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Sayce, Archibald-Henry. Principes de philologie comparée – T05

Préface
de la première édition

Les huit premiers chapitres qui suivent furent donnés
en substance sous forme de leçons à Oxford, dans la première
partie de 1873. Le dernier chapitre est une addition
postérieure que l'on doit regarder comme un appendice
au premier. L'étude détaillée qui y est faite d'un seul
principe philologique est si disproportionnée au plan général
du livre qu'on ne peut la justifier que par la nécessité
d'examiner l'influence si grande et si étendue de l'analogie
et par le peu d'attention qu'on a donné jusqu'ici à
ce principe.

En exposant son action, j'ai dû passer en revue les diverses
parties de la science du langage ; et des exemples
pratiques de cette espèce peuvent être plus efficaces que
des pages d'argumentation abstraite, en montrant clairement
ce que je crois être compris dans les limites de la
glottologie et en résumant les divers résultats que j'ai
essayé d'établir dans les chapitres précédents.

Le domaine et la matière de la philologie comparée
sont fort sujets à être mal à propos restreints. Le danger
n'est pas tant du côté des disciples de Steinthal, qui considèrent
le langage à un point de vue trop exclusivement
psychologique et a priori, que du côté de ceux qui, marchant
sur les traces de Schleicher, voudraient assimiler
cette étude aux sciences physiques en vogue, et demandent
9pour la philologie une place à côté de la chimie et de la
physiologie. Le préjugé qui fait de l'étymologie toute la
philologie n'a disparu que pour être remplacé par le système
qui l'identifie à la phonétique. Mais on ne saurait
trop attaquer cette erreur, consciente ou inconsciente.
L'étymologie et la phonologie sont des parties de la philologie
comparée ; elles ne la constituent pas. C'est une
science d'une bien plus vaste portée, une science qui part
de l'esprit et non de la matière. La glottologie est une
science historique, et non une science physique. Son objet
est de retracer le développement de l'intelligence humaine
exprimée dans les monuments extérieurs et durables du
langage. Le langage est à la fois le créateur et le miroir
de la société, et c'est dans la société et par elle que l'esprit
humain a atteint son degré actuel de civilisation. Notre
science compare les vestiges linguistiques des changements
sociaux et intellectuels, elle classe les sons, les mots et
les phrases ; elle retrace l'histoire des formes et de la syntaxe ;
elle détermine les lois qui gouvernent la parole.
Elle remonte jusqu'à l'intelligence progressive qui a
produit ces lois ; et ainsi elle nous apprend d'une façon
scientifiquement certaine, mieux que tous les silex d'Abbeville,
que tous les crânes du Bruniquel, comment l'homme,
« le parleur, » s'éleva au-dessus de la brute, comment la
société progressa du communisme primitif jusqu'aux républiques
de la Grèce et aux états de l'Europe moderne, comment
le monde merveilleux de la mythologie, les instincts
d'une religion non révélée, les systèmes philosophiques
de l'Orient et de l'Occident sont sortis des imaginations
multiples de l'esprit luttant pour s'exprimer dans le langage.
Pour comprendre le présent, pour assurer l'avenir,
nous devons connaître le passé, et c'est la philologie scientifique
qui nous donne la clef du passé. Les problèmes
mêmes qui préoccupent les logiciens contemporains,
10comme ils préoccupaient autrefois Aristote et Bacon, ne
seront jamais résolus, tant qu'on ne reconnaîtra pas qu'au
lieu de bâtir une soi-disant science sur la base étroite de
l'observation empirique, comme l'a fait le grand Stagyrite,
ou de déterminer, comme Hegel, les lois de l'être en se
fondant sur l'état actuel des langues de l'Europe, nous
devons commencer à l'autre bout et apprendre de la
glottologie comment s'est formée notre pensée et en quoi
elle diffère de celle des autres races passées et présentes.

La phonologie et la permutation des lettres, la grammaire
et la mythologie comparées, l'histoire des mots et de
leur sens, l'origine de la flexion et la nature des racines, —
tels sont les sujets dont s'occupe la philologie scientifique.
La construction d'une langue universelle est l'objet pratique
auquel elle vise. Sous le titre de grammaire comparative
est comprise la syntaxe comparée, très importante
étude à laquelle on ne fait attention que depuis peu. Des
recherches complètes dirigées de ce côté peuvent éclairer
la difficile question de la possibilité du mélange des
grammaires ; M. Edkins croit déjà être en mesure de découvrir
l'influence des idiomes sémitiques sur le relatif
et l'article défini en grec.

On doit abandonner à d'autres sciences la solution de
l'origine du langage ; mais il n'y a pas de raison pour
désespérer de la découvrir et peut-être arriverons-nous à
résoudre définitivement ce problème des problèmes. La
glottologie suppose l'existence préalable du langage conscient
et articulé ; tout ce qu'elle peut faire, c'est d'indiquer
la route vers la vraie solution de l'énigme, de montrer
vers quelle conclusion tend l'ensemble de ses données.
La solution de cette énigme n'en est pas moins de la plus
haute importance pour la science ; comme la loi de la gravitation
en astronomie, la connaissance de la genèse du
langage reliera entre elles les généralisations empiriques,
11dégagées de son étude, et donnera la raison de leur caractère
particulier. Nous ne pouvons pas, à proprement parler,
dire que nous connaissons un être et que nous pouvons en
retracer le développement, tant qu'il ne nous est pas permis
de le résoudre en ses éléments originels et de découvrir
comment et de quoi il est né.

Les pages suivantes critiquent plus qu'elles ne construisent.
On y a émis des théories neuves sur la mythologie
et sur certains points tels que le genre et le nombre ;
toutefois le sujet principal des sept premiers chapitres de
ce livre est une critique de certaines hypothèses généralement
reçues qui sont le fondement d'une foule de raisonnements
philologiques très communs, mais ne supportent
pas, me semble-t-il, l'épreuve des faits. On peut ramener
ces hypothèses à trois assertions contre lesquelles le présent
ouvrage est une protestation. La croyance que les langues
aryennes sont le type de toutes les autres et que les généralisations
qu'on tire de leurs phénomènes exceptionnels
sont des lois universellement valables ; — la substitution
du mécanisme externe à la pensée interne ; — la confusion
entre les classifications commodes de la science et les
divisions réelles en familles naturelles : — telles sont
les trois erreurs qui, bien qu'inconsciemment conservées,
et rejetées, quand elles se présentent sous leur forme
brutale, par la plupart des savants, sont encore les causes
véritables de certaines théories en vogue où l'on a voulu
voir « les résultats les plus incontestables de la philologie
moderne. » Au premier rang parmi ces théories est la
doctrine de l'évolution graduelle du langage à travers les
trois périodes isolante, agglutinante et infléchie ; cette
doctrine repose sur la seconde assertion et explique les
formes de la grammaire par les accidents du dépérissement
phonétique. Quand reconnaîtra-t-on que le développement
de la plupart de nos flexions présentes, sorties de
12mots indépendants, indique, non pas une agglutination
primitive, mais un instinct ou une analogie inflexionnels
préexistants que ces mots ne pouvaient que suivre ? Certains
membres du groupe agglutinant, — les idiomes finnois,
par exemple, — se rapprochent de quelques-uns des
phénomènes de la flexion. Ce fait prouve seulement la fixité
de leur caractère ; ces langues sont restées fidèles à leur type
agglutinant, quoique l'enveloppe extérieure du langage,
l'expression phonétique de la pensée ait fait le plus possible
pour amener un changement.

Si l'on s'était davantage souvenu de la nature réelle
du langage, nous aurions moins entendu parler des lettres
et plus des sons, moins de la forme extérieure et plus de la
signification interne, moins de l'altération phonétique et
plus de l'analogie. Le philologue se serait plus adonné à
l'étude du langage vivant qu'à celle des littératures mortes.
Il aurait appris qu'au lieu de partir du mot écrit immobile,
il devait commencer par l'étude du seul tout réel
que connaisse le langage, — la phrase. Si l'on avait fait de
la phrase la base de toutes les recherches, on aurait peu
parlé de la période agglutinante des langues aryennes et
d'une époque où les hommes se parlaient les uns aux
autres au moyen des racines. Mais, en réalité, la plus grande
partie des hypothèses étranges qu'amena la découverte des
racines, dépendent surtout de la première hypothèse. Je
suis persuadé qu'on n'aurait jamais entendu parler des
racines pronominales, si l'on avait tout d'abord étudié les
langues touraniennes, et la nécessité supposée de trouver
des radicaux bilittères n'aurait pas fait tant de ravages dans
la famille sémitique. Le terme même de famille éveille des
idées erronées. Le temps est passé où l'on s'imaginait que
l'unité philologique et l'unité ethnologique étaient identiques ;
mais nous nous représentons encore une famille de
langues comme une famille dans la vie sociale, excepté
13qu'elle n'est pas sortie de deux ancêtres, mais d'un seul.
De telles images ne sont que les symboles commodes d'une
science qui s'élabore. Si on les presse trop à la lettre, elles
conduisent à des conclusions contraires à la vérité. La
simplicité et l'unité sont les produits les plus récents du
temps. Au lieu de l'aire entrer par force tous les dialectes
connus dans quelques dusses ou familles convenablement
étiquetées, nous devrions plutôt nous étonner qu'il ne soit
pas parvenu jusqu'à nous plus d'épaves et de débris des
essais infiniment nombreux du langage primitif.

Les arguments par lesquels j'ai essayé de combattre
ces vues et des idées semblables, sont fondés sur trois ou
quatre postulats. Le langage appartient à la société, et non
à l'individu ; il est l'interprète de la société ancienne, il est
interprété par la société actuelle ; il commence avec la
phrase, et non avec le mot ; il est si bien l'expression de la
pensée que toutes les explications de ses phénomènes qui
ne tiennent compte que de la forme extérieure sont ou fausses
ou incomplètes ; son étude, si on l'entreprend à la lumière
de la méthode comparative, doit embrasser les opérations
et les produits multiples de la pensée contenus
dans le langage vivant. Tels sont les principes qui sont
l'âme des pages suivantes et en donneront l'intelligence.
D'un bout à l'autre j'ai supposé que mon lecteur connaissait
à fond les Leçons sur la science du langage, du professeur
Max Müller ; c'est à ce livre, d'une universelle popularité,
que la philologie comparée doit la place qu'elle
occupe et le charme qu'elle exerce. J'y ai pris de nombreux
exemples ; ceux qui me liront verront combien je
lui dois ; il est d'ailleurs trop répandu pour que j'aie cru
devoir encombrer mon livre de fréquents renvois à cet
ouvrage.

A.-H. Sayce.
Queen's Collège, Oxford, mai 1874.14