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Bréal, Michel. Principes de philologie comparée – T02

Avant-propos

J'accepte avec plaisir l'invitation qui m'est faite
de joindre un mot d'avant-propos à la traduction
française des Principes de philologie comparative de
M. Sayce. Lors de la première apparition de cet ouvrage,
je fus charmé de trouver sous une forme élégante
et facile tant d'aperçus nouveaux, une telle
abondance de savoir, une manière de voir si indépendante
et si originale. Tout le public des linguistes
éprouva, je crois, la même impression, car une
seconde édition succéda rapidement à la première.
Ce qui donnait aux idées de M. Sayce un tour particulier,
c'est qu'en abordant l'étude des langues
aryennes, il y apportait un esprit déjà familiarisé
avec d'autres types de langues. Grâce à cette préparation,
il a échappé à certaines erreurs qui avaient
cours alors, et qui continuent encore de subsister
dans quelques ouvrages de linguistique. Il a soumis
à une critique sagace certains principes qui étaient,
non pas toujours hautement énoncés, mais implicitement
admis, et qui passaient de livre en livre.

Il a fait ressortir, par exemple, l'erreur de l'école
viide Schleicher qui raisonne sur les racines indo-européennes
comme sur des éléments primitifs, et qui
opère sur ces racines comme si elle tenait sous ses
doigts la cellule du langage humain. En tout ce
que M. Sayce dit des idoles de la philologie comparative,
laquelle avait voulu déduire de la seule famille
aryenne les lois générales de la science, il montre
autant de bon sens que de finesse. Le chapitre qu'il
a écrit sur l'importance de l'analogie est d'une haute
valeur. Il faut remarquer aussi ses observations sur
la régénération du langage et ses objections contre
la part excessive qui avait été faite, dans l'histoire des
langues, à la décadence phonétique. C'est chez lui
également qu'on trouve, si je ne me trompe, pour la
première fois, l'idée de racines indo-européennes
disyllabiques. Je ne doute pas que son ouvrage n'ait
exercé de l'influence sur la formation de cette école
des néo-grammairiens, qui sont venus, non sans
profit pour tout le monde, reprendre les questions
par un nouveau côté et transformer en quelques
années, sur certains points, l'aspect de la grammaire
comparée.

Le problème que les langues indo-européennes
offrent à l'esprit est un des plus curieux et des plus
attachants qu'aucune science puisse présenter. Ces
différentes langues — sanscrit, zend, grec, latin,
allemand, slave, celtique — sont si près les unes des
autres, les rapports sont si nombreux et si frappants,
qu'involontairement on est amené à reconstruire par
hypothèse la langue mère d'où elles sont sorties. Et,
d'un autre côté, comme cette langue est à jamais
perdue, divers procédés de reconstruction peuvent
viiiêtre essayés tour à tour. Il est à supposer que plus
d'une fois encore cet idiome changera de son, de
grammaire et de syntaxe, selon la direction d'esprit
et les études favorites de ceux qui nous en expliqueront
la structure. Il en est un peu de la langue
mère indo-européenne comme de cet ancêtre de
l'homme, de ce primate que l'histoire naturelle s'efforce
aujourd'hui de reconstituer, avec la différence
pourtant que les naturalistes s'appliquent à le représenter
le plus animal, le plus grossier qu'il se peut,
au lieu que volontiers les linguistes prêtent à la langue
mère une régularité de formes et une symétrie de
phonétique dont aucun idiome réellement observable
ne présente l'exemple. Les savants allemands surtout,
toujours enclins à mettre dans un lointain passé des
images de perfection, et sous l'influence de la même
préoccupation qui leur a fait trouver dans les Védas
une contre-partie de la Germanie de Tacite, se sont
plu à parer la langue mère de toutes les qualités de
transparence étymologique et de régularité phonétique.

La question est d'autant plus difficile que nous
ne savons même pas jusqu'à présent de quelle manière
nous devons nous représenter cette multiplication
du même type linguistique. Est-ce une race
qui, après s'être dispersée, a rempli l'Europe et une
partie de l'Asie ? Sont-ce des colonies successivement
sorties d'une seule et même métropole ? ou ne faut-il
pas plutôt penser à une propagation de proche en
proche, à travers des populations de toute origine,
lesquelles, renonçant peu à peu à leurs propres idiomes,
ont adopté une langue plus parfaite ? Suivant
ixla solution qu'on préférera, les idées sur les races,
sur l'antériorité de telle ou telle langue, sur la cause
des variétés dialectales devront se modifier. C'est
donc là un terrain mouvant, où il faut se garder d'adopter
trop vite et de considérer comme certaine la
première solution qui se présente. Rien ne montre
mieux que le livre de M. Sayce combien, sur ce domaine,
il reste encore de problèmes à résoudre.

Nous venons de nommer l'école des néo-grammairiens.
Elle ne rend pas seulement à la science
le service de remettre en discussion ce qui était ou
ce qui paraissait résolu, et d'empêcher ainsi la stagnation,
qui est le pire ennemi de toute espèce
d'étude. Elle a accompli des progrès positifs en phonétique
et elle a éclairci, particulièrement en grec,
certains côtés restés obscurs de la grammaire. L'attention
plus grande tournée vers les langues modernes a
profité à l'observation des langues anciennes. On ne
saurait méconnaître sans injustice la part qui revient
dans ce mouvement à M. Ascoli, quoique, par un
caprice difficile à comprendre, il ait semblé condamner
une école dont les recherches se rattachent directement
à quelques-unes de ses découvertes.

Le livre de M. Sayce, antérieur par sa date, fait
pressentir plus qu'il ne laisse voir ces progrès de
la science. L'auteur appartient d'ailleurs plutôt à la
philologie sémitique qu'à la philologie aryenne. C'est
ce qui explique certaine inexpérience et certains
excès de hardiesse dans le maniement de l'étymologie.
On constate aussi parfois de légers désaccords dans
les aperçus de l'auteur. Après avoir montré, par
exemple, que les racines indo-européennes sont d'un
xâge relativement récent, il ne craint pas d'expliquer
les noms de nombre à l'aide de racines sanscrites ou
grecques. Nous avons peine également à comprendre
pourquoi il se prononce contre le système agglutinatif.
De ce fait que la plupart des désinences ne se
laissent point ramener à des pronoms restés usités en
grec, en latin ou en sanscrit, il croit pouvoir conclure
que les racines pronominales sont un mythe.
Il admet alors, pour rendre compte de la grammaire
de ces langues, un inflectional instinct, sur lequel il
ne s'explique pas autrement, et qui ne ressemble à
rien de ce que l'expérience a jamais permis de constater
au linguiste. C'est retourner à la théorie de Frédéric
Schlegel, qui fait sortir, comme on l'a dit, la
désinence du thème ainsi que la résine de l'arbre. La
grammaire comparée n'est entrée dans la voie du
progrès qu'à partir du jour où elle a écarté cette
théorie. En dehors du système agglutinatif, on ne
voit que l'arbitraire et la confusion. Tout autre est
la question de savoir s'il sera possible à la science
d'isoler les éléments qui ont servi à ces agglutinations.
Il s'agit de faits antérieurs de beaucoup de siècles au
sanscrit védique le plus archaïque. Les langues indo-européennes
ne se prêtent pas à ces dislocations
extraordinaires que permet, paraît-il, l'accadien, et
dont M. Sayce nous donne plusieurs exemples bien
faits pour nous surprendre. Mais il suffit que dans
notre famille de langues, quelques désinences s'expliquent
par des pronoms, pour que la théorie de l'agglutination,
théorie fondamentale sur laquelle s'est
élevée la science du langage, garde toute sa valeur.
Quant à la noblesse, à la précellence de tel ou tel
xitype, la discussion nous paraît devoir être peu concluante :
les langues valent plus ou moins par l'usage
qui en est fait, par les développements qu'elles reçoivent,
par le sentiment et la pensée dont, avec le
temps, elles s'imprègnent et se pénètrent, mais non par
leur origine agglutinative, incorporante ou flexionnelle.

Depuis qu'il a publié les Principes de philologie
comparative
, M, Sayce s'est signalé par de savantes
recherches sur les inscriptions et sur les langues de
l'Asie antérieure. Il a succédé à M. Max Müller dans
sa chaire d'Oxford : il est, en un mot, un des hommes
distingués que comptent aujourd'hui les études de
linguistique. Il faut donc remercier M. Ernest Jovy
d'avoir fait passer en français un ouvrage remarquable
à bien des titres, et qui rencontrera chez nous,
grâce à cette traduction, de nouveaux lecteurs désireux
de s'instruire à des leçons données avec tant de
savoir et d'esprit.

Michel Bréal.xii