ; telle
pouvoit être la langue savante des Egyptiens ;
telles sont pour nous les langues
mortes. Dans celles qu’on charge de consonnes
inutiles, l’écriture semble même
avoir précédé la parole, & qui ne croiroit
la Polonoise dans ce cas-là ? Si cela étoit,
le Polonois devroit être la plus froide de
toutes les langues.

Chapitre VIII.
Différence générale & locale dans l’Origine
des Langues.

Tout ce que j’ai dit jusqu’ici convient
aux langues primitives en général,
& aux progrès qui résultent de leur durée,
mais n’explique ni leur origine, ni
250leurs différences. La principale cause qui
les distingue est locale, elle vient des
climats où elles naissent, & de la maniere
dont elles se forment ; c’est à cette
cause qu’il faut remonter pour concevoir
la différence générale & caractéristique
qu’on remarque entre les langues du midi
& celles du nord. Le grand défaut des
Européens est de philosopher toujours
sur les origines des choses d’après ce
qui se passe autour d’eux. Ils ne manquent
point de nous montrer les premiers
hommes, habitant une terre ingrate &
rude, mourant de froid & de faim, empressés
à se faire un couvert & des habits ;
ils ne voient par-tout que la neige & les
glaces de l’Europe ; sans songer que l’espece
humaine, ainsi que toutes les autres,
a pris naissance dans les pays chauds, &
que sur les deux tiers du globe l’hiver
est à peine connu. Quand on veut étudier
les hommes, il faut regarder près de soi ;
mais pour étudier l’homme, il faut apprendre
à porter sa vue au loin ; il faut d’abord
observer les différences pour découvrir les
propriétés.

Le genre humain, né dans les pays chauds,
251s’étend de-là dans les pays froids ; c’est
dans ceux-ci qu’il se multiplie, & reflue
ensuite dans les pays chauds. De cette
action & réaction, viennent les révolutions
de la terre & l’agitation continuelle
de ses habitans. Tâchons de suivre dans
nos recherches l’ordre même de la nature.
J’entre dans une longue digression sur un
sujet si rebattu qu’il en est trivial, mais
auquel il faut toujours revenir malgré qu’on
en ait pour trouver l’origine des institutions
humaines.

Chapitre IX.
Formation des Langues Méridionales.

Dans les premiers tems (*)14 les hommes
épars sur la face de la terre n’avoient
de société que celle de la famille, de
loix que celles de la nature, de langue
252que le geste & quelques sons inarticulés (†)15.
Ils n’étoient liés par aucune
idée de fraternité commune, & n’ayant
aucun arbitre que la force, ils se croyoient
ennemis les uns des autres. C’étoient leur
foiblesse & leur ignorance qui leur donnoient
cette opinion. Ne connaissant rien,
ils craignoient tout, ils attaquoient pour
se défendre. Un homme abandonné seul
sur la face de la terre, à la merci du
genre-humain, devoit être un animal féroce.
Il étoit prêt à faire aux autres tout
le mal qu’il craignoit d’eux. La crainte
& la foiblesse sont les sources de la
cruauté.

Les affections sociales ne se développent
en nous qu’avec nos lumieres. La
pitié, bien que naturelle au cœur de
l’homme, resteroit éternellement inactive
253sans l’imagination qui la met en jeu. Comment
nous laissons-nous émouvoir à la
pitié ? En nous transportant hors de nous-mêmes ;
en nous identifiant avec l’être
souffrant. Nous ne souffrons qu’autant que
nous jugeons qu’il souffre ; ce n’est pas
dans nous, c’est dans lui que nous souffrons.
Qu’on songe combien ce transport suppose
de connaissances acquises. Comment
imaginerois-je des maux dont je n’ai nulle
idée ? Comment souffrirais-je en voyant
souffrir un autre, si je ne sais pas même
qu’il souffre, si j’ignore ce qu’il y a de
commun entre lui & moi ? Celui qui n’a
jamais réfléchi ne peut être ni clément,
ni juste, ni pitoyable ; il ne peut
pas non plus être méchant & vindicatif.
Celui qui n’imagine rien ne sent que
lui-même ; il est seul au milieu du genre-humain.

La réflexion naît des idées comparées,
& c’est la pluralité des idées qui porte
à les comparer. Celui qui ne voit qu’un
seul objet n’a point de comparaison à
faire. Celui qui n’en voit qu’un petit
nombre, & toujours les mêmes dès son
enfance, ne les compare point encore,
254parce que l’habitude de les voir lui ôte
l’attention nécessaire pour les examiner :
mais à mesure qu’un objet nouveau nous
frappe, nous voulons le connoître ; dans
ceux qui nous sont connus nous lui cherchons
des rapports. C’est ainsi que nous
apprenons à considérer ce qui est sous
nous yeux, & que ce qui nous est étranger
nous porte à l’examen de ce qui nous
touche.

Appliquez ces idées aux premiers hommes,
vous verrez la raison de leur barbarie.
N’ayant jamais rien vu que ce qui étoit
autour d’eux, cela même ils ne le connoissoient
pas ; ils ne se connoissoient
pas eux-mêmes. Ils avoient l’idée d’un pere,
d’un fils, d’un frere, & non pas d’un homme.
Leur cabane contenoit tous leurs
semblables ; un étranger, une bête, un
monstre, étoient pour eux la même chose :
hors eux & leur famille, l’univers entier
ne leur étoit rien.

De-là, les contradictions apparentes
qu’on voit entre les peres des nations :
tant de naturel & tant d’inhumanité,
des mœurs si féroces & des cœurs si
tendres, tant d’amour pour leur famille
255& d’aversion pour leur espece. Tous leurs
sentimens, concentrés entre leur proches,
en avoient plus d’énergie. Tout ce qu’ils
connoissoient leur étoit cher. Ennemis du
reste du monde qu’ils ne voyoient point
& qu’ils ignoroient, ils ne haïssoient que
ce qu’ils ne pouvoient connoître.

Ces tems de barbarie étoient le siecle
d’or, non parce que les hommes étoient
unis, mais parce qu’ils étoient séparés.
Chacun, dit-on, s’estimoit le maître de
tout ; cela peut être : mais nul ne connoissoit
& ne desiroit que ce qui étoit
sous sa main ; ses besoins, loin de le
rapprocher de ses semblables, l’en éloignoient.
Les hommes, si l’on veut, s’attaquoient
dans la rencontre, mais ils se
rencontroient rarement. Par-tout régnoit
l’état de guerre, & tout la terre étoit
en paix.

Les premiers hommes furent chasseurs
ou bergers, & non pas laboureurs ; les
premiers biens furent des troupeaux, &
non pas des champs. Avant que la propriété
de la terre fût partagée, nul ne
pensoit à la cultiver. L’agriculture est
un art qui demande des instrumens ; semer
256pour recueillir est une précaution
qui demande de la prévoyance. L’homme
en société cherche à s’étendre ; l’homme
isolé se resserre. Hors de la portée où
son œil peut voir, & où son bras peut
atteindre, il n’y a plus pour lui ni droit,
ni propriété. Quand le Cyclope a roulé
la pierre à l’entrée de sa caverne, ses
troupeaux & lui sont en sureté. Mais qui
garderoit les moissons de celui pour qui
les loix ne veillent pas ?

On me dira que Caïn fut laboureur
& que Noé planta la vigne. Pourquoi
non ? Ils étoient seuls ; qu’avoient-ils à
craindre ? D’ailleurs ceci ne fait rien contre
moi ; j’ai dit ci-devant ce que j’entendois
par les premiers tems. En devenant
fugitif, Caïn fut bien forcé d’abandonner
l’agriculture ; la vie errante des
descendans de Noé dut aussi la leur faire
oublier ; il fallut peupler la terre avant de
la cultiver : ces deux choses se font mal
ensemble. Durant la premiere dispersion
du genre-humain, jusqu’à ce que la famille
fût arrêtée, & que l’homme eût
une habitation fixe, il n’y eut plus d’agriculture.
Les peuples qui ne se fixent
257point ne sauroient cultiver la terre ; tels
furent autrefois les Nomades, tels furent
les Arabes vivant sous des tentes,
les Scythes dans leurs chariots ; tels sont
encore aujourd’hui les Tartares errans,
& les Sauvages de l’Amérique.

Généralement, chez tous les peuples
dont l’origine nous est connue, on trouve
les premiers barbares voraces & carnaciers,
plutôt qu’agriculteurs & granivores.
Les Grecs nomment le premier qui
leur apprit à labourer la terre, & il
paroît qu’ils ne connurent cet art que
fort tard. Mais quand ils ajoutent qu’avant
Triptoleme ils ne vivoient que de
gland, ils disent une chose sans vraisemblance
& que leur propre histoire dément ;
car ils mangeoient de la chair avant
Triptoleme, puisqu’il leur défendit d’en
manger. On ne voit pas au reste qu’ils
aient tenu grand compte de cette défense.

Dans les festins d’Homere on tue un
bœuf pour régaler ses hôtes, comme on
tueroit de nos jours un cochon de lait.
En lisant qu’Abraham servit un veau à
trois personnes, qu’Eumée fit rôtir deux
chevreaux pour le dîner d’Ulisse, & qu’autant
258en fit Rebecca pour celui de son
mari, on peut juger quels terribles dévoreurs
de viande étoient les hommes de
ces tems-là. Pour concevoir les repas des
anciens, on n’a qu’à voir aujourd’hui ceux
des Sauvages : j’ai failli dire ceux des
Anglois.

Le premier gâteau qui fut mangé fut
la communion du genre-humain. Quand
les hommes commencerent à se fixer ils
défrichoient quelque peu de terre autour
de leur cabane, c’étoit un jardin plutôt
qu’un champ. Le peu de grain qu’on recueilloit
se broyoit entre deux pierres,
on en faisoit quelques gâteaux qu’on cuisoit
sous la cendre, ou sur la braise, ou
sur une pierre ardente, dont on ne mangeoit
que dans les festins. Cet antique
usage qui fut consacré chez les Juifs par
la Pâque, se conserve encore aujourd’hui
dans la Perse & dans les Indes. On n’y
mange que des pains sans levain, & ces
pains en feuilles minces se cuisent & se
consomment à chaque repas. On ne s’est
avisé de faire fermenter le pain que quand
il en a fallu davantage : car la fermentation
se fait mal sur une petite quantité.259

Je sais qu’on trouve déjà l’agriculture
en grand dès le tems des patriarches. Le
voisinage de l’Egypte avoit dû la porter
de bonne heure en Palestine. Le livre de
Job, le plus ancien, peut-être, de tous
les livres qui existent, parle de la culture
des champs ; il compte cinq cent paires
de bœufs parmi les richesses de Job ; ce
mot de paires montre ces bœufs accouplés
pour le travail. Il est dit positivement
que ces bœufs labouroient quand
les Sabéens les enleverent, & l’on peut
juger quelle étendue de pays devoient
labourer cinq cents paires de bœufs.

Tout cela est vrai ; mais ne confondons
point les tems. L’âge patriarcal que nous
connoissons est bien loin du premier âge.
L’écriture compte dix générations de l’un
à l’autre dans ces siecles où les hommes
vivoient long-tems. Qu’ont-ils fait durant
ces dix générations ? nous n’en savons
rien. Vivant épars & presque sans société,
à peine parloient-ils : comment pouvoient-ils
écrire ? & dans l’uniformité de leur vie
isolée quels événemens nous auroient-ils
transmis ?

Adam parloit, Noé parloit ; soit. Adam
260avoit été instruit par Dieu même. En se
divisant, les enfans de Noé abandonnerent
l’agriculture, & la langue commune
périt avec la premiere société. Cela seroit
arrivé quand il n’y auroit jamais eu
de tour de Babel. On a vu dans des Isles
désertes des solitaires oublier leur propre
langue : rarement après plusieurs générations,
des hommes hors de leur pays conservent
leur premier langage, même ayant
des travaux communs & vivant entre’eux en
société.

Epars dans ce vaste désert du monde,
les hommes retomberent dans la stupide
barbarie où ils se seroient trouvés s’ils
étoient nés de la terre. En suivant ces
idées si naturelles, il est aisé de concilier
l’autorité de l’Ecriture avec les monumens
antiques, & l’on n’est pas réduit
à traiter de fables, des traditions aussi anciennes
que les peuples qui nous les ont
transmises.

Dans cet état d’abrutissement il falloit
vivre. Les plus actifs, les plus robustes,
ceux qui alloient toujours en avant ne
pouvoient vivre que de fruits & de chasse ;
ils devinrent donc chasseurs, violens, sanguinaires ;
261puis, avec le tems guerriers,
conquérans, usurpateurs. L’histoire a souillé
ses monumens des crimes de ces premiers
Rois ; la guerre & les conquêtes ne sont
que des chasses d’hommes. Après les avoir
conquis, il ne leur manquoit que de les
dévorer. C’est ce que leurs successeurs ont
appris à faire.

Le plus grand nombre, moins actif &
plus paisible, s’arrêta le plutôt qu’il put,
assembla du bétail, l’apprivoisa, le rendit
docile à la voix de l’homme, pour s’en
nourrir, apprit à le garder, à le multiplier ;
& ainsi commença la vie pastorale.

L’industrie humaine s’étend avec les
besoins qui la font naître. Des trois manieres
de vivre possibles à l’homme, savoir
la chasse, le soin des troupeaux &
l’agriculture, la premiere exerce le corps
à la force, à l’adresse, à la course ; l’ame
au courage, à la ruse ; elle endurcit l’homme
& le rend féroce. Le pays des chasseurs
n’est pas long-tems celui de la chasse (*)16,
262il faut poursuivre au loin le gibier, de-là
l’équitation. Il faut atteindre le même
gibier qui fuit ; de-là les armes légeres,
la fronde, la flêche, le javelot. L’art
pastoral, pere du repos & des passions
oiseuses, est celui qui se suffit le plus à
lui-même. Il fournit à l’homme, presque
sans peine, la vie & le vêtement ; il lui
fournit même sa demeure. Les tentes des
premiers bergers étoient faites de peaux de
bêtes : le toit de l’arche & du tabernacle
de Moïse n’étoit pas d’une autre étoffe.
A l’égard de l’agriculture, plus lente à
naître, elle tient à tous les arts ; elle
amene la propriété, le gouvernement,
les loix, & par degré la misere & les crimes,
inséparables pour notre espece, de
la science du bien & du mal. Aussi les
Grecs ne regardoient-ils pas seulement
Triptoleme comme l’inventeur d’un art utile,
263mais comme un instituteur & un sage, duquel
ils tenoient leur premiere discipline &
leurs premieres loix. Au contraire, Moïse
semble porter un jugement d’improbation
sur l’agriculture, en lui donnant un méchant
pour inventeur, & faisant rejetter
de Dieu ses offrandes : on diroit que le
premier laboureur annonçoit dans son
caractere les mauvais effets de son art.
L’auteur de la Genese avoit vu plus loin
qu’Hérodote.

A la division précédente se rapportent
les trois états de l’homme considéré par
rapport à la société. Le Sauvage est chasseur,
le Barbare est berger, l’homme civil
est laboureur.

Soit donc qu’on recherche l’origine
des arts, soit qu’on observe les premieres
mœurs on voit que tout se rapporte,
dans son principe aux moyens de pourvoir
à la subsistance, & quant à ceux de
ces moyens qui rassemblent les hommes,
ils sont déterminés par le climat & par
la nature du sol. C’est donc aussi par les
mêmes causes qu’il faut expliquer la diversité
des langues & l’opposition de leurs
caracteres.264

Les climats doux, les pays gras & fertiles
ont été les premiers peuplés & les
derniers où les nations se sont formées,
parce que les hommes s’y pouvoient passer
plus aisément les uns des autres, & que
les besoins qui font naître la société s’y
sont fait sentir plus tard.

Supposez un printemps perpétuel sur la
terre ; supposez par-tout de l’eau, du
bétail, des pâturages ; supposez les hommes,
sortant des mains de la nature, une
fois dispersés parmi tout cela : je n’imagine
pas comment ils auroient jamais renoncé
à leur liberté primitive, & quitté
la vie isolée & pastorale, si convenable
à leur indolence naturelle (*)17, pour s’imposer
265sans nécessité l’esclavage, les travaux,
les miseres inséparables de l’état
social.

Celui qui voulut que l’homme fût sociable
toucha du doigt l’axe du globe &
l’inclina sur l’axe de l’univers. A ce léger
mouvement, je vois changer la face de
la terre & décider la vocation du genre-humain :
j’entends au loin les cris de joie
d’une multitude insensée ; je vois édifier
les Palais & les Villes ; je vois naître les
arts, les loix, le commerce ; je vois les
peuples se former, s’étendre, se dissoudre,
se succéder comme les flots de la
mer ; je vois les hommes rassemblés sur
quelques points de leur demeure pour s’y
dévorer mutuellement, faire un affreux
désert du reste du monde, digne monument
de l’union sociale & de l’utilité
des arts.

La terre nourrit les hommes ; mais
quand les premiers besoins les ont dispersés,
d’autres besoins les rassemblent,
& c’est alors seulement qu’ils parlent &
qu’ils font parler d’eux. Pour ne pas me
trouver en contradiction avec moi-même,
il faut me laisser le tems de m’expliquer.266

Si l’on cherche en quels lieux sont nés
les peres du genre-humain, d’où sortirent
les premieres colonies, d’où vinrent les
premieres émigrations, vous ne nommerez
pas les heureux climats de l’Asie-mineure,
ni de la Sicile, ni de l’Afrique,
pas même de l’Egypte ; vous nommerez
les sables de la Chaldée, les rochers de
la Phénicie. Vous trouverez la même
chose dans tous les tems. La Chine a beau
se peupler de Chinois, elle se peuple aussi
de Tartares ; les Scythes ont inondé l’Europe
& l’Asie ; les montagnes de Suisse
versent actuellement dans nos régions fertiles
une colonie perpétuelle qui promet
de ne point tarir.

Il est naturel, dit-on, que les habitans
d’un pays ingrat le quittent pour en occuper
un meilleur. Fort bien ; mais pourquoi
ce meilleur pays, au lieu de fourmiller
de ses propres habitans, fait-il place
à d’autres ? Pour sortir d’un pays ingrat,
il y faut être. Pourquoi donc tant d’hommes
y naissent-ils par préférence ? On
croiroit que les pays ingrats ne devroient
se peupler que de l’excédent des pays fertiles,
& nous voyons que c’est le contraire.
267La plupart des Peuples Latins se
disoient Aborigènes (*)18, tandis que la
grande Grece, beaucoup plus fertile, n’étoit
peuplée que d’étrangers. Tous les
peuples Grecs avouoient tirer leur origine
de diverses colonies, hors celui dont le
sol étoit le plus mauvais, savoir, le Peuple
Attique, lequel se disoit Autochthone
ou né de lui-même. Enfin, sans percer la
nuit des tems, les siecles modernes offrent
une observation décisive ; car quel climat
au monde est plus triste que celui qu’on
nomma la fabrique du genre-humain ?

Les associations d’hommes sont en
grande partie l’ouvrage des accidens de la
nature ; les déluges particuliers, les mers
extravasées, les éruptions des volcans,
les grands tremblemens de terre, les incendies
allumés par la foudre & qui détruisoient
les forêts, tout ce qui dût
effrayer & disperser les sauvages habitans
d’un pays, dût ensuite les rassembler
268pour réparer en commun les pertes communes.
Les traditions des malheurs de la
terre, si fréquens dans les anciens tems,
montrent de quels instrumens se servit la
Providence pour forcer les humains à se
rapprocher. Depuis que les sociétés sont
établies, ces grands accidens ont cessé &
sont devenus plus rares : il semble que
cela doit encore être ; les mêmes malheurs
qui rassemblerent les hommes épars,
disperseroient ceux qui sont réunis.

Les révolutions des saisons sont une
autre cause plus générale & plus permanente,
qui dût produire le même effet
dans les climats exposés à cette variété.
Forcés de s’approvisionner pour l’hiver,
voilà les habitans dans le cas de s’entr’aider,
les voilà contraints d’établir entre
eux quelque sorte de convention. Quand
les courses deviennent impossibles & que
la rigueur du froid les arrête, l’ennui les
lie autant que le besoin. Les Lapons, ensevelis
dans leurs glaces, les Esquimaux,
le plus sauvage de tous les peuples, se
rassemblent l’hiver dans leurs cavernes,
& l’été ne se connoissent plus. Augmentez
d’un degré leur développement & leurs
269lumieres, les voilà réunis pour toujours.

L’estomac ni les intestins de l’homme
ne sont pas faits pour digérer la chair
crue, en général son goût ne la supporte
pas. A l’exception peut-être des seuls
Esquimaux dont je viens de parler, les
Sauvages mêmes grillent leurs viandes. A
l’usage du feu, nécessaire pour les cuire,
se joint le plaisir qu’il donne à la vue,
& sa chaleur agréable au corps. L’aspect
de la flamme, qui fait fuir les animaux,
attire l’homme (*)19. On se rassemble autour
d’un foyer commun, on y fait des
festins, on y danse : les doux liens de
l’habitude y rapprochent insensiblement
l’homme de ses semblables, & sur ce
270foyer rustique brûle le feu sacré qui porte
au fond des cœurs le premier sentiment
de l’humanité.

Dans les pays chauds, les sources &
les rivieres, inégalement dispersées, sont
d’autres points de réunion d’autant plus
nécessaires que les hommes peuvent moins
se passer d’eau que de feu. Les Barbares
sur-tout, qui vivent de leurs troupeaux,
ont besoin d’abreuvoirs communs, &
l’histoire des plus anciens tems nous apprend,
qu’en effet c’est-là que commencerent
& leurs traités & leurs querelles (*)20.
La facilité des eaux peut retarder
la société des habitans dans les lieux
bien arrosés. Au contraire, dans les lieux
arides il fallut concourir à creuser des
puits, à tirer des canaux pour abreuver
le bétail. On y voit les hommes associés
de tems presque immémorial, car il falloit
que le pays restât désert ou que le
travail humain le rendît habitable. Mais
le penchant que nous avons à tout rapporter
271à nos usages, rend sur ceci quelques
réflexions nécessaires.

Le premier état de la terre différoit
beaucoup de celui où elle est aujourd’hui,
qu’on la voit parée ou défigurée par la
main des hommes. Le cahos, que les Poëtes
ont feint dans les élémens, régnoit
dans ses productions. Dans ces tems reculés,
où les révolutions étoient fréquentes,
ou mille accidens changeoient la nature
du sol & les aspects du terrain, tout
croissoit confusément, arbres, légumes,
arbrisseaux, herbages : nulle espece n’avoit
le tems de s’emparer du terrain qui
lui convenoit le mieux & d’y étouffer
les autres ; elles se séparoient lentement,
peu-à-peu ; & puis un bouleversement
survenoit qui confondoit tout.

Il y a un tel rapport entre les besoins
de l’homme & les productions de la terre,
qu’il suffit qu’elle soit peuplée, & tout
subsiste ; mais avant que les hommes réunis
missent, par leurs travaux communs,
une balance entre ses productions, il falloit,
pour qu’elles subsistassent toutes,
que la nature se chargeât seule de l’équilibre
que la main des hommes conserve
272aujourd’hui ; elle maintenoit ou rétablissoit
cet équilibre par des révolutions,
comme ils le maintiennent ou rétablissent
par leur inconstance. La guerre, qui ne
régnoit pas encore entre’eux, sembloit
régner entre les élémens ; les hommes ne
brûloient point de villes, ne creusoient
point de mines, n’abattoient point d’arbres ;
mais la nature allumoit des volcans,
excitoient des tremblemens de terre, le feu
du ciel consumoit des forêts. Un coup
de foudre, un déluge, une exhalaison
faisoient alors en peu d’heures ce que
cent mille bras d’hommes font aujourd’hui
dans un siecle. Sans cela je ne vois
pas comment le système eût pu subsister
& l’équilibre se maintenir. Dans les deux
règnes organisés, les grandes especes eussent
à la longue, absorbé les petites (*)21.
273Toute la terre n’eût bientôt été couverte
que d’arbres & de bêtes féroces ; à la fin
tout eût péri.

Les eaux auroient perdu peu-à-peu la
circulation qui vivifie la terre. Les montagnes
se dégradent & s’abaissent, les fleuves
charient, la mer se comble & s’étend,
tout tend insensiblement au niveau : la
main des hommes retient cette pente &
retarde ce progrès ; sans eux il seroit plus
rapide, & la terre seroit peut-être déjà
sous les eaux. Avant le travail humain,
les sources mal distribuées se répandoient
plus inégalement, fertilisoient moins la
terre, en abreuvoient plus difficilement
les habitans. Les rivieres étoient souvent
inaccessibles, leurs bords escarpés ou marécageux :
l’art humain ne les retenant
point dans leurs lits, elles en sortoient
fréquemment, s’extravasoient à droite ou
à gauche, changeoient leurs directions &
274leurs cours, se partageoient en diverses
branches ; tantôt on les trouvoit à sec,
tantôt des sables mouvans en défendoient
l’approche ; elles étoient comme n’existant
pas, & l’on mouroit de soif au milieu
des eaux.

Combien de pays arides ne sont habitables
que par les saignées & par les canaux
que les hommes ont tiré des fleuves.
La Perse presque entiere ne subsiste
que par cet artifice : la Chine fourmille
de peuple à l’aide de ses nombreux canaux :
sans ceux des Pays-Bas, ils seroient
inondés par les fleuves, comme ils le
seroient par la mer sans leurs digues :
l’Egypte, le plus fertile pays de la terre,
n’est habitable que par le travail humain.
Dans les grandes plaines dépourvues de
rivieres & dont le sol n’a pas assez de
pente, on n’a d’autre ressource que les
puits. Si donc les premiers peuples dont
il soit fait mention dans l’histoire n’habitoient
pas dans les pays gras ou sur de
faciles rivages, ce n’est pas que ces climats
heureux fussent déserts ; mais c’est
que leurs nombreux habitans, pouvant
se passer les uns des autres, vécurent plus
275long-tems isolés dans leurs familles &
sans communication. Mais, dans les lieux
arides où l’on ne pouvoit avoir de l’eau
que par des puits, il fallut bien se réunir
pour les creuser, ou du moins s’accorder
pour leur usage. Telle dût être l’origine
des sociétés & des langues dans les
pays chauds.

Là se formerent les premiers liens des
familles ; là furent les premiers rendez-vous
des deux sexes. Les jeunes filles
venoient chercher de l’eau pour le ménage,
les jeunes hommes venoient abreuver
leurs troupeaux. Là, des yeux accoutumés
aux mêmes objets dès l’enfance,
commencerent d’en voir de plus doux.
Le cœur s’émut à ces nouveaux objets,
un attrait inconnu le rendit moins sauvage,
il sentit le plaisir de n’être pas seul.
L’eau devint insensiblement plus nécessaire,
le bétail eut soif plus souvent ; on arrivoit
en hâte & l’on partoit à regret. Dans
cet âge heureux où rien ne marquoit les
heures, rien n’obligeoit à les compter ;
le tems n’avoit d’autre mesure que l’amusement
& l’ennui. Sous de vieux chênes
vainqueurs des ans, une ardente jeunesse
276oublioit par degrés sa férocité, on s’apprivoisoit
peu-à-peu les uns avec les autres ;
en s’efforçant de se faire entendre,
on apprit à s’expliquer. Là se firent les
premieres fêtes : les pieds bondissoient de
joie, le geste empressé ne suffisoit plus,
la voix l’accompagnoit d’accens passionnés,
le plaisir & le desir confondus ensemble,
se faisoient sentir à la fois. Là
fut enfin le vrai berceau des peuples, &
du pur cristal des fontaines sortirent les
premiers feux de l’amour.

Quoi donc ! Avant ce tems les hommes
naissoient-ils de la terre ? Les générations
se succédoient-elles sans que les deux
sexes fussent unis, & sans que personne
s’entendît ? Non, il y avoit des familles,
mais il n’y avoit point de nations ; il y
avoit des langues domestiques, mais il n’y
avoit point de langues populaires ; il y
avoit des mariages, mais il n’y avoit point
d’amour. Chaque famille se suffisoit à elle-même
& se perpétuoit par son seul sang.
Les enfans nés des mêmes parens, croissoient
ensemble, & trouvoient peu-à-peu
des manieres de s’expliquer entre’eux ; les
sexes se distinguoient avec l’âge, le penchant
277naturel suffisoit pour les unir, l’instinct
tenoit lieu de passion, l’habitude tenoit
lieu de préférence, on devenoit mari
& femme sans avoir cessé d’être frere
& sœur (*)22. Il n’y avoit là rien d’assez
animé pour dénouer la langue, rien qui
pût arracher assez fréquemment les accens
des passions ardentes pour les tourner en
institutions, & l’on en peut dire autant
des besoins rares & peu pressans, qui
pouvoient porter quelques hommes à
concourir à des travaux communs : l’un
commençoit le bassin de la fontaine, &
l’autre l’achevoit ensuite, souvent sans
avoir eu besoin du moindre accord, &
quelquefois même sans s’être vus. En un
278mot, dans les climats doux, dans les terrains
fertiles, il fallut toute la vivacité
des passions agréables pour commencer
à faire parler les habitans. Les premieres
langues, filles du plaisir & non du besoin,
porterent long-tems l’enseigne de leur
pere ; leur accent séducteur ne s’effaça
qu’avec les sentimens qui les avoient fait
naître, lorsque de nouveaux besoins, introduits
parmi les hommes, forcerent
chacun de ne songer qu’à lui-même & de
retirer son cœur au-dedans de lui.

Chapitre X.
Formation des Langues du Nord.

A la longue tous hommes deviennent
semblables, mais l’ordre de leur progrès
est différent. Dans les climats méridionaux,
où la nature est prodigue, les besoins
naissent des passions ; dans les pays
froids, où elle est avare, les passions naissent
des besoins, & les langues, tristes
filles de la nécessité, se sentent de leur
dure origine.279

Quoique l’homme s’accoutume aux intempéries
de l’air, au froid, au mal-aise,
même à la faim, il y a pourtant un point
où la nature succombe. En proie à ces
cruelles épreuves, tout ce qui est débile
périt ; tout le reste se renforce, & il
n’y a point de milieu entre la vigueur
& la mort. Voilà d’où vient que les
peuples septentrionaux sont si robustes ;
ce n’est pas d’abord le climat qui les a
rendus tels, mais il n’a souffert que ceux
qui l’étoient, & il n’est pas étonnant
que les enfans gardent la bonne constitution
de leur peres.

On voit déjà que les hommes, plus
robustes, doivent avoir des organes moins
délicats, leurs voix doivent être plus
âpres & plus fortes. D’ailleurs, quelle
différence entre des inflexions touchantes
qui viennent des mouvemens de l’ame,
aux cris qu’arrachent les besoins physiques ?
Dans ces affreux climats où tout
est mort durant neuf mois de l’année,
où le soleil n’échauffe l’air quelques semaines
que pour apprendre aux habitans
de quels biens ils sont privés, &
prolonger leur misere, dans ces lieux
280où la terre ne donne rien qu’à force de
travail, & où la source de la vie semble
être plus dans les bras que dans le
cœur, les hommes, sans cesse occupés à
pourvoir à leur subsistance, songeoient
à peine à des liens plus doux, tout se
bornoit à l’impulsion physique, l’occasion
faisoit le choix, la facilité faisoit la
préférence. L’oisiveté qui nourrit les passions,
fit place au travail qui les réprime.
Avant de songer à vivre heureux,
il falloit songer à vivre. Le besoin mutuel
unissant les hommes, bien mieux
que le sentiment n’auroit fait, la société
ne se forma que par l’industrie, le continuel
danger de périr ne permettoit pas
de se borner à la langue du geste, & le
premier mot ne fut pas chez eux, aimez-moi,
mais aidez-moi.

Ces deux termes, quoiqu’assez semblables,
se prononcent d’un ton bien différent.
On n’avoit rien à faire sentir,
on avoit tout à faire entendre ; il ne
s’agissoit donc pas d’énergie, mais de
clarté. A l’accent que le cœur ne fournissoit
pas, on substitua des articulations
fortes & sensibles, & s’il y eut
281dans la forme du langage quelque impression
naturelle, cette impression contribuoit
encore à sa dureté.

En effet, les hommes septentrionaux ne
sont pas sans passions, mais ils en ont
d’une autre espece. Celles des pays chauds
sont des passions voluptueuses, qui tiennent
à l’amour & à la mollesse : la nature
fait tant pour les habitans, qu’ils
n’ont presque rien à faire. Pourvu qu’un
Asiatique ait des femmes & du repos,
il est content. Mais dans le Nord où les
habitant consomment beaucoup sur un
sol ingrat, des hommes soumis à tant de
besoins sont faciles à irriter ; tout ce
qu’on fait autour d’eux les inquiète : comme
ils ne subsistent qu’avec peine, plus
ils sont pauvres, plus ils tiennent au peu
qu’ils ont ; les approcher c’est attenter
à leur vie. De-là leur vient ce tempérament
irascible, si prompt à se tourner
en fureur contre tout ce qui les blesse.
Ainsi leurs voix les plus naturelles sont
celles de la colere & des menaces, & ces
voix s’accompagnent toujours d’articulations
fortes qui les rendent dures &
bruyantes.282

Chapitre XI.
Réflexions sur ces différences.

Voilà, selon mon opinion, les causes
physiques les plus générales de la
différence caractéristique des primitives
langues. Celles du Midi durent être vives,
sonores, accentuées, éloquentes,
& souvent obscures à force d’énergie :
celles du Nord durent être sourdes, rudes,
articulées, criardes, monotones,
claires à force de mots plutôt que par
une bonne construction. Les langues modernes,
cent fois mêlées & refondues,
gardent encore quelque chose de ces différences.
Le François, l’Anglois, l’Allemand
sont le langage privé des hommes
qui s’entr-aident, qui raisonnent entre’eux
de sang-froid, ou de gens emportés qui
se fâchent ; mais les ministres des Dieux,
annonçant les mysteres sacrés, les Sages
donnant des loix aux peuples, les chefs
entraînant la multitude doivent parler
283Arabe ou Persan (*)23. Nos langues valent
mieux écrites que parlées, & l’on nous
lit avec plus de plaisir qu’on ne nous
écoute. Au contraire, les langues orientales
écrites perdent leur vie & leur chaleur.
Le sens n’est qu’à moitié dans les
mots, toute sa force est dans les accens.
Juger du génie des Orientaux par leurs
livres, c’est vouloir peindre un homme
sur son cadavre.

Pour bien apprécier les actions des
hommes, il faut les prendre dans tous
leurs rapports, & c’est ce qu’on ne nous
apprend point à faire. Quand nous nous
mettons à la place des autres, nous nous
y mettons toujours tels que nous sommes
modifiés, non tels qu’ils doivent
l’être, & quand nous pensons les juger
sur la raison, nous ne faisons que comparer
leurs préjugés aux nôtres. Tel pour
savoir lire un peu d’Arabe, sourit en
feuilletant l’Alcoran, qui, s’il eût entendu
Mahomet l’annoncer en personne dans
cette langue éloquente & cadencée, avec
284cette voix sonore & persuasive qui séduisoit
l’oreille avant le cœur, & sans cesse
animant ses sentences de l’accent de l’enthousiasme,
se fût prosterné contre terre
en criant : grand Prophete, envoyé de
Dieu, menez-nous à la gloire, au martyre ;
nous voulons vaincre ou mourir pour
vous. Le fanatisme nous paroît toujours
risible, parce qu’il n’a point de voix
parmi nous pour se faire entendre. Nos
fanatiques même ne sont pas de vrais
fanatiques, ce ne sont que des fripons ou
des foux. Nos langues, au lieu d’inflexions
pour des inspirés, n’ont que des cris pour
des possédés du diable.

Chapitre XII.
Origine de la Musique & ses rapports.

Avec les premieres voix se formerent
les premieres articulations ou les premiers
sons, selon le genre de la passion qui dictoit
les uns ou les autres. La colere arrache
des cris menaçans, que la langue &
285le palais articulent ; mais la voix de la
tendresse est plus douce, c’est la glote qui
la modifie & cette voix devient un son.
Seulement les accens en sont plus fréquens
ou plus rares, les inflexions plus ou moins
aiguës, selon le sentiment qui s’y joint.
Ainsi la cadence & les sons naissent avec
les syllabes, la passion fait parler tous les
organes, & pare la voix de tout leur
éclat ; ainsi les vers, les chants, la parole
ont une origine commune. Autour des
fontaines dont j’ai parlé, les premiers
discours furent les premieres chansons :
les retours périodiques & mesurés du
rhythme, les inflexions mélodieuses des
accens, firent naître la poésie & la Musique
avec la langue, ou plutôt tout
cela n’étoit que la langue même pour ces
heureux climats & ces heureux tems,
où les seuls besoins pressans qui demandoient
le concours d’autrui étoient ceux
que le cœur faisoit naître.

Les premieres histoires, les premieres
harangues, les premieres loix, furent en
vers ; la poésie fut trouvée avant la prose ;
cela devoit être, puisque les passions parlerent
avant la raison. Il en fut de même
286de la Musique : il n’y eut point d’abord
d’autre Musique que la mélodie, ni d’autre
mélodie que le son varié de la parole,
les accens formoient le chant, les
quantités formoient la mesure, & l’on
parloit autant par les sons & par le
rhythme que par les articulations & les
voix. Dire & chanter étoient autrefois la
même chose dit Strabon ; ce qui montre,
ajoute-t-il, que la poésie est la source de
l’éloquence (*)24. Il falloit dire que l’une
& l’autre eurent la même source & ne
furent d’abord que la même chose. Sur
la maniere dont se lierent les premieres
sociétés, étoit-il étonnant qu’on mît en
vers les premieres histoires, & qu’on
chantât les premieres loix ? Etoit-il étonnant
que les premiers grammairiens soumissent
leur art à la Musique, & fussent à
la fois professeurs de l’un & de l’autre (†)25 ?

Une langue qui n’a que des articulations
287& des voix, n’a donc que la moitié de
sa richesse ; elle rend des idées, il est vrai,
mais pour rendre des sentimens, des images,
il lui faut encore un rhythme & des
sons, c’est-à-dire, une mélodie : voilà
ce qu’avoit la langue Grecque, & ce qui
manque à la nôtre.

Nous sommes toujours dans l’étonnement
sur les effets prodigieux de l’éloquence,
de la poésie & de la Musique
parmi les Grecs ; ces effets ne s’arrangent
point dans nos têtes, parce que nous n’en
éprouvons plus de pareils, & tout ce
que nous pouvons gagner sur nous en
les voyant si bien attestés, est de faire
semblant de les croire par complaisance
pour nos savans (*)26. Burette, ayant traduit,
288comme il put, en notes de notre
Musique certains morceaux de Musique
grecque, eut la simplicité de faire exécuter
ces morceaux à l’Académie des Belles-Lettres,
& les Académiciens eurent
la patience de les écouter. J’admire cette
expérience dans un pays dont la Musique
est indéchiffrable pour toute autre nation.
Donnez un monologue d’Opéra françois
à exécuter par tels Musiciens étrangers
qu’il vous plaira, je vous défie d’y rien
reconnoître. Ce sont pourtant ces mêmes
François qui prétendoient juger la mélodie
d’une ode de Pindare mise en Musique
il y a deux mille ans !

J’ai lu qu’autrefois en Amérique, les
Indiens, voyant l’effet étonnant des armes
à feu, ramassoient à terre des balles de
mousquet ; puis les jetant avec la main
en faisant un grand bruit de la bouche,
289ils étoient tout surpris de n’avoir tué
personne. Nos orateurs, nos musiciens,
nos savans ressemblent à ces Indiens. Le
prodige n’est pas qu’avec notre Musique
nous ne fassions plus ce que faisoient les
Grecs avec la leur ; il seroit, au contraire,
qu’avec des instrumens si différens
on produisît les mêmes effets.

Chapitre XIII.
De l’Harmonie.

L’Homme est modifié par ses sens ;
personne n’en doute ; mais faute de distinguer
les modifications, nous en confondons
les causes ; nous donnons trop & trop
peu d’empire aux sensations ;
nous ne voyons pas que souvent elles ne
nous affectent point seulement comme
sensations, mais comme signes ou images,
& que leurs effets moraux ont aussi
des causes morales. Comme les sentimens
qu’excite en nous la Peinture ne viennent
point des couleurs, l’empire que la Musique
a sur nos ames n’est point l’ouvrage
des sons. De belles couleurs bien nuancées
290plaisent à la vue, mais ce plaisir est
purement de sensation. C’est le dessein,
c’est l’imitation qui donne à ces couleurs
de la vie & de l’ame, ce sont les passions
qu’elles expriment qui viennent émouvoir
les nôtres, ce sont les objets qu’elles représentent
qui viennent nous affecter.
L’intérêt & le sentiment ne tiennent point
aux couleurs ; les traits d’un tableau touchant,
nous touchent encore dans une
estampe ; ôtez ces traits dans le tableau,
les couleurs ne feront plus rien.

La mélodie fait précisément dans la
Musique ce que fait le dessein dans la
Peinture ; c’est elle qui marque les traits
& les figures, dont les accords & les
sons ne sont que les couleurs ; mais, dira-t-on,
la mélodie n’est qu’une succession
de sons ; sans doute ; mais le dessein n’est
aussi qu’un arrangement de couleurs. Un
orateur se sert d’encre pour tracer ses
écrits : est-ce à dire que l’encre soit une
liqueur fort éloquente ?

Supposez un pays où l’on n’auroit aucune
idée du dessein, mais où beaucoup
de gens, passant leur vie à combiner,
mêler, nuer des couleurs, croiroient
291exceller en Peinture ; ces gens-là raisonneroient
de la nôtre, précisément comme
nous raisonnons de la Musique des Grecs.
Quand on leur parleroit de l’émotion
que nous causent de beaux tableaux, &
du charme de s’attendrir devant un sujet
pathétique, leurs savans approfondiroient
aussi-tôt la matiere, compareroient leurs
couleurs aux nôtres, examineroient si
notre vert est plus tendre ou notre rouge
plus éclatant ; ils chercheroient quels accords
de couleurs peuvent faire pleurer,
quels autres peuvent mettre en colere ?
Les Burettes de ce pays-là rassembleroient
sur des guenilles quelques lambeaux défigurés
de nos tableaux ; puis on se demanderoit
avec surprise ce qu’il y a de si
merveilleux dans ce coloris.

Que si dans quelque nation voisine on
commençoit à former quelque trait, quelque
ébauche de dessein, quelque figure
encore imparfaite, tout cela passeroit pour
du barbouillage, pour une Peinture capricieuse
& baroque ; & l’on s’en tiendroit,
pour conserver le goût, à ce beau simple,
qui véritablement n’exprime rien,
mais qui fait briller de belles nuances,
292de grandes plaques bien colorées, de longues
dégradations de teintes sans aucun
trait.

Enfin, peut-être à force de progrès, on
viendroit à l’expérience du prisme. Aussi-tôt
quelque Artiste célebre établiroit là-dessus
un beau systême. Messieurs, leur
diroit-il, pour bien philosopher, il faut
remonter aux causes physiques. Voilà la
décomposition de la lumiere ; voilà toutes
les couleurs primitives ; voilà leurs
rapports, leurs proportions, voilà les
vrais principes du plaisir que vous fait
la Peinture. Tous ces mots mystérieux de
dessein, de représentation, de figure,
sont une pure charlatanerie des Peintres
François, qui, par leurs imitations, pensent
donner je ne sais quels mouvemens
à l’ame, tandis qu’en fait qu’il n’y a que
des sensations. On vous dit des merveilles
de leurs tableaux, mais voyez mes
teintes.

Les Peintres François, continueroit-il,
ont peut-être observé l’arc-en-ciel, ils
ont pu recevoir de la nature quelque goût
de nuance & quelque instinct de coloris.
Moi, je vous ai montré les grands, les
293vrais principes de l’art ? Que dis-je, de l’art ?
De tous les arts, Messieurs, de toutes les
sciences. L’analyse des couleurs, le calcul
des réfractions du prisme vous donnent
les seuls rapports exacts qui soient dans
la nature, la regle de tous les rapports. Or,
tout dans l’univers n’est que rapport. On
sait donc tout quand on sait peindre ; on
sait tout quand on sait assortir des couleurs.

Que dirions-nous du Peintre assez dépourvu
de sentiment & de goût pour raisonner
de la sorte, & borner stupidement
au physique de son art le plaisir que nous
fait la Peinture ? Que dirions-nous du
Musicien qui, plein de préjugés semblables,
croiroit voir dans la seule harmonie
la source des grands effets de la Musique ?
Nous enverrions le premier mettre
en couleur des boiseries, & nous
condamnerions l’autre à faire des Opéra
françois.

Comme donc la Peinture n’est pas l’art
de combiner des couleurs d’une maniere
agréable à la vue, la Musique n’est pas
non plus l’art de combiner des sons d’une
maniere agréable à l’oreille. S’il n’y avoit
que cela, l’une & l’autre seroient au
294nombre des sciences naturelles, & non
pas des Beaux-Arts. C’est l’imitation seule
qui les élève à ce rang. Or, qu’est-ce
qui fait de la Peinture un art d’imitation ?
C’est le dessein. Qu’est-ce qui de la Musique
en fait un autre ? C’est la mélodie.

Chapitre XIV.
De l’Harmonie.

La beauté des sons est de la nature ;
leur effet est purement physique ; il résulte
du concours des diverses particules
d’air mises en mouvement par le corps
sonore, & par toutes ses aliquotes, peut-être
à l’infini ; le tout ensemble donne
une sensation agréable ; tous les hommes
de l’univers prendront plaisir à écouter
de beaux sons ; mais si ce plaisir n’est
animé par des inflexions mélodieuses qui
leur soient familieres, il ne sera point
délicieux, il ne se changera point en volupté.
Les plus beaux chants, à notre
gré, toucheront toujours médiocrement
une oreille qui n’y sera point accoutumée ;
295c’est une langue dont il faut avoir
le Dictionnaire.

L’harmonie proprement dite est dans
un cas bien moins favorable encore.
N’ayant que des beautés de convention,
elle ne flatte à nul égard les oreilles qui
n’y sont pas exercées ; il faut en avoir
une longue habitude pour la sentir &
pour la goûter. Les oreilles rustiques
n’entendent que du bruit dans nos consonnances.
Quand les proportions naturelles
sont altérées, il n’est pas étonnant
que le plaisir naturel n’existe plus.

Un son porte avec lui tous ses sons
harmoniques concomitans, dans les rapports
de force & d’intervalles qu’ils doivent
avoir entre’eux pour donner la plus
parfaite harmonie de ce même son. Ajoutez-y
la tierce ou la quinte, ou quelque
autre consonnance, vous ne l’ajoutez pas,
vous la redoublez, vous laissez le rapport
d’intervalle, mais vous altérez celui
de force : en renforçant une consonnance
& non pas les autres, vous rompez la
proportion : en voulant faire mieux que
la nature, vous faites plus mal. Vos
oreilles & votre goût sont gâtés par un
296art malentendu. Naturellement il n’y a
point d’autre harmonie que l’unisson.

M. Rameau prétend que les dessus
d’une certaine simplicité suggerent naturellement
leurs basses, & qu’un homme
ayant l’oreille juste & non exercée, entonnera
naturellement cette basse. C’est là
un préjugé de Musicien, démenti par
toute expérience. Non-seulement celui
qui n’aura jamais entendu ni basse, ni
harmonie, ne trouvera de lui-même ni
cette harmonie, ni cette basse, mais même
elles lui déplairont si on les lui fait entendre,
& il aimera beaucoup mieux le
simple unisson.

Quand on calculeroit mille ans les rapports
des sons & les loix de l’harmonie,
comment fera-t-on jamais de cet art un art
d’imitation, où est le principe de cette
imitation prétendue, de quoi l’harmonie
est-elle signe, & qu’y a-t-il de commun
entre des accords & nos passions ?

Qu’on fasse la même question sur la
mélodie, la réponse vient d’elle-même,
elle est d’avance dans l’esprit des lecteurs.
La mélodie, en imitant les inflexions de
la voix, exprime les plaintes, les cris
297de douleur ou de joie, les menaces, les
gémissemens ; tous les signes vocaux des
passions sont de son ressort. Elle imite
les accens des langues, & les tours affectés
dans chaque idiome à certains mouvemens
de l’ame ; elle n’imite pas seulement,
elle parle, & son langage inarticulé,
mais vif, ardent, passionné, a cent
fois plus d’énergie que la parole même.
Voilà d’où naît la force des imitations
musicales ; voilà d’où naît l’empire du
chant sur les cœurs sensibles. L’harmonie
y peut concourir en certains systêmes,
en liant la succession des sons par
quelques loix de modulation ; en rendant
les intonations plus justes ; en portant
à l’oreille un témoignage assuré de
cette justesse ; en rapprochant & fixant à
des intervalles consonnans & liés des
inflexions inappréciables. Mais en donnant
aussi des entraves à la mélodie, elle lui
ôte l’énergie & l’expression, elle efface
l’accent passionné pour y substituer l’intervalle
harmonique, elle assujettit à deux
seuls modes, des chants qui devroient en
avoir autant qu’il y a de tons oratoires,
elle efface & détruit des multitudes de
298sons ou d’intervalles qui n’entrent pas
dans son systême ; en un mot, elle sépare
tellement le chant, de la parole, que
ces deux langages se combattent, se contrarient,
s’ôtent mutuellement tout caractere
de vérité, & ne se peuvent réunir
sans absurdité dans un sujet pathétique.
De-là vient que le peuple trouve
toujours ridicule qu’on exprime en chant
les passions fortes & sérieuses ; car il sait
que dans nos langues ces passions n’ont
point d’inflexions musicales, & que les
hommes du Nord, non plus que les cygnes,
ne meurent pas en chantant.

La seule harmonie est même insuffisante
pour les expressions qui semblent
dépendre uniquement d’elle. Le tonnerre,
le murmure des eaux, les vents, les orages
sont mal rendus par de simples accords.
Quoi qu’on fasse, le seul bruit ne
dit rien à l’esprit, il faut que les objets
parlent pour se faire entendre, il faut
toujours, dans toute imitation, qu’une
espece de discours supplée à la voix
de la nature. Le Musicien qui veut rendre
du bruit par du bruit se trompe ;
il ne connoît ni le foible ni le fort
299de son art ; il en juge sans goût, sans
lumieres, apprenez-lui qu’il doit rendre
du bruit par du chant ; que, s’il faisoit
croasser des grenouilles, il faudroit
qu’il les fît chanter ; car il ne suffit pas
qu’il imite, il faut qu’il touche & qu’il
plaise, sans quoi sa maussade imitation
n’est rien, & ne donnant d’intérêt à personne,
elle ne fait nulle impression.

Chapitre XV.
Que nos plus vives sensations agissent souvent
par des impressions morales.

Tant qu’on ne voudra considérer
les sons que par l’ébranlement qu’ils excitent
dans nos nerfs, on n’aura point de
vrais principes de la Musique & de son
pouvoir sur les cœurs. Les sons dans la
mélodie, n’agissent pas seulement sur nous
comme sons, mais comme signes de nos
affections, de nos sentimens ; c’est ainsi
qu’ils excitent en nous les mouvemens
qu’ils expriment, & dont nous y reconnoissons
l’image. On apperçoit quelque
300chose de cet effet moral jusques dans les
animaux. L’aboyement d’un chien en attire
un autre. Si mon chat m’entend imiter
un miaulement, à l’instant je le vois
attentif, inquiet, agité. S’apperçoit-il que
c’est moi qui contrefais la voix de son
semblable, il se rassied & reste en repos.
Pourquoi cette différence d’impression,
puisqu’il n’y en a point dans l’ébranlement
des fibres, & que lui-même y a
d’abord été trompé ?

Si le plus grand empire qu’ont sur nous
nos sensations, n’est pas dû à des causes
morales, pourquoi donc sommes-nous
si sensibles à des impressions qui sont
nulles pour des barbares ? Pourquoi nos
plus touchantes musiques ne sont-elles
qu’un vain bruit à l’oreille d’un Caraïbe ?
Ses nerfs sont-ils d’une autre nature que
les nôtres ? pourquoi ne sont-ils pas
ébranlés de même, ou pourquoi ces mêmes
ébranlemens affectent-ils tant les uns
& si peu les autres ?

On cite en preuve du pouvoir physique
des sons, la guérison des piqûres
des Tarentules. Cet exemple prouve tout
le contraire. Il ne faut ni des sons absolus,
301ni les mêmes airs pour guérir tous
ceux qui sont piqués de cet insecte, il
faut à chacun d’eux des airs d’une mélodie
qui lui soit connue & des phrases qu’il
comprenne. Il faut à l’Italien, des airs
Italiens ; au Turc, il faudroit des airs
Turcs. Chacun n’est affecté que des accens
qui lui sont familiers ; ses nerfs ne s’y
prêtent qu’autant que son esprit les y
dispose : il faut qu’il entende la langue
qu’on lui parle, pour que ce qu’on lui dit
puisse le mettre en mouvement. Les Cantates
de Bernier ont, dit-on, guéri de la fievre
un Musicien François, elles l’auroient
donnée à un Musicien de toute autre nation.

Dans les autres sens, & jusqu’au plus
grossier de tous, on peut observer les
mêmes différences. Qu’un homme ayant
la main posée & l’œil fixé sur le même
objet, le croye successivement animé &
inanimé, quoique les sens soient frappés
de même, quel changement dans l’impression ?
La rondeur, la blancheur, la fermeté,
la douce chaleur, la résistance élastique,
le renflement successif, ne lui
donnent plus qu’un toucher doux, mais
insipide, s’il ne croit sentir un cœur plein
302de vie, palpiter & battre sous tout cela.

Je ne connais qu’un sens aux affections
duquel rien de moral ne se mêle : c’est le
goût. Aussi la gourmandise n’est-elle jamais
le vice dominant que des gens qui
ne sentent rien.

Que celui donc qui veut philosopher
sur la force des sensations, commence
par écarter des impressions purement sensuelles,
les impressions intellectuelles &
morales que nous recevons par la voie
des sens, mais dont ils ne sont que les
causes occasionnelles ; qu’il évite l’erreur
de donner aux objets sensibles un pouvoir
qu’ils n’ont pas, ou qu’ils tiennent des
affections de l’ame qu’ils nous représentent.
Les couleurs & les sons peuvent
beaucoup comme représentations & signes,
peu de chose comme simples objets des
sens. Des suites de sons ou d’accords m’amuseront
un moment peut-être ; mais,
pour me charmer & m’attendrir, il faut
que ces suites m’offrent quelque chose
qui ne soit ni son, ni accord, & qui me
vienne émouvoir malgré moi. Les chants
mêmes qui ne sont qu’agréables & ne
disent rien, lassent encore ; car ce n’est
303pas tant l’oreille qui porte le plaisir au
cœur, que le cœur qui le porte à l’oreille.
Je crois qu’en développant mieux
ces idées, on se fût épargné bien de sots
raisonnemens sur la Musique ancienne.
Mais dans ce siecle où l’on s’efforce de
matérialiser toutes les opérations de l’ame,
& d’ôter toute moralité aux sentimens
humains, je suis trompé si la nouvelle
philosophie ne devient aussi funeste au
bon goût qu’à la vertu.

Chapitre XVI.
Fausse analogie entre les couleurs & les sons.

Il n’y a sortes d’absurdités auxquelles
les observations physiques n’aient donné
lieu dans la considération des Beaux-Arts.
On a trouvé dans l’analyse du son, les
mêmes rapports que dans celle de la lumiere.
Aussi-tôt on a saisi vivement cette
analogie, sans s’embarrasser de l’expérience
& de la raison. L’esprit de systême
a tout confondu, & faute de savoir peindre
304aux oreilles, on s’est avisé de chanter
aux yeux. J’ai vu ce fameux Clavecin,
sur lequel on prétendoit faire de la
Musique avec des couleurs ; c’étoit bien
mal connoître les opérations de la nature,
de ne pas voir que l’effet des couleurs est
dans leur permanence, & celui des sons
dans leur succession.

Toutes les richesses du coloris s’étalent
à la fois sur la face de la terre. Du premier
coup-d’œil tout est vu ; mais plus on
regarde & plus on est enchanté. Il ne faut
plus qu’admirer & contempler sans cesse.

Il n’en est pas ainsi du son : la nature
ne l’analyse point & n’en sépare point les
harmoniques ; elle les cache, au contraire,
sous l’apparence de l’unisson ; ou
si quelquefois elle les sépare dans le chant
modulé de l’homme, & dans le ramage
de quelques oiseaux, c’est successivement,
& l’un après l’autre ; elle inspire des
chants & non des accords, elle dicte de
la mélodie & non de l’harmonie. Les couleurs
sont la parure des êtres inanimés ;
toute matiere est colorée ; mais les sons
annoncent le mouvement, la voix annonce
un être sensible ; il n’y a que des corps
305animés qui chantent. Ce n’est pas le Flûteur
automate qui joue de la flûte, c’est
le Mécanicien qui mesura le vent & fit
mouvoir les doigts.

Ainsi chaque sens a son champ qui lui
est propre. Le champ de la Musique est
le tems, celui de la Peinture est l’espace.
Multiplier les sons entendus à la fois, ou
développer les couleurs l’une après l’autre,
c’est changer leur économie, c’est
mettre l’œil à la place de l’oreille, &
l’oreille à la place de l’œil.

Vous dites : comme chaque couleur
est déterminée par l’angle de réfraction
du rayon qui la donne, de même chaque
son est déterminé par le nombre des
vibrations du corps sonore, en un tems
donné. Or, les rapports de ces angles
& de ces nombres étant les mêmes, l’analogie
est évidente. Soit ; mais cette analogie
est de raison, non de sensation, &
ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Premiérement
l’angle de réfraction est sensible
& mesurable, & non pas le nombre
des vibrations. Les corps sonores, soumis
à l’action de l’air, changent incessamment
de dimensions & de sons. Les couleurs
306sont durables, les sons s’évanouissent, &
l’on a jamais la certitude que ceux qui
renaissent soient les mêmes que ceux qui
sont éteints. De plus, chaque couleur est
absolue, indépendante, au lieu que chaque
son n’est pour nous que relatif, &
ne se distingue que par comparaison. Un
son n’a par lui-même aucun caractere absolu
qui le fasse reconnoître, il est grave
ou aigu, fort ou doux par rapport à un
autre, en lui-même il n’est rien de tout
cela. Dans le systême harmonique, un
son quelconque n’est rien non plus naturellement ;
il n’est ni tonique, ni dominant,
ni harmonique, ni fondamental,
parce que toutes ces propriétés ne sont
que des rapports, & que le systême entier
pouvant varier du grave à l’aigu,
chaque son change d’ordre & de place
dans le systême, selon que le systême
change de degré. Mais les propriétés des
couleurs ne consistent point en des rapports.
Le jaune est jaune, indépendant du
rouge & du bleu, par-tout il est sensible
& reconnoissable ; & si-tôt qu’on aura
fixé l’angle de réfraction qui le donne,
on sera sûr d’avoir le même jaune dans
tous les tems.307

Les couleurs ne sont pas dans les corps
colorés, mais dans la lumiere ; pour
qu’on voye un objet, il faut qu’il soit
éclairé. Les sons ont aussi besoin d’un
mobile, & pour qu’ils existent, il faut
que le corps sonore soit ébranlé. C’est un
autre avantage en faveur de la vue, car
la perpétuelle émanation des astres est
l’instrument naturel qui agit sur elle, au
lieu que la nature seule engendre peu
de sons, & à moins qu’on n’admette
l’harmonie des spheres célestes, il faut
des êtres vivans pour la produire.

On voit par-là que la Peintre est plus
près de la nature, & que la Musique tient
plus à l’art humain. On sent aussi que
l’une intéresse plus que l’autre, précisément
parce qu’elle rapproche plus l’homme
de l’homme & nous donne toujours
quelque idée de nos semblables. La Peinture
est souvent morte & inanimée ; elle
vous peut transporter au fond d’un désert ;
mais si-tôt que des signes vocaux
frappent votre oreille, ils vous annoncent
un être semblable à vous, ils sont,
pour ainsi dire, les organes de l’ame, &
s’ils vous peignent aussi la solitude, ils
308vous disent que vous n’y êtes pas seul.
Les oiseaux sifflent, l’homme seul chante,
& l’on ne peut entendre ni chant, ni
symphonie, sans se dire à l’instant, un
autre être sensible est ici.

C’est un des grands avantages du
Musicien, de pouvoir peindre les choses
qu’on ne sauroit entendre, tandis qu’il
est impossible au Peintre de représenter
celles qu’on ne sauroit voir, & le plus
grand prodige d’un art qui n’agit que
par le mouvement est d’en pouvoir former
jusqu’à l’image du repos. Le sommeil,
le calme de la nuit, la solitude & le
silence même entrent dans les tableaux
de la Musique. On sait que le bruit peut
produire l’effet du silence, & le silence
l’effet du bruit, comme quand on s’endort
à une lecture égale & monotone, &
qu’on s’éveille à l’instant qu’elle cesse.
Mais la Musique agit plus intimement sur
nous, en excitant par un sens des affections
semblables à celles qu’on peut exciter
par un autre, & comme le rapport
ne peut être sensible que l’impression ne
soit forte, la Peinture dénuée de cette
force, ne peut rendre à la Musique les
309imitations que celle-ci tire d’elle. Que
toute la nature soit endormie, celui qui
la contemple ne dort pas, & l’art du
Musicien consiste à substituer à l’image
insensible de l’objet celle des mouvemens
que sa présence excite dans le cœur du
contemplateur. Non-seulement il agitera
la mer, animera les flammes d’un incendie,
fera couler les ruisseaux, tomber la
pluie & grossir les torrens ; mais il peindra
l’horreur d’un désert affreux, rembrunira
les murs d’une prison souterraine,
calmera la tempête, rendra l’air tranquille
& serein, & répandra de l’Orchestre une
fraîcheur nouvelle sur les bocages. Il ne
représentera pas directement ces choses,
mais il excitera dans l’ame les mêmes
sentimens qu’on éprouve en les voyant.310

Chapitre XVII.
Erreur des Musiciens nuisible à leur Art.

Voyez comment tout nous ramène
sans cesse aux effets moraux dont j’ai parlé,
& combien les Musiciens qui ne considerent
la puissance des sons que par l’action
de l’air & l’ébranlement des fibres,
sont loin de connoître en quoi réside la
force de cet art. Plus ils le rapprochent
des impressions purement physiques, plus
ils l’éloignent de son origine, & plus ils
lui ôtent aussi de sa primitive énergie.
En quittant l’accent oral & s’attachant aux
seules institutions harmoniques, la Musique
devient plus bruyante à l’oreille, &
moins douce au cœur. Elle a déjà cessé
de parler, bientôt elle ne chantera plus ;
& alors avec tous ses accords & toute
son harmonie elle ne fera plus aucun
effet sur nous.311

Chapitre XVIII.
Que le systême musical des Grecs n’avoit
aucun rapport au nôtre.

Comment ces changemens sont-ils
arrivés ? Par un changement naturel du
caractere des langues. On sait que notre
harmonie est une invention gothique.
Ceux qui prétendent trouver le systême
des Grecs dans le nôtre, se moquent de
nous. Le systême des Grecs n’avoit absolument
d’harmonique dans notre sens,
que ce qu’il falloit pour fixer l’accord
des instrumens sur des consonnances parfaites.
Tous les peuples qui ont des instrumens
à cordes, sont forcés de les accorder
par des consonnances ; mais ceux
qui n’en ont pas, ont dans leurs chants
des inflexions que nous nommons fausses,
parce qu’elles n’entrent pas dans notre
systême & que nous ne pouvons les
noter. C’est ce qu’on a remarqué sur
les chants des Sauvages de l’Amérique,
& c’est ce qu’on auroit dû remarquer
312aussi sur divers intervalles de la Musique
des Grecs, si l’on eût étudié cette
Musique avec moins de prévention pour
la nôtre.

Les Grecs divisoient leur diagramme
par tétracordes, comme nous divisons
notre clavier par octaves, & les mêmes
divisions se répétoient exactement chez
eux à chaque tétracorde, comme elles
se répètent chez nous à chaque octave ;
similitude qu’on n’eût pu conserver dans
l’unité du mode harmonique & qu’on
n’auroit pas même imaginée. Mais comme
on passe par des intervalles moins grands
quand on parle que quand on chante,
il fut naturel qu’ils regardassent la répétition
des tétracordes, dans leur mélodie
orale, comme nous regardons la répétition
des octaves dans notre mélodie
harmonique.

Ils n’ont reconnu pour consonnances
que celles que nous appelons consonnances
parfaites ; ils ont rejeté de ce nombre
les tierces & les sixtes. Pourquoi cela ?
C’est que l’intervalle du ton mineur étant
ignoré d’eux, ou du moins proscrit de
la pratique, & leurs consonnances n’étant
313point tempérées, toutes leurs tierces majeures
étoient trop fortes d’un comma,
leurs tierces mineures trop foibles d’autant,
& par conséquent leurs sixtes majeures
& mineures réciproquement altérées
de même. Qu’on s’imagine maintenant
quelles notions d’harmonie on peut
avoir & quels modes harmoniques on
peut établir en bannissant les tierces &
les sixtes du nombre des consonnances !
Si les consonnances mêmes qu’ils admettoient
leur eussent été connues par un
vrai sentiment d’harmonie, ils les auroient
au moins sous-entendues au-dessous de
leurs chants, la consonnance tacite des
marches fondamentales eût prêté son nom
aux marches diatoniques qu’elles leur suggéroient.
Loin d’avoir moins de consonnances
que nous, ils en auroient eu davantage,
& préoccupés, par exemple,
de la basse ut sol, ils eussent donné le
nom de consonnance à la seconde ut re.

Mais, dira-t-on, pourquoi donc des
marches diatoniques ? Par un instinct qui,
dans une langue accentuée & chantante,
nous porte à choisir les inflexions les
plus commodes : car entre les modifications
314trop fortes qu’il faut donner à la
glotte pour entonner continuellement les
grands intervalles des consonnances, &
la difficulté de régler l’intonation, dans
les rapports très-composés des moindres
intervalles, l’organe prit un milieu &
tomba naturellement sur des intervalles
plus petits que les consonnances, & plus
simples que les comma ; ce qui n’empêcha
pas que de moindres intervalles n’eussent
aussi leur emploi dans des genres
plus pathétiques.

Chapitre XIX.
Comment la Musique a dégénéré.

A mesure que la langue se perfectionnoit,
la mélodie en s’imposant de
nouvelles regles, perdoit insensiblement de
son ancienne énergie, & le calcul des intervalles
fut substitué à la finesse des inflexions.
C’est ainsi, par exemple, que la
pratique du genre enharmonique s’abolit
peu-à-peu. Quand les théâtres eurent
315pris une forme réguliere, on n’y chantoit
plus que sur des mode prescrits,
& à mesure qu’on multiplioit les regles
de l’imitation, la langue imitative s’affoiblissoit.

L’étude de la Philosophie & le progrès
du raisonnement ayant perfectionné
la grammaire, ôterent à la langue ce ton
vif & passionné qui l’avoit d’abord rendue
si chantante. Dès le tems de Menalippide
& de Philoxène les Symphonistes,
qui d’abord étoient aux gages des Poëtes
& n’exécutoient que sous eux, & pour
ainsi dire à leur dictée, en devinrent indépendans,
& c’est de cette licence que
se plaint si amérement la Musique dans
une Comédie de Phérécrate, dont Plutarque
nous a conservé le passage. Ainsi
la mélodie, commençant à n’être plus si
adhérente au discours, prit insensiblement
une existence à part, & la Musique devint
plus indépendante des paroles. Alors
aussi cesserent peu-à-peu ces prodiges
qu’elle avoit produits, lorsqu’elle n’étoit
que l’accent & l’harmonie de la Poésie,
& qu’elle lui donnoit sur les passions,
cet empire que la parole n’exerça plus
316dans la suite que sur la raison. Aussi dès
que la Grece fut pleine de Sophistes &
de Philosophes, n’y vit-on plus ni Poëtes,
ni Musiciens célebres. En cultivant l’art
de convaincre on perdit celui d’émouvoir.
Platon lui-même jaloux d’Homere
& d’Euripide, décria l’un & ne put imiter
l’autre.

Bientôt la servitude ajouta son influence
à celle de la Philosophie. La Grece aux
fers perdit ce feu qui n’échauffe que
les ames libres, & ne trouva plus pour
louer ses tyrans le ton dont elle avoit
chanté ses héros. Le mélange des Romains
affoiblit encore ce qui restoit au
langage d’harmonie & d’accent. Le Latin,
langue plus sourde & moins musicale, fit
tort à la Musique en l’adoptant. Le chant
employé dans la Capitale altéra peu-à-peu
celui des Provinces ; les théâtres de Rome
nuisirent à ceux d’Athenes : quand Néron
remportoit des prix, la Grece avoit cessé
d’en mériter ; & la même mélodie, partagée
à deux langues, convint moins à l’une
& à l’autre.

Enfin arriva la catastrophe qui détruisit
les progrès de l’esprit humain, sans
317ôter les vices qui en étoient l’ouvrage.
L’Europe inondée de Barbares & asservie
par des ignorans, perdit à la fois ses
sciences, ses arts, & l’instrument universel
des uns & des autres, savoir la langue harmonieuse
perfectionnée. Ces hommes grossiers
que le Nord avoit engendrés, accoutumerent
insensiblement toutes les
oreilles à la rudesse de leur organe : leur
voix dure & dénuée d’accent étoit bruyante
sans être sonore. L’empereur Julien comparoit
le parler des Gaulois au croassement des
grenouilles. Toutes leurs articulations étant
aussi âpres que leurs voix étoient nazardes
& sourdes, ils ne pouvoient donner
qu’une sorte d’éclat à leur chant, qui
étoit de renforcer le son des voyelles
pour couvrir l’abondance & la dureté des
consonnes.

Ce chant bruyant, joint à l’inflexibilité
de l’organe, obligea ces nouveaux venus
& les peuples subjugués qui les imiterent,
de ralentir tous les sons pour les
faire entendre. L’articulation pénible &
les sons renforcés concoururent également
à chasser de la mélodie tout sentiment de
mesure & de rhythme. Comme ce qu’il
318y avoit de plus dur à prononcer étoit toujours
le passage d’un son à l’autre, on
n’avoit rien de mieux à faire que de s’arrêter
sur chacun, le plus qu’il étoit possible,
de le renfler, de le faire éclater le
plus qu’on pouvoit. Le chant ne fut bientôt
plus qu’une suite ennuyeuse & lente
de sons traînans & criés, sans douceur,
sans mesure, & sans grace ; & si quelques
savans disoient qu’il falloit observer
les longues & les breves dans le chant
latin, il est sûr au moins qu’on chanta
les vers comme de la prose, & qu’il ne
fut plus question de pieds, de rhythmes,
ni d’aucune espece de chant mesuré.

Le chant, ainsi dépouillé de toute mélodie,
& consistant uniquement dans la
force & la durée des sons, dut suggérer
enfin les moyens de le rendre plus sonore
encore, à l’aide des consonnances. Plusieurs
voix traînant sans cesse à l’unisson
des sons d’une duré illimitée, trouverent
pas hasard quelques accords qui,
renforçant le bruit, le leur firent paroître
agréable, & ainsi commença la pratique
du discant & du contre-point.

J’ignore combien de siecles les Musiciens
319tournerent autour des vaines questions,
que l’effet connu d’un principe ignoré
leur fit agiter. Le plus infatigable Lecteur
ne supporteroit pas dans Jean de
Muris, le verbiage de huit ou dix grands
Chapitres, pour savoir, dans l’intervalle
de l’octave coupée en deux consonnances,
si c’est la quinte ou la quarte qui
doit être au grave ; & quatre cents ans
après on trouve encore dans Bontempi
des énumérations non moins ennuyeuses,
de toutes les basses qui doivent porter
la sixte au lieu de la quinte. Cependant
l’harmonie prit insensiblement la route
que lui prescrit l’analyse, jusqu’à ce
qu’enfin l’invention du mode mineur &
des dissonances, y eût introduit l’arbitraire
dont elle est pleine, & que le
seul préjugé nous empêche d’appercevoir (*)27.320

La mélodie étant oubliée & l’attention
du Musicien s’étant tournée entiérement
vers l’harmonie, tout se dirigea peu-à-peu
sur ce nouvel objet, les genres, les
modes, la gamme, tout reçut des faces
nouvelles ; ce furent les successions harmoniques
qui réglerent la marche des
parties. Cette marche ayant usurpé le nom
de mélodie, on ne put méconnoître en
effet dans cette nouvelle mélodie les traits
de sa mere ; & notre systême musical
étant ainsi venu par degrés, purement harmonique,
il n’est pas étonnant que l’accent
321oral en ait souffert, & que la Musique
ait perdu pour nous presque toute son
énergie.

Voilà comment le chant devint par degrés
un art entiérement séparé de la parole
dont il tire son origine, comment
les harmoniques des sons firent oublier
les inflexions de la voix, & comment
enfin, bornée à l’effet purement physique
du concours des vibrations, la Musique
se trouva privée des effets moraux qu’elle
avoit produits quand elle étoit doublement
la voix de la nature.

Chapitre XX.
Rapport des Langues aux Gouvernemens.

Ces progrès ne sont ni fortuits,
ni arbitraires, ils tiennent aux vicissitudes des
choses. Les langues se forment naturellement
sur les besoins des hommes ; elles
changent & s’alterent selon les changemens
de ces mêmes besoins. Dans les
anciens tems, où la persuasion tenoit
322lieu de force publique, l’éloquence étoit
nécessaire. A quoi serviroit-elle aujourd’hui,
que la force publique supplée à la
persuasion ? L’on n’a besoin ni d’art, ni
de figure pour dire, tel est mon plaisir.
Quels discours restent donc à faire au
peuple assemblé ? des sermons. Et qu’importe
à ceux qui les font de persuader
le peuple, puisque ce n’est pas lui qui
nomme aux Bénéfices ? Les langues populaires
nous sont devenues aussi parfaitement
inutiles que l’éloquence. Les sociétés
ont pris leur dernière forme ; on n’y
change plus rien qu’avec du canon & des
écus, & comme on n’a plus rien à dire
au peuple, sinon, donnez de l’argent, on
le dit avec des placards au coin des rues,
ou des soldats dans les maisons ; il ne
faut assembler personne pour cela : au
contraire, il faut tenir les sujets épars,
c’est la premiere maxime de la politique
moderne.

Il y a des langues favorables à la liberté,
ce sont les langues sonores, prosodiques,
harmonieuses, dont on distingue le discours
de fort loin. Les nôtres sont faites
pour le bourdonnement des Divans. Nos
323Prédicateurs se tourmentent, se mettent
en sueur dans les Temples, sans qu’on
sache rien de ce qu’ils ont dit. Après
s’être épuisés à crier pendant une heure,
ils sortent de la chaire à demi-morts. Assurément
ce n’étoit pas la peine de prendre
tant de fatigue.

Chez les anciens on se faisoit entendre
aisément au peuple sur la place publique ;
on y parloit tout un jour sans s’incommoder.
Les Généraux haranguoient leur
Troupes ; on les entendoit, & ils ne
s’épuisoient point. Les historiens modernes
qui ont voulu mettre des harangues
dans leurs histoires, se sont fait moquer
d’eux. Qu’on suppose un homme haranguant
en François le peuple de Paris dans
la place de Vendôme. Qu’il crie à pleine
tête, on entendra qu’il crie, on ne distinguera
pas un mot. Hérodote lisoit son
histoire aux peuples de la Grece assemblés
en plein air, & tout retentissoit d’applaudissemens.
Aujourd’hui, l’Académicien
qui lit un mémoire, un jour d’assemblée
publique, est à peine entendu au bout
de la Salle. Si les Charlatans des places
abondent moins en France qu’en Italie,
324ce n’est pas qu’en France ils soient moins
écoutés, c’est seulement qu’on ne les
entend pas si bien. M. d’Alembert croit
qu’on pourroit débiter le Récitatif François
à l’italienne ; il faudroit donc le débiter
à l’oreille, autrement on n’entendroit
rien du tout. Or, je dis que toute langue
avec laquelle on ne peut pas se
faire entendre au peuple assemblé, est
une langue servile ; il est impossible qu’un
peuple demeure libre & qu’il parle cette
langue-là.

Je finirai ces réflexions superficielles,
mais qui peuvent en faire naître de plus
profondes, par le passage qui me les a
suggérées.

Ce seroit la matiere d’un examen assez
philosophique, que d’observer dans le fait,
& de montrer, par des exemples, combien
le caractere, les mœurs & les intérêts d’un
peuple, influent sur sa langue
(*)28.325

1(*) Il n’en resta que six cents hommes sans femmes ni
enfans.

2(*) J’ai dit ailleurs pourquoi les malheurs feints nous
touchent bien plus que les véritables. Tel sanglote à la
tragédie, qui n’eût de ses jours pitié d’aucun malheureux.
L’invention du Théâtre est admirable pour enorgueillir
notre amour-propre de toutes les vertus que nous n’avons
point.

3(*) Les Salams sont des multitudes de choses les plus
communes, comme une orange, un ruban, du charbon,
&c., dont l’envoi forme un sens connu de tous les Amans
dans les pays où cette Langue est en usage.

4(*) On dit que l’Arabe a plus de mille mots différens
pour dire un chameau, plus de cent pour dire un glaive, &c.

5(*) Des gens s’étonnent, dit Chardin, que deux figures
puissent faire tant de lettres, mais pour moi je ne vois pas là
de quoi s’étonner si fort, puisque les lettres de notre alphabet,
qui sont au nombre de vingt-trois, ne sont pourtant composées
que de deux lignes, la droite & la circulaire, c’est-à-dire,
qu’avec un C & un I, on fait toutes les lettres qui composent
nos mots.

6(†) Ce caractere paroît fort beau, & n’a rien de confus ni
de barbare. L’on diroit que les lettres ont été dorées ; car il
y en a plusieurs, & sur-tout des Majuscules, où il paroît encore
de l’or, & c’est assurément quelque chose d’admirable & d’inconcevable
que l’air n’ait pu manger cette dorure durant tant
de siecles. Du reste, ce n’est pas merveille qu’aucun de tous
les Savans du monde n’ait jamais rien compris à cette écriture,
puisqu’elle n’approche en aucune maniere d’aucune écriture
qui soit venue à notre connaissance, au lieu que toutes les
écritures connues aujourd’hui, excepté le Chinois, ont beaucoup
d’affinités entre’elles, & paroissent venir de la même source.
Ce qu’il y a en ceci de plus merveilleux, est que les Guebres
qui sont les restes des anciens Perses, & qui en conservent &
perpétuent la Religion, non-seulement ne connoissent pas mieux
ces caracteres que nous, mais leurs caracteres n’y ressemblent
pas plus que les nôtres. D’où il s’ensuit, ou que c’est un
caractere de cabale ; ce qui n’est pas vraisemblable, puisque
ce caractere est le commun & naturel de l’édifice en tous endroits,
& qu’il n’y en a pas d’autre du même ciseau ; ou qu’il
est d’une si grande antiquité que nous n’oserions presque le dire.

En effet, Chardin feroit présumer, sur ce passage, que, du
tems de Cirus & des Mages, ce caractere étoit déjà oublié,
& tout aussi peu connu qu’aujourd’hui.

7(*) Je compte les Carthaginois pour Phéniciens, puisqu’ils
étoient une colonie de Tyr.

8(*) V. Pausanias, Arcad. Les Latins, dans les commencemens,
écrivirent de même, & de-là, selon Marius Victorinus,
est venu le mot de versus.

9(*) Vocales quas Græce septem, Romulus sex, usus posterior
quinque commemorat, y velut græce rejecta
. Mart. Capel.
l. III.

10(*) Le meilleur de ces moyens, & qui n’auroit pas ce
défaut, seroit la ponctuation, si on l’eût laissé moins imparfaite.
Pourquoi, par exemple, n’avons-nous pas de point
vocatif ? Le point interrogant que nous avons, étoit beaucoup
moins nécessaire ; car, par la seule construction, on
voit si l’on interroge ou si l’on n’interroge pas, au moins
dans notre langue. Venez-vous & vous venez ne sont pas la
même chose. Mais comment distinguer, par écrit, un
homme qu’on nomme d’un homme qu’on appelle ? C’est-là
vraiment une équivoque qu’eût levé le point vocatif. La
même équivoque se trouve dans l’ironie, quand l’accent
ne la fait pas sentir.

11(*) Quelques Savans prétendent, contre l’opinion commune
& contre la preuve titrée de tous les anciens manuscrits,
que les Grecs ont connu & pratiqué dans l’écriture
les signes appelés accens, & ils fondent cette opinion sur
deux passages que je vais transcrire l’un & l’autre, afin
que le lecteur puisse juger de leur vrai sens.

Voici le premier tiré de Cicéron, dans son traité de
l’Orateur, liv. III. N°. 44.

Hanc diligentiam subsequitur modus etiam & forma verborum,
quod jam vereor ne huic Catulo videatur esse puerile.
Versus enim veteres illi in hac soluta oratione propemodum,
hoc est, numeros quosdam, nobis esse adhibendos putaverunt.
Interspirationis enim, non defatigationis nostræ ; neque librariorum
notis, sed verborum & sententiarum modo, interpunctas
clausulas in orationibus esse voluerunt : idque Princeps Isocrates
instituisse fertur, ut inconditam antiquorum dicendi consuetudinem,
delectationis, atque aurium causa (quemadmodum
scribit discipulus ejus Naucrates) numeris adstringeret.

Namque hæc duo, musici, qui erant quondam iidem poëtæ,
machinati ad voluptatem sunt versum, atque cantum, ut &
verborum numero, & vocum modo, delectatione vincerent aurium
satietatem. Hæc igitur duo, vocis dico moderationem, &
verborum conclusionem, quoad orationis severitas pati possit, à
poëtica ad eloquentiam traducenda duxerunt.

Voici le second, tiré d’Isidore, dans ses Origines, L. I.
C. 20.

Præterea quædam sententiarum notæ apud celeberrimos auctores
fuerunt, quasque antiqui ad distinctionem scripturarum
carminibus & historiis apposuerunt. Nota est figura propria
in litteræ modum posita, ad demonstrandum unamquamque
verbi sententiarumque ac versuum rationem. Notæ autem versibus
apponuntur, numero XXVI, quæ sunt nominibus infra
scriptis, &c
.

Pour moi, je vois-là que du tems de Cicéron les bons
Copistes pratiquoient la séparation des mots, & certains
signes équivalens à notre ponctuation. J’y vois encore l’invention
du nombre & de la déclamation de la prose attribuée
à Isocrate. Mais je n’y vois point du tout les signes
écrits, les accens, & quand je les y verrois, on n’en pourroit
conclure qu’une chose que je ne dispute pas & qui
rentre tout-à-fait dans mes principes ; savoir que, quand
les Romains commencerent à étudier le Grec, les Copistes,
pour leur en indiquer la prononciation, inventerent les
signes des accens, des esprits & de la prosodie, mais il ne
s’ensuivroit nullement que ces signes fussent en usage parmi
les Grecs, qui n’en avoient aucun besoin.

12(*) M. Duclos, Rem. sur la gram. génér. & raisonnée,
p.30.

13(†) On pourroit croire que c’est par ce même accent
que les Italiens distinguent, par exemple, è verbe de e
conjonction ; mais le premier se distingue à l’oreille par
un son plus fort & plus appuyé, ce qui rend vocal l’accent
dont il est marqué : observation que le Buonmattei a eu
tort de ne pas faire.

14(*) J’appelle les premiers tems ceux de la dispersion
des hommes, à quelque âge du genre-humain qu’on veuille
en fixer l’époque.

15(†) Les véritables langues n’ont point une origine domestique,
il n’y a qu’une convention plus générale & plus
durable qui les puisse établir. Les Sauvages de l’Amérique
ne parlent presque jamais que hors de chez eux ; chacun
garde le silence dans sa cabane, il parle par signes à
sa famille, & ces signes sont peu fréquens, parce qu’un
Sauvage est moins inquiet, moins impatient qu’un Européen,
qu’il n’a pas tant de besoins, & qu’il prend soin
d’y pourvoir lui-même.

16(*) Le métier de chasseur n’est point favorable à la population.
Cette observation qu’on a faite quand les Isles de
St. Domingue & de la Tortue étoient habitées par des boucaniers,
se confirme par l’Etat de l’Amérique Septentrionale.
On ne voit point que les peres d’aucune nation nombreuse
aient été chasseurs par état ; ils ont tous été agriculteurs
ou bergers. La chasse doit donc moins être considérée
ici comme ressource de subsistance, que comme un
accessoire de l’état pastoral.

17(*) Il est inconcevable à quel point l’homme est naturellement
paresseux. On diroit qu’il ne vit que pour dormir,
végéter, rester immobile ; à peine peut-il se résoudre
à se donner les mouvemens nécessaires pour s’empêcher de
mourir de faim. Rien ne maintient tant les Sauvages
dans l’amour de leur état que cette délicieuse indolence.
Les passions qui rendent l’homme inquiet, prévoyant,
actif, ne naissent que dans la société. Ne rien faire est
la premiere & la plus forte passion de l’homme après
celle de se conserver. Si l’on y regardoit bien, l’on verroit
que, même parmi nous, c’est pour parvenir au repos que
chacun travaille ; c’est encore la paresse qui nous rend
laborieux.

18(*) Ces noms d’Autochthones & d’Aborigènes signifient seulement
que les premiers habitans du pays étoient Sauvages,
sans sociétés, sans loix, sans traditions, & qu’ils peuplerent
avant de parler.

19(*) Le feu fait grand plaisir aux animaux ainsi qu’à
l’homme, lorsqu’ils sont accoutumés à sa vue & qu’ils ont
senti sa douce chaleur. Souvent même il ne leur seroit
gueres moins utile qu’à nous, au moins pour réchauffer
leurs petits. Cependant on n’a jamais ouï dire qu’aucune
bête, ni sauvage ni domestique, ait acquis assez d’industrie
pour faire du feu, même à notre exemple. Voilà donc ces
êtres raisonneurs qui forment, dit-on, devant l’homme une
société fugitive, dont, cependant, l’intelligence n’a pu
s’élever jusqu’à tirer d’un caillou des étincelles, & les recueillir,
ou conserver au moins quelques feux abandonnés !
Par ma foi, les Philosophes se moquent de nous tout ouvertement.
On voit bien par leurs écrits qu’en effet ils
nous prennent pour des bêtes.

20(*) Voyez l’exemple de l’un & de l’autre au chapitre
21 de la Genese, entre Abraham & Abimelec, au sujet du
puits du serment.

21(*) On prétend que, par une sorte d’action & de réaction
naturelle, les diverses especes du regne animal se
maintiendroient d’elles-mêmes dans un balancement perpétuel
qui leur tiendroit lieu d’équilibre. Quand l’espece dévorante
se sera, dit-on, trop multipliée aux dépens de
l’espece dévorée, alors, ne trouvant plus de subsistance, il
faudra que la premiere diminue & laisse à la seconde le
tems de se repeupler ; jusqu’à ce que, fournissant de nouveau
une subsistance abondante à l’autre, celle-ci diminue
encore, tandis que l’espece dévorante se repeuple de nouveau.
Mais une telle oscillation ne me paroît point vraisemblable :
car, dans ce système, il faut qu’il y ait un
tems où l’espece qui sert de proie, augmente & où celle
qui s’en nourrit diminue ; ce qui me semble contre toute
raison.

22(*) Il fallut bien que les premiers hommes épousassent
leurs sœurs. Dans la simplicité des premieres mœurs, cet
usage se perpétua sans inconvénient, tant que les familles
resterent isolées, & même après la réunion des plus anciens
peuples ; mais la loi qui l’abolit n’est pas moins sacrée
pour être d’institution humaine. Ceux qui ne la regardent
que par la liaison qu’elle forme entre les familles, n’en
voient pas le côté le plus important. Dans la familiarité
que le commerce domestique établit nécessairement entre
les deux sexes, du moment qu’une si sainte loi cesseroit
de parler au cœur & d’en imposer aux sens, il n’y auroit
plus d’honnêteté parmi les hommes, & les plus effroyables
mœurs causeroient bientôt la destruction du genre-humain.

23(*) Le Turc est une langue septentrionale.

24(*) Géogr. liv. I.

25(†) Architas atque Aristoxenes etiam subjectam grammaticen
musicæ putaverunt, & eosdem utriusque rei præceptores
fuisse… Tum Eupolis, apud quem Prodamus & musicen & litteras
docet. Et Maricas, qui est Hyperbolus, nihil se ex
musicis scire, nisi litteras confitetur.
Quintil. L. I. C. X.

26(*) Sans doute il faut faire en toute chose déduction
de l’exagération grecque, mais c’est aussi trop donner au
préjugé moderne que de pousser ces déductions jusqu’à faire
évanouir toutes les différences. “ Quand la Musique des
Grecs, dit l’Abbé Terrasson, du tems d’Amphion &
d’Orphée, en étoit au point où elle est aujourd’hui dans
les villes les plus éloignées de la Capitale ; c’est alors
qu’elle suspendoit le cours des fleuves, qu’elle attiroit
les chênes & qu’elle faisoit mouvoir les rochers. Aujourd’hui
qu’elle est arrivée à un très-haut point de perfection,
on l’aime beaucoup, on en pénetre même les
beautés, mais elle laisse tout à sa place. Il en a été ainsi
des vers d’Homere, Poëte né dans les tems qui se ressentoient
encore de l’enfance de l’esprit humain, en comparaison
de ceux qui l’ont suivi. On s’est extasié sur ses
vers, & l’on se contente aujourd’hui de goûter & d’estimer
ceux des bons Poëtes. ” On ne peut nier que l’Abbé
Terrasson n’eût quelquefois de la philosophie ; mais ce
n’est surement pas dans ce passage qu’il en a montré.

27(*) Rapportant toute l’harmonie à ce principe très-simple
de la résonnance des cordes dans leurs aliquotes, M.
Rameau fonde le mode mineur & la dissonance sur sa prétendue
expérience qu’une corde sonore en mouvement, fait
vibrer d’autres cordes plus longues à sa douzieme & à sa
dix-septieme majeure au grave. Ces cordes, selon lui,
vibrent & frémissent dans toute leur longueur, mais elles
ne résonent pas. Voilà, ce me semble, une singuliere physique ;
c’est comme si l’on disoit que le soleil luit, & qu’on
ne voit rien.

Ces cordes plus longues, ne rendant que le son de la plus
aiguë, parce qu’elles se divisent, vibrent, résonent à son
unisson, confondent leur son avec le sien, & paroissent
n’en rendre aucun. L’erreur est d’avoir cru les voir vibrer
dans toute leur longueur, & d’avoir mal observé les nœuds.
Deux cordes sonores formant quelque intervalle harmonique,
peuvent faire entendre leur son fondamental au grave,
même sans une troisieme corde, c’est l’expérience connue
& confirmée de M. Tartini ; mais une corde seule n’a point
d’autre son fondamental que le sien, elle ne fait point
résoner ni vibrer ses multiples, mais seulement son unisson
& ses aliquotes. Comme le son n’a d’autre cause que les
vibrations du corps sonore, & qu’où la cause agit librement,
l’effet suit toujours, séparer les vibrations de la résonance,
c’est dire une absurdité.

28(*) Remarques sur la gramm. génér. & raison. par M.
Duclos, pag. II.