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Whitney, William. Vie du langage – T01

La
vie du langage

Chapitre premier
Considérations pléliminaires : les problèmes de la
science et du langage.

Définition du langage. — Le langage est le privilège de l'homme. —
Variétés de langages. — L'étude du langage est l'objet de ce livre.

D'une manière générale et sommaire, on peut définir le
langage, l'expression de la pensée humaine.

D'une manière plus large encore, on peut dire que tout ce
qui prête un corps à cette pensée, tout ce qui la rend saisissable,
est un langage ; et nous avons raison quand nous disons,
par exemple, que les générations du moyen-âge parlent
aux générations modernes dans les grandes œuvres
d'architecture qui expriment leur génie, leur piété et leur
valeur. Mais, dans une étude scientifique, il faut restreindre
davantage le sens du mot langage, puisqu'il pourrait, sans
cela, s'étendre indifféremment à toutes actions de l'homme,
à tous les produits de ses mains, lesquels sont toujours l'expression
de sa pensée. Le langage proprement dit est un
assemblage de signes par lesquels l'homme exprime sciemment
et intentionnellement sa pensée à l'homme : c'est une
expression destinée à la transmission de la pensée.

Les signes que l'on peut employer et qui sont plus ou
moins en usage, sont divers : gestes et pantomime, caractères
1peints ou écrits, sons articulés ; les deux premiers s'adressent
aux yeux, les derniers à l'oreille. Les premiers sont employés
principalement par les muets ; cependant, comme ces
infortunés sont ordinairement enseignés par des personnes
qui jouissent de l'usage de la parole, les signes visibles dont
ils se servent ne sont pas toujours représentatifs de la forme,
mais restent souvent des signes conventionnels, comme le
sont les signes articulés. Les seconds, quoique libres et indépendants
à l'origine, sont, historiquement, liés et subordonnés
à la langue parlée et trouvent dans cette subordination
même leur perfection et leur utilité 11. Les troisièmes
sont, en l'état actuel des choses, de beaucoup les plus importants.
Quand on parle du langage, on entend uniquement
l'ensemble des signes articulés ; c'est ce que nous entendrons
ici nous-même. Le langage, au cours de cette discussion,
sera pour nous le corps entier des signes perceptibles pour
l'oreille, par lesquels on exprime ordinairement la pensée
dans la société humaine et auxquels se rattachent d'une
façon secondaire les gestes et l'écriture.

Nous ne voyons pas une seule société qui ne soit en possession
de cette sorte de langage. Depuis les races supérieures
jusqu'aux plus barbares, tout homme parle, tout
homme peut communiquer sa pensée, si faible et si bornée
qu'elle soit. Il paraît donc évident que le langage est naturel
à l'homme. Sa constitution, les conditions de son existence,
son développement historique — une seule de ces choses
ou toutes ces choses ensemble — en font son apanage
certain.

De plus, le langage est le privilège exclusif de l'homme.
Il est vrai que les animaux inférieurs ont aussi des moyens
d'expression suffisants pour les besoins restreints de leurs
rapports entre eux. L'aboiement du chien, son hurlement,
ont des significations différentes et même graduées ; la poule
exprime par son chant la jouissance paisible de la vie, par
son gloussement, l'agitation, l'alarme ; elle a un cri particulier
pour avertir ses poussins du danger, et ainsi de suite ; mais,
2le langage des animaux n'est pas seulement inférieur à celui
de l'homme, il en est si essentiellement différent qu'on ne
peut guère donner à l'un et à l'autre le même nom. Le langage
proprement dit est un des caractères fondamentaux
de la nature humaine, une de ses facultés principales.

Cependant, bien que le langage de l'homme soit un, comparé
au langage de la brute, il contient des variétés qu'on
pourrait appeler des discordances. C'est un assemblage de
langues distinctes, de corps séparés de signes audibles qui,
pour ne parler que de ceux qui diffèrent tellement entre eux
que les personnes qui s'en servent ne peuvent aucunement
s'entendre, sont très-nombreux. Ces langues diffèrent cependant
plus ou moins. Il en est qui ont assez de rapports entre
elles pour qu'avec un peu de soin et de peine, ceux qui les
parlent parviennent à se comprendre ; d'autres, qui ont tant
de ressemblances qu'on saisit leurs rapports à la première
vue ; d'autres encore, dont on ne peut découvrir les relations
que par l'étude et la recherche. Il en est enfin un grand nombre
qui sont complètement diverses, tant par les mots que par
la grammaire, sans toutefois que leur diversité marque des
différences de capacité intellectuelle chez les hommes auxquels
ces langues appartiennent : des individus fort inégalement
doués se servent — seulement avec plus ou moins
de perfection — du même dialecte ; et, pourtant, l'inégalité
des facultés met obstacle à la communion des âmes. La diversité
des langues ne s'accorde pas davantage avec les séparations
géographiques, ni même avec l'apparente division
des races. Il n'est pas rare de rencontrer plus de différences
entre des peuples qui parlent une même langue ou
des langues analogues, qu'entre ceux qui se servent de langues
complètement distinctes.

Ces problèmes et d'autres semblables occupent l'attention
de ceux qui se livrent à l'étude du langage ou de la linguistique.
Cette science a pour objet de comprendre le langage
d'abord dans son ensemble, comme moyen d'expression de
la pensée humaine, ensuite, dans ses variétés, tant sous le
rapport des éléments constituants que sous celui de la syntaxe.
Elle se propose de découvrir la cause de ces variétés,
ainsi que les relations du langage avec la pensée et l'origine
3de ces relations. Elle recherche les raisons d'être du langage
dans le passé et dans le présent, et, autant que possible, ses
premiers commencements. Elle tâche de déterminer sa valeur
comme auxiliaire de la pensée, et son influence sur le
développement de notre race. Enfin, elle poursuit indirectement
une autre étude ; c'est celle des progrès de l'humanité,
et celle de l'histoire des races dans leurs rapports et dans
leurs migrations, en tant qu'on peut les découvrir par les
faits de langage.

Il n'est pas un homme réfléchi qui ait pu dans aucun
temps méconnaître l'immense intérêt qui s'attache à de
semblables problèmes, et pas un philosophe qui n'en ait plus
ou moins cherché la solution. Cependant les progrès faits
dans ce sens par l'esprit humain ont été pendant longtemps
si faibles qu'on peut dire que la linguistique est une science
moderne comme la géologie et la chimie, et, comme elles,
appartient au dix-neuvième siècle. L'histoire de la science
linguistique n'entre pas dans notre sujet. Nous ne pourrions,
dans le cadre étroit de ce volume, lui donner une
place suffisante et les quelques mots que nous devrons en
dire se trouveront dans le dernier chapitre. A peine née,
la science du langage est déjà un des grands points de départ
de la critique moderne. Elle est aussi large dans sa
base, aussi définie dans son objet, aussi sévère dans sa méthode,
aussi féconde dans ses résultats que n'importe quelle
autre science. Elle est solidement fondée sur l'étude analytique
de plusieurs des langues les plus importantes et les
plus répandues, ainsi que sur la classification exacte de
presque toutes les autres. Elle a fourni à l'histoire de l'humanité
et des différentes races des vérités précises et des
aperçus profonds qu'on n'eût jamais obtenus sans son secours.
Elle prépare la refonte des vieilles méthodes appliquées
à l'enseignement de langues dès longtemps familières, telles
que le grec et le latin. Elle travaille à nous en enseigner
d'autres dont, il y a quelques années, nous savions à peine
le nom. Enfin, elle a aplani les obstacles entre des branches
de connaissances qui étaient séparées pouvant être réunies,
et elle a pénétré, pour ainsi dire, à l'intérieur de l'édifice de
la pensée moderne, de façon à devenir indispensable au
4penseur et à l'écrivain. Il n'est personne, en effet, qui n'ait
besoin de posséder, sinon cette science entière, du moins
une idée claire de ses premiers rudiments.

L'objet de ce livre est donc de tracer et d'appuyer par des
exemples les principes de la science linguistique, et d'établir
les résultats obtenus d'une façon aussi complète que le permettra
l'espace dont nous disposons. Le sujet n'est pas encore
assez élucidé pour qu'il ne contienne pas plusieurs points
controversés ; mais nous nous abstiendrons, quant à nous,
d'entrer dans la controverse directe et nous tâcherons de résumer
les opinions de façon à en faire un tout cohérent et
acceptable dans les conclusions. Nous ne perdrons surtout
jamais de vue que dans la série de traités à laquelle appartient
cet ouvrage, la clarté et la simplicité sont des qualités
nécessaires. En cherchant les points de départ dans des vérités
familières, et les exemples dans des faits bien connus,
nous espérons atteindre le but. Les faits primitifs du langage
sont à la portée de tous et surtout de tous ceux qui ont
étudié une autre langue que la leur propre. Diriger l'intelligente
attention du lecteur vers les points essentiels, lui
montrer le général dans le particulier, le fondamental dans
le superficiel en matière de connaissances communes, est,
croyons-nous, une méthode d'enseignement qui ne saurait
porter que de bons fruits.5

Chapitre deuxième
Comment chaque homme acquiert sa langue : vie
du langage.

Le Langage ne se transmet point avec le sang et ne se crée point,
non plus, par l'individu ; il s'apprend. — Comment l'enfant apprend
à parler. — Signification de ce fait, en dehors de l'étude des langues.—
Origine de mots particuliers. — Caractère d'un mot comme
signe d'une conception. — L'esprit se développe en même temps
que le langage ; formation du langage intérieur, par les perceptions
des sens ; nécessité et avantage de ce procédé de la nature. — Acquisition
d'une seconde langue ou de plusieurs autres ; l'acquisition
même de sa propre langue est une opération sans fin. — Imperfection
du mot, en tant que signe. — Le langage n'est que l'appareil
de la pensée.

On ne saurait faire, au sujet du langage, une question plus
élémentaire et en même temps plus fondamentale que
celle-ci : Comment apprenons-nous à parler ? comment
chacun de nous vient-il à posséder sa langue ? Toute la
philosophie linguistique sera dans la réponse, si la réponse
est vraie.

On répondra généralement que nous apprenons notre langue ;
qu'elle nous est enseignée par ceux au milieu de qui
s'élève notre enfance, et cette réponse, faite au nom de l'évidence
et du sens commun, est aussi celle que la science nous
donne au nom de l'analyse et de l'étude. Examinons ce qu'elle
implique.

D'abord, elle exclut deux autres réponses possibles : la
première, que les langues sont inhérentes aux races et que
l'enfant en hérite de ses ancêtres comme il hérite de leur
6couleur, de leur constitution physique, etc. ; la seconde,
qu'elles se produisent spontanément chez l'individu au fur
et à mesure qu'il se développe corporellement et intellectuellement.

Les faits les plus communs, les plus nombreux, les plus irréfragables
s'élèvent contre ces deux réponses. La théorie que
la langue est caractéristique de la race est suffisamment réfutée
par l'existence d'une nation comme la nation américaine,
chez laquelle les descendants des Africains et des Asiatiques,
des Irlandais, des Allemands et des peuples du midi de l'Europe
parlent la même langue que les descendants des Anglais,
sans autres différences que celles qui résultent de la
localité et de l'éducation, sans apparence aucune de langue
maternelle
ou de langue native. Le monde est rempli
d'exemples semblables, petits ou grands. Tout enfant né en
pays étranger parle la langue du pays, à moins que ses parents
seuls l'entourent, ou, s'ils ne l'entourent exclusivement,
parlent deux langues avec une égale facilité. Les
enfants des missionnaires le montrent de la façon la plus
frappante. En quelque endroit du monde qu'ils soient élevés,
et si complètement différente que soit la langue du pays de
celle de leurs parents, ils la parlent aussi naturellement que
les enfants des indigènes. Il suffit de placer une nourrice
française auprès d'un enfant né de parents anglais, allemands,
ou russes, élevé en Angleterre, en Allemagne ou en Russie,
et d'éloigner de lui toute autre personne, pour qu'il parle le
français de la même manière qu'un enfant français. Or,
qu'est-ce que la langue française et le peuple qui la parle ?
La masse du peuple en France est celtique et les traits caractéristiques
des Celtes sont chez lui parfaitement reconnaissables ;
cependant, l'élément celtique est en proportion
à peine appréciable dans la langue française ; elle est presque
entièrement romane, et reproduit sous une forme moderne
le vieux latin. Il y a peu de langues sans mélanges
dans le monde, comme il y a peu de races sans mélanges
aussi ; mais la fusion du sang n'a nul rapport avec la fusion
des dialectes et n'en détermine ni la cause ni la proportion.
L'anglais en fournit une preuve évidente. L'élément franco-latin
de ce vocabulaire est dû, en ce qui concerne du moins
7les mots usuels et familiers, à la conquête normande. Les
Normands étaient des Germains et les avaient empruntés aux
Français, lesquels étaient des Celtes qui les avaient empruntés
aux Italiens, et ceux-ci aux Latins, petit peuple qui
n'occupait d'abord qu'un coin de l'Italie. Il serait inutile
d'insister ; nos recherches ultérieures sur les procédés par
lesquels l'esprit acquiert le langage, rendront ces exemples
plus que suffisants.

Quant à la seconde théorie, celle qui veut que chaque
individu procrée sa propre langue et qui impliquerait que
chacun reçoit par hérédité une constitution physique propre
à produire inconsciemment une langue semblable à celle de
ses ancêtres, elle suppose la première théorie et se heurte
aux mêmes faits. Si l'on entend, par là, que la ressemblance
générale de constitution intellectuelle entre les membres
d'une même société, les conduit à formuler des systèmes
de signes, semblables entre eux, cette idée ne s'appuie pas
davantage sur les faits d'observation ; car la distribution
des langues et des dialectes n'a nul rapport avec les capacités
naturelles, les inclinations et la forme physique de ceux
qui les parlent. Les dons les plus divers et les plus inégaux
se rencontrent chez ceux qui parlent, avec plus ou moins de
perfection, une même langue, tandis que des esprits parfaitement
égaux en force et en étendue ne peuvent communiquer
ensemble s'ils appartiennent à des sociétés différentes.

Nous allons examiner de suite les procédés que suit l'esprit
d'un enfant pour s'assimiler une langue. Les faits ici sont
d'observation commune, et tout le monde est en cette matière
critique compétent. Nous ne pouvons pas, il est vrai, suivre
dans toutes ses opérations l'évolution des facultés du jeune
sujet ; mais nous en voyons assez pour nous conduire à notre
but.

La première chose que l'enfant doit apprendre avant de
parler, c'est à observer et à distinguer les objets ; à reconnaître
les personnes et les choses qui l'entourent dans leur
individualité concrète, et à remarquer les actes et les traits
caractéristiques de ces personnes et de ces choses. Nous exprimons
là en quelques mots des opérations psychologiques
très-compliquées qu'il n'appartient pas au linguiste de
8décrire dans tous leurs détails. Nous pouvons, cependant,
dire en passant, qu'il n'y a rien là-dedans que l'animal ne
puisse faire. Pendant ce temps, l'enfant exerce ses organes
vocaux et s'en rend sciemment maître, tant par un instinct
naturel qui le pousse à l'exercice de toutes ses facultés que
par l'imitation des sons qu'il entend se produire autour de
lui. L'enfant élevé dans la solitude serait comparativement
silencieux. Ce progrès physique est analogue à celui du mouvement
des mains. Pendant six mois l'enfant les agite autour
de lui sans savoir comment ni pourquoi ; ensuite, il commence
à remarquer leur existence, à les mouvoir sciemment et, enfin,
à leur faire exécuter toutes sortes de mouvements volontaires.
Il est plus lent à se rendre maître des organes de la
parole ; mais le temps arrive où l'enfant imite les sons aussi
bien que les mouvements produits par les personnes qui
l'entourent et où il peut les reproduire à peu près exactement.
Auparavant il avait appris à associer des noms aux
objets qu'il voyait et cela parce que ses maîtres les lui montraient
et les lui nommaient ensemble. C'est ici que l'on voit,
au moins à un certain degré, la supériorité des facultés
humaines. L'association des mots et des formes n'est sans
doute pas chose très-facile, même pour l'enfant. Il ne saisit
pas vite le rapport des sons et des choses, pas plus qu'il
ne saisit vite, un peu plus tard, le rapport des signes écrits
avec les sons. Mais on le lui redit tant et tant de fois qu'il
finit par l'apprendre, de même qu'il apprend le rapport
entre une verge et un châtiment, entre un morceau de sucre
et le plaisir du palais. L'enfant commence à connaître les
choses par leurs noms longtemps avant qu'il ne commence
à prononcer ces noms. Quand il le fait, c'est d'une manière
vague, imparfaite, et le son qu'il forme n'est intelligible que
pour ceux qui ont coutume de l'entendre. Cependant, à partir
de ce premier effort, il a réellement commencé à apprendre
à parler.

Quoique tous les enfants ne commencent pas précisément
par les mêmes mots, cependant leur premier vocabulaire est
peu varié : papa, maman, eau, lait, bon. Et ici il faut remarquer
combien les idées attachées à ces mots sont empiriques,
imparfaites, et combien le procédé de l'esprit de l'enfant est
9borné à la surface des choses. Ce que signifie les noms de
papa et de maman, l'enfant l'ignore complètement. Pour lui
ces mots se lient à des êtres aimants et bienfaisants que distinguent
plus particulièrement des différences dans le vêtement,
et bien souvent il donnera le même nom à d'autres
individus s'ils sont vêtus de même. La distinction du père et
de la mère, en tant qu'individus de sexes différents, ne se
présente que bien plus tard à son esprit, et cela, même en
faisant abstraction du mystère physiologique, qu'aucun
homme encore n'a jamais pénétré. Il ne connaît pas davantage
la nature réelle de l'eau et du lait. Il sait seulement que
parmi les liquides (mot qui n'arrive à son esprit que bien
longtemps après et quand il a appris à distinguer les solides
des liquides) mis sous ses yeux, il y en a deux qu'il reconnaît
au goût et à l'aspect et auxquels les personnes qui l'entourent
appliquent ces noms. Il suit leur exemple. Les noms
sont provisionnels et servent de nucleus à des collections
de connaissances ultérieures. Il apprendra tout à l'heure
d'où proviennent ces liquides, et plus tard, peut-être, quelle
est leur constitution chimique. Quant au mot bon, la première
association du mot avec une idée quelconque est
avec celle d'une sensation agréable du palais. D'autres sensations
agréables viennent ensuite se ranger, sous le même
mot. Il l'applique à une conduite agréable aux parents,
laquelle est telle en vertu de principes entièrement inintelligibles
pour lui, et cette extension d'une chose physique à une
chose morale, est certainement très-difficile pour l'enfant.
A mesure qu'il grandit, il ne fera, peut-être, qu'apprendre
sans cesse et sous toutes les formes la distinction du bon et
du mauvais ; mais quand il sera grand, il restera confondu
en découvrant que les plus sages esprits n'ont jamais pu
s'entendre sur le sens du mot bon, et qu'on ne sait encore
s'il se rapporte à l'idée d'utile ou à celle d'un principe indépendant
et absolu.

Ce ne sont là que des exemples typiques destinés à montrer
la marche de l'esprit humain dans l'acquisition du langage.
L'enfant commence par apprendre et continue à
apprendre. Son esprit a toujours devant lui un champ à parcourir
qui dépasse ses forces. Les mots lui enseignent à former
10de vagues conceptions, à faire des distinctions grossières
que plus tard l'expérience rendra plus exactes et plus
précises, qu'elle approfondira, expliquera, corrigera. Il n'a
pas le temps d'être original ; bien avant que ses vagues et
premières impressions ne puissent se cristalliser spontanément
sous une forme indépendante, elles sont groupées
par la force de l'exemple et de l'enseignement autour de
certains points définis. Cela continue jusqu'à la fin de l'éducation
et souvent de la vie. Le jeune esprit apprend toujours
les choses au moyen des mots, et il en est de toutes
les idées qu'il acquiert comme de celle qu'il se forme d'un
lion, ou de la ville de Pékin, d'après des estampes ou des
cartes de géographie. Les distinctions faites par le système
d'inflexions d'une langue aussi simple que la langue anglaise
et par les mots de relations sont d'abord hors de la portée
de l'enfant. Il ne peut saisir et manier que les éléments les
plus grossiers du discours. Il ne comprend pas assez le
rapport du pluriel au singulier pour employer les deux
nombres, et le singulier sert à tout ; il en est de même du
verbe qu'il emploie toujours à l'infinitif, au mépris des personnes,
des temps et des modes. L'enfant est lent à saisir le
secret de ces mots changeants qui s'appliquent aux personnes
selon qu'elles parlent, qu'on leur parle, ou qu'on
parle d'elles ; il ne voit pas pourquoi chacun n'aurait pas un
nom propre qu'on lui donnerait dans toutes les situations :
il en use ainsi pour lui et pour les autres, et s'il essaie de
faire autrement il s'embrouille complètement. Le temps et
l'habitude lui viennent en aide 12. Ainsi, à tous égards, le
langage est l'expression de la pensée exercée et mûrie, et le
jeune esprit l'acquiert aussi vite que le permettent ses capacités
naturelles et les circonstances favorables dans lesquelles
il se trouve. D'autres ont observé, classifié, abstrait, et il ne
fait que recueillir le fruit de leurs travaux. C'est exactement
comme quand il apprend les mathématiques ; il va de l'avant
et il s'approprie jour par jour ce que les autres ont trouvé
11pour lui, au moyen des mots, des signes et des symboles ; il
devient ainsi, en peu d'années, maître de tout ce qu'il a fallu
des générations et des générations pour produire, de ce que
son intelligence laissée à elle-même n'eût jamais découvert
en totalité ni peut-être même en partie, bien qu'il puisse être
capable d'accroître cette somme de connaissances et de la
léguer augmentée à ses descendants ; de même qu'après
avoir appris à parler, l'homme peut, ainsi que nous le montrerons
plus tard, enrichir, d'une manière ou d'une autre, la
langue qui lui a été transmise.

Ces faits en contiennent une infinité d'autres que la science
linguistique n'a pas pour objet d'expliquer. Considérons,
par exemple, le mot green (vert). Son existence dans notre
vocabulaire implique d'abord la cause physique de la couleur,
laquelle renferme toute la théorie de l'optique : c'est
l'affaire du physicien ; à lui de parler de l'éther et de ses
vibrations, de la fréquence et de la longueur des ondulations
qui produisent la sensation de vert. Vient ensuite la structure
de l'œil ; son admirable et mystérieuse sensitivité à cette
sorte de vibrations ; l'appareil nerveux qui sert à la transmission
au cerveau des impressions reçues ; l'organisme
cérébral auquel ces impressions sont transmises : c'est l'affaire
du physiologiste. Son domaine confine à celui du psychologue
et souvent l'envahit. Celui-ci doit nous dire ce
qu'il peut de l'intuition et de la conception intellectuelle,
résultat de la sensation, considérées comme mode d'activité
mentale ; de la faculté de comprendre, de distinguer, d'abstraire ;
et de la conscience ou connaissance générale. Il y
a encore dans le mot green qui arrive à nos oreilles, la merveilleuse
puissance de l'ouïe, laquelle est analogue à celle
de la vue : autre appareil nerveux qui note et transporte
d'autres ondes vibratoires dans un autre milieu vibrant. Ce
sujet appartient, comme celui de la vue, au physicien et au
physiologiste. A eux aussi de parler des organes vocaux qui
produisent des vibrations audibles sous l'empire de la
volonté : actions voulues, mais non pas exécutées sciemment,
et qui impliquent ce contrôle de l'esprit sur l'appareil
musculaire qui n'est pas le moindre des mystères de la nature.
Nous pourrions continuer indéfiniment à suivre la
12chaîne des causes et des phénomènes impliqués dans le
plus simple fait linguistique ; et au fond du tableau resterait
encore le suprême mystère de l'Etre qu'aucun philosophe
n'a pu faire autre chose que reconnaître et confesser. Chacun
des sujets que nous venons d'indiquer a son importance et
son intérêt pour celui qui fait du langage l'objet de son
étude ; mais ce n'est pas là sa principale affaire. Le fait qui
occupe le linguiste est celui-ci : il existe un signe articulé,
green, par lequel une société désigne une série d'ombres
parmi les ombres et teintes diverses que produisent la
nature et l'art ; toute personne qui fait partie de cette société
par la naissance ou par l'immigration, ou seulement par
l'étude littéraire, apprend à associer ce signe à la sensation
de ces ombres et à l'employer pour les désigner, et apprend
de même à classifier sous d'autres signes les différentes
teintes et couleurs. Voilà pour le linguiste le fait principal
autour duquel les autres viennent se grouper comme auxiliaires.
C'est celui qui lui sert de point de départ pour juger
des autres faits et pour en apprécier la valeur. Le langage
dans chacun de ses éléments et dans son tout est d'abord le
signe de l'idée, le signe qu'accompagne l'idée ; faire d'un autre
point de vue du sujet le point de vue central, c'est y introduire
la confusion, c'est renverser les proportions naturelles
de chaque partie. Et, comme la science de la linguistique
s'attache à la recherche des causes et s'efforce d'expliquer
les faits de langage, la première question qui se présente
est celle-ci : comment est-il arrivé que ce signe ait été mis
en usage ? Quelle est l'histoire de sa production et de son
application ? Quelle est son origine première et la raison de
cette origine, si tant est que nous puissions les découvrir ?

Car il y a beaucoup de mots en usage dont on peut dire
quand et comment ils ont commencé à être les signes des
idées qu'ils représentent. Par exemple, une autre couleur,
un rouge particulier, a été produit (ainsi que beaucoup d'autres)
il y a quelques années, par une certaine manipulation
du goudron de houille, qui, après réflexion et d'une façon
conventionnelle, fut nommé par son inventeur rouge Magenta,
du nom d'une ville rendue célèbre à ce moment par
une grande bataille. Le mot Magenta fait aussi réellement
13et légitimement partie maintenant de la langue anglaise
que le mot green, quoique celui-ci soit de beaucoup plus
ancien et plus important ; et ceux qui apprennent et emploient
le premier le font exactement de la même manière que
ceux qui apprennent et emploient le second, sans mieux en
connaître l'origine. Le mot gaz est d'une introduction plus
ancienne et d'un usage plus général chez nous, et il a autour
de lui une respectable famille de dérivés et de composés —
comme gazeux, gazifier, gazéiforme, etc., — et même il
s'emploie au figuré ; cependant il a été créé arbitrairement
par un chimiste hollandais, Van Helmont, vers l'an 1600. La
science, à cette époque, avait fait assez de progrès pour que
l'on commençât à pouvoir concevoir la matière sous une
forme aériforme ou gazéiforme, et ce mot se trouva introduit
dans des circonstances qui le firent accepter de tout
le monde, de sorte que gaz appartient aujourd'hui à toutes
les langues de l'Europe. Les enfants le connaissent d'abord
comme le nom d'un certain gaz particulier dont on se sert
pour l'éclairage. Plus tard, s'ils sont convenablement instruits,
ils en viennent à se former une idée scientifique de
la chose dont ce mot est le signe. Raconter l'histoire de ces
deux vocables, c'est raconter comment ont été produites
les couleurs anilines et comment la pensée scientifique a
fait un jour un important progrès. Nous ne pouvons pas
remonter si sûrement à la source du mot green parce qu'il
est infiniment plus vieux et se perd dans les temps préhistoriques ;
mais nous croyons lui trouver une parenté avec
le mot grow, d'où on aurait nommé green, une chose
growing (croissante). Les végétaux auraient donc donné lieu
au mot green, et cette circonstance est d'un grand intérêt
pour l'histoire de ce vocable.

Ce n'est pas ici le lieu de suivre cet ordre de recherches
et de considérer ce qu'on entend par trouver les étymologies
ou raconter l'histoire des mots depuis leur origine. Ce
sujet nous occupera en temps et lieu. Nous remarquons
seulement en passant, que la raison qui fait qu'un mot se
produit à l'origine et la raison qui fait qu'on l'emploie plus
tard, sont différentes l'une de l'autre. Pour l'enfant qui apprend
à parler, tous les signes sont, en eux-mêmes, également
14propres à exprimer toutes choses et il se les approprierait
indifféremment. Ainsi, les enfants nés dans des sociétés
différentes, apprennent à exprimer la même chose par
des mots divers ; au lieu de green, l'Allemand dit grün, le
Hollandais groen, le Suédois grön, — tous mots semblables
à green mais qui, pourtant, ne lui sont point identiques ;
l'enfant français apprend le mot vert, l'Espagnol verde, l'Italien
viride, — mots qui se ressemblent et cependant diffèrent ;
le Russe dit zelenüi, le Hongrois zold, le Turc ishil,
l'Arabe, akhsar, et ainsi de suite. Ces mots et tous les
autres s'acquièrent par lui de la même manière. L'enfant
les entend prononcer dans des circonstances qui lui font
saisir les idées qu'ils représentent ; à l'aide du mot, il
apprend en partie à abstraire la qualité de couleur de
l'objet coloré et à la concevoir séparément ; il apprend à
combiner dans une conception générale les différentes
nuances de vert ; à les distinguer des autres couleurs,
comme le bleu, le jaune, dans lesquelles le vert se fond par
gradations insensibles. Le jeune sujet saisit jusqu'à un certain
point l'idée, et ensuite y associe le mot qui n'a avec elle
qu'un lien extérieur et qui aurait pu être tout autre. Il n'y a
point pour l'enfant de lien interne et nécessaire entre le
mot et l'idée, et il ne connaît point les raisons historiques
qui peuvent avoir créé ce lien. Quelquefois il demandera à
propos d'un mot : pourquoi ? comme il le demande à propos
de toute autre chose ; mais pour le jeune étymologiste (et
souvent pour le vieux) il n'importe pas quelle réponse il
reçoit, et même qu'il reçoive une réponse ; l'unique et suffisante
raison d'employer le mot, c'est que d'autres personnes
l'emploient. Donc, on peut dire, dans un sens exact et précis,
que tout mot transmis est un signe arbitraire et conventionnel :
arbitraire, parce que tout autre mot, entre les milliers
dont les hommes se servent et les millions dont ils
pourraient se servir, eût pu être appliqué à l'idée ; conventionnel,
parce que la raison d'employer celui-ci plutôt qu'un
autre, est que la société à laquelle l'enfant appartient l'emploie
déjà. Le mot existe θέσει, « par attribution » et non point φύσει,
« par nature », si l'on entend par nature qu'il y a, dans la
nature des choses ou dans la nature de l'individu, une
15cause de l'existence de ce mot, déterminante et nécessaire.

L'apprentissage de la parole fait évidemment l'éducation
de l'esprit et lui fournit des instruments tout prêts. L'action
mentale de l'individu se coule, pour ainsi dire, dans un certain
moule préparé par la société à laquelle il appartient ;
il s'approprie les classifications, les abstractions, les vues
courantes. Pour choisir un exemple : la qualité de couleur
est si frappante et si saisissable pour nous que les mots qui
expriment les différentes couleurs ne suscitent pas l'idée, et
ne font que la rendre plus prompte et plus distincte. Mais
pour la classification des nuances, le vocabulaire acquis
sert beaucoup ; ces nuances se rangent sous des noms
principaux, blanc, noir, rouge, bleu, vert, et chaque
nuance est soumise par l'esprit à la comparaison avec une
couleur et rangée dans sa classe. Les langues différentes
donnent lieu à des classifications différentes : il en est qui
diffèrent tellement des nôtres, qui sont si incomplètes et si
peu précises, que l'homme qui les parle y trouve très-peu
de secours pour aider ses yeux et son esprit à distinguer les
couleurs. Ceci est encore plus remarquable en ce qui concerne
les nombres. Il y a des dialectes si rudimentaires
qu'ils sont aussi impuissants que les petits enfants devant les
problèmes de la numération. Ils ont des mots pour exprimer
les nombres un, deux, trois ; mais après cela ils comprennent
tous les autres sous le mot collectif : plusieurs. Il est
probable qu'aucun de nous ne serait allé plus loin s'il n'eût
été secondé dans ses efforts ; mais par le secours des mots,
et des mots seuls (car telle est la nature abstraite des rapports
des nombres que plus que toute autre chose ces rapports
ne peuvent être rendus saisissables que par les mots),
des relations numériques de plus en plus compliquées sont
tombées sous notre pouvoir, jusqu'à ce qu'enfin nous ayons
acquis un système qui peut s'appliquer à tout, excepté à
l'infini, le système décimal, c'est-à-dire celui qui procède
par l'addition constante de dix unités de nature quelconque,
pour multiplier par dix la valeur du nombre voisin. Et quelle
est la base de ce système ? tout le monde la connaît : ce simple
fait que nous avons dix doigts (digits) et que les doigts sont
le substitut le plus commode pour les signes et les chiffres,
16le secours le plus prompt que puisse trouver l'esprit qui
poursuit une numération. Un fait aussi externe et matériel,
en apparence aussi vulgaire que celui-ci, a donné la formule
générale de toute la science mathématique et, sans qu'il y
songe, sert de moule à toutes les conceptions numériques de
chaque enfant qui s'élève à l'école de la société. L'idée suggérée
à l'origine par un fait d'expérience générale et commune,
a été, à l'aide du langage, convertie en une loi qui
façonne et domine désormais la pensée humaine.

La même chose se produit à différents degrés et de diverses
manières dans toutes les parties constituantes du langage.
Nos prédécesseurs sur la terre ont employé leurs forces intellectuelles
dans toute la suite des générations à observer, à
déduire, à classer ; nous héritons, dans le langage et au moyen
du langage, des résultats de leurs travaux. Ainsi, ils ont fait
la distinction entre vivant et mort ; entre animal, végétal et
minéral ; entre poisson et reptile, oiseau et insecte ; arbre,
buisson, herbe ; rocher, caillou, sable, poussière ; et celle
entre corps, vie, intelligence, esprit, âme et autres idées aussi
difficiles. Ils ont distingué les objets de leurs qualités physiques
et morales, et reconnu leurs rapports dans toutes les
catégories : position, succession, forme, dimension, modes,
degrés ; tous, dans leur infinie multitude, sont divisés,
groupés, comme les nuances des couleurs, et tous ont leur
signe articulé qui les rend plus faciles à saisir et à reconnaître
pour l'esprit de celui qui veut les grouper et les diviser
à son tour. Il en est de même de l'appareil du raisonnement ;
la faculté de définir un sujet, de le discuter, de juger
des rapports par la comparaison, ne nous vient que par le
moyen du langage. C'est lui qui nous sert aussi à corriger
les anciennes notions et à en acquérir d'autres. Il en est de
même, enfin, de l'appareil auxiliaire des flexions et des
mots composés, qui varie avec les différentes langues dont
chacune choisit ce qu'il lui convient d'exprimer et ce qu'il
lui convient de sous-entendre.

Chaque langage a donc son cadre particulier de distinctions
établies, ses formules et ses moules dans lesquels sont
coulées les idées de l'homme et qui composent sa langue
maternelle. Toutes ses impressions, toutes les connaissances
17qu'il acquiert par la sensation ou autrement tombent dans ces
moules. C'est là ce qu'on appelle parfois le langage interne,
la forme mentale de la pensée, c'est-à-dire le corps de formules
adaptables à la pensée. Mais c'est le résultat des influences
extérieures ; c'est l'accompagnement du procédé
par lequel l'individu acquiert le vocabulaire. Ce n'est point
un produit de forces internes et spontanées. C'est quelque
chose qui s'impose du dehors à l'esprit et qui revient simplement
à ceci : que le même sujet qui eût pu prendre toute
autre direction, a été conduit à voir les choses de cette manière,
à les grouper d'une certaine façon, à les contempler
intérieurement dans tels ou tels rapports.

Il y a donc, dans l'acquisition du langage, un élément de
nécessité. Quelle que soit la langue que l'homme s'approprie
elle devient son mode nécessaire de pensée, aussi bien que
de parole. Il n'en conçoit pas d'autres même comme possibles.
Comment en serait-il autrement, puisque la langue la
plus pauvre, la plus incomplète est infiniment plus complète
et plus riche que celle que pourrait se créer à lui-même,
sans le secours de la tradition, l'être le plus fortement doué ?
L'avantage de la tradition est si grand que ses désavantages
ne sont rien en comparaison. Certainement, quand nous regardons
les choses du dehors nous pouvons quelquefois dire
avec un sentiment de regret : « Voici un homme dont les
capacités dépassent la moyenne de la société dans laquelle
il est né. Il eût été désirable qu'il fût né là où une langue
plus élaborée, plus haute, eût développé ces capacités jusqu'au
dernier degré de leur puissance ; » mais nous devrions
ajouter : « Cette langue barbare a pourtant servi à l'élever
beaucoup plus haut qu'il ne se fût élevé de lui-même et sans
son secours. » De plus il arrive très souvent que la langue
échue en partage à un individu est fort supérieure à ses capacités ;
qu'il est forcé d'acquérir une langue qu'il ne peut
parvenir à bien comprendre et qu'il eût mieux valu pour
lui qu'un dialecte inférieur eût été son lot.

On ne saurait dire tout ce que l'esprit acquiert en acquérant
le langage. Ses impressions confuses se classent, il en
acquiert la conscience d'abord et ensuite la connaissance
réfléchie. Un appareil lui est fourni avec lequel il opère
18comme un artisan avec ses outils. Il n'y a pas en effet de
comparaison plus exacte que celle-ci : les mots sont pour
l'esprit de l'homme ce que sont pour ses mains les outils
dont sa dextérité les arme. De même qu'il peut par le
moyen de ces derniers manier et tailler des matériaux,
tisser des étoffes, parcourir les distances, mesurer le temps
avec bien plus d'exactitude qu'il ne le ferait par ses seuls
moyens naturels, de même, il multiplie, au moyen des
mots, les forces et les opérations de la pensée. Cette partie
de l'usage du discours n'est aucunement aisée à définir dans
ses proportions et ses effets parce que notre esprit est tellement
accoutumé à se servir des mots qu'il ne peut plus se
rendre compte de ce que les mots lui ont donné. Mais nous
pouvons nous demander, par exemple, ce que serait le mathématicien
sans le secours des figures et des chiffres.

L'influence de la langue apprise la première ne s'efface
jamais d'un esprit. Ce sont des formes qui, une fois créées,
ne sauraient être refondues. Quand nous apprenons une
langue nouvelle, nous ne faisons plus que traduire ses mots
dans la nôtre ; les particularités de sa forme interne, le
manque de rapports et de proportions entre ses moules et
ses groupements d'idées avec nos moules et nos groupements,
nous échappent. A mesure que nous devenons plus
familiers avec cette nouvelle langue, à mesure que nos conceptions
s'adaptent à ses cadres et que nous commençons à
nous en servir sans intermédiaires, c'est-à-dire à penser
dans cette langue dans laquelle nous ne faisions d'abord que
traduire notre pensée, nous nous apercevons que nos habitudes
mentales changent, que nos idées se coulent dans de
nouveaux moules et que la phraséologie d'une langue est
chose incommutable et inconvertible. Peut-être est-ce ici
que nous voyons le plus clairement combien la nécessité
préside à l'apprentissage du langage. Certainement un Polynésien
ou un Africain, exceptionnellement doué, qui
apprendrait une langue européenne — l'anglais, le français,
l'allemand — se trouverait ainsi en état de penser plus,
mieux et autrement qu'il n'eût pensé dans sa langue maternelle
et s'apercevrait des entraves que cette langue
imparfaite avait mises à l'exercice de ses facultés. Les
19hommes d'étude du moyen-âge qui employaient le latin
pour exprimer leur pensée quand il s'agissait de choses élevées,
le faisaient, en grande partie, parce que les dialectes
populaires n'étaient pas encore assez développés pour servir
dans ces choses à l'expression de la pensée.

A tous les autres égards, le procédé que suit l'esprit pour
acquérir une seconde langue, est exactement le même que
celui qu'il suit d'abord pour acquérir la langue maternelle ;
c'est un procédé de mnémotechnie appliqué à un corps de
signes représentant des conceptions et des rapports, et mis
en usage dans une société existante ou passée — signes qui
n'ont pas plus que ceux dont nous nous servons nous-mêmes
un lien nécessaire avec les conceptions qu'ils expriment,
mais sont, comme eux, arbitraires et conventionnels ; signes
dont nous acquérons la possession par l'occasion, l'aptitude,
l'effort, et le temps consacré à cette acquisition, arrivant
même quelquefois, sous l'empire de circonstances favorables,
à substituer, dans l'usage habituel et familier, la langue nouvellement
apprise à la langue sue la première, laquelle est
souvent oubliée.

Nous nous rendons mieux compte en apprenant une seconde
langue ou langue étrangère, qu'en apprenant notre
langue maternelle que l'acquisition d'une langue est un travail
sans fin ; mais cela est tout aussi vrai de l'une que de
l'autre. Nous disons bien qu'un enfant sait parler quand il a
acquis un certain nombre de signes qui suffisent aux besoins
ordinaires de la vie dans l'enfance, sachant qu'il possède
dans ses facultés naturelles le moyen d'en faire autant d'instruments
pour acquérir d'autres signes. Mais il n'en sait probablement
que quelques centaines, et en dehors de ce petit
nombre de mots, l'anglais est une langue aussi inconnue
pour lui que l'allemand, le chinois, ou le quechua, Même
les idées qu'il peut parfaitement saisir si elles sont exprimées
dans sa phraséologie enfantine, sont inintelligibles pour lui,
si on les lui présente dans le langage des hommes faits. Ce
qu'il possède, c'est surtout la moelle du langage, pourrions-
nous dire : ce sont des mots pour les conceptions usuelles,
ceux dont on se sert tous les jours. A mesure qu'il grandit,
ses facultés se développent, il en acquiert davantage dans
20différentes directions de la pensée, selon les circonstances.
Celui qui sera voué aux travaux manuels, n'apprendra rien
de plus que les mots techniques de sa profession ; celui qui
n'a qu'à se perfectionner lui-même et qui après sa première
éducation doit continuer toute sa vie à accroître la somme
de ses connaissances, celui-là s'appropriera constamment
des mots nouveaux et s'élèvera à une phraséologie supérieure.
Il arrivera à posséder le vocabulaire entier des gens
cultivés, à le comprendre, à s'en servir avec intelligence.
Cependant, il restera encore des masses de mots qu'il ne
possédera pas et des formes de style auxquelles il ne pourra
point atteindre. Le vocabulaire d'une langue riche, ancienne
et élaborée comme la langue anglaise, peut être évalué sommairement
à cent mille mots (sans y comprendre une foule
de vocables qui devraient être considérés comme en faisant
partie), mais il y en a à peine trente mille employés dans le
langage ordinaire des gens cultivés. On a calculé que les
trois cinquièmes des mots anglais suffisent aux besoins ordinaires
de la société polie et les personnes vulgaires en connaissent
infiniment moins. Il est clair en ce cas plus qu'en
tout autre, que l'homme apprend son langage et n'arrive à
parler, que par la mémoire. Car tout l'accroissement des
trésors linguistiques de l'individu a lieu par des opérations
tout à fait extérieures, c'est-à-dire en entendant, en lisant,
en étudiant ; ce n'est évidemment qu'une extension, dans
des conditions un peu différentes, du procédé appliqué par
l'esprit à l'acquisition du premier nucleus ; et le tout se passe
exactement de même dans l'apprentissage de toutes les
langues, la sienne propre et les langues étrangères.

Nous voyons encore se dégager la même vérité si nous
considérons de plus près les relations changeantes qui
existent entre nos signes linguistiques et les conceptions
qu'ils expriment. La relation est établie d'abord par un procédé
d'essai sujet à erreur et à correction. L'enfant s'aperçoit
bientôt que les noms n'appartiennent pas en général à
des objets isolés, mais à des classes d'objets semblables ; sa
faculté de reconnaître les ressemblances et les différences,
faculté fondamentale de l'homme, est dès le début mise en
action par la nécessité constante de bien employer les noms.
21Mais les classes sont de différentes espèces, de différente
étendue, et le critérium pour les déterminer est obscur et
embarrassant. Nous avons déjà remarqué combien les enfants
commettent souvent cette erreur d'employer les mots
de papa et de maman pour signifier homme et femme. Ils
sont troublés quand ils s'aperçoivent qu'il y a d'autres papas
et d'autres mamans auxquels ils ne doivent pas donner
ces noms. Un peu plus grand, l'enfant apprend à prononcer,
par exemple, le nom de Georges, mais il découvre qu'il ne
doit pas appeler Georges des êtres très-semblables à celui
auquel ce nom appartient, et qu'il y a pour cela un autre
mot, celui de garçon. Il fait connaissance avec d'autres
Georges et trouver le lien qui les lie est un problème qui
passe sa portée. Il apprend également à nommer chien une
variété d'animaux d'apparence très-diverse et il ne peut
pourtant prendre la même liberté avec le cheval ; quoique
les mules et les ânes ressemblent beaucoup plus au cheval
que les chiens de chasse ne ressemblent aux chiens d'appartements.
Il faut qu'il distingue cheval, âne et mulet, chacun
par son nom. Le soleil, représenté dans un tableau, s'appelle
encore le soleil, et, dans une société cultivée, l'enfant apprend
bien vite à reconnaître la représentation peinte des objets,
à donner le même nom à la réalité et à l'image, et à saisir le
rapport entre l'une et l'autre ; tandis que le sauvage, arrivé
à l'âge d'homme, reste complètement confondu devant un
tableau et n'y voit que des lignes et des traits confus.
Un jouet qui représente une maison ou un arbre s'appelle
encore arbre et maison ; mais une autre espèce de jouet qui
représente une créature humaine a un nom particulier et
s'appelle une poupée. Les mots qui indiquent des degrés ne
sont pas moins changeants dans leurs applications ; près est
quelquefois la distance d'un pouce, quelquefois d'un mètre ;
une grosse pomme n'est pas aussi grosse qu'une petite maison ;
longtemps signifie quelques minutes ou quelques années.
Les inconséquences de la langue sont à l'infini ; et jusqu'à
ce que l'expérience soit venue les expliquer, il y a matière
à mille erreurs. De plus, il y a des cas dans lesquels la difficulté
est plus persistante et quelquefois elle n'est jamais
levée. Ainsi, même les adultes continuent à faire entrer dans
22la classe des poissons les baleines et les dauphins, jusqu'à
ce que la connaissance scientifique vienne montrer la différence
fondamentale qui se cache sous la ressemblance superficielle.

Mais c'est surtout dans les matières dont la connaissance
s'acquiert d'une façon plus artificielle que les idées du commençant
sont vagues et insuffisantes. Par exemple, l'enfant
apprend les définitions et les rapports géographiques sans
avoir aucune idée juste des objets auxquels ces définitions
et ces rapports s'appliquent ; une carte de géographie, la
plus inintelligible de toutes les peintures, est une énigme ;
et même l'enfant plus âgé, l'homme fait, a des idées très-défectueuses
des objets représentés dans ces cartes, idées
qu'une expérience exceptionnelle peut seule rectifier plus
tard. Les localités que nous n'avons point vues continuent
à se présenter à notre imagination sous les formes les
plus fausses. Tout homme instruit parlera de Pékin, de
Sedan, d'Hawaii, du Chimborazo ; mais s'il ne les a jamais
vus réellement, il ne se les représente point comme celui
qui les a vus. Nous devons être très-attentifs dans l'éducation
à ne pas pousser les enfants trop en avant, de peur de
n'élever dans leur esprit que des édifices artificiels de mots
qu'aucune idée n'éclaire. Et cependant, cet inconvénient est
jusqu'à un certain point inévitable. Une foule de grandes
conceptions sont jetées dans un jeune esprit et y sont retenues
par quelque pauvre association d'idées, comme des
cadres vides, que le travail ultérieur de sa pensée remplira,
au fur et à mesure de son développement intellectuel. L'enfant
est visiblement incapable de savoir à l'époque où on les
lui enseigne, ce que signifient les mots de Dieu, bon, devoir,
conscience, monde et même ceux de soleil, lune, poids, couleur,
lesquels comprennent infiniment plus de choses qu'il
n'en peut soupçonner. Mais le mot est un nucleus autour duquel
viendront se grouper successivement les connaissances
qu'il acquerra, et il approchera tous les jours davantage
de la conception juste, même quand elle est de celles que la
sagesse humaine n'a jamais atteinte encore. La condition de
l'enfant après tout ne diffère de celle de l'homme que par le
degré et par un degré moindre qu'on ne le croit. Nos mots
23ne sont que trop souvent des signes pour des généralisations
vagues, précipitées, indéfinies, indéfinissables. Nous
nous en servons assez bien pour les besoins ordinaires de
la vie sociale, et la plupart des hommes s'en contentent,
laissant au temps et à l'étude le soin de les éclaircir s'ils
peuvent ; mais il en est peu dont l'esprit soit assez indépendant,
fût-il assez fort et assez dégagé d'autres préoccupations,
pour se rendre compte de la valeur intime de
chaque mot, pour le soumettre à la pierre de touche de
l'étymologie, pour limiter exactement sa signification.

Nous sommes presque tous des penseurs faciles et nous
parlons comme nous pensons, d'une façon lâche, tombant
dans une foule d'erreurs par l'ignorance où nous sommes
du véritable sens des mots que nous employons à la légère.
Mais l'homme le plus sage et le plus profond trouverait
impossible de donner aux mots des définitions assez précises
pour éviter tout malentendu, tout faux raisonnement,
surtout dans les matières subjectives où il est difficile d'amener
les concepts à des vérifications exactes ; de façon que les
différences d'opinions chez les philosophes prennent la forme
de disputes de mots, que la controverse repose sur l'interprétation
des termes, que l'écrivain qui vise à l'exactitude
doit commencer par expliquer son vocabulaire, qu'après
cette précaution, il ne peut parvenir à rester fidèle lui-même
à ses propres définitions, et qu'il arrive toujours un adversaire
ou un successeur qui vient prouver à cet homme sage
et profond qu'il a manqué de correction dans les termes,
que tout son raisonnement repose sur un mot mal compris
et qui réduit en poudre le magnifique édifice de vérités qu'il
croyait avoir bâti.

Nous voyons par toutes ces considérations combien les
signes articulés sont loin d'être identiques à l'idée. Ils ne le
sont que comme les signes mathématiques sont identiques
aux concepts, aux quantités, aux rapports numériques, et
rien de plus. Ils sont, comme nous l'avons dit en commençant,
le moyen d'expression de la pensée, et des instruments
auxiliaires pour la production de cette même pensée. Une
langue acquise est quelque chose qui s'impose du dehors à
l'esprit et qui détermine les procédés et les résultats de
24l'activité cérébrale. Une langue agit comme un moule qui
serait appliqué à un corps en voie de croissance et c'est
parce qu'il modèlerait ce corps qu'on pourrait dire qu'il en
a déterminé « la forme interne. » Cependant, ce moule est
lâche et, lui-même, élastique. L'esprit, à son tour, en change
la forme ; il perfectionne les classifications données par les
mots existants ; il travaille de façon à acquérir des connaissances
et des vues que ceux-ci ne lui avaient pas données.
Nous n'avons tant insisté sur ce que le langage apporte d'idées
au jeune esprit que parce que le rôle de celui-ci est, au
commencement, presque purement passif ; mais dans les chapitres
suivants, nous tiendrons compte de son activité propre
et créatrice.

Rien de ce que nous avons dit jusqu'ici ne doit s'interpréter
comme une négation de la force active et créatrice
de l'esprit, ni comme une affirmation que celui-ci acquiert
par l'éducation une faculté qu'il ne possède pas par nature.
Tout ce qu'implique le don de la parole appartient à l'homme
d'une manière indéfectible ; seulement, ce don se développe
et ses résultats se déterminent par l'exemple et par l'enseignement.
L'esprit n'accomplit rien par leur influence qu'il
n'eût pu accomplir de lui-même, étant donné un temps suffisant
et des conditions favorables, par exemple la durée de
quelques centaines de générations ; mais, quant à sa manière
d'opérer aujourd'hui, il la doit à la tradition orale.
L'acquisition du langage est une partie de l'éducation
comme toutes les autres connaissances.25

Chapitre troisième
Les forces conservatrices et modificatrices du langage.

Autre aspect de la vie du langage ; développement et changement ;
question du mode et de la cause. — Exemples tirés du plus vieil
anglais ou anglo-saxon ; exposition de ses différences, avec l'anglais
moderne ; différences de prononciation ; abréviations et extensions ;
changements de signification ; de phraséologie et de constructions.—
Classification des changements linguistiques.

Nous avons vu dans le chapitre précédent que l'individu
apprend sa langue en recevant les signes articulés dont elle
se compose de ceux qui l'entourent et en formulant ses conceptions
d'une manière concordante avec ces signes. C'est
par là que les langues subsistent. Si ce procédé de transmission
prenait fin, les langues disparaîtraient.

Mais ce n'est là qu'un des côtés de la vie du langage. S'il
n'y en avait point d'autres, chaque dialecte parlé demeurerait
éternellement le même. Chacune des deux influences
qui s'exercent sur les langues se maintient à peu près la
même. C'est ce qui conserve le caractère d'identité générale
du discours aussi longtemps que la société à laquelle
ce discours appartient conserve elle-même son identité,
abstraction faite des grandes révolutions politiques qui conduisent
quelquefois un peuple entier à adopter la langue
d'un autre peuple. Ceci est la grande force de conservation
qui se montre dans l'histoire des langues. Si aucune force
contraire n'intervenait, les hommes continueraient jusqu'à
la dernière génération à parler exactement de la même manière.26

On sait pourtant que les choses ne se passent pas ainsi.
Toute langue vivante est en voie de formation et de changement
continuels. En quelque lieu du monde que nous allions,
si nous trouvons à côté de la langue en usage des monuments
de la même langue remontant à une époque antérieure, les
différences entre l'idiome actuel et l'idiome passé seront
d'autant plus grandes que ses monuments seront plus anciens.
Il en est ainsi pour les langues romanes du midi
de l'Europe, si on les compare avec le latin, leur ancêtre
commun. Il en est de même pour les dialectes modernes
de l'Inde si on les compare avec les langues intermédiaires
entre eux et le sanscrit, ou avec le sanscrit lui-même ; et
cela n'est pas moins vrai de l'anglais, tel qu'on le parle
aujourd'hui, comparé avec l'anglais, tel qu'on le parlait autrefois.
Si un Anglais du siècle passé entendait parler sa langue,
comme on le fait communément et familièrement de
nos jours, il y aurait beaucoup de choses qu'il comprendrait
avec peine ou pas du tout. Si nous entendions Shakespeare
lire à haute voix une scène tirée de ses œuvres elle serait
en grande partie inintelligible pour des auditeurs modernes
(à cause, surtout, des différences de prononciation). L'anglais
de Chaucer (c'est-à-dire d'il y a cinq cents ans) ne se
comprend qu'à force d'application et par le secours d'un
glossaire ; et l'anglais du roi Alfred (c'est-à-dire d'il y a
mille ans), que nous appelons l'anglo-saxon, n'est pas plus
facile pour un Anglais moderne que ne l'est l'allemand. Tous
ces changements se sont produits sans dessein prémédité de
la part des trente ou quarante générations qui nous séparent
du roi Alfred. Il y a donc là un autre aspect de la vie du
langage que nous avons à examiner et à expliquer, si faire
se peut. La vie, ici comme ailleurs, semble impliquer la
croissance et le changement comme un élément essentiel ; et
les analogies remarquables qui existent entre la naissance, le
développement, la décadence et l'extinction d'une langue, et
la naissance, le développement et la mort d'un être organisé,
ont été bien souvent un sujet d'observation. Elles ont même
conduit quelques-uns à penser que le langage est un organisme,
soumis aux conditions de la vie organique et gouverné
par des lois entièrement étrangères à l'activité humaine.27

Ce serait évidemment trop se hâter que de recourir à une
semblable explication avant un examen suffisant. Il n'est
pas impossible, à première vue, que le langage, considéré
comme une institution d'invention humaine, soit sujet au
changement. Les institutions humaines en général se transmettent
par voie de tradition comme le langage, et sont
modifiées au fur et à mesure de cette transmission. D'une
part, la tradition est, par sa nature, imparfaite et inexacte ;
personne n'a jamais pu empêcher que les choses qui se propagent
de bouche en bouche ne soient altérées en route ;
l'enfant commet toujours des bévues de toutes sortes dans
ses premiers efforts pour parler ; s'il est attentif et si son
éducation est soignée, il apprend à les corriger plus tard ;
mais souvent il est inattentif et ne reçoit point d'éducation,
de façon qu'en apprenant sa langue maternelle, l'individu est
sujet à l'altérer. D'autre part, quoique l'enfant, au début
de son éducation, soit plus que satisfait, de la langue qu'on
lui apprend et la manie comme il peut, parce que son développement
intellectuel n'est point encore adéquat aux idées
que cette langue représente et qu'il est presque surmené
par le travail de l'acquérir, les choses ne restent pas toujours
à ce point pour lui : le temps vient où son esprit a grandi, où
celui-ci est égal à la somme d'idées contenues dans sa langue
et où il s'agite pour briser les moules qui renferment ces
idées. Alors, l'esprit modifie, élargit les moules et les adapte
à ses propres besoins. Ainsi, pour employer une analogie
saisissante, on peut avoir acquis par l'étude et le secours
des maîtres dans une branche de connaissances — sciences
naturelles, mathématiques, philosophie — toutes les notions
existantes, on peut avoir atteint les dernières limites connues,
et ensuite trouver ces notions trop imparfaites, ces
limites trop étroites ; on peut ajouter de nouveaux faits à la
science, établir de nouvelles distinctions, déterminer de
nouveaux rapports, pour lesquels le langage technique existant
se trouve être insuffisant. Il faut donc créer des mots
nouveaux et ces mots ne manquent jamais aux idées, parce
que toute langue doit pouvoir exprimer toute idée et que, si
elle ne le faisait pas, elle ne serait pas une langue. La somme
de pensée et de connaissance que chaque individu parlant,
28ajoute à la somme générale de la pensée et de la connaissance
humaines par son travail propre, se coule dans le
moule du langage existant, et, en même temps, modifie
dans une certaine proportion la forme extérieure de ce
moule.

Il y a donc là, en tous cas, deux forces évidentes qui ont
leurs points de départ dans l'activité humaine et qui concourent
sans cesse à la modification des langues. Il reste à
examiner s'il y en a d'autres d'un caractère différent. Considérons
donc les changements qui se produisent actuellement
dans les langues, qui constituent leur développement,
et voyons ce qu'ils disent des forces auxquelles ils sont dus.

Commençons par un exemple concret, par un échantillon
des altérations du langage qui servira d'éclaircissement et
aussi de base pour une classification des diverses espèces
de changements linguistiques. Le Français choisirait son
exemple dans une comparaison entre une phrase en vieux
latin et la même phrase en vieux français de différentes
époques ; l'Allemand suivrait une phrase à travers le moyen-âge
dans toutes ses formes successives jusqu'au vieil haut allemand
et, plus loin encore, jusqu'à ses origines gothiques.
L'Anglais ne peut mieux prendre son point de comparaison
que dans le vieil anglais ou anglo-saxon qu'on parlait il y a
mille ans. Voyons donc un verset de l'évangile en anglo-saxon,
et comparons-le avec le même verset en anglais
moderne :

Se Hœllend fôr on reste-dœg ofer œceras ; sôthlîce his
leorning-cnihtas hyngrede, and hî ongunnon pluccian thâ
ear and etan
.

Certainement, aucun lecteur ordinaire parmi les Anglais
ne comprendrait cela et n'y verrait l'équivalent de la phrase
suivante de la version moderne :

The Healing (one) fared on rest-day over (the) acres ;
soothly, his learning-knights (it) hungered, and they began
(to) pluck the ears and eat
. — Le Sauveur entra un jour de
sabbat dans un champ de blé ; et ses disciples avaient faim,
et ils commencèrent à cueillir les épis et à les manger. (Matthieu,
XII, 1.)

Et cependant, en la traduisant littéralement, nous trouverons
29que presque tous les éléments de la vieille phrase sont
encore du bon anglais, déguisé seulement par des changements
de forme et de sens. Ainsi :

The Healings (one) fared on rest-day over (the) acres ;
soothly, his learning knight (it) hungered and they began
to pluck the ears and eat
. — Le guérissant entra un jour de
repos dans les champs. Ses chevaliers-apprenants avaient
faim et ils commencèrent à ramasser les épis et à manger.

Ainsi donc, à un certain point de vue, and et his sont les
seuls mots anglo-saxons qui soient restés inaltérés dans
l'anglais moderne, et même ils ne sont pas exactement identiques
puisque leur ancienne prononciation différait de leur
prononciation actuelle ; et, à un autre point de vue, tout
dans cette phrase est anglais, excepté le mot se — le — et
le mot — eux — qui eux-mêmes sont encore virtuellement
des mots anglais, puisqu'ils sont des inflexions de l'article
défini et du troisième pronom personnel, dont d'autres cas
(comme the, that, they et he, his, him) sont encore en usage
clans la langue anglaise. La discordance et la concordance
sont également complètes, selon la manière dont nous les
envisageons. Nous examinerons ce passage un peu plus en
détail, afin de bien comprendre les rapports entre la vieille
et la nouvelle forme.

En premier lieu, la prononciation les rend encore plus
différentes en réalité qu'elles ne le sont dans le texte écrit.
Il y a au moins deux sons dans l'anglo-saxon qui sont inconnus
dans l'anglais moderne : l'h de cnihtas qui était presque
ou tout à fait la même chose que le ch du mot allemand
correspondant Knecht, et l'y de hyngrede qui était l'ü allemand
ou l'u français, son qui en anglais équivaut à l'oo, plus,
l'ee combinés ensemble ! D'un autre côté, il y a des sons dans
l'anglais moderne qui étaient inconnus aux Anglo-Saxons. L'o
court anglais dans on, par exemple, n'existait pas autrefos,
non plus que l'u court de begun, pluck, qui prenaient alors le
son de la voyelle dans book et dans full ; l'i court de his qui
ressemblait à l'i court des Allemands et des Français n'était
pas très-différent de l'i long, l'ee des Anglais. Ce sont tous là
des exemples des changements multiples subis par la prononciation
anglaise pendant les mille ans qui se sont écoulés
30depuis Alfred, changements qui ont modifié toute l'orthoëpie
et toute l'orthographe anglaises. D'autres se trouvent dans
le passage cité : ainsi, knight et eat sont des allongements
de cniht et de etan, qui servent de types à toute une classe
de cas analogues, et l'i allongé a été changé en une diphthongue
que nous appelons i long parce qu'il a pris la place
de l'ancien ee anglais ; tandis qu'on appelle le véritable i
long de eat, un e long pour la même raison.

Nous pouvons encore remarquer dans beaucoup de mots
l'effet d'une tendance à l'abréviation. Reste et hyngrede ont
perdu leur e final, qui dans l'anglo-saxon, comme dans l'allemand
moderne et l'italien, formait une syllabe additionnelle.
Ongannon, pluccian et etan ont perdu la voyelle et
la consonne de la syllabe finale. Ces syllabes étaient les terminaisons
distinctives, dans le premier mot de la flexion
verbale au pluriel (ongan : je commençai ou il commença,
ongannon : ils commencèrent ou nous commençâmes), dans
les deux autres de l'infinitif. Dans œceras (acres) et cnihtas
(chevaliers), quoique l'anglais moderne ait conservé l's final
de la terminaison plurielle, cette lettre ne forme plus une
syllabe additionnelle ; et dans sôthlîce (soothly), qui signifie
vraiment, en vérité, il y a une abréviation plus marquée encore
sur laquelle nous reviendrons tout à l'heure.

D'un autre côté, ear-ears (épis) et fôr-fared (entra) sont
des mots qui ont été allongés de nos jours par l'addition
d'éléments importants. C'était la règle en anglo-saxon qu'un
nom neutre composé d'une syllabe longue n'eût (tant au nominatif
qu'à l'accusatif) point de terminaison plurielle. Quant
au mot fôr, les Anglo-Saxons conjuguaient faran fare
(entrer) comme ils faisaient dragan, draw (tirer) et ils disaient
fôr, drôh au passé (on peut comparer les correspondants
allemands fahren, fuhr et tragen, trug), c'est-à-dire que
faran était pour eux un verbe de la conjugaison irrégulière,
autrement dite la vieille conjugaison ou conjugaison forte.
Pendant longtemps, il a existé une tendance dans la langue
anglaise à modifier ces verbes, à abandonner leurs inflexions
irrégulières et variables et à les ramener à la ressemblance
avec les verbes plus nombreux de la classe régulière, comme
love, loved, aimer, aimé ; et fare est un de ceux qui ont subi
31ce changement. La marche suivie est ici la même que celle
par laquelle le mot ear est devenu ears ; c'est-à-dire qu'une
analogie prévalente a fini par atteindre et par englober les
cas auparavant traités comme exceptionnels.

Dans le mot ear, on voit une autre différence très-frappante
entre l'anglais ancien et l'anglais moderne. L'anglo-saxon
avait des genres, comme le grec, le latin et l'allemand.
Il regardait ear comme neutre, mais œcer et dœg comme masculins,
et, par exemple tunge (langue) et dœd (fait) comme
féminins. Pour l'anglais moderne qui a aboli les genres
grammaticaux en faveur du sexe naturel, tous ces mots
sont neutres.

Nous allons maintenant considérer quelques points relatifs
à la signification des mots en usage. Dans fôr nous trouvons
une différence marquée de sens, aussi bien que de
forme. Le mot fôr est sorti d'un vieux verbe germanique
qui signifie aller et l'on peut suivre sa filiation jusqu'à la
première langue Indo-Européenne, jusqu'à la racine par,
passer (en sanscrit, pârayâmi ; en grec, περάω ; en latin,
ex-per-ior) ; aujourd'hui il est entièrement hors d'usage dans
ce sens et même peu usité dans celui de se porter, progresser :
it fared ill with him (il se portait mal). Œcer signifiait en
anglo-saxon un champ cultivé, comme aujourd'hui le mot
allemand acker ; et ici encore, nous trouvons son vieux corrélatif
dans le sanscrit agra, dans le grec ἀγρός, dans le latin
ager ; la restriction du mot à une certaine mesure de terre,
considérée comme mesure typique des champs en général, est
chose toute particulière et toute récente. Cela a eu lieu pour
le mot œcer, comme pour ceux de vare, pied, grain et ainsi
de suite, si ce n'est que nous avons conservé la signification
ancienne de ces mots, tout en leur en ajoutant une nouvelle.

Parmi les particularités frappantes du passage anglo-saxon
que nous avons cité, nous remarquerons la manière dont
sont employés les mots Hœlend, healing one (celui qui
guérit), reste-dœg, rest-day (jour de repos) et leorning-cnihtas,
learning-knights (chevaliers-apprenants, autrement dit
jeunes gens soumis à l'enseignement), lesquels ont ici le sens
de sauveur, sabbat et disciples. Quoique tous composés de
vieux éléments germaniques, ces mots étaient, cependant,
32des additions récentes au langage. L'introduction du christianisme
en avait fait naître la nécessité. Pour exprimer la
nouvelle idée chrétienne du Dieu père et créateur, le vieux
mot god ennobli et accru d'une signification nouvelle, répondait
assez bien aux besoins de la pensée anglo-saxonne ;
mais pour désigner celui qui avait sauvé les hommes des
suites du péché, qui les avait rendus whole ou hale (sains) il
n'y avait pas de mot dans la langue, et alors, le participe
présent du verbe hœlan (guérir) fut choisi pour représenter
le nom grec σωτήρ et spécialisé en un nom propre pour l'unique
Sauveur. C'est le même mot qu'on emploie encore en
allemand, Heiland. Reste-dœg (jour de repos), appliqué au
jour du sabbat, n'a pas besoin d'explication. Quant à celui
de leorning-cnihtas, employé à la place du discipuli latin et
du μαθηταί grec, sa caractéristique la plus frappante, pour ne
point parler de sa gauche incommodité, c'est le sens affecté
au mot cniht, knight. Entre le knight anglais, qui signifie
aujourd'hui chevalier, et le knecht allemand, qui veut dire
serviteur, domestique, il y a loin. Tous les deux ont dévié
de leur origine, l'un a acquis un sens plus élevé, l'autre est
descendu à un sens moins noble, et tous les deux ont pour
point de départ cette idée indifférente, de jeune homme,
bachelier, qui s'exprime en anglais moderne par youth, et
fellow, et qui est au fond du mot composé anglo-saxon,
leorning-cnihtas.

Mais, un point non moins digne de remarque dans l'histoire
de ces mots, c'est que dans les habitudes de la langue
moderne, ils ont tous été dépossédés par d'autres mots d'origine
étrangère. L'anglo-saxon n'allait pas, comme l'anglais,
chercher dans les langues étrangères tout ce qu'il fallait à
ses besoins nouveaux. Il était plus facile alors d'adopter les
nouvelles institutions du christianisme, que les mots nouveaux
qui servaient à les désigner. Les Anglais ont opéré de
merveilleux changements sous l'empire de causes que nous
ferons connaître plus tard (chap. VII) et, à la place des trois
nouveaux mots saxons, ils ont introduit trois mots plus nouveaux
encore : deux franco-latins, disciple et savior, et un
hébreu, sabbath. Cette substitution est un exemple important
dans l'histoire de la langue anglaise.33

Pendant que nous parlons de l'introduction d'éléments
nouveaux dans l'anglo-saxon, nous remarquerons un ou deux
autres cas de changements linguistiques semblables dans
une autre classe de mots. Sôthlîce est un adverbe qui répond
au mot anglais truly (vraiment). Nous voyons dans la première
syllabe le sooth anglais qui est maintenant entièrement
hors d'usage, au moins dans le discours ordinaire, et qui
signifie vérité. Dans la seconde syllabe, lîce, nous reconnaissons
cette syllabe anglaise, ly, qui marque l'adverbe et qui
n'est qu'une désinence de lîc, en anglais moderne like (semblable,
à la manière de) qui, ajouté au nom sôth (vérité),
forme un adjectif composé (ou un dérivé adjectif) équivalant
à truth-like (vraisemblable) et complètement analogue à
truthful, qui est formé de truth et de full et veut dire véritable.
La terminaison adverbiale anglaise ly, qui forme la
plupart des adverbes anglais et n'est dans cette langue
qu'un suffixe, est en réalité le produit d'une altération de
désinence, un cas dans un adjectif composé, un mot originairement
distinct. Au lieu, d'employer, comme l'allemand
moderne, la base ou la forme simple d'un adjectif en guise
d'adverbe — c'est-à-dire de qualifier le verbe ou l'adjectif
plutôt que le substantif — l'anglais a élaboré une forme
spéciale, dont le développement historique peut être suivi
pas à pas jusqu'à ses origines, et qui, parmi tous les dialectes
germaniques, appartient exclusivement à la langue anglaise.

Nous trouvons un autre exemple dans le mot hyngrede.
La finale indiquant le prétérit, de, n'est pas exclusivement
anglaise comme la finale adverbiale ly ; elle est plutôt,
comme l'adjectif lîc, la propriété commune des langues germaniques.
Sans nous appesantir ici sur son histoire, nous
dirons seulement que, de même que lîce, on peut le faire
remonter à un mot distinct et séparé, le prétérit did, lequel
les vieux Germains ajoutèrent à quelque dérivé de verbe ou
d'autre mot pour en former l'expression du temps passé,
quand la forme ancienne sous laquelle on avait d'abord
exprimé ce temps était devenue d'un usage difficile ou impossible.

Il se rencontre aussi dans la phrase que nous étudions
des changements de construction que nous ne devons pas
34passer sous silence. Le mot leorning-cnihtas est l'objet et
non le sujet de hyngrede ; et la construction est ici cette
construction particulière dans laquelle le verbe impersonnel
n'a point de sujet exprimé, et prend devant lui pour objet la
personne affectée par l'action que le verbe indique Cette manière
de parler s'emploie encore en allemand dans le style
familier et l'on dit mich hungerte (moi affamé), pour j'ai
faim
. L'anglais même en conserve les traces effacées dans
le vieux methinks, qui est le même que l'allemand mich
dünkt
et qui signifie : il me semble. Les infinitifs pluccian et
etan étant originairement des noms verbaux et ayant la
construction de noms, se rapportent directement, comme
objets, au verbe transitif ongunnon. Les Anglais modernes
en font autant avec quelques-uns de leurs verbes : il en est
ainsi dans he will pluck (il ramassera), he must eat (il doit
manger), see him pluck (le voir ramasser), let him eat (qu'il
mange) ; et même il est permis d'en user de la même façon
après began (commencé) contracté en une seule syllabe
'gan 13. Mais dans la grande majorité des cas, l'anglais exige
la préposition to comme signe de l'infinitif, et l'on dit. began
to pluck and to eat
(commença à ramasser et à manger).
Cette préposition n'était pas inconnue dans l'anglo-saxon ;
mais on ne s'en servait que lorsque le rapport des mots
entre eux favorisait l'introduction de ce signe de connexion,
et l'infinitif, qui venait après, prenait une forme particulière :
exemple, gôd to etanne, — good unto eatinggood to
eat
(bon à manger). Le to qui, à l'époque de l'histoire de la
langue à laquelle appartient notre passage-type, était un
mot distinct, un mot de relation, est devenu le signe stéréotypé
d'une certaine forme verbale ; il n'a pas plus de valeur
en lui-même que le an final de pluccian et de etan, qu'il
est en quelque sorte destiné à remplacer ; quoiqu'il ne soit
point, comme le ly et le d, combiné avec les mots, il remplit
un office analogue.

Nous ne remarquerons plus qu'une seule chose dans le
passage en question : l'oubli presque entier dans lequel est
tombé le sôth, le sooth anglais moderne. Il n'y a plus que
35peu de gens en Angleterre qui sachent le sens de ce mot, et
il n'y a plus qu'un poète ou un imitateur du style archaïque,
qui puisse s'en servir. Les Anglais lui ont substitué true
(vrai) et truth (vérité), qui autrefois ne s'appliquaient guères
qu'à la fidélité, à la loyauté.

La courte phrase que nous avons choisie, fournit donc
des exemples très-nombreux et très-variés de changements
linguistiques ; dans le fait, il y a peu de modes possibles de
modifications de langage qui ne soient, plus ou moins distinctement,
mis en lumière par cette phrase. C'est de cette
manière et par ces sortes de transformations, que les langues
en arrivent à ne plus se ressembler à elles-mêmes.
C'est affaire de détails. Pour chaque mot ou chaque classe de
mots, le temps, les circonstances, les analogies, les causes
secondaires, les conséquences, agissent sur lui et par
lui. C'est la somme de toutes ces influences qui fait une
langue vivante et croissante. Si nous voulons nous rendre
compte du développement du langage, il faut étudier chacune
de ces influences dans son individualité. C'est là le
sujet qui va nous occuper pendant quelque temps : nous
allons montrer les modes des changements linguistiques, et
leurs causes éloignées ou rapprochées.

Nous avons déjà fait une classification grossière de ces
changements linguistiques, fondée sur l'objet direct des langues,
quand nous avons dit qu'à toute conception nouvelle
il fallait un nouveau mot, soit que ce mot se forme par modification
des anciens éléments ou par adjonction d'éléments
nouveaux. Il sera mieux pourtant de faire une division plus
matérielle et basée sur la nature des changements plutôt
que sur leur objet. En la faisant, nous ne perdrons pourtant
point de vue l'objet, pas plus que le sujet.

Nous distinguerons donc :

Altérations des vieux éléments du langage ; changement
dans les mots, qui sont conservés comme substance
de l'expression, et changement de deux manières : d'abord,
changement de son articulé ; ensuite, changement de signification :
les deux, comme nous le verrons, pouvant se produire
ensemble ou séparément.

Destruction des vieux éléments du langage ; disparition
36de ce qui a été en usage et cela de deux manières aussi :
d'abord, perte de mots entiers ; ensuite, perte des formes
grammaticales et des distinctions.

Production d'éléments nouveaux ; additions aux vieux
éléments d'une langue à l'aide de noms nouveaux ou de
nouvelles formes ; expansion extérieure des ressources de
l'expression.

Cette classification est évidemment complète. Il n'y a
point de changement possible qui ne tombe sous l'une de
ces trois dénominations et n'appartienne à l'une de ces trois
classes.37

Chapitre quatrième
Croissance du langage : changements dans la forme
extérieure des mots.

Rapport du mot avec le concept qu'il exprime, considéré comme étant
la condition de l'indépendance des deux termes, et comme rendant
possibles les changements de forme et de sens. — Tendance à la
commodité ou à l'économie de moyens dans les changements de
forme. — Abréviations de mots : exemples ; part qu'a cette tendance
à la formation des mots ; suppression des terminaisons.
— Substitution d'un son à un autre ; exemples de changements de
voyelles et de consonnes ; la loi de Grimm ; causes cachées des altérations
phonétiques ; procédés de prononciation ; système physique
ou naturel d'alphabet parlé ; ses séries et ses classes ; distinctions
des voyelles et des consonnes ; caractère syllabique ou articulé du
langage humain. — Tendances générales des changements phonétiques.
Limites des explications phonétiques. — Changements de
forme au moyen de l'extension d'une analogie dominante.

Nous avons dans ce chapitre à examiner et à éclaircir par
des exemples la première division de la première classe de
changements linguistiques, celle qui contient les modifications
des sons articulés. Mais il sera bon de commencer par
nous fixer de nouveau sur certains principes généraux (auxquels
nous avons fait allusion dans le chapitre deuxième)
qui sont d'une importance fondamentale, parce qu'ils servent
de base à toutes les modifications verbales, soit celles
de la forme, soit celles du sens. Nous atteindrons mieux notre
but en soumettant à la discussion un exemple typique.

Prenons un mot familier qui se trouve dans la plupart des
langues européennes modernes et dont l'histoire est bien
connue, le mot bishop (évêque). Tout le monde sait qu'il dérive
38du mot grec ἐπίσκοπος (épiskopos). Celui-ci était un dérivé
de la racine skep (voir, regarder), avec le préfixe
épi (à) ; et ainsi, sa signification première est simplement
inspecteur, surveillant ; dans la première période ou période
de formation de l'Église chrétienne, on le choisit comme la
désignation officielle de la personne à qui était dévolue la
surveillance des affaires d'une petite communauté chrétienne,
et le mot et l'office sont encore tous deux reconnaissables
dans le mot bishop et dans son acception. Mais on a
raccourci le mot en supprimant la première et la dernière
syllabe, et l'on a modifié la plupart de ses sons constituants.
On a changé le premier p en un son très-rapproché b et le
sk, qui est un son sifflant suivi d'un son muet prononcé du
palais, a été, pour ainsi dire, fondu en un son tout à fait palatal
sh, son simple, quoiqu'il soit écrit avec deux signes,
précisément à cause qu'il est dérivé de deux sons qui ont été
fusionnés en un seul ; et le son o de la seconde syllabe a été
rendu neutre et transformé en celui qu'on appelle communément
en anglais l'u court ; de tous ces changements est résulté
le mot actuel, avec deux syllabes au lieu de quatre, et
cinq sons au lieu de neuf, et, parmi ces cinq, il n'y en a que
deux qui fissent originairement partie de ce mot. L'allemand
dans son bischof a altéré même le p final. Le français a formé,
avec les mêmes éléments, un composé fort différent en apparence,
évêque, lequel ne contient pas un seul des sons
qu'on trouve dans le mot allemand, ni dans le mot anglais.
Il procède, par un autre chemin, d'évesc, substitué à épisk.
L'espagnol dit obispo, et cette transformation est venue
également par une autre voie. Le portugais raccourcit encore
le mot et dit bispo. Enfin, le danois arrive au dernier degré
de la contraction dans le nom monosyllabique bisp. Pendant
que ces changements s'effectuaient dans la forme, d'autres,
non moins considérables, se produisaient dans la signification.
L'officier qui n'était, lorsque le nom lui fut donné,
qu'un simple surveillant des intérêts d'une petite société de
prosélytes timides appartenant à une religion proscrite, de
futurs martyrs, avait grandi en dignité et en puissance, au
fur et à mesure que cette religion s'élevait à l'importance et,
plus tard, à la prééminence dans l'État ; il était devenu un
39prélat consacré, investi de l'autorité spirituelle et temporelle
dans des provinces entières ; une espèce de prince
ecclésiastique, quoiqu'il conservât toujours le même titre.

L'histoire de ce mot, choisi comme exemple, nous enseigne
beaucoup de choses, que des inductions basées sur d'innombrables
faits du même genre ne pourraient que confirmer.

En premier lieu, le mot prend sa source dans un besoin
qui se produit à une époque et dans des circonstances particulières
de la vie de l'humanité. Une nouvelle religion est
née ; il lui faut une organisation, et des noms pour désigner
les officiers qui forment le cadre de cette organisation.
Comme toujours, ils sont aisément trouvés. Ce n'est pas
seulement le mot évêque, mais les mots prêtres, diacres, et
ainsi de suite. Des mots en réalité existaient déjà, et ils
étaient tout prêts, de même que ceux auxquels ils devaient
être appliqués, pour la spécialisation ; leur destinée future
dépendait de celle du système auquel ils allaient être attachés.

Le nom d'évêque n'exprimait pas d'une manière complète
et claire les attributions de celui qui le portait. Regarder,
surveiller, n'était pas tout ce que l'on attendait de la personne
élue ; le mot ne fait qu'indiquer très-légèrement les
devoirs de sa charge. Mais si imparfait qu'il soit au point de
vue descriptif, il suffit comme désignation. Pour être descriptif,
il eût fallu qu'il fût extrêmement long et, de plus,
variable, selon les temps et les lieux. Le titre tel qu'il était,
suffisait, dans toutes les circonstances, à évoquer l'idée à
laquelle il correspondait.

La conservation du titre n'était donc point le résultat de
la continuité du rapport entre sa signification originelle
et la charge à laquelle il s'appliquait. On ne tenait même
plus aucun compte de ce qui avait été son appropriation
étymologique. Il avait passé, en même temps que l'institution
à laquelle il avait été affecté, dans la mémoire et l'habitude
de vastes sociétés qui ne parlaient point le grec et n'avaient
aucune notion de son sens premier ; il remplissait
sa destination dans ces sociétés tout aussi bien que si son
histoire eût été connue d'elles. Du moment qu'il devenait le
signe accepté d'une certaine chose, il se séparait de ses origines
et poursuivait une carrière distincte. Il était devenu ce
40qu'il a toujours continué, depuis, à être, un signe conventionnel,
un signe variable, s'appliquant à un concept variable
aussi.

Dans ce fait fondamental que le signe articulé était un
signe conventionnel et qu'il n'était lié au concept que
par le lien d'une association mentale, se trouve la raison
qui rend possibles ses changements de forme et ses changements
de sens. Si le lien était naturel, interne, nécessaire,
il s'ensuivrait que tout changement dans le concept,
produirait un changement analogue dans le signe. Or,
dans le cas qui nous occupe, l'idée a grandi pendant que le
mot s'est contracté et a été réduit partout à n'être plus
qu'un fragment de lui-même. La seule tendance que nous
remarquions dans ses modifications est une tendance à l'économie
de moyens, à la commodité de prononciation. Il a
été refondu pour la plus grande facilité de ceux qui avaient
à l'articuler. Dans les formes qu'il a prises, nous pouvons
indiquer clairement quelle a été la part des habitudes nationales.
Les races germaniques accentuent surtout la première
syllabe de leurs mots. Elles ont donc retenu l'ancienne syllabe
accentuée et supprimé celle qui la précédait. Les Français
accentuent la syllabe finale (à la manière latine) ; en
conséquence, ils négligent le pisk accentué et gardent la
syllabe initiale que les autres peuples ont rejetée. Toutes les
autres altérations de formes que le mot a subies, peuvent être
comparées à des classes entières d'altérations semblables de
mots dans la même langue ; altérations faites pour la commodité
de ceux qui parlent.

En traitant séparément le double sujet des modifications
de formes et des modifications de sens dans les mots, nous
ne créons point une division artificielle et ne faisons que
reconnaître des distinctions naturelles. Un mot peut changer
plus ou moins de forme, sans changer de sens ; il peut
changer complètement de sens, sans changer de forme. En
fait, il y a fort peu de mots, et peut-être aucun qui n'ait
subi les deux espèces de changements ; quand nous choisirons
des exemples des uns, il se trouvera que les mêmes
mots fourniront, en même temps, des exemples des autres.
Chacun des matériaux du langage montre, plus ou moins,
41tous les procédés du développement des langues ; mais il ne
sera point difficile de diriger notre attention d'une façon
spéciale, d'abord sur l'un, et ensuite sur l'autre.

En ce qui touche au changement de forme, nous devons
reconnaître, comme étant la grande tendance cachée sous
un nombre infini de faits en apparence hétérogènes, la disposition
à se défaire de toutes les parties des mots qui peuvent
être élaguées sans que cela nuise au sens, et à disposer
les parties restantes de la façon la plus commode à celui qui
parle, la plus conforme à ses habitudes et à ses préférences.
La science linguistique ne saurait mettre en lumière une
loi plus fondamentale que celle-ci et d'une aussi grande
importance. C'est là le grand courant qui parcourt le
langage universel et qui en remue tous les éléments
dans une direction donnée, quoique, de même que tout
autre courant, il ait ses remous dans lesquels on croit voir
de petits courants contraires. C'est par un effet de la même
tendance que les hommes sont conduits à se servir, en écrivant,
de signes abréviatifs et à prendre la traverse au lieu
de suivre la grande route pour s'exprimer. Il n'y a aucun
mal à cela, à moins, toutefois, qu'on ne perde plus qu'on ne
gagne par ces tentatives d'économie. En ce cas, cela devient
de la paresse plutôt que de l'économie. Les effets de
cette tendance, manifestés dans le langage, sont de deux
sortes : l'économie véritable et la prodigalité paresseuse ; car
elle agit sans réflexion et arrive aux résultats sans les prévoir

Le caractère de la tendance est très-reconnaissable dans
les abréviations de mots. Il n'est, évidemment, pas besoin
d'autre chose, pour expliquer la contraction graduelle de
la forme qui s'est produite dans toutes les langues. Nous
avons remarqué plus haut (page 31) de nombreux exemples
d'abréviations faites par les Anglais dans le passage que
nous avons cité : le plus frappant est celui de knights (qui
se prononce naïts) à la place de cnihtas, dans lequel nous
voyons la suppression de deux éléments du mot, et le mot
tout entier réduit à l'articulation d'une seule syllabe. Il est
très-facile de voir que cela tend à la simplification de l'effort,
et nous pouvons, en effet, nous rendre compte en prononçant
le dernier mot cnihtas de la difficulté qu'il y a à articuler
42un k devant un n. La classe de mots dans laquelle la
suppression de cette difficulté a eu lieu chez les Anglais
est très-nombreuse ; exemples knife (couteau), knit (noué),
gnaw (ronger), gnarled (noueux). Le ch allemand (dans
ich, etc.), provenant de l'h de cniht, issu lui-même par
changement phonétique d'un k primitif, est un son qui déplaît
au gosier anglais et que celui-ci a refusé de prononcer
plus longtemps. Quelquefois, il l'a supprimé tout à fait (et, par
compensation, il a allongé la voyelle qui le suit en un son ouvert
comme dans le mot knightnaït — ) ; quelquefois, il l'a
changé en f, comme dans draught (trait) et dans laugh (rire).
Cependant, il se présente dans ongunnon, remplacé par begun
(commencèrent), dans pluccian, remplacé par pluck (ramasser)
et dans etan, remplacé par eat (manger), des exemples
d'un genre de déperdition qui est bien voisin de la prodigalité ;
car la syllabe finale qui a été supprimée était précisément
celle qui donnait au mot sa forme grammaticale et indiquait,
ici le pluriel, et là l'infinitif. Si regrettables que soient ces
suppressions, elles marquent toute l'histoire de la langue anglaise
et des langues de la même famille ; on a perdu, par
là, des distinctions grammaticales, en même temps qu'on
en perdait les signes distinctifs, et cela aux dépens de la
clarté du langage. Pour en donner un exemple, nous allons
suivre un moment l'histoire de la syllabe, on, la terminaison
supprimée de ongunnon. Dans sa forme première, ou du
moins la première que nous connaissions, c'était le anti,
débris, probablement, de quelque pronom, ou de plusieurs
pronoms qui marquait la troisième personne du pluriel
dans toutes les inflexions verbales. Dans le latin, le anti devient
le unt, encore très-reconnaissable. Dans le vieux germanique
(le mœso-gothique), il forme and, au présent, et se
contracte déjà en un, au prétérit. La terminaison correspondante
à la première personne du pluriel était masi, dérivé
probablement aussi d'un pronom ; masi, après avoir passé
par plusieurs formes intermédiaires, comme le sanscrit,
mas, le grec (dorien) μες, le latin, mus, le slave, , est
devenu, en langue gothique, am au présent et um au parfait.
Dans l'allemand, nous trouvons seulement en, qui sert
à la fois à la première et à la troisième personne, la légère
43différence entre um et un ayant été effacée ; mais la seconde
personne y prend le et, à la différence des deux autres. Dans l'anglo-saxon,
cette différence s'efface encore, et il ne reste plus
que la terminaison générale on, séparant le pluriel du singulier
dans les trois personnes ; enfin, l'anglais moderne a effacé
jusqu'à ce dernier vestige d'un ancien système plus compliqué.

Un autre exemple des premiers effets de la même tendance,
dans notre passage, est fôr, remplacé par fared
(entra), dont la brièveté, comme celle des monosyllabes anglais
en général, est le résultat d'une longue suite d'abréviations.
Sa plus ancienne forme connue est papâra ; mais
cette forme elle-même révèle la suppression d'une terminaison
personnelle, ti, qu'elle devait avoir au commencement,
et dont nous voyons encore la trace dans le t du temps
présent dans l'allemand fährt, et dans le th ou l's de la
forme anglaise fareth ou fares.

Nous avons remarqué précédemment (page 34) que dans
le lîce de sothlîce, nous avons un exemple de la forme affectée
à un adjectif composé, forme qui, plus tard, est devenue le
ly, au moyen duquel la langue anglaise fait les adjectifs et qui
est, dans cette langue, un suffixe adverbial. Voici un autre
effet de cette tendance à l'abréviation ; son secours est essentiel
pour la conversion de ce qui était d'abord un mot indépendant
en un affixe, ou appendice indiquant la relation.
Tant que le mot combiné avec un autre conserve sa première
forme, de cette combinaison naît un mot composé ; mais,
quand, par un changement phonétique, son origine et son
identité avec le mot indépendant qui continue à subsister se
trouvent cachées, le mot composé devient plutôt un mot
dérivé. C'est l'abréviation phonétique qui a fait la différence
entre godly (pieux), mot composé qui contient un élément
radical et un élément formatif, et godlike (divin), qui est
simplement un composé. De même, en allemand, le suffixe
adjectif lich est devenu distinct de gleich (qui a, outre cela,
un préfixe) ; et, dans cette langue, gœttlich et gœttergleich
subsistent de même, à côté l'un de l'autre, l'un, comme
dérivé, l'autre, comme composé. A une période ancienne
de la langue germanique, la même influence conduisit à donner
au composé hyngre-dide-hunger-did la forme grammaticale
44de hyngre-de, hunger-ed (affamé) ; et, à une époque beaucoup
plus ancienne, elle avait converti certains éléments
pronominaux en ces terminaisons personnelles anti, masi
et ti, dont il a été parlé plus haut.

Ainsi, la tendance à l'économie de moyens, a une double
action, l'une destructrice, l'autre créatrice. Elle commence
par produire les formes que, plus tard, elle mutile et détruit.
Sans elle, les mots composés et les phrases agrégées resteraient
éternellement les mêmes. Son effet est surtout de
subordonner clans la forme ce qui est subordonné dans le
fond, d'unifier, de serrer les parties intégrantes, de déguiser
enfin la dérivation des signes linguistiques., en les réduisant
à la pure condition de signes, et de signes commodes. Nous
reviendrons sur ce sujet en examinant (dans le chapitre
septième) la troisième classe de modifications linguistiques,
la production de mots nouveaux et de formes nouvelles.

Mais, tandis que la tendance est la même partout, la manière
dont elle se manifeste par l'abréviation est très-variée,
et pour comprendre cette variété, il faut connaître
les habitudes de la langue à laquelle chaque manière appartient.
Les langues germaniques sont toutes caractérisées par
un accent assez fort mis, en général, sur la première syllabe
ou syllabe radicale des mots dérivés ou inflexionnels et sur
le premier membre des composés. Ce mode d'accentuation
est lui-même un exemple de changement phonétique, car il
n'appartient à aucune des langues parentes des langues germaniques,
pas même aux langues slaves, qui sont généralement
regardées comme celles qui s'en rapprochent le plus. Le
résultat de ce fait a été que, à une époque plus récente, chacune
des langues germaniques a, par un procédé indépendant,
perdu la voyelle distinctive de la syllabe terminale ou du
suffixe dans les inflexions et les dérivations, laquelle a
été remplacée par le son neutre de l'e : ce changement
a eu lieu, par exemple, à l'époque de transition du vieil
allemand au moyen haut allemand, et à celle de l'anglo-saxon
au vieil anglais. On lui doit aussi (quoique la volonté
réfléchie y ait eu part) l'abandon des terminaisons auxquelles
ces langues étaient sujettes, qui est surtout visible
dans la langue anglaise. Dans la langue française, l'histoire
45du changement est quelque peu différente : on n'a pas,
généralement, transporté l'accent latin d'une syllabe à une
autre ; mais on a abrégé, ou supprimé, tout ce qui dans le
latin suit la syllabe accentuée, laquelle est devenue la syllabe
terminale (en ne tenant point compte de l'e muet) de
tout mot français régulier : ainsi, dans peuple (de populum),
dans faire (de facere), dans prendre (de prehendere), dans
été (de œtatem et de statum). Ce dernier exemple — été (de
statum) appelle notre attention sur une classe de changements,
qui, par un tour curieux, finissent par l'extension de
la forme syllabique des mots. Pour les peuples gaulois qui
adoptèrent la langue latine, la prononciation de l's, devant
une consonne muette — k, t, ou p — était une difficulté qu'il
fallait éviter : de même que, pour les Anglais, plus tard, la
prononciation du g ou du k devant l'n (gnaw, knife, etc.).
Mais au lieu de supprimer la lettre incommode, ils la firent
précéder d'une voyelle, afin de la rendre d'une articulation
moins difficile, et il en est résulté des mots comme escape (en
latin scapus), esprit (spiritus), estomac (stomachus), et alors,
par une abréviation très-commune, le son sibilant a été supprimé,
et il s'est formé un. grand nombre de mots comme
école (schola), époux (sponsus), étude (studium), qui subsistent
dans le vocabulaire français. Une autre conséquence de la
même différence d'accentuation, c'est la mutilation plus
marquée de la partie radicale du mot dans les langues romanes
(surtout la langue française) que dans les langues
germaniques ; et plusieurs de ses résultats ont passé dans
la langue anglaise : ainsi preach (en français prêcher), de
prœdicare, cost (en français coûter), de constare, count (en
français compter) de computare, blame (en français blâmer),
du latin blasphemare et du grec βλασφεμειν. Des mots cependant,
comme such, tel, et which, que (en anglo-saxon swylc
et hwylc, en écossais, whilk, en allemand solch et welch),
lesquels viennent de so-like et who-like, montrent clairement
que la fusion qui fait disparaître les deux membres distincts
d'un mot composé ne se trouve pas exclusivement dans
la partie de la langue anglaise qui est empruntée au français.

Un des résultats les plus visibles de ces procédés, c'est la
présence d'un grand nombre de lettres muettes dans la forme
46écrite de langues comme l'anglais et le français, dans lesquelles
l'omission de sons autrefois articulés a continué pendant
la période de l'écriture. Ces lettres sont des souvenirs
de modes d'articulation qui prévalaient d'abord.

Ceci doit suffire comme exemple de la tendance à la commodité
qui se manifeste par l'abréviation. Mais l'autre mode d'action,
consistant à altérer les éléments conservés des mots, la
substitution d'un son à un autre, est aussi répandu et beaucoup
plus compliqué et difficile. Nous en avons déjà donné
des exemples : le mot contracté, piskop, a été prononcé
bishop ; et nous avons passé en revue (page 30) quelques-unes
des principales différences qui séparent la manière anglaise
de prononcer la voyelle de la manière anglo-saxonne.
La liaison du système des voyelles dans la langue anglaise
est détruite par ces changements, dont l'effet envahissant se
montre dans les noms étranges, que l'on donne, en cette
langue, aux. sons-voyelles. La véritable manière, la manière
originelle, de prononcer l'a était celle qu'on emploie dans
les mots far (loin), father (père) : celle qu'on appelle a long
comme dans fate (sort) est en réalité un e long, le son qui
se rapproche le plus de l'e court de met (rencontré) auquel
on continue à donner son véritable nom, parce qu'on n'en a
point généralement changé le son ancien ; l'a court de fat
(gras) est un son nouveau, intermédiaire entre l'a de far et
l'a de fate, et l'on n'a point de lettre pour le représenter. De
même, l'e long de mete (mesurer) est réellement un i long ; et
ce que les Anglais appellent un i long comme dans pine (consumer)
est une diphthongue . D'un autre côté, l'u long de
pure (pur) n'est pas même une diphthongue, mais une syllabe,
yu, composée d'une demi-voyelle et d'une voyelle, et l'o court
de not (pas), et l'u court de but (mais), sont des sons nouveaux
qui n'ont rien de commun avec l'o long et l'u long et
qui, par conséquent, n'ont point, par droit de naissance, de
signes représentatifs dans notre alphabet. C'est comme si nous
voulions appeler nos ormes de grands lilas, ou nos rosiers
de petits érables. Que les voyelles écrites aient, en anglais,
de trois à neuf valeurs différentes chacune, cela est dû à ce
fait que les Anglais ont changé en autant de manières différentes
les sons doubles, pendant la durée de la période historique.
47Des changements antérieurs avaient déjà eu lieu.
Ces espèces de changements ont été plus nombreux dans la
langue anglaise que dans aucune autre langue connue ;
mais leurs résultats se rencontrent fréquemment dans toutes
les langues : le français, par exemple, a donné au vieil u
latin un son mixte entre i et u (l'ü allemand) et a converti
la vieille diphthongue ou en un son semblable à l'oo anglais
(un fait analogue sur les deux points s'était produit dans le
grec ancien) ; il a pris un goût singulier pour le son diphthongal
oi (qui ressemble à peu près au wa de was chez les
Anglais) et il le substitue à toutes sortes de sons anciens,
comme dans moi, pour me, dans crois pour credo, dans
mois, pour mensis, dans quoi, pour quid, dans foi, pour
fides, dans loi, pour legem, dans noir pour nigrum, dans
noix, pour nucem, et ainsi de suite.

Les voyelles sont beaucoup plus sujettes à des altérations
en masse que les consonnes, et, dans notre passage type,
les indications de changements dans les consonnes sont
assez rares. Cependant, ofer a été changé en over par la
transformation d'un son sourd en un son analogue, phénomène
très-commun dans le langage, et la même chose a eu
lieu pour l's finale de his et d'œceras, qui est devenu à la prononciation
un z, sans changer de forme écrite. Mais, si nous
regardons plus loin dans les langues parentes de la langue
anglaise, nous y trouverons les marques de nombreuses
mutations de consonnes. Dœg est en allemand tag, avec un
t à la place d'un d, et hyngrede est hungerte ; et si nous parcourions
le vocabulaire entier des deux langues, nous trouverions
que c'est là leur relation la plus commune et serions
conduits à poser en « loi » que le d anglais et le t allemand
se correspondent l'un à l'autre. De plus, etan est essen, en
allemand, avec le son s à la place du son t, et cela, aussi,
est une relation constante ; il n'en est pas autrement avec
thâ, qui est le die allemand, avec un d à la place d'un th.
Mais etan et essen répondent au latin edere, au grec ἔδω, au
sanscrit ad ; et thâ et die sont les deux formes régulières
germaniques de la vieille racine pronominale ta (en grec,
το, etc., en sanscrit, tad, etc.) ; c'est là encore un fait général,
de façon que les gens qui s'occupent de grammaire
48comparée ont été amenés à poser en principe que le son t
qui se trouve dans la plupart des langues de même famille
que la langue anglaise est régulièrement un th dans une
partie des dialectes germaniques et un d dans les autres ;
que le d se prononce dans les uns comme t, dans les autres
comme s, et qu'une diphthongue aspirée en grec et en sanscrit
th ou dh correspond au d anglais et au t allemand. C'est
là la fameuse loi de Grimm, celle de la permutation ou rotation
des sons muets dans la langue germanique. Ce n'est
qu'un exemple et certainement un exemple frappant de ce
qui arrive universellement dans les langues qui ont des rapports
entre elles : leurs sons, dans les mots correspondants,
ne sont pas toujours les mêmes ; ils sont au contraire divers,
mais divers en vertu d'une différence constante ; il y a entre
eux une relation qui n'est pas un rapport d'identité. Il
s'ensuit que lorsqu'on compare deux langues entre elles, le
premier point sur lequel il faut se fixer est celui-ci : ce qui
est dans l'une, voyelle ou consonne, est voyelle ou consonne
dans l'autre. Cet état de choses n'est que le résultat de ce
fait, déjà remarqué, que le mode de prononciation d'une
langue est perpétuellement en voie de changement : changement
plus ou moins important, plus ou moins général,
mais continu ; et que deux langues ne changent pas précisément
de la même manière. En présence du phénomène que
nous avons montré, le linguiste doit d'abord se demander
lequel (s'il y en a un) des sons, t, d, th, dh, est, dans un cas
donné, le son original, par quelles altérations successives
chacun des résultats divers a été obtenu, et (s'il le peut)
quelle est la cause qui a présidé à cette série d'altérations.

Si hétérogènes que les faits puissent paraître à la première
vue, le linguiste s'aperçoit bien vite qu'ils ne sont point des
résultats confus de changements accidentels ; ils sont soumis
à des règles, à une marche, à une loi, un son se transforme en
un autre qui lui est physiquement analogue, c'est-à-dire qui
est produit par les mêmes organes et d'une manière à peu près
semblable ; et le mouvement de transition suit une direction
générale, est soumis à une cause spécifique. Ceci a engagé
ceux qui étudient les langues à analyser à fond les procédés
de l'articulation, comme étant une partie de la linguistique,
49et tels sont l'intérêt et l'importance de cette analyse que nous
ne pouvons éviter de nous y arrêter un peu : pas assez longtemps,
sans doute, pour en pénétrer les profondeurs, mais
assez pour acquérir une idée de notre alphabet parlé, comme
étant un système régulier de sons, et des degrés de relations
qui les lient et qui aident à déterminer entre eux les transitions.

Les organes au moyen desquels sont produits les sons alphabétiques
sont les poumons, le larynx et les parties de la
bouche qui suivent le larynx. Les poumons sont, pour ainsi
dire, les soufflets de l'orgue ; ils font passer un courant d'air
par la bouche, plus ou moins rapide, plus ou moins fort,
selon le besoin de celui qui parle. Le larynx est une espèce
de boîte placée a l'extrémité supérieure du tuyau à vent et
qui contient l'équivalent de la languette dans le tuyau d'orgue,
avec l'appareil musculaire nécessaire à son fonctionnement.
Des deux côtés de la boîte, s'avancent deux demi-valvules
dont les bords membraneux — les cordes vocales —
sont susceptibles de se rapprocher au milieu du passage et
de se tendre, de façon à ce que le courant d'air qui passe les
mette en vibration, et c'est cette vibration qui, communiquée
à l'air, arrive à nos oreilles comme sons. Dans la respiration
ordinaire, les valvules sont rétractées et distendues, laissant
un vide large et à peu près triangulaire entre elles pour le
passage de l'air. Ainsi, le larynx donne les éléments du ton,
avec ses variétés de grave et d'aigu, et son importance dans
le langage peut être appréciée par ceux qui ont entendu la
machine automatique parlante, avec sa terrible monotonie.
Au-dessus de l'appareil vibrant du larynx, est placée, comme
une boîte sonore, la cavité du pharynx, avec celle de la bouche
et celle du conduit nasal ; et les mouvements volontaires
de la gorge et des organes de la bouche modifient tellement
la forme et la dimension de cette boîte, qu'ils donnent au son
produit les variétés de caractère et de nature qui font les
sons de notre alphabet parlé. Donc, pour définir brièvement
ce que c'est que voix, on peut dire que c'est le produit audible
d'une colonne d'air émise par les poumons, rendue sonore,
à différents degrés, par le larynx, et individualisée par
les organes de la bouche.

La description détaillée de l'appareil vocal, des mouvements
50des muscles, des cartilages, des membranes qui causent
et modifient les vibrations, appartient à la physiologie.
Déterminer la forme et la composition des vibrations de l'air
qui affectent l'oreille de diverses manières est l'affaire de l'acoustique.
Ce qui, en matière phonétique, revient de droit au
linguiste, ce sont les changements volontaires de position
des organes de la bouche, etc., changements qui font la
variété des sons. Ceux-ci sont tantôt faciles et tantôt difficiles
à reconnaître ; mais les points principaux, qui sont
à peu près les seuls qu'il nous importe ici de remarquer,
peuvent être saisis par tout le monde à l'aide d'une observation
qui s'applique à soi-même. Et nul ne peut devenir
compétent dans les sujets phonétiques, s'il ne s'est attaché
à suivre et à comprendre les mouvements qu'il exécute lui-
même en parlant, et s'il ne peut former de son alphabet parlé
un tableau systématique et suivi. Nous essaierons d'en tracer
un ici, contenant les sons ordinaires de l'alphabet anglais.

Tout système alphabétique doit avoir pour point de départ
l'a tel qu'il se prononce dans far et dans father ; car
ce son est le ton fondamental de la voix humaine, le produit
le plus pur des poumons et de la gorge ; si nous ouvrons la
bouche et le gosier le plus que nous pouvons, en écartant du
passage de l'air tout ce qui pourrait en modifier le courant,
a est le son qui se fait entendre. En rétrécissant, plus ou
moins, la cavité orale, le son est plus ou moins modifié.
La modification la moins sensible, celle qui tout en altérant
la qualité du ton en laisse subsister l'élément prédominant,
donne naissance aux sons que nous nommons voyelles. Mais
la cavité orale peut être rétrécie de telle sorte, sur un point
ou sur un autre, que cela donne naissance à un son d'un
caractère très-différent, le son d'une consonne, produit
de la friction. Le rétrécissement de la cavité peut être
plus grand encore ; elle peut être entièrement fermée,
l'élément de la forme, c'est-à-dire la modification orale,
peut prévaloir complètement sur l'élément matériel du ton :
en ce cas, le son produit n'est audible qu'au moment où le
contact cesse, et c'est là ce que nous nommons un son muet.

Ces détails sommaires nous donnent le plan sur lequel un
système alphabétique peut être établi. Il s'étend de l'a ouvert
51de far, aux sons muets complètement fermés ; ce sont là ses
limites naturelles et nécessaires ; et ce sont les degrés intermédiaires
entre le son le plus ouvert et le son le plus fermé
qui peuvent être divisés en classes. Théoriquement, un
nombre infini de sons plus ou moins muets peuvent être
produits par le rapprochement des organes, depuis le bord
des lèvres jusqu'au fond de la gorge ; mais, dans le fait, on
n'en trouve guère que trois : un, formé par le rapprochement
des lèvres, qui donne le p ; un, formé parle rapprochement
du fond du palais et de la partie supérieure de la langue
près de la racine, qui donne k ; et un, intermédiaire entre
les deux autres, formé par le rapprochement de la pointe
de la langue et de la partie antérieure du palais, près des
dents incisives, qui donne t. Les deux derniers s'appellent
son guttural et son dental. Ce sont là les seuls sons muets
fermés que l'on trouve dans les langues française, anglaise
et allemande, et même dans la grande majorité de toutes les
langues humaines. Ils naissent dans trois régions distinctes
de la cavité orale : la région antérieure, la région postérieure
et la région intermédiaire. La même tendance à une triple
classification fondée sur la même base, existe dans les autres
sons, de façon qu'ils s'arrangent naturellement eux-mêmes
sur l'échelle des sons ouverts aux sons fermés, depuis
l'a ouvert de far, jusqu'aux p, t et k fermés. Ce fait
fournit le second élément nécessaire pour convertir la masse
des sons articulés en un système ordonné. Nous donnons
ci-dessous l'alphabet anglais arrangé sur ce plan et nous
continuerons à l'étudier plus en détail.

image sonores | sourdes | palatales | linguales | labiales | voyelles | semi-voyelles | consonnes | nasales | aspirées | sifflantes | soufflantes | muettes | expirées | produites par friction52

Avec k, t, p, viennent leurs analogues g, d, b. Ces sons
forment la contre-partie des premiers. Dans ceux-ci, il n'y
a point d'articulation saisissable pour l'oreille pendant que
la langue et le palais sont en contact ; c'est l'opposé le plus
complet de l'a. Le son se produit ensuite comme par
explosion. Dans les derniers, il existe, même pendant le
contact, une vibration des cordes vocales, un passage suffisant
pour que soit mis en vibration l'air qui est chassé des
poumons dans la boîte réceptable du pharynx et de la
bouche ; c'est là ce qui donne lieu à la distinction fondamentale
des sons sourds et des sons sonores ; les autres
faits suivent, comme des conséquences. Les noms de sons
forts et de sons faibles, de sons durs et de sons doux, de
sons aigus et de sons graves, et ainsi de suite, fondés (plus
ou moins faussement) sur ces caractères subordonnés, doivent
être rejetés. La différence entre pa et ba consiste en ce
que l'articulation sonore commence dans le premier au moment
où le contact cesse et, dans le second, un peu avant ;
dans ab, la sonorité persiste un peu après ; dans aba, elle est
ininterrompue et continue ; il en est de même de d et de g.

Mais il y a un troisième produit des trois positions des organes
buccaux qui donnent les sons muets. En abaissant le
voile du palais qui ordinairement clôt le passage entre le
pharynx et le nez, le courant vibratoire qui contient les sons
b, d, g, pénètre dans le nez et en sort ; et le résultat est la
classe des nasales (ou sons résonnants) m, n et ng (comme
dans singing). Ici, bien que les organes de la bouche soient
fermés, le ton est si sonore et si continu, que la cessation du
contact, ou l'explosion, est peu de chose, et que cette classe
de sons est haut placée dans l'alphabet et se trouve voisine
des voyelles.

En règle générale (les exceptions sont fort rares) toutes
les fois qu'une langue possède l'un des trois sons muets
fermés, elle possède aussi les deux autres : ainsi, la présence
du p dans un alphabet, implique la présence du b et
de l'm, et vice versa.

Dans les plus anciennes langues de même famille que la
langue anglaise, et même dans quelques-unes des modernes
appartenant à cette famille ou à d'autres, il existe un quatrième
53et un cinquième produit des trois positions articulatoires,
produits qui résultent d'une légère expiration (flatus),
l'h bref, après le son muet simple ; lequel change le p ou le
b en ph ou bh (prononcés comme ils sont écrits) et ainsi de
suite. On les appelle les sons muets aspirés, ou simplement
les sons aspirés.

Après les sons muets formés par le rétrécissement de la
cavité orale, vient la classe des sons formés par friction et
qui résultent de la friction de l'air contre les parois d'une
étroite ouverture. Si les lèvres sont seulement rapprochées
au lieu d'être closes, et que le souffle passe entre elles avec
force, on entend le son de l'f, et si ce souffle est déjà chargé
de sonorité le son du v. Cependant, ces sons ne sont pas précisément
l'f et le v français et anglais (ni même, en général,
allemand) ; car, en français, le bout des dents vient se poser
sur la lèvre inférieure, et le passage du souffle a lieu entre
les dents et la lèvre, donnant un son quelque peu différent
du son labial, le son dentilabial. Le relâchement du contact
lingual donne de la même manière les sons s et z, et celui
du contact palatal donne le ch allemand (sa contre-partie
sonante est très-rare). En pratique, cependant, on juge à
propos de diviser les sons fricatifs en deux sous-classes :
s et z ont une qualité particulière que nous appelons sibilante
ou sifflante ; tels que le sh et le zh qui sont produits
plus au fond de la bouche et plus du palais. Ces quatre
derniers sons, divisés deux par deux, s'appelleront donc
sifflantes, linguales et palatales. Après l'f et le v, et rapprochés
d'eux par leurs variétés dentilabiales, nous avons
les deux sons anglais du th, sourd dans thin, sonnant
dans then (écrits dh dans notre tableau), qui sont de véritables
sons dentilinguals, produits entre les dents et la
langue. Ces quatre sons, avec le ch (allemand), sont classés
comme soufflantes. Historiquement, ils sont rapprochés les
uns des autres par cette circonstance qu'ils sont tous des
produits fréquents de l'altération d'un son muet aspiré. De
là vient qu'ils sont si souvent, dans diverses langues, écrits
par ph, th, ch (= kh).

Une tendance semblable aux trois actes oraux déjà décrits
apparaît dans les sons-voyelles, ou sons ouverts. Un ι (dans
54pīque, pĭck) est une voyelle palatale formée par le rapprochement
de la partie la plus large de la langue de la partie
du palais où se produit le son k ; un u (rūle, pŭll) se forme
par le rapprochement des lèvres en rond, les mêmes organes
qui produisent le p (quoique non sans une action accessoire,
de la base de la langue) et entre l'a (far) et l'i
se trouve l'e (thēy, thĕn) formé par un rapprochement
moindre de la langue et du palais, comme l'o (nōte, ŏbey) se
trouve entre l'a et l'u. Le son de fat, man (figuré par œ dans
le tableau) se trouve entre l'a et l'e, comme celui de āl,
whăt
(figuré par A dans le tableau) se trouve entre a et o
Si nous représentons un moment les sons purement fricatifs
par kh et ph, nous aurons la série palatale a œ e i kh k, et la
série labiale a A u ph p, qui sont les séries véritables,
formées par le rapprochement plus ou moins grand des
mêmes parties de la bouche jusqu'à la clôture complète.

Il y a encore une classe à noter : celle des semi-voyelles,
ou sons qui participent de la voyelle et de la consonne. I
(pique) et u (rule) sont les sons les moins ouverts que nous
puissions former dans la catégorie des sons à intonations
que nous appelons voyelles. Mais ils sont si près d'être des
sons fermés, qu'il suffit de les prononcer très-brefs et comme
transition à un autre son-voyelle, pour les convertir en
consonnes : exemple, y et w ; ces deux sons diffèrent, tout
au plus, et cela fort peu, dans la position articulatoire, des
sons i et u. Avec eux viennent l'r et l'l, semi-voyelles linguales,
employées aussi dans beaucoup de langues comme
voyelles ; l'l, même en anglais, dans able (capable), eagle
(aigle), etc. L'r se prononce entre le bout de la langue et le
palais, et est si généralement un trille ou son vibrant que l'on
peut le comparer au trille musical ; l'l force celui qui le prononce
à mettre le bout de la langue contre le palais, mais à
laisser les deux côtés ouverts pour le passage libre du
souffle.

Il existe encore deux voyelles simples, celle de hūrt et de
hŭt — blesser et hutte — (figurées par ə dans notre tableau)
dont la qualité spécifique est due à une faible action de la bouche
tout entière plutôt qu'à un rapprochement des organes
sur un ou plusieurs points, et qui sont ainsi un a atténué ;
55nous les avons placés au centre du triangle des voyelles,
plutôt parce qu'elles n'ont pas de place ailleurs que parce que
c'est leur place nécessaire.

Les distinctions de voyelles longues et de voyelles brèves,
quoiqu'elles impliquent toujours en anglais des différences
de qualité aussi bien que de quantité, et les trois voyelles composées
ou diphthongues, ai (l'i long de aisle), au (out, how)
et Ai (oil, boy) ont été, pour simplifier les choses, négligées
dans notre tableau. Il ne reste à y chercher une place et
une définition que pour le son quelque peu anomal de l'h.
Nous avons vu que dans les classes des sons muets et des
sons fricatifs, les sons vont deux par deux ; les uns produits
par le souffle simple, les autres, par le souffle et l'intonation
réunis ; mais, tous par la même position des organes ;
tandis que ce n'est pas le cas pour les autres sons plus ouverts.
Nous pouvons donner des différences la définition générale
suivante : à un certain degré de rapprochement des
organes de la bouche, le souffle simple est suffisamment caractérisé
pour former à lui seul un des éléments de l'alphabet
dans chacune des positions articulatoires ; au-dessous de ce
degré, l'intonation est nécessaire pour produire des éléments
distincts le souffle sourd, quoique quelque peu différencié
dans les différentes positions, ne l'est pas assez pour
former dans chacune un élément d'alphabet ; les divers
souffles ne comptent que pour une seule lettre, l'h. L'h, aspiration
pure, est un souffle expiré dans une des positions où
se forme la lettre qui y est jointe, que ce soit une voyelle,
une semi-voyelle ou une nasale ; en anglais, cela n'a lieu que
devant une voyelle ou devant le w et l'y dans des mots tels
que when (quand) et hue (couleur). C'est, alors, le son sourd
commun aux trois classes de sons sonnants mentionnées tout
à l'heure.

Le tableau, ainsi tracé et décrit, peut être pris comme un
modèle général, sur le plan duquel on peut arranger l'alphabet
parlé de toutes les langues du monde, afin de comparer
les divers alphabets dans leurs relations intimes et
dans leurs rapports entre eux. Quoiqu'il ne soit pas parfaitement
clair jusque dans ses moindres détails, il montre un
plus grand nombre de rapports dans les sons alphabétiques,
56et les montre avec plus de justesse qu'aucun autre tableau.
Et, si restreint que soit le nombre des sons qu'il note, comparé
à l'immense variété de ceux qui composent le langage
humain, — laquelle est de trois ou quatre cents, — cependant
il comprend tous les sons principaux et ne laisse de
côté que des variétés légèrement différenciées. Le nombre
possible des mouvements articulatoires humains et des combinaisons
est, théoriquement, infini ; mais, en pratique, il
est étroitement limité. Et un système comme le système
anglais, qui contient environ quarante-quatre sons caractérisés
distincts, est un des plus riches qui existent dans les
langues anciennes et modernes.

Notre tableau a surtout cet avantage qu'il met convenablement
en lumière le rapport des voyelles et des consonnes
qui, bien que très-distinctes sous le rapport phonétique, ne
sont nullement des systèmes indépendants et séparés, mais
forment seulement les deux pôles d'une série continue,
dont le milieu est territoire neutre : elles sont tout simplement
les sons les plus ouverts et les sons les plus fermés du
système alphabétique. De leur alternation et de leur opposition
dépend le caractère syllabique ou articulé du langage
humain : le courant du son est brisé en articuli ou joints,
par la succession alternée des sons ouverts et des sons fermés,
succession alternée qui à la fois les lie et les sépare,
les rend flexibles, distincts, et permet une variété infime de
combinaisons. Une pure succession de voyelles manquerait
de netteté ; ce serait plutôt des sons chantés que des sons
parlés ; et, d'un autre côté, une pure succession de consonnes,
quoiqu'on pût parvenir à l'articuler par un suffisant
effort, serait un crachottement indistinct et désagréable.

Un autre avantage du même tableau, consiste en ce qu'il
montre le développement historique général de l'alphabet.
La langue primitive à laquelle remontent les langues de
même famille que la langue anglaise, n'avait pas la moitié
autant de sons qu'il y en a d'indiqués dans notre tableau, et
ceux qu'elle possédait étaient les points extrêmes de notre
système : parmi les voyelles, a i et u qui forment les trois
coins du triangle des voyelles ; parmi les consonnes, les sons
muets seulement, ainsi que les nasales m et n, qui sont aussi
57des sons muets par la façon dont ils se forment dans la bouche ;
dans toute la classe des sons fricatifs, elle ne possédait
que l's. L'l n'était pas encore distincte de l'r, ni le w et y
de l'u et de l'i. Les vides du système ont été remplis par des
sons nouveaux et d'un caractère intermédiaire, formés par
des positions d'organes moins fortement différenciées. Nous
pouvons dire que, par le progrès des temps, les hommes ont
perfectionné leurs organes de façon à pouvoir produire des
sons plus voisins les uns des autres et plus modulés. Et ce
n'est pas là une vague expression poétique ; non plus que ce
n'est une raison de croire que les organes de la prononciation
aient changé. Il en est de cela comme de toute espèce d'exercice :
le point de départ est le même ; mais le sujet adulte
arrive à plus de perfection, et le point qu'il a atteint devient
le modèle que les enfants s'efforcent d'atteindre à leur tour.

Dans le procédé, on trouve aussi une manifestation évidente
de la tendance à la commodité. Non pas que les sons
nouveaux soient en eux-mêmes d'une articulation plus facile
que les sons anciens ; au contraire, ils sont quelquefois plus
difficiles : car les enfants ont plus de peine à les apprendre
et à les reproduire, et les langues humaines ne les possèdent
pas d'une façon si générale ; mais ils sont plus commodes
pour le parleur exercé, quand ses organes exécutent, dans
la rapidité du discours, de continuelles transitions entre les
voyelles et les consonnes, entre les positions ouvertes et les
positions fermées. Raccourcir les mouvements que ces transitions
rendent nécessaires, diminuer l'ouverture, dans les
sons ouverts, et le rétrécissement dans les sons fermés, est
une économie que les organes de l'articulation tendent à
faire — tendance aveugle, sans doute — et qu'ils réussissent
à faire par l'habitude. C'est là l'influence d'assimilation que
les voyelles et les consonnes exercent mutuellement les
unes sur les autres ; chacune des deux classes de sons tâche
d'absorber l'autre classe : les voyelles deviennent consonnantales,
les consonnes vocaliques. Il en résulte que la
marche du changement phonétique est des extrémités au
centre, dans notre tableau alphabétique : les sons muets
deviennent fricatifs ; l'a (far) est changé en e (they), l'i
(pique) ou en o (note) ou en u (rule). Le mouvement contraire
58n'est pas inconnu ; mais il ne se produit que sous l'empire
de causes exceptionnelles et spéciales ; c'est, comme nous
l'avons dit plus haut, le remou du courant. Les classes centrales
des nasales et des semi-voyelles, qui subissent moins
ce mouvement général, sont aussi, en somme, les moins
convertibles des sons alphabétiques. Pour donner un exemple
des effets de cette tendance, en sanscrit (la moins altérée,
au point de vue phonétique, des langues de notre
famille) l'a (far) forme au moins trente pour cent de la
somme des sons articulés ; et nous pouvons logiquement
établir qu'il y a eu un temps où le son a et les sons muets
formaient, à eux seuls, les trois quarts des sons du discours ;
en anglais, qui de toutes les langues de cette famille est la
plus altérée, le son a ne se trouve guère que dans la proportion
d'un demi pour cent dans la totalité des sons articulés,
tandis que i (pique, pick) et d (hurt, hut), la plus fermée,
la moins audible des voyelles, est dans la proportion
de plus de seize pour cent ; et les sons fricatifs sont devenus
presque plus communs que les sons muets (chacune de ces
deux classes formant dans la totalité des sons articulés, environ
dix-huit pour cent 14).

Nous avons appelé cela un progrès d'assimilation ; et sous
ce nom général nous pouvons grouper la plus grande partie
des autres changements phonétiques qui se produisent dans
le langage. La combinaison des éléments pour former les
mots, leur contraction par l'omission des voyelles légères,
rapprochent souvent des sons qui demandaient, pour être
produits, un trop grand effort musculaire : on rend la chose
plus facile en adaptant les deux sons l'un à l'autre. Par exemple,
plusieurs combinaisons de consonnes sourdes avec des
consonnes sonnantes sont si difficiles à prononcer, que nous
les trouvons impossibles (ceci n'est qu'affaire de degrés), et il
n'y a pas de fait plus commun dans toutes les langues que
la transposition des sons muets et des sons sonnants. Il se
produit aussi, dans ce cas, un mouvement plus général : puisque
les éléments sonnants (y compris les voyelles) sont beaucoup
59plus abondants dans le discours que les éléments sourds,
la force d'assimilation s'exerce en faveur de la sonorité, et il
arrive que les sons sourds sont convertis en sons sonnants,
beaucoup plus souvent que le contraire n'a lieu.

Il y a un degré d'assimilation des voyelles aux consonnes
qui s'y trouvent jointes ; mais les cas sont sporadiques et
même douteux. L'influence des voyelles sur les voyelles,
même quand elles sont séparées par des consonnes, est plus
marquée et produit certaines classes de phénomènes importants.
La différence entre man (homme) et men (hommes au
pluriel) est due, en dernier lieu, à ce que la terminaison plurielle
était autrefois indiquée par un i, lequel déteignait,
pour ainsi dire, sur la voyelle qui le précédait : en islandais,
on voit la marque de cet effet dans les formes degi et dögum
qui proviennent de dagr. D'un autre côté, dans les langues
scythiques, c'est la voyelle finale du radical qui s'assimile la
voyelle des suffixes suivants, comme nous le remarquerons
plus tard (chapitre XII).

Quoique l'assimilation soit la loi principale de l'aggrégation
des sons, la dissimilation se produit aussi quelquefois, et
quand la succession ininterrompue de deux mouvements
articulatoires semblables les rend trop incommodes, on les
évite en changeant l'un des deux.

Non-seulement les parties des mots, dans leurs combinaisons,
mais aussi les mots séparés, s'influencent mutuellement
pour la position des sons, et cela se montre surtout
dans leurs éléments terminaux. Il y a plusieurs circonstances
qui concourent à ce résultat. Dans les langues de la même
famille que la langue anglaise et dans la majorité des autres
familles, l'élément formatif qui est le moins indispensable
vient le dernier et est celui qui se conserve le moins, puisqu'il
est le moins nécessaire. De plus, l'expérience montre
qu'une syllabe ouverte qui se termine par un son ouvert, ou
voyelle, est plus commode, plus naturelle à prononcer
qu'une syllabe fermée qui se termine par une consonne.
Un son muet employé comme finale est presque insaisissable
pour l'oreille, à moins que le contact de la langue et du
palais ne fasse place à une bouffée de souffle ; et cette difficulté
regarde aussi les autres consonnes à un certain degré.
60Elle est presque invincible pour les Anglais, puisqu'ils permettent
toutes les consonnes de leur alphabet (à l'exception
du zh), à la fin des mots ou des syllabes devant une autre
consonne ; mais les dialectes polynésiens, par exemple, n'admettent
aucun groupe de consonnes nulle part, et terminent
tous les mots par des voyelles ; le chinois littéraire n'a aucune
consonne finale, excepté une nasale ; le grec, aucune,
excepté le ν, σ, ρ (n s r) ; le sanscrit en permet seulement
environ une demi-douzaine ; l'italien a rarement des consonnes
finales ; le français a, en général, des sons muets,
excepté, c, t, l, r ; l'allemand ne tolère aucun son muet sonnant
à la fin des mots, et ainsi de suite.

Mais la loi de la commodité ne s'applique pas seulement à
l'assimilation. Il n'y a rien de plus fréquent que de voir une
langue prendre, pour ainsi dire, certain son particulier ou
certaine classe de sons en aversion et les convertir en
d'autres. Nous en trouvons un exemple dans le vieux son
anglais de l'h du mot cniht, etc. La plupart des langues de
même famille que la langue anglaise ont les anciens sons
muets aspirés et les ont convertis en sons muets simples, ou
en sons expirés. Les Grecs avaient de bonne heure rejeté
l'y et plus tard le w : le dernier, qui est le digamma,
prolongeant son existence dans la période historique. De
curieux caprices, des discordances entre les différentes langues
en matière de prédilection et d'aversion, se montrent
en grand nombre dans ce genre de changements phonétiques.
Les transpositions de deux sons substitués l'un à
l'autre sont encore plus embarrassantes et plus étrangères
aux règles : par exemple, la transposition, dans la langue
arménienne, du son sourd et du son sonnant (Dikran pour
Tigranes, et ainsi de suite), à laquelle la confusion vulgaire
du w et du v et de la présence ou de l'absence d'un h initial,
fournissent un analogue dans la manière de parler et d'écrire,
en usage chez les illettrés. Et cela est d'une difficulté
comparative qui est au moins comme le carré du nombre
des éléments compris dans la loi de Grimm, ou la loi de la
permutation des sons muets dont nous avons parlé plus haut
(page 49). La science de la phonétique n'est pas encore assez
avancée pour traiter avec succès un sujet comme celui-là ;
61et vouloir fournir une explication du phénomène en question,
c'est montrer qu'on en ignore les difficultés réelles.

Il faut bien se persuader que l'étendue de la science phonétique
et ses moyens de pénétrer la cause des faits et d'en
rendre compte sont très-bornés. Il y a toujours au moins
un des éléments des changements phonétiques qui se refusent
à l'analyse scientifique : c'est l'action de la volonté humaine.
L'œuvre est celle de l'homme, lequel adapte les
moyens au but, sous l'impulsion de motifs et d'habitudes, qui
sont le résultat de causes si multiples et si obscures qu'elles
résistent à toute investigation. Le phonétiste ne peut jamais
procéder à priori ; sa seule affaire est de noter les faits, de
déterminer les rapports entre les anciens et les nouveaux, et
de rendre compte des changements du mieux qu'il peut, en
montrant les tendances, ou plutôt la forme des tendances
dont on peut penser qu'ils sont le résultat. La véritable raison
qu'on peut donner d'un changement phonétique, c'est qu'une
société, qui eût pu en effectuer tout autre, a voulu choisir
celui-là, mettant aussi en lumière la prédominance de tel
ou tel motif, parmi ceux qu'une induction attentive fait reconnaître
pour les causes ordinaires de ces changements.

La tendance du changement phonétique est si décidément à
l'abréviation et à la mutilation des mots et des formes qu'on
l'a nommée assez justement, le déclin phonétique. Pour arriver
à la commodité, les éléments du discours sont d'abord
unifiés ; ensuite, bouleversés et détruits. Ce sont les procédés
de la combinaison (lesquels seront traités dans le septième
chapitre) qui ouvrent un large champ à l'action de la tendance ;
si le langage était toujours demeuré dans sa simplicité primitive,
la sphère des changements eût été beaucoup plus
étroite et le résultat beaucoup moins comparable à un déclin.

Avant de quitter le sujet des changements de formes
externes, nous donnerons un moment d'attention à une
espèce de changements d'un caractère très-différent, quoique
les causes qui les produisent aient des points d'analogie
avec ceux que nous avons examinés : nommément, à la
classe dont les modernes ears et fared comparés aux anciens
ear et fôr (page 32) nous ont fourni des exemples. Quand la
corruption phonétique a trop déguisé ou a détruit les caractères
62d'une forme de façon à en faire un cas exceptionnel et
anormal, il y a tendance à la reconstruire sur un modèle dominant.
Les cas les plus nombreux exercent une puissance
d'assimilation à l'égard des moins nombreux. Or, on peut
dire que c'est là une économie mentale : on s'épargne des
efforts de mémoire, en évitant d'avoir à se souvenir de cas
d'exception et à en tenir compte dans le discours. La distinction
de forme entre le pluriel et le singulier est une de
celles qui se sont effacées dans la langue anglaise sans qu'on
y prît garde. De tous les signes du pluriel, celui qui avait le
caractère le plus distinctif était l's. L'attention se concentra
sur ce signe comme étant un affixe par lequel la modification
plurielle du sens avait lieu et on l'employa dans des mots
auxquels il n'avait pas été appliqué auparavant ; le mouvement,
une fois commencé, s'accrut, jusqu'à ce qu'il eût
remplacé tous les mots qui servaient à indiquer le nombre
pluriel. Il en fut ainsi du verbe. Par la prédominance numérique
de formes comme loved de love (aimer), l'addition du
d en vint à être plus visiblement associée à la désignation
du temps passé et l'on commença à mépriser les exceptions.
Dans la période moyenne de la langue anglaise, un nombre
considérable de verbes changèrent ainsi, comme fare, leur
vieux mode de conjugaison. Mais la tendance agit encore, et
sur une petite échelle comme sur une grande. Les enfants
surtout se trompent toujours dans cette direction, ils disent
gooder et badder, maris et foots, goed et comed ; même brang
et thunk, et des exemples de pareils produits se glissent
même quelquefois dans le langage des adultes. Le mot its a
été fait de cette manière au seizième et dix-septième siècle ;
la langue anglaise a gagné ainsi les doubles comparatifs
lesser et worser (moindre et pire). Il y a bien des gens qui
sont conduits à dire plĕad (comme rĕad) au lieu de pleaded,
plaidé, et même à fabriquer des anomalies sans motifs comme
proven au lieu de proved (prouvé). On recourt souvent à
cette règle pour expliquer les procédés de formation des
langues primitives. La force de l'analogie est, dans le fait,
une des plus puissantes que l'on voit à l'œuvre dans l'histoire
du langage ; comme elle fait des classes entières de
mots, elle change aussi les limites de ces classes.63

Chapitre cinquième
Développement du langage : changement du sens
des mots.

Etendue et variété de cette espèce de changement ; ses causes
cachées qui sont : la nature arbitraire du lien entre le mot et
l'idée, et la tendance à l'économie de moyens ; noms génériques
et noms propres ; exemples : les planètes et leurs analogues. —
Restriction de la signification générale des mots à une signification
particulière. — Extension du sens des mots, du propre au figuré ;
exemples : tête, etc. ; oubli de l'étymologie des mots. — Développement
du vocabulaire des idées abstraites par des emprunts faits
au vocabulaire des idées concrètes ; manière dont se construisent
les mots formels, ou formatifs, avec les noms de substances ou de
choses ; les auxiliaires sont des éléments formels ou formatifs des
discours ; les phrases.

Nous allons maintenant étudier le second grand aspect
du changement des mots, celui qui consiste dans les altérations
de leur sens. Ce sujet est aussi vaste que le précédent,
et, s'il est possible, encore moins susceptible, à cause de son
étendue et de son infinie variété, d'être traité dans les
limites d'un chapitre. Le progrès du changement phonétique
a été étudié avec beaucoup de soin, mis en ordre et
systématisé par un grand nombre de linguistes, et les mouvements,
comparativement peu nombreux et aisément saisissables
des organes de la bouche, ont été observés, afin
de servir de base concrète à leurs explications ; mais, personne
n'a encore essayé de classifier les changements de
sens, et les procédés de l'esprit humain, dans leurs relations
avec les circonstances variées, défient l'énumération.
64Toutefois, nous pouvons espérer de poser, dans un espace
raisonnable, les fondements du sujet, et d'indiquer quelques-unes
des directions principales suivies par le mouvement.

Nous avons déjà remarqué que la double possibilité des
changements internes et externes indépendants les uns des
autres, repose sur la nature du lien entre le sens et la forme,
nature toute accidentelle et arbitraire. S'il en était autrement,
les deux espèces de changements seraient corrélatifs
et inséparables ; en l'état des choses, chacune des deux suit
sa propre marche et reconnaît ses propres causes ; lors
même que l'histoire des deux espèces de changements suit
une route parallèle et semble ne faire qu'une seule espèce.
Nous avons vu aussi que les mots ont été affectés à leur
usage spécifique (du moins, ne pouvons-nous pas suivre
plus loin leur histoire), chacun à une époque déterminée, et
en vertu de motifs qui ont suffi à leurs inventeurs, bien
que ces mots n'eussent la valeur ni de définitions, ni de
descriptions du concept ; et que le nom, une fois donné, a
contracté avec la chose qu'il désignait un lien nouveau et
plus étroit que celui qu'il avait avec son ancêtre étymologique.
Nous avons choisi pour exemple le mot évêque, qui
originairement signifiait un simple surveillant. Il en est de
même du mot priest (prêtre), qui était originairement πρεσβύτερος,
presbyter, aîné, littéralement une personne plus
vieille ; du mot volume, quoiqu'un volume ne soit plus un
rouleau comme du temps où ce nom lui fut donné ; du mot
anglais book (livre), bien qu'un livre ne soit plus un bloc de
bois de hêtre (beech-wood) ; du mot papier, quoique le
papier soit composé d'un autre élément que du papyrus ; du
mot gazette, quoique la gazette ne se vende plus pour un
sou de Venise ; du mot banque, dont la signification est bien
plus étendue qu'au temps où la banque était le banc du
changeur sur la place du marché, et malgré que le banqueroutier
soit soumis à d'autres peines qu'à avoir son banc
rompu
 ; du mot candidat, quoique le candidat actuel ne soit
plus vêtu de blanc ; des mots cuivre, mousseline, quoique le
cuivre et la mousseline ne nous viennent plus de Cypre et
de Mossoul ; du mot lunatique, quoique nous n'attribuions
plus la folie à l'influence de la lune ; des noms d'Indes et
65d'Indiens appliqués à l'Amérique, et à ses habitants, en
vertu d'une erreur des premiers navigateurs espagnols,
erreur que nous avons corrigée depuis longtemps. Les
exemples de ce genre pourraient se continuer à l'infini.

Nous pouvons reconnaître, là, quelque chose de cette
tendance à la commodité et à l'économie de moyens que
nous avons remarqué dans les changements de forme. S'il
était aussi aisé, quand le concept se modifie ou se transforme,
d'abandonner le mot ancien et d'en créer un nouveau,
qu'il l'est d'étendre un peu la signification d'un mot
déjà familier, il n'y aurait peut-être pas de changement de
sens, dans les mots ; en l'état des choses, les vieux matériaux
du langage sont continuellement appliqués à de nouveaux
usages, sans que leur signification originelle y fasse
obstacle et cause trop de confusion dans les idées. En vertu
du même principe, nos mots sont, presque universellement,
des noms de classes. Il y a, si nous y regardons de près,
dans tout être, tout acte, toute qualité, un degré d'individualité
qui lui donnerait droit à un nom séparé ; mais cela
rendrait le langage impossible ; et, dans la pratique, quand
nous avons donné un nom à une chose, nous appliquons le
même nom à toutes les choses qui lui sont assez semblables
pour faire classe avec elle. Ainsi, comme nous l'avons
remarqué dans le second chapitre, acquérir le langage, c'est
adopter des classifications ; et une grande partie de la valeur
du langage, comme moyen de former l'esprit, consiste précisément
en cela. Les classes sont, sans doute, d'étendue
fort différente. Il y en a même — comme soleil, lune, Dieu,
monde — qui se réduisent à une unité. Il y en a d'autres,
dans lesquelles les unités ont pour nous une telle importance
que nous leur donnons, en plus, ce que nous appelons un
nom propre : tels sont les personnes humaines, les animaux
domestiques, les rues, les villes et autres localités, les planètes,
les mois, les jours de la semaine et ainsi de suite. Ce
procédé attaché à cette classe, donne une facilité plus grande
encore pour changer le rapport du mot et de la chose ; car,
chaque classe est sujette à révision, par suite d'une connaissance
plus exacte, d'une observation plus profonde,
d'un changement de critérium.66

Nous établirons mieux ces principes fondamentaux et
trouverons des motifs de classifications pour les modes du
changement, en prenant quelques exemples.

Dans les temps anciens, certains corps célestes qui, en
même temps qu'ils tournaient chaque jour de l'est à l'ouest
autour de la terre, avaient, parmi les autres corps célestes,
un mouvement lent et irrégulier, furent nommés, par une
petite société habitant à l'est de la Méditerrannée, planêtês,
parce que le mot, en sa langue, signifiait qui erre. Nous leur
avons emprunté ce nom, et les Anglais le mutilent de façon
à en faire planet, mot qui n'a aucun rapport étymologique
avec leurs autres mots. La classe comprenait le soleil, la lune,
beaucoup plus petits que Jupiter et Mars ; elle ne comprenait
pas la terre. Mais il y a deux ou trois siècles, nous avons
acquis de nouvelles notions qui nous ont conduits à changer
cette classification et à donner une nouvelle valeur à sa
nomenclature. Nous voyons maintenant que, dans un sens
plus exact, le soleil n'est pas une planète mais que la terre
en est une ; et le mot planète ne signifie plus une étoile qui,
vue de la terre, paraît errante, mais un corps qui tourne
autour d'un soleil central. La lune n'est plus précisément
une planète comme les autres, mais une planète secondaire,
un satellite. Après avoir ainsi modifié le concept de
lune, nous sommes tout prêts, quand le télescope nous fait
découvrir d'autres satellites autour d'autres planètes, à changer
ce nom propre en un nom générique et à appeler lunes
tous les satellites. Il en est de même du soleil : ayant trouvé
que le soleil a des rapports essentiels avec les étoiles fixes
plutôt qu'avec les planètes, nous donnons le nom de soleils
à toutes les étoiles fixes.

La classe des planètes est une de celles dont nous avons
déjà parlé, dans lesquelles chaque membre séparé a un nom
propre. Cependant, hors le soleil et la lune, ces corps célestes
ne firent point d'abord assez impression sur l'esprit populaire
pour recevoir des noms séparés et le soin de les baptiser
resta aux astronomes-astrologues. Ceux-ci, bien qu'ils
le fissent avec réflexion, ne le firent pas d'une façon arbitraire,
et, puisque les noms de soleil et de lune avaient la
signification de luminaires et de dieux, ils donnèrent aux
67planètes les noms de leurs divinités — et ils leur appliquèrent
les noms de Jupiter, Saturne, Mercure, Mars et Vénus,
guidés dans leur distribution par des motifs que nous pouvons
en partie reconnaître : Mercure, par exemple, le rapide
messager des Dieux, eut en partage la planète dont les mouvements
étaient les plus changeants et les plus accélérés.
C'est ainsi que plus tard les Alchimistes donnèrent le nom
qui servait à la fois au dieu et à la planète, au plus mobile
des métaux, et aujourd'hui bien que le Dieu Mercure appartienne
à un ordre de choses évanoui depuis longtemps,
Mercure et mercure sont encore dans notre vocabulaire ;
nous enfermons le mercure dans un tube et nous lui commandons,
comme Jupiter commandait au dieu Mercure, de
monter et de descendre, pour nous donner des nouvelles
du temps. Le Français donne encore au jour qui se trouve
au milieu de la semaine le nom de jour de Mercure, mercredi,
sans le savoir, et encore moins sans en savoir la
raison : cette raison est que lorsque les astrologues distribuèrent
les heures de la semaine entière aux planètes dans
leur ordre, la première heure de ce jour échut à Mercure.
Plus tard, ces noms latins de jours furent machinalement convertis
en noms allemands pour l'usage des peuples germaniques,
et Mercurii dies devint Woden's day, le Wednesday
anglais ; il en fut de même des autres. C'est, certainement,
une histoire très-curieuse des changements d'acceptions que
celle-ci, qui a fait sortir d'une série d'actes réfléchis de
nomenclature un groupe de mots populaires ; tout cela fût
resté, en Europe comme dans l'Inde, une fantaisie d'astrologues
si ce n'eût été l'adoption par la chrétienté de la période
juive des sept jours. De plus, les mêmes mots ont été encore
appliqués à d'autres usages. Les astrologues pensaient
qu'une personne née sous l'influence spéciale d'une planète
était marquée d'une disposition particulière, et nous caractérisons
encore ces dispositions par les épithètes de mercuriale,
ou vive, joviale, ou gaie, saturnienne, ou mélancolique,
martiale, ou guerrière, vénérienne ou amoureuse,
lesquelles ont également rapport aux caractères attribués
aux différentes divinités et à l'influence des astres.

Nous employons les mots de soleil et de lune pour désigner
68les jours et les mois et nous disons, tant de lunes, tant
de soleils. Ce n'est là qu'une forte ellipse : nous voulons
dire : tant de révolutions de la lune ou du soleil, comptant
toutefois les révolutions d'une façon différente de la façon
vraie ; car sans cela un soleil voudrait dire : une année. Le
mot month (mois) a été ensuite consacré à la désignation
d'une période de vingt-huit à trente et un jours qui n'a rien
de commun avec le mouvement de la lune, et cependant
month dérive de moon (lune). Plus tard encore, une moon
ou lune vint à signifier aussi, en matière de fortifications,
un ouvrage avancé qui affecte la forme d'un croissant : analogie
cette fois qui ne s'étend qu'à la forme. Et l'on ne veut
point dire que la forme du croissant soit toujours celle de la
lune, mais que la lune est l'objet le plus considérable de la
nature qui présente cette forme. Quand nous voulons être
plus précis nous disons : en forme de croissant. Mais, là
aussi, il y a une ellipse et une ellipse très-remarquable ; car,
croissant signifie littéralement, qui croît, et ne signifie nullement
la lune. De plus, la lune ne garde pas la forme du
croissant pendant toute la durée de sa croissance, mais
seulement pendant une période particulière, et elle l'a tout
autant quand elle décroît que quand elle croît ; de façon
que croissant signifie en réalité : chose qui ressemble à la
lune à un certain moment de sa croissance et de sa décroissance.
On dit aussi en très-bon anglais qu'un moon struck
idler
, un fainéant, est mooning, sans admettre du tout que
les influences de la lune aient donné lieu à cette expression.

Tout ce que nous venons de dire pourrait sembler une
excursion inutile dans une partie de notre vocabulaire ; mais
son hétérogénéité est due au caractère des faits que nous
avons à étudier et donne plus de valeur à l'exemple. Il est
tout simplement impossible d'épuiser la variété des changements
de significations qui ont eu lieu dans les mots. Il n'y
a pas de direction dans laquelle ces changements ne se
soient produits, et il n'y a point de chemin, si long qu'il soit,
qu'un mot n'ait pu faire. Aucune classification claire et complète
de ces variétés ne peut être faite ; tout ce que nous
pouvons, c'est d'indiquer quelques-unes des divisions principales,
quelques-uns des grands courants, suivis, et nous
69laisserons de côté tout ce qui n'a point été classifié et ne
saurait peut-être point l'être.

Une des classes les plus importantes (nous en avons déjà
parlé plus d'une fois) fournit un exemple frappant dans le
mot croissant. Croissant (qui croît) est un mot qui s'applique
à beaucoup d'idées ; un enfant, un arbre, une cristallisation,
un feu récemment allumé, une réputation qui commence,
un monde dans son évolution, tout cela croît aussi
réellement qu'une jeune lune (comme on dit figurément).
Prendre ce mot pour nom spécifique de la lune à sa croissance,
c'est donc un acte de restriction très-hardi et très-arbitraire.
Mais on peut encore faire une objection à ce
choix. C'est que le nom ne répond qu'à un seul caractère et
à un des moindres caractères d'un objet qui en a beaucoup
d'autres. Tout ce que nous pouvons dire c'est que la nomenclature
procède d'une façon libre et commode et que ces objections
ne sont rien quand le besoin de mots se fait sentir.
Il en a été de même de Bishop (évêque), qui voulait dire
surveillant ; de green (vert), qui voulait dire végétaux croissants ;
de planète, qui voulait dire vagabond. On croit chez les
étymologistes que le mot de moon (lune), lui-même, vient
aussi d'une racine dont la signification était mesure, et que
notre satellite avait reçu ce nom dans les temps anciens, parce
qu'il servait à mesurer les intervalles de temps : et qu'on
disait, comme on dit encore, tant de moons. Certainement,
son nom latin luna est pour lucna, et a du rapport avec
lux, présentant ainsi l'objet qu'il désigne comme un corps
brillant. On croit que le mot soleil a une origine analogue.
La philologie comparative a la prétention d'avoir établi
(comme nous le remarquerons plus tard) que les désignations
des choses spécifiques étaient, au commencement, de
cette nature, et que les radicaux du discours sont expressifs
de l'acte et de la qualité. Quoi qu'il en soit, il est certain que
dans tout le cours de son histoire, le langage a procédé, depuis,
de cette manière : l'épithète est devenue le nom de la
chose, et cela dans tous les départements de la nomenclature.
La recherche des étymologies nous amène ordinairement
à trouver comme points de départ, des concepts si
vagues, si généraux, si décolorés, que nous sommes étonnés
70que de ce genre aient pu sortir tant d'idées précises. Pour
citer encore un exemple ou deux, toutes les significations si
nettes et si variées de post (après) reviennent à ce point de
départ put, placed (mis, placé). L'idée de rolling (roulant)
est spécialisée dans le rouleau de beurre ou de pâtisserie
qui paraît au déjeuner, ou dans le roulement de tambour
qu'on entend dans une revue ; puis, par un chemin plus
long, elle nous revient dans le mot rôle ; et une légère addition
en fait contrôle, mot dont le lien avec son étymologie
échappe à tout autre œil qu'un œil curieux et exercé.

Un autre principe très-important est contraire dans ses
effets à celui que nous venons d'exposer. C'est le principe
de l'extension du sens des mots, opposé à celui de leur
restriction. Un nom acquis par spécialisation commence une
carrière indépendante et finit par être chef de tribu. M. Miller
doit son nom à la profession qu'il exerce et qui est celle
de meunier, de mill (moulin). Il devient l'ancêtre commun de
toute une postérité de Millers, qui héritent de son nom. Un
d'entre eux devient le fondateur d'une secte qu'on appellera
les millerites, et ce nom deviendra aussi important dans la
nomenclature théologique que celui d'Arius ou de Nestorius.
Les butterflies (papillons) avaient d'abord été nommés ainsi
parce qu'il y en a une variété qui parait couleur de beurre
quand elle vole (fly veut dire voler). Alors, on étend le nom
à toutes les variétés, sans tenir aucun compte des différences
de couleurs. Nous avons vu que sun (soleil) et moon
(lune) sont devenus des noms génériques. Croissant a formé
tout un groupe d'acceptions nouvelles, sans parler de la
présence fortuite de la figure du croissant sur l'étendard de
Mahomet. Personne ne sait au juste pourquoi la rose s'appelle
rose : le botaniste en a fait le type d'une famille entière
de plantes qu'il a nommée rosacées (semblables à la
rose). La plupart de nos nouvelles acquisitions scientifiques
ont pour effet de grossir les vieilles classes de mots
et s'y font une place. Pour en choisir un exemple : la découverte
d'un nouvel animal, d'une nouvelle plante, d'un
nouveau minéral, agrandit le domaine de ces mots, ainsi que
de toute la série qui s'y rattache, et cela, quelquefois, dans
une proportion considérable. La conception zoologique de
71cheval n'a pas été peu développée par la découverte récente
dans les Indes Occidentales de nombreuses espèces fossiles,
très-variées de taille et de forme. Tout naturaliste explorateur
fait sans cesse, d'une façon très-réfléchie, l'application
des deux principes, que tous les hommes appliquent aussi
sans le savoir. Quand il a dans les mains une plante nouvelle,
il procède à la classifier, c'est-à-dire à examiner quel
est le nom générique dont elle peut accroître le domaine : il
trouve que c'est un cryptogame, un dycotylédon, un rubus,
ou ronce ; mais elle a ses particularités, qui lui donnent
droit à une désignation spécifique, et celle-ci s'obtient par
une autre méthode. Le nomenclateur choisit la qualité qu'il
veut décrire et l'appelle megalocarpus (à gros fruits), gracilis
(élégant) et ainsi de suite ; ou bien, il tire le nom de la
localité, de la situation, des circonstances de la découverte ;
ou bien encore, il le lie à un objet tout à fait étranger au
sujet : pour faire une politesse à son ami, M. Smith, il appela
la plante Smithii.

Toutefois, l'extension des applications d'un mot comprend
beaucoup de choses qui sont moins simples et moins
naturelles que celles-là. Ce ne sont pas seulement les rapports
de genre, mais des relations bien plus éloignées qui
relient les objets qui sont désignés par un même nom. Nous
venons de voir un dieu payen, une planète, un métal, un
tempérament, un jour de la semaine, tous rassemblés, par
une union contre nature, sous une même désignation : mercure.
Or, puisqu'un fruit est vert quand il n'est pas tout à
fait mûr, vert deviendra le synonyme de qui n'est pas à
maturité
, et ainsi, on peut se permettre ce paradoxe linguistique
familier que les mûres sont rouges quand elles
sont vertes ; et dans un style peu élégant on dit vert, en anglais,
pour dire : qui n'est pas rompu aux usages du monde,
et vert, en français, pour dire : qui a conservé sa jeunesse
physique. Nous avons coutume d'appeler ces changements
d'applications des figures. Ils ont leur raison d'être dans
l'analogie, mais analogie en général si éloignée, si subjective,
si fantaisiste, que nous ne pouvons point la regarder
comme suffisante pour former le lien d'une classe. Nous
avons autour de nous une foule d'exemples de ce genre
72dans nos mots les plus familiers, et cette espèce de changement
est si importante dans l'histoire du langage, que nous
devons nous y arrêter un peu. C'est un plaisir pour l'esprit
que de découvrir des ressemblances étroites ou faibles,
claires ou obscures entre les choses, et nous sommes toujours
prêts à en faire la base d'une association qui fait qu'on
donne un usage nouveau à un vieux nom. Ainsi, non-seulement
un animal a une tête, mais aussi une épingle et un
chou en ont une. Un lit a aussi une tête, et c'est le côté où
se place la tête de celui qui l'occupe ; et il a aussi un pied
sans parler de ses quatre pieds de large et de ses six pieds
de long, mesure dont le nom est encore dû à une figure. Une
rivière a sa tête : le point le plus élevé de son parcours ; elle
a ses bras, ou, par une autre expression figurée, ses branches ;
ou, par une autre encore, ses tributaires ; elle a son
côté droit et son côté gauche, son lit, dans lequel, par un
fâcheux assemblage de métaphores, elle court au lieu de
reposer tranquillement. Puis, au point le plus éloigné de la
tête, nous trouvons, non pas son pied, mais sa bouche ou
embouchure. Autres exemples une armée, une école, une
secte ont leur tête ; une classe a sa tête et sa queue. Un livre
a sa tête qui contient les têtes de chapitres ; et quand nous
avons assez d'une discussion, ou nous sentons trop pressés
par une argumentation, nous demandons qu'on nous épargne
sur ce chef.

Ces expressions ne nous embarrassent pas ; elles ne nous
frappent point comme quelque chose d'étrange ; les figures
font partie des applications du mot. Car, c'est un fait important
dans le genre de changement qui consiste en changement
de sens, que nous perdons par degrés la conscience
d'employer une figure et que nous finissons par croire que
le mot figuratif est le mot propre. Nous voyons encore une
fois ici combien il est utile au développement du langage
d'oublier l'origine des noms, et une fois qu'ils sont acquis, de
les dégager de leurs vieilles associations d'idées et de leur
en donner de nouvelles, conformes à leur destination présente.
Il n'y en a peut-être pas dans la langue anglaise un
exemple plus frappant que le mot butterfly (papillon). Son
origine triviale et prosaïque est oubliée ; il est devenu poétique
73et élégant, et quand nous pensons aux brillantes créatures
qu'il désigne, nous ne nous souvenons guères qu'il
signifie mouche couleur de beurre. Les débris d'étymologies
oubliées, de métaphores fanées se trouvent en abondance
dans tout notre vocabulaire. Il est dans la forme de notre
entendement, de donner aux mots un sens direct et un sens
figuré ; nous avons hérité de notre vocabulaire dans ces conditions ;
et, par de nouvelles découvertes d'analogies, par de
nouveaux transferts de sens, nous continuerions à ajouter à
la confusion, si la confusion devait en résulter. Quelquefois,
le rapport entre les différentes significations est saisissable à
première vue ; quelquefois, il est si obscur que nous ne pouvons
le découvrir et que nous errons dans nos prétendues
découvertes. Le plus souvent nous ne nous en inquiétons
guères ; nous employons les mots comme nous les avons
appris et nous laissons aux lexicographes à suivre les ramifications
des noms jusqu'à leur source étymologique.

Une branche importante du transfert des mots de l'acception
propre à l'acception figurée, c'est l'application de
termes qui désignent des choses sensibles, aux concepts
purs et aux choses qui en dépendent. Il est inutile d'en
apporter des exemples ; car ces exemples se pressent en foule
et s'offrent d'eux-mêmes : Nous remarquerons seulement
quelques-uns de ceux qui sont contenus dans le paragraphe
précédent. Perplexe signifie tressé, entremêlé ; simple signifie
qui n'a pas de pli, par opposition à double qui veut
dire qui a deux plis ; simplicité et duplicité expriment très-bien
deux qualités morales contraires ; application contient
la même racine et dénote l'action physique de plier, tandis
que impliquer indique ce qui est plié dedans. Important veut
dire littéralement qui porte dedans ; c'est-à-dire qui a un
contenu, qui n'est pas vide. Appréhension, c'est la prise
d'une chose. Relation c'est porter en arrière, comme
transfert, c'est porter à travers, en latin ; et métaphore, en
grec, est à peu près la même chose. Investir signifie mettre
dans des vêtements
 ; développer un sujet, c'est lui ôter les
enveloppes qui le cachent
. Trivial, c'est ce qu'on trouve en
traversant la rue
. Une occurrence est une chose qui court
au-devant de nous
. Dérivation évoque l'idée très-spéciale
74de tirer de l'eau de la rive d'un fleuve. Suggérer veut dire
porter sous, ou fournir un argument ou une idée de dessous,
pour ainsi dire, et non de dessus ; et ainsi de suite. Ces
exemples appartiennent dans la langue anglaise à l'élément
latin de son vocabulaire, parce que le langage philosophique
et scientifique en est plus particulièrement composé ; mais
l'élément saxon en offre également. Wrong (mauvais, injustice,
tort) vient de wrung, qui signifie tortueux par opposition
à right, qui signifie droit, et downright implique la même
figure qu'upright, indiquant qu'il n'y a rien d'oblique ni d'indirect
dans l'un ni dans l'autre cas. L'expression : un
exemple striking (frappant) n'a pas besoin de commentaire.
To forget (oublier) est le contraire de to get (saisir), mais il
ne signifie qu'une perte morale. Nous voyons des choses (see
things
) qui ne tombent pas sous le sens de la vue, et point
out
(montrer), let drop (laisser tomber), follow up (suivre),
lay down (poser), come into the head (venir à l'esprit), out of
the way
(hors du chemin), sont autant d'exemples de phrases
qui montrent le changement de sens du propre au figuré.
Et, en fait, tout le vocabulaire des choses mentales et morales
a été acquis de cette manière ; l'étymologiste sait qu'il
n'a point achevé l'histoire d'un mot, tant qu'il n'est pas remonté
jusqu'à la conception matérielle dans laquelle, en
vertu des analogies du langage, il a dû prendre sa source.

Ainsi donc, de même que la connaissance part de l'observation
des choses sensibles, procède par l'analyse de leurs
qualités et la détermination de leurs rapports, et finit par la
découverte des choses cachées qui sont l'objet de la pensée
humaine, de même, par une conséquence nécessaire, le vocabulaire
se compose d'abord des désignations des choses
sensibles, ensuite, acquiert des mots pour rendre des idées
plus abstraites, plus formelles, et finit par exprimer des
concepts purs. Considéré dans sa fin plutôt que dans ses
moyens, il n'y a pas de phénomène plus imposant dans l'histoire
du langage. Mais l'évolution du vocabulaire intellectuel
n'est qu'une division du mouvement général ; il y en a
une autre, à laquelle nous devons donner un moment notre
attention.

Il y a un verbe anglais, le verbe be (être), dont la fonction
75grammaticale, purement formelle ou formative, consiste à
lier un sujet avec son prédicat. Ce lien manque dans plusieurs
langues qui n'ont point de connectif de ce genre et
qui sont obligées de juxtaposer les deux éléments, en laissant
à l'esprit le soin d'établir leur rapport. La conjugaison
de ce verbe est formée de plusieurs parties discordantes,
qui cependant concordent en ceci qu'elles dérivent toutes
de racines qui ont un sens physique distinct : am (je suis),
is (il est), are (ils sont), viennent de as, qui signifiait respirer
et asseoir ; was, were (était, étaient) viennent de vas,
demeurer ; be, been (être, été), de bhû, croître. La langue
française a formé la conjugaison de ce verbe du latin stare,
être debout. Le développement du sens est anologue ici à
ce que nous avons déjà vu, c'est-à-dire un cas de transfert
et d'extension : extension si grande que tous les caractères
distinctifs des mots ont disparu ; nous pouvons appeler cela
une atténuation, une disparition, une formalisation complète,
de tout ce qu'il y avait dans ces mots de solide, de
positif, de substantiel.

Le même connectif général, be, quand il est employé avec
le participe passé d'un verbe transitif devient un auxiliaire
et forme la conjugaison entière de ce que nous appelons les
verbes passifs. — I am loved (je suis aimé), etc. ; joint au
participe présent, il forme, en anglais, les temps continus ou
imparfaits. — I am loving (je suis aimant), etc. Il est donc,
pour nos langues, un élément aussi important de la formation
grammaticale que le sont, pour d'autres langues, les
différentes terminaisons des mots. Il y a beaucoup d'autres
mots dont l'histoire et l'usage actuel sont à peu près les
mêmes. Il existe en anglais le mot do, qui, de sa signification
originelle de mettre, placer, en est venu à être une forme
pour exprimer une action efficiente de toute espèce — do
good
(faire du bien), do one's best (faire de son mieux), do to
death
, etc., et qui aussi does service (rend service), comme
auxiliaire verbal. — I do love (j'aime), did I love (si j'aimais,
etc. La racine latine cap (capere) signifie saisir, prendre
avec la main
. Son correspondant est hab, en gothique
haban ; en allemand haben, le have anglais. Mais ici le sens
matériel de prendre avec la main a presque disparu (sens
76qui se montre encore dans le mot allemand handhabe et le
mot anglais haft, manche d'un instrument), et il en est venu
à exprimer le concept de possession. Il en est de même en
latin où le double rapport de habere avec capere, d'une part,
et haben, de l'autre, embarrasse les étymologistes. Enfin,
ce mot a été employé comme verbe et, par un transfert qui,
bien qu'il y en ait des exemples dans l'histoire de plusieurs
langues, peut être appelé très-singulier, le mot qui devrait
indiquer la possession présente — j'ai — indique l'action
passée : habeo cultellum inventum, habeo virgulam fissam,
habeo digitum vulneratum (je possède mon couteau trouvé,
je possède une baguette cassée, j'ai un doigt blessé). Ici, les
différentes conditions ont été précédées des différents actes
de trouver, casser, blesser. C'est sur cette base absurdement
étroite qu'est construit tout l'édifice du temps parfait.
Le centre de gravité de la phrase change de la condition
exprimée à l'acte précédent impliqué, et I have found
the knife
, ich habe das Messer gefunden, j'ai trouvé le
couteau
, indique une variété de l'action passée, et marque
que cette action est complètement terminée, parfaite ;
un autre exemple peut être tiré du sanscrit kritavân
(je suis) possédant (quelque) chose fait, c'est-à-dire j'ai fait ;
également du turc dogd-um (frappant mien), c'est-à-dire —
j'ai frappé. On oublie, ensuite, comment le mot have (j'ai)
indique le temps passé, et on l'emploie avec toutes sortes
de verbes, d'une façon dont l'analyse étymologique ferait un
continuel contre-sens — I have lost the knife, I have lived,
j'ai perdu le couteau, j'ai vécu, et en anglais, I have come,
j'ai venu, tandis que les autres langues disent plus justement :
je suis venu.

Mais le même verbe remplit encore un autre office auxiliaire.
Les phrases habeo virgulam ad findendum, j'ai une
baguette à fendre
, ich habe ein Aestchen zu spalten, I have
a twig to split
(au lieu de for splitting) indiquent l'action
future. Elles deviennent des expressions verbales formelles
quand, par le déplacement de l'emphase et du lien, la construction
est changée en, I have to cut a twig, j'ai à fendre
une baguette
, et le nom n'est plus considéré comme l'objet
de have mais plutôt comme celui de l'autre verbe employé à
77l'infinitif. Cela arrive plus encore quand la construction est
étendue de façon à ce que l'on puisse dire I have to strike,
j'ai à frapper, I have to go, j'ai à aller, I have to be careful,
j'ai à être soigneux. Nous avons alors une phrase qui dénote
la nécessité de l'action future et dans laquelle have,
j'ai, qui a signifié l'action passée, en vient à signifier l'action
à venir. La langue française va plus loin encore, sans appuyer
comme la langue anglaise, sur l'idée de l'obligation,
elle combine tout simplement l'auxiliaire avec le verbe et
fait — je fendrai, pour je fendre ai, ou j'ai à fendre, forme
habituelle du futur en cette langue, que tout Français emploie
sans en remarquer les éléments, à moins qu'il ne soit
philologue.

La langue anglaise a cette particularité d'exprimer la
cause par ce même mot have : I had my horse shod, j'ai eu
mon cheval ferré
 ; I will have the book bound, j'aurai le livre
relié
, sont des phrases qui indiquent un autre aspect de
l'action, et présentent comme quelque chose qui est procuré
et non exécuté par l'auteur de l'acte. C'est une autre forme
encore de l'idée de possession.

Tous les auxiliaires verbaux de la langue anglaise ont des
origines analogues. L'histoire de shall et de will, comme
signes de l'action future, est une suite de transferts et d'extensions.
En lui-même, et indépendamment de leur emploi
dans la conjugaison des verbes, shall signifie en anglais, je
suis dans l'obligation
 ; et will, j'ai l'intention, la volonté.
Ils sont des spécimens de cette importante petite classe de
verbes allemands appelés prétérito-présentiels, parce que
(par un changement diamétralement contraire à celui que
nous avons remarqué plus haut) ils ont acquis la signification
du temps présent à travers celle du temps passé. Et
l'on veut que shall remonte à j'ai offensé (et par conséquent)
je suis sous l'obligation de subir une peine. On veut
également que will remonte à j'ai choisi, et plus loin encore
à j'ai enclos ou entouré. Le grec κέκτημαι, j'ai acquis (qui
se rend en anglais par I have got) et remplace, je possède
est la même chose. Et, au fait, le grec et le sanscrit ont
tous les deux un des verbes qui entrent dans cette petite
classe des verbes germaniques dont nous venons de parler :
78sanscrit véda ; grec : οἶδα ; gothique : wait ; allemand : weiss ;
I wot ou je sais ; littéralement : j'ai vu. Le latin fournit un
exemple semblable très-remarquable des changements de
construction que nous avons vus, dans sa manière d'employer
l'accusatif comme sujet de l'infinitif : tout cela est
venu d'une extension inorganique de construction comme
dicit te errare, il déclare que vous errez. L'anglais a des
phrases très-analogues comme : for him to err is a rare
thing
, pour lui, errer est rare chose (il est rare qu'il se
trompe). Un autre cas du même genre est l'emploi de l'infinitif
dans le sens passif dans les phrases causatives allemandes :
er liess sich nicht halten, littéralement, fit pas
laisser tenir lui
(il ne se laissa pas tenir).

Cette espèce de changement n'est pas limitée aux constructions
verbales, ainsi que le montreront quelques exemples
tirés d'autres parties du discours. En anglo-saxon, il
n'y avait point d'équivalent du mot of distingué de off ; leur
séparation de forme et de sens est chose nouvelle. Off est le
sens primitif, le sens matériel : quoiqu'il soit, lui-même,
comme préposition, un signe de relation, et par conséquent
un mot formel dans le vocabulaire général anglais. Mais
dans of, on perd la trace de toute relation définie et définissable ;
ce mot est un signe vague, l'équivalent absolu d'une
désinence, un lien entre un nom et un autre nom qui le
modifie, l'indication du rapport objectif d'un nom à un autre.
L'histoire du de français lui ressemble un peu. Le for anglais
est un exemple de même genre presque aussi frappant.
C'était originairement fore (devant, en face de). En allemand,
le mot a pris une triple forme selon ses applications,
vor, für, et le préfixe ver, dont chacune est de plus en plus
affaiblie. To (à) conserve en général, en anglais, son ancienne
signification d'approche ; mais, comme signe de l'infinitif
to est purement formel comme of ; dans to have, par exemple,
il n'est qu'une espèce de substitut moderne pour la
vieille terminaison an de haban. Nous avons complètement
perdu le souvenir de sa valeur réelle, en tant que
préposition gouvernant un nom verbal.

Mais il y a un autre changement de construction, au fond
de la classe des prépositions. Les plus anciennes étaient originairement,
79comme plusieurs d'entre elles continuent à
être, des adverbes, des modifications de l'action verbale, qui
aident seulement à déterminer le cas que le nom de l'action
prendrait sans eux par une terminaison accessoire. Les conjonctions
sont un autre exemple analogue ; mais nous n'avons
pas ici le temps d'entrer dans le détail de leur histoire.
Et les articles, considérés quelquefois comme une des
parties du discours, sont également des mots dont le sens
primitif s'est évanoui. Il est certain que ces mots originaires
étaient déjà des mots formels ; mais ils se sont pour ainsi
dire vaporisés : l'article défini est un signe démonstratif,
dont la pleine valeur démonstrative s'est retirée ; l'article
indéfini anglais, a, par une atténuation progressive semblable,
est sorti du nom numérique, un.

La grande variété et l'importance de cette espèce de changement
nous entraîneraient à présenter beaucoup d'exemples ;
mais nous devons nous contenter, ici, d'en donner encore
un. Les pronoms relatifs sont, avec les conjonctions, les
principaux connectifs, qui servent à lier les propositions
séparées, et à former des périodes de ce qui serait, sans
eux, une aggrégation de phrases juxtaposées. Ce sont des
pronoms qui ont une valeur conjonctive. Ils rattachent distinctement
à ce qui précède, ce qui ne s'y rattacherait
qu'implicitement. Il y a une foule de langues dans le monde
qui n'ont pas un semblable appareil dans leur syntaxe, et
les nôtres pourraient s'en passer, moyennant d'autres arrangements
de mots. Dire my friend had had a fever ; he was
not quite recovered
 ; he was looking pale and ill (mon ami a
eu la fièvre ; il n'était pas entièrement guéri ; il était pâle et
souffrant) suffit parfaitement à faire comprendre l'ordre des
propositions. Nous suppléons très-bien par un acte mental,
aux mots qui en marqueraient la liaison, et nous n'avons
pas besoin de dire : mon ami qui a eu la fièvre dont il n'était
pas guéri, etc. ; ni, mon ami paraissait souffrant parce
que
il avait eu la fièvre, etc. Les différentes manières d'exprimer
l'idée sont des moyens de présenter les divers aspects
du fait et de ses causes, d'une façon plus spéciale, à notre
attention ; ce sont plutôt des changements de décoration
que des ressources substantielles du langage. Ce sont des
80variations à l'usage de la rhétorique. Mais les mots de relation,
qui, bien qu'ils ne soient point indispensables, nous
semblent tels par l'habitude, sont d'acquisition récente.
C'était autrefois des signes démonstratifs et interrogatifs,
qu'on a appliqués à de nouveaux usages ; ils ont été employés,
d'abord comme mots qui contenaient une allusion
tacite à ce qui précédait, et ensuite comme mots tout à fait
allusifs. Leur rôle dans la construction des phrases fut longtemps
vague et douteux dans la vieille langue anglaise, et
who et which (qui, lequel), ont acquis beaucoup plus tard
leur valeur comme pronoms relatifs.

Ce n'est pas seulement dans les phrases verbales et dans
les autres cas de réduction de la signification substantielle
des mots à une fonction purement formative, que les langues
ont une tendance à oublier les étymologies. La plupart des
langues sont remplies de phrases idiomatiques, de locutions,
qui, lorsque nous essayons de les analyser, sont obscures
ou absurdes, et qui pourtant forment une partie très-agréable
du langage. Take place (avoir lieu) en est, en anglais, un
excellent exemple ; en allemand, platz nehmen signifie s'asseoir,
et pour dire avoir lieu on dit statt finden. En français,
nous avons avoir beau qui exprime l'inutilité d'une action :
il a beau s'excuser ; ou en vouloir, dont le sens est avoir un
ressentiment
. De ces trois expressions équivalentes : en
anglais, there is ; en français, il y a ; en allemand, es gibt,
on aurait peine à choisir celle qui implique le plus curieux
enchevêtrement de sens. La matière, ici, devient si étendue
et si hétérogène qu'on est découragé d'apporter des exemples.

Comme nous l'avons dit déjà, il est impossible d'épuiser la
variété des changements de significations opérés pendant le
développement du langage. Ce sujet seul a donné naissance
à des volumes entiers très-instructifs et très-intéressants,
et si nous voulions dire tout ce qui mérite d'être dit, nous
ne nous arrêterions pas ici. Nous insisterions, par exemple,
sur ce caprice de la destinée par lequel certains mots perdent
graduellement leur signification substantielle jusqu'à
n'être plus que le squelette, l'ombre d'eux-mêmes, tandis
que certains autres deviennent tous les jours gros de sens et
81de force, comme home, comfort, tact (littéralement le toucher),
taste, humor (littéralement humidité), qui veulent dire
maintenant le chez soi, les aises, la délicatesse d'appréciation,
le goût, une certaine disposition d'esprit. Nous ferions ressortir
le contraste entre des mots qui, de nobles qu'ils
étaient d'abord, sont devenus peu significatifs ou sont affectés
à la désignation de petites choses, et ceux qui, de modestes
qu'ils étaient à l'origine, comme le knight et le knecht
dont nous avons parlé (page 40), se sont élevés à une signification
considérable ; entre des mots qui deviennent pour
ainsi dire tellement vides de sens que nous cherchons à les
remplacer par des périphrases, et d'autres qui ont une signification
si forte et si accentuée qu'ils ne se prêtent point
aux nuances des idées ; entre des mots qui sont à la mode
et des mots qui vieillissent, sans qu'on sache bien pourquoi,
et qu'il faut éviter dans le style élégant. Nous reviendrons
plus tard sur quelques-uns de ces cas quand ils se lieront à
notre sujet. Pour le moment, il faut nous contenter d'avoir
indiqué les principales tendances auxquelles le langage obéit
dans son développement.82

Chapitre sixième
Développement du langage : disparition de mots
et de formes.

Disparition de mots ; ses causes ; mots usités et mots hors d'usage.
— Disparition de formes grammaticales et des distinctions attachées
à ces formes ; exemples ; combien ces disparitions ont été
fréquentes dans la langue anglaise.

Nous avons vu, dans le chapitre III, que la disparition de
certains éléments du langage fait partie de ce changement
et de cette élaboration continus que l'on appelle son développement.
Ici, la soustraction concourt à la croissance ;
c'est comme dans les êtres organisés où l'élimination fait
partie du développement aussi bien que l'assimilation. Et
les exemples préliminaires que nous avons donnés, montrent
que cette élimination porte aussi bien sur les noms entiers,
que sur les signes formatifs des distinctions grammaticales.

La réduction d'un vocabulaire par la disparition de mots,
est un fait si simple que nous n'aurons pas besoin de nous y
arrêter longtemps.

Chacun des mots qui composent une langue se conserve
par voie de tradition, et il est évident qu'une solution de continuité
dans cette tradition, le fait disparaître. Pour un mot,
être, c'est être usité ; être inusité, c'est le commencement
de la mort. Tout ce qui met un mot ou une forme hors d'usage,
conduit à la disparition de cette forme ou de ce mot,
et il n'existe pas d'autres causes qui puissent produire ce
83résultat. Il y a, en conséquence, deux manières dont la disparition
peut avoir lieu.

D'abord, quand une idée se perd, le mot qui l'exprimait
se perd avec elle. Si un sujet, après avoir occupé l'attention
d'une société, cesse de l'intéresser, la phraséologie appartenant
à ce sujet tombe dans l'oubli, à moins qu'elle ne soit
conservée comme mémorial du passé par quelqu'un de ces
moyens qu'emploient les hommes cultivés. Il en a été ainsi,
par exemple, de tout ce qui concerne les vieilles religions
païennes des peuples germaniques. Il fut un temps où les
noms de Thor et de Woden, de Tuis et de Freya, etc., étaient
aussi familliers aux peuples de la Grande-Bretagne que le
sont aujourd'hui ceux de Christ et de Marie, de saint Pierre
et de saint Paul, etc. ; cependant, à part les traces qu'en ont
gardé les noms affectés aux jours de la semaine, traces que
le vulgaire n'aperçoit point, ils ne sont plus connus aujourd'hui
que de ceux qui ont étudié l'antiquité. La même chose
est vraie d'une foule de mots appartenant à l'ancien vocabulaire
des arts, des sciences, des vieilles coutumes et des
institutions disparues. Les mots techniques de la guerre au
temps de la chevalerie, ont fait place à ceux de l'art militaire
moderne. Seulement, nous avons ça et là, dans notre
langue actuelle, des réminiscences d'un vieil ordre de choses,
dans la forme des mots qui ont passé jusqu'à nous. Un mot
aussi commun, aussi indispensable dans le discours que
influence, a, dit-on, une origine astrologique, et ne signifiait,
au commencement, que l'action exercée par les astres dans
les affaires humaines ; désastre était un malheur dû à un
aspect stellaire de mauvais augure ; nous avons déjà remarque
les mots jovial, saturnien, mercurial, comme étant nés du
rapport entre les dispositions qu'ils caractérisent et le nom
des planètes à l'influence desquelles on attribuait ces dispositions.
De même, une partie du vocabulaire de la chasse au
faucon a disparu, quand ce genre de chasse a été abandonné,
ou a été transféré à d'autres usages : par exemple, mousquet
était le nom d'une certaine espèce de petit faucon.

En second lieu, les mots tombent, par milliers, en désuétude
et, conséquemment, meurent par milliers, quand on
vient à leur donner des synonymes, qui, pour une raison
84appréciable ou non, gagnent faveur et supplantent leurs
prédécesseurs. Nous avons trouvé des exemples de cette
marche des choses dans notre passage-type : les bons vieux
dérivés ou mots composés saxons, Hœlend, reste-dœg, leorning-cnihtas
ont, eux-mêmes, été remplacés par les mots
étrangers de savior, sabbath, disciple. Ceci n'est qu'un détail
dans l'histoire de la langue anglaise. La conquête normande
a versé dans cette langue tout un torrent de mots
français qui l'ont certainement enrichie en lui fournissant
des expressions pour des idées nouvelles et en lui apportant
des formes et des procédés de langage qui ont leur utilité ;
mais il en est résulté des synonymes en abondance : comme
brotherly et fraternal, outhlandish et foreign, forgive et
pardon, rot et decay, hue et color, stench et odor, foresight et
providence. Et comme ces synonymes étaient souvent un
encombrement de richesses qu'aucune utilité ne justifiait,
l'adoption des mots nouveaux a amené l'exclusion des
anciens. C'est ainsi qu'une foule de mots saxons ont disparu
de la langue anglaise ; on pourrait en donner des exemples
innombrables : despair (désespoir) a remplacé wanhope ;
remorse (remords) a remplacé ayenbite ; conscience (conscience)
a remplacé inwit, et ainsi de suite.

Ce n'est pas seulement à cause des importations étrangères
que les anciens mots deviennent inutiles et sont éliminés.
Il y a des cas nombreux où les mots deviennent hors
d'usage, inusités, vieux, comme on dit. C'est affaire de
hasard et de caprice. Nous en avons trouvé un ou deux
exemples excellents, dans notre passage-type (pages 32, 35)
fôr et sôth. En anglo-saxon le verbe faran (fare) employé
dans le sens de aller, passer, était d'un usage fréquent et familier.
Gân (go), avec son prétérit irrégulier eode (va, fut),
était aussi du bon anglais ; de même gangan (gang) avec
son prétérit gêng (ganged) qui veulent dire société ou réuni,
wendan (wend) et wende (went) qui signifient tourner et
tourné, étaient aussi très-usités. Mais il y avait trop de mots
pour dire la même chose, et l'anglais moderne a fait arbitrairement
choix de go et de went, en laissant tomber tout le
reste, ou en restreignant, comme dans fare, l'usage des
autres mots à des choses particulières. C'est par le même
85procédé qu'equus est tombé en désuétude, chez tous les peuples
d'origine latine, pour signifier cheval, et a été remplacé
par caballus, qui, originairement, était moins noble et répondait
à notre mot bidet ; il s'est ennobli, depuis, dans chevalerie,
etc. De même, magnus a été détrôné par grandis et
pulcher par bellus ; en français, vulpes a fait place à renard,
qui est le mot allemand Reinhart, nom propre qu'on s'avisa
un jour de donner familièrement à un renard, comme en anglais
on appelle un chien un Tray et, en français, un cheval
un bucéphale. Il peut même arriver qu'un mot important
disparaisse, sans qu'il lui en soit substitué un autre exactement
équivalent : il en est ainsi de l'anglo-saxon weorthan,
correspondant à l'allemand werden (devenir), pour lequel
l'anglais n'a conservé que le mot become (littéralement venir
à côté
, atteindre à, prendre possession), lequel a fait tomber
dans l'oubli son synonyme beaucoup meilleur, rendant ainsi
impossible de faire, en anglais, les distinctions que font les
Allemands au moyen du mot werden : particulièrement celle
du vrai passif, es wird gebrochen, il est devenant rompu,
c'est-à-dire, il se fait une fracture, par opposition à es ist gebrochen,
il est rompu, et, à défaut de ces deux mots, obligeant
de recourir à cette tournure gauche, mais inévitable,
it is beeing broken (il est étant rompu).

De cette façon, il y a dans toutes les langues une certaine
quantité de matériaux hors d'usage et arrivés à différents
degrés de vétusté. Tantôt, ce sont des mots qui sont seulement
peu usités, ou qui sont affectés à des locutions particulières
(comme stead qui ne s'emploie que dans in stead (au
lieu de
) ; tantôt des termes consacrés au style archaïque ou
au style poétique. Les uns sont devenus étranges, inintelligibles ;
les autres ne se rencontrent plus que dans les dialectes
locaux. Et les vieux monuments de toutes les langues
montrent un nombre plus ou moins grand de mots qui ont
péri sans retour.

Il est presque inutile de parler de la perte des idées attachées
aux mots et aux phrases, quoique ce soit encore là,
jusqu'à un certain point, un amoindrissement des ressources
du langage. Les exemples de changement de sens que nous
avons donnés dans le chapitre précédent, ont assez montré
86que ce n'est pas toujours, bien que ce soit ordinairement,
une addition de significations nouvelles, sans suppression
de significations anciennes. Il peut arriver aussi que le sens
substantiel d'un mot demeure, tandis que ses acceptions
accessoires s'effacent ; ainsi, quand Milton parle des dames
qui from their eyes rain influence (littéralement « de leurs
yeux font pleuvoir l'influence »), nous ne comprenons pas
ce qu'il veut dire si nous ne connaissons l'idée astrologique
à laquelle il fait allusion. En lisant les vieux auteurs, nous
sommes continuellement exposés à rencontrer des mots et
des phrases dont le sens est perdu, à ne voir que la surface
d'idées profondes, ou à nous imaginer que nous avons compris,
là où le sens réel nous échappe.

Un sujet plus important et qui a, dans l'histoire du langage,
des conséquences plus profondes, c'est la perte des
anciennes distinctions de formes grammaticales. Nous en
avons déjà mis rapidement quelques exemples en lumière
dans notre phrase-type. Par la disparition, sous l'influence
de la tendance phonétique dominante, de la vieille terminaison
de l'infinitif, an, en anglo-saxon, et en, en vieil anglais
et en allemand, l'infinitif des verbes ne diffère plus de
forme, dans la langue anglaise, avec la racine de l'inflexion
verbale, et comme on n'a pas cessé pour cela d'avoir l'idée
contenue dans la forme, on a créé un nouveau signe, to,
comme son équivalent pour le suffixe supprimé. Puis, ayant
perdu les signes distinctifs de la pluralité, comme le on final
de ongunnon, on n'a plus distingué le pluriel dans les temps
des verbes, excepté dans is et are, was et were (est, sont,
était, étaient), et cependant la différence que faisait autrefois
la langue entre les noms et les pronoms pluriels et singuliers,
différence dont elle garde à peine quelque trace dans l'indicatif
(they love comparé à he loves, ils aiment et il aime), se
conserve tout entière dans les esprits. Mais, il y a le se et
le thâ anglo-saxon, l'un singulier, l'autre pluriel, dont le
premier était spécifiquement masculin (le féminin faisait seo
et le neutre thœt), qui nous fournissent un spécimen d'une
classe de distinctions grammaticales que la langue anglaise a
jetées par-dessus bord et qu'on a oubliées comme si elles
n'eussent jamais existé : la variation des mots adjectifs selon
87le nombre et le cas. Dans l'anglo-saxon l'adjectif était plus
sujet à l'inflexion que l'allemand et presque autant que le grec
et le latin ; il avait même deux formes : l'une, pour l'article
défini, l'autre, pour l'article indéfini, comme en allemand ;
et la langue avait conservé l'accord, la correspondance de
forme, entre le substantif et le mot qui le qualifie ou qui le
représente, accord qui est fondé sur l'identité originelle du
substantif et de l'adjectif, et qui est une des gloires des langues
tout à fait inflectives ; mais depuis qu'elle l'a perdu,
ceux qui parlent aujourd'hui l'anglais ne songent guères à le
regretter et on ne les convainquerait pas aisément que lorsqu'ils
disent good men (hommes bons) ils gagneraient
quelque chose à donner au mot good une forme différente
de celle qu'il a dans good man (homme bon) et plus encore
à le distinguer de genre dans good woman (femme bonne) ;
car cette distinction a été effacée dans l'anglais moderne
jusque dans les noms. Les noms propres, eux-mêmes, ne
prennent de genre qu'en vertu du sexe de la personne à laquelle
ils sont donnés et l'on ne s'en embarrasse pas quand
il s'agit des animaux ; tandis que les Anglo-Saxons étaient
aussi préoccupés du genre dans tous les objets de la pensée,
et avaient autant soin de diviser tous les mots en masculins,
féminins et neutres, même quand les choses qu'ils désignent
n'ont pas de sexe réel, que le sont aujourd'hui les
Allemands ou que l'étaient, autrefois, les Grecs et les Latins.
C'était là un des principaux caractères de la langue dont la
plupart des langues de l'Europe sont descendues. Le français
n'a éprouvé que partiellement la même perte, ayant
conservé la distinction entre le masculin et le féminin, mais
confondu le neutre et le masculin par l'effacement de leurs
formes respectives. Le vieux système des cas est à l'état de
débris dans la langue anglaise, quoiqu'il soit aussi bon et
utile, en lui-même, que jamais. L'anglais n'a ni datif, ni accusatif,
excepté dans un petit nombre de pronoms (him, them,
whom, etc.) ; le français est plus pauvre encore, et n'a pas même
un pronom possessif bien distinct, quoiqu'il fasse dans quelques
mots pronominaux une faible distinction du sujet et de
l'objet. Les Anglais ont également dit adieu à la forme du subjonctif,
qui, en allemand, est aussi riche que celle de l'indicatif.88

La langue anglaise est, en réalité, entre toutes les langues
de même famille, celle qui montre le plus ce genre de changement
linguistique, qui consiste dans la perte des distinctions
grammaticales formelles faites par des moyens synthétiques.
Il n'y a pas d'exemple d'une autre langue qui, après
avoir été si riche sous ce rapport, soit devenue si pauvre,
qui ait tant dépouillé ses radicaux de l'appareil des suffixes
et les ait tant réduits à la forme monosyllabique. Tout cela
est le résultat de la tendance à la commodité et à l'abréviation,
tendance qui dans ce cas, plus que dans tout autre,
produit un vrai déclin. La force de conservation, la transmission
traditionnelle, n'a pu résister à ses effets. Une
grande partie des pertes faites a eu lieu dans les derniers
siècles, et il serait facile d'indiquer les causes qui les ont
accélérées. Quand un homme apprend une langue étrangère,
non par l'étude mais par la pratique, il mutile aisément
les terminaisons des mots, et, heureux d'en avoir saisi les
syllabes principales, celles qui renferment le sens, il laisse
au contexte le soin d'expliquer les circonstances dans lesquelles
le mot est employé. C'est là ce qui a contribué à la
décadence de la langue latine et l'a réduite, dans la bouche
des Italiens, des Celtes, des Ibères et autres peuples, à n'être
plus, à force de corruptions et d'abréviations, que des dialectes
romaniques ; l'irruption en Angleterre des Normands
qui parlaient français, et leur fusion avec les Anglais qui
parlaient saxon, est venue ajouter une force nouvelle à une
tendance déjà très-prononcée chez les derniers Anglo-Saxons.

Mais ce n'est que par le degré que l'anglais diffère, en
cela, des langues de sa famille et de celles des autres familles.
La tendance à la commodité, à l'économie d'efforts, en
matière d'expression, est universelle et aveugle. Elle a semé
partout les ruines. Elle commence par fusionner des éléments
indépendants et par en composer des mots ; ensuite,
elle les contracte et les mutile, et cela a lieu dans les langues
primitives d'une façon aussi certaine, sinon aussi rapide,
que dans les langues modernes. On croit qu'il n'y a rien de
plus ancien dans la langue anglaise que les terminaisons de
la première personne, mi, au singulier, masi, au pluriel.
Cependant, ce sont déjà des contractions et la tendance à
89l'économie avait agi sur ces formes, le masi surtout avait subi
tant de changements que les philologues disputent sur son
origine. Tout ce qu'il en reste dans la langue anglaise, c'est
l'm de am (employé pour as-mi), et toutes les langues de la
même famille ont subi la même perte, et bien d'autres, dans
les différents départements de l'inflexion et de la dérivation.

Les plus riches langues connues n'expriment jamais d'une
façon distincte toutes les relations qui existent entre les
objets de la pensée humaine, relation que l'esprit comprend
implicitement, lors même qu'il ne leur donne pas
corps par une forme verbale. Aucun des rapports exprimés
n'est, pas plus que les rapports sous-entendus, absolument
nécessaire au discours. Quand l'esprit a trouvé
l'expression, il peut contempler le signe, mais n'en dépend
point, et ayant, pour ainsi dire, dans ce signe un
gage de sécurité, il l'oublie momentanément et réalise au
dedans de lui-même l'idée pure. Mais nous pouvons remarquer,
pour notre consolation, qu'à moins qu'un peuple ne
décline réellement par l'intelligence et la pensée, il ne perd
point ce qu'il a une fois possédé, comme appareil inflexionnel,
sans trouver le moyen d'y pourvoir par quelque équivalent.
Il change de mode d'expression, mais ne renonce point
à s'exprimer. La chute du système des cas a été suivie du
développement de la classe des prépositions ; la perte des
éléments pronominaux contenus dans les terminaisons personnelles,
a conduit à faire des pronoms, c'est-à-dire des
mots distincts et séparés ; l'appauvrissement du système des
temps et des modes a été compensé par un riche appareil
d'auxiliaires, lesquels suffisent à la fois à rendre les distinctions
anciennes et à en exprimer de nouvelles.

Ceci nous amène encore une fois à reconnaître la dernière
forme de changement du langage, savoir, l'acquisition de
nouveaux moyens d'exprimer la pensée, et ce sera le sujet
du chapitre suivant.90

Chapitre septième
Développement du langage : production de nouveaux
mots et de nouvelles formes.

Importance spéciale de ce mode de changement linguistique ; ses
effets. — Ceux-ci s'obtiennent en partie sans additions externes ;
acquisitions, définitions, multiplications de sens dans les mots
existants. — On trouve de nouvelles formes de langage. — Additions
externes ; emprunts faits aux autres langues ; nature et importance
de ces emprunts ; abus qu'en a fait la langue anglaise.
— Invention de mots nouveaux ; l'onomatopée. — Mots nouveaux
formés par des combinaisons de mots anciens ; nouvelles formes
produites par cette méthode. — Son importance et l'étendue de
ses effets ; les changements dans la forme interne sont le résultat
des additions externes. — Différenciation de la forme d'un mot,
selon ses différentes applications. — On multiplie les acceptions
d'un mot par l'appareil des dérivés. — Conversion d'une des parties
du discours en une autre.

Dans cette revue des procédés que suit le langage dans
son développement, nous devons, pour terminer, examiner
ce qui concerne l'acquisition de nouveaux matériaux, la façon
dont se trouvent compensés les effets destructifs du déclin
phonétique, et dont se créent de nouveaux moyens pour exprimer
les idées et les faits. Ces moyens ont été déjà exposés
ou mentionnés en partie ; car, tous les modes du développement
linguistique se confondent et se mêlent tellement
qu'il est impossible de discuter l'un, si brièvement que ce
soit, sans toucher plus ou moins le sujet des autres.

Ce dernier mode de changement, disons-le en commençant,
constitue, dans un sens plus direct et plus naturel que
91tous les autres modes, ce qu'on appelle le développement du
langage, et met plus distinctement en lumière les forces qui
président à ce développement.

L'objet général des additions apportées au langage est
évidemment d'étendre et de perfectionner l'expression de
la pensée, de fournir pour les idées nouvellement acquises
et les faits récemment reconnus, des signes représentatifs
nouveaux, et pour les vieilles idées et les vieilles connaissances
de l'esprit humain de meilleurs moyens de se traduire.
Mais, ce que nous devons faire remarquer d'abord,
c'est que ce but est en grande partie atteint, sans le secours
d'aucun changement apparent dans le langage. Cela a lieu
très-souvent par des combinaisons nouvelles de syntaxe, et
par des rapprochements inusités de mots, sortes d'emplois
nouveaux qui fournissent d'immenses ressources ; car, on
leur fait produire une foule d'idées et de déductions inattendues.
Cependant, ces variétés de combinaisons et d'usages
ne peuvent avoir lieu sans affecter plus ou moins le sens
des mots et sans rendre un peu mobiles les limites de leur
domaine. Si, par exemple, nous faisons cette phrase : le soleil
se lève, répandant sa lumière et sa chaleur sur la terre
, il se
trouve qu'elle est de celles que l'on eût pu prononcer dans
toutes les langues depuis l'origine du langage et de la connaissance
humaine ; mais combien est différente l'idée qui s'y
attache pour un ignorant moderne, ou pour un sage de l'antiquité !
Pour nous, l'expression : se lever, appliquée au soleil,
n'est qu'une concession aux apparences ; nous ne jugeons
pas nécessaire de dire que la terre a tourné et que sa rotation
a amené sous les rayons solaires la partie de sa surface sur
laquelle nous nous trouvons ; et quant aux mots de s'élever
et de tomber, ce n'est que depuis que Newton a découvert la
grande loi cosmique de la gravitation que nous savons réellement
ce que c'est. Il y a beaucoup moins longtemps encore
que nous savons que la lumière et la chaleur sont des modes
particuliers du mouvement de la matière, modes dont nous
sommes avertis par les effets qu'ils produisent sur notre
organisme sensitif. La transformation de l'idée attachée aux
mots de terre et de soleil n'a pas besoin d'être remarquée.
Cet exemple est sans doute choisi parmi les plus considérables ;
92cependant, il est très-propre à servir de type, en montrant
ce que devient le langage par le progrès des connaissances
et des idées. Cette sorte de changements agit sans
cesse sur la masse linguistique comme un levain, incorporant
les significations des mots les unes dans les autres et
multipliant les nuances et les distinctions qui résultent du
développement graduel de la pensée humaine. Comme nous
l'avons dit plus haut, l'esprit d'une société est continuellement
à l'œuvre au milieu de l'édifice de la langue et en remue
incessamment les matériaux.

Nous pourrions redire ici tout ce que nous avons dit dans
le cinquième chapitre sur les transformations des mots, pris
individuellement, et montrer ces mêmes transformations dans
leur rapport avec le mouvement général de la pensée. Mais
cela nous prendrait trop de temps, et nous devrons nous
contenter d'indiquer brièvement certains aspects du sujet.

D'abord, on peut se rendre compte de ce qu'une langue
acquiert de richesse par ce moyen, en voyant la variété
d'acceptions que l'on donne à chaque mot. Si chacun d'eux
était, comme les termes scientifiques, réduit à n'exprimer
que des choses analogues ou strictement semblables, le
nombre des mots existants serait loin de répondre aux besoins
du langage cultivé. Alors, il arrive ordinairement qu'un mot
ne couvre pas un point seulement, mais tout un territoire
irrégulier, hétérogène, changeant. On sait qu'un lexicographe
anglais distingué crut avoir accompli une grande chose quand
il eut réduit les significations du mot good (bon) à quarante
variétés, plus, un résidu insoluble d'une ou deux douzaines
de phrases ; et, bien que nous ne soyons nullement obligés
d'accepter toutes ses distinctions, leur nombre nous donne,
du moins, une idée de l'état des choses. Il n'y a pas un écolier
qui ne se rappelle son désespoir quand, au début de ses
études, il jetait un coup d'œil sur la liste des significations
d'un mot, dans ses dictionnaires grecs et latins, et quand il
s'efforçait de trouver, au milieu de cette variété, celle qui pouvait
convenir dans la phrase qu'il avait à traduire ; la même
chose arrive à toute personne qui apprend une langue étrangère.
Il appartient au lexicographe, en tous pays, de mettre
l'ordre dans la confusion apparente en découvrant le
93nucleus, le sens étymologique vrai d'où tous les autres procèdent
par changement, extension, transfert, et de montrer
le lien qui les unit, si toutefois cela n'est point, comme c'est
souvent le cas, tout à fait impossible. Si l'on comptait
comme mot dans la langue anglaise chaque signification d'un
mot, les cent mille vocables de cette langue deviendraient un
ou deux millions. Comme exemple de cette manière de s'enrichir,
nous citerons la langue chinoise, une des plus cultivées
qu'il y ait dans le monde, et qui se compose d'environ
quinze cents mots dont les acceptions et l'emploi ont
été différenciés à l'infini. On peut imaginer quelle multitude
d'idées se sont attachées à chaque mot, et la confusion apparente
qui en résulte.

Le mode de transfert par lequel un mot s'enrichit d'une
signification nouvelle est surtout la figure. Nous en avons
parlé dans l'avant-dernier chapitre. Le langage philosophique
est presque entièrement formé de figures. Mais le transfert
du sens des mots ne se fait pas seulement de cette manière.
L'esprit humain a une merveilleuse facilité pour saisir
les ressemblances, pour les indiquer, et y prend cette sorte
de plaisir qui s'attache à tout acte créateur. Cela donne de
la variété, de la vivacité au langage. Nous en voyons un
exemple frappant chez les gens qui vivent au milieu d'occupations
toujours les mêmes et qui ont peu de culture
intellectuelle ; quand on leur parle de choses qui leur sont
moins familières ou qu'on leur en montre de nouvelles,
ils y voient continuellement des analogies avec les objets
habituels de leur pensée et leur langage sent la boutique.
Le matelot parle comme si le monde entier était un navire,
et quand nous lisons un roman maritime, la fidélité de l'auteur
à reproduire ce fait donne au récit un piquant et un
naturel qui est plein de charme pour nous autres, marins
d'eau douce. Or, beaucoup de termes techniques ou de
phrases spéciales ont été ainsi acquises par la langue anglaise
ordinaire ; et si nous voulons nous rendre compte de la place
qu'occupe la figure dans le langage courant, nous n'avons
qu'à lire dans Mark Twain (Roughing It, chap. XVII) cette
amusante et, à cet égard, instructive conversation entre un
joueur de profession et un prédicant, auquel le premier
94demande un enterrement chrétien pour son associé défunt.
Pour prendre plus haut nos exemples, voyez dans les poëtes
védiques combien ils emploient la comparaison du bercail
et du pâturage quand ils parlent de la condition humaine,
et remarquez que les mots qu'ils ont employés par figure
sont devenus les mots propres. Quand il s'agit de choses
basses ou bizarres nous appelons cela l'argot, et nous le méprisons
à bon droit ; mais l'argot n'est que l'abus et l'excès
d'une tendance légitime et qui a été très-féconde dans l'histoire
du langage. Il semble qu'il nous repose des mots de
convention, des mots insipides, qui ont été, pour ainsi dire,
usés par le trop long emploi qu'on en a fait, sans en comprendre
la vraie valeur, et sans y mettre ni vie ni sentiment.
Dans l'exubérance de son activité, dans le plaisir naturel
qu'il trouve à créer quelque chose, l'esprit produit à la fois
le noble langage figuré et l'argot. Tous deux, au fond, sont
une même chose, et le dernier n'est qu'un mal nécessaire.
Il y a des argots auxquels on peut, sans honte, trouver du
charme, et un récit fait en argot est un récit fait par une
série de peintures, au lieu d'une série de mots.

L'emploi des mots de convention a certainement aussi son
utilité, et sert dans les relations sociales, non pas à exprimer
mais à couvrir la pensée. Pour en prendre un des plus simples
exemples, quand on dit à quelqu'un : comment vous
portez-vous
 ? on trouverait fort ennuyeux, que la personne
qu'on a saluée par ces mots vous répondît par un récit détaillé
de tous les symptômes qu'elle éprouve dans sa santé ;
nous commençons une lettre à quelqu'un que nous détestons,
par mon cher monsieur, et nous nous déclarons l'obéissant
serviteur
d'un homme à qui nous ne permettrions pas
de nous commander. Il en est de même dans beaucoup d'autres
cas. Substituer une expression vraie à une phrase convenue,
ce serait manquer à la politesse, c'est-à-dire faire
une part trop large à notre personnalité. Il y a aussi des
sujets dans lesquels la décence ou la délicatesse nous oblige
de choisir nos mots avec soin pour ne point offenser ni
dégoûter ceux qui nous écoutent. Et c'est là un des exemples
les plus frappants de la puissance des mots en eux-mêmes,
et de leur empire sur la pensée, que nous tolérons
95une expression indirecte, suggestive, là où nous trouverions
révoltante l'expression propre. Ici, le contraire arrive de ce
que nous avons remarqué plus haut : le mot, au lieu de
s'user par l'emploi prolongé, acquiert une signification trop
directe, et nous sommes obligé d'en chercher un autre.

Ainsi donc, indépendamment de tout accroissement de
connaissances et d'idées, aussi bien qu'en raison de cet
accroissement, l'instrument de la pensée subit de continuelles
modifications et se perfectionne par l'application
des mots à des idées plus vives et plus variées. Le même
mode de développement du langage sert à deux choses :
rendre plus d'idées et rendre plus agréablement les idées.
Nous nous sommes suffisamment étendus, dans le cinquième
chapitre, sur le grand mouvement qui fait passer les mots du
sens concret au sens abstrait, donnant ainsi une expression
à la pensée pure et à la pensée nouvelle par voie d'extension
et de formation ; nous allons maintenant exposer ce
procédé plus visible de développement du langage, qui consiste
en additions externes, en adjonctions de mots nouveaux
à l'ancien vocabulaire.

Commençons par l'adjonction des mots empruntés aux
langues étrangères comme étant le procédé le plus externe.
L'emprunt est, plus ou moins, le moyen commun de s'enrichir
que toutes les langues ont employé. Il n'y a point
de dialecte dans le monde qui n'ait pris quelque chose
au dialecte voisin. Ce qu'on acquiert le plus aisément par
cette voie, ce sont les substantifs qui désignent les institutions
et les productions étrangères, auxquelles nous jugeons
convenable, quand nous les adoptons ou les introduisons
chez nous, de laisser les noms que leur avaient donnés les
premiers possesseurs. Ainsi, banane est un fruit tropical et
un nom tropical ; presque toutes les nations de l'Europe ont
conservé le nom d'ananas au fruit que, par. une dérogation
à la règle générale, les Anglais appelent pine-apple, et l'institution
du tabou, qui appartient à la Polynésie, est connue
sous ce nom dans plus d'une langue d'Europe. Une langue
comme la langue anglaise, qui est celle d'un peuple mêlé à
toutes les nations du monde et dont la civilisation a fait à
toutes des emprunts, a dû s'assimiler des mots appartenant
96aux langues les plus diverses. Ainsi, il y a les mots religieux
tirés de l'hébreu, sabbath (sabbat), seraph (séraphin), jubilee
(jubilé) ; les mots scientifiques arabes anciens, algebra (algèbre),
alkali, zénith, cipher (chiffre), outre une liste hétérogène
de mots comme sugar (sucre), lemon (citron), sherbet
(sorbet), magazine (magasin) ; les mots persans caravan
(caravane), chess (échecs), shawal (châle), et même le mot
anglais si familier et si varié de significations, check ; il y a les
mots indiens de calico (calicot), de chintz (étoffe de coton
peinte), de punch (punch) ; il y aies mots chinois de tea (thé),
de nankeen (nankin) ; les mots américains de canoe (canot), de
guano, de potato (pomme de terre). Ce ne sont là que quelques
exemples tirés d'une longue liste ; et la liste des mots
empruntés à l'espagnol, à l'italien et à plusieurs autres langues
d'Europe, est beaucoup plus longue encore. En somme,
ces emprunts ne sont pas pour une grande part dans la
totalité des mots anglais ; mais ils ont de l'importance théorique,
parce qu'ils mettent en lumière le procédé général
par lequel les noms sont donnés aux choses, procédé que
nous exposerons dans le chapitre suivant. Ce n'est certainement
pas en vertu du développement organique du langage
que des mots appartenant à des sociétés que les Anglais
connaissent à peine et dont ils se soucient moins encore, en
viennent à faire aussi intrinsèquement partie de la langue
anglaise, que les mots qui ont été importés par les Saxons
ou qui « sont entrés en Angleterre avec Guillaume le Conquérant. »

Cette dernière expression nous conduit à remarquer cette
autre espèce d'emprunts qui sont communs à la langue
anglaise et à beaucoup d'autres. Toutes les nations de l'Europe
ont reçu, directement ou indirectement, leur civilisation
et leur religion de la Grèce et de Rome. Quelques-unes
d'entre elles, comme les divers peuples de l'Italie, les Celtes
de la Gaule, les Celtibères de l'Espagne, ont tout, ou presque
tout emprunté aux Romains, de façon que leurs langues
aujourd'hui ne sont presque pas autre chose que des dialectes
issus du latin. Le même effet s'est produit chez les
peuples du Nord, à un degré différent ; ils ont pris les mots
des Romains dans la même proportion qu'ils ont pris leurs
97idées et leurs institutions. Il est donc entré dans les langues
germaniques, slavoniques, celtiques, beaucoup de vocables
grecs et latins. On les trouve déjà en grand nombre dans le
plus vieil anglo-saxon et ils abondent dans le vocabulaire
allemand, même quand ils sont déguisés sous des dehors
germaniques. La dépendance à l'égard de Rome, en matière
de sciences et d'arts, a duré longtemps pour l'Europe. Le
latin était la langue exclusivement employée et seule, alors,
propre à l'être, pour exprimer la pensée dans l'ordre des
choses élevées. Aujourd'hui encore, la jeunesse est imprégnée
de latin. Ces circonstances ont maintenu chez les peuples
de l'Europe l'habitude constante d'aller chercher dans
la langue latine tout ce qui manquait à la leur. Cela était
surtout facile pour ceux chez qui la langue vulgaire était
déjà toute romane ; mais les Anglais en firent autant, et
les savants cherchèrent plutôt dans le latin que dans l'anglo-saxon
les mots spéciaux à leur usage. Les sources grecques
et latines étaient les plus abondantes et s'offraient d'elles-mêmes
aux peuples européens. Dans d'autres parties du
monde, d'autres langues ont joué ce rôle prééminent. Le
sanscrit a été longtemps pour cette foule de nations et de
tribus qui parlaient les dialectes si divers de l'Inde, la
langue sacrée, la langue littéraire, celle qui était chargée de
conserver les connaissances sublimes et les formes les plus
hautes de la pensée ; de façon que ces dialectes se sont peuplés
de mots sanscrits et sont arrivés par eux à l'état de
langues cultivées. Les Perses ont été forcés, il y a mille ans
et plus, de recevoir la religion et les lois de leurs vainqueurs
Arabes, et le persan moderne est aujourd'hui presque plus
arabe que persan. Les Turcs ont fondu sur la Perse à l'état
de sauvages, et comme ils ne savaient rien que tuer et
piller, qu'ils avaient tout à apprendre, leur langue écrite est
aujourd'hui plus remplie de mots persans et arabes que ne
le sont les vers de Ronsard de mots grecs et latins. Les Japonais
se sont faits, il y a quinze siècles, les élèves des Chinois,
et leur vocabulaire a complètement absorbé le vocabulaire
chinois.

Il n'est donc nullement particulier à la langue anglaise de
faire des emprunts aux autres langues, et elle ne diffère des
98autres qu'en ce que quelques-uns de ces emprunts sont faits
à des langues qui n'ont avec elle que les plus lointains rapports.
Une évaluation digne de foi, faite des dérivations des
mots anglais, montre que les cinq septièmes à peu près sont
classiques et les deux septièmes germaniques (les autres,
sont trop peu nombreuses pour entrer en ligne de compte).
Il va sans dire que les mots employés dans le langage habituel
ne s'y trouvent pas dans ces mêmes proportions ; parce
que les mots usuels anglais et le cadre de la langue, sa charpente,
pour ainsi dire, est germanique. Ainsi, dans l'œuvre
de Milton, par exemple, les mots classiques sont dans la
proportion des deux tiers au moins ; mais dans une page de
Milton, prise au hasard, ils n'y sont plus que dans la proportion
de dix à trente pour cent ; et même dans une page de
Johnson, leur proportion n'est pas de beaucoup plus considérable.

Il existe des raisons faciles à reconnaître de l'abondance
des mots classiques dans la langue anglaise. L'invasion normande
qui a mis en conflit les deux éléments français et
saxon, a introduit de force une grande quantité de matériaux
latins, dont la présence dans la langue saxonne a préparé
l'introduction naturelle d'autres matériaux de même origine.
La disparition graduelle des modes de composition, de dérivation,
d'inflexion, appartenant à la langue du pays, disparition
causée par le même événement, a rendu cette langue
plus impropre aux besoins croissants de la science et de la
pensée. Ainsi, quand les pressantes et vastes exigences des
deux derniers siècles se produisirent, la ressource des emprunts
fut plus employée que jamais. Quand une société vit
paisiblement et n'a pas à accumuler beaucoup les fruits de
la pensée, qu'elle se contente de vivre sur son fond, comme
on dit, et qu'elle n'élabore que lentement de nouvelles idées,
le développement purement organique de la langue, développement
qui provient de la masse sociale toute entière
suffit à la situation. Mais, quand les sciences, les arts et la
philosophie font de rapides progrès, quand les branches de
connaissances se multiplient et sortent les unes des autres,
appelant chacune tout un nouveau vocabulaire de termes
nouveaux ; quand un nombre infini de faits et d'objets inconnus
99se présentent à la pensée humaine, la langue la plus
fertile n'y peut répondre par ses ressources intrinsèques.
La demande est pour les mots techniques, les mots scientifiques,
et les savants s'adressent tout naturellement aux
langues savantes. Ils y trouvent encore cet avantage, que
tous les continuateurs de la même œuvre de civilisation ont
ainsi une langue commune, au moyen de laquelle ils se comprennent,
se répondent et s'unissent par-dessus les frontières.
Les cinq septièmes des matériaux classiques de la
langue anglaise sont consacrés aux usages techniques ou
scientifiques et les enfants n'ont nul besoin de les apprendre
quand ils apprennent à parler anglais ; beaucoup d'hommes
ne les savent jamais, et il y en a un très-grand nombre qui
ne se trouvent que très-rarement même dans les livres. Cependant,
sous certaines conditions de la vie pratique ou
dans certaines professions, ils deviennent aussi familiers que
ceux dont l'origine n'a rien d'artificiel. Nous en voyons un
exemple dans les mots dahlia, pétrole, télégraphe, photographie,
etc.

Il y a différentes manières et différents degrés d'emprunts.
Ce qu'on emprunte le plus aisément à une langue, ce sont
les noms et les épithètes, autrement dit les substantifs et les
adjectifs. Les verbes sont plus difficiles à assimiler ; on
n'emprunte presque point les particules et très-peu les préfixes
et les suffixes ; moins encore les appareils de l'inflexion,
terminaisons, conjugaisons, déclinaisons. La langue anglaise
elle-même n'a rien ou presque rien d'étranger dans sa
grammaire. Les articles, cette partie du discours qui sert à
lier les idées, à montrer leurs relations, à former des périodes,
sont tout à fait anglo-saxons. De façon que malgré la
prédominance des éléments classiques, l'anglais demeure
langue germanique.

Il y a peu d'exemples dans la période historique (car nous
ne parlons pas de la période primitive du langage) qu'un
mot nouveau ait servi à créer d'autres mots que ses dérivés
naturels. Ainsi, il y a par exception le mot de gaz, donné,
comme nous l'avons dit, par un chimiste à un état de la
matière qui n'avait point encore assez frappé les yeux et
100les esprits pour qu'il semblât mériter un nom. Ce même
chimiste proposa d'appeler blaz l'influence des corps célestes
sur la température de la terre : ce mot parut trop
fantaisiste pour être généralement adopté et il tomba
dans l'oubli, pendant que l'autre se répandait universellement.

Il y a d'autres mots qui ne doivent point, comme le mot
gaz, leur fortune à un heureux hasard ; ce sont ceux dont
le mérite et la raison d'être consistent dans l'imitation des
sons de la nature : comme coucou, toucan, noms donnés
aux oiseaux qui les portent à cause de leur ressemblance
phonétique avec le chant de ces espèces ; ou bien les mots
descriptifs, imitatifs, comme craquer, cracher, siffler et, en
anglais, buzz (bourdonner). C'est là ce qu'on appelle les
onomatopées, littéralement, en grec, facteurs de noms, parce
que les Grecs faisaient leurs noms de cette manière et
ne concevaient pas qu'on ne mît entre le nom et la chose
qu'un lien purement conventionnel quand on pouvait mieux
faire.

Nous allons maintenant passer à un autre procédé par
lequel des matériaux qui ne sont pas tout à fait neufs, mais
qui sont susceptibles d'enrichir considérablement une langue,
viennent à être mis en œuvre ; procédé que l'histoire
du langage prouve être plus important que tout autre. Nous
voulons parler de la composition des mots, de la juxtaposition
de deux éléments indépendants pour en former un mot.
Nous en avons trouvé un exemple ou deux dans notre passage-type :
reste-dœg et leorning-cnihtas (jour de repos et
jeunes gens apprenants, autrement dit sabbat et disciples).
De tels mots sont, logiquement, des phrases descriptives
abrégées et dont on a élagué les signes de relations, les connectifs,
les inflexions ordinaires. Les deux idées sont réduites
chacune à un seul signe et les deux signes sont juxtaposés ;
c'est à l'esprit d'inférer leurs rapports, en partant des circonstances
connues. C'est un sacrifice, fait à la brièveté et à
la commodité, des avantages d'une langue qui possède des
éléments formatifs et des mots formels. La relation entre les
deux parties des mots composés est sous-entendue et sa
nature variable : ainsi, headache est un mal de tête ; headchess
est une coiffure, headland une péninsule en forme de
101tête ; un headsman est un bourreau (un homme qui coupe
les têtes) ; un mouvement headway, est un mouvement de
progression qui se fait dans le sens où se trouve la tête d'un
cheval ou de tout autre animal ; un steamboat est un bateau
à vapeur ; un railway, un chemin fait avec des rails, etc., etc.
Les mots ainsi formés n'ont qu'un seul accent ; c'est là le
sceau extérieur de la fusion, mais ce n'est pas suffisant, car
alors les deux mots : the man (l'homme), et ceux-ci, have
gone
(avoir été), et ceux-ci encore, shall go (il ira), qui se suivent
de si près qu'ils n'ont à eux deux qu'un seul accent,
seraient aussi des mots composés. Il n'y a rien de plus commun
dans les langues que les combinaisons de deux mots
qui n'en forment plus qu'un. Cependant toutes les langues
n'en font pas usage au même degré : le sanscrit en abuse, le
grec et le latin en usent avec une sage modération ; le français
semble avoir presque entièrement perdu la vertu d'en
faire, et l'anglais, bien qu'il ne possède pas autant de mots
composés que l'allemand, en a beaucoup, et les exemples
cités plus haut montrent qu'il y a trouvé de grandes ressources
pour l'expression de la pensée. Nous avons déjà vu
combien les hommes sont prompts à perdre de vue l'origine
des mots composés, à les unifier par des changements phonétiques
et à tes regarder comme des signes unitaires. Mais
il nous reste à étudier un peu plus la carrière de ces mots
dans une direction différente.

Parmi les nombreux adjectifs que les Anglais joignent aux
noms pour former des composés, il y en a qu'en raison de
leur sens qui les rend applicables à beaucoup de choses, on
emploie fréquemment. Un exemple typique est full (plein
— l'allemand voll) qu'on ajoute aux noms dans un sens si
général que sa valeur spécifique est perdue et qu'il devient
une espèce de suffixe : dutiful (obéissant) et plentiful (abondant)
sont équivalents à duteous et à plenteous. Son contraire
est less (moins), en allemand los. Ce n'est pas cependant,
comme on pourrait le croire, cet adjectif qui entre dans les
mots composés ; c'est loose, qui veut dire lâche (qui n'est pas
ferme, qui se détache). Ce fait se prouve par la signification
du mot allemand et par les vieilles formes de la langue anglaise ;
et ici, le mot indépendant a été tellement déguisé
102par le changement phonétique qu'il n'est plus reconnaissable
et n'est absolument qu'un suffixe. Nous avons suffisamment
montré (page 34) que l'adverbial anglais ly (godly
divinhomelydomestique) vient de like (semblable, de
la nature de
) ; et qu'un certain cas du mot like a été converti
en un suffixe général : truly (vraiment), plentifully
(abondamment). Le suffixe adverbial français ment procède
de la même manière de l'ablatif latin mente : grandement
vient de grandi mente (avec une grande pensée). Le wholesome
anglais (sain), en allemand sam dans heilsam, est une
forme altérée du vieux sam identique avec same et qui,
comme like, signifiait semblable, de la nature de. Il y a aussi
des suffixes formatifs de noms qui ont une même origine.
Les cas les plus communs sont ship (en allemand shaft),
lordship, herrschaft et ainsi de suite : dom (en allemand
thum), kingdom, wisdom, königthum, weisthum (royaume,
sagesse) ; ship vient de shape(forme), et dom de doom (sentence).
Nous avons aperçu en passant un cas ou deux dans
lesquels le temps verbal a été formé par le même moyen. Le
don de hyngredon (pluriel de hyngrede, page 35) était en langue
gothique dêdum, évidemment un auxiliaire (le did anglais),
qui, à une époque très-lointaine de l'histoire commune
des dialectes germaniques (car on le trouve chez tous et il
n'est dans aucune des langues de même famille), était ajouté
à un mot verbal employé à l'infinitif (comme aujourd'hui en
anglais, I do love — j'aime — I did love — j'aimais), et conjuguait
le verbe mais sans se fusionner avec lui. Un fait tout
à fait semblable se produit dans la langue française au temps
futur des verbes, où l'infinitif est tout simplement fusionné
avec le verbe avoir ; exemple : je donner-ai. On trouve
d'abondantes traces de ces compositions de mots, par voie
de fusion, dans la langue latine, où elles ont produit de nouvelles
formes verbales. Il est reconnu que les syllabes bam,
bo, ui ou vi qui marquent, en latin, l'imparfait, le futur et le
parfait sont des terminaisons d'un verbe auxiliaire qui a
prêté sa forme à la conjugaison des verbes actifs et qui
répond au verbe anglais to be (être). Le grec et le sanscrit
pourraient offrir de semblables exemples à des époques plus
ou moins reculées. On croit que le futur du sanscrit syâmi
103et le grec σω remontent à la période primitive de la formation
des langues de notre famille.

Ce sont, parmi les nombreux exemples qu'on peut donner
pour montrer que les suffixes des mots dérivés ou infléchis
sont des mots originairement indépendants et distincts, les
plus simples qu'on puisse choisir. Dans ces cas comme dans
les autres, l'oubli, l'atténuation, le transfert de signification,
l'abréviation, le changement de forme, ont eu leur part dans
la création des mots ; car, tant que les deux éléments juxtaposés
demeurent distinctement reconnaissables, ce sont
plutôt des composés que des mots ; ainsi, le ful anglais (le
voll allemand) n'est pas aussi véritablement un suffixe que
ly, parce que ful a conservé une signification propre que
l'esprit reconnaît toujours. Il faut qu'un mot soit déguisé
sous le changement de forme pour faire un affixe, ou élément
formatif
, comme on l'appelle, avec raison, en le distinguant
de l'élément radical, du mot essentiel auquel il est
joint.

Et ce n'est pas là, — nous parlons des suffixes des mots
dérivés et infléchis — la plus importante partie des éléments
formatifs du langage, dont l'origine remonte à ce procédé.
Si nous ne devions admettre, en matière linguistique, que ce
qui repose sur des preuves évidentes, nous n'attribuerions
pas au principe de la combinaison une grande part dans le
développement du langage. Mais il serait extrêmement déraisonnable
d'exiger en toutes occasions de pareilles preuves.
Les modifications imprimées aux mots par les deux
espèces de changements dont nous avons parlé sont telles,
qu'après un long temps écoulé, nous ne pouvons que deviner
(et quelquefois cela même est impossible) ce que ces
mots ont été à l'origine. Nous ne pourrions pas expliquer ce
que c'est que le suffixe anglais ly si nous ne pouvions recourir
à d'autres langues pour nous éclairer. Nous ne saurions
pas avec certitude d'où vient le d du mot loved si nous ne le
demandions pas à la langue gothique, non plus que le σω,
qui marque le futur dans la langue grecque, si nous ne pouvions
point interroger le sanscrit. A chaque période de la
vie du langage, il y a des éliminations faites, en vue du progrès
et de la simplification, dans les parties connectives des
104mots, et les contractions poussées à l'excès rendent méconnaissables,
même dans les dialectes romans, les anciens
éléments des composés. Ce n'est donc point, parce que nous
ne retrouvons pas dans une forme les caractères qui sont
visibles dans les autres, qu'elle a une origine différente ; la
présomption, au contraire, est en faveur de la parité, et au lieu
d'avoir à prouver qu'elle existe, on a plutôt à prouver qu'elle
n'existe pas. Or, en l'état de la science, cette démonstration
probative n'a point été faite, et tous les résultats de l'étude
donnent lieu de croire que l'agrégation des mots a été,
depuis l'origine, dans les langues de même famille que la
nôtre, la méthode féconde et suffisante du développement
externe du langage, celle qui a donné les matériaux, nouveaux
qui, sous l'action d'autres causes, ont été appliqués
aux besoins croissants de la pensée. Nous allons tout à
l'heure parcourir brièvement l'histoire de ce développement,
dans ses rapports avec le principe de la combinaison,
tel que nous le présente la philologie comparée.

Mais, une partie des mots dérivés ou infléchis semblent
formés par voie de modification interne plutôt que par addition
externe. Sans doute on dit en anglais boy et boys (garçon
et garçons), mais on dit aussi man et men (homme et
hommes) ; on dit love et loved (aimer et aime), mais on dit
également rēad et rĕad (lire et lu), et en allemand on trouve
ce phénomène très-étendu et très-important de la variation
de la voyelle radicale dans de grandes classes de mots, dont
l'anglais présente l'analogue, par exemple dans sing, sang,
sung et song (chanter, chanta, chanté et chant) ; dans break,
broke et breach (rompre, rompu, bris ou rupture). Le grec
a de même, quoique d'une façon moins visible, un léger
changement de voyelle radicale dans un grand nombre de
verbes et de dérivés verbaux, comme λείπω, ἔλιπον, λέλοιπα ;
et comme τρέπω, ἔτραπον, τέτροφα, τρεπτός, τράπηξ, τρόπος, etc.
Ce sont là d'apparentes contradictions au principe du développement
par addition externe, par agrégation. Cependant,
si l'on arrive à prouver que ces cas, en apparence divergents,
sont soumis à ce même principe, ils lui prêteront
une nouvelle force.

Commençons par rēad et rĕad, comme étant plus récents
105et plus simples. En anglo-saxon, ce verbe et le petit nombre
de ceux qui lui ressemblent n'avaient point cette différence
de voyelle entre le prétérit et le présent, et ils prenaient la
même terminaison que les verbes réguliers ou nouveaux :
les formes étaient rœdan pour rēad (lire) et rœdde pour
rĕad (lu). Mais le principe phonétique de la commodité a
agi ici comme ailleurs : la pénultième de rœdde avait une
voyelle longue devant une double consonn et on allégea la
difficulté en prononçant brève cette voyelle, procédé si
commun dans toutes les langues germaniques que l'on marque
presque toujours comme voyelles brèves, toutes celles
qui se trouvent devant les consonnes doubles. Lors donc
que, plus tard et par la suppression des voyelles finales des
mots, les deux formes furent réduites à être monosyllabiques,
la double consonne disparut et il ne resta point d'autre
signe de la différence de temps entre rēad et rĕad que la
manière de prononcer la voyelle radicale, longue ou brève.
Le cas est analogue d'une part, à lēave, lĕft (laisser, laissé),
feel, fĕlt (sentir, senti), dans lesquels il y a prononciation
brève de la voyelle pour la même raison, mais où le groupe
des consonnes a été conservé ; d'autre part, à set, put
(mettre) etc., qui ont aussi perdu leurs terminaisons au prétérit,
mais qui, ayant une voyelle courte au présent, n'ont
point été différenciés dans les deux temps et ont conservé
la même forme. La distinction entre read et rĕad (lire et lu),
entre lēad et lĕad (conduire, conduit) est donc purement
un accident phonétique ; c'est un moyen de rendre compte,
dans un but grammatical, d'une différence qui s'est produite
d'une façon secondaire comme conséquence imprévue
d'une addition externe, quand cette addition a disparu par
le déclin phonétique. On appelle ces distinctions inorganiques,
par opposition à celles qui, comme loved (aimé) de
love (aimer), vont directement à leur but.

Quant à man et men (homme et hommes) c'est un exemple
de ce que, en allemand, on appelle umlaut, ou modification
de voyelle, phénomène très-commun dans la langue
germanique et très-rare dans la langue anglaise. C'était
dans l'origine le changement du son de l'a au son de l'e par
l'influence assimilante de l'i qui suivait (voyez page 60) :
106changement qui dépend du caractère des terminaisons des
cas et qui n'a rien à voir avec la distinction du nombre. Il
arrivait en anglo-saxon qu'un des cas singuliers (le datif)
prenait l'e et que deux des cas pluriels (le génitif et le datif)
prenaient l'a. Mais en vertu de leur influence d'assimilation,
les terminaisons disparurent (de la même manière que le
second d, par la suppression duquel on avait raccourci la
voyelle longue de read) ; de façon que datif et génitif perdirent
au pluriel leur forme distincte, et que man et men
restèrent en face l'un de l'autre, le premier comme expression
du singulier, et le second du pluriel. Et parce que cette
différence de voyelle suffisait à distinguer les deux nombres,
on ne fit point double emploi en ajoutant un s comme
dans ear, ears, épi, épis (voyez page 32). Ceci est encore
un cas dans lequel on s'est appliqué à faire une distinction
grammaticale, d'une différence de forme qui dans son origine
a été inorganique, c'est-à-dire accidentelle.

Il faudrait beaucoup plus d'espace que nous n'en avons
pour discuter et pour expliquer le cas qui reste, celui de
l'ablaut ou variation de la voyelle radicale dans bind, bound,
band, bond (lier, lié, bande, lien), etc., et cela nous conduirait
à soulever quelques questions restées obscures et
sur lesquelles disputent encore les chercheurs. Mais nous
ne trouverions, dans l'histoire de ces variations, rien d'essentiellement
contraire aux principes qui ressortent des
exemples déjà cités. Le prétérit, le participe, le dérivé,
avaient chacun, dans l'origine, leur élément formatif externe :
le premier avait la réduplication, comme dans cano, cecini
τρέπω, τέτροφά, haldan, haihald ; les deux autres, leurs terminaisons
de dérivées, et il n'existait pas de différence de voyelle.
Quand cette différence commença à se montrer, elle n'avait
pas plus de signification que celle de feel et de felt ou de
l'allemand männer de mann ; elle ne s'était produite que
sous des influences purement euphoniques ; c'était tantôt
l'affaiblissement de son d'un a, l'accroissement de force
donné à un i ou à un u au moyen d'un accent, et la fusion
de la réduplication qui appartenait au prétérit avec la racine
du mot. Il n'y a pas lieu d'admettre ici des exceptions
à cette règle générale que, dans nos langues, les formes
107sont nées de l'agrégation externe des éléments séparés.

Il y a ici un fait à remarquer qui constitue une importante
addition aux moyens par lesquels s'enrichissent les langues,
c'est que l'esprit a saisi des différences accidentelles et les a
appliquées à de nouveaux usages. Un mot se fractionne de
cette manière en deux ou plusieurs mots qui chacun ont leur
carrière distincte et séparée : nous en avons déjà vu quelques
exemples notables. Le ân anglo-saxon est devenu le
nom numérique anglais, one (un), en même temps que l'article
an ou a (qui signifie également un) ; of a formé off (en
dehors de
, au delà de, etc.) et of (de) ; also (aussi) et as
(comme), semblables aux mots allemands also et als, représentent
une idée antécédente ; fore (devant) et for (pour),
comme les mots allemands vor, für, ver ; through (à travers)
et thorough (profond, complet) sont des exemples d'une sorte
particulière de divorce, laquelle est accompagnée de la
conversion d'un adverbe en adjectif ; outer (extérieur) et utter
(prononcer) sont les deux faces d'un même mot et d'une même
idée ; cónduct (conduite) et condúct (conduire) sont des spécimens
d'une classe de mots couplés que la position de l'accent
distingue seule ; minúte (petit, menu) et mínute (minute)
sont des distinctions fort sages qu'on voudrait voir étendre à
second (seconde et second), mot dont rien ne distingue les
différentes acceptions ; genteel (qui est d'un gentilhomme),
gentile (payen) et gentle (doux, modéré), tous mots issus du
latin gentilis, montrent à la fois dans la variété de leurs
significations et dans l'unité de leur racine, qui voulait dire
simplement être né, à quel degré peuvent arriver les mutations
du langage.

Le procédé de développement qui consiste à agréger les
mots d'une langue pour en faire des mots nouveaux et quelquefois
de nouvelles formes est naturellement beaucoup plus
lent que la méthode des emprunts, surtout quand on recourt
à cette méthode aussi volontiers que le fait la langue anglaise.
La création des formes se fait par un progrès insensible et il
faut une longue suite de générations pour faire d'un mot, un
suffixe. Mais, quand ce résultat a été obtenu, les accroissements
auxquels il sert de point de départ deviennent beaucoup
plus rapides. Quand, par exemple, on en est arrivé à
108faire de did, une terminaison du prétérit, on l'applique au
temps passé de tous les verbes nouveaux, quel qu'en soit le
nombre ; et il y a peu d'adjectifs dans la langue anglaise, dont
on ne puisse faire un adverbe au moyen du suffixe ly, quoiqu'il
y en ait peu que l'on puisse composer au moyen du
mot like. Mais si nous songeons à l'antiquité du langage qui
remonte à des milliers d'années, et au nombre de langues qui
n'ont pas été dans le cas de faire beaucoup d'emprunts aux
autres, nous trouverons que le procédé d'accroissement par
agrégation y tient une place très-importante. Les langues
peuvent acquérir par le triple secours des variétés d'acceptions,
des variations de formes et de l'agrégation des éléments,
tout ce qui leur est nécessaire pour constituer leur
développement organique. Elles peuvent aussi, par ces seules
forces, se transformer, au point de vue de la grammaire,
créer des distinctions nouvelles et remplacer celles que le
temps, qui détruit tout, fait disparaître.

Nous avons à examiner un autre procédé d'accroissement
du langage qui a quelque rapport avec celui-ci : la facilité
qu'ont toutes les langues à flexions de multiplier l'emploi
de leurs matériaux anciens ou nouveaux en les faisant passer
par le procédé de la flexion ou de la dérivation. On ne peut
certainement pas utiliser ainsi toutes les formes contenues
dans une langue : les distinctions anglaises, par exemple, de
he et him, they et them, man et men, give et gave, sit et
set, true et truth, land et landscape, quoique inflectives,
sont mortes et ont donné tout ce qu'elles pouvaient donner ;
mais les noms d'importation récente peuvent recevoir d'abord
un s pour indiquer le pluriel, et la troisième personne
de l'indicatif, comme telegraphs ; puis on en fait un verbe
avec toutes ses formes infléchies, telegraphed (télégraphié),
telegraphing (télégraphiant). Ensuite on fait appel aux suffixes
(telegraphic) ; puis aux composés, telegram. Un certain nombre
de suffixes, comme ful, less, ous, ish, y, sont encore
assez vivants pour qu'on puisse en faire des applications
pratiques. Outre que l'on peut tourner les adjectifs en substantifs,
comme le bon, le beau, le vrai, il y a en anglais un
suffixe less qui est très-commode pour exprimer l'absence,
la négation, lifeless (sans vie). Il y a dans cette langue le ly,
109qui de tout adjectif fait un adverbe, telegraphically (télégraphiquement).
Le verbe a aussi ses moyens de mutation et to
telegraph
(télégraphier) peut faire telegrapher (employé de
télégraphe), telegraphy (télégraphie) et telegraphist (qui cultive
l'art de la télégraphie). Les langues ont encore la facilité
de faire des verbes avec des noms et des adjectifs ; exemples :
endurcir, révolutionner, démoraliser, et ainsi de suite. Cette
dernière méthode est, dans toutes les langues de notre famille,
une grande source de verbes nouveaux, les verbes dénominatifs,
comme on les appelle, qui apparaissent en grand
nombre à toutes les périodes de l'histoire du langage. Tout
cela vient de ce que l'on a la facilité de traiter les éléments
formatifs de la même manière que les éléments radicaux.
Qu'une syllabe modificatrice, bien que réduite à n'avoir plus
qu'une valeur formelle ou formative, devienne d'un usage
assez général pour acquérir un sens dans l'esprit d'un peuple,
et ce peuple s'en sert dans tous les mots auxquels il veut
adjoindre ce sens, aussi volontiers que d'un connectif ou
d'un auxiliaire. C'est un exemple remarquable de la façon
dont un suffixe, même d'origine étrangère, peut devenir un
instrument formatif dont on use et l'on abuse que le ize,
ism et ist, empruntés par l'anglais à la langue française, qui
elle-même les devait à la langue grecque. Les personnes
qui parlent mal ou parlent un langage affecté, en sont venues
à employer des formes monstrueuses comme walkist (promeneur),
haircuttist (coupeur de cheveux), etc.

Il est d'une haute importance, si nous voulons pénétrer
dans la construction du langage, de distinguer son appareil
vivant d'inflexion et de dérivation de l'ancien appareil détruit
dont il n'existe plus rien que les effets et les traces dans les
vieux mots de la langue. Et c'est, en grande partie, par la
destruction des vieux instruments qui ont jadis servi à créer
les formes qu'une langue garde son caractère individuel et,
comme la langue anglaise, est particulièrement analytique.
Chaque langue à cet égard a sa manière de procéder : le
français est plus pauvre même que l'anglais, en appareils de
dérivation ; les langues slaves, comme le russe, sont plus
riches que tous les dialectes germaniques et néo-latins.

La langue anglaise conserve un reste de son ancienne
110puissance comme langue à flexion, dans la facilité qu'elle
a de changer une des parties du discours en une autre, sans
qu'aucun signe extérieur vienne avertir de ce changement.
Les langues de la même famille ont eu autrefois un moyen,
un élément formatif, pour faire des verbes dénommatifs avec
des noms et des adjectifs ; l'anglais a perdu ou supprimé le
moyen, l'élément, et il continue à faire des verbes sans lui,
tout aussi bien qu'avec lui ; exemples : to head an army
(littéralement têter une armée), to foot a stocking (littéralement
piéter un bas), to hand a plate (littéralement maner
une assiette, c'est-à-dire la présenter), to toe a mark (littéralement
orteiller une marque, c'est-à-dire marquer du
bout du pied), to mind a command (espriter un ordre, c'est-à-dire
avoir un ordre présent à l'esprit), to eye a foe (littéralement
œiller un ennemi, c'est-à-dire regarder son ennemi
en face), to book a passenger (livrer un passager, c'est-à-dire
l'enregistrer), to stone a martyr (littéralement pierrer
un martyr, c'est-à-dire le lapider), et ainsi de suite à l'infini.
Ces exemples font voir que le rapport du sujet à l'objet est
extrêmement variable et n'est déterminé, dans chaque cas,
que par les circonstances connues. Une autre facilité qu'a
la langue anglaise, c'est de faire, sans cérémonie, des noms
avec des adjectifs : ainsi les Anglais disent a gold watch
(littéralement une or montre), tandis que les Français sont
obligés de dire une montre en or et les Allemands aussi ; a
steam-mill
(un vapeur moulin) pour un moulin à vapeur ; a
China-rose
(une Chine rosé), pour une rose de Chine, et
ainsi de suite. Cela provient d'un relâchement des liens de
composition, d'une élimination des parties connectives du
discours. Cette variabilité d'emploi est quelque chose de
très-différent du caractère indéterminé des mots dans les
langues qui n'ont pas d'inflexions. Le sentiment des distinctions
entre les parties du discours, est suffisamment conservé
dans les esprits par la présence dans une langue d'un
très-grand nombre de mots qui appartiennent uniquement
à l'une des dix de ces parties, et l'on peut en supprimer le
signe sans risquer, par là, d'en faire perdre l'idée ; cela fait
que la langue anglaise conserve en cela beaucoup de puissance
pour multiplier les ressources du langage.111

Chapitre huitième
Comment se créent les mots.

Revue des procédés de changement : leur part dans la confection
des mots. — Jusqu'à quel point la confection des mots est le fruit
de la réflexion. — La conception de l'idée précède le signe ; explication ;
examen des arguments opposés à cette opinion. — Sources
des éléments des noms. — Le lien entre le nom et l'idée est artificiel.
— Recherches étymologiques. — Raisons d'être des noms :
science de la morphologie. — Force qui concourt à la création des
noms ; la faculté linguistique ; examen des erreurs et des causes
d'erreurs, à ce sujet. — Part qu'a la société dans les procédés des
langues. — Ses rapports avec l'action individuelle.

Nous avons achevé de passer en revue les procédés distincts
— du moins les principaux — par lesquels se développent les
langues comme les nôtres. Si nous voulons comprendre le
mouvement historique d'une langue à une période donnée,
il faut l'analyser dans ses rapports avec chacune de ces différentes
méthodes de développement, voir comment elles ont
opéré ensemble et séparément, tenir compte de la proportion
dans laquelle chacune d'elle a concouru au résultat et trouver,
s'il est possible, la raison des différences. Dans l'exposé
que nous avons fait et les éclaircissements que nous
avons donnés, nous avons eu surtout en vue les effets des
divers procédés d'accroissement des langues considérés dans
leurs rapports avec la langue anglaise, et nous ne croyons
pas nécessaire de les montrer dans leurs rapports avec les
autres langues, si ce n'est incidemment et par complément
de démonstration. Nous allons plutôt examiner certains
principes généraux qui ressortent des faits existants et qui
112portent sur la confection originelle des noms, c'est-à-dire
sur l'acquisition première de signes pour les idées. Les
autres aspects du développement linguistique sont, comme
nous l'avons vu, d'une importance subordonnée et d'une
explication facile. Mais comprendre comment on en vient à
pouvoir exprimer toutes choses, c'est comprendre la nature
essentielle du développement linguistique et celle du langage
lui-même.

Nous commencerons par dire qu'il y a une partie de la
confection des noms qui est, de toutes manières, très-facile
à observer et qui se fait au grand jour. Quand un être humain
naît, une coutume fondée sur la commodité veut qu'il
ait un nom, et ceux qui sont responsables de sa naissance le
fournissent d'après leur goût, qui n'est autre que le goût de
la société à laquelle ils appartiennent. Des parents anglais
ne donnent point à leurs enfants des noms sioux ou chinois
et vice versa : le nom du saint qui est vénéré le jour de la
naissance, un ami éminent, un parent dont on attend l'héritage,
ou toute autre circonstance accidentelle détermine leur
choix. N'importe, pourvu que l'individu ait un nom, et un
nom qui ne révolte pas les habitudes de la société dans
laquelle il vit, lesquelles deviennent ses habitudes. Ceci
semble n'avoir rien de commun avec les faits de langage ;
toutefois, ce n'est pas toujours le cas : le nom propre, Jules,
a fait que le septième mois de l'année s'appelle chez nous
juillet ; le surnom de César a donné leur titre aux chefs de
deux grands peuples, l'Allemagne et la Russie (Kaiser, czar) ;
quand on a baptisé le petit enfant Vespucci du nom d'Amerigo,
on a nommé l'Amérique et les Américains ; Herschel a
été le parrain d'une planète et Leverrier d une autre ; mais
ils ont été guidés par l'usage établi ; le nom de Georgium
sidus
, qu'on donnait par flatterie à un monarque, est tombé
dans l'oubli. Ceux qui ont découvert des astéroïdes ont joui
du même privilège. Ils en jouissent pourtant sous une réserve :
la nécessité de respecter la coutume, et ils doivent
prouver leurs droits de nomenclateurs. On sait que dans
les sociétés savantes, le droit de nommer un objet découvert
est vivement disputé, au nom de certaines règles établies,
par ceux qui ont eu part à la découverte. Il en est de
113même parmi tous les inventeurs ; de même encore, pour ce
qui concerne le vocabulaire technique des arts, des sciences
et de la philosophie. Le métaphysicien qui fait une distinction
nouvelle lui donne un nom. Il lui est permis de rejeter toute
la terminologie ancienne de sa science s'il y trouve un avantage
et d'en créer une nouvelle à son usage, à condition
qu'elle soit bonne. Et si les autres philosophes trouvent que
ses innovations sont utiles ils les ratifient en les adoptant.

Tout cela se fait sciemment. On commence par avoir
besoin de s'exprimer ou de s'exprimer mieux, et l'on finit
par trouver moyen de le faire.

Or dans ce fait très-simple, à des degrés différents et avec
la conscience plus ou moins nette de son existence, se trouve
impliqué le phénomène de la confection des mots avec
toutes ses variétés. S'il n'en était pas ainsi, le langage se
composerait de deux parties discordantes : une partie serait
produite d'une manière, une partie, d'une autre. Examinons-le
un peu plus en détail, dans ses rapports avec les principes
qu'il suppose.

D'abord, il y a toujours et partout une idée qui précède le
mot. Dans toute phrase ordinaire, nous pensons d'abord et
formulons ensuite notre pensée. Cela est si évident que personne
ne peut songer à le nier. Essayer de le faire, ce serait
prétendre qu'un objet nouveau ne peut être connu avant
que d'avoir reçu un nom, ou que l'enfant n'est pas né avant
que les fonts baptismaux ne l'aient vu. Il est aussi impossible
de méconnaître que l'idée précède le mot qu'il l'est de
méconnaître que l'enfant existe avant d'avoir un nom, bien
que l'évidence en soit moins palpable. Le principe de vie,
par exemple, a été nommé animus (soufflant) ou spiritus
(respirant) parce que les nomenclateurs avaient une faible,
pour nous insuffisante, idée de quelque chose qui existait
dans l'organisme et qui en paraissait distinct, qui le gouvernait,
le dirigeait, et qui pouvait cesser d'être pendant que le
corps existait encore. Et, comme le souffle semblait être une
manifestation particulière de ce quelque chose, et que la
cessation du souffle était le signe le plus visible de la mort
de ce même quelque chose, ils appliquèrent le mot à une
idée préexistante, de même que les anatomistes appliquèrent
114par une figure hardie le mot d'inosculation, à la liaison
observée des artères et des veines. Tout transfert de sens
du propre au figuré, repose sur la perception de l'analogie
entre une chose et une autre. Nul ne dit : je comprends,
sans avoir préalablement senti que ses organes atteignaient
les objets offerts à leur activité. Nous provoquons la répétition
de l'acte quand nous disons : avez-vous compris ? Personne
ne s'est jamais servi de ces phrases : ceci me frappe,
cette idée me vient (en allemand, fällt mir ein, tombe en
moi
), si ce n'est en vertu d'un rapport que son esprit
découvre entre son intellect et sa sensitivité. Quand une
certaine nuance de rouge fut produite par le génie de la
chimie moderne, la seconde chose qu'on fit, fut de lui
donner un nom et l'on choisit avec réflexion celui de magenta,
parce que des causes historiques avaient dans le moment
rendu célèbre le nom de la ville de Magenta. Ce nom
n'était pas plus indispensable à la couleur en question que
le nom de vert ne l'avait été à celle qu'il désigne à une
époque si reculée que nous ne pouvons la fixer : les hommes
dirent green (vert) quand ils virent que les choses vertes
étaient presque toujours des choses growing (croissantes).
Nous trouverions à tous les autres mots des étymologies analogues.
La genèse des formes et des mots formatifs ne diffère
pas de celle des noms. Off fut changé en signe du génitif
(signe virtuel) et to, en signe de l'infinitif, par une série de
modifications dont chacune avait pour effet d'étendre ou de
varier l'acception première du mot, parce qu'on sentait le
besoin d'exprimer l'idée qui se développait, de la même
manière et par la même cause, se sont produites les formes
grammaticales loved, donnerai, amabam, δώσω, asmi (am).

On parcourrait toute la liste des exemples que nous avons
donnés et de ceux qu'on pourrait donner encore, sans trouver
une exception à cette règle. L'opinion que toute conception
est impossible sans un mot pour l'exprimer est un paradoxe
insoutenable, et qu'on ne peut défendre que par des
malentendus et de faux raisonnements. Il n'est pas hors de
propos d'en citer un ou deux.

Ceux qui ne veulent point admettre que l'idée précède le
signe, prétendent qu'il y aurait en ce cas accumulation d'idées
115latentes dans les esprits ; puis, ensuite, dévolution de
noms faite d'une façon réfléchie et délibérée. C'est là une
manière grossièrement fausse de représenter les choses. Il
faut dire, plutôt, que tout acte de nomenclature est précédé
de sa conception ; le mot vient aussitôt que le besoin s'en
fait sentir. Il peut même se produire avant toute conscience
de ce besoin. Quelquefois le pas en avant fait par l'intellect
peut être si petit que ce n'est qu'après qu'il a été répété
plusieurs fois que l'esprit lui-même s'en aperçoit et voit le
chemin qu'il a fait. C'est alors que l'acte nomenclatoire suit
instantanément l'acte conceptuel. D'autres fois une idée, faible
et vague, flotte d'une façon obscure dans l'esprit d'un
peuple, jusqu'à ce que tout à coup quelqu'un s'en saisisse
et la condense pour ainsi dire dans un mot ; tout le monde
alors lui donne la même forme (forme trompeuse peut-être)
et le nom lui reste attaché, bien qu'il eût pu être autre ou
meilleur. Il est certain qu'aussitôt qu'une idée s'est formulée,
elle est devenue infiniment plus perceptible et plus maniable ;
mais, c'est une erreur de croire que ce qui n'est qu'un
progrès est une nécessité ; c'est encore une erreur que de
penser que, parce que l'esprit ne pourrait accomplir tout ce
qu'il accomplit de nos jours sans le secours de la parole, il
ne peut se passer de ce secours dans chaque acte particulier,
si simple que cet acte soit ; c'est comme si l'on disait qu'un
homme ne peut pas monter au haut de l'église Saint-Pierre
ou aller de Rome à Constantinople, parce que la distance est
plus grande que la longueur de ses jambes. En réalité, il fait
les pas l'un après l'autre, et chaque pas fait, devient un nouveau
point de départ ; de cette manière il n'y a point de
limites à sa puissance déambulatoire que les limites de sa
vie. Il en est de même de l'esprit ; il fixe dans les mots
chacune de ses acquisitions, et l'emmagasinement fait,
il repart pour de nouvelles conquêtes et travaille à de nouvelles
moissons. Comme nous l'avons déjà vu, l'esprit
fermente sans cesse sous la couche externe du langage ;
refondant ou corrigeant les classifications d'idées dont les
mots sont les signes ; se rendant de plus en plus maître des
formes d'expression pour les appliquer à des conceptions
trop faiblement ou trop mal rendues ; et gonflant les vieux
116mots de significations nouvelles, comme on remplit des
vases jusqu'au bord. Tout cela s'accomplit à l'aide du langage,
mais dans chaque acte envisagé isolément, et il n'y a
rien de nouveau quant au mode de production des nouveaux
mots. L'esprit non-seulement refait et aiguise ses vieux
outils ; mais il continue d'en faire d'autres, dans son incessante
activité.

Quand la faculté humaine de donner des noms aux choses
est en éveil, elle prend simplement, et sans suivre d'autre
loi que celle de la commodité, les matériaux qui se présentent,
ne s'enquiérant pas trop curieusement d'où ils viennent.
En réalité, l'objet auquel elle tend, c'est de trouver un
signe qui puisse désormais être étroitement lié à un concept,
et employé à la fois pour la pensée intime et pour la pensée
communiquée. Chercher autre chose serait vraiment inutile,
quand le lien par lequel tout le vocabulaire se rattache à
l'esprit est, chez chaque individu, un lien purement conventionnel.
Nous avons suffisamment vu dans le deuxième
chapitre que l'enfant prend les mots comme on les lui donne
et les associe aux mêmes idées qu'il voit les autres le faire.
Les questions d'étymologie ne sont rien pour lui, non plus
que le choix de la langue qu'il va apprendre. Mais la vérité
est que ces questions n'importent guère plus aux adultes,
et l'étymologiste lui-même ne s'en embarrasse point dans
la pratique. Les plus savants ne peuvent que suivre quelques
pas en arrière l'histoire de la plupart des mots et, arrivés
à une époque plus ou moins reculée, dire comme le
paysan : c'était l'usage. Une société, à un temps donné, a
employé tel ou tel signe de telle ou telle manière, et c'est
de là, qu'à travers des changements que nous pouvons
en partie connaître, est venu le signe que nous employons
aujourd'hui. Nous avons remarqué plus d'une fois combien
les hommes sont prompts à oublier les origines de leurs mots
et à supprimer, comme d'inutiles encombrements, les souvenirs
étymologiques, afin de concentrer toute la force du
mot sur l'objet nouveau auquel il est lié. C'est là une des
tendances les plus fondamentales et les plus importantes de
la faculté de faire des mots ; elle contribue pour une part
essentielle à rendre le langage plus pratique.117

Même, lorsqu'il n'y a pas transfert visible et que le changement
d'acception est si lent et si insensible que chaque
signification nouvelle demeure liée à la signification précédente,
il n'y a point persistance de valeur dans les mots, et
le point auquel on arrive est souvent très-éloigné de celui
d'où l'on est parti. Nous en avons vu un exemple dans
have, dont le sens premier est saisir, prendre avec la main,
et qui est devenu dans une même langue le signe de toute
espèce de possession physique et morale, de l'action passée,
de l'obligation à venir et de la causation. Or, il n'y a rien
d'anormal dans ce cas, et toutes les langues en présentent un
grand nombre de semblables. Mais elles offrent aussi beaucoup
d'exemples de mutations de sens plus rapides et plus
sommaires et auxquelles président des raisons si triviales et
si déplacées, que, si les langues tenaient compte des incongruités,
presque tous les mots seraient condamnés. Ainsi,
deux formes des grandes forces qui gouvernent la matière,
l'électricité et le magnétisme ont reçu leur nom, l'une, d'un
mot grec qui signifie ambre, l'autre, d'une province inconnue
de la Thessalie ; et cela, parce que les premiers phénomènes
électriques qui frappèrent l'attention des fondateurs
de notre civilisation se produirent à l'occasion du
frottement d'un morceau d'ambre, et que les pierres qui
leur firent découvrir la force magnétique provenaient de
Magnésia. Le nom de Galvanisme a une meilleure raison
d'être, puisqu'il sert à honorer l'homme qui nous a, le premier,
fait connaître cette espèce de phénomène ; cependant,
il n'y a pas un lien essentiel et raisonnable entre un fait de
ce genre et le nom d'un docteur italien. Tragique, tragédie
et tous leurs dérivés, viennent, par une filiation non encore
bien comprise, d'un mot grec qui signifie bouc ; celui de
comique et comédie, descendent probablement du mot κώμη,
village, le même que le home anglais. Nous pourrions rappeler
ici, comme venant à l'appui de notre démonstration,
plusieurs des étymologies que nous avons déjà citées ;
mais il est inutile d'insister ; notre thèse est déjà suffisamment
établie. Si un lien direct et nécessaire devait exister
tout d'abord entre l'idée et le mot, des signes nouveaux
surgiraient incessamment dans le discours, au lieu d'être,
118comme il arrive, de rares phénomènes. La raison qui nous
fait puiser dans le magasin des vieux outils de la pensée
est en cela, comme dans tout le reste, tirée de la tendance
à la commodité. Peut-être après tout n'y a-t-il pas de
meilleure et plus vaste preuve de la vérité de ce principe
que le fait général suivant : Quand un peuple vient à se trouver
en contact avec un autre peuple, il s'approprie les ressources
de son langage sans bornes et sans mesure, et une
nation comme la nation anglaise, par exemple, en vient à
donner certains noms à une foule de choses, par la raison
peu philosophique qu'une autre nation du sud de l'Europe
dénommait à peu près ainsi, il y a fort longtemps, des choses
semblables ou quelque peu similaires.

Nous ne voulons pas dire, par là, qu'il n'y a point de
causes qui président à la dévolution des noms. Il y a, au
contraire, des raisons à tout ; seulement, l'usage actuel du
mot n'en dépend point ; elles ne sont pas toujours découvertes,
et, si on les découvre, on trouve qu'elles sont fondées
sur la commodité, non sur la nécessité. Elles se réduisent à
ceci : l'idée en question est rendue de cette manière, parce
qu'on la rendait autrefois d'une manière analogue, et la
même chose était arrivée auparavant ; et auparavant encore,
il y avait une conception mère de celle-là qu'on exprimait à
peu près ainsi ; et cette régression se continue indéfiniment
jusqu'aux limites de notre connaissance et de notre vue. Pour
nous, l'histoire d'un mot est l'histoire de ses transmutations
de sens et de ses changements de formes, transmutations
et changements qui sont quelquefois parallèles, mais toujours
indépendants, et dans lesquels il n'entre d'autre force
que la force libre de la volonté humaine, agissant là, comme
ailleurs, sous l'influence des conditions et des motifs. Pour
le bien comprendre, nous aurions besoin de pouvoir nous
mettre à la place du nomenclateur et de nous représenter
l'état de ses ressources acquises en matière de langage et les
habitudes d'esprit qu'il leur devait ; il faudrait que nous
pensions exactement comme il pensait et fussions portés par
les mêmes circonstances à nous exprimer comme il s'exprimait.
Mais cela est impossible ; nous ne pouvons jamais reprendre
la position à priori, nous sommes condamnés à ne
119voir la question qu'à posteriori et à raisonner par déduction,
en partant de l'acte de nomenclature et en finissant par les
causes intellectuelles qui l'ont produit.

Nous voyons par là ce que peut être la science de la morphologie,
ou des adaptations et réadaptations des signes articulés
à l'expression de la pensée. En tant qu'impliquant
l'existence de lois nécessaires qui présideraient au développement
de ces signes et serviraient à rendre compte des
phénomènes, cette science n'est pas possible. En tant que
méthode pour classifier et arranger l'infime variété des faits
et pour montrer les opérations de ce développement et les
directions qu'elles suivent, elle peut avoir une grande utilité.
Ce que nous avons fait dans le chapitre V n'est qu'une
esquisse ; le sujet mériterait une étude large et profonde,
qui portât sur les langues de toutes ou de presque toutes
les familles.

Encore une fois, il n'y a rien dans le procédé compliqué
de la confection et de la dévolution des noms qui demande
à être expliqué par autre chose que par l'opération raisonnable,
c'est-à-dire l'opération réfléchie des hommes, leur
motif n'étant, ainsi que nous l'avons montré plus haut, que
l'adaptation de leurs moyens d'expression à leurs besoins
changeants et à leurs préférences variables. Cette grande et
importante institution, quoique transmise dès le premier
jour, a été, dès le premier jour aussi, soumise à l'action de
ceux qui la recevaient. S'ils trouvent quelque avantage à
changer la forme, la syntaxe ou la signification des mots,
rien ne peut l'empêcher ; si un nom n'a plus sa raison d'être,
c'est-à-dire si l'objet qu'il désignait n'existe plus, il disparaît ;
si d'autres objets s'offrent à l'esprit de l'homme et
viennent lui demander un nom, ce nom est trouvé d'une
manière ou d'une autre, selon le cas. Le procédé n'implique
point l'existence d'une faculté spéciale de l'esprit, d'un
instinct linguistique, d'un sens du langage, comme on voudra
l'appeler ; il n'est que l'exercice dans une direction particulière
de cette grande et complexe faculté qui est, plus
que toute autre, caractéristique de la raison humaine, la
faculté d'adapter les moyens au but, d'avoir un dessein et
de l'atteindre ; il ne diffère point, dans sa nature essentielle,
120de cet autre procédé qui n'est pas moins caractéristique de
l'homme, et qui consiste à créer et à employer des instruments.
Ainsi que nous l'avons déjà remarqué, il n'y a
pas deux autres manifestations de la raison humaine qui
soient si parallèles entre elles, et qui s'éclairent si bien l'une
l'autre.

Ce point est évidemment de l'importance la plus fondamentale,
la plus vitale, dans l'histoire du langage. Il y a des
personnes qui tiennent encore que les mots sont appliqués
aux choses en vertu d'un procédé mystérieux de la nature
auquel les hommes n'ont point part ; qu'il y a dans le langage
des forces organiques lesquelles par fermentation,
digestion, cristallisation, ou quelque autre opération de la
nature, produisent les nouveaux matériaux et altèrent les
vieux. Personne, cependant, n'a jamais essayé, croyons-nous,
de montrer ces forces à l'œuvre et, certainement, ne les a
jamais montrées. On n'a point analysé leurs procédés opératoires,
on n'en a point exposé les effets détaillés, on n'a point
fait voir les résultats individuels qu'ils donnent. Prenez une
unité quelconque produite par le développement du langage,
vous trouverez qu'elle provient d'un acte humain, acte qui
tendait à un but sous l'influence d'un motif, bien que
l'homme qui l'a accompli pût n'en pas avoir la conscience
réfléchie. Or, il serait absurde de reconnaître une force
dans les parties et une autre force dans le tout. Si nous nous
contentons de spéculer sur l'ensemble et ne descendons
point aux détails, il n'est théorie si fausse dont nous ne
puissions pour un temps nous contenter. On pourrait aussi
bien regarder les pyramides comme de grands cristaux produits
par les forces organisatrices de la nature, qu'on pourrait
considérer le langage comme la manifestation extérieure
d'une force organique intrinsèque ; dès qu'on en examine de
près les parties intégrantes, on y trouve partout la marque
du travail humain, et, nous-mêmes, nous bâtissons sans
cesse de semblables édifices, quoique sur une moindre
échelle que nos ancêtres. Les lois ou tendances générales
du langage ne sont, si nous ne voulons pas nous laisser
tromper par les mots, que les lois de l'activité humaine
agissant sous la double influence de l'habitude et des circonstances.
121Les donner pour des causes efficientes, c'est de
la pure mythologie ; nous pourrions, en ce cas, ériger aussi
en forces les lois qui président au développement des institutions
politiques, les tendances qui, à une époque donnée,
assurent dans un pays la victoire d'un parti sur un autre ;
or, ces lois se résolvent tout simplement dans l'action des
esprits, pris individuellement, lesquels sont doués de la
faculté de se déterminer et de choisir, sous l'influence très-étendue
des motifs et des entraînements, influence facile
à reconnaître dans ses effets, si elle ne l'est point dans le
détail de ses opérations intimes.

Une des grandes raisons pour lesquelles les hommes sont
conduits à nier l'action de la volonté humaine dans le développement
du langage, c'est qu'ils n'ont point conscience de
cette action s'exerçant en eux-mêmes. Personne ne s'est dit
ou n'a dit aux autres : « Notre langue est défectueuse en ceci
ou en cela ; à l'œuvre ! changeons-la, » pas plus qu'on n'a dit :
« tout bien considéré, ce mot est devenu inutile, supprimons-le. »
L'objet auquel on tend est général ; c'est de s'exprimer
d'une façon plus satisfaisante, et encore, ne le sait-on pas
bien soi-même. Une nécessité se présente à laquelle ne
répondent pas les ressources existantes du langage, et l'on
y pourvoit d'une des manières que nous avons décrites ; ou
bien, on rencontre l'occasion d'abréger les mots et les formes
du discours, de prendre un chemin de traverse et on le
prend. Quelqu'un qui fait une addition à la langue n'y pense
pas plus que les parents ne songent, quand ils donnent un
nom à leur fils, qu'ils augmentent par là le nombre des
adresses de la ville. Si l'on veut qu'il n'y ait de volontaires
que les actes réfléchis, on pourra soutenir que le langage
n'est pas le produit de la volonté humaine ; car, tout ce que
l'homme veut, c'est s'exprimer d'une façon nouvelle si l'expression
ancienne ne lui suffit pas ; le changement de formes,
de significations et de mots, vient de lui-même. C'est
ainsi que le reptile qui s'est glissé un jour sur un rivage permien
ou jurassique n'a pas fait volontairement de son être
un monument pour servir à l'étude du géologue à venir ;
et, cependant, s'il n'eût point rampé à la surface de la
terre humide par un mouvement volontaire déterminé par
122des influences suffisantes, il n'y eût point eu monument.

Certainement, il ne faudrait point tomber dans cette erreur
d'attribuer une trop grande part à l'action volontaire, même
quand cette action a pour objet un changement linguistique.
Ainsi, par exemple, en ce qui concerne le changement phonétique,
un mot naît d'une série d'actes très-compliquée de
la part des organes vocaux ; l'omission inaperçue ou indifférente
d'un de ces actes, aboutit à la mutilation d'un mot,
ou bien un léger relâchement dans l'articulation affecte le
caractère d'un des sons qui entrent dans la composition de
ce mot ; et comme il se trouve que le vocable n'en remplit
pas moins son office, on n'y prend point garde et l'on continue ;
cependant, personne ne prétendra que la corruption
phonétique provienne d'une autre source que des hommes
eux-mêmes, agissant volontairement ; pas plus qu'on n'attribuerait
à un agent extérieur la chute d'un homme qui
après avoir sauté tous les jours un fossé, ne déploierait pas.
à un jour donné, une force suffisante pour exécuter le saut
et tomberait dans le fossé. S'il y avait un aussi grave inconvénient
que cela à prononcer négligemment les mots, le
changement phonétique serait réduit à peu de chose. Et ce
n'est pas là le seul résultat de la paresse de prononciation.
Une quantité d'autres changements n'ont point d'autres
sources et sont dus à l'omission des distinctions, aux erreurs
d'analogies, faites par ceux qui n'ont pas bien étudié
une langue et ne connaissent pas la valeur des mots qu'ils
emploient. Cependant, il n'est aucun de ces cas dans lesquels
le changement ne soit aussi bien l'œuvre et uniquement
l'œuvre de ceux qui font usage des mots, que lorsque
le naturaliste consulte son dictionnaire grec ou latin
pour donner un nom à une plante ou à un minéral nouveau.

Une autre raison pour laquelle on soutient l'opinion que
nous combattons, c'est que tout le monde se sent hors d'état
d'accomplir un changement dans la langue par sa seule autorité
et arbitrairement, et sentant qu'il ne le peut faire, il
en conclut que personne ne le peut. Cela est assez vrai ; en
un sens, ce n'est pas l'individu, c'est la société qui fait et qui
change la langue ; mais il faut bien savoir en quel sens, de
123peur de nous tromper gravement. Il s'agit là d'un fait que
nous avons déjà plus ou moins clairement signalé, à savoir
la différence de participation dans l'œuvre du langage qui
existe entre l'individu et la société.

La part de la société dans l'œuvre du langage, est due à
ce fait fort simple qu'une langue n'est pas une propriété
individuelle mais collective. Elle existe (ainsi que nous le
montrerons plus spécialement dans le chapitre XIV) non-seulement
en partie mais avant tout, comme un moyen de communication
entre les hommes ; ses autres usages sont secondaires.
Pour la masse humaine, elle n'existe même que pour
cela, et les hommes qui pensent ont seuls conscience du rôle
que le langage joue au fond de l'esprit. Une langue que personne
ne pourrait comprendre, hors un seul individu, n'aurait
pas droit au nom de langue. Pour que des sons articulés puissent
s'appeler langue, il faut qu'ils soient acceptés par une
société, si limitée qu'elle puisse être. De là vient que l'action
individuelle sur le langage est restreinte et conditionnelle.
D'abord, les additions ou changements faits par un individu,
s'ils ne sont acceptés par la communauté et conservés par la
tradition, meurent avec lui. Ensuite, si l'individu dépassait les
bornes et sortait trop des habitudes convenues, il serait inintelligible
et cela suffirait à circonscrire son activité ; mais
cette barrière est inutile, parce que, en dernière analyse,
l'individu vit sous l'empire des mêmes habitudes que ses
concitoyens et pense à peu près comme eux. Il n'incline pas
plus qu'eux à se défaire des formes usitées du discours, et à
prendre la tangente pour aller en quête de quelque mode
d'expression étrange. Tout, dans le langage, procède par
analogie ; ce qu'une langue a l'habitude de faire, est ce
qu'elle continue à faire, à des nuances près. Les habitudes
sont lentes à se former, lentes à disparaître, et une fois disparues,
ne reviennent plus. Elles arrivent et s'en vont sans
qu'on en ait presque ou du tout conscience, et la raison de
tout, c'est la préférence commune de ceux qui font usage
d'une langue. Nous désignons vulgairement ce fait par l'expression
mythologique de génie d'une langue : les Allemands
disent le Sprach-gefühl, le sentiment du discours, ou instinct
linguistique, mots vagues, sous lesquels les penseurs inexacts
124cachent souvent une multitude de conceptions erronées ou
non définies. Ce qu'on veut dire en réalité, c'est qu'il y a
une somme ou résultante des préférences d'une société, préférences
dont la composition actuelle du langage, aux différentes
époques, rend témoignage. En dehors des variations
insensibles, la société ne fait ni n'accepte rien de nouveau,
en matière de significations, de mots, ni de phrases.

Ce n'est pas nier l'action individuelle en matière de langage
que de reconnaître la société pour l'arbitre souverain
par lequel est décidée la question de savoir si une innovation
passera dans la langue. Il faut que quelqu'un commence ; si
on le suit, l'œuvre est faite ; si on ne le suit pas, elle est
avortée. La communauté ne peut agir autrement que par
l'initiative des individus. Chaque parcelle du discours a son
temps, son lieu et son occasion déterminante. Un mot s'étend
de proche en proche, jusqu'à devenir d'un usage général ;
ou bien il tombe dans l'oubli. Il en est vers lesquels
l'esprit public incline si visiblement et qui sont si voisins de
ceux déjà en usage que plusieurs personnes les trouvent à
la fois et qu'ils ont, pour ainsi dire, une multitude de berceaux.
Il en a été probablement ainsi du mot anglais its
(son, sa, ses) quand, il y a deux ou trois siècles, il afflua subitement
dans la langue anglaise, malgré l'opposition des
puristes, et cela en vertu de son apparente analogie avec les
autres pronoms possessifs anglais ; cela a été probablement
le cas de is being done (littéralement est étant fait), la forme
passive correspondant à la forme active is doing, comme is
done
correspond à does, phrase qui, grâce à cette même opposition
des aristarques, n'a pas encore réussi à se faire
place dans le bon anglais. Les changements phonétiques
surtout sont volontiers généraux dès l'origine. On en voit un
exemple notable dans le umlaut allemand, ou modification
de voyelle (voyez page 60) qui ne peut avoir appartenu aux
langues germaniques avant leur séparation puisque le gothique
ne l'avait point, mais qui s'est produit plus tard d'une
façon indépendante et simultanée dans les dialectes haut-allemands
et scandinaves, sans doute comme un résultat
d'habitude de prononciations préexistantes dans la langue
germanique primitive.125

Après avoir ainsi reconnu la nature de la force qui, malgré
la puissance du lien traditionnel, modifie sans cesse et toujours
les matériaux transmis du langage, et après avoir vu
comment et sous quelles influences elle agit, nous allons
voir maintenant cette même force produire par les mêmes
modes d'action, non plus seulement les variations continuelles
du langage, mais également, sous certaines conditions
extérieures, ses migrations et son fractionnement en
dialectes différents.126

Chapitre neuvième
Les dialectes : — variations du langage selon les
classes et les localités.

Différences des dialectes issus d'une même langue ; particularités
linguistiques entre les individus, les classes et les localités. — Ce
qui fait l'unité d'une langue. — Influences qui restreignent ou qui
accroissent les différences de dialectes ; effets de la culture intellectuelle
en cette matière. — Exemples. — Histoire des langues
germaniques ; histoire des langues romanes. — Forces centripètes
et forces centrifuges ; le développement séparé cause la séparation
des dialectes ; exemples. — La ressemblance des verbes prouve la
communauté d'origine des mots et des langues ; précaution avec
laquelle il faut appliquer cette règle. — Degrés de parenté. —
Constitution de la famille indo-européenne et évidence de son
unité. — Universalité des rapports entre les familles et les dialectes.—
Valeur relative des deux mots langue et dialecte.

Nos études sur les phénomènes du langage nous ont
montré que chacun acquiert sa langue par voie de tradition
et, après l'avoir reçue, travaille à la modifier. Sa part
d'action est infinitésimale, sans doute, et proportionnée à
son importance relative comme individu vis-à-vis de la société ;
mais ce sont toutes ces portions infinitésimales qui
arrivent à constituer le tout. C'est l'individu qui continue la
tradition du langage ; c'est lui et rien autre qui l'altère.
Chaque parcelle d'addition ou de changement a son origine
dans l'initiative individuelle, et s'est étendue par l'acceptation
de la société. Chaque mot a son stage d'épreuve, pendant
lequel il cherche à se faire adopter.

Mais, s'il en est ainsi, il y a donc eu dans toutes les langues
127et dans tous les temps des progrès de différenciation qui
ne sont pas arrivés à être complets, des mots et des formes
de mots à l'état transitoire ; des formes changeant mais non
changées, des phrases employées mais non ordinaires, des
expressions usitées et d'autres inusitées, des manières de
prononcer vieillies et qui commencent à sembler étranges,
d'autres nouvelles et qui deviennent à la mode, et cela dans
toutes les branches possibles du changement du langage.

Et c'est là précisément ce qui arrive dans toutes les langues
du monde : état de choses qui ne peut s'expliquer que
par les causes que nous avons examinées. Cela est vrai
même de l'anglais, qui, pour des raisons que nous expliquerons
tout à l'heure, se trouve dans des conditions peu favorables
à ce résultat. Il ne faut pas nous exagérer l'uniformité
des langues existantes ; elle est loin d'être absolue ; en un
sens, on pourrait dire que chaque personne a sa langue. On
apprend et l'on parle la langue anglaise en raison de sa
capacité et des circonstances où l'on se trouve et personne
ne parle exactement de la même manière ; les différences
peuvent être légères mais elles existent. Car, il est évident
que personne ne pense exactement de même et que chacun
possède une individualité, formée du caractère, de l'éducation,
des connaissances, de la façon de sentir, etc. Il n'est
personne, non plus, qui échappe à l'influence des particularités
locales et personnelles de prononciation, de phraséologie
qui, lorsqu'elles deviennent très-prononcées, prennent
le nom de dialectales. Ces nuances se propagent et s'accentuent
en districts et en classes. Chaque province, dans
un grand pays parlant la même langue, a ses formes locales
plus ou moins fortement marquées, même lorsque, comme
il arrive en Amérique, il n'y a pas de vieille langue nationale,
ainsi qu'en Angleterre, en Allemagne, en France, et
enfin à peu près partout. Toute classe d'hommes a ses différences
dialectales : telles que celles, par exemple, qui sont
formées par les différentes professions ; chaque branche de
commerce et d'industrie, chaque département de l'étude et
de la science a son vocabulaire technique, ses mots et ses
phrases, qui sont inintelligibles pour les profanes. Le charpentier,
le forgeron, le mécanicien, aussi bien que le médecin,
128le géologue ou le métaphysicien, prononcent tous les jours
des mots qu'en dehors des gens de leur profession, personne
ne comprend à moins que d'être instruit de tout. Il y a
encore les différences de degré d'éducation ; les gens parfaitement
bien élevés ont une manière de s'exprimer qui est
inimitable pour le vulgaire. Les gens instruits ont à leurs
ordres une foule de mots et de noms dont quelques-uns arrivent
à toutes les classes de la société (comme dahlia, pétrole,
télégraphe) et deviennent aussi usités de tous que les
mots is (est), head (tête), long (long), short (court) au lieu de
rester des noms de classe. D'un autre côté, les gens incultes
emploient une foule de mots impropres, de mauvaises constructions
grammaticales, de prononciations vicieuses, de
termes d'argot, d'expressions basses ou vulgaires, toutes
choses qui, en partie, proviennent de la tradition et ne sont
que le vieux langage, tel que l'ont parlé quelques siècles
auparavant les classes cultivées, en partie sont des bégaiements,
des essais plus ou moins heureux de formes nouvelles,
destinées à entrer plus tard dans la langue, mais jusque-là,
sont repoussées par les classes supérieures comme
de mauvaises innovations. Enfin, il y a les différences d'âge
qui influent sur la manière de parler : les nourrices parlent
une langue dont sont charmées les oreilles des enfants et
offensées celles des hommes. Les jeunes écoliers ont aussi
leur vocabulaire ; mais celui-là est très-limité.

Chacune de ces différences est essentiellement dialectique,
c'est-à-dire qu'elles sont semblables par la nature et dissemblables
par le degré de celles qui constituent les véritables
dialectes. Elles sont toutes, en ce qui concerne leur origine,
soumises à ces modes divers de changements que nous
avons observés. Ce sont autant de déviations d'un type primitif
et elles n'ont cours que dans les limites d'une classe
d'hommes ou d'un district ; ou bien, elles sont des souvenirs
de ce type lui-même alors qu'il est généralement abandonné.
Nous pouvons citer, en exemple de ce dernier cas, les manières
de parler que les Anglais rejettent et stigmatisent du
nom d'américanismes, lesquelles ne sont autre chose que
du bon vieil anglais, et beaucoup des particularités de prononciation
conservées en Irlande, qui viennent de la même
129source. Sans doute, il est aussi mauvais de s'attarder que
de courir en avant ou de s'égarer de côté. Il faut marcher
avec la société à laquelle on appartient, en matière d'usages
linguistiques, et quand ceux qui parlent le mieux une
langue changent ces usages, ceux qui ne se conforment
point au changement prennent rang avec la classe des
illettrés.

Et pourtant, malgré toutes ces variétés, la langue est une ;
elle est une, parce que bien que ceux qui la parlent puissent
ne pas se comprendre sur certains sujets, il en est d'autres,
plus familiers et d'intérêt commun, sur lesquels ils peuvent
échanger leur pensée. Comme l'objet direct du langage est la
communication de la pensée, la possibilité de cette communication
fait l'unité d'une langue. Personne ne saurait donner
une définition abstraite du mot langue, parce qu'une langue
est une grande institution concrète, un corps d'usages qui
prévaut dans un lieu et dans un temps donné, et tout ce qu'on
peut faire, c'est de montrer et de décrire ces usages. Vous
les trouverez dans les grammaires, dans les dictionnaires et
aussi dans les habitudes du langage que ni grammaire ni
dictionnaire ne peuvent donner, et vous pouvez tracer les
limites géographiques dans lesquelles il sont établis avec
toutes leurs variétés.

Ce fait que les différences quasi-dialectiques qui existent
dans une langue au sein d'une même société sont d'autant
plus marquées que les classes sociales sont plus distinctes
et séparées les unes des autres, sert évidemment de corollaire
à notre opinion sur la nature des forces qui président
au développement du langage. La nécessité de communiquer
ensemble s'oppose aux changements, et en même
temps, la communication habituelle généralise promptement
les changements adoptés, de manière que l'unité de la langue
se maintient dans la communauté. Tandis que tout ce qui
affaiblit le lien politique ou social, tout ce qui concourt
à fractionner un peuple, soit en tribus, soit en castes,
accroît le nombre des discordances au sein du langage général.

Différentes causes contribuent de diverses manières à
amener ce résultat. D'une part, dans un état social barbare,
130la condition et les occupations humaines varient peu. Tous
les membres d'une même communauté sont, au fond, au
même niveau. A de faibles différences près, ils ont les mêmes
connaissances, la même industrie, les mêmes habitudes. La
somme totale des idées n'est pas trop grande pour que chaque
individu ne puisse se les assimiler toutes et s'en servir.
D'autre part, les différences entre les localités sont très-marquées,
puisque ce n'est que la civilisation qui peut réunir
les hommes et en faire de grands corps de nations. Au
delà des plus étroites limites, l'influence de la barbarie est
une force de désagrégation. Un peuple sauvage, quand il multiplie
et s'étend sur un grand territoire, se fractionne aussitôt
par ses divisions et ses haines, et chacune des fractions
altère la langue générale à sa manière. Si des éléments de
civilisation s'introduisent, ils tendent, au contraire, à conserver
la langue et préserver son unité. L'apparition d'un
sentiment national d'un ordre assez élevé pour impliquer le
culte du passé, conduit au respect des actes et de la langue
des ancêtres et, par là, fait surgir une littérature qui devient
une forme sur laquelle se jugent toutes les futures tentatives
de changement dans le langage. Une littérature écrite, l'habitude
de conserver les souvenirs et de lire, la prévalence
de l'enseignement, sont autant d'influences qui agissent dans
le même sens ; et quand elles ont atteint le degré de force
auquel elles parviennent chez les nations civilisées, ces
influences dominent complètement dans l'histoire du langage.
La langue est fixée, surtout en ce qui touche ces altérations
qui tiennent à la négligence et à l'inexactitude : non-seulement
les différences locales ne se produisent plus, mais
elles sont effacées partout où l'éducation se répand. Il y a
aussi un état de choses intermédiaire entre la barbarie et la
civilisation ; c'est lorsque la culture ne s'étend qu'à une
classe, à une minorité dans l'état. Celle-ci alors possède
seule les monuments du langage, et s'en servant comme de
modèles, elle se transmet la langue, fixée de génération en
génération, pendant que la masse du peuple change par
degré la sienne, sans entraves. La langue qui d'abord était
une, se scinde en deux parts : un dialecte savant qui est la
vieille forme du langage, un dialecte populaire qui en est
131issu ; jusqu'à ce que le dernier envahisse le premier et devienne
à son tour langue cultivée dans un nouvel ordre de
choses. C'est là l'histoire du latin et des derniers dialectes
qui en sont issus, lesquels sont devenus, depuis, les véhicules
de grandes et nobles littératures ; c'est également celle des
langues aujourd'hui cultivées de l'Inde aryenne moderne,
dans leurs rapports avec le sanscrit.

Supposons donc une société donnée, X, possédant une
langue unique. Elle est divisée entre les territoires A, B, C,
les classes a, b, c, les professions a, b, c, etc., toutes ces
divisions se confondant un peu sur leurs limites et s'entrecroisant
de diverses manières. La langue commune est,
comme toutes les langues vivantes, dans un état de croissance
continue ; le changement y est toujours possible, sous
les conditions et par les procédés que nous avons examinés
plus haut, de façon que toute innovation qui vient à se produire,
sur un point ou sur un autre, se répand partout, à
moins que cette innovation ne soit renfermée dans un district
à titre de dialecte local, ou dans une classe, à titre de
mot de caste ou de mot populaire. Ces résidus divers constituent
dans une langue des discordances peu importantes
qui n'empêchent point son unité générale. Aucune langue
n'en est exempte ; mais elles sont, dans les différentes langues,
dans des proportions fort inégales.

Tout cet état de choses dépend des circonstances historiques
dans lesquelles se trouvent les langues. Supposons que
notre cas hypothétique représente la langue allemande, au
commencement et depuis le commencement de notre ère.
Ici, tandis que les séparations des classes et des occupations
étaient peu marquées, celles des territoires, A, B, C, l'étaient
beaucoup ; elles l'étaient même tellement qu'elles s'opposaient
presque à l'unité du langage. Outre des discordances
locales innombrables, il y avait de province à province des
différences si considérables qu'on se comprenait à peine, et,
si aucune force nouvelle n'était intervenue, les choses auraient
pu continuer toujours ainsi, et même la séparation des
langues s'accentuer de plus en plus. Mais une force étrangère,
survint ; c'était celle de la civilisation gréco-romaine,
laquelle allait devenir la civilisation européenne : elle ouvrit
132le chemin à l'unité des institutions civiles et politiques. Cependant
elle n'influa point tout de suite avec une force prépondérante
sur les habitudes du langage. Chaque province
eut d'abord sa civilisation séparée, et il se produisit des essais
de littérature locale, dont les monuments existent encore,
et qui n'étaient point intelligibles au delà des frontières.
Mais enfin, au commencement du seizième siècle, les temps
étaient accomplis, les conditions politiques et sociales permettaient
un mouvement moitié naturel, moitié artificiel
vers l'unité du langage, et A, qui certainement était déjà devenu
jusqu'à un certain point, la forme la plus notoire de
langage, fut adopté par les classes cultivées. C'est a qui sera
désormais la langue écrite de l'Allemagne, la langue modèle,
la langue des écoles. Son autorité s'est, en effet, toujours
accrue depuis, à mesure que la puissance nationale et la
civilisation se sont développées, et, aujourd'hui, l'étranger
croit que a est la langue allemande tout entière. Cela pourtant
est loin d'être vrai. Ce n'est que la langue d'une classe
que les conditions de la civilisation moderne ont faite la
plus nombreuse, la classe dominante. B, C, D, etc., subsistent
encore ; il y a des régions entières de l'Allemagne où les
dialectes parlés sont inintelligibles pour qui n'est versé
que dans la langue littéraire ; mais ils ne sont employés,
pour la plupart, que par les classes inférieures de la société,
e et f, ou par les professions a, b, c, etc., et encore l'influence
de la langue littéraire pénètre-t-elle profondément dans
toutes les classes et dans toutes les professions. A modifie
tout, transforme tout, et promet même, si les forces de l'éducation
continuent à se développer, de faire disparaître toutes
les variétés du langage, sauf les termes professionnels.

Sa puissance ne s'exercera pas cependant sur tout le territoire
autrefois occupé par les tribus qui parlaient le haut
et le bas allemand. Il y a eu, du moins, deux grandes variétés
locales que nous désignerons par E et F qui ont échappé
aux influences unificatrices dont a profité a. L'une, E, est la
langue anglaise, dont l'individualité a été préservée par la
distance et par les mers. Les Angles germaniques et les
Saxons qui portèrent, à travers la mer du Nord, leur dialecte
germanique en Bretagne, et qui en délogèrent la langue
133celtique, ont subi, de leur côté, une série de changements
linguistiques analogue à celle que subissaient, du leur, leurs
anciens compatriotes. Les subdivisions locales, E′, E″,
E‴, etc., ou sociales, E′, E″, etc., qu'ils ont formées, ont
passé à leur tour sous l'influence d'un autre dialecte littéraire
de même origine que pour l'Allemagne. Même fait s'est produit
dans les districts nord-est de la Germanie continentale ;
séparés d'intérêts, ils se séparèrent de langage, et tandis que
les provinces de la Basse-Germanie ne parlent plus que le
haut allemand, comme langue littéraire, la Hollande a, de
même que l'Angleterre, une langue distincte d'une valeur
égale. Il n'importe pas comment les variétés locales A, B, C,
ont été séparées et comment elles en sont venues à ce que leurs
changements linguistiques ne puissent plus se confondre ; le
fait est qu'elles ont pris toutes les trois un chemin séparé et
qu'elles deviendront en leur temps trois langues distinctes.

Les mêmes forces ont agi, avec des détails nombreux,
différents dans la production des langues romanes modernes,
issues du latin. Quand les armes, la civilisation et
la politique de Rome eurent fait prévaloir sa langue dans
l'Italie tout entière et dans de vastes provinces en dehors
de l'Italie, celle-ci était déjà divisée par l'effet de l'éducation
et par de profondes distinctions sociales en variétés correspondant
aux classes de la société. Toutes ces variétés furent
transmises à la fois, et le dialecte savant, a, comme nous le
désignerons encore, a été conservé jusqu'à nos jours dans
toute sa pureté par les moyens appropriés, mais il a été restreint
à une classe de moins en moins nombreuse. Les variétés
inférieures, b et c, etc., sont celles qui ont servi de points
de départ à l'histoire d'un nouveau langage. Les altérations
du latin furent d'autant plus nombreuses et rapides que cette
langue fut transmise dans un état déjà inférieur à des peuples
qui la tenaient de seconde main et qui la subissaient par
force. Et comme le lien social était faible, les communications
difficiles, le bas-latin fut différencié par les séparations
géographiques en une foule de formes locales qu'il faudrait
plusieurs alphabets pour représenter exactement. Des circonstances
historiques qu'il serait aisé mais inutile d'indiquer,
conduisirent à avoir plusieurs langues, occupant chacune
134une grande région — C, F, I, P, S, W — qui toutes
sont des langues savantes servant aux usages littéraires,
pendant qu'une foule de patois se partagent le peuple des
provinces et des campagnes.

On pourrait continuer à citer des exemples de cette nature,
mais cela serait inutile. Les procédés du changement
linguistique énumérés plus haut et dont l'action est balancée
entre l'initiative de l'individu et la résistance de la société
qui tantôt accepte et tantôt rejette les innovations, suffisent
à expliquer les phénomènes du développement des langues
sous tous leurs aspects et dans tous les cas. Dans l'individu
est la force de variation, la force centrifuge du langage en
voie de développement ; et comme il n'y a pas dans le
monde deux personnes dont le caractère, l'éducation, la
constitution physique, etc., soient parfaitement identiques,
il n'y a pas identité dans l'action que chacun exerce sur la
langue qui lui a été transmise. Mais jusqu'où s'étendent les
moyens de communication entre les hommes, les individus
sont refrénés dans leurs excentricités par la force centripète
de la communauté qui pèse de tout son poids pour
maintenir l'unité du langage. Pour employer les termes de
notre hypothèse de tout à l'heure, aussi longtemps que les
changements survenus dans A, B, C, etc., s'introduisent
dans la masse X ou sont rejetés entièrement par elle, X demeure
une langue unique. Cette langue peut et doit nécessairement
s'altérer d'âge en âge ; elle peut même changer
tellement dans l'espace de deux ou trois siècles (comme il
est arrivé à la langue anglaise dans l'espace de mille ans)
que ceux qui l'ont parlée au début et qui la parlent à la fin
de cette période fussent hors d'état de s'entendre s'ils pouvaient
être mis en contact ; mais, aux différentes époques, la
société à laquelle appartient cette langue n'a pas cessé de
s'entendre par son moyen, parce que les changements se
sont faits simultanément dans tous les esprits et dans toutes
les bouches. Mais que A, B et C soient séparés d'une manière
ou d'une autre, de façon que ces changements, au lieu de
s'opérer partout, ne s'opèrent que dans l'un d'eux, alors
commence le développement des dialectes, et de nouvelles
langues sont nées qui deviendront distinctes. Une muraille en
135briques qui séparerait ceux qui les parlent, compléterait la
séparation de ces langues, si toutefois chaque groupe se
cantonne sur un territoire différent, ce qui est ordinairement
le cas. Les frontières artificielles ou naturelles y suppléent,
et les circonstances politiques et sociales, commençant à
différer aussi, la divergence linguistique s'en trouve rapidement
accélérée.

La suppression d'une influence régulatrice commune s'exerçant
sur les variations incessantes et interminables d'une
langue, peut sembler d'abord une cause légère de la divergence
des dialectes ; et cela est vrai en soi-même : mais
cette cause est pleinement suffisante pour rendre compte du
phénomène des langues distinctes sortant d'une langue commune.
Qu'importe le degré d'un angle si les deux lignes qui
le forment sont extrêmement prolongées : l'extrémité de
ces deux lignes finira par marquer deux points aussi distants
l'un de l'autre qu'on le voudra. Et non-seulement
cela, mais encore l'angle de la divergence dialectique est
un angle qui s'ouvre sans cesse davantage. Au début, la
somme des analogies directrices dans chaque dialecte est, à
très-peu de chose près, la même ; les habitudes de langage
se ressemblent comme les matériaux ; mais chaque variation
nouvelle qui s'introduit séparément dans une langue,
diminue l'accord ; d'autres habitudes se forment, et le mouvement
de divergence en devient plus rapide. C'est l'histoire
de l'anglais dans ses rapports avec le bas-allemand
dont il s'est séparé au cinquième et sixième siècle. On n'en
saurait trouver un exemple plus frappant.

Or, comme la sécession des dialectes a pour cause le
développement linguistique, et que la stabilité d'une langue
rendrait impossible qu'elle donnât naissance à d'autres langues,
il est évident que la force de sécession dépend de la
force de développement. Et, ainsi que nous l'avons vu, les
influences de la barbarie et celles de la civilisation sont
diamétralement opposées l'une à l'autre en cette matière,
bien qu'elles ne soient nullement les influences décisives
qui accélèrent ou qui ralentissent le mouvement intrinsèque
de développement du langage. C'est la civilisation qui, par
une double action, a maintenu la parité de langage entre les
136deux grandes nations parlant anglais que sépare un vaste
océan ; d'abord, en rendant les communications entre elles
plus faciles qu'entre deux tribus sauvages qui sont porte à
porte ; ensuite, en leur donnant une littérature, c'est-à-dire un
grand corps d'écrivains qui parlent pour les deux peuples et
aux deux peuples à la fois ; et enfin, en modérant tellement
les progrès du changement linguistique que ses résultats
peuvent atteindre et pénétrer les populations des deux côtés
des mers, à l'aide d'un temps suffisant. L'absence des mêmes
influences conservatrices fait que le français des habitants
du Canada et l'allemand des colons de la Pensylvanie,
diffère beaucoup plus de la langue-mère que l'anglais des
Américans du nord ne diffère de l'anglais de la Grande-Bretagne.

En somme, l'exemple le plus facile à saisir et le plus instructif
du développement des dialectes est celui que nous
offrent les langues romanes, parce que, d'abord, nous avons
là un groupe important de langues très-cultivées avec leur
légion de dialectes subsidiaires, et ensuite, que nous possédons
encore, beaucoup mieux qu'on ne possède en général
les langues mortes, la langue-mère d'où ils sont sortis.
Le linguiste trouve là tout un monde de faits à étudier, à
comparer, à décrire depuis leur origine, dans leurs effets et
dans leurs causes. Sa tâche, quoique simple et facile sous
certains rapports est, sous d'autres, difficile et propre à
confondre celui qui l'entreprend, car là, sous les yeux de
l'histoire pour ainsi dire, se sont produits des changements
qui défient l'investigation, des résultats qu'on ne peut parvenir
à faire remonter à leur source. Voyons, comme spécimen,
un ou deux des chemins qu'ont suivis les langues
dans leur sécession avec la langue latine.

Le latin avait un mot, frater. En français, il a subi des
abréviations phonétiques mais est encore très-reconnaissable :
frère ; mais, en italien et en espagnol, il a éprouvé
de plus grandes mutilations : un fray espagnol, un frate ou
même un fra italien, c'est un religieux de quelque communauté
ecclésiastique, un friar, comme on dit en anglais, à
peu près dans la même forme. Cette application particulière
force chaque langue à chercher un autre mot pour désigner
137la consanguinité au premier degré. L'italien prend le diminutif
fratello ; l'espagnol se sert du mot latin germanus
(proche parent) et en fait hermano. Autre exemple : le latin
disait pour femme, mulier, et femma dans le sens de
femelle, dans le sens générique, soit qu'il s'agît de l'espèce
humaine ou des autres espèces animales. L'espagnol a retenu
le premier de ces mots sous la forme de muger et lui a
laissé le même sens ; l'italien l'a fait également, avec une
variante, moglie, mais cette fois en restreignant sa signification
au sens d'épouse ; le français a tout à fait perdu ce mot,
et celui de femina, qui en latin se rapportait exclusivement
au sexe, a pris dans femme une acception plus étendue, y
compris celle d'épouse, tandis que, dans son sens originel,
il est devenu femelle. Pour signifier femme (mulier) l'italien
a fait un nouveau mot, donna, qui vient du latin domina
(maîtresse), et l'espagnol s'en sert aussi, plus du mot señora,
féminin de création récente de senior, autre mot latin qui
signifiait, le plus âgé. Voilà des exemples de la façon dont
sont réunis et travaillés les matériaux d'une langue, tant
sous le rapport du sens que sous celui de la forme, par les
peuples qui se font leurs propres langues avec ces mêmes
matériaux. Si nous jetons un regard sur la classe des verbes,
nous trouverons que les choses s'y sont passées de même.
Le verbe anglais to be, par exemple, est fait d'un débris du
verbe latin esse et de lambeaux du verbe stare que tous les
dialectes ont diversement cousus ensemble : ainsi, les mots
français, étais, été, sont des formes très-corrompues de
stabam, status (nous en avons parlé page 46) et le verbe aller
est composé, on ne sait trop comment, de ire, de vadere
et peut-être de adnare (arriver par eau) et de aditare (procurer
l'arrivée de quelqu'un
), ou quelque chose de la sorte.

Les dialectes germaniques, ces voisins de la langue anglaise,
présentent les mêmes sortes de ressemblances au
sein de la diversité. Les mots germaniques de broeder en
hollandais, bruder en allemand, brodhir en islandais,
broder et bror en danois et en suédois, qui tous répondent
au brother anglais (frère), ne sont pas moins clairement des
variations d'un même mot que les différents produits du
frater latin. Le vieux mot germanique weib (femme) se trouve
138dans la plupart des langues modernes et y a conservé une
forme très-reconnaissable et une valeur identique ; mais
en anglais, où il fait wife, il a pris le sens de l'italien moglie
(épouse). Il y a un autre vieux mot gothique, quens et quinon,
qui dans quelques dialectes est le nom accepté de femme
mais qui, en anglais, a eu cette étrange destinée de recevoir
deux acceptions fort distantes l'une de l'autre et qui se rapportent
néanmoins toutes les deux à l'idée de femme, queen
(reine) et quean (coquine). Les verbes anglais be (être) et go
(aller) sont également composés de diverses racines, réunies
ensemble à diverses époques. Nous les avons remarqués
ailleurs, en passant (pp. 75, 85), et il est inutile de nous y
arrêter davantage.

Nous sommes donc forcés de tirer des innombrables rapports
existant entre la langue germanique et les dialectes
qui en sont issus, la même conclusion que des correspondances
qui se trouvent entre le latin et ses descendants. Il
n'est pas moins certain que wife, weib, vif et le reste, sont
le même mot, qu'il ne l'est que muger et moglie sont le
latin mulier. Le fait est peut-être moins évident, mais il
n'est pas plus douteux. Nous croyons aussi bien à l'existence
du grand-père que nous n'avons jamais vu, parce
qu'il est mort depuis longtemps, quand nous avons devant
nous un groupe de cousins, que nous croyons à celle du
grand-père qui vit encore au milieu de ses petits-enfants.
Avec l'expérience que nous avons acquise de la manière
dont se procréent les hommes et les mots, le doute n'est pas
possible. La marche du changement linguistique dans notre
temps et dans le passé suffit à nous rendre compte de l'existence,
dans un groupe de langues, d'un groupe de mots
analogues mais non identiques, et pas n'est besoin de
recourir à des hypothèses aventurées pour en donner l'explication.

Ce fait, légitimement généralisé, nous découvre ce grand
principe que la présence de mots véritablement correspondants,
si éloignés que puissent être leurs rapports, dans
différentes langues, prouve que ces mots ont une racine
commune, puisque la parenté dans les mots comme chez les
hommes indique qu'ils ont eu un ancêtre commun. Et ce
139qui est vrai des mots d'une langue est vrai des langues elles-mêmes :
les langues dans lesquelles il se trouve en majorité
des mots de même origine sont les filles d'une même
mère.

Il faut seulement appliquer ce principe avec prudence et
sous réserves ; et se garder de deux sources d'erreurs vers
lesquelles il pourrait nous entraîner. D'abord, les mots
s'empruntent et passent de cette manière d'une langue dans
une autre, comme nous l'avons expliqué dans le chapitre
VII, il y a dans la langue anglaise beaucoup d'éléments
latins et d'autres qui lui ont été donnés par les autres peuples
et qui ne constituent pas une parenté linguistique avec
eux. Ensuite, des correspondances tout à fait accidentelles
se rencontrent entre des mots qui n'ont point de lien historique :
ainsi, par exemple, entre le grec ὅλος et l'anglais
whole ; entre le sanscrit loka et le latin locus ; entre le grec
moderne ματι, qui veut dire œil, et le polynésien mata, qui
veut dire voir ; et ainsi de suite. Ces deux difficultés commandent
à celui qui se livre à l'étude des langues comparées,
de n'être point trop précipité dans ses conclusions. Cependant
les coïncidences ont leurs limites, et, en général, il
est possible de reconnaître ce qui provient de la transmission
traditionnelle, de ce qui provient d'acquisitions accidentelles.
Le linguiste s'efforce de voir quels sont dans une
langue le nombre et le degré de ses rapports avec une autre,
et sur quelles classes de mots portent ces rapports. Si nous
ne savions point par l'histoire politique ce qu'est la langue
anglaise, elle nous le dirait d'elle-même. Nous n'aurions
qu'à regarder quelle est la partie de son vocabulaire qui
concorde avec les langues germaniques et quelle est celle
qui se rapproche des romanes.

Mais la parenté dans les langues comme chez les humains
reconnaît des degrés, et cela pour la même raison. Les Français,
les Espagnols, les Italiens sont cousins par des causes
inutiles à rappeler ; mais leurs langues sont encore plus
parentes qu'eux-mêmes. Il en est de même des langues germaniques.
L'anglais appartient à un groupe de Bas-Allemands
qui occupent encore les rivages nord de l'Allemagne
d'où sont venus les ancêtres de la nation anglaise ; il y a
140aussi un groupe de Hauts-Allemands qui habitent la partie
centrale et sud de l'Allemagne ; il y a encore le groupe
Scandinave qui est en possession du Danemark, de la Suède
et de la Norwége ; et en outre, il y a un dialecte, le mœso-gothique,
dont nous conservons encore quelques rares
monuments et qui seul représente pour nous un autre
groupe dont nous ignorons l'étendue. De l'existence de ces
groupes secondaires, ressortent les mêmes conséquences
que de l'existence des plus grands : ils sont historiquement
des centres de divergence plus récente, laquelle s'opère
toujours en vertu des mêmes lois et est toujours de la même
nature.

Et les rapports de physionomie et de parenté ne finissent
pas ici. Entre le mot germanique brothar et le mot latin
frater, il y a un air de ressemblance, et cette ressemblance
devient plus évidente quand nous comparons à ces mots
d'autres mots de la même classe, mothar, fathar (mère,
père) et leurs correspondants latins mater, pater. Mais il y a
encore d'autres groupes de langues dans lesquelles se trouvent
de semblables signes de parenté. Nous avons le grec
φρατήρ (qui signifie certainement un membre d'une confrérie
comme le fray et le fra mentionnés plus haut) et μήτηρ et
πατήρ ; nous avons le sanscrit bhrâtar, mâtar et pitar. Les
langues persanes, celtiques et slaves ont des mots pour
exprimer les mêmes idées qui ont des ressemblances avec
ceux-ci, assez grandes quoiqu'un peu moins marquées. Ces
faits proclament une parenté originelle entre ces groupes
de langages ; ce sont, pour ainsi dire, des paillettes répandues
à la surface d'un filon et qui invitent l'explorateur ; car, en
premier lieu, les rapports sont trop nombreux, trop étendus
pour que l'on puisse les expliquer par la coïncidence ou le
hasard ; en second lieu, il n'est pas davantage possible d'en
rendre compte par des emprunts que ces langues auraient
faits les unes aux autres. Comment pourrait-on croire que
ces tribus, largement séparées les unes des autres, que l'on
trouve à l'aurore des temps historiques dans toutes les variétés
de culture primitive, auraient reçu d'une source commune,
et par transmission des unes aux autres, des noms
pour des conceptions comme celles-ci dont la formation doit
141avoir été accompagnée des premiers développements de la
vie de famille ? Évidemment toutes les probabilités sont contraires
à cette supposition.

On ne saurait donc baser ses conclusions, dans un fait si
important, sur des fondements aussi étroits, et l'on cherche
plus loin et dans d'autres classes de mots. Il n'y a pas de
sauvages dans le monde, si peu développés qu'ils soient,
qui ne puissent compter un, deux, trois, quoiqu'il y en ait
qui ne sont pas allés plus loin par eux-mêmes et qui ne connaissent
pas les nombres plus élevés ou qui les ont reçus de
leurs voisins. Si nous trouvons que les signes de ces nombres
concordent dans les langues que nous avons nommées,
ce sera un très-fort témoignage qui viendra corroborer celui
que rendent les noms de parenté. Or, l'accord existe, et il a
le plus frappant caractère, non-seulement dans les trois
premiers nombres, mais aussi dans ceux qui suivent : dwa
est la racine commune de tous les noms qui signifient deux
et tri de tous les noms qui signifient trois dans la grande
masse des dialectes. Les pronoms sont une classe de mots
dans laquelle le soupçon de l'emprunt est plus impossible
encore ; or, dans le toi (twa), dans le moi (ma), dans le pronom
démonstratif ta et l'interrogatif quoi (kwa) nous trouvons
un degré de ressemblance qu'il n'est pas au pouvoir
du hasard d'avoir produit.

Nous avons vu encore (page 100) que l'appareil des flexions
et la structure grammaticale sont des choses que les langues
ne s'empruntent pas les unes aux autres ; or, leur similitude
dans tout ce groupe de dialectes, similitude que nous découvrons
aussi loin que nous pouvons suivre leur histoire, n'est
pas moins convaincante. Ainsi, par exemple, dans les inflexions
verbales, il y a des altérations diverses d'une terminaison
originale, qui faisait au singulier et à la première
personne mi, au pluriel, masi (première personne), si et tasi
à la seconde personne, ti et anti à la troisième ; également,
d'une forme originale du temps parfait qui consistait en la
réduplication de la consonne ; également encore, d'un signe
du conditionnel, et ainsi de suite. Dans la déclinaison des
noms, les traces d'un moule commun sont plus effacées,
mais pourtant reconnaissables. Le comparatif et l'adjectif
142s'expriment partout par les mêmes moyens. Les participes et
autres dérivés prennent les mêmes suffixes de dérivation.

Enfin, il y a surabondance de preuves que les langues de
tous les peuples que nous avons nommés plus haut, lesquels
comprennent presque toute l'Europe ancienne et moderne
ainsi qu'une importante partie de l'Asie, sont parentes dans
le sens où nous avons pris ce mot. Il n'y a point de raison
théorique à opposer à ce fait, et toutes les conclusions qu'on
peut tirer des phénomènes du langage sont en faveur de
cette opinion. Nous savons que la séparation et l'isolation
des différentes fractions d'une société, amènent un fractionnement
correspondant de la langue en plusieurs dialectes, et
que cet effet se reproduit indéfiniment ; nous savons aussi
que les dialectes qui se seront sécessionnés récemment, seront
plus ressemblants entre eux, que ceux qui se seront séparés
à une époque plus reculée ; en d'autres termes, que les rameaux
seront plus rapprochés entre eux que les branches ; et
enfin nous ne connaissons pas d'autre fait d'où puisse sortir
la ressemblance dans la diversité. Nous en inférons donc,
que tous les dialectes en question sont les représentants
multipliés d'une seule langue appartenant, à une certaine
époque et dans un certain pays, à une certaine société, dont
la dispersion a produit, avec le temps, toutes ces discordances ;
et à cette grande collection de dialectes qui se ressemblent
plus ou moins, nous donnons, par une figure permise,
le nom de famille, terme emprunté au vocabulaire de
la généalogie.

Ce que nous venons de voir nous montre le chemin que
l'on doit suivre pour arriver à classifier toutes les langues
de la terre. Les premiers pas sont assez faciles, et pas n'est
besoin d'être sorcier pour voir que l'anglais de Londres, du
Yorkshire, de l'Ecosse et des colonies est une seule et même
langue ; il ne faut pas, non plus, être grand observateur pour
découvrir, quand on sait l'anglais et qu'on apprend l'allemand,
le hollandais ou le suédois, qu'on a affaire à des dialectes
du même genre que le premier. Mais il faut plus d'étude
et de pénétration pour reconnaître les marques de l'unité
première entre l'anglais, le français, le gallois, le russe,
le grec moderne, le persan, l'indou ; et il faut recourir, dans
143chacune de ces langues, à l'étude de langues plus anciennes
en suivant son ascendance la plus directe, lesquelles langues
ont conservé moins altérés les anciens matériaux communs
à toutes. Il n'y a donc qu'un chercheur instruit et expérimenté
qui puisse pousser sûrement jusqu'à ses dernières
limites l'œuvre de classification ; et cette œuvre ne peut être
complétée que par le concours d'un grand nombre de linguistes,
experts chacun dans leur département. Ce grand
ouvrage n'a pu encore, même par ce moyen, être achevé ;
mais beaucoup a été fait. La grande majorité des langues a
été groupée, en vertu de leurs affinités, par familles et par
branches, et ce sont les résultats de cette classification que
nous allons passer brièvement en revue dans les chapitres
suivants.

Car, ainsi qu'il ressort des principes que nous avons
exposés comme étant ceux du développement du langage,
il n'y a pas une langue dans le monde qui ne soit soumise
à la division en dialectes, de sorte que la langue de
chaque peuple est un membre d'une famille plus ou moins
étendue, à moins toutefois qu'on ne rencontre, par hasard,
une langue isolée et tellement près d'être éteinte qu'elle
n'est plus parlée que par un petit nombre de familles, quelquefois
même un seul village. Des langues, même aussi peu
répandues que celle des Basques des Pyrénées, ou quelques-unes
de celles du Caucase, ont leurs formes dialectales
très-reconnaissables ; parce qu'un peuple non civilisé
ne peut pas se former en camps isolés et cependant
conserver cette unité sociale qui est nécessaire à l'unité de
langage.

La condition linguistique du monde suit un cours parallèle
à sa condition politique. Au commencement des temps
historiques, et même aussi loin que peut remonter la science
archéologique, on aperçoit la terre peuplée de ce qui semble
être une masse hétérogène de clans, de tribus, de
nations. Mais personne, pas même le plus hétérodoxe des
naturalistes qui soutient la diversité d'origine de l'espèce
humaine, ne croira que ces clans, ces tribus et ces nations
sont sortis du sol qu'ils habitent et s'y sont immobilisés :
ces sociétés procèdent de la multiplication et de la
144dispersion d'un nombre restreint de familles primitives,
sinon, comme quelques-uns le pensent, d'une seule famille.
Il en est de même du langage : si loin que notre œil puisse
atteindre, soit par le secours des monuments, soit par celui
de l'étude comparée, on le trouve dans un état de subdivisions
sans fin, et, cependant, tout linguiste instruit sait que
cette apparente confusion est le résultat de l'extension et de
la sécession d'un nombre limité de dialectes primitifs, et
nous examinerons plus tard les raisons qu'on peut avoir de
ramener ces dialectes à un seul. A l'aurore des temps historiques
la barbarie couvre la terre ; les centres de culture ne
sont qu'au nombre de deux ou trois ; ils ne rayonnent qu'à de
petites distances et sont sans cesse en danger d'être éteints
par la masse de force brutale qui les entoure. De là vient que
la force de sécession linguistique est à son apogée, les dialectes
se multipliant par l'action des mêmes causes qui les ont
produits. Mais, partout où commence à s'exercer l'influence
de la civilisation, une force contraire se développe dans la
politique et dans le langage. La multitude de tribus hostiles
se groupent en corps de nation, et de la Babel des dialectes
discordants sortent des langues dont l'unité grandit tous les
jours. Les deux espèces de changements marchent côte à côte
parce qu'ils sont liés et qu'ils dépendent l'un de l'autre : rien
ne peut faire une grande langue qu'une grande nation, et
rien ne peut faire une grande nation qu'une civilisation avancée.
De même qu'on voit dans l'histoire, la civilisation grandir
sans cesse jusqu'à devenir ce qu'elle est aujourd'hui, la force
dominante dans le monde, à tel point que les races non civilisées
ne subsistent presque plus que par la tolérance des civilisées,
de même, sous l'empire de causes extérieures dont
chaque opération peut être clairement définie, de même les
langues cultivées étendent leur domaine et balayent devant
elles les patois qui s'étaient formés sous un ordre de choses
disparu, gagnant tous les jours tant de terrain que les hommes
commencent à rêver d'un temps où la même langue
pourra être parlée par toute la terre ; et quoique ce rêve
puisse être une utopie, il n'y a point là-dedans d'impossibilité
théorique. Il ne faut qu'un certain concours de circonstances
extérieures pour rendre ce résultat inévitable.145

Il est possible qu'on se méprenne assez sur ces faits pour
croire que le langage a commencé dans un état de divisions
dialectales infinies et a tendu dès le début à la concentration
et l'unité. Mais, pour cela, il faut ne pas s'être rendu
compte des forces qui agissent dans le développement du
langage et de leurs modes d'action réciproque. Dites à l'ethnologiste
que la race humaine se composait, au commencement,
d'un nombre indéterminé d'individus isolés, qui se sont
condensés en familles, celles-ci en clans et en tribus, ces
tribus en confédérations, ces confédérations en nations, desquelles
peut encore sortir, par un même procédé, une seule
race homogène qui couvre la terre, et il ne fera pas
même à votre théorie l'honneur de l'accueillir par un sourire.
L'opinion analogue en matière de linguistique n'est pas
moins absurde. Ce n'est que parce que le sujet est plus obscur
pour le grand nombre qu'on saisit moins l'absurdité et
le ridicule de cette théorie.

Avant de clore ce chapitre, nous devons remarquer la valeur
différente des mots langue et dialecte, dans leurs rapports
l'un avec l'autre. Ce sont les deux noms d'une même
chose que l'on emploie selon que l'on se place à un point de
vue ou à un autre. Tout corps d'expressions qui sert à une
société, si petite et si humble qu'elle soit, d'instrument et de
moyen de communication à la pensée, est une langue, et
personne ne dirait qu'un peuple possède un dialecte, mais
on dit qu'il possède une langue. D'un autre côté, il n'y a pas
une langue dans le monde que nous ne puissions, sans employer
un mot impropre, appeler dialecte, si nous la considérons
comme un corps de signes linguistiques, relativement
à un autre corps. La science du langage a rendu cette
distinction banale ; elle nous a enseigné que les signes que
chaque homme emploie pour s'exprimer constituent sa
langue ou une langue, mais qu'il n'est point de langue, si
cultivée qu'elle puisse être, qui ne soit un dialecte appartenant
à une certaine classe et à une certaine localité, grande
ou petite. L'anglais écrit est une des formes de l'anglais dont
se servent les classes éclairées pour un objet déterminé, et
qui a des caractères dialectiques qui le distinguent du discours
parlé de la même classe et encore plus des autres classes
146ou sections de la communauté anglaise ; chacune de ces
formes a la même valeur pour l'étude comparée du langage,
que la forme dite supérieure. Mais l'anglais, le hollandais,
le suédois, etc., sont les dialectes de la langue germanique,
et celle-ci, de même que le français, l'irlandais, le bohème
et les autres, sont les dialectes de la grande famille dont
nous avons tracé les limites. C'est là la signification du mot
dans le langage scientifique. Dans le langage populaire qui
est peu exact, on essaye de faire des distinctions de degrés
et d'importance au moyen des mêmes mots, et tandis que
l'on réserve à la langue littéraire d'un pays le nom de
langue, on donne aux formes inférieures celui de dialectes.
Pour l'usage ordinaire, ces différences d'acceptions conviennent
assez ; mais, elles ne sont point autrement acceptables
et ne font point partie de la science linguistique.147

Chapitre dixième
Les langues indo-européennes

Classification de genre. — Famille indo-européenne ; différents noms
qui lui sont donnés ; ses différentes branches et leurs plus anciens
monuments : le germanique, le slavo-lettique, le celtique, l'italique,
le grec, l'iranien et l'indien ; branches douteuses. — Importance
de cette famille. — Sa valeur pour l'étude du langage. —
On ne peut déterminer la date et le lieu de son origine. — Méthode
scientifique appliquée à l'étude de son développement structural ;
les mots sont formés par l'agrégation et l'intégration des éléments ;
ce principe suffit à expliquer la formation de la langue. — Il en
ressort la doctrine du monosyllabisme radical original. — Racines
indo-européennes. — Développement de formes. — Structure du
verbe et du nom. — Pronoms ; adverbes et particules ; interjections ;
leur analogie avec les racines. — Question de l'ordre dans
lequel le développement s'est produit et du temps qu'il a fallu
pour l'opérer. — Structure synthétique et analytique.

Après avoir examiné aussi en détail que le permet l'espace
dont nous disposons les fondements sur lesquels peut
reposer une classification généalogique de toutes les langues
du monde, nous allons esquisser rapidement cette classification
d'après les recherches des linguistes. Nous avons vu
que les ressemblances sont telles, soit par leur nombre, soit
par leur nature, qu'on ne peut les attribuer au hasard ou aux
emprunts, et qu'elles ne s'expliquent que par la tradition séparée
d'une langue originairement commune, tradition dans
laquelle une partie des formes originales se sont conservées,
tandis que les autres ont subi tant de changements et de
rénovations que l'on a peine à en découvrir le lien primitif.
Comme exemple, nous avons jeté un coup d'œil sur la
148grande famille de langues parentes à laquelle la langue
anglaise appartient, et donné quelques spécimens des preuves
sur lesquelles s'appuie la croyance générale à leur unité.
Nous devons maintenant faire mieux connaître la constitution
de cette famille et esquisser les traits principaux de sa
figure et de son histoire.

D'abord, on lui donne différents noms, dont aucun ne
s'est fait encore accepter généralement et de tous. Nous emploirons
celui de indo-européenne, parce qu'il nous semble
le plus légitime. Il a été adopté après mûre réflexion par
Bopp, le grand interprète des rapports qui existent entre les
langues de cette famille, et il a été, depuis, très-employé par
les autres linguistes. La plupart des compatriotes de Bopp
préfèrent maintenant le nom d'indo-germanique par la seule
raison qu'il contient l'appellation étrangère choisie par leurs
maîtres et conquérants, les Romains, pour désigner la branche
qu'ils représentent. D'autres répudient ces deux noms
comme incommodes et longs et disent aryenne, nom qui
commence à se répandre beaucoup. L'objection qu'on peut
faire à son adoption, c'est qu'il appartient à la division asiatique,
composée des branches iranienne et indienne, et
qu'on en a encore besoin pour les désigner On dit aussi
sanscritique, c'est-à-dire descendu du sanscrit, et japhétique,
nom emprunté au fils de Noë à qui la Genèse donne
pour descendants quelques-uns des peuples qui parlent ses
dialectes ; mais ces deux derniers noms vieillissent et ne
sont plus usités que dans des cas particuliers.

La famille indo-européenne se compose de sept grandes
branches : l'indien, l'iranien ou persan, le grec, l'italique, le
celtique, le slave ou slavo-lettique, et le germanique ou
teutonique.

Prenant ces branches en ordre inverse, nous avons d'abord
la germanique, laquelle se divise en quatre rameaux
déjà notés : le mœso-gothique, ou dialecte des Goths de
Mœsie, dont le seul monument existant est un fragment de
version de la Bible fait par leur évêque Ulfilas au quatrième
siècle de notre ère. Ce dialecte est éteint depuis longtemps
comme langue parlée. Les dialectes bas-allemands, qui
se parlent encore dans le nord de l'Allemagne depuis le
149Holstein jusqu'aux Flandres, et qui comprennent deux grandes
langues cultivées, le hollandais et l'anglais. Les monuments
littéraires anglais remontent au septième siècle, les hollandais,
au treizième ; il existe un poëme en vieux-saxon, le
Héliand ou le Sauveur, qui date du neuvième siècle, et la
littérature des Frises date du quatorzième siècle. Le corps
des dialectes haut-allemands, représentés aujourd'hui par
une seule langue littéraire, l'allemand, dont la littérature
commence avec la réforme dans le seizième siècle ; avant
cette période, que l'on appelle la nouvelle période haut-allemande,
il y a la vieille période haut-allemande dont la littérature,
écrite en plusieurs dialectes un peu différents, remonte
au huitième siècle. La division Scandinave, formée
du danois, du suédois, du norwégien, de l'islandais. Les
monuments écrits de l'islandais sont du douzième siècle et
sont, sous le rapport du style et des idées, plus vieux que tout
ce qu'on trouve dans le haut et le bas-allemand. L'Edda est
la source la plus pure et la plus abondante où l'on puisse
puiser pour connaître la condition de l'ancienne Germanie.
L'islandais est aussi, surtout sous le rapport phonétique, le
plus ancien des dialectes germaniques vivants. Outre les
souvenirs littéraires, il y a les inscriptions runiques qui se
composent ordinairement d'un mot ou deux et qui remontent,
dit-on, jusqu'au troisième et même au second siècle.

La branche slave a toujours été très-voisine de la branche
germanique et s'étend à l'est de celle-ci. Elle a, la dernière,
acquis son importance historique. Sa division orientale
comprend le russe, le bulgare, le serbe, le croate, l'esclavon.
Le bulgare est celui qui a les plus vieux souvenirs :
sa version de la Bible faite au neuvième siècle, dans la
même région où la version gothique avait été faite cinq siècles
auparavant, est devenue la version canonique, et son.
dialecte est la langue de l'Église grecque dans la division
slave. La langue russe est de beaucoup la plus importante
de la branche ; elle a des souvenirs qui datent du onzième
siècle. Quelques-uns des dialectes du sud présentent des
spécimens d'une date encore plus éloignée. A la division
occidentale appartiennent le polonais, le bohème, dont le morave
et le slovaque sont des rameaux très-rapprochés, le
150sorbe de Lusace et le polabe. Le polonais ne possède pas
de monuments antérieurs au quatorzième siècle ; ceux du
bohême ou tchèque vont jusqu'au dixième.

Cette branche est souvent désignée par le nom de slavo-lettique
parce qu'on y comprend une subdivision, le lettique
ou lithuanien, qui, bien que beaucoup plus éloigné du slave
qu'aucun autre de ses dialectes, n'en est pourtant pas assez
distinct pour former une branche séparée. Il se compose de
trois dialectes principaux : le vieux prussien, qui a disparu
pendant ces deux derniers siècles, le lithuanien, et le livonien
ou letton, tous groupés autour du grand arc de la mer
Baltique. Le lithuanien est le plus important et le plus
ancien, car il possède des souvenirs écrits qui remontent au
milieu du sixième siècle. Il est remarquable par la conservation
des matériaux et des formes du langage.

La branche celtique a sans cesse perdu du terrain depuis
le commencement des temps historiques et est réduite à
n'occuper plus que l'extrémité occidentale de l'Europe, après
avoir couvert de vastes régions à l'ouest et au centre de cette
partie du monde. On ne connaît pas assez bien les dialectes
du nord de l'Italie, de la Gaule et de l'Espagne, pour pouvoir
leur assigner une place dans la sous-classification de la branche.
Les dialectes conservés forment deux groupes, communément
appelés le cymrique et le gaëlique. Le cymrique comprend
le gallois qui possède des gloses du neuvième siècle
environ, et une littérature du douzième, dont la substance est
probablement plus ancienne et remonte au sixième siècle ;
le cornique, qui s'est éteint comme langue parlée à la fin
du siècle dernier, laissant derrière lui une littérature considérable
presque aussi ancienne que la littérature galloise ;
l'armoricain de Bretagne, si voisin du cornique qu'on le
croit importé par des émigrés du pays de Cornouailles. Le
groupe gaëlique comprend l'irlandais dont les monuments
vont jusqu'à la fin du huitième siècle, le gaëlique d'Ecosse
dont les souvenirs sont assignés au sixième, et le dialecte
peu important de l'île de Man.

La branche italique n'est représentée dans les langues vivantes
que par tous les dialectes romans issus du dialecte de
Rome, le latin. Nous avons déjà remarqué quelques particularités
151touchant leur histoire et leur degré d'importance. Ils
sont tous sortis à peu près dans le même temps, c'est-à-dire
du onzième au treizième siècle, de la condition de patois
locaux produits par la corruption du langage populaire, pendant
que le latin continuait à être la langue des lettrés. Il y a
des parties du français, qui sont plus anciennes et qui datent
du dixième siècle ; sa littérature commence un ou deux siècles
plus tard ; celles de l'Italie, de l'Espagne, du Portugal sont
à peine du douzième siècle. Ces quatre langues sont les membres
les plus en évidence du groupe. Mais il y avait aussi, du
onzième au quatorzième siècle, une riche littérature appartenant
à l'un des principaux dialectes du midi de la France, le
provençal, qui, sauf deux ou trois efforts sporadiques récents,
n'a plus été en usage depuis comme langue cultivée. Il y a
aussi dans les provinces septentrionales de la Turquie, en
Valachie et en Moldavie, une vaste région où l'on parle un
dialecte roman moins cultivé, le roumain, vestige des agrandissements
de la suprématie romaine vers l'est : il n'a point
de littérature propre. De plus, certains dialectes du sud de
la Suisse diffèrent assez de l'italien pour être classés, comme
langue distincte, sous la dénomination de rhœto-roman ou
de romanche.

Les anciens rameaux de la branche italique liée au latin,
ont été depuis longtemps balayés, mais il en reste encore
quelques débris, surtout de l'ombrien, au nord de Rome, derrière
les Apennins, et de l'osque, au sud de l'Italie. Le latin
lui-même, dans ses plus vieux monuments, ne date pas de plus
de trois siècles avant l'ère chrétienne, se montrant là sous une
forme étrange et à peine intelligible pour ceux qui n'ont appris
que la langue cultivée du dernier siècle avant Jésus-Christ.

La branche grecque est d'une antiquité beaucoup plus
vénérable, les chefs-d'œuvre du génie humain, les poèmes
d'Homère, ayant précédé notre ère d'environ mille ans. A
partir de l'an 300 environ avant J.-C., toute la littérature
grecque est en dialecte attique ou athénien, comme la littérature
allemande moderne est en haut-allemand nouveau.
Mais avant ce temps, de même qu'il arrivait dans la période
du vieil haut-allemand, chaque auteur se servait plus ou
moins distinctement de son dialecte local ; de façon que tant
152par le moyen de leurs écrits que par celui des inscriptions,
nous avons une représentation assez complète des variétés
qui scindaient la langue grecque dans les temps préhistoriques.
Il existe, cela va sans dire, une variété semblable de
dialectes aujourd'hui ; mais il n'y en a qu'un seul écrit, le
grec moderne ou romaïque ; il s'éloigne moins du grec ancien,
que l'italien ne s'éloigne du latin. Malgré le grand empire
qu'a exercé la civilisation grecque et l'extension qu'a
prise l'empire grec sous Alexandre et ses successeurs, la
langue grecque, en dépit de sa supériorité incomparable, n'a
pas eu la vaste carrière de la langue latine. En dehors de la
Grèce même, elle n'est parlée que dans les îles et sur les
bords de la mer Adriatique, et sur les rivages nord et sud
de l'Asie Mineure.

La branche qui vient ensuite est le persan, plus proprement
dit l'iranien, puisque la Perse n'est qu'une des nombreuses
provinces qui constituaient le territoire de l'Iran
(Airyana), patrie des Aryens d'occident. Il a deux anciens
représentants : le vieux persan ou le persan achœménide
de Darius et de ses successeurs, et la langue de l'Avesta,
appelée le zend, ou le vieux bactrien. Le vieux persan est
d'une époque déterminée (cinq siècles avant J.-C.), et on le
lit dans les inscriptions cunéiformes récemment déchiffrées.
L'autre est d'une date inconnue ; il peut être plus récent
ou plus ancien. L'Avesta est la Bible de Zoroastre dont la
date et le lieu d'origine sont obscurs. On croit qu'elle a paru
plus de mille ans avant J.-C., et si elle est en partie, comme
on le prétend, l'œuvre de Zoroastre lui-même, elle a cette
antiquité. Les modernes sectateurs de cette religion, ceux qui
gardent les livres sacrés, sont les Parsis de l'Inde occidentale,
lesquels ont fui la persécution mahométane et se sont
réfugiés dans leur terre natale. Outre l'Avesta original, ils
en ont conservé une version faite en huzvâresh ou pehlevî
du temps des Sassanides, dialecte d'un caractère particulier
et problématique. La littérature persane moderne, qui est
féconde et riche, a commencé à se former environ mille ans
après J.-C., et lorsque le pays avait passé sous le laminoir
du mahométisme.

Ce sont là les membres du corps linguistique iranien. Le
153kurde n'est qu'un dialecte fortement distinct de la même
langue. L'ossète, qui règne dans une petite province du
Caucase, est plus éloigné du type quoiqu'il lui appartienne
d'une façon reconnaissable. L'arménien, dont l'importante
littérature remonte au cinquième siècle (et qui, ainsi qu'on
le croit d'après les découvertes nouvelles, possède des fragments
cunéiformes de mille ans plus vieux), est aussi du
type iranien. Enfin, l'afghan, sur les confins de l'Iran et de
l'Inde, est aussi regardé comme iranien, quoique des linguistes
dignes de foi le tiennent pour indien.

La branche de la langue indo-européenne qui s'étend
dans l'Inde n'occupe pas tout le pays. La race dravidienne,
qui a sans doute été chassée par l'invasion des Aryens du
nord, règne encore dans la plus grande partie de la péninsule
méridionale, le Dekhan. La plus ancienne des langues
indo-européennes est le sanscrit, surtout son premier dialecte,
appelé védique, qui est celui des hymnes religieuses,
lesquelles ont, avec quelques additions littéraires un peu
plus récentes, formé la Bible de l'Indostan, le Véda. Il semble
que, pendant la période à laquelle appartiennent ces
vieilles hymnes, les peuples qui parlaient le sanscrit n'occupaient
pas le grand bassin du Gange, mais étaient enfermés
dans les vallées de l'Indus et de ses affluents du côté nord-ouest
de l'Inde et non loin de l'Iran. On ne saurait en déterminer
la date avec exactitude. C'était probablement deux
mille ans avant J.-C. Le sanscrit classique est un dialecte
qui, à une époque plus rapprochée (après que le Brahmanisme
fut sorti de la religion et de la civilisation plus simples
et plus primitives des temps védiques et se fut emparé
de tout l'Indostan), a été conservé comme la langue littéraire
du pays tout entier et a toujours gardé ce caractère. On apprend
encore à le lire et à l'écrire dans les séminaires brahmaniques.
Comme on a trouvé des inscriptions du troisième
siècle avant J.-C., en dialecte nouveau, on en conclut que
le sanscrit avait cessé avant cette époque d'être la langue
vulgaire. La seconde forme de la langue de l'Inde à laquelle
ces inscriptions appartiennent est appelée le prakrit. Un des
dialectes du prakrit, le pali, est devenu à son tour la langue
sacrée du Bouddhisme dans le sud-est, et on l'enseigne encore
154à ce titre à Ceylan et à l'extrémité orientale de l'Inde. Les
autres dialectes sont représentés d'abord dans les drames
sanscrits où ils sont introduits à titre de patois parlés par
les personnages inférieurs, et ensuite par quelques productions
littéraires qui leur appartiennent. Enfin, il y a les dialectes
modernes de l'Inde, nombreux et variés, mais dont
on peut faire une classification grossière sous les trois dénominations
générales d'hindis, de mahrattes et de bengalis,
et qui ont des littératures d'origine récente. Celui qu'on
appelle hindustânî ou urdou est l'hindi, avec une grande infusion
de mots arabes et persans qui s'y sont introduits sous
l'influence du mahométisme.

Les limites de cette grande famille sont plus distinctement
tracées que celles d'aucune autre. Mais elles ne sont pas immuables.
Il y a une ou deux langues isolées en Europe qu'on
pourrait encore appeler indo-européennes. Ainsi le skipetar
ou langue des Albanais sur cette partie de la côte de la Turquie
d'Europe qui fait face au talon de l'Italie. On croit qu'il
représente l'ancien illyrien et qu'il est plus probablement
indo-européen qu'autre chose. L'étrusque, la langue obscure
et si longtemps discutée de ce peuple singulier dont les relations
avec les premiers Romains jusqu'à leur absorption
finale par Rome sont familières à tout écolier, vient d'être
déclarée (1874) langue indo-européenne par des linguistes
d'une si haute autorité que leur conclusion doit être acceptée
jusqu'à preuve du contraire. Il est évident cependant que
dans la théorie il doit se présenter des cas, comme celui-ci,
d'une classification douteuse. Il n'y a point de limites aux
altérations des langues et leur parenté originelle peut devenir
méconnaissable.

Il y a plusieurs raisons pour lesquelles la famille indo-européenne
est prééminente parmi les langues du monde,
et qui font que les linguistes lui ont toujours donné la plus
grande part de leur attention. La moindre de ces raisons
c'est que les langues que nous parlons appartiennent à cette
famille, quoique ce soit certainement là un motif légitime
d'intérêt ; la principale, c'est qu'elle appartient à une race
qui domine l'histoire du monde, et qui aujourd'hui, comme
autrefois, n'a pas de rivale. Les institutions civilisées des
155grandes nations sont celles qui demandent le plus d'étude
et qui en sont le plus digne objet. Les langues et l'histoire
des Grecs et des Romains seront toujours, comme elles sont
aujourd'hui, le fond d'une éducation libérale ; et l'histoire
toute entière de la langue indo-européenne aura sa part
aussi dans l'étude, parce qu'elle éclaire l'étude du grec et
du latin, ainsi que celle des langues latines, germaniques
et slaves, sur tous les points qui nous touchent de plus près
et qui intéressent le plus les nations studieuses.

Mais il y a encore une raison plus impérieuse qui a fait
de l'étude de la langue indo-européenne l'école de la science
linguistique, à tel point que pour beaucoup de gens, l'étude
de cette langue et la philologie sont une seule et même
chose. C'est qu'en général les monuments de l'histoire linguistique
sont incomplets et rares. Si l'histoire toute entière
du langage était représentée sur une grande feuille de papier,
les parties qu'on pourrait dire connues seraient marquées
par des points dans l'espace. Pour ce qui concerne la plupart
des races, les langues vivantes seules peuvent être connues.
Puis, quelques rayons de lumière se projettent dans le passé
du côté de l'ère chrétienne ; quelques-uns seulement s'étendent
un peu plus loin : quatre ou cinq probablement éclairent
d'une faible lueur la période qui s'est écoulée entre
l'an 1,000 et 2,000 avant J.-C., et il n'est qu'un de ces
rayons, la langue égyptienne, qui aille plus avant dans les
ténèbres du passé. Nous ne faisons que commencer à soupçonner
qu'il y a eu avant cela une longue histoire du langage
et une longue histoire de l'humanité. Telle étant la topographie
du terrain, comment le linguiste eût-il pu procéder
autrement qu'il n'a fait, c'est-à-dire en prenant pour point
de départ ce corps de faits historiques liés les uns aux autres
qui embrassait le plus grand nombre de rapports connus
dans le passé, et qui avait eu le plus grand développement
dans le présent ? En mettant ces faits en ordre, en découvrant
le général sous le particulier, en indiquant les tendances
et les lois, le linguiste pouvait espérer d'acquérir
un fil conducteur pour se guider dans ses études quand il
viendrait à aborder des faits moins généraux et plus obscurs.
La prééminence, à cet égard, appartient aux langues
156indo-européennes, sans conteste et sans comparaison. Les
autres qui nous font remonter plus haut dans le passé
comme l'égyptien, le chinois, et les langues sémitiques ont,
les deux premiers, une stérilité de développement, la dernière
une pauvreté et une uniformité, qui les rendent très-inférieures.
Blâmer les philologues de s'être particulièrement
adonnés jusqu'ici à l'étude des langues indo-européennes, est
tout à fait déraisonnable. C'est comme si on reprochait aux
historiens de s'être particulièrement occupés de la civilisation
européenne et de ses sources. On n'a pas moins grand
tort d'accuser les linguistes quand ils donnent leur attention
aux derniers débris des langues éteintes et presque oubliées
et de prétendre que les langues vivantes, les dialectes parlés
aujourd'hui sont le vrai et fertile champ des études linguistiques.
C'est méconnaître le caractère de ces études au point
de vue de la science de l'histoire ; c'est oublier que les faits
présents ne peuvent s'expliquer que par les faits passés et
que le souvenir de l'ancien état de choses éclaire seul l'état
de choses nouveau. C'est donner trop d'importance à ce principe,
également vrai, que le présent explique le passé. Il
serait regrettable d'arrêter le zèle de ceux qui soumettent
les langues vivantes à des investigations rigoureuses, surtout
sous le rapport phonétique, et de méconnaître la valeur
de leurs travaux. Il n'y en pas de plus utiles en linguistique ;
seulement, ils ne doivent pas non plus dédaigner ceux de leurs
prédécesseurs, mais se souvenir que ce sont eux qui leur
ont préparé les voies. L'étude minutieuse des coutumes, des
institutions, des croyances et des mythes des peuples grossiers
qui existent encore, était, il n'y a pas longtemps, pure
affaire de curiosité ; ce qui lui a donné une sérieuse importance,
c'est l'analyse du développement historique de la civilisation.
Il était inutile d'observer les nébuleuses, tant
que l'astronomie et la géologie n'étaient point venues nous
apprendre, par la constitution et l'histoire de notre système
solaire, comment il faut interpréter les faits observés.

En établissant la priorité et la prééminence, dans l'étude
des langues, de la famille indo-européenne, nous n'entendons
point déprécier l'importance des autres familles et
nous admettons même qu'elles sont nécessaires à l'intelligence
157les unes des autres. La science du langage est, comme
son nom l'indique, la science de toutes les langues humaines
et elle n'en rejette aucune, sous prétexte quelle est obscure,
inférieure en développement, ou qu'elle appartient à
des peuplades lointaines. Le temps est venu où des questions
s'élèvent en grand nombre dans l'histoire des langues
indo-européennes qui ne peuvent être résolues que par
l'étude plus approfondire des langues inférieures ; et l'on
doit établir, comme étant un principe fondamental en linguistique,
qu'aucun fait de langage ne peut être apprécié à
sa véritable valeur s'il n'a été comparé avec les faits analogues
dans toutes les langues humaines. Seulement, on ne
saurait empêcher, en philologie pas plus que dans les autres
branches de la science, que les faits ne s'arrangent d'eux-mêmes
en lignes principales et ne convergent, comme des
rayons de lumière, vers certains foyers quand on désire plus
particulièrement regarder ceux-ci.

Nous sommes arrivés, comme nous l'avons vu plus haut,
à cette conclusion certaine que toutes les langues indo-européennes
connues descendent d'un dialecte unique qui doit
avoir appartenu, à une époque quelconque, à une société
restreinte, dont l'extension et l'émigration, jointes à l'absorption
probable d'autres sociétés sorties d'autres races,
ont fait que ce dialecte s'est répandu et a couvert tous les
territoires où nous le voyons aujourd'hui régner. C'est ainsi
qu'à une autre époque de l'histoire, deux branches de ce
dialecte en sont venues à couvrir à leur tour le nouveau monde
et à occuper plus d'espace que n'en occupe le tronc principal.
Sans doute, il serait d'un haut intérêt de pouvoir
déterminer le temps et le lieu où cette société primitive si
importante a vécu, s'il existait quelque moyen de le faire ;
mais il n'en existe pas, du moins quant à présent. Pour ce
qui est du temps, mieux vaut se taire sur ce sujet à une
époque de transition comme la nôtre où l'on dispute encore,
sans pouvoir s'entendre, sur l'antiquité de l'homme sur la
terre. La question de savoir si le premier homme est né il y
a six mille ans, douze mille ans, cent mille ans, ou un million
d'années, comme le veulent les nouvelles écoles d'anthropologie,
est une de celles dont la solution exercera son
158influence sur la question qui nous occupe ; quant aux témoignages
que la langue peut rendre d'elle-même, il n'y en a
aucun de concluant. Les philologues diront certainement
qu'ils ne voient point que le développement de la langue
indo-européenne ait pu se faire en six mille ans ; mais ils
n'ont pas trouvé encore une règle pour mesurer le temps
qu'il a, selon eux, fallu à ce développement. Il serait donc
insensé de hasarder là-dessus, même une conjecture.

La question du lieu où la langue indo-européenne a vécu
d'abord, n'est pas plus facile à résoudre. L'homme a toujours
été un animal migrateur, et pour peu qu'il ait eu un
million d'années ou seulement la dixième partie de ce temps
pour errer sur la terre, il est à peu près impossible de dire
où s'est faite la séparation d'une race. Qu'est-ce que les positions
aujourd'hui occupées par les Celtes pourraient nous
apprendre sur l'histoire de leur migration ! Si quelque race
barbare avait conquis, exterminé ou absorbé les Germains
du continent, quelle conclusion erronée ne tirerait-on pas
de la présence de ceux-ci en Scandinavie et en Islande seulement !
Or, il est probable que l'histoire des Indo-Européens
contient des accidents non moins propres à nous égarer
dans nos jugements. Il y a si longtemps qu'on est accoutumé
à considérer le sud de l'Asie comme le berceau de la
race humaine, et cette opinion a pris tant d'empire sur les
esprits, même chez les personnes qui rejettent les témoignages
sur lesquels elle est fondée, que bien des gens assurent
que la région montagneuse de l'Indou-Koh ou que
la Bactriane est le berceau des Indo-Européens. La seule
preuve qu'ils en apportent, c'est que c'est là que les Iraniens
et les Indiens se sont séparés et que les dialectes de
ces deux peuples sont les plus primitifs de la famille. Mais
autant voudrait dire que la rapidité ou la lenteur des changements
dans une langue dépend de l'immobilité de ceux qui
la parlent ou de leurs migrations ; ce qui n'a pas besoin
d'être réfuté. La vérité est que la condition de ces langues
peut s'accommoder de toutes les théories, sur le lieu primitivement
occupé par la famille. Quant aux rapports des différentes
branches entre elles, les meilleurs linguistes sont
depuis assez longtemps d'accord que la séparation des cinq
159branches européennes l'une de l'autre, doit avoir eu lieu
plus tard que leur séparation commune des deux branches
d'Asie, lesquelles continuèrent d'exister réunies jusqu'à la
période historique. Sur ce dernier point il y a unanimité d'opinions.
Les plus vieilles formes du persan et de l'indien se
rapprochent autant l'une de l'autre que se rapprochent, par
exemple, deux dialectes germaniques un peu dissemblables :
les deux branches sont classées ensemble sous le nom
d'aryen et l'on suppose que la branche indienne s'est séparée
du tronc, au nord-est de l'Iran, peu avant l'an 2000 avant
J.-C. Dans la grande division européenne, le germain et le
slave sont regardés par tout le monde comme particulièrement
rapprochés. On est plus divisé sur la question de savoir
si le celtique est une branche complètement indépendante
ou si elle est proche voisine de la branche italique. Dans
tous ces faits, il n'y a rien qui nous éclaire, quant à la question
du pays d'origine. La séparation de la division aryenne
et de la division européenne peut aussi bien avoir été le
résultat de la migration des Européens en Asie, que de la
migration des Asiatiques en Europe ; et en effet, des linguistes
distingués ont déjà choisi leurs localités dans l'une ou dans
l'autre de ces parties du monde. Mais il serait oiseux de
prétendre à des conclusions définies quand les données le
sont si peu. On peut trouver un jour des preuves d'une valeur
réelle ; mais jusqu'ici on n'en a pas fourni encore.

Il y a tant de matériaux pour l'histoire de la langue indo-européenne
et elle a été l'objet de tant d'études, que cette
grande division du langage humain est beaucoup mieux
connue que les autres. Ainsi donc, tant à cause du haut
intérêt qu'offre cette histoire en elle-même, qu'à cause de
son utilité comme exemple de la méthode à suivre dans
l'étude des autres divisions, nous allons examiner un peu
plus en détail, quoique avec toute la brièveté possible, la
partie de l'histoire primitive des langues indo-européennes
qui n'est plus en doute.

Mais nous devons d'abord examiner la question de savoir
(si l'on peut appeler cela une question) comment on doit
procéder pour connaître les périodes historiques du langage.
La famille indo-européenne elle-même ne possède
160que peu de documents appartenant à ces différentes périodes.
Comment pouvons-nous savoir ce que les monuments écrits
ne nous apprennent pas ? La réponse est simple à ce qu'on
croit et assurée : il faut étudier les forces que nous voyons en
œuvre devant nous et observer comment elles agissent ;
puis, les transporter dans le passé, à l'aide d'un raisonnement
par analogie, en concluant des causes semblables aux
effets semblables, aussi loin qu'on peut aller raisonnablement,
sans faire jamais intervenir des forces nouvelles,
excepté là où les anciennes ne peuvent absolument suffire
à donner l'explication demandée, et encore avec la plus
grande réserve. C'est là la méthode inductive, familière à la
science moderne. Le parallèle entre la linguistique et la
géologie est, à cet égard, très-étroit et très-instructif, et on y
a eu souvent recours. Le géologue infère du mode de formation
des bancs de sable, le mode de formation des bancs
de granit ; il se rend compte, en enterrant ou en surbmergeant
des espèces vivantes, de l'existence des fossiles. La
géologie est si fidèle à cette méthode que le savant qui l'abandonne
et qui se sert de l'hypothèse, même quand les
moyens ordinaires de l'expérimentation ne peuvent lui venir
en aide, est traité de fantaisiste, et sommé de rester sur la
réserve, jusqu'à ce qu'il puisse résoudre par des moyens
vraiment scientifiques le problème qui l'occupe.

Sans doute, les circonstances et les conditions d'action
des mêmes forces peuvent varier, et, en admettant l'unité
de l'histoire géologique, on ne prétend pas que la terre ait
été toujours ce qu'elle est aujourd'hui. L'opinion qui prévaut
parmi les géologues est même que la terre a commencé
par être une masse nébuleuse de vapeur en rotation ; mais
cette opinion est née de la méthode inductive. L'unité essentielle
de l'histoire du langage dans toutes ses phases et toutes
ses périodes, doit être le principe fondamental des études
linguistiques si l'on veut que la linguistique soit une science.
Déclarer de prime abord, comme le font quelques-uns implicitement
ou explicitement, que les modes de formation
des langues ont été autres dans les temps anciens que dans
les temps modernes et qu'on ne peut inférer du présent au
passé, devrait suffire à faire exclure des rangs des linguistes
161l'auteur de la proposition, si la science linguistique était
aussi solidement constituée que l'est la science géologique.
Ici encore, il faut admettre la différence des conditions et
des circonstances, et l'on doit reconnaître que le langage
primitif devait être aussi éloigné du langage moderne qu'un
pays brillant des œuvres de la civilisation est éloigné d'un
désert peuplé de bêtes féroces, ou même que le cosmos existant
est éloigné de l'état d'une nébuleuse. Cependant, ce qui
est, doit être regardé comme le résultat d'une action prolongée,
s'exerçant dans le même sens. Nous devons nous
souvenir, aussi, que nous ne connaissons point assez complètement
la nature et le mode d'action des forces qui agissent
sous nos yeux, pour avoir la prétention de les connaître
dans le passé et que ce qui nous frappe comme anormal
peut nous sembler, plus tard, régulier. Mais nous devons
rejeter les hypothèses et ne pas les admettre, même à ce titre.

Nous avons vu plus haut, dans les chapitres consacrés
aux changements du langage, que la tendance générale des
hommes est vers la création de signes pour servir d'instruments
à la pensée intime et de moyens de communication
à cette même pensée ; qu'ils se servent pour cela des matériaux
qui sont le plus à leur portée ; que la direction du
mouvement est la réduction des désignations grossières, physiques,
matérielles, sensibles, à des mots formels ou abstraits ;
d'abord, par le changement constant de significations, ensuite,
par l'agrégation des mots simples en composés, les uns servant
de préfixes ou de suffixes aux autres et venant en modifier
la valeur. Aussi loin qu'on peut suivre l'histoire du langage,
on voit l'annexion des éléments formatifs employée
comme moyen d'indiquer les relations, à tel point que c'est là
le trait caractéristique de la langue indo-européenne et qu'expliquer
ce fait, c'est expliquer le développement de cette langue.

C'est dans l'habitude fort simple de composer les mots de
deux ou plusieurs syllabes, dont chacune était d'abord un
mot séparé, que nous avons trouvé (pages 120 seq.) le germe
de la composition synthétique des formes ; et nous avons
remarqué un certain nombre de véritables formes faites ainsi
par le seul secours des tendances qui prévalent universellement
dans le langage humain. Les terminaisons adverbiales,
162ly, en anglais, ment, en français ; le signe des temps passés
des verbes, d en anglais, ai en français ; les suffixes des
dérivés anglais, less et dom, etc., sont des éléments formatifs
aussi bien que tout autre élément de ce genre dans la langue
indo-européenne ; ce n'est que par l'étude et non par l'usage
qu'on s'aperçoit qu'ils diffèrent de l's de loves, du th de
truth, lesquels ont été affixés aux mots à une époque beaucoup
plus reculée. Et toute création de forme dont nous
pouvons connaître l'histoire a eu lieu de cette manière par
accrétion, les cas qui diffèrent en apparence étant, comme
nous l'avons montré par man et men (homme et hommes),
rēad et rĕad (lire et lu), sing et sang (chanter et chanta),
inorganiques, accidentels et résultant de l'altération phonétique
de mots, auparavant formés par agrégation.

Les choses étant ainsi, les principes de la méthode inductive
nous commandent d'attribuer au seul procédé que nous
voyions à l'œuvre dans les temps historiques pour la formation
des mots, le développement de la langue indo-européenne
dans les temps préhistoriques. Si l'action de ce procédé
est trouvée suffisante, non-seulement nous n'avons pas
à recourir à d'autres explications, mais il nous est interdit
de le faire, à moins d'une indication absolue. Et ce n'est
point parce que nous ne pouvons pas tout expliquer, que
nous devons faire intervenir d'autres forces. Les monuments
des langues sont trop incomplets, trop fragmentaires, pour
que l'histoire linguistique soit sans lacunes et que nous puissions
suivre l'évolution des mots à travers la série toute
entière de leurs changements de sens et de forme. De même
qu'à chaque période de la vie changeante de la terre, la série
des souvenirs géologiques est disloquée, de même, il y a
des événements dans l'histoire qui dérangent la continuité
régulière du développement linguistique dans toutes les parties
de ce développement, transfert de significations, formation
de mots, modes de dérivation. Quand nous voyons qu'il
y a dans les langues germaniques et romanes qui sont
d'origine récente, tant de choses et tant de mots, dont le
linguiste ne peut expliquer la raison, comment espérer de
pouvoir soumettre à une complète analyse les mots et les
formes qui composent des langues d'une immense antiquité ?
163Si les premières formes synthétiques que nous connaissons
nous découvrent ce même principe de la combinaison que nous
voyons agir plus tard dans la formation des langues, nous en
devrons conclure jusqu'à preuve du contraire que puisqu'il est
le seul qui agisse aujourd'hui, il a été le seul qui a agi autrefois.

Les maîtres de la philologie comparée veulent, en effet,
que l'agrégation rende compte, à elle seule, de la formation
toute entière de la langue indo-européenne, et qu'il n'y
ait pas un mot qui n'y soit le résultat de l'addition successive
d'élément à élément ; ils disent que partout où nous séparons
ces éléments nous trouvons d'un côté un signe qui
représente l'idée radicale, de l'autre, un signe qui représente
l'idée modificatrice, et voyons que ces deux signes
étaient primitivement aussi indépendants l'un de l'autre
dans les mots où on ne s'en aperçoit plus qu'ils le sont
dans ceux où l'on s'en aperçoit aisément : comme dans
love-did, qui a fait loved (aimé), dans true-like, qui a fait
truly (vraiment), dans habere habeo, qui a fait aurai, dans
verâ mente, qui a fait vraiment, et ainsi de suite.

Mais cette doctrine en contient une autre très-importante :
celle de l'existence d'un premier corps de racines
monosyllabiques servant de matière première aux développements
de la langue indo-européenne. C'est là un corollaire
nécessaire : si tous les mots sont formés par accrétion
et intégration il n'y a d'original que les éléments qui les
composent, les racines. Or, dans notre famille de langues
les racines sont monosyllabiques. C'est là l'opinion de presque
tous les linguistes ; les dissidents sont en petit nombre
et leurs négations sont aisément réfutées comme des malentendus
ou des égarements de logique. Cette opinion n'a rien
qui puisse troubler le savant, pas plus que l'admission d'un
état social primitif barbare ne peut troubler l'historien ; et
de même qu'il y a encore des races sur la terre qui n'ont
jusqu'ici appris à manier que les plus simples instruments,
à s'abriter que sous des huttes en feuillage et à ne se vêtir
que de peaux de bêtes, de même (comme nous le verrons dans
le chapitre XII) il y en a dont la langue n'est jamais sortie de
la période radicale. Si nous voyons des inflexions de déclinaisons
et de conjugaisons se produire à une époque récente,
164nous pouvons supposer un temps où rien de semblable
n'existait. Si nous voyons naître dans l'histoire du langage les
prépositions, les conjonctions, les articles, nous devons regarder
comme possible l'existence d'un temps où les parties
du discours n'étaient point distinctes les unes des autres. C'est
l'affaire de la démonstration scientifique de convertir ces
possibilités en réalités évidentes.

Il faut remarquer que cette doctrine ne nous oblige pas à reconnaître
et accepter une liste toute faite de racines, comme
étant les premiers éléments des langues de notre famille. Nous
montrerons plus tard, comme nous l'avons déjà montré dans
quelques cas, que ce qu'on s'accorde généralement à regarder
comme des racines sont déjà des agrégations, comme count
(compter), cost (coûter), preach (prêcher), etc., que nous
avons remarqués plus haut. Ceci ne fait que restreindre un
peu les applications du mot racine. Le fondement de la doctrine
des racines c'est sa nécessité logique, laquelle résulte du
développement historique de l'appareil grammatical. Il faut
remarquer aussi que la question de l'existence des racines,
comme points de départ des langues, est tout à fait distincte
de la question de l'origine du langage, dont nous ne parlerons
que plus tard (chapitre XIV) : l'une est exclusivement linguistique ;
l'autre appartient en partie à l'anthropologie.

Donc, les racines existaient dans la langue indo-européenne
avant qu'on n'eût trouvé le moyen d'établir les distinctions
grammaticales, avant le développement des inflexions,
avant la séparation des parties du discours. Chacune
était le signe d'une conception simple dont les rapports
étaient indéterminés et qui n'indiquait pas qu'on l'envisageât
ou comme nom d'un objet concret, ou comme attribut, ou
comme prédicat ;le même signe servait indifféremment dans
les trois cas. C'est là un état de choses que nos habitudes de
langage et d'esprit rendent fort difficile à comprendre, mais
dont nous sommes encore témoins, à un moindre degré,
chez les peuples dont les langues sont au plus bas point de
développement. Les racines, cependant, ne sont pas toutes
d'une seule classe ; il y a un petit corps de ce qu'on appelle
les racines pronominales ou démonstratives, qui se distinguent
des autres en ce qu'elles indiquent plutôt la position
165relative de celui qui parle qu'une qualité concrète. Elles
sont peu nombreuses, et très-simples sous le rapport phonétique
une voyelle isolée, ou une consonne suivie d'une
voyelle. Beaucoup de linguistes répugnent, non sans raison,
à admettre que ce soient là de véritables racines et pensent
qu'elles sont sorties, par atténuation de sens, de la classe
des autres racines ; mais on peut, ce nous semble, admettre
que cette distinction existait antérieurement à l'ensemble du
développement des formes indo-européennes. La question
ne pourra être éclaircie que lorsqu'on connaîtra mieux les
langues d'ordre inférieur ; peut-être le développement précoce
de cette classe de mots formels a-t-il été le signe distinctif
de cette haute aptitude linguistique qui a toujours distingué
cette famille et qui a préparé son évolution. L'autre
classe, appelée racines verbales ou prédicatives, était en
général composée des signes qui indiquaient les actes ou les
qualités qui pouvaient être perçus par les sens. Ils étaient
beaucoup plus nombreux et se comptent par centaines ;
exemples : stâ (en grec, ἵστημι, en latin, stare, en anglais,
stand, en français, rester, dans le sens d'être debout) ; (en
grec, δίδωμι, en latin, dare, en français, donner) ; par (en
grec, περάω, en latin, experior, en allemand, fahren, fare ;
wid (en grec, οἶδα, en latin, video, en allemand weiss, etc.),
et ainsi de suite.

Un des premiers pas, peut-être même le premier, et un
des plus importants dans l'histoire du développement du
langage, a été la séparation des verbes d'avec les noms substantifs
ou adjectifs. L'essence d'un verbe c'est d'être un prédicat
ou signe d'affirmation, et toutes les langues ne sont
point arrivées à posséder une forme distincte pour indiquer
la prédication. Il y a plusieurs langues qui ne distinguent
pas d'une façon formelle : giving (donnant), pris comme
substantif de giving, pris comme adjectif ; gift (don), de
gives (il donne) : elles mettent tout simplement le sujet et
le prédicat côte à côte et disent : lui donneur, lui bon, laissant
à l'esprit le soin de suppléer au copule qui manque. La
formation d'un verbe n'est pas autre chose que la création
de certaines combinaisons d'éléments pour un usage exclusivement
prédicatif, que l'invention d'un lien spécial qui
166établit le rapport du prédicat au sujet. Ceci a eu lieu par
l'adjonction de certains éléments pronominaux aux éléments
verbaux : dâ-mi, dâ-si, dâ-ti ; le premier ayant déjà acquis
une signification quasi-personnelle comme indiquant ce qui
est plus rapproché par rapport à ce qui est plus éloigné. La
question de savoir comment il faut traduire dâ-mi, par
exemple, si c'est par donne moi, ou donnant (adjectif) moi,
ou donnant (substantif) mien, ou donnant ici, ne mérite
pas d'être débattue, puisque dans la période dont nous parlons
le premier élément contenait le nom, l'adjectif, et le
verbe, et le second, le pronom et l'adverbe, et qu'on ne distinguait
pas encore d'une façon formelle je et mien. Les
combinaisons présentées ci-dessus donnaient trois personnes
du verbe. Elles exprimaient le singulier en elles-mêmes
et étaient rendues plurielles par la juxtaposition d'éléments
pronominaux à la fin ; exemple : masi qui est ma-si, moi
(et) toi, et qui signifie nous. Les formes ainsi créées n'étaient
point des formes de temps ; mais on fit ensuite un prétérit
en faisant précéder le mot d'un élément adverbial, le préfixe
du grec qui indiquait l'action comme s'étant passée
alors : a-dâ-mi, alors donner moi, autrement, j'ai donné, et
la forme a été, à cause de l'addition accentuée du premier
membre, contractée en àdâm (sanscrit àdâm, grec, ἔδων)
d'où est venue la distinction entre terminaisons secondaires
et terminaisons premières, qui est un fait très-marqué dans
les langues de la famille. Un autre temps passé fut créé par
la réduplication ou répétition de la racine dâ-dâ-mi (donner,
donner, moi
), autrement, j'ai donné. La réduplication a été
abrégée de diverses manières ; en latin et en allemand, elle
est devenue le prétérit général, la syllabe augmentative du
temps ayant disparu. Les mots anglais sang (chanté), held
(tenu) en sont descendus. Cependant, peu des signes du
temps présent dans les verbes indo-européens sont d'une
formation aussi simple. Ordinairement, les racines paraissent
avoir été allongées, soit par une autre réduplication
(en sanscrit, dadâmi, en grec, δίδωμι) ou par l'addition de
plusieurs éléments formatifs (en latin, cer-no, cre-sco, en
grec δάμ-νη-μι, δείκ-vu-μι, etc., etc.) : tous moyens, suppose-t-on,
d'indiquer la continuité d'action, comme est le am-giving
167anglais (suis donnant), mais qui, plus tard, n'ont pas
été restreints à ce seul sens. Dans quelques verbes, en
même temps que le nouveau présent et son prétérit continu
ou imparfait, on conserva le prétérit et les modes des plus
simples racines, avec une signification passée moins définie,
ce qui fit le second aoriste grec et sanscrit (comme ἔδων,
ádâm, outre l'imparfait εδιδων, ádadâm). Dans d'autres verbes,
on fit un temps accordant en composant probablement
une seconde racine as (être) avec une autre, ce qui fit
ce que l'on appelle en grec le premier aoriste. Outre cela, un
futur, que l'on suppose avoir contenu le même élément
auxiliaire, fut créé, avant la séparation des branches indo-européennes,
dont la forme la mieux conservée se trouve
dans le grec et le sanscrit ; la forme complète de son suffixe
est syâmi ; en sanscrit dâ-syâmi, en grec, δώσω (plus anciennement,
δωσιω), je donnerai. Il y avait aussi quelques
personnes de l'impératif qui n'avaient pas des signes de
modes particuliers, mais des terminaisons particulières. Les
autres modes étaient le subjonctif et le conditionnel, marqués
par l'insertion entre la racine et la terminaison d'un signe
quelque peu douteux. Enfin, il y avait une voix réflective ou
moyenne dans toutes ces diverses formes qui était caractérisée
dans les terminaisons personnelles elles-mêmes :
extension de sens d'un même signe, généralement indiquée
par la répétition, qui tantôt avait une valeur subjective et
tantôt une valeur objective.

Tel semble avoir été l'entier édifice du verbe indo-européen,
avant la séparation des branches de la langue indo-européenne.
Cet édifice a été diversement agrandi, rapetissé,
modifié dans chacune de ses branches. Le sanscrit a conservé
le plus fidèlement les formes extérieures ; le grec a le
mieux retenu les anciennes, et en a ajouté un grand nombre,
de sorte que le verbe grec est le plus riche de la famille.
Le latin en a perdu beaucoup, mais y a introduit beaucoup de
variantes modernes. La branche germanique a tout perdu,
sauf le présent et le parfait, avec l'optatif que nous appelons
subjonctif, et l'impératif. A part le prétérit formé avec did,
dont nous avons déjà parlé souvent, les nouvelles additions
ont été faites sous forme de combinaisons analytiques. Suivre
168plus loin l'histoire des verbes serait pour nous une tâche
trop longue, si intéressante qu'elle pût être.

La genèse du nom, comme partie du discours, dans ses
deux formes, le substantif et l'adjectif, était impliquée dans
celle du verbe : quand on eut séparé les verbes de la masse
des signes articulés, le résidu était les noms. Tout, dans le
langage indo-européen, est dans l'origine verbe ou nom,
forme de conjugaison, ou forme de déclinaison. D'un autre
côté, plus nous remontons en arrière moins nous trouvons
nettement établie la distinction du substantif et de l'adjectif ;
ils prennent les mêmes suffixes, les mêmes inflexions ; on
désigne les objets par leurs qualités, et l'on ne distingue
guère si l'on emploie le mot qui dénote la qualité comme
signifiant une chose ou un attribut de cette chose. Le caractère
distinctif du nom est la terminaison relative au cas,
comme le caractère distinctif du verbe est la terminaison
relative à la personne ; les cas et les nombres font pour les
noms ce que les nombres et les personnes font pour les
verbes ; ils leur assignent leur place et leur utilité dans le
discours. Les cas dans l'indo-européen sont au nombre de
sept, outre le vocatif qui n'est pas un cas dans le même sens
que les autres puisqu'il n'a point de rapports de syntaxe
avec les autres mots. L'accusatif indique la direction immédiate
de l'action du verbe ; l'ablatif indique d'où l'action
procède ; le locatif marque où elle a lieu ; le causatif, par
quoi elle a lieu ; le datif, pourquoi elle a lieu ; le génitif indique
de quoi elle procède, et les liens ou rapports généraux
de l'action ; enfin, le nominatif semble le cas le plus formel,
le plus abstrait du sujet ; le vocatif lui ressemble presque
toujours et ne prend point d'inflexion particulière.

La genèse des déclinaisons est beaucoup plus obscure
que celle des conjugaisons. Les suffixes du génitif montrent
beaucoup d'air de famille avec les suffixes de dérivations.
Les éléments pronominaux sont très-visibles parmi les autres
éléments ; mais tous les cas sont trop douteux pour
qu'on puisse les présenter d'une façon sommaire, et l'espace
ne nous permet pas de faire autre chose ici que des résumés.
Comment les distinctions de nombres sont combinées
avec les distinctions de cas, n'est pas chose claire. Les terminaisons
169du nombre singulier, du nombre deux, du nombre
pluriel, ont l'air d'être indépendantes et l'on ne voit pas
que des signes indiquant le nombre soient, comme cela arrive
souvent dans les langues d'un type inférieur, insérés
entre la syllabe radicale et la syllabe finale ou initiale. Puis,
la langue, dans la période primitive, est complètement
exempte de ces modes de flexions qui, dans la période
moyenne, servent à former le système des cas. Il y avait
d'abord à peu près uniformité de déclinaison dans tous les
mots ; ensuite, uniformité de déclinaison dans les mots qui
avaient la même finale ; plus tard, la finale caractéristique
ayant disparu, il y a eu confusion de déclinaisons. Telle est
l'histoire générale du développement de ce côté de la langue.

Une autre matière à distinction, celle des genres, est si
mêlée à celle des cas et des nombres qu'on ne peut l'en
séparer. On est loin d'avoir résolu le problème de l'origine
de cette distinction dans la langue indo-européenne. Evidemment,
elle est née de la distinction des sexes dans les
créatures qui ont un sexe visible ; mais ces créatures ne
sont qu'une très-petite partie de la création, tandis que la
distinction s'applique à tout ce qui existe, et cela sans qu'elle
ait trait, la plupart du temps, à un rapport avec le sexe naturel.
Le monde des objets qui n'ont point de sexe visible,
n'est pas dans toutes les langues, comme dans la langue anglaise,
relégué dans le genre neutre. De grandes classes de
mots sont rangés en masculins et en féminins, tantôt en
vertu d'une analogie poétique et par une estimation imaginaire
de leurs qualités distinctives comparées à celles de
l'homme ou de la femme, tantôt en vertu d'analogies grammaticales,
parce qu'ils ressemblent à des mots dont le genre
est déjà déterminé. Dans tous les cas, dans la période indo-européenne
commune, c'est-à-dire avant la séparation des
branches, tous ou presque tous les mots indiquant des attributs
étaient infléchis de trois manières, un peu variables,
pour marquer la distinction des genres ; les noms substantifs
suivaient un de ces trois modes, et étaient masculins,
féminins ou neutres. La distinction avait lieu, tantôt dans la
syllabe finale, tantôt dans la syllabe initiale servant de base,
quoiqu'il n'y eût guère de suffixe de dérivés ou de flexions
170qui, à la rigueur, ne pût être des deux genres. La distinction du
féminin était la plus marquée ; celle du masculin et du neutre
se confondait presque, excepté au nominatif et à l'accusatif.

Les pronoms avaient part aussi à la flexion des noms
dans les trois variétés, cas, nombre et genre. Cependant,
le genre n'était pas distingué dans ces mots démonstratifs
qui acquièrent un caractère spécifique selon qu'il se rapportent
à la personne qui parle ou à la personne à qui l'on
parle. Et les mots qui sont originairement des pronoms avaient
des irrégularités de flexions, par rapport aux autres mots.

Quoique une racine avec sa déclinaison suffise à faire un
nom, la grande masse des noms indo-européens ont d'autres
éléments interposés entre la racine et la syllabe finale, que
nous appelons suffixes de dérivation ; et ceux-ci en viennent
avec le temps à être divisés en deux classes bien distinctes :
suffixes primaires, c'est-à-dire qui sont annexés immédiatement
à la racine verbale ; suffixes secondaires, c'est-à-dire qui sont
ajoutés après d'autres annexes dérivées. Les cas de ce genre
sont trop rarement bien reconnaissables dans les langues
primitives et l'histoire des changements d'application de ces
suffixes est trop difficile à tracer pour que nous entreprenions
d'exposer leur développement. Mais, bien que le sujet soit
obscur il n'y a point de mystère dans le principe que leur existence
suppose : le procédé qui a servi à faire les suffixes modernes
a parfaitement pu suffire à faire les suffixes anciens.

Comme la signification et l'application des racines prédicatives
ou verbales font les verbes et les noms, les racines
démonstratives (qui ne font pas des verbes) donnent naissance
aux adverbes et aux pronoms. C'est de celles-ci que
viennent les mots qui marquent le lieu, la direction et qui
peuvent aisément servir à marquer le temps, lesquels sont
de la nature adverbiale. On veut aussi qu'ils soient des formes
particulières de pronoms, et l'on pose en principe que
tous les mots sont originairement des formes infléchies du
verbe ou du nom. Il est certain qu'une fois née, la classe
des adverbes est grossie par ce moyen depuis le commencement
de son histoire et nous en avons donné des exemples
(pages 34, 102). Les prépositions sont (dans le sens que nous
donnons à ce mot) d'origine plus récente encore, ayant été
171créées comme partie distincte du discours par l'élimination
de certains adverbes qui indiquaient la relation avec le verbe.
Nous les voyons paraître distinctement dans la plus vieille
langue de la famille, le sanscrit, et croître toujours depuis
en nombre et en importance. Les conjonctions, quoiqu'elles
ne fassent complètement défaut nulle part, sont d'origine
secondaire, car elles caractérisent le développement historique
du langage. Former des périodes en réunissant des
membres de phrases et en ayant présente à l'esprit leur relation
l'une avec l'autre, c'est quelque chose de plus, en
effet, que de réunir des mots en membres de phrases.

Ce sont là les parties du discours de la langue indo-européenne,
c'est-à-dire les classes principales de mots ayant des
applications restreintes et des rapports définis, entre lesquelles
se sont divisés les signes holophrastiques, ou signes équivalents
à une phrase entière, qui composaient, au commencement,
tout le langage. Mais il y a une autre classe de
mots, les interjections, qui ne sont pas à proprement parler
une partie du discours, mais qui sont, plutôt, analogues à
ces mêmes signes holophrastiques, dont tous les autres procèdent
par évolution. Une interjection typique est un son articulé
spontanément sous l'influence d'un sentiment et qui peut
se paraphraser par ses seules modulations. Ainsi Ah ! ou oh !
peuvent signifier selon le ton : je suis blessé, je suis surpris,
je suis charmé, etc. Seulement, ce mot est indivisible. Cependant,
nous sommes tellement dominés par les conventions
et par l'habitude, que même nos exclamations sont devenues
généralement conventionnelles et que les interjections font
partie du langage ordinaire. Il faut qu'un homme soit singulièrement
ému pour prononcer une exclamation naturelle,
une exclamation dans laquelle il n'entre rien des habitudes
acquises de la société. L'emploi des mots ordinaires en phrases
incomplètes dans le sens exclamatoire est devenu chose très-commune
dans le langage familier, l'émotion ou la précipitation
étant cause que l'on mutile l'édifice des phrases,
que l'on rejette la combinaison du sujet et du prédicat et
qu'on en présente seulement les éléments les plus frappants.
C'est là un véritable abandon de tout ce qui a fait, dans le
développement historique du langage, sortir la phrase du
172monosyllabe radical, au moyen de la domination croissante
de la réflexion sur l'instinct et de la raison sur la passion.

Dans cette esquisse trop rapide et trop imparfaite de l'histoire
de la langue indo-européenne, nous n'avons pas cherché
à déterminer l'ordre dans lequel se sont suivies les différentes
parties du développement inflexionel. Cette tâche
est impossible jusqu'à ce qu'on connaisse à fond l'histoire
des langues inférieures vivantes et encore non développées.
Pour plusieurs raisons, la connaissance des langues indo-européennes
n'y peut suffire : la période de ses premiers développements
est trop éloignée ; les monuments que nous
possédons sont trop incomplets et l'interprétation en est
trop difficile ; enfin, nous ne sommes point compétents pour
en juger. Nous avons assez insisté déjà sur l'impossibilité de
fixer les dates et la durée des premières périodes ; tout ce
qu'on peut préjuger, c'est qu'elles ont été très-longues. Il
s'agit d'une série d'actes successifs s'engendrant les uns les
autres ; d'un développement d'habitudes qui, après avoir été
effets, sont devenues causes à leur tour ; et chaque acte,
comme chaque habitude, a été alors, comme il le serait aujourd'hui,
l'œuvre de beaucoup de temps, sans toutefois que
nous puissions dire s'il y a fallu le même temps qu'il y faudrait
maintenant, puisque le degré de rapidité du mouvement
dépend en partie des conditions extérieures, conditions
que nous ne pouvons pas entièrement connaître.

Il y a eu aussi, en matière de syntaxe, une gradation évidente,
suivie d'une dégradation, qu'on aperçoit au fond de
cette histoire. Pendant l'immense période préhistorique et
avant la séparation des branches, le système de flexion du
nom et aussi, quoique moins distinctement, celui du verbe
avaient atteint à une perfection qui a subi depuis une diminution
progressive. Non qu'on ait perdu la faculté d'exprimer
les distinctions ; mais on a pris pour le faire d'autres moyens :
auxiliaires, mots formels au lieu de suffixes, éléments formatifs
adjoints aux mots ; nous appelons ces moyens analytiques
par opposition au nom de synthétiques que nous
donnons aux autres. He might have loved (il pourrait avoir
aimé
), he will be loved (il sera aimé), qui remplacent l'amavisset
et l'amabitur latins, sont des exemples typiques de cette
173manière de s'exprimer. Ce fait a été cité contre la théorie
qui réduit la langue à n'avoir été d'abord qu'un corps de
racines monosyllabiques, par ceux qui croient, au contraire, à
une période primitive de polysyllabisme exagéré. Mais c'est
là évidemment une erreur. L'argument serait bon si on ne
connaissait autre chose dans l'histoire du langage que la réduction
des mots et si on n'assistait pas à leur formation et
à leur croissance. Mais, si nous regardons tout ce travail
d'arrangement, de combinaison, d'intégration, de mutilation
et de corruption qui se fait au sein d'une langue, remuant
sans cesse les mêmes matériaux, produisant et détruisant
tour à tour des formes, nous trouverons naturel que les circonstances
et les habitudes changeantes d'un peuple donnent
à l'histoire des langues la forme d'une progression. Les procédés
de formation une fois inaugurés sont continués jusqu'à
ce qu'on ait trouvé un appareil suffisant pour l'expression
des rapports, et, quand on y est parvenu, la vertu de ces
procédés triomphe mieux que jamais pendant quelque temps
encore des forces destructives qui sont incessamment à l'œuvre.
Ensuite, le contraire arrive ; la vertu du procédé créateur
devient moindre que la force de destruction ; il y a plus d'usure
des formes que de renouvellement de ces mêmes formes
par des moyens synthétiques quoique ce renouvellement ne
soit jamais, pourtant, tout à fait suspendu. Il ne se fait plus
de combinaisons, d'intégration d'éléments, la langue change
toujours mais d'une autre manière. Ce sont les habitudes de
construction qui se modifient, et cela diversement, selon les
classes sociales ou les localités. S'il y a une loi qui préside à
cette phase graduelle de développement, elle n'a point encore
été découverte, et il est probable qu'elle ne le sera point,
quoique nous puissions indiquer quelques-unes des influences
principales qui contribuent à amener les effets en question.

Il est temps que nous quittions le sujet de la famille indo-européenne
qui nous a occupés si longtemps, et que nous
passions brièvement en revue les autres grandes divisions du
langage humain. Mais, prenant pour base l'exemple de développement
historique que nous avions étudié, nous allons
d'abord donner notre attention à quelques-uns des traits
généraux de la structure des langues.174

Chapitre onzième
Structure linguistique : matériaux et formes
du langage.

Distinction entre les matériaux et la forme ; exemples : nombre,
genre, cas, etc., dans les noms ; comparaison et accord des adjectifs ;
temps, modes, et autres distinctions dans les verbes. —
Formes résultant de la position des mots. — Inférences. — Préjugés
nationaux et individuels ; valeur comparée des différentes
langues. — Les langues sont faites à l'image des peuples. — Commencements
rudimentaires de toute langue.

Il ne nous est pas difficile de comprendre d'une manière
générale la structure de la langue indo-européenne, son caractère
et ses usages ; le sujet nous est déjà plus ou moins
familier. Quoique la langue maternelle de chacun de nous ne
soit qu'un fragment de l'édifice, elle a des rapports avec l'ensemble,
qui nous conduisent à la connaissance du tout. Ce
n'est qu'une affaire de plus ou de moins, et nous connaissons
d'autant mieux la langue indo-européenne que la branche
à laquelle nous appartenons a mieux conservé ou remplacé
ses formes. Nous ne pouvons cependant pas commencer
à examiner les autres langues, sans nous être
d'abord arrêtés à considérer un peu, par manière d'introduction,
les principes de la structure grammaticale. Nous
pouvons le faire suffisamment en prenant quelques exemples
très-familiers, tirés surtout de la langue anglaise.

Nous avons déjà fait plus d'une fois la distinction entre les
éléments matériels et les éléments formels du langage. L's
de brooks (ruisseaux), par exemple, est formel dans son
175rapport avec brook (ruisseau), qui est matériel ; la lettre
ajoutée indique quelque chose de subordonné, une modification
du concept de brook, l'existence de la même chose
dans plusieurs individus ; en un mot, il fait un pluriel d'un
singulier. Men (hommes) a la même valeur par rapport à
man (homme) ; le moyen de faire la même distinction diffère
seulement, le signe est intercalé au lieu d'être ajouté. Brooks
et men ne sont pas de purs matériaux ; ils sont des matériaux
façonnés, des signes de conceptions simples auxquels est
joint un caractère important, le nombre. Cependant, l'opposition
avec brooks et men, suffit à rendre brook et man des
mots formels aussi. Chacun contient, non par la présence
d'un signe mais par l'absence d'un signe, l'affirmation du
singulier. Telles sont nos habitudes de langage qu'aucun
mot, aucun nom ne peut être prononcé, sans que notre
esprit ne lui applique aussitôt la distinction du nombre.

Mais les ruisseaux et les hommes présentent l'idée d'autres
qualités et d'autres circonstances que le nombre. Ils
peuvent, par exemple, différer de grandeur et pour exprimer
cette différence l'anglais dit brooklet (ruisselet) et mannikin
(petit homme). On comprend parfaitement qu'une langue
tienne compte de l'idée de dimension, qu'elle distingue le
grand, le moyen, le petit, qu'elle ait des augmentatifs et des
diminutifs. L'italien le fait par un moyen particulier qui s'est
produit dans cette langue depuis qu'elle est devenue distincte
des autres langues de la même branche. Mais tandis
qu'en anglais on dit brooklet pour signifier un petit ruisseau,
on dit creek ou river pour signifier un ruisseau qui a pris de
certaines proportions ; ou bien on recourt aux adjectifs small
(petit), large (grand) avec leurs différents degrés ; il en est de
même pour giant (géant), dwarf (nain), qui servent à modifier
l'idée d'homme sous le rapport de la dimension.
Toute cette classification faite par le moyen de mots séparés
est tout aussi formelle que celle qui est faite par le moyen
des affixes. Une autre qualité qui se présente à l'esprit et qui
comporte des différences, est, dans beaucoup de cas et particulièrement
dans celui des animaux, l'âge ; on dit en anglais
man pour désigner un homme ; lad, pour désigner un grand
garçon ; boy, pour un jeune garçon ; child, pour un enfant,
176infant, pour un tout petit enfant, comme on dit horse et
colt (cheval et poulain), cow et calf (vache et veau), etc.
Le latin senex, l'allemand greis, concourent au même but
descriptif par un autre moyen, l'emploi de mots indépendants.

Ensuite, le mot man (homme) indique un animal mâle et
l'on a un mot différent, woman (femme), pour signifier la
femelle de l'espèce ; et ainsi de suite dans toute la série des
animaux, chez lesquels le sexe est une distinction importante :
brother et sister (frère et sœur), bull et cow (taureau
et vache), ram et ewe (bouc et brebis), et il n'y a pas une
langue dans le monde qui n'en use ainsi. Seulement, comme
nous l'avons déjà vu, notre famille de langues (ainsi que
deux ou trois autres) a érigé cette démarcation de sexes en
une distinction universelle, de même que le nombre, de
sorte qu'il faut en tenir compte dans l'emploi de tous les
mots : elles ont ainsi dépassé les limites véritables du sexe
et ont sexualisé tous les objets de la pensée, pour des raisons
qu'aucun mortel n'a pu encore découvrir. Et quoique
les Anglais aient abandonné la partie artificielle de ce système,
ils ont encore conservé la distinction fondamentale par
l'emploi des mots he (lui), she (elle) et it (cela, au neutre).
L'idée du sexe est aussi réelle et présente dans cette langue
que dans les autres. Toutefois, le Persan a banni toute distinction
de genre. Pour lui, comme pour le Turc et le Finnois,
dont les ancêtres n'ont jamais reconnu de genre grammatical,
il ne paraît pas moins étrange d'employer un pronom
pour un sexe et un autre pronom pour l'autre sexe,
qu'il ne le serait pour nous d'avoir une variété de pronoms
applicables aux objets selon qu'ils sont petits ou grands,
vieux ou jeunes, éloignés ou rapprochés, blancs ou noirs.
Et en réalité, c'est lui qui a raison ; c'est notre usage qui est
bizarre et qui a besoin d'être justifié. Il n'y avait point nécessité
de choisir entre les divers accidents d'un concept
un accident particulier, pour en faire, à l'exclusion de tous
les autres, le sujet d'une distinction grammaticale. La langue
anglaise fait encore une autre distinction, non identique à
celle-là, mais quelque peu analogue, dans la manière d'employer
les pronoms who (qui), which (lequel), what (lequel et
177qui), selon qu'ils se rapportent aux personnes ou aux choses.
et les Indiens d'Amérique font une distinction grammaticale
(semblable à notre distinction du genre) entre les choses
animées et les choses inanimées, avec force transferts par
figure. Cette distinction vaut bien la distinction du genre
qui appartient à la langue indo-européenne, et peut rendre
plus de services dans le discours.

Nous ne remarquerons plus qu'une particularité du nom,
le cas. La langue anglaise a conservé à la plupart des noms
le vieux cas génitif, tout en restreignant les limites de son
application. Dans les pronoms, on distingue l'objet du sujet
ou cas nominatif : he, him (il, lui), they, them (ils, eux), etc.
Par cette différence dans les pronoms, la distinction du
sujet et de l'objet est rendue si présente à l'esprit que
celui-ci continue à l'appliquer intérieurement à la classe
toute entière des noms et suppose chez eux le cas objectif
quoique la langue n'ait point de forme pour l'exprimer.
L'anglais ne reconnaît pas le datif, quoique quelques-unes de
ses constructions s'y rapportent, comme par exemple : I
give him the book
(littéralement je donne lui le livre), parce
qu'il n'existe pas pour le datif une autre forme que pour
l'accusatif. De même, le latin et le grec comptent des accusatifs
neutres qui diffèrent par des nominatifs, et cela parce
que les deux cas diffèrent ordinairement dans les autres
mots ; de même aussi, le latin compte un ablatif pluriel
différent du datif, parce qu'il y a dans une partie des mots
un ablatif singulier qui diffère du datif. Ce transfert des distinctions
formelles, faites seulement en réalité dans un certain
nombre de mots, à tous les mots en général, est un fait important
dans l'histoire du. langage. Les deux ou trois cas
que reconnaît la langue anglaise, semblent faire une pauvre
figure auprès des sept cas reconnus par le sanscrit ; mais
ceux-ci n'en font pas une meilleure auprès des quinze ou
vingt cas reconnus par le scythique, et nos langues modernes
possèdent d'autres moyens pour exprimer tout ce
que ces langues anciennes exprimaient par la diversité des
cas, et ces moyens sont encore plus féconds en distinctions.
S'il nous fallait avoir ces signes différents pour toutes les
nuances des cas telles que nous les reconnaissons par l'analyse
178dans nos langues, il faudrait multiplier plusieurs fois la
liste de nos prépositions.

Dans une partie des adjectifs de qualité, l'anglais a des
formes (plutôt dérivées qu'infléchies) qui dénotent deux
degrés d'augmentation high (haut), highier (plus haut),
highest (le plus haut) ; il semble qu'elles aient été toutes les
trois, au commencement, des augmentatifs plutôt que des
comparatifs. Mais comme moyen de comparaison elles ne
répondent que très-incomplètement aux besoins de l'esprit.
Les degrés possibles d'une qualité sont infiniment nombreux,
aussi bien en montant l'échelle qu'en la descendant, et, en
théorie, ils auraient tous le même droit d'être exprimés.
Nous en marquons plusieurs par les formes analytiques que
nous avons substituées aux vieux dérivés ; et nous faisons
des mots comme : anglais, reddish et bluish ; allemand,
rœthlich et blaülich ; français, rougeâtre et bleuâtre. La plupart
des langues de notre famille font accorder en genre, en
nombre et en cas l'adjectif avec le nom ; c'est un héritage
du temps où l'adjectif et le substantif n'étaient pas distincts
l'un de l'autre, ce qui était un trait caractéristique de la
langue des ancêtres. Les Anglais n'ont pas conservé cet
accord, et qu'un adjectif change de forme selon le caractère
du nom auquel il est joint, leur semble aussi bizarre,
qu'il l'est pour plusieurs nations que le verbe change de
forme selon le caractère du sujet dont il est le prédicat.

La langue anglaise a, en fait, presque détruit l'accord du
verbe avec le sujet. Nous avons vu dans le précédent chapitre
comment est venu cet accord : les terminaisons étaient
le sujet-pronom lui-même, et la distinction de personne et
de nombre dans le verbe a été le résultat et la suite nécessaire
de la distinction du nom et du pronom. Elle n'est pas
encore entièrement abolie et se retrouve dans thou lovest (tu
aimes
) mis en regard de I love (j'aime), dans he loves (il aime)
mis en regard de they love (ils aiment) ; on continue à sous-entendre
clairement ces distinctions et à compter trois personnes
et trois nombres dans les flexions verbales. Cependant,
cette triple distinction de personnes ne comprend pas
toutes les relations personnelles possibles ; il y a des langues
qui ont une première personne plurielle double, l'une inclusive
179et l'autre exclusive de la personne ou des personnes auxquelles
on s'adresse : un nous qui signifie moi et les miens, par
opposition à vous, et un autre nous qui signifie les miens et
les vôtres
, par opposition à une troisième personne ou à
une troisième société. Il y a des langues qui distinguent les
genres dans les flexions verbales : il aime prend une terminaison,
et elle aime en prend une autre. Nous avons vu
qu'il y a d'anciennes langues de notre famille qui ont le
duel, et il serait aussi juste en théorie d'avoir un système
décimal de nombres en grammaire qu'il l'est de l'avoir en
numération, si ce n'était trop incommode.

Les circonstances qui se présentent dans les verbes et qui
sont exprimées en partie, les unes dans une langue, les autres
dans une autre langue, sont à l'infini. Le plus riche système
de conjugaison ne peut les comprendre toutes, même avec
la ressource de la phraséologie analytique. Pour nous, la
circonstance du temps est celle qui s'impose le plus fortement
à l'esprit, et l'on ne peut exprimer une action sans
exprimer le temps où elle se passe. Cependant, il y a des
langues qui ne font pas plus attention à cette circonstance
qu'à d'autres, et elles laissent aux autres éléments de la
phrase le soin d'indiquer le temps de l'action, comme nous
le faisons de notre côté pour ce qui regarde d'autres circonstances
que ces langues indiquent par la forme du verbe.
Ainsi, par exemple, parler, ce n'est pas seulement parler
dans un temps ou dans un autre, c'est aussi parler de différentes
manières et pour différents objets ; parler bas, parler
haut, parler avec emportement, parler vite, parler pour
quelqu'un, déclarer qu'on parle, se parler à soi-même, etc.,
sont des circonstances qui modifient l'acte de parler ; or, il
y en a qui sont comprises dans les formes verbales par certaines
races, avec non moins de scrupule que nous n'y comprenons,
nous, la circonstance du temps, laquelle ces races
dédaignent davantage. Et encore, notre conjugaison verbale
ne tient-elle pas compte de toutes les distinctions qu'on
pourrait faire dans la circonstance du temps. Nous n'avons
pas même, comme l'ont quelques langues, un signe pour
distinguer le passé d'hier du passé d'autrefois, et le futur de
demain du futur d'un avenir éloigné. Qu'une action ait été
180faite il y a une heure ou il y a mille ans, cela constitue
cependant deux temps bien distincts ; mais nous n'avons
pour le dire qu'une seule flexion, plus des mots de relation ;
et ainsi, d'après nos habitudes, la langue qui n'a point de
flexion manque de quelque chose, et celle qui a des flexions
pour remplacer les mots de relation est encombrée. Dans la
langue anglaise, la triple forme du même temps : I love
(j'aime), I am loving (je suis aimant), I do love (je fais aimer),
par l'emploi continuel qui en est fait et la nécessité de choisir
entre eux, impose à l'esprit l'obligation de faire des distinctions
qui sont négligées en français et en allemand ; cependant,
ces distinctions subsistent dans l'esprit des Français
et des Allemands aussi bien que dans celui des Anglais, et,
s'ils veulent la faire, leur langue leur en fournit les moyens.
I love exprime l'action générale d'aimer ; I do love, l'action
d'aimer présentement, I am loving, l'action d'aimer d'une
façon plus immédiate encore (être aimant), et nous pouvons
faire comprendre cela comme nous le comprenons nous-mêmes.
C'est du bon allemand et du bon anglais qu'une
phrase ainsi faite : I picked up the book that lay there (j'ai
ramassé le livre qui est là
), mais en français ce serait une
faute d'employer le même temps pour l'action instantanée
de ramasser le livre et la continuité de position du livre. La
différence est dans l'esprit des Anglais comme dans celui
des Français ; seulement la langue n'en tient pas compte. Il
en est de même des modes, ces moyens de définir le rapport
entre le sujet et le prédicat, ces modifications du copule. Il y
a dans notre esprit des nuances à l'infini de doute et de contingence,
d'espérance et de crainte, de supplication et de
commandement, que toutes les ressources synthétiques des
modes grecs avec adjonctions de particules et d'adverbes,
que toute la phraséologie analytique de la langue anglaise
sont impuissantes à rendre, et un verbe appartenant à la
langue des Algonquins fait une foule de distinctions qui sont
si étranges pour nous qu'à peine pouvons-nous les comprendre
quand on nous les explique.

Il y a un autre mode de distinctions formelles qui réclame
notre attention : il consiste dans la position respective
des mots. Dans you love your enemies, but your enemies hate
181you
(vous aimez vos ennemis, mais vos ennemis vous haïssent),
la distinction du sujet et de l'objet est toute entière dans
la position des mots. Dans une langue où le système flexionnel
est aussi usé et amoindri qu'il l'est dans la langue anglaise,
cette méthode est très-importante et il y a des langues où
elle l'est encore davantage. Les langues qui ont, au contraire,
un système de flexions très-développé, disposent les mots
avec une liberté qui surprend et qui embarrasse les Anglais.

Nous croyons que ce court exposé fait suffisamment ressortir
les conclusions auxquelles nous voulons arriver et
dont nous voulons nous servir dans l'analyse comparée de
la structure grammaticale. D'abord, le royaume des rapports
est infini et il est loin d'être épuisé par les moyens formels
qui se trouvent dans les langues les plus riches : quoi qu'on
puisse faire, il y en a toujours beaucoup qui restent sous-entendus
ou que même l'esprit néglige complètement, ou
qui ne sont pas jugés nécessaires au langage, ce moyen si
imparfait de transmettre la pensée et le sentiment. Il n'existe
point de genre de rapports que les langues ne puissent se
dispenser d'exprimer ; il y en a seulement qu'il vient plus
naturellement à l'esprit d'exprimer ou dont l'expression est
plus utile dans la pratique, et ce n'est que l'étude générale
des langues qui nous les fait connaître. Nos préférences
nationales sont le fruit de l'éducation et ne peuvent servir à
nous guider dans cette appréciation. En second lieu, il n'y a
pas de ligne de démarcation absolue entre l'élément matériel
et l'élément formel d'une langue. Ces deux noms sont
relatifs, ce sont des noms de degrés, les pôles d'une série
continue dont les unités se fondent les unes dans les autres ;
et, ainsi que nous l'avons vu dans le chapitre V, le grand
mouvement interne de développement dans les langues,
c'est la conversion des mots qui indiquent des choses matérielles,
en mots qui indiquent des circonstances, conversion
par laquelle les mots concrets deviennent abstraits, et l'élément
matériel devient élément formatif. En troisième lieu,
les moyens formels d'expression sont extrêmement variés :
il ne faut pas les chercher seulement dans un des côtés
d'une langue, mais dans toutes ses parties ; ils sont dispersés
par tout le vocabulaire et n'appartiennent pas uniquement à
182l'appareil grammatical. Quand une langue est, à cet égard,
pauvre d'un côté, elle est riche de l'autre. Il n'y a point de
langue humaine qui soit dépourvue de moyens d'exprimer
les rapports, et appeler certaines langues langues-formelles
est un abus des mots qu'on ne peut expliquer qu'en ce
sens, c'est qu'elles possèdent à un degré supérieur ou exceptionnel,
une propriété qui est commune à toutes les
autres.

Donc, quand nous formons un jugement sur les autres
langues, nous devons nous garder des préjugés qui sont nés
en nous des habitudes acquises dans notre propre langue,
et nous attendre à voir les autres peuples faire des distinctions
de qualités et de rapports fort différentes de celles que
nous faisons nous-mêmes et distribuer autrement, pour se
créer des moyens formels, les éléments matériels qui sont
communs à toutes les langues. C'est une erreur dans laquelle
tombent également les peuples ignorants et ceux qui
sont instruits, mais jusqu'à un certain point seulement, de
croire qu'eux seuls parlent bien et que les autres sont des
barbares inintelligents, parce qu'ils ne les comprennent
point. Nous ne sommes plus, nous autres qui sommes plus ou
moins éclairés par la science du langage, en danger de tomber
dans cette erreur ; mais nous le sommes encore d'estimer
trop les particularités de notre propre langue et de déprécier
celles des autres. Il n'y a rien de plus difficile en cette
matière que l'impartialité : pour juger du mérite comparatif
de sa langue maternelle et d'une langue étrangère, il faut
une connaissance parfaite de l'une et de l'autre, une puissance
d'analyse et de comparaison, une absence de préjugés
nationaux et individuels dont ne sont capables que
les esprits hautement cultivés. Des hommes très-savants
même sont ici sujets à l'erreur. Il y a d'éminents philologues
anglais qui regardent l'analyse anglaise comme le seul
mode d'expression raisonnable et logique, et qui tiennent
que la synthèse grecque est le propre d'une culture intellectuelle
ébauchée. Il est probable qu'un beaucoup plus
grand nombre de linguistes ravalent les ressources de la
langue anglaise et sont peu disposés à assigner un rang supérieur
à une langue qui a perdu ou rejeté une si grande
183partie des formes et de la structure qu'elle avait reçues par
héritage.

En somme, la meilleure pierre de touche de la valeur
d'une langue, c'est le parti qu'en ont tiré ceux qui la parlent.
Le langage n'est qu'un instrument pour l'expression de la
pensée. Si un peuple a porté sur le monde des choses extérieures
et des choses intérieures un regard pénétrant, s'il a
reconnu partout les rapports et les dissemblances, s'il a
bien distingué, bien combiné, bien raisonné, sa langue, si
imparfaite qu'elle puisse être au point de vue technique,
contient tous les avantages qui résultent de ces faits, et elle
est un instrument bien adapté à un esprit éclairé. Il n'y a
rien dans la forme grammaticale du grec ou de l'anglais qui,
après avoir servi d'instrument à la pensée la plus haute, ne
puisse point être ravalé à de bas usages.

Dans un autre sens aussi, une langue est ce que ceux qui
la parlent l'ont faite ; elle représente, dans sa forme et sa
structure, les facultés, les tendances collectives d'une nation.
Elle est, au même titre que toutes les autres branches d'une
civilisation, l'œuvre de la race ; chaque génération, chaque
individu y a mis la main. Cependant, il est incertain que la
faculté linguistique soit parfaitement corrélative aux autres
facultés, et qu'on ne puisse trouver une langue savamment
organisée chez un peuple dont l'histoire trahit quelques
lacunes dans son organisation intellectuelle et morale. Le
chinois fournit, comme nous le verrons dans le prochain
chapitre, une preuve frappante qu'un peuple extrêmement
intelligent en toutes choses peut être très-inapte au développement
linguistique. C'est comme la différence et l'inégalité
des dispositions que montrent les diverses nations pour
les arts de la peinture, de la musique ou de la sculpture, etc.,
qui ne donnent nullement la mesure de leur capacité générale.
Il n'y a point de peuple non cultivé qui s'applique
sciemment à perfectionner sa langue ; cela vient incidemment
comme résultat de la pensée croissante, et de l'effort
pour exprimer et communiquer cette pensée. La race qui
possède le plus le génie propre des langues a une belle
langue, et voilà tout.

Seulement, la possibilité d'un changement radical de
184direction dans le développement des langues, varie avec les
différentes périodes de ce développement. Après qu'on a
atteint un certain point, les habitudes acquises ont pris trop
de force pour pouvoir être détruites, et la langue suit pour
toujours la voie que les ancêtres ont ouverte. C'est là un
aspect du sujet qui ne nous est pas encore très-connu et
que nous pouvons espérer de comprendre mieux plus tard ;
peut-être saurons-nous un jour d'une façon précise pourquoi
la langue chinoise est stationnaire. Il y a d'autres branches
de la civilisation dans lesquelles une race a quelquefois
besoin du secours d'une autre race pour le développement de
ses facultés naturelles. Les tribus celtiques et germaniques,
qui se sont montrées si capables de remplir un rôle prééminent
dans l'histoire du monde, auraient pu rester relativement
barbares, si la civilisation grecque et romaine ne leur
avait point tendu la main. Cependant, bien qu'une nation
emprunte sa culture à une autre nation, elle ne lui emprunte
pas au même degré son développement linguistique. Aucune
race n'a pris à une autre son mode de structure, quoiqu'elle
ait souvent, sous l'empire de diverses circonstances, échangé
ses mots contre les siens et que, ainsi que nous l'avons déjà
vu, les emprunts en matière de langage accompagnent essentiellement
les emprunts en matière de civilisation. Ils
enrichissent une langue, ils la rendent propres à des usages
plus élevés ; mais à moins qu'une langue ne soit substituée à
une autre, le génie de la langue nationale persiste toujours.

Mais, en même temps que les aptitudes et les développements
d'un peuple font sa langue, il faut remarquer que la langue
aide à déterminer la direction de son progrès. L'influence
réflexe si puissante du langage sur la pensée est un fait universellement
admis en linguistique ; en tomber d'accord, ce
n'est faire autre chose que reconnaître une vérité incontestable,
à savoir : que les habitudes transmises ont une influence
sur nos actions, ce qui est d'évidence axiomatique. Mais ce
sujet appartient à une étude du langage beaucoup plus profonde
que celle qui fait l'objet de ce livre ; et cette étude n'a
pas été encore abordée avec succès.

En procédant par voie d'analogie et en prenant pour point
de départ la langue indo-européenne, nous pouvons déclarer,
185par provision, que tout ce que les autres langues du
monde peuvent contenir en fait de flexions et d'appareils
formels ou formatifs, s'est élaboré, là comme ici, du sein d'un
vocabulaire grossier formé de mots purement matériels, qui
constitue la période primitive des langues. Si l'on peut démontrer
qu'il y a des langues qui sont nées flexionnelles
et formelles, cette opinion sera abandonnée ; mais il faudra
des preuves très-rigoureuses pour faire cette démonstration.
Le langage est un instrument et la loi de la simplicité des
commencements s'applique aux langues comme à autre
chose. On a l'air de dire que croire que les hommes ont
commencé par n'employer que les racines, lesquelles racines
ne sont que la substance des mots actuels séparés par
abstraction
de la masse vivante du langage, c'est penser
qu'ils ont employé d'abord les instruments qui sont les inventions
de la mécanique, comme la plane, la roue, la poulie,
lesquels instruments présupposent la connaissance
abstraite des forces motrices. Mais un semblable parallèle
est tout ce qu'il y a de plus erroné : l'analogue des forces
motrices, ce serait plutôt les rapports d'attribut et de prédicat,
les modes affirmatifs, interrogatifs, impératifs, etc. L'analogue
véritable de la racine, c'est la pierre ou le bâton qui
a été sans nul doute le premier instrument que l'homme ait
manié ; une arme ou un outil simple auquel nous adaptons
maintenant pour divers usages une variété d'annexes et de
combinaisons. Maintenir que des mots formels, divisibles en
éléments radicaux et en éléments formatifs, ont été employés
dès le principe, c'est prétendre que l'on a commencé par
l'usage du marteau, de la scie, de la plane, des clous, et que
les fers de lances, les arcs et les catapultes ont servi au
premier combat. Chaque racine a commencé par contenir,
comme elle peut encore contenir aujourd'hui, dans un monosyllabe
ayant le caractère d'une interjection, une assertion
toute entière, une question, un ordre ; et le ton, le geste ou
les circonstances en complétaient la signification : de même
que la pierre ou le bâton était la matière, mais que la manière
de s'en servir en variait les applications.

Maintenant, prétendre, pour expliquer la variété des langues,
que le pouvoir de s'exprimer a été virtuellement différent
186dans les différentes races, comme sont différents les
germes qui se développent en plantes et en animaux divers ;
qu'une langue a contenu dès l'origine et dans ses matériaux
primitifs un principe formatif qui ne se trouvait pas dans
une autre ; que les éléments employés pour un usage formel
étaient formels par nature, et ainsi de suite, c'est là de la pure
mythologie. Autant vaudrait dire qu'un instrument perfectionné,
qu'une machine toute entière était cachée dans la
pierre ou le bâton, et que de la nature de cette pierre et de
ce bâton dépendait le développement de la machine. Le langage
se façonne d'après le génie de ceux qui l'emploient. Ses
fonctions correspondent à leurs facultés. S'il y a des langues
plus formelles que les autres, cela tient aux qualités différentes
des races auxquelles ces langues appartiennent, à leur
degré d'éducation et de développement, et nullement à leur
point de départ ou à la nature des matériaux dans lesquels
toutes ont puisé.187

Chapitre douzième
Familles de langues autres que la famille indo-européenne :
leurs localités, leur âge et leur structure.

Classification par familles. — Famille scythique, ou oural-altaïque,
ou touranienne ; membres douteux de cette famille. — Famille
monosyllabique : le chinois, la langue de l'Inde Orientale, etc. —
Le japonais, le malayo-polynésien ; autres familles insulaires : le
papouan, l'australien ; le dravidien ; les langues du Caucase. —
Famille sémitique ; questions de parenté. — Le hamitique, l'égyptien,
etc., le sud africain ou bantou. — Langues du centre de
l'Afrique. — Le basque. — Langues de l'Inde Occidentale.

Nous avons donné à un certain corps de langues le nom
de famille indo-européenne, en employant une analogie
tirée de leur descendance d'un même ancêtre. Nous avons
avoué, toutefois, que les limites de cette famille, la plus
connue de toutes, ne sauraient être tracées avec une précision
absolue. Il peut arriver que quelque langue, exclue
jusqu'à présent de la famille, vienne un jour y réclamer sa
place. Nous avons vu aussi que, par l'opération d'une cause
cachée, aucune langue ne demeure complètement identique
avec elle-même dans une société, mais qu'elle forme un
groupe de dialectes voisins les uns des autres et plus ou moins
nombreux. Cela étant, la première chose à faire pour le linguiste,
c'est de diviser les langues en familles, reconnaissables
à des signes de parenté : ce n'est qu'ainsi qu'on peut
se rendre compte de leur caractère et de leur histoire,
étude par laquelle la science cherche à arriver à d'autres
résultats. Cette classification a été faite. Il va sans dire
188qu'elle n'est que provisoire et qu'elle attend toutes les rectifications
qui peuvent y être apportées. On ajoutera et l'on
retranchera, selon que les faits nouvellement reconnus le
rendront nécessaire ; car il arrive bien souvent que des lignes
qui semblent définies dans la demi-obscurité s'effacent au
grand jour, et le linguiste prudent ne conclut que d'après les
faits acquis, laissant à l'avenir le soin de décider du reste.

Jusqu'ici, les linguistes n'ont pu grouper par familles que
les langues qui ont une même structure, ce qui revient à
dire que ce n'est qu'entre langues ayant eu un point de
départ commun que l'on trouve une évidente parenté. Personne,
c'est évident, n'a le droit de déclarer à priori qu'il
ne peut rester dans des langues dont le développement
structural a été distinct, des traits suffisants de ressemblance
pour qu'il soit possible de leur assigner une origine
commune. Les linguistes, en effet, sondent et tâtonnent
pour trouver dans les racines de certaines familles l'indication
de cette communauté ; mais jusqu'ici aucun résultat
certain n'a été obtenu. Nous aurons l'occasion de montrer,
dans le chapitre suivant, les difficultés qui entourent cette
étude et les raisons pour lesquelles il est probable qu'elle
ne pourra point réussir sur une grande échelle.

La première famille dont nous allons nous occuper est
celle dont les branches principales couvrent la plus grande
partie de l'Europe, la famille indo-européenne mise à part.
Ces branches sont au nombre de trois. La première, la
finno-hongroise ou hongrienne, est surtout européenne ;
elle comprend : le finnois avec l'esthonien et le livonien, qui
s'en rapprochent, et le lapon, au nord de la péninsule
Scandinave ; le hongrois, dialecte isolé dans le sud et tout
entouré de langues indo-européennes, mais dont on comprend
l'existence dans le pays où il se trouve parce qu'elle
est due à une émigration venue du midi des Monts Ourals
pendant la période historique ; les dialectes dont le hongrois
s'est séparé, l'ostiaque et le wogoul, qui se parlent dans et
derrière les Monts Ourals, et les langues d'autres tribus
parentes dans la Russie d'Asie, telles que les Ziriniens, les
Wotiaks, les Mordwins, etc. Les Finnois et les Hongrois sont
les seuls peuples civilisés de la branche ; il y a des fragments
189en langue hongroise qui datent de la fin du douzième siècle,
mais l'ère littéraire ne commence que quatre siècles plus
tard, et est peu féconde, le latin ayant suppléé le plus souvent
à la langue nationale. Les plus anciens monuments
finnois sont du seizième siècle. Cette langue possède un
poëme allégorique, le Kalevala, qui a été recueilli à cette
époque de la bouche des chansonniers populaires et qui est
très-remarquable par son sujet et par son originalité.

La seconde branche, très-voisine de celle-ci, est la samoyède,
appartenant à la race hyperboréenne qui s'étend
de la mer du nord à l'Yenisei et le long de ce fleuve jusqu'à
la chaîne centrale du continent, l'Altaï, point de départ probable
de ses migrations. Elle est sans culture et sans importance
d'aucune sorte.

La troisième branche, turque ou tartare (plus proprement
dite tatare), touche et dépasse un peu la frontière
d'Europe du côté du sud. La race qui la parle, après avoir
été longtemps en état d'hostilités continuelles avec les Iraniens
sur leur frontière nord-est, finit, lorsque la Perse fut
mahométanisée, par s'ouvrir un chemin à l'ouest, prit Constantinople
au quinzième siècle et ne fut arrêtée dans son
progrès que par l'effort combiné et durable de toutes les
puissances de l'Europe centrale. Elle s'étend aujourd'hui de
la Turquie européenne (où elle ne forme nulle part le fond
de la population) sur une grande partie de l'Asie centrale et
même, dans la branche des Yakuts, jusqu'à l'embouchure
de la rivière lointaine de la Lena. Les Yakuts, les Baskirs,
les Kirghis, les Ouigurs, les Usbèques, les Turcomans et les
Osmanlis des deux Turquies forment quelques-unes des
principales divisions de la race. Les Ouigurs, qui ont reçu
leur alphabet et leur civilisation des missionnaires nestoriens,
furent les premiers à avoir une espèce de littérature dès le
huitième et neuvième siècle. Les tribus méridionales possèdent
des monuments (Djagataïque) du quatorzième au seizième
siècle. La littérature riche et variée, mais peu originale,
des Osmanlis, date du temps de leurs conquêtes en Europe ;
elle abonde en matériaux arabes et persans.

La parenté de ces trois branches n'est pas mise en doute.
Quant au nom commun qu'on doit leur donner, l'usage là-dessus
190varie. On se sert peut-être plus habituellement de
celui de touranien, mais il y a de graves objections à faire à
l'origine et à l'emploi de ce mot, et jusqu'à ce qu'il soit définitivement
adopté, il est peu propre à figurer dans un exposé
scientifique. Les noms de oural-altaïque, de scythique, de
tartare, sont préférés par certains auteurs. Le premier a ses
avantages mais il est peu commode, et il implique une connaissance
plus complète des migrations de la famille que
nous ne la possédons réellement. Nous pouvons nous servir
ici provisoirement de celui de scythique, sans nous en porter
toutefois les défenseurs.

La langue scythique est le type de ce qu'on appelle les langues
agglutinatives pour les distinguer des langues à flexions
indo-européennes. On veut signifier par ce mot que les éléments
d'origine diverse qui composent les mots et les formes
scythiques sont moins fondus, moins étroitement agrégés et
qu'ils sont plus mutuellement indépendants que dans les
langues indo-européennes ; les parties sont plus distinctes
et plus reconnaissables. Toutes nos formes, nous l'avons vu,
commencent par l'agglutination ; et des mots comme un-tru-th-ful-ly
en conservent encore le caractère. Si tous les
mots ressemblaient à celui-là, il n'y aurait aucune différence
marquée entre les deux familles, sur le point fondamental.
Car les éléments formatifs dans la langue scythique ne découvrent
pas tous aisément leur premier état de mots indépendants.
Ils sont, comme les affixes indo-européens, de purs
signes de relation et de modification de sens. Mais les formes
scythiennes ne vont pas jusqu'à la fusion de la racine avec la
terminaison, ni même jusqu'à la substitution de la flexion
interne à la flexion externe. En règle, la racine demeure
invariable dans tout le groupe des mots infléchis ou dérivés,
et chaque suffixe a sa forme et son application invariable
aussi. D'où il résulte, d'une part, une grande régularité de
formes, et d'autre part une grande complication. Ainsi, en
turc, par exemple, lar (ou ler) est partout la forme du pluriel ;
on y ajoute les mêmes terminaisons qui forment les cas
du singulier, et l'on peut même encore interposer entre les
deux des éléments pronominaux indiquant la possession ;
exemples : ev, maison ; ev-den, d'une maison ; ev-üm-den, de
191ma maison
 ; ev-ler-üm-den, de mes maisons. Les cas indiqués
par ces terminaisons ou particules-suffixes sont nombreux,
et dans certains dialectes on en compte jusqu'à
vingt. Le verbe fournit un exemple analogue et encore plus
frappant : il existe une demi-douzaine d'éléments modificateurs
qu'on a la facilité d'insérer, soit isolément, soit par
groupes diversement combinés, entre la racine et les terminaisons,
pour exprimer la passivité, la réflexion, la réciprocité,
la causation, la négation et l'impossibilité. De
façon que de la racine simple sev, par exemple, on peut
faire le mot dérivé si compliqué que voici : sev-ish-dir-il-e-memek
(littéralement, n'être pas capable être fait s'aimer l'un
l'autre
), lequel on conjugue ensuite comme les verbes ordinaires,
appliquant les inflexions verbales non-seulement aux
racines mais à un nombre de mots qui est immense comparé
à celui des verbes indo-européens.

Mais la distinction des verbes et des noms est beaucoup
moins originale, fondamentale et nette dans ces langues que
dans les nôtres. Les mots employés comme verbes diffèrent
à peine des noms employés comme prédicatifs avec des sujets
et des pronoms possessifs adjoints. Les types des formes
verbales sont, par exemple, en turc, dogur-um (frappant
moi
), c'est-à-dire je frappe, et dogd-um (acte de frappant
mien
), c'est-à-dire j'ai frappé. La troisième personne n'a
point de terminaison : dogdi, il a frappé, dogdi-ler, ils ont
frappé
, littéralement, frappant, frappants. Ce n'est pas à
dire que ces langues n'ont pas de véritables verbes, puisque
pour qu'un mot soit un verbe, il suffit qu'il soit mis à
part pour l'usage spécial de prédicat ; mais il y a infériorité
dans le degré de clarté qu'a, dans ces langues relativement
aux autres, cette distinction formelle qui est la plus
utile de toutes. Des temps et des modes faits, tant comme
nous l'avons montré plus haut que par le secours des auxiliaires,
ces langues en ont en abondance, et elles possèdent
aussi des moyens variés de faire des mots dérivés, de sorte
qu'elles ont tout ce qu'il faut pour pouvoir se façonner en
instrument de la pensée ; et, en effet, les plus cultivés de
ces dialectes approchent de si près de la flexion qu'ils ont
presque droit au nom de flexionnels.192

L'adjectif scythique est aussi dépourvu de flexion que
l'adjectif anglais, et il y a la même absence de genres dans
les noms et les pronoms que dans la langue persane. Les
mots de relation et de conjonction sont aussi presque inconnus,
la combinaison des membres de phrase se faisant,
comme il est naturel, là où les verbes ne sont pas très-distincts,
au moyen des déclinaisons et des noms verbaux.
Ces constructions nous semblent extrêmement compliquées
et renversent l'ordre dans lequel nous avons coutume de
disposer les mots dans les phrases.

Le trait le plus frappant de la structure phonétique dans
ces langues, c'est ce qu'on appelle l'harmonie des voyelles.
Il y a deux classes de voyelles, les voyelles légères et les
voyelles lourdes ou palatales, e, i, ü, ö, et a, o, u, et la
règle est que les voyelles des terminaisons soient de la
même classe que celles des racines ou de la dernière syllabe
de la racine. Cela sert à marquer la relation entre la terminaison
et la racine d'une manière qui, bien que probablement
toute euphonique d'abord (comme le umlaut allemand),
est devenue très-utile pour la distinction formelle.
En conséquence, tout suffixe a deux formes, l'une légère,
l'autre lourde, nous avons al-mak, mais sev-mek ; ev-ler,
mais agha-lar, et ainsi de suite. Dans certains dialectes, ce
procédé d'assimilation est prodigieusement compliqué.

Ces langues fournissent la matière d'une grammaire comparée
du plus haut intérêt et de la plus grande importance ;
mais personne n'a encore entrepris cet ouvrage d'une façon
sérieuse et profonde. La philologie a fait assez de progrès
pour que cette étude soit devenue très-utile et il faut espérer
que ce travail ne tardera pas à être fait. Un des obstacles
qui s'y opposaient, l'absence de monuments d'une antiquité
comparable à ceux de la langue indo-européenne, semble
être écarté, si les prétentions récemment émises à ce sujet
sont fondées. Il y a, en effet, dans les monuments persans
et mésopotamiens, une troisième langue qu'on appelle l'accadien,
dont le caractère et la parenté sont l'objet de beaucoup
de discussions et qui a été, il y a quelque temps, déclarée
ongrienne, par une partie des philologues. C'est, selon
eux, un ancien dialecte du finno-hongrois, et M. Lenormant
193a fait sur cette donnée une grammaire de cette langue C'est
là un point très-important ; mais nous ne sommes pas jusqu'à
présent autorisés à le regarder comme décidé ; on peut
douter qu'il ait été étudié par une méthode assez précise
pour que les résultats acquis le soient définitivement. Ce qui
ajoute beaucoup à l'intérêt du sujet, c'est qu'à cette langue
et au peuple qui la parlait appartenait primitivement l'écriture
cunéiforme qui leur a été empruntée par les Sémites
et par les Indo-Européens ; il s'en suivrait que le point de
départ de la civilisation dans cette partie si étendue de
l'Asie était scythique. Nous n'avons pas le droit de le nier.
D'un autre côté, cette donnée est si contraire à ce que nous
voyons ailleurs de l'activité de la race, qu'il nous est permis
d'accueillir le fait avec incrédulité jusqu'à ce qu'il soit plus
amplement démontré.

A côté des trois branches que nous venons de voir, on
range généralement, comme appartenant à la même famille,
deux autres branches, la branche mongole et la branche tongouse,
mais leur droit d'être comprises dans la famille scythique
n'est pas indiscutable et nous avons quelque raison de
rester sur la réserve. Ces langues sont très-inférieures en
développement et touchent à la pauvreté monosyllabique ;
elles n'ont pas de mots qu'on puisse appeler des verbes et
point de distinctions de nombres et de personnes, même
dans les mots prédicatifs. Ceci peut bien être le résultat d'une
croissance arrêtée ; mais c'est difficile à prouver et ce ne l'a
pas été encore. Une considération importante qui s'oppose à
cette conclusion, c'est la nature du type physique de cette
race (la race mongolique) qui la rapproche plus des races de
l'extrême Asie que des races d'Europe ; il y en a une autre,
c'est qu'elle possède un système classificatoire pour marquer
les relations (M. L. H. Morgan), par opposition au système
analytique ou descriptif des autres branches. Ce n'est
donc point scepticisme exagéré que de limiter jusqu'à présent
la famille scythique à ses trois branches bien connues.
On est tombé de ce côté dans un tel excès de classifications
ignorantes, de groupements fantaisistes, qu'un peu de conservatisme
scientifique ne saurait avoir qu'un salutaire effet.

Le territoire mongol occupe un vaste espace sur le plateau
194inhospitalier de l'Asie centrale ; et comme conséquence
du grand mouvement qui fit de la race mongolique, au douzième
et au treizième siècle, les conquérants et les dévastateurs
du monde presque tout entier, des fragments de sa
langue se sont dispersés à l'ouest et on en voit un qui occupe
un district important situé à cheval sur la Volga près de son
embouchure. Les Mongols s'étendent à l'est le long d'une
grande partie de la frontière chinoise et sont remplacés, plus
à l'est encore, par les tribus tongouses qui sont plus au
nord et vont presque jusqu'à la mer. De ces tribus, la seule
importante est la tribu des Mantchoux, dont le grand exploit
et le grand titre aux honneurs de l'histoire, est leur conquête
et leur domination de la Chine pendant ces deux derniers
siècles. Les Mongols et les Mantchoux ont des alphabets,
ceux dont ils se servent ordinairement, qui leur sont
venus, par l'intermédiaire des Turcs Ouigurs, de la langue
syriaque. Leurs littératures sont tout à fait modernes et reflètent
la littérature chinoise.

Si les langues mongoles et mantchoues ont peu de flexions,
la langue chinoise n'en a pas du tout. Le chinois est une
langue composée d'environ cinq cents mots distincts, comme
nous les appellerions, dont chacun se compose d'une seule
syllabe. Mais, dans cette langue, l'intonation sert à exprimer
la pensée, et ces cinq cents mots en deviennent quinze cents
par la variété des intonations. Ces mots ne sont pas, comme
dans la langue anglaise, des restes usés, contractés, de
formes autrefois infléchies ; il est, au contraire, à peu près
certain que ce sont des racines qui ne se sont pas développées,
des racines comme celles de la langue indo-européenne,
à la différence près du parti qu'en a tiré une société
éclairée, en les travaillant pendant des milliers d'années.
Elles ont reçu une foule de significations différentes et d'emplois
formels. Elles ont été combinées en phrases toutes faites
comme les phrases anglaises I shall have gone (je serai mort),
by the way (à-propos), et ainsi de suite. Il y en a qui sont
devenues auxiliaires ; d'autres, signes de relation ; d'autres,
qui servent dans des cas donnés, et sont analogues à nos
parties du discours. Cependant on ne les a jamais distinguées
en parties du discours véritables, ni réunies en un système
195de flexions. Si cela avait eu lieu, on s'en apercevrait clairement
aux résultats. Il y aurait dans la langue une beaucoup
plus grande variété de mots ; ils formeraient des groupes ;
ils auraient des significations plus distinctes et leur emploi
serait plus défini. Les Chinois emploient les mots indifféremment,
comme parties du discours non déterminées et, très-évidemment,
parce qu'ils ne distinguent point ces parties.

La langue chinoise est donc, sous un rapport important,
une des langues les plus pauvres et les plus inférieures qu'il
y ait dans le monde ; mais c'est aussi un exemple remarquable
de ce qu'on peut faire avec un mauvais instrument.
On voit, par là, combien est certaine cette vérité que le langage
n'est qu'un instrument au service de l'esprit ; et que
celui-ci, qui en toutes circonstances fait dire aux mots plus
qu'ils ne disent, peut, au moyen de signes très-peu nombreux
et très-imparfaits, accomplir de grandes choses en
combinant seulement ces signes d'une foule de manières.
Du chinois indigent aux langues agglutinatives des Indes
occidentales, lesquelles sont surchargées de distinctions, il
n'y a que des différences de degrés. Quelques traits de
charbon jetés sur une planche par une main habile peuvent
être plus remplis de signification qu'un tableau soigneusement
travaillé par un artiste médiocre.

La littérature riche et variée de la Chine remonte à
2,000 ans avant J.-C., ancienneté qui n'est dépassée que par
deux ou trois autres pays dans le monde. Quoique une langue
aussi simple dans ses premiers linéaments, semble ne point
comporter de changements qui puissent la rendre méconnaissable,
le chinois de ce temps diffère du chinois d'aujourd'hui
à un degré que les savants de nos jours s'efforcent de
déterminer d'une façon exacte. Ce qui peut servir à donner
la mesure du changement dont elle est susceptible c'est la
diversité des dialectes qui en sont issus, à tel point qu'à tous
les cent milles, le long de la côte sud, on trouve de nouvelles
manières de parler le chinois, qui sont presque inintelligibles
pour les habitants des districts voisins. La langue
littéraire écrite est une, mais la langue littéraire parlée est,
aussi, quelque peu divergente dans les différentes parties de
l'empire. On dit que quelques-uns des dialectes de la langue
196chinoise ont franchi la barrière qui sépare les langues légèrement
agglutinatives des langues absolument non infléchies.

Les différentes langues de l'extrême-Orient, tels que l'annamite
ou cochinchinois, le siamois, le birman, avec d'autres
langues appartenant à beaucoup d'autres tribus ou races
moins importantes, diffèrent assez du chinois, pour dire
qu'elles n'ont point de parenté avec lui. Mais elles lui ressemblent
toutes en ce qu'elles ne sont point infléchies, et
c'est une circonstance qui peut être regardée comme les
constituant, en définitive, en une même famille. Nous ne
voyons pas, en effet, pourquoi une race plutôt qu'une autre
serait par nature incapable de développement linguistique,
et si nous rencontrons des langues monosyllabiques sur
différents points du globe, nous n'aurons pas le droit de
conclure à leur parenté ; mais que les dialectes d'un coin de
l'Asie montrent tous cette particularité, cela ne peut être que
le résultat d'une fixation commune du type monosyllabique.
Ainsi donc et provisoirement, nous classons toutes ces langues
ensemble sous le nom de famille sud-est asiatique ou de
famille monosyllabique. Les langues de l'Indo-Chine sont
inférieures à la langue chinoise, de la même manière et au
même degré que l'on peut s'y attendre, dès qu'elles appartiennent
à des races moins bien douées et moins civilisées.
Elles abondent en moyens de définition tels que les auxiliaires
et les particules indicatives.

La question de savoir jusqu'où s'étend cette famille est
encore à décider. En suivant, du nord de l'Indo-Chine vers
l'ouest, la lisière du grand plateau d'Asie, on trouve une
masse de dialectes homogènes qu'on appelle généralement
himalayens, inférieurs en structure, et qu'on ne connaît pas
encore assez bien pour pouvoir les classer comme distincts
de la famille que nous venons de voir. Près d'eux, on trouve
et l'on range le thibétain, quoique celui-ci ait un alphabet
d'origine indienne et une littérature bouddhique qui date du
septième siècle.

Au milieu de tous ces peuples, le chinois occupe une position
exceptionnelle et remarquable, parce qu'il appartient à
une race hautement civilisée et qu'il possède une littérature.
Il est, dans cette famille, ce qu'a été l'accadien dans la famille
197scythique, si toutefois il en a fait partie. La Chine a été pour
tous ses voisins le centre des lumières, comme l'avait été pour
les siens la Mésopotamie ; mais avec cette différence marquée
que, par une constance qui est un des faits les plus extraordinaires
de l'histoire, elle a conservé, en substance et sans
altérations profondes, ses institutions politiques, religieuses
et linguistiques, depuis l'aurore des temps historiques.

La nation qui a le plus profité de renseignement chinois
et qui s'est montrée le plus capable de s'assimiler sa civilisation,
tout en conservant son caractère propre, est la nation
japonaise. Son type physique est celui que nous appelons
mongol et l'on a cherché à rattacher sa langue à la langue
mongole et à la langue mantchoue, mais on n'y a pas
réussi et le japonais demeure isolé. Il n'est point monosyllabique,
mais plutôt agglutinatif, avec peu de distinction
entre le verbe et le nom, une structure simple, et point
de flexions déterminées. La relation des cas, des nombres
et des personnes, est indiquée par des moyens analytiques,
par des particules séparées ou par des mots auxiliaires ; le
nombre s'exprime quelquefois par la réduplication. Des variantes
de l'idée radicale du verbe, semblables à celles dont
nous avons fourni des exemples dans la langue turque, sont
faites au moyen de groupements de mots. Les combinaisons
de racines mises ensemble et formant, par voie de contraction
et de mutilation, des mots composés, sont fréquentes en
japonais ; mais elles ne tendent point, comme chez nous, à la
distinction des mots originellement distincts, en éléments radicaux
et en éléments formels ou formatifs, si ce n'est d'une
façon très-vague. Les conjonctions indiquant la relation et
la subordination manquent. La langue est surchargée de
nuances indiquant les degrés de dignité de celui qui parle et
de celui à qui l'on parle, à tel point que les pronoms personnels
sont presque supprimés. Le vocabulaire chinois est entré
en masse dans la langue cultivée ou savante, surtout dans
la langue écrite. La structure phonétique du japonais est
très-simple et très-euphonique. Les plus vieux monuments
littéraires datent du septième et du huitième siècle.

Les rivages, les péninsules et les îles de l'extrémité nord-est
de l'Asie sont occupés par des races diverses trop peu
198connues pour que leurs langues, qu'on connaît moins encore,
méritent d'entrer dans cet exposé sommaire.

Cependant, en parcourant les îles qui se trouvent au delà
de la partie méridionale du continent et les îlots dont est
semé l'Océan Pacifique, au nord jusqu'à Formose, au sud
jusqu'à la Nouvelle-Zélande, à l'ouest jusqu'à Madagascar aux
confins mêmes de l'Afrique, on rencontre les membres dispersés
d'une immense famille très-développée, la famille malayo-polynésienne.
D'où sont parties les migrations de ces tribus
et de leurs dialectes, quel est le point central de cette agglomération
peu compacte, voilà ce qu'on ne saurait dire : la
famille est complètement insulaire, car la domination des
Malais dans la presqu'île de Malacca ne date que du douzième
siècle. Les Malais proprement dits ont embrassé le mahométisme
et adopté l'alphabet arabe. Ils possèdent une littérature
assez riche qui remonte au quatorzième siècle. Quelques-unes
des tribus malaises moins importantes, comme les Battas,
les Macassars, les Boughis et les Tagalas des îles Philippines,
ont des alphabets que l'on croit provenir originairement
de l'Inde, mais rien qui ressemble à des littératures.
Cependant, à Java et dans ses dépendances, surtout à Bali,
l'introduction de l'écriture et de la civilisation indiennes
date du premier siècle de notre ère et on trouve une littérature
importante qui est toute fondée sur le sanscrit. Dans
tout le reste de la famille, les souvenirs ne remontent pas
plus haut que le commencement des travaux des missionnaires
chrétiens, qui sont d'époque très-récente.

La famille malayo-polynésienne est divisée (Frédéric Müller)
en trois grandes branches : le malais, qui occupe
d'un côté les grandes îles voisines de l'Asie, et de l'autre, le
groupe des îles Philippines et des îles des Larrons ; le
polynésien, qui comprend avec la plupart des groupes secondaires,
la Nouvelle-Zélande et Madagascar ; le mélanésien
des îles Fidji et des archipels qui s'étendent au nord-est de
l'Australie. Les divers dialectes polynésiens sont étroitement
et clairement liés ; le mélanésien est le point extrême de la
division dialectique et a des particularités qui, jointes à la
couleur plus foncée des peuples qui le parlent et aux autres
différences qu'ils présentent avec les Polynésiens, ont fait
199penser qu'il avait été formé par le mélange de la langue
polynésienne avec la langue d'une population papoue. Les
dialectes malais sont plus développés et se rapprochent davantage
que les autres des langues à flexions. Car, en général,
les langues de la famille sont aussi dépourvues de combinaisons
dérivatives ou flexionnelles que le chinois lui-même. Les
relations grammaticales y sont indiquées par des pronoms et
des particules, qui, dans le groupe malais seulement et dans
les mots dérivés plutôt que dans les mots infléchis, prennent
l'aspect d'affixes : il n'y a ni genres, ni nombres, ni cas, ni
modes, ni temps, ni personnes ; il n'y a pas, non plus, de
distinction entre le nom et le verbe ; le verbe est un substantif
ou un adjectif qu'on emploie dans le sens prédicatif et
sans copule. Les racines, si nous pouvons les appeler ainsi,
du moins les derniers éléments que nous montre l'analyse,
sont le plus souvent dissyllabiques ; et leur réduplication, soit
complète soit abrégée, est un moyen très-employé d'en
varier l'usage et le sens. Les pronoms seuls ont le nombre
distinctement indiqué, et la première personne peut prendre
le double pluriel, inclusif et exclusif, par rapport aux personnes
qui parlent ou à qui l'on parle, particularité dont
nous avons fait mention ailleurs (p. 179, 180). Les particules
déterminantes sont plus souvent préfixes que suffixes.

Les langues malayo-polynésiennes sont plus simples dans
leur structure phonétique qu'aucune autre dans le monde.
Presque toutes n'ont pas plus de dix consonnes, beaucoup
n'en ont que sept, et une syllabe ne finit jamais par une
consonne, et ne commence jamais par plusieurs.

La population des îles du Pacifique n'appartient pas toute
entière à cette famille. La masse des grandes îles de Bornéo
et de la Nouvelle-Guinée, avec la partie la plus inaccessible
des Philippines et d'autres îles, sont habitées par une race à
cheveux noirs et crépus, les Papous ou Négritos, qui ressemblent
aux nègres d'Afrique, quoiqu'ils n'aient point de
parenté avec eux, et qui sont tout à fait distincts des Malayo-Polynésiens,
dont les incursions successives les ont exterminés
ou chassés dans une partie de leurs anciennes possessions.
Leurs langues sont presque entièrement inconnues.

L'Australie et la Tasmanie, qui en est voisine, étaient habitées,
200à l'époque de leur découverte, par une troisième
race insulaire à peau noire, mais à cheveux lisses, et aussi
inférieure que possible sous tous les rapports physiques et
moraux. Les dialectes très-variés de cette race sont polysyllabiques
et agglutinatifs ; leur caractère phonétique est très-simple
et ils diffèrent du polynésien, particulièrement en
ceci, que les particules y sont placées plutôt comme suffixes
que comme préfixes.

En passant en revue la branche indienne de la famille
indo-européenne, nous voyons que les tribus de notre race
s'étaient ouvert un chemin par les passes du nord-ouest,
chassant devant elles ou subjuguant des populations indigènes.
Cette race plus primitive occupe encore la majeure
partie de la grande péninsule méridionale de l'Asie,
outre la chaîne de montagnes et de plateaux déserts qui la
sépare des grandes vallées de l'Indostan proprement dit.
Les Dravidiens (c'est le nom de cette race) sont au nombre
de trente ou quarante millions. Leurs principales langues
sont le tamil, le télugu, le canarais, le malayâlan ou malabar,
outre plusieurs autres moins répandues ; on croit que
le brahuî du Béluchistan, sur la frontière de l'Inde, appartient
à ce groupe. Les langues dravidiennes ont quelques
éléments phonétiques particuliers ; elles sont très-polysyllabiques ;
elles sont agglutinatives dans les formes structurales,
n'ont que des préfixes et passent pour très-douces et
très-harmonieuses. Leur type, comme langues agglutinatives,
est un type très-élevé, comme l'est celui du finnois et du
hongrois, et l'auteur de ce livre a entendu dire à un Américain,
né dans l'Inde méridionale, qui avait appris cette langue
dès l'enfance comme il avait appris l'anglais, et qui la
parlait aussi bien que sa langue maternelle, que le tamil est
la plus belle langue dans laquelle on puisse penser et parler ;
et, cet Américain était bon juge, car c'était un homme extrêmement
distingué comme prédicateur et comme écrivain.

Si ce n'est qu'elles n'ont pas l'harmonie des voyelles, les
langues dravidiennes ne sont pas si différentes de structure
des langues scythiques qu'on ne pût en former une seule
famille, si l'on trouvait entre les deux groupes une suffisante
analogie de matériaux. Et il y a des linguistes qui
201les ont déclarées parentes, quoique les raisons n'en aient
pas encore été suffisamment établies. La grammaire comparée
des langues scythiques n'a pas encore été assez nettement
tracée pour qu'on puisse assigner des limites précises
à cette famille, ni à l'ouest ni au sud.

Parmi les langues peu connues de l'Asie, , nous remarquerons
le groupe problématique et compliqué qu'on nomme
le groupe caucasien. Comme son nom l'indique, le pays
qu'il occupe s'étend entre la mer Noire et la mer Caspienne
et comprend les montagnes du Caucase avec leurs contreforts.
Les principaux dialectes sur le versant du midi sont
le géorgien, le souanien, le mingrélien, le lase, tous voisins
les uns des autres, et dont le premier possède un alphabet
emprunté à l'Arménie, en même temps que sa religion,
ainsi qu'une littérature assez ancienne. Les groupes les plus
importants au nord sont le circassien, le mitjéghien, le lesghien,
le premier sur les bords de la mer Noire, le second,
sur les bords de la mer Caspienne. La variété des sous-dialectes,
particulièrement dans le dialecte lesghien, est très-grande.
Il n'existe point d'affinité démontrée entre la division
du nord et celle du sud, non plus qu'entre les membres
de la division du nord. On ne sait encore combien il existe
là de groupes indépendants, non plus que s'ils ont des liens
de structure qui puissent en faire une même famille, ou
s'ils sont des débris de familles différentes échouées, pour
ainsi dire, sur les hautes montagnes et défendues, tant par
elles que par les grandes mers qui les entourent, contre les
migrations des peuples qui ont ailleurs balayé les populations
et les langues indigènes.

Nous arrivons en finissant la revue des langues de l'Asie à
la famille sémitique, ainsi appelée parce que, selon la Genèse,
les peuples auxquels elle appartient sont les descendants de
Sem. Cette famille occupe la péninsule immense mais peu
populeuse de l'Arabie avec la Mésopotamie, la Syrie, la
Palestine au nord, et à l'ouest, une portion de l'Abyssinie.
Les divers dialectes arabes et ceux qui se parlent en Afrique
sur la frontière de l'Arabie, forment une branche de la famille ;
les dialectes chananéens, parmi lesquels figurent l'hébreu,
le phénicien, le syriaque et l'aramaïque, composent la
202seconde ; l'assyrien et le babylonien font la troisième. C'est
là leur ancien territoire : le phénicien a été porté dans les
colonies et fût peut-être devenu, comme langue carthaginoise,
la langue des peuples civilisés de la Méditerranée, si
la longue lutte entre Rome et Carthage ne se fût terminée par
la destruction de cette dernière. L'hébreu, remplacé comme
langue vulgaire, même en Palestine, par le syriaque (chaldéen,
aramaïque), quatre siècles avant J.-C., a eu, depuis, l'existence
artificielle d'une langue savante conservée chez les nations
cultivées. L'arabe, étant la langue sacrée d'un peuple et d'une
religion qui ont fait d'immenses conquêtes, a couvert, depuis
le septième jusqu'au onzième siècle, des pays aussi étendus
que ceux qu'a remplis depuis la langue latine. C'est la langue
de tout le nord de l'Afrique ; elle a chassé les autres branches
sémitiques et peuplé de mots tirés de son vocabulaire le
perse, le turc, l'indou, et, à un moindre degré, le malais et
l'espagnol. Toutefois, elle n'a donné naissance à aucun
groupe de langues indépendantes, comme l'a fait la langue
latine.

La littérature hébraïque, qui nous est plus familière que
toutes les autres puisqu'elle contient notre Bible, remonte à
environ deux mille ans avant J.-C. Le phénicien n'a point
laissé de littérature, son principal monument étant une inscription
tumulaire d'un roi de Sidon qui date probablement
de cinq cents ans avant J.-C. La découverte récente d'une
tablette moabite qui appartient au dixième siècle avant J.-C.,
nous présente un spécimen d'un autre dialecte cananéen
qui est presque identique à l'hébreu. L'aramaïque a une littérature
gréco-chrétienne, datant du deuxième siècle, outre
sa part dans les écrits talmudiques. L'assyrien en a une fragmentaire
dans les inscriptions et les tablettes trouvées à
Babylone et à Ninive, et qui est plus ancienne que les plus
anciens monuments hébreux. Les monuments de la langue
arabe commencent avec l'Islam, et depuis ce temps la littérature
arabe a été une des plus riches qu'il y ait au monde.
Dans le sud de l'Arabie, il y avait un corps de dialectes très-différents
de la langue arabique et qu'on appelle ordinairement
la langue himyaritique, laquelle n'est plus conservée
que dans les souvenirs, jalousement gardés, d'une civilisation
203primitive. Le groupe abyssinien est très-voisin du groupe
himyaritique, et, dans ses deux principaux dialectes littéraires,
l'ancien ghëz ou éthiopien et le nouvel amhara, il
possède une littérature importante commençant au quatrième
siècle.

La famille des langues et des races sémitiques est, après
la famille indo-européenne, la plus importante dans l'histoire
du monde. Personne, excepté les Sémites, n'a, depuis
le commencement des temps historiques, sérieusement disputé
aux Indo-Européens l'empire intellectuel et la direction
de l'humanité. Des trois grandes religions conquérantes,
deux, le christianisme et le mahométisme, sont nées chez
les Sémites, quoique la première soit sortie de son berceau
et n'ait atteint à ses développements qu'en passant aux
mains des Indo-Européens Grecs et Romains. Nous n'avons
donc différé, jusqu'ici, d'examiner les langues sémitiques que
parce qu'elles ont un caractère exceptionnel et anormal. La
famille sémitique est plus isolée dans le monde qu'aucune
autre, même que le chinois, si pauvre et si nu, même aussi
que l'américain, si indéfiniment synthétique. Car, quant à
ce qui regarde toutes les autres langues, la base des racines
et le principe des combinaisons étant donnés, il est assez
facile, en théorie, d'expliquer leurs différentes structures par
un même procédé de développement ; mais on n'en peut
faire autant, du moins jusqu'à présent, pour ce qui est des
langues sémitiques. Celles-ci contiennent deux caractères
particuliers : la trilittéralité des racines et leur flexion par
modification interne et changement de voyelle.

Ainsi, ce que nous appelons racine sémitique, est (excepté
dans les pronoms et un très-petit nombre d'autres cas) une
agglomération de trois consonnes, ni plus ni moins : par
exemple, q-t-l représentent l'idée de tuer, k-t-b, celle d'écrire.
Nous n'entendons point par là que ces agglomérations
sont, comme les racines indo-européennes, les germes historiques
d'un corps de mots dérivés. Mais, de même que
nous séparons dans la langue indo-européenne les éléments
formatifs des mots pour trouver l'élément radical, de même,
lorsqu'on sépare dans les mots sémitiques les éléments formatifs
agrégés, il reste ces agglomérations. Ainsi en arabe
204(le dialecte le mieux conservé et le plus transparent dans sa
structure), qatala est un verbe à la troisième personne du
singulier, il tua, et c'est comme la base d'un système de
formes personnelles, faites, comme les nôtres, par des terminaisons
pronominales : qataltu, je tuai ; qatalat, elle tua ;
qataltumâ, vous tuâtes à vous deux ; qatalnâ, nous tuâmes.
Un changement de voyelle, qutila, forme un passif, il fut tué,
et de là suit toute la série, qutiltu, qutilat, qutiltumâ,
qutilnâ, etc. Une autre variante du même mot, aqtala, signifie
il fit tuer, et quelque chose du même genre donne
lieu à des suites de personnes dans les autres temps, lesquelles
sont indiquées par des préfixes et des suffixes :
comme yaqtulu, il tue ;taqtulu, elle tue ; yaqtulûna ils tuent ;
naqtulu, nous tuons. Le participe présent fait qâtil, et l'infinitif
qatl ; iqtâl signifie qui fait tuer, employé comme nom,
et muqtil signifie la même chose employé comme adjectif.
Qitl, ennemi, et qutl, massacrant, sont des spécimens de
noms et d'adjectifs dérivés. Ces formes nous rappellent le
sing, le sang et le sung anglais (chanter, chanta, chanté ou
chant), que nous avons souvent cités comme exemple. Cependant
il y a d'immenses différences entre les deux cas. Les
phénomènes sémitiques sont infiniment plus compliqués et
plus variés, et surtout ces cas forment le fond et la vie de
cette langue, et ils ne sont pas, comme dans les autres, des
formes particulières sorties de la forme générale par un procédé
inorganique. Si nous pouvions supposer qu'à un moment
donné toute la langue germanique eût, par une extension
analogique de sing, sang, etc., été tournée, par la
direction plastique du goût populaire, à ces sortes de variations
de voyelles, nous la verrions aujourd'hui ressembler
beaucoup aux langues sémitiques.

Les autres particularités de ces langues sont légères,
comparées à celle-ci, et ne diffèrent pas beaucoup, en nature
et en degrés, de celles qu'on trouve dans plusieurs autres
langues. La structure du verbe ne ressemble pas à la structure
anglaise, et l'élément du temps n'y entre pas pour une
part très-distincte. Les deux seuls temps du verbe sémitique
indiquent l'action passée parfaitement et l'action passée
imparfaitement, et les nuances sont toutes fondues en une
205seule. Ces langues sont également très-pauvres en formes
analogues à nos modes. Mais, comme nous l'avons vu dans
d'autres langues, il y a tendance à tirer d'une seule racine
des conjugaisons nombreuses et présentant l'idée radicale
sous divers aspects : causatif, réfléchi, augmentatif, mémoratif,
et ainsi de suite. En arabe, où ces changements sont
plus complets, il y a jusqu'à quinze conjugaisons diverses
pour un même verbe, et une douzaine environ, accompagnées
chacune de leur passif, sont assez usitées. Le temps qui
indique l'action incomplète, l'imparfait (yaqtulu, etc.), paraît
être d'origine plus récente que l'autre, et se rapproche
du nom, puisque les terminaisons qui se rapportent au
nombre coïncident avec celles du nom infléchi ordinaire, et
il indique la personne par des préfixes, tandis que l'autre
(qatala, etc.) indique la personne et le nombre tout ensemble
par des terminaisons adjointes, qui sont évidemment d'origine
pronominale. Les deux temps distinguent le masculin
et le féminin dans le sujet, excepté à la première personne.
Nous voyons la distinction du genre (masculin et féminin
seulement) reparaître dans cette langue, pour la première
fois depuis que nous avons quitté la famille indo-européenne.
Les noms ont les trois nombres comme les verbes,
mais peu de distinctions de cas. Des noms dérivés sont formés
à l'aide de flexions internes et d'additions externes, de
préfixes et de suffixes, mais en procédant directement de la
racine. Les dérivés successifs qui se forment par l'adjonction
d'une terminaison à une autre terminaison, et qui abondent
dans la langue indo-européenne (comme true, vrai ; tru-th,
vérité ; truth-ful, véritable ; un-truthful-ly, invraisemblablement),
sont tout à fait inconnus. Il n'existe pas, non plus,
de mots composés que dans des cas très-exceptionnels. Enfin,
les particules connectives qui servent à lier les membres
de phrases, manquent presque entièrement : le style sémitique
est simple et nu, marchant d'assertion en assertion.
Une autre particularité est la persistance du sens de la
racine dans les mots dérivés ou employés au figuré : le sens
métaphorique ou autres acceptions par lesquelles on multiplie
les mots, n'efface point, comme dans les langues européennes,
leur sens étymologique, lequel continue à être
206parfaitement présent à l'esprit de celui qui parle. Il en
résulte que la langue sémitique est très-vive, très-pittoresque,
et que ce qui la caractérise surtout, c'est la couleur

L'échelle des différences dialectiques est beaucoup moins
étendue dans la famille sémitique que dans la famille indo-européenne ;
toutes les grandes branches sont très-voisines
les unes des autres. La raison n'en est pas nécessairement
dans l'époque plus récente de la séparation des branches ;
elle est aussi dans le caractère des peuples qui la parlent, et
aussi dans celui de la langue elle-même, avec son cadre raide
de racines à trois consonnes qui se retrouvent dans tous les
dérivés formés au moyen de la variation de la voyelle, arrangement
qui ne peut se prêter à de nouvelles combinaisons.
Son développement primitif, si développement il y a eu, a
donné naissance à un type si nettement défini qu'il a été,
depuis, comparativement, exempt de changements.

Il y a deux manières d'envisager les particularités de la
structure sémitique. L'une, de beaucoup la plus simple et
la plus commode, est de déclarer qu'elles sont originales,
inexplicables, et font indéfectiblement partie de l'esprit sémitique,
qu'il faut les prendre comme elles sont et n'en pas
demander davantage. C'est là exclure un sujet du domaine
de la science ; c'est renoncer au droit qu'a le linguiste de
demander le pourquoi de tous les faits de langage. L'autre
manière est de poser la question et d'en poursuivre la solution,
sans se laisser arrêter par les difficultés. Si toutes les
autres langues sont devenues ce qu'elles sont par voie de
développement, il a dû en être de même du parler sémitique ;
si toutes sont parties de racines articulables formées d'une
voyelle et d'une consonne, on ne doit point croire légèrement
que le système sémitique n'est pas dans le même cas ;
et sous les racines à triple consonne et la flexion interne des
mots en cette langue, doit se cacher quelque chose d'analogue
à ce qui a servi ailleurs de point de départ aux langues,
elle doit avoir son histoire, que nous puissions ou non en retrouver
les traces. La plupart des linguistes sont de cet avis et s'efforcent
de ramener les racines sémitiques à une forme plus
primitive, mais on n'a pas encore atteint à un résultat net et
solide. La conjecture la plus plausible, c'est que l'universalité
207des racines à trois consonnes est due (comme dans le
cas hypothétique que nous avons posé plus haut) à l'extension
inorganique d'une analogie qui, d'une manière ou d'une
autre, était devenue dominante ; et qu'il y a une période de
noms dérivés dissyllabiques ou trisyllabiques, entre la forme
primitive des racines et leur forme actuelle. Mais présenter
une conjecture plausible, ou bien en démontrer la valeur,
sont deux choses bien différentes, et jusqu'à ce qu'on ait
atteint à quelque chose comme une vraie démonstration (ce
qui peut-être n'arrivera jamais), il y aura des linguistes qui
persisteront à dire que la trilittéralité et la flexion interne qui
caractérisent les langues sémitiques sont des faits primitifs
non-seulement inexpliqués mais inexplicables.

Cependant, il faut reconnaître que nier qu'il y ait une histoire
des racines sémitiques, c'est retrancher tout lien pouvant
unir cette langue aux autres langues humaines. Tant que
la flexion et les racines sémitiques sont supposées avoir été
toujours ce qu'elles sont, on ne peut leur trouver d'analogues
nulle part. Les linguistes se sont efforcés depuis les commencements
de leur science de rapprocher les germes de la
langue sémitique primitive des germes indo-européens et de
prouver que les deux familles de langues appartenaient à
deux familles de peuples d'origine commune. Il y a bien des
choses qui induisent à chercher de ce côté : les deux peuples
sont au début de leur civilisation, voisins et coopérateurs ; ils
représentent les deux grandes races blanches, civilisatrices
et conquérantes, qui font échange d'influence et d'institutions
l'une avec l'autre pendant des siècles : combien n'est-il
pas naturel de leur supposer un lien particulier et plus
étroit que le lien général de l'humanité ! N'a-t-on pas représenté
Sem et Japhet comme les fils d'un même père ? Mais,
là encore, une théorie plausible est une chose, et une démonstration
scientifique en est une autre. Si les exemples de
mots analogues ou semblables que d'habiles philologues ont
su trouver dans les langues sémitiques et les langues indo-européennes,
eussent été découverts entre les langues indo-européennes,
et le zoulou ou le papou, on n'y eût point
pris garde, et, véritablement, ils sont sans valeur scientifique.
On ne peut trop le répéter, jusqu'à ce que les anomalies
208qui existent dans la famille sémitique aient été expliquées,
il est trop tôt pour rien préjuger de ses rapports avec
les autres familles

La même règle est applicable à l'opinion courante qui
veut que la famille sémitique soit parente du groupe qu'on
appelle la famille hamitique. Dans cette famille, l'égyptien
occupe la position prééminente qui appartient au chinois
dans les langues monosyllabiques de l'extrême Asie. L'Égypte
est le théâtre de la plus ancienne civilisation dont
nous ayons des souvenirs. La question de chronologie touchant
ses premiers monuments n'est certainement pas
réglée ; mais la critique scientifique moderne incline à placer
le règne du premier roi historique égyptien vers Tan
4,000 avant J.C. et même, à cette époque, la race devait être
puissante et hautement civilisée. La clef de la langue égyptienne
a été retrouvée de notre siècle après avoir été entièrement
perdue pendant près de deux mille ans et l'on continue
sans cesse à découvrir des monuments égyptiens et à
pénétrer davantage dans les secrets de la science égyptienne,
de façon que plusieurs des questions de chronologie
sur lesquelles on dispute seront décidées par la génération
qui nous suit.

La clef de l'égyptien a été retrouvée au moyen de la langue
copte qui descend de la vieille langue égyptienne. Les
monuments écrits des Coptes datent seulement de l'ère
chrétienne et l'alphabet en est emprunté au grec vers le
commencement de cette ère. Mais la langue copte a été
remplacée dans l'usage vulgaire par la langue arabe, il y a
trois ou quatre siècles. On trouve, dans les fragments littéraires
qui nous en restent, la trace de plusieurs dialectes
légèrement différents.

La langue égyptienne, ancienne et nouvelle, était de la
structure la plus simple. Elle ne connaissait presque pas la
distinction des mots et des racines. Les éléments fondamentaux
du langage (qui n'étaient pas toujours monosyllabiques)
étaient juxtaposés dans les phrases sans distinctions
formelles et sans séparation des mots, en parties définies du
discours. La flexion ne suppose pas non plus clairement
des distinctions. Les noms et les verbes sont séparés seulement
209par une liaison : ran-i, par exemple, signifie littéralement
nommant-mien et s'emploie indifféremment pour je
nomme
, j'appelle, mon nom. La flexion personnelle du verbe
se fait au moyen de pronoms affixés et légèrement agglutinés,
et on peut l'omettre à la troisième personne quand le
nom est exprimé. Les modes et les temps sont très-peu
nombreux et sont marqués par des préfixes auxiliaires. Le
nom ne se décline pas, les relations de cas sont indiquées
par des connectifs ; l'emploi d'un mot comme nom est généralement
marqué par un article préfixé ; et dans cet article,
comme en général dans les mots pronominaux, il existe au
singulier une distinction entre le genre féminin et le genre
masculin, particularité qui rapproche l'égyptien, sous ce
rapport, des langues sémitiques et indo-européennes ; cependant,
on a coutume d'en exagérer l'importance et la
portée. Le caractère général de cette langue diffère trop de
celui des autres, et elle n'est guère plus riche ni plus développée
que les langues les plus inférieures des races de
l'extrême Asie.

On voit par la description que nous venons de donner de
la langue égyptienne combien est hasardée l'opinion de sa
parenté avec la famille sémitique. Il existe certainement des
ressemblances remarquables entre les pronoms des deux
langues, mais cela ne peut être accepté pour une preuve de
communauté d'origine. Dans beaucoup de langues il y a des
mots qui se ressemblent, surtout les pronoms ; or, on ne prétend
jamais prouver la parenté de deux langues par des ressemblances
qui ne portent que sur les pronoms, ou principalement
sur les pronoms, et l'on ne peut admettre que ces
mots seuls soient restés identiques quand tout le reste de
la langue aurait subi une telle révolution que la pauvreté
serait devenue la richesse (et que l'absence de flexions, la
simple succession des racines, auraient été changées en un
système de flexions internes aussi luxueux et aussi défini
que le système sémitique. Provisoirement on doit s'y refuser.
Pas n'est besoin de nier la parenté de la famille sémitique
avec la famille hamitique plus qu'avec la famille indo-européenne ;
nous devons seulement nous rappeler qu'on
n'en a point donné de preuves et qu'on n'en donnera probablement
210point jusqu'à ce qu'on ait deviné l'énigme de sa
structure phonétique.

Les linguistes qui étudient les langues de l'Afrique en trouvent
beaucoup qui se rapportent à la langue égyptienne et
composent avec elle la famille hamitique. Il y a le libyen ou
berbère du nord africain, et un groupe considérable d'autres
langues au sud de l'Egypte, parmi lesquelles on distingue le
galla, et qu'on appelle éthiopiennes, qui sont dans ce cas.

La péninsule méridionale de l'Afrique est occupée par les
diverses branches d'une seule famille distincte qu'on appelle
la famille bantou, chuana, zingienne et à laquelle le nom de
sud-africain convient mieux. Elle n'a ni culture ni littérature,
excepté celle que lui ont donnée les missionnaires chrétiens
dans ces derniers temps. Elle est caractérisée par l'usage
très-étendu des préfixes, un mot sans préfixe formatif
y étant presque aussi inconnu que, dans la période synthétique
indo-européenne, un mot sans suffixe formatif. Divers
préfixes distinguent diverses classes de noms et le nombre
dans ces classes ; ainsi, par exemple en zoulou, um-fana signifie garçon ;
aba-fana, garçons au pluriel ; in-komo, vache ;
izin-komo, plusieurs vaches ; ili-zwe veut dire pays et amazwe,
plusieurs pays. Puis, dans les membres de phrases où
ces mots entrent comme élément principal et où les autres
mots ont la valeur d'adjectifs, de possessifs, de verbes, ils
prennent des parties de ces préfixes dans leur structure,
comme dans : aba-fana b-ami aba-kulu ba tanda, mes
grands garçons, ils aiment
, mais izin-komo z-ami izinkûlu,
zi tanda
, mes grandes vaches ils aiment. C'est l'inversion
grecque et latine ; c'est un rapport allitératif au lieu
d'un rapport concordant. Les modes et les temps des verbes
sont en partie indiqués par des suffixes, ainsi que des distinctions
de conjugaisons analogues à celles qui se trouvent
dans les langues scythiques et sémitiques. Ainsi, de bona,
voir, provient bonisa, montrer ; bonana, se voir l'un l'autre ;
bouisana, se montrer l'un à l'autre, et ainsi de suite. Les
relations de cas sont marquées par des prépositions préfixées.
La langue sud-africaine n'est donc point dépourvue
de moyens de faire des distinctions formelles suffisamment
variées. Les dialectes qui confinent aux dialectes hottentots
211ont dans leurs alphabets des sons particuliers appelés clicks,
formés par la brusque séparation de la langue et du palais
avec succion.

Les clicks sont un trait marqué des Hottentots et il semble
qu'ils aient été introduits par eux dans la langue sud-africaine
peut-être avec le mélange du sang. Il n'y a aucune
parenté entre les deux familles, pas plus probablement qu'entre
le Hottentot et le Boschiman. La langue de ce dernier est
l'objet d'une investigation scientifique qui est à son début
(Bleek) ; l'autre, celle des Hottentots, est supposée, particulièrement
à cause de la distinction qu'elle fait du genre, être
une branche de la famille hamitique qui s'est égarée au loin
vers le sud et qui s'y est beaucoup dégradée. Mais cette
parenté n'est pas généralement acceptée.

Entre le sud de l'Afrique et le territoire hamitique s'étend,
dans une vaste zone du continent africain, une masse de dialectes
hétérogènes, dont la classification est une affaire fort
difficile et sur laquelle les investigateurs ne sont pas d'accord.
Ils sont trop peu connus et trop peu importants pour
que nous nous y arrêtions. La région est celle du nègre typique ;
cependant, on y trouve des races de couleur moins
foncée. La variété de types physiques entre les races de
l'Afrique centrale, que nous confondons toutes en une seule,
est très-grande.

Avant de quitter le continent oriental, il faut revenir en
Europe pour dire un mot ou deux d'une langue que nous
n'avons pas encore trouvé l'occasion de mentionner, la langue
basque. Le basque est parlé en trois dialectes principaux
et en plusieurs autres moins importants dans un district montagneux
à l'angle de la baie de Biscaye, situé à cheval sur la
frontière de France et d'Espagne, mais surtout du côté de
cette dernière. On croit qu'il représente dans les temps
modernes l'ancien ibérien et qu'il a appartenu à la vieille
population de la péninsule, celle qui a précédé l'invasion
des Celtes Indo-Européens. Des indications tirées de la nomenclature
locale, montrent que cette population s'étendait
sur une partie du midi de la France. Le basque est donc
peut-être le dernier témoin d'une civilisation de l'Ouest de
l'Europe, détruite par les tribus envahissantes de la famille
212indo-européenne. Il est complètement isolé, aucun analogue
de cette langue n'ayant encore été trouvé dans aucune partie
du monde. Il est d'un type exagérément agglutinatif et les
verbes contiennent, dans des signes qui y sont incorporés,
beaucoup de rapports grammaticaux que les autres langues
expriment par des mots indépendants.

Le basque nous sert de point de départ convenable pour
entrer dans le domaine linguistique du Nouveau-Monde,
puisqu'il n'y a point de dialecte dans le vieux monde qui lui
ressemble autant sous le rapport de la structure que les
langues américaines. Non pas que ces dernières aient toutes
la même forme, quoique les philologues les tiennent pour
être une seule famille ; classification due à l'imperfection des
connaissances, et qu'on ne peut admettre que d'une façon
provisoire ; quant à ce qui regarde les matériaux du langage,
on reconnaît qu'ils diffèrent beaucoup dans les diverses contrées.
Il y a un nombre considérable de groupes où les mots
ne se ressemblent pas plus entre eux que ne se ressemblent
les mots anglais, hongrois ou malais ; c'est-à-dire que les
rares ressemblances qui s'y trouvent sont purement fortuites.
Ainsi, par exemple, les langues voisines des groupes
Algonquins, Iroquois et Dacotas, dont nous avons raison de
croire que les possesseurs sont de même sang, à cause de
leurs rapports physiques, intellectuels, et de la parité de leurs
institutions, n'ont rien de commun entre elles sous le rapport
des matériaux que ce que le hasard y a mis. Cela est presque
prouvé. Mais, tandis que les éléments matériels de ces langues
ont été changés jusqu'à ce qu'on ne puisse plus dire s'ils sont
originairement identiques (trait d'histoire linguistique que
nous pourrons mieux expliquer quand les lois spéciales du
développement de ces langues seront mieux connues), il
reste encore, dans la manière de combiner les mots et d'établir
les rapports grammaticaux, des traits de ressemblance
entre elles. C'est là un de ces cas où la partie structurale
d'une langue est plus permanente que sa partie élémentaire
et où cette permanence constitue à elle seule une preuve
suffisante de parenté.

Ce mode commun de structure, qui, avec ses variétés et
ses degrés, est caractéristique des langues américaines,
213constitue ce qu'on appelle la famille polysynthétique ou
incorporante. Sa tendance marquée est à l'absorption des
autres parties du discours dans le verbe. Ce n'est pas comme
dans l'indo-européen où le sujet seulement entre en combinaison
avec la racine, pour l'usage prédicatif ; mais on peut
y faire entrer toute espèce de rapports, les signes du temps,
du lieu, de la manière, du degré, et une foule de circonstances
modificatrices de l'action du verbe, d'une façon
inconnue à toutes les grammaires que nous connaissons. Un
savant très-versé dans l'étude des principaux dialectes algonquins
(le Rév. P. Hurlbut) a compté 17,000,000 de formes
verbales, provenant d'une seule racine algonquine ; et quand
même nous ne croirions qu'à la millième partie de ce fait,
c'en serait assez pour nous donner une idée de la structure
caractéristique de ces langues. Tout se ramène au verbe :
noms, adjectifs, adverbes, prépositions se conjuguent régulièrement.
Les noms sont en grande partie des verbes ; ainsi,
le mot qui est employé pour maison signifie littéralement :
ils vivent là, ou lieu où ils vivent. Or, ces langues sont pour
nous tout à fait impossibles à analyser ; notre terminologie
grammaticale ne s'y prête pas ; nous tombons dans les contradictions
et dans les absurdités. Il va sans dire que la tendance
de ces langues est de former des mots d'une longueur
interminable et d'une structure compliquée dans laquelle
trouvent place une foule de choses que les nôtres laissent
sous-entendues. Cependant le mot le plus long que l'on trouve
dans la Bible du Massachussets de Eliot n'est que de onze
syllabes : wutappesituqussun-nooweht-unk-quoh qui signifie :
s'agenouiller devant lui, mais qui traduit littéralement serait :
il vint à un état de repos sur ses genoux plies faisant révérence
envers lui
. (J. H. Trumbull). Chaque partie de cette
combinaison doit être, reconnaissable sous sa forme séparée.
Le mot doit être, dans chacun de ses éléments, significatif et
clair, et ces éléments ne sont pas, comme on le dit souvent,
des mots réduits et contractés pour la commodité de celui
qui parle. Ce sont plutôt des racines conglomérées. Sans
doute il y a des ressources infimes d'expression dans de
pareilles langues ; et si une nation comme la nation grecque
fût venue prendre la tête des races américaines, elle eût
214rempli ces langues de couleur et de pensée, et les eût condensées
en une noble littérature qu'on eût peut-être plus
admirée qu'aucune autre dans ce monde. Telles qu'elles
sont, elles nous semblent aussi surabondantes en moyens
formels que le chinois en est dépourvu ; elles sont encombrées
et font perdre le temps par leur immense polysyllabisme.
Nous les trouvons, et c'est en partie le résultat de la
multiplicité des détails accessoires, tout à fait pauvres en
termes abstraits simples. Ainsi, elles ont, par exemple, des
racines différentes pour exprimer l'action de laver tous les
objets différents, et toutes les manières possibles de laver,
mais elles n'en ont point pour exprimer purement et simplement
l'action de laver. Il y a pourtant là un peu de préjugé
de notre part. C'est ainsi qu'un Chinois ou un Anglais pourrait
critiquer la langue latine en disant : « le latin manque
de la puissance d'abstraction, parce que magnus, par exemple,
ne signifie pas simplement ta, grand, mais la qualité
de grandeur dans un objet donné (et un objet qui, pour une
raison souvent inexplicable, est regardé comme masculin
et ne peut être que le sujet d'un verbe) ; magnas indique la
même qualité dans un objet donné du genre féminin ; mais
l'idée simple de ta, grand, ne peut être rendue en latin. »

Il y a d'autres traits caractéristiques des langues américaines
qui sont universellement ou généralement répandus,
comme la distinction entre les deux genres formés par les
choses animées et les choses inanimées (laquelle semble
valoir bien, comme raison d'être et comme utilité, notre
distinction des genres sexuels) ; comme la possession des
deux premières personnes du pluriel, l'une inclusive, l'autre
exclusive ; comme le système classificatoire de la désignation
des degrés de parenté, et ainsi de suite ; mais ils ne sont
que d'une importance secondaire, comparés au style général
de la structure dans ces langues.

La structure polysynthétique n'appartient pas au même
degré à toutes les langues américaines. Il y en a, au contraire,
dans lesquelles ce mode de structure est détruit ou
a manqué originairement. Ainsi, par exemple, on a trouvé
le caractère monosyllabique et l'absence de flexions dans
l'otomi du Mexique et deux ou trois dialectes de l'Amérique
215du Sud ; et l'on a refusé tout caractère polysynthétique à la
grande famille tupi-guarani (F. Hartt) sur le côté oriental du
continent sud américain ; il reste à déterminer jusqu'à quel
point ces exceptions sont réelles, et jusqu'à quel point elles
sont apparentes, mais les traits communs sont si reconnaissables,
depuis le pays des Esquimaux près du pôle arctique
jusqu'au pôle antarctique, que les linguistes les croient fermement
tous membres d'une même famille et descendus
d'une souche dont l'âge, la localité et la provenance sont
inconnus. On a essayé de rattacher à ces langues quelques-unes
de celles de l'ancien monde, mais évidemment sans
succès. Si l'on ne trouve pas entre l'algonquin, l'iroquois et
le dacota assez de similitudes de mots pour les ramener à
une origine commune, à plus forte raison ne peut-on pas les
identifier avec des langues dont ils auraient été tellement
plus longtemps séparés, que leur structure aurait changé
tout à fait de caractère. Il ne convient pas peut-être d'assigner
des limites aux découvertes futures de la science ; mais
il semble tout à fait improbable que, même en supposant
que les langues de l'Amérique aient pu sortir du vieux
monde, il soit jamais possible d'établir leur filiation.

Une classification complète des langues américaines est
jusqu'à présent impraticable, et, pour faire connaître ici ce
qu'on en sait, il faudrait plus de place que nous n'en
avons. Il existe plusieurs grands groupes et une quantité de
petits qui restent isolés et non classés. L'esquimau borde
toute la côte nord et la côte nord-est jusqu'à Terre-Neuve.
L'athapasque, ou le tinné, occupe (une grande région au
Nord-Ouest (les monts Apaches et Navajo, dans le sud, lui
appartiennent aussi) et a pour voisins à l'ouest le selish et
d'autres groupes plus petits. L'algonquin possédait le Nord-Est
et la région moyenne des États-Unis et s'étendait à
l'ouest des Montagnes-Rocheuses, comprenant le territoire
des Iroquois. Le dacota ou sioux est la plus grande des familles
qui occupent les vastes prairies et les plaines du Far-West.
Le groupe muskogee occupait les états du Sud-Est.
A Colorado et à Utah commencent les établissements des
Indiens relativement civilisés, dont la culture, plus avancée
au Mexique, a atteint son point culminant chez les Mayas
216de l'Amérique centrale et s'est continuée dans l'empire des
Incas du Pérou. La langue quitchoua, qui appartient à ce
dernier pays avec la langue aymara qui s'en rapproche, est
encore le dialecte des indigènes d'une grande partie de l'Amérique
du Sud, ainsi que le tupi-guarani, dont nous avons
déjà fait mention, et qui se parle à l'est dans les vallées de
la rivière des Amazones et de ses affluents.

La condition des langues dans l'Amérique est donc un
abrégé de celle de l'homme dans le monde entier. De
grandes familles répandues sur de vastes territoires, des
groupes limités, isolés, des dialectes qui périssent, se touchent
et se mêlent les uns aux autres. Dans les vicissitudes
des choses du monde l'histoire des races et l'histoire des
langues doivent se confondre. Qu'étaient les familles qui
après avoir converti de vastes contrées ont disparu sans
laisser de traces ; qu'étaient celles dont les fragments seulement
ont survécu, et par un développement prospère ou par
un croisement heureux se sont élevées à la prééminence,
voila ce que nous ne saurons jamais bien. Nous ne devons
pas supposer qu'après avoir classifié toutes les langues connues
et avoir établi leurs rapports, nous aurons complètement
tracé l'histoire du langage : dans les ténèbres du passé
il y a peut-être des faits dont nous n'avons pas même le
soupçon.

Quelques-unes des questions qui se rapportent au sujet
que nous venons de toucher vont fixer notre attention dans
le chapitre suivant.217

Chapitre treizième
Les langues et les races.

Limites de la science linguistique : les matériaux du discours ne
sont pas analysables jusqu'au bout ; ils ont pu être créés, détruits
et modifiés ; les preuves de parenté sont, par nature, multiples. —
Rapport de la langue avec la race, en tant seulement
qu'institution transmise ; l'échange des langues accompagne l'échange
du sang. — Le problème ethnologique est insoluble. —
Contribution qu'apportent pour sa solution l'archéologie et la linguistique ;
valeur de cette dernière ; importance du témoignage
des langues en matière ethnologique. — Réconciliation de la diversité
de ces témoignages. — Infériorité des classifications qui ne
sont point fondées sur le genre.

La classification de langues telle que nous l'avons donnée
dans le chapitre précédent ne représente que les faits connus
et est sujette à révision avec le progrès de la science. Toutefois,
il est probable que les lignes principales ne seront
point changées et que les grandes familles demeureront distinctes
jusqu'au bout. Quelques-unes peuvent, il est vrai,
être fondues dans les autres ; mais, il n'y a point de raisons
de croire qu'elles le seront toutes en une seule. En disant
cela, nous entendons moins poser dès limites aux progrès
de la science linguistique que reconnaître celles que lui
impose la nature des choses : un court exposé va le faire
voir.

Nous ne devons pas manquer de remarquer d'abord qu'il
y a une différence essentielle entre les sciences physiques
et celle qui nous occupe ; que nous avons affaire ici à l'usage,
et que l'usage est quelque chose où intervient cet
218élément indéfini qu'on appelle la volonté humaine, déterminée
par les circonstances, l'habitude et le caractère individuel,
lequel élément se refuse à l'analyse ultime. Il n'est
point de substance que le chimiste ne puisse espérer analyser ;
sous quelque forme et dans quelque proportion qu'un
élément soit entré dans une combinaison, il possède des
moyens de l'en dégager. Dans la matière, rien ne se crée et
rien ne se détruit ; tout change, mais tout subsiste. Il n'en est
pas de même du langage ; un mot, toute une famille de mots,
périt par désuétude et devient comme si elle n'eût jamais
été, à moins que la civilisation ne lui ait fait produire des
monuments. Une langue, une famille entière de langues, est
anéantie par la destruction de la société à laquelle elle appartenait,
ou par l'adoption d'une autre langue. Quand les
Gaulois eurent appris le latin, il ne resta rien, en dehors des
témoignages extérieurs, qui pût dire ce que leur langue
avait été ; quand les Étrusques eurent été latinisés, sans les
mots épars qu'ils avaient écrits, leur langue eût été à jamais
effacée de la mémoire des hommes, et plus d'une langue
sans doute a disparu de cette manière et sans laisser, comme
celle-là, même de faibles souvenirs. La création de mots
est, comme nous l'avons vu, un fait de langage rare ; cependant,
rien ne s'y oppose, que la préférence des hommes. Et
c'est en réalité une création de mot qu'un changement de
forme et de sens si complet que le lien entre le type ancien
et le type nouveau ne peut se retrouver que par des preuves
externes et historiques. Les langues présentent en foule des
cas semblables. Un élément formatif est annihilé quand il
est effacé de toutes les formes qu'il avait faites ; un autre
est créé quand on lui fait produire des dérivés. Aucun procédé
d'analyse, en dehors du témoignage historique, ne
pourrait nous faire retrouver dans la première personne
plurielle de la langue anglaise le mot masi, ni deviner dans
loved (aimé) la présence de did. Quand on n'a point le secours
de l'histoire, beaucoup de faits restent inexplicables.

Les changements linguistiques séparent sans cesse ce qui
était réuni. Bishop et évêque sont originairement le même
mot ; il en est de même de eye et auge, I et je, de ik et ἔγών
et aham, quoique, à l'audition, ils n'aient absolument rien
219de semblable. Les mêmes changements réunissent aussi ce
qui était distinct. Le latin locus, le sanscrit lokas, qui signifie
lieu, n'ont rien à voir ensemble, quoiqu'ils soient presque
identiques et qu'ils appartiennent à des langues étroitement
apparentées. Le grec ὅλος et l'anglais whole (entier) sont
également étrangers l'un à l'autre. Nous pouvons prendre
le vocabulaire de la langue anglaise (comme trop de personnes
le font) et le comparer avec le vocabulaire d'une langue
qui n'a aucun rapport avec elle, et l'on y trouvera une longue
liste d'apparentes analogies, qu'un peu d'étude nous
montre être des analogies trompeuses. C'est là le fait principal
qui s'oppose à une comparaison approfondie des langues.
S'il n'y avait point d'autres ressemblances, soit dans les matériaux
soit dans la structure du langage, que celles qui ont
une base historique, nous pourrions les laisser disparaître
tant qu'elles voudraient ; les souvenirs de l'histoire suffiraient
à établir la parenté originelle ; mais il y en a d'autres, et la
manière de faire la preuve n'est pas directe et absolue, mais
cumulative ; le résultat est donné par un nombre suffisant
de cas, qui, pris isolément, ne prouveraient rien. Nous
avons accordé que deux dialectes peuvent différer tellement
de l'original commun que toute marque de parenté entre eux
ait disparu. Ils peuvent abonder en matériaux provenant des
mêmes racines ; mais s'ils en sont arrivés à faire d'un même
mot bishop et évêque, le linguiste ne peut en tirer aucun
parti. Des correspondances accidentelles peuvent quelquefois
mettre sur la voie ; mais si tout dans deux langues diffère
autant que cet exemple, il n'y a rien à espérer d'un
travail de comparaison.

Le caractère cumulatif des signes de parenté, la valeur
problématique des exemples isolés et la nécessité d'avoir des
témoignages historiques à l'appui, sont autant de limites
mises à la certitude des recherches linguistiques. Jusqu'ici
les familles reconnues pour telles, sont celles qui ont eu
un développement commun. Il y en a même dans lesquelles
le seul lien existant est un même genre de structure.
Si l'on ne peut prouver la communauté des langues de l'Amérique
que par leur polysynthétisme, et celles des langues
de l'Asie orientale que par leur monosyllabisme, il est visiblement
220impossible de prouver par une similitude de racines
la communauté d'origine entre l'Américain et le Chinois.
Dans l'état actuel de la science linguistique, la comparaison
des éléments radicaux entre les diverses langues est
entourée de trop d'incertitudes et de dangers pour avoir la
moindre valeur. Tout ce qui a été fait dans ce sens jusqu'à
ce jour est non avenu. L'avenir saura si l'on peut mieux
faire. Il est permis d'attendre beaucoup d'une science
comme la science du langage, pourvu qu'on ne se laisse
pas égarer au sujet de ce qui a déjà été fait, et qu'on ne
prenne pas des inventions plausibles pour des faits établis.
Celui qui sait combien est immense la difficulté d'arriver
aux racines, même dans des langues aussi connues que
celles de la famille indo-européenne, et cela malgré la conservation
exceptionnelle de ses plus anciens dialectes, celui-là
n'est point exposé à fonder son espoir sur la comparaison
des racines.

La science linguistique ne prouvera donc jamais par la
communauté des premiers germes du langage que la race
humaine n'a formé à l'origine qu'une seule et même société.
Lors même que le nombre des familles serait réduit par les
recherches futures, ces familles ne seront jamais ramenées
à une seule.

Mais ce qui est encore plus démontrable c'est que la
science linguistique ne prouvera jamais non plus la variété
des races et des origines humaines. Comme nous l'avons vu
bien des fois, il n'y a point de limites à la diversité qui résulte
des différents développements entre des langues originairement
une. Étant donné un angle divergent et la loi
de la divergence (p. 136), la distance entre les deux extrémités
peut arriver à dépasser les quantités exprimables. En
linguistique aussi, la distance entre deux lignes divergentes
peut devenir infinie, du moins relativement au but pratique.
La connaissance qu'on a acquise du mode de développement
et de changement du langage a ôté au philologue toute possibilité
de poser dogmatiquement la diversité d'origines des
langues humaines. Si chaque langue possédait tout d'abord
son appareil complet de structure et tous ses matériaux,
l'histoire du langage serait celle de plusieurs courants parallèles
221sans indication de convergence ; mais les différences de
l'anglais, de l'allemand et du danois, proviennent d'un développement
différent, parti d'un même centre ; celles de
l'anglais, du russe, de l'arménien et du perse, proviennent
de même d'une divergence partie d'un centre plus éloigné ;
et l'on ne peut dire si celles de l'anglais, du turc, du circassien
et du japonais ne sont pas dues à la même cause. Le
point de départ est, pour toutes les familles de langues, les
racines simples sans modifications formelles, et l'on ne peut
pas même indiquer dans la plupart des familles ce qu'ont
d'abord été ces racines ; comment pourrait-on donc nier leur
identité ? Nous pouvons établir des probabilités si nous voulons ;
nous ne pouvons rien prouver contre l'unité originelle
du langage.

Dire cela, c'est dire que la science linguistique ne peut
point se porter garante de la diversité des races humaines.
Mais il faut remarquer encore une autre difficulté qui s'oppose
ici à toute probation. Si nous admettons, hypothétiquement,
que les hommes ont créé les premiers éléments du
langage, de même qu'ils en ont fait tous les développements
subséquents, nous serons forcés de convenir qu'une période
de temps assez longue a dû s'écouler avant qu'ils aient pu se
former une somme de matériaux ; et pendant ce temps la
race, fût-elle unique, a pu se répandre et se diviser de façon
à ce que les germes primitifs de chaque langue aient été produits
indépendamment, dans les unes et dans les autres.
Conclusion générale : l'incompétence de la science linguistique
pour décider de l'unité ou de la diversité des races humaines,
paraît être complètement et irrévocablement démontrée.

Une autre question anthropologique très-importante, qui
se trouve liée à notre classification des langues, c'est le
rapport de cette même classification avec celle que la science
ethnologique nous donne des races humaines. Et ici, nous
devons commencer par avouer sans réserve que les deux
ne s'accordent pas : des langues complètement différentes
sont parlées par des peuples que l'ethnologiste ne sépare
point, et des langues de la même famille sont parlées par
des peuples complètement étrangers les uns aux autres.
222Notre doctrine touchant la nature du langage s'arrange parfaitement
de ce fait. Nous avons vu qu'il n'existe pas de lien
nécessaire entre la race et la langue, et que tout homme
parle indifféremment, de quelque sang qu'il soit né, la langue
qu'on lui apprend dans son enfance. Or, de même que
l'individu peut parler une langue différente de celle de ses
parents ou de ses ancêtres, de même une société (qui n'est
qu'une agglomération d'individus) peut acquérir une langue
étrangère et ne pas garder le moindre souvenir de sa langue
originelle. Le monde antique et le monde moderne est rempli
d'exemples de ce genre et nous en avons remarqué quelques-uns
en passant : comme, par exemple, les populations
hétérogènes des États-Unis qui parlent maintenant l'anglais,
les Celtes de la Gaule, les Normands de la France, les Celtes
d'Irlande et de Cornouailles, les Etrusques d'Italie et tant
d'autres peuples, dont les idiomes ont été détruits et remplacés
par le latin, l'anglais, l'arabe. Il y a des langues conquérantes
qui gagnent sans cesse du terrain, comme il y en
a d'autres qui en perdent.

La langue ne peut donc rendre témoignage de la race et
n'en est pas la caractéristique, mais elle n'a que la valeur
d'une institution transmise, qui peut être abandonnée par
ceux à qui elle appartenait et adoptée par des peuples d'un
autre sang. Ce sont les circonstances extérieures qui en décident
et rien autre. La souveraineté politique, la supériorité
sociale, un degré plus avancé de civilisation, telles
sont les causes principales qui produisent ce résultat. Ou
plutôt, ce sont ces circonstances accessoires, qui, lorsque
deux sociétés viennent à se mêler, décident laquelle des
deux donnera principalement ou complètement sa langue
à l'autre. S'il n'y avait pas mélange de sang, il y aurait
peu de changements de langues. Il y aurait des emprunts
faits, il n'y aurait point substitution.

C'est le mélange des peuples qui rend si compliqué le
problème ethnologique, tant du côté de la langue que du
côté du caractère physique, et qui fait qu'il est insoluble, si
ce n'est par approximation ; c'est là aussi ce qui rend le secours
du physiologiste aussi utile au linguiste que celui du
linguiste au physiologiste. L'ethnologiste doit admettre,
223de même que le linguiste, les possibilités que nous avons
posées à la fin du chapitre précédent. Pendant la longue période
du passé, il y a eu des empiétements infinis, des mélanges,
des déplacements, des destructions de races humaines
(ou des branches de la race humaine), comme il y a
eu empiétement, mélanges, déplacement, destructions des
langues (ou des branches de la langue unitaire). Il n'est
point probable que l'histoire linguistique, ni l'histoire ethnologique,
arrive jamais à être complète, surtout après que
l'antiquité de l'homme sur la terre a été généralement reconnue
être si grande. L'opinion n'est pas encore unifiée sur
ce point ; mais l'incrédulité de quelques-uns ne persistera
pas s'il est prouvé que l'existence de l'homme sur la terre
remonte à des millions d'années. Cette question est du plus
haut intérêt pour l'ethnologiste, mais un fait semblable lui
enlève tout espoir de pénétrer dans les profondeurs de son
sujet ; c'est à l'anthropologiste qu'il appartient de le reprendre
au point où il lui échappe, et de raconter l'histoire du
développement de l'homme, soit comme race unique, soit
comme collection de races indistinctes et non assez différenciées
pour qu'on puisse les séparer les unes des autres ; c'est
enfin au zoologiste à faire connaître son origine.

Les monuments de la première période de l'activité humaine
sont de deux sortes : les produits de l'art et de l'industrie
sortis des mains de l'homme ; les matériaux primitifs
du langage sortis de son esprit ; les premiers lui servant de
moyens de subsister et de se défendre, les seconds d'instruments
de sociabilité ; les uns et les autres renfermant des
germes d'éducation et d'outillement qui répondaient aux
facultés supérieures de l'espèce et devaient la conduire à la
possession d'elle-même, à la domination de la matière et à la
civilisation. Ces deux espèces de monuments sont ardemment
recherchés et curieusement examinés par l'historien,
comme étant des témoignages historiques bien autrement
anciens que les monuments écrits et les traditions légendaires.
Mais les témoignages linguistiques sont de beaucoup
les plus importants et les plus instructifs, et ce n'est guère
que ceux-là qui peuvent servir à l'ethnologiste, puisque les
autres se rapportent plutôt à une certaine période de développement
224qu'aux habitudes spéciales et aux dispositions
congénitales d'une race. Le témoignage linguistique a l'avantage
même sur le témoignage du caractère physique, parce
qu'il est plus abondant et plus varié, et qu'on peut mieux,
par conséquent, en tirer parti. La somme des différences
que renferme le domaine du langage ne peut être comparée
à celle qui existe entre une espèce animale et une autre
espèce ; mais plutôt elle équivaut à la somme de différences
qui se trouve comprise dans le règne animal tout entier. La
linguistique est comme une image microscopique jetée sur
un mur par des moyens d'optique et dans laquelle le plus
ignorant peut étudier et mesurer toutes les parties d'un vaste
tableau. L'ethnologie, fondée sur les caractères physiques, ne
peut devenir une science féconde et certaine que par le secours
de fortunes rares, de grands talents, de longues études.
Quoique les langues soient des institutions traditionnelles,
elles peuvent servir aux recherches ethnologiques beaucoup
plus que toutes autres indications, parce qu'elles peuvent
être considérées objectivement, et que, d'ailleurs, elles sont
infiniment plus persistantes que les autres institutions.

Admettre que les langues ont été échangées par les peuples,
ce n'est donc pas nier leur valeur comme monuments
pouvant servir à l'histoire, et même à l'histoire de la race ;
c'est seulement fonder cette valeur sur une base juste et
avouer qu'il y a des bornes qu'on ne peut franchir et qu'il
importe de reconnaître, si l'on veut pouvoir se servir utilement
du témoignage linguistique. Il n'en reste pas moins vrai,
d'une manière générale, que la langue et la race ne font
qu'un, puisque tout être humain apprend ordinairement la
langue de ses parents ou de ceux qui sont de même sang que
lui, et que les exceptions marquées à cette règle ont lieu au
grand jour de l'histoire. La civilisation facilite le mélange
des races, comme elle facilite les communications. Ce ne
sont point les races obscures et barbares qui ont mêlé leur
sang et leurs langues, mais plutôt les races cultivées. Si une
tribu barbare est victorieuse d'une autre tribu, à moins que
le vainqueur n'absorbe le vaincu, les deux langues continuent
à subsister ; mais des nations comme les Romains et
les Arabes, qui se présentent avec une supériorité acquise en
225civilisation et en littérature, imposent leur idiome aux peuples
conquis. Ainsi, là où les témoignages historiques font défaut
et où l'on a le plus grand besoin de ceux du langage, il se
trouve que ces derniers ont le mieux conservé leur valeur.

De là vient que, lorsqu'on veut établir les rapports ethnologiques
d'une nation ou d'un groupe de nations, on commence
par étudier les affinités de leurs langues. Ces affinités
ne sont pas décisives dans la question ; le témoignage linguistique
peut être contredit par un autre ; mais on ne saurait
s'en passer, et il sert de base dans la discussion.

Nous n'avons besoin que d'en citer un ou deux exemples.

Les Basques sont une race blanche ou caucasienne ; il n'y
a rien dans leurs caractères ethnologiques qui nous empêche
de les comprendre dans l'une ou l'autre des divisions de
cette race ; mais leur langue les en sépare, et nous nous
rendons à cette preuve. De quels mélanges de races sont sortis
les Ibères, nous ne le savons pas ; nous ne pouvons pas
dire non plus que les Basques n'aient pas emprunté leur
dialecte euskarien comme les Français ont emprunté leur
dialecte roman. Il y a là cachées des possibilités sans fin ;
mais la langue nous dit beaucoup, et probablement tout ce
que nous pourrons jamais savoir. Les Etrusques nous ont
laissé des monuments : dessins, peintures, caractères écrits,
produits de l'art et de l'industrie ; mais, quand il s'agit d'établir
la parenté de ce peuple, les ethnologistes en appellent
d'une commune voix aux faibles restes de sa langue : une
page suivie de texte étrusque, dont on entreverrait seulement
le sens, réglerait tout d'un coup la question de savoir si la
race à laquelle elle appartenait faisait partie d'une famille,
ou si elle ne composait, comme les Basques, qu'un fragment
isolé. Les races américaines nous présentent un problème
vaste et compliqué, et là encore nous n'avons guère d'autre
moyen de le résoudre que l'étude du langage. L'ethnologie
américaine dépend d'abord et avant tout de la classification
et des rapports des dialectes ; jusqu'à ce que ce fondement
ait été posé, tout est incertain ; quoiqu'il y ait des points
dont l'obscurité résistera même à ce moyen d'élucidation.

Nous ne devons point espérer que les résultats des deux
grandes branches des études ethnologiques s'accorderont,
226tant que les méthodes suivies par l'une et par l'autre ne seront
pas mieux établies. Il est inutile de rien précipiter, ni
d'essayer une combinaison artificielle et prématurée. Tout
viendra à point à qui saura attendre. La linguistique et
l'ethnologie, fondée sur d'autres ordres de recherches, sont
toutes les deux souveraines dans leur domaine. Les classifications
et les relations des langues sont ce qu'elles sont, et
ne s'embarrassent point des questions de races, quoique ces
questions ne puissent être dédaignées et ignorées du linguiste :
son étude est trop historique, elle a trop de rapports
avec les races, surtout aux époques récentes, pour que cet
élément soit négligé. Comme branche importante de l'histoire,
et comme science qui a la prétention de jeter un rayon
de lumière dans l'ombre du passé, la linguistique doit soumettre
les résultats auxquels elle arrive à la critique de
l'ethnologie. Il serait inutile et nuisible d'exagérer ses droits
et de les faire reposer sur une base fausse. Si quelqu'un se
trouve trop à l'étroit dans la science du langage, enfermée
comme elle l'est dans les strictes limites qu'une critique
saine et impartiale lui assigne, il y a d'autres sciences qui
lui sont ouvertes et dans lesquelles il sera le bienvenu.

Il y a encore quelque chose à remarquer au sujet de notre
classification de toutes les langues du monde ; cette classification
étant fondée sur le genre, et chaque famille embrassant
les langues que l'on pouvait, par des indices suffisants,
ramener à un type commun. Pour le linguiste-historien, profondément
occupé à déterminer les relations et à tracer le
cours du développement structural des langues, ce point de
vue est de beaucoup le plus important ; tous les autres à ses
yeux sont secondaires. La distinction sommaire des langues
en monosyllabiques, agglutinatives et à flexions, distinction
qui est devenue courante et familière, présente un moyen
commode, mais peu exact, de se rendre compte des caractères
de la structure linguistique. Les trois degrés se suivent, mais
se mêlent. Prendre ces caractères pour base d'une classification
des langues, c'est comme si l'on faisait de la couleur des
cheveux ou de la peau la base d'une classification ethnologique,
ou du nombre des pétales et des étamines, celle d'une
classification botanique ; c'est ignorer ou négliger d'autres
227caractères d'une bien plus grande importance. Si le naturaliste
avait la même certitude qu'a le linguiste de l'origine
commune de plusieurs espèces du même genre, il se mettrait
peu en peine de chercher d'autres moyens de classification,
mais s'appliquerait tout entier à perfectionner l'emploi de
celui-là. Il y a là, pour le linguiste, une tâche suffisante et,
jusqu'à ce qu'elle soit remplie, le reste est pour lui secondaire.228

Chapitre quatorzième
Nature et origine du langage

Le langage est acquis et fait partie de la culture de l'homme. — Son
universalité dans la race humaine. — Il appartient exclusivement
à l'homme. — Le besoin de communiquer sa pensée est la cause
directe qui produit le langage. — Les cris naturels sont le point
de départ des langues : question touchant leur nature et leur
portée ; il n'est pas nécessaire d'admettre que le langage articulé
soit instinctif chez l'homme. — Usage de la voix, comme du meilleur
moyen de s'exprimer. — L'élément imitatif au commencement
du langage. — Limites et portée de l'onomatopée. — La doctrine
des racines. — Ce qui a été dit suffit à expliquer l'origine du
langage ; théorie du miracle qu'on oppose à cette explication. —
Capacité que suppose la faculté de créer le langage. — Différence
à cet égard entre l'homme et les autres animaux. — Rapports du
langage avec le développement de l'homme. — Mesure et procédés
de son développement.

L'examen que nous avons fait de l'histoire du langage, de
son mode de transmission, de sa conservation, de son changement,
a montré clairement ce que nous pensons de sa
nature. Ce n'est pas une puissance, une faculté ; ce n'est
pas l'exercice immédiat de la pensée ; c'est un produit médiat
de cette pensée, c'est un instrument. Pour beaucoup de
personnes qui étudient superficiellement ou à travers des
préjugés, c'est là une vue peu satisfaisante et même peu
élevée ; mais cela vient de ce qu'elles confondent deux significations
très-différentes du mot langage. L'homme possède,
comme l'une de ses caractéristiques distinctives les plus
marquées, la faculté du discours ; ou, pour parler plus exactement,
plusieurs facultés qui conduisent inévitablement à
229la production du discours ; mais les facultés sont une chose,
et leurs produits élaborés en sont une autre. Ainsi, l'homme
a une capacité naturelle pour la plastique, pour l'invention
des instruments, pour les mathématiques et pour plusieurs
grandes et nobles choses ; mais aucun homme n'est né
artiste, ingénieur, mathématicien, pas plus qu'il n'a possédé,
en naissant, une langue. Notre condition est la même à
l'égard de ces divers exercices de notre activité. Dans les
uns comme dans les autres, la race a, depuis l'origine, développé
ses facultés pas à pas et chaque progrès a pris corps
dans un produit. Le développement de l'art suppose une
période de plastique grossière, et une série d'essais dont
chacun était un progrès sur l'essai précédent. La mécanique
raconte plus clairement encore la même histoire ; c'est par
l'usage d'instruments grossiers et par la dextérité acquise
au moyen de cet usage que les hommes ont trouvé des perfectionnements
successifs, qui les ont conduits jusqu'à la
locomotive et aux machines motrices. Les mathématiques
ont commencé par l'idée que un et un font deux, et leur
développement a suivi la même voie que celui des autres
sciences. Chaque individu recommence pour son compte le
chemin qu'a fait la race tout entière. Seulement, il marche
avec la rapidité de l'éclair comparé à l'humanité, parce qu'il
est conduit par la main sur un terrain uni et battu. L'enfant
est souvent maintenant plus fort mécanicien ou mathématicien,
que le plus savant des anciens Grecs : non, parce que
ses dons naturels sont supérieurs aux leurs, mais parce qu'il
n'a qu'à recevoir et qu'à s'assimiler le fruit du travail des
autres. Fût-il doué comme Homère et comme Démosthènes,
aucun homme ne peut parler s'il n'a appris à parler, aussi
véritablement appris, qu'il apprend la table de multiplication
ou les démonstrations d'Euclide.

Or, ces produits accumulés des facultés humaines s'exerçant
et se développant, produits qui s'accroissent et changent
de jour en jour, sont ce que nous appelons les institutions,
les éléments de la civilisation. Chaque section de l'humanité
en possède quelque chose. Il n'y a point de membre d'une
société si barbare qu'elle soit, qui ne se trouve élevé beaucoup
plus haut qu'il ne s'élèverait de lui-même, par la transmission
230qui lui est faite des rudiments de connaissances,
d'art et de langage, qui existent dans la société à laquelle il
appartient. Certainement cette société, si inférieure qu'elle
soit, en saura toujours plus que l'individu, le mieux doué ne
pourrait en apprendre dans tout le cours de sa vie, s'il était
laissé à lui-même, et nul doute que cela ne soit vrai du langage.
Chacun acquiert ce que l'accident du lieu de sa naissance
a mis sur son chemin, et en fait le point de départ de
l'exercice de ses propres facultés, se trouvant à la fois contraint
et fortifié par le milieu, milieu que l'individu est destiné
à agrandir lui-même. Cela est encore aussi vrai du
langage que de toute autre chose. Le langage ne peut être
séparé des autres acquisitions humaines ; il ne ressemble
pas aux autres sciences, mais ces autres sciences ne se ressemblent
pas, non plus, entre elles. Que le langage soit ce
qu'il y a dans l'homme de plus fondamentalement important,
de plus hautement caractéristique, ce qui est le plus visiblement
le produit et l'expression de la raison, cela ne constitue
qu'une différence de degré.

Nous considérons donc chaque langue comme une institution,
et une de celles qui, dans chaque société, constituent
la civilisation. De même que tous les autres éléments de
culture, elle varie chez chaque peuple et même chez chaque
individu. Il y a des sociétés dans lesquelles la langue est
enfermée dans les bornes de la race ; d'autres, où elle a été
partiellement ou entièrement empruntée aux races étrangères ;
car la langue peut, comme autre chose, être changée
ou transférée. Les caractères physiques de la race ne
peuvent se transmettre qu'avec le sang ; mais les acquisitions
de la race — langue, religion, science — peuvent être
empruntées et prêtées.

L'universalité du langage, nous pouvons le remarquer en
passant, n'est donc due à rien de plus profond et de plus
mystérieux que ceci : c'est que l'humanité a vécu assez longtemps
pour que chaque division de la race ait eu le temps
de faire produire un résultat à ses facultés linguistiques. De
même, il y a partout dans le monde un ensemble de moyens
plus ou moins perfectionnés que l'homme s'est créé pour
pourvoir à ses besoins. Cette universalité ne prouve point du
231tout que si nous voyons apparaître une nouvelle race, de
quelque manière que cette race ait pu tout à coup surgir,
nous la verrions en possession d'un corps d'instruments, ou
d'un langage, appartenant à une période quelconque de
l'humanité.

Mais, en l'état des choses, toute société humaine a une
langue, tandis qu'aucun animal inférieur n'en possède, les
moyens de communication des animaux étant d'un caractère
si différent qu'ils n'ont pas droit au nom de langues. Ce n'est
point l'affaire du linguiste d'expliquer le pourquoi de cette
différence, pas plus que ce n'est celle de l'historien de l'art et
de la mécanique de dire pourquoi les animaux inférieurs ne
sont point artistes ou mécaniciens. Il lui suffit d'avoir montré
que les dons naturels de l'homme étant ce qu'ils sont, ils
ont produit, invariablement les éléments de cette branche de
culture ou de cette autre, tandis que pas une seule des races
animales inférieures ne s'est montrée capable de produire
les germes d'une civilisation, soit par la parole, soit par
autre chose, la plus haute faculté de ces races consistant à
pouvoir recevoir l'éducation des races supérieures et, par
ce moyen, arriver à exécuter divers actes nouveaux, en
partie mécaniquement, en partie avec un degré d'intelligence
qu'il est difficile de fixer. Mais le sujet est un de ceux
sur lesquels tant d'erreurs ont cours que nous ne pouvons
nous empêcher de nous y arrêter au moins un moment.

La différence essentielle qui sépare les moyens de communication
qu'ont les hommes, des moyens de communication
qu'ont les animaux, c'est que chez les derniers ils sont
instinctifs, tandis que chez les premiers ils sont tout entiers
arbitraires et conventionnels. Notre exposé du sujet a suffisamment
établi la vérité de ce dernier point. Il est assez
prouvé par ce seul fait que pour chaque objet, chaque acte,
chaque qualité, il existe autant de noms qu'il y a de langues
dans le monde et que tous les noms se valent et peuvent
être indifféremment substitués les uns aux autres. Il n'y a
pas un seul mot dans aucune langue connue que l'on puisse
dire exister, φύσει, par nature, mais chacun remplit son
emploi, θέσει, par attribution, et en vertu des circonstances,
des habitudes, des préférences et de la volonté des
232hommes. Même là où se montre le plus l'élément imitatif,
l'onomatopée, comme dans cukoo (coucou), crack (craquer)
et whiz (bourdonner), il n'y a point entre le nom et la
chose, lien de nécessité, mais lien de convenance. S'il y avait
nécessité, ces analogies de sons s'étendraient aux autres
animaux et aux autres bruits, et cela dans toutes les langues ;
tandis que les mêmes idées sont représentées ailleurs par
des mots différents. Personne ne peut se trouver en possession
d'une langue s'il ne l'a point apprise ; or, aucun animal
(que nous connaissions) ne possède de mode d'expression
autre que celui qu'il a reçu directement de la nature. Nous
ne sommes pas moins généreusement traités, à cet égard,
que les animaux ; nous avons aussi nos modes naturels d'expression
dans le geste, la pantomime, l'intonation, et nous
nous en servons : d'un côté, comme moyens de communication
quand les moyens ordinaires font défaut, comme il
arrive entre hommes qui ne savent pas mutuellement leur
langue, ou avec les sourds ; et, d'un autre côté, pour donner
plus de force, plus de grâce ou plus de clarté au langage
ordinaire. Là, ces modes d'expression accessoires sont d'une
valeur que le linguiste ne saurait négliger. Dans le domaine
du sentiment et de la persuasion, et lorsqu'il s'agit de faire
passer l'impression personnelle de celui qui parle chez celui
qui écoute, ils sont de la première importance. Nous disons,
et c'est parfaitement vrai, qu'un regard, une intonation, un
geste, est souvent plus éloquent qu'un long discours. Ce qui
nuit à la force du langage, c'est qu'il est trop conventionné).
Des mots de sympathie et d'affection sont répétés, comme
par des perroquets, sur un ton qui leur enlève toute signification.
Un discours prononcé comme par une machine
parlante ne persuade pas. Et cela nous montre quelle est la
vraie sphère de l'expression naturelle. L'expression naturelle
indique le sentiment et rien que le sentiment. Depuis le cri,
le gémissement, le rire, le sourire, jusqu'aux plus légères
inflexions de la voix, jusqu'aux plus faibles mouvements des
muscles du visage qu'emploie l'habile orateur, elle est tout
émotionnelle et subjective. On n'a jamais apporté l'ombre
d'une preuve à l'appui de la supposition qu'il existe une
expression naturelle pour un concept, pour un jugement,
233pour une notion. C'est lorsque l'expression cesse d'être
bornée à l'émotion qui est sa base naturelle, c'est lorsqu'elle
est tournée à des usages intellectuels que commence
l'histoire du langage.

La cause qui produit ce changement et qui contient en
germe toute l'histoire du langage, c'est le désir de la communication.
C'est là ce qui change l'instinct en intention. A
mesure que cette intention devient plus distincte et acquiert
la conscience d'elle-même, elle élève l'expression de toutes
sortes au-dessus de sa base naturelle et la convertit en un
instrument, capable, comme tel, d'extension et de perfectionnement
indéfini. Celui qui ne tient pas compte de cette
force (comme le font beaucoup de personnes) ne peut que
s'égarer complètement dans la philosophie du langage. Là
où manque le désir de la communication, il n'y a point production
de langage. Et ici encore, le parallélisme entre le
langage et les autres branches de la culture humaine est
étroit et instructif. L'homme qui grandirait dans la solitude,
ne ferait point un pas dans la voie de son développement.
Il n'arriverait jamais à une connaissance supérieure, quoiqu'il
en eût en lui-même la capacité. Ce fait est caractéristique
de toute son histoire ; il n'a pas seulement besoin de
la potentialité, il lui faut aussi l'occasion. Des races et des
générations ont passé dans la barbarie et l'ignorance, qui
étaient aussi capables de culture que la masse des nations
aujourd'hui cultivées ; il y en a autour de nous qui passent
encore dans cet état. Ce n'est pas pour nier la supériorité
native de l'homme que nous attribuons l'acquisition du langage
à des influences extérieures. Nous allons présenter une
comparaison. Une pierre est demeurée immobile pendant
des siècles sur le bord d'un précipice ; elle pourrait y demeurer
encore pendant plusieurs autres siècles ; toute la
force cosmique de l'attraction ne la tirerait pas de son immobilité ;
un passant vient à la heurter, et elle tombe au
fond de l'abîme. A quoi attribuerons-nous sa chute ? à l'attraction
ou au choc ? à tous les deux, agissant chacun à sa
manière. La grande force n'aurait pas accompli cet ouvrage
sans le secours de la petite et nous ne rabaissons point, en
le reconnaissant, l'importance de la loi de la gravitation. Il
234en est de même pour le langage. Les grandes et merveilleuses
puissances de l'âme humaine n'agiraient point
dans cette direction particulière, si elles n'y étaient incitées
par le choc que leur donne le désir de la communication ;
quand ce désir a ouvert la voie, tous les effets suivent et
s'enchaînent.

En reconnaissant que le désir de la communication est la
force qui donne l'impulsion au développement du langage,
nous ne prétendons point que le langage n'ait pas un autre
et plus haut objet que l'échange de la pensée. Nous avons
assez vu dans le chapitre XI que le langage concourt puissamment
aux opérations de l'esprit et de l'âme, et qu'il possède
une valeur fondamentale comme élément du progrès
de la race. Mais il en est de cela comme d'autre chose : les
hommes s'efforcent d'atteindre l'objet le plus rapproché, et
ils trouvent beaucoup plus qu'ils n'attendaient. Quand ils ont
taillé leurs premiers instruments, ils n'avaient en vue que
ce qu'on peut appeler les usages bas de ces instruments : la
commodité, la sûreté, la satisfaction des besoins naturels ;
mais le résultat de ce travail a été de faire surgir les facultés
puissantes de l'homme, de lui asservir la nature, de l'affranchir
assez pour qu'il puisse se livrer à de hautes recherches
et, finalement, de lui faire découvrir des vérités physiques
et morales en si grand nombre qu'il en est confondu d'étonnement.
Un parallèle encore plus étroit s'offre de lui-même
dans un art voisin du langage, celui de l'écriture, lequel
multiplie et accroît tous les avantages de la parole, à tel
point qu'il est aussi indispensable à la civilisation avancée,
que le langage l'est à la civilisation primitive. De même que
le discours, il est né du désir de la communication, tous les
usages élevés auxquels il a été appliqué s'en sont suivis,
sans qu'on les eût prévus. Beaucoup de gens les ignorent
encore, tout en en profitant. Et cela est, à un autre degré,
vrai aussi, en ce qui regarde le langage parlé. Il n'y a pas
une personne sur cent, sur mille, qui se rende compte de
l'usage qu'elle fait du langage ; elle sait qu'elle parle, et
voilà tout : cela veut dire que le langage est compris d'une
façon générale comme un moyen de donner aux autres et de
recevoir d'eux ; mais qu'il est bien peu de gens qui comprennent
235ce qu'il est pour l'âme individuelle, ce qu'il est
pour la race. A plus forte raison, l'homme primitif n'a-t-il
pu s'en douter : à celui-ci, il faut un but immédiat, visible
et dont il reçoive sans cesse l'impulsion. Le désir de communiquer
avec ses semblables est ce motif unique et suffisant.
Il n'a pas de pensées qui se pressent dans son âme et
qui demandent à s'exprimer. Il n'a point le pressentiment
des hautes facultés auxquelles il ne faut que la culture pour
qu'elles le rendent presque l'égal des anges. Il ne sent rien
que ses besoins les plus matériels et les plus pressants. Si
le langage éclatait tout à coup, comme chassé du dedans
par les besoins de l'âme, ce phénomène se produirait surtout
chez l'homme solitaire, puisque privé de tout autre
moyen de perfectionnement, il serait réduit à cette seule
ressource ; or, l'homme solitaire est aussi muet, que les animaux
inférieurs.

On pourrait mettre en question que le besoin de la communication
eût donné la première impulsion à la parole si
l'histoire du langage nous montrait que cette force se fût
ensuite retirée. On n'accepte point, dans une explication
scientifique, de Deus ex machina qui intervient à un moment
et qui se retire à un autre. Mais le fait est, que le besoin
de communication est toujours la principale force déterminante
qui fait que l'homme parle. C'est pour qu'on nous
communique des connaissances que nous apprenons notre
langue, et c'est au moyen de la communication que nous
l'apprenons. C'est encore au moyen de la communication
que nous renouvelons nos idées. C'est la nécessité de conserver
ce moyen qui met un frein au changement des dialectes,
et c'est elle que, sciemment ou non sciemment,
chacun reconnaît pour règle. On parle autant que possible
pour être compris et l'on ne se sert point de mots et de
phrases qui ne seraient intelligibles que pour soi-même.

S'il en est ainsi, nous avons virtuellement résolu, autant
qu'il peut l'être, le problème de l'origine du langage. Nous
avons découvert les fondements et vu le caractère de son
développement. Le point de départ a été les cris naturels
par lesquels les hommes expriment leurs sentiments et se
comprennent mutuellement ; c'est-à-dire le point de départ
236du langage audible ; car nous ne pouvons affirmer que tel
a été le seul ou même le principal moyen d'expression primitive
pour eux. Le geste et la pantomime sont tout aussi
naturels et aussi intelligibles que le cri, et, dans l'état primitif
du langage, les moyens visibles peuvent avoir prévalu
longtemps sur les moyens audibles pour l'expression de la
passion. Mais il n'est pas possible que la nature, qui avait
donné la voix à l'homme, ne l'ait pas incité à s'en servir.

Ici, cependant, se présente une question sur laquelle les
opinions les plus récentes et même celles qui s'accordent
avec la nôtre, sur la nature du langage, sont divisées. Quelle
a été positivement la largeur de cette base, quel en a été le
caractère ? Etait-ce des sons articulés, distinctement liés à
certaines idées ? Y avait-il un vocabulaire naturel restreint à
un petit nombre de véritables mots ou racines, de même
nature que le langage à venir, et qui n'avait besoin que
d'être étendu pour former ce langage ? Il y a des gens qui
répondent dans le sens affirmatif et qui sont d'avis que la
bonne manière d'étudier concrètement le problème de l'origine
du langage, c'est d'étudier les cris des animaux, surtout
de ceux que leur organisation rapproche le plus de
l'homme, et d'y chercher des analogies avec les racines des
langues. Mais cette opinion vient de ce qu'on ne peut pas
se défaire de l'idée qu'il existe un lien interne entre une
partie de nos mots et les idées qu'ils représentent, et qu'on
pourrait peut-être arriver à le découvrir. Si nous reconnaissons
cette vérité que tout langage humain est, dans chacun
de ses éléments constituants, purement conventionnel, qu'il
l'a toujours été, aussi loin qu'on peut remonter dans le passé,
et qu'on n'a jamais pu prouver qu'un mot soit né en vertu
d'une affinité intrinsèque avec l'idée dont il est le signe,
nous serons mis en défiance contre une assertion de cette
espèce. Incontestablement, cette hypothèse n'est pas nécessaire :
les intonations, expressives du sentiment, intonations
dont personne ne peut nier l'existence, parce qu'elles
sont encore pour une part importante dans nos moyens
d'expression, peuvent parfaitement avoir servi de points de
départ au langage. Le langage audible a commencé, pouvons-nous
dire, quand un cri de douleur, arraché par la
237souffrance, compris et ressenti par la sympathie, a été répété,
par voie d'imitation, non plus instinctivement mais intentionnellement
et pour signifier je souffre, j'ai souffert ou je
souffrirai
 ; quand un grognement de colère, qui avait été
d'abord produit directement par la passion, a été reproduit,
par manière de désapprobation ou de menace ; et ainsi du
reste. A l'édifice à venir, cette base suffisait.

Il faut ensuite considérer, en examinant ce point, qu'à
mesure que nous nous approchons de l'espèce humaine la
capacité générale s'accroît, mais que les instincts spécifiques
décroissent. C'est chez les insectes que nous trouvons
ces arts merveilleux qui sembleraient être les produits perfectionnés
d'une intelligence bornée mais cultivée ; c'est
chez les oiseaux que nous voyons des modes spécifiques de
construction pour les nids, et des chants presque artistiques.
L'homme est capable de tout apprendre, mais il commence
par ne rien savoir. Si ce n'est qu'il tette, on ne voit pas qu'il
naisse avec un seul instinct. Sa longue et faible enfance,
comparée à celle des poulets et des veaux qui courent et
cherchent en naissant leur nourriture, est caractéristique
de la façon dont la nature l'a traité. Il n'est point acceptable
qu'il soit entré dans la vie sociale, avec des moyens tout
formés de communiquer avec ses semblables, et pas plus
par les mots que par les gestes. C'est une erreur, née de
l'habitude, que de regarder la voix comme l'instrument spécifique
du langage ; c'est un instrument entre plusieurs
autres. Nous pourrions aussi bien demander aux mœurs des
animaux supérieurs l'idée première par laquelle nous en
sommes venus à nous vêtir, à nous construire des maisons,
à nous créer des instruments. Nous voyons assez clairement
ce qu'ont dû être, en cela, les commencements de nos habitudes.
Aucun animal, excepté l'homme, n'essaye de se vêtir,
mais s'il le faisait, cela ne signifierait rien ; car il y a des
tribus dans lesquelles l'homme va nu ou presque nu, et personne
ne niera que les premiers essais de vêtement ne consistent
à faire servir pour la décence ou la commodité les
matériaux que la nature met à notre portée. Les premiers
abris ont été de la même sorte : il serait très-intéressant de
voir les animaux placés le plus haut dans la série déployer
238la même espèce d'aptitude que l'homme pour mettre en
œuvre librement, et seulement sous l'empire des circonstances,
les ressources de la nature ; mais il est probable que
l'idée n'est jamais venue à personne que l'animal sauvage
construirait une espèce d'abris particuliers (comme le castor,
le loriot, l'abeille) et que de là viendraient, sans saltus
ou lacune, les huttes, les palais et les temples des races supérieures.
La même chose est vraie pour ce qui regarde les
instruments : les pierres et les massues ont été les premiers
mis en usage ; mais par la seule raison que la nature les offrait
d'elle-même aux êtres qu'elle avait doués d'une intelligence
suffisante pour voir le parti qu'on en pouvait tirer.

Or, ce n'est qu'une idée fausse de la nature du langage
qui peut nous empêcher de comprendre qu'il y a une parfaite
analogie entre cet instrument et les autres, et qu'il est
inutile et vain de chercher pour le langage la base imaginaire
de signes articulés spécifiques, concordant d'une façon
nécessaire avec les idées humaines. C'est certainement une
étude intéressante et instructive que celle des moyens
de communication que possèdent les animaux inférieurs,
et de la portée de ces moyens ; mais le point principal,
c'est d'examiner jusqu'où l'intonation, le geste, l'attitude, le
mouvement, qui concourent d'une façon secondaire et médiate
à l'expression du sentiment, s'accordent avec ce que
nous avons vu être, chez l'homme, le commencement du
langage. Il ne faut point être surpris de voir souvent ces
moyens de communication employés, mais d'une manière
restreinte, à cause de l'incapacité qui existe chez les êtres
qui les emploient d'en développer l'usage ; ce seraient là les
phénomènes véritablement analogues au phénomène du langage
humain, le pont jeté sur le saltus dont quelques personnes
ont peur. Si la théorie darwinienne est vraie, et si
l'homme est sorti d'un animal inférieur à lui, on convient que
du moins les formes transitoires ont disparu, les espèces qui
les représentaient ayant pu être exterminées par lui, comme
étant ses rivales spécifiques, dans la lutte pour l'existence.
Si ces espèces pouvaient renaître, nous verrions que la
forme transitoire du langage n'a point été une petite provision
de signes articulés naturels, mais un système, inférieur
239de signes conventionnels, du genre de l'intonation, de la
pantomime et du geste.

Entre ces trois moyens naturels d'expression, le geste, la
pantomime et l'intonation, moyens que nous avons eus sans
cesse présents devant les yeux pendant tout le cours de la
discussion, ce n'est que par un procédé de sélection naturelle
et parce que le mieux adapté doit triompher, que la
voix est devenue le plus prééminent, à tel point que nous
avons donné à la communication de la pensée le nom de
langage (jeu de la langue). Il n'existe point de lien mystérieux
entre l'appareil de la pensée et l'appareil de l'articulation.
A part les cris et les intonations naturels produits par
l'émotion (et non articulés), les muscles du larynx et de la
bouche ne sont pas plus près de l'âme que ceux des mouvements
volontaires, auxquels les gestes appartiennent. Outre
que rien dans le langage bien compris n'indique que ce lien
existe, il y a un fait qui prouve positivement le contraire :
c'est l'absence d'expression vocale chez les sourds, qui ont,
comme les autres hommes, l'appareil de l'articulation, mais
qui, par la seule raison que le nerf auditif est engourdi,
échappent à la contagion du langage conventionnel. Il est
cent fois plus intéressant d'étudier un sujet sourd de naissance,
que tous les singes et tous les animaux gazouilleurs
du monde.

Ici, l'analogie entre le geste et le langage est instructive
au plus haut point. Les bras, les mains, sont des instruments
musculaires mus par la même pensée qui produit des
jugements et des images. Au milieu de nombreuses facultés,
le sourd de naissance a celle de faire des gestes infiniment
variés, lesquels sont transportés par les vibrations de l'éther
lumineux, jusqu'à l'organe sensitif de la vue chez lui et chez
les autres. Il existe une base naturelle de gesticulation instinctive
qui suffit à suggérer à l'intelligence humaine tout
un système de signes visibles pour l'expression volontaire
de la pensée, système qui est journellement mis en œuvre
par ceux que leur surdité prive des autres moyens de l'exprimer.
De même, le larynx et la bouche sont des organes
musculaires que la volonté fait mouvoir, comme elle fait
mouvoir les bras et les mains. Ces organes remplissent d'autres
240fonctions que celles de l'articulation, et l'intonation que
produisent les cordes vocales ne sert pas seulement au discours.
Cependant, outre plusieurs autres choses, ces organes
produisent une infime variété de vibrations modifiées,
transportées par les vibrations sympathiques de l'air, à un
autre appareil sensitif, l'ouïe, chez celui qui parle et chez
celui qui écoute, et les sons ainsi transportés sont susceptibles
de combinaisons sans nombre. Il existe donc aussi une
base naturelle d'expression tonique, et cela a suffi de même
à suggérer à l'intelligence humaine plusieurs systèmes de
signes audibles pour l'expression volontaire de la pensée,
employés, les uns ou les autres, par la généralité des
hommes.

Il n'y a rien ici qui demande la présence d'un lien particulier
entre la pensée et la parole. On peut dire en un sens, il
est vrai, que la voix nous a été donnée pour parler, mais
c'est comme on dit que les mains nous ont été données pour
écrire. Les organes de l'articulation nous servent aussi à
goûter, à respirer, à manger. C'est ainsi que le fer nous a
été donné pour faire des rails de chemin ; ce qui veut dire
que parmi les substances que la nature présente à l'homme
pour son usage, le fer est celle qui s'adapte le mieux à cet
emploi. Il ne fallait qu'une chose, c'est que les hommes
eussent le temps de s'en apercevoir, pour qu'il y fût consacré.
Les hommes ont appris par l'expérience que la voix est
encore, en somme, et pour des raisons faciles à comprendre,
le meilleur moyen de communication. L'usage de la voix
exige peu d'effort musculaire ; les mains, beaucoup moins
agiles et faites pour de plus grossiers travaux, demeurent
libres d'agir en même temps ; la voix force l'attention d'un
plus grand nombre de personnes et de personnes plus éloignées ;
le langage articulé ne met en œuvre qu'une petite
partie des ressources de la voix, et entre tous les sons qu'elle
peut produire il n'en faut que douze ou quinze pour parler
une langue. La sélection de ces douze ou quinze sons n'est
pas déterminée par des raisons ethnologiques. Ils ont été
choisis accidentellement, comme les langues ont été faites,
surtout les sons ouverts qui sont faciles à produire et se distinguent
aisément les uns des autres.241

Ces considérations déterminantes ont fait partout de l'articulation
vocale le principal moyen d'expression, et ce
moyen a été tellement développé que l'intonation et le geste
sont devenus des accessoires. Et plus la condition intellectuelle
de celui qui parle ou de celui à qui l'on parle est inférieure,
plus le geste et l'intonation redeviennent parties importantes
du discours. Il faut que l'homme soit hautement
cultivé pour que le mot écrit et lu, ait pour lui la même
valeur que le mot prononcé et entendu ; pour que la personnalité
de l'écrivain, sa forme d'esprit, son émotion, se
communiquent sympathiquement au lecteur. Et encore
avons-nous vu, dans le chapitre XII, qu'il y a des langues
(comme le chinois par exemple) dans lesquelles l'intonation
et les inflexions de la voix sont employées d'une façon
secondaire et conventionnelle, pour suppléer à l'insuffisance
des mots.

Si nous tombons d'accord que le désir de la communication
est la cause de la production du langage et que la voix
en est le principal agent, il ne sera point difficile d'établir
d'autres points relatifs à la première période de son histoire.
Tout ce qui s'offrait de soi-même comme moyen pratique
d'arriver à s'entendre, était aussitôt mis à profit. Nous avons
dit que la reproduction intentionnelle des cris naturels, reproduction
qui avait pour but d'exprimer quelque chose
d'analogue aux sensations ou sentiments qui avaient produit
ces cris, a été le commencement du langage. Ceci n'est point
l'articulation imitative, l'onomatopée, mais cela y mène et
s'en rapproche tellement, que la distinction est ici plus théorique
que réelle. La reproduction d'un cri est vraiment de
la nature de l'onomatopée ; elle sert à intimer secondairement,
ce que le cri a signifié directement. Aussitôt que les
hommes eurent acquis la conscience du besoin de communication,
et qu'ils commencèrent à s'y essayer, le domaine
de l'imitation s'élargit. C'est là le corollaire immédiat du
principe que nous venons de poser. L'intelligence mutuelle
étant le but, et les sons articulés étant le moyen, les choses
audibles seront les premières à être exprimées ; si le moyen
eût été autre, les premières choses représentées eussent été
autres aussi. Pour nous servir encore une fois d'un vieil
242mais heureux exemple, si nous voulions donner l'idée d'un
chien et que notre instrument fût un pinceau, nous tracerions
le portrait de l'animal ; si notre instrument était le
geste, nous tâcherions d'imiter quelqu'un de ses actes visibles
les plus caractéristiques, mordre ou remuer la queue ;
si notre instrument était la voix nous dirions bow-wow.
Voilà l'explication simple de l'importance qu'on doit attribuer
à l'onomatopée dans la première période du langage.
Nous n'avons pas besoin de recourir, pour en rendre compte,
à une tendance spéciale de l'homme vers l'imitation. Nous
pouvons certainement dire que l'homme est un animal imitateur,
mais ce n'est pas d'une manière instinctive et mécanique.
Il est imitateur, parce qu'il est capable de remarquer
et d'apprécier ce qu'il voit dans les autres animaux ou dans
la nature, et de le reproduire s'il y trouve quelque avantage,
l'amusement, le plaisir, ou la communication. Il est imitateur
comme il est artiste, et la seconde de ces facultés n'est
que le développement de la première.

Le domaine de l'imitation n'est pas restreint aux sons qui
se produisent dans la nature, quoique ceux-ci soient les
plus commodes sujets de reproduction. On peut en juger
par une revue des mots imitatifs dans toutes les langues
connues. Il y a des moyens de combiner les sons qui apportent
à l'esprit l'idée du mouvement rapide, lent, brusque,
etc., par l'oreille, aussi bien qu'elle pourrait lui être
apportée par la vue, et nous nous rendons très-bien compte
qu'à l'époque où l'homme cherchait de ce côté des suggestions
de mots, il devait se fixer beaucoup plus sur les analogies
auxquelles il voulait donner corps que nous ne faisons
aujourd'hui, où nous ayons surabondance d'expressions
pour rendre toutes les idées. Notre jugement est, sur des
points comme celui-ci, extrêmement sujet à errer, parce
que nous sommes tous les enfants de l'habitude et de la culture
et que nous ne pouvons plus que très-difficilement nous
mettre à la place des hommes qui pensaient d'une façon
plus spontanée. Mais nous pourrons chercher, combiner,
spéculer sans péril dans cette direction, si nous nous souvenons
toujours que l'intelligence mutuelle est le but du langage
et que tout ce qui mène à ce but est moyen acceptable.
243Nous ne risquerons pas, ainsi, de pencher du côté de
cette absurde doctrine, la signification naturelle et absolue
des sons articulés, et l'adjonction de ces éléments les uns
aux autres, adjonction par laquelle on aurait réussi à exprimer
des idées complexes.

Il y a encore un point ou deux qui sont liés à la théorie
de l'origine initiative du langage et qui réclament quelques
mots d'explication. D'abord, elle ne repose pas sur la découverte
que l'onomatopée a formé l'élément prédominant du
langage dans la première période des temps historiques.
Cette période est encore trop éloignée de l'origine pour
qu'on en puisse rien conclure. Le but a été d'abord de trouver
des moyens de communication et, quand on les a eu
trouvés, on s'est fort peu soucié de la manière dont ils
étaient venus. Nous avons vu surabondamment que la tendance
dominante dans le développement du langage, tendance
qui existe toujours, est l'oubli et l'indifférence chez
ceux qui parlent, à l'égard de l'origine des mots qu'ils emploient.
Ils savent ce que ces mots signifient maintenant et
voilà tout. Les plus savants ne pourraient raconter l'histoire
que d'une minime partie de leur vocabulaire, et encore une
courte histoire. Or, les plus anciens dialectes ne sont pas
moins conventionnels que les plus nouveaux. Le sauvage
ne connaît pas mieux que l'homme civilisé les étymologies
des mots qu'il emploie. Rien n'a plus contribué à discréditer
auprès des linguistes sérieux la théorie de l'imitation, que la
manière dont on a franchi les bornes de la vraie science pour
faire remonter nos vocabulaires à des reproductions mimiques.
La théorie repose, sans doute, en partie sur la présence
d'un élément imitatif considérable dans le discours et
sur l'addition continue de nouveaux mots, faits par ce moyen
au langage, pendant le cours de l'histoire ; elle élève l'onomatopée
au rang de vera causa, attestée par des exemples
familiers (condition sans laquelle aucune cause ne peut être
reconnue pour telle) ; mais elle repose aussi, et surtout, sur
la nécessité, nécessité qui ressort de toute l'histoire du langage
dans ses rapports avec la pensée de l'homme, l'usage
de la parole et la valeur de cet usage. C'est là le point d'appui
dont la théorie a besoin. On n'a point donné une explication
244scientifique de l'origine du langage si l'on n'a point rejoint
cette origine à la première période de son développement,
et si l'on n'en a point fait un tout homogène et sans solution
de continuité.

En second lieu on peut trouver, à première vue, que cette
solution de continuité existe, et demander pourquoi nous
ne continuons pas à faire un grand nombre de mots par
onomatopée. Un moment de réflexion suffira à montrer que
cette objection n'a point de base. L'onomatopée a servi à se
procurer des mots au début, de la manière la plus praticable.
A mesure qu'il est devenu plus facile, au moyen de ces
premiers mots, de s'en procurer d'autres, par la différenciation
et les nouvelles applications des signes déjà existants,
la méthode primitive est tombée comparativement en désuétude,
et cela a continué jusqu'à nos jours, quoiqu'elle
n'ait jamais été complètement abandonnée.

Notre théorie fournit une solution satisfaisante à une
difficulté qui a eu de l'influence sur quelques esprits. Pourquoi
les germes du langage seraient-ils ce que nous avons
appelé les racines, des signes indicatifs de choses abstraites
comme les actes et les qualités ? Certainement, dit-on, les
objets concrets sont ceux que l'esprit saisit les premiers et
le plus aisément. Sans nous arrêter à discuter philosophiquement
ce point, et nous bornant à remarquer que nous saisissons
seulement, non les objets en eux-mêmes, mais
leurs qualités ou actes concrets, nous répondrons que le
langage est un composé de signes, et que les qualités séparées
des objets sont seules susceptibles d'être signifiées.
Pour en revenir à notre exemple précédent, il pourrait y
avoir un état d'esprit dans lequel on aurait l'impression
concrète vague d'un chien, suffisante pour que l'on reconnût
un chien semblable à celui qu'on aurait déjà vu, mais
sans une perception distincte de chacun de ses attributs.
Tant que cet état persisterait, toute production de signe ou
de nom serait impossible. Ce n'est que lorsqu'on conçoit
clairement sa forme qu'on peut la retracer par une peinture
grossière, ou ses actes caractéristiques, qu'on peut reproduire
l'action de mordre, de remuer la queue, d'aboyer,
par voie d'imitation, et que l'on peut songer à faire un mot
245dont le chien sera le sujet. Il en est de même dans tous les
autres cas. L'acte de comparer et d'abstraire précède et le
signe suit, cela se passe ainsi dans tout le cours de l'histoire
du langage : le concept d'abord, ensuite l'acte nomenclatif.
Bow-wow est le type, l'exemple normal de tout le
genre racine. C'est un signe, une suggestion qui évoque
devant l'esprit, convenablement préparé, une certaine conception
ou série de conceptions : l'animal lui-même, l'acte
de l'entendre, le temps où on l'a entendu et tout ce qui s'ensuit.
Il ne signifie pas une de ces choses exclusivement,
mais toutes ces choses ensemble. Ce n'est pas un verbe,
car, si c'était un verbe, il s'y joindrait l'idée de prédication ;
ce n'est pas un nom ; mais on peut l'employer au double
usage de nom et de verbe. Ce qu'il signifie surtout, c'est
l'action d'aboyer et c'est précisément là cette forme d'abstraction
que nous attribuons aujourd'hui aux racines. Il en
serait de même des trois manières de signifier le chien que
nous avons supposées ; seulement, la peinture a un caractère
plus concret que les deux autres et en est, à un certain
égard, l'antithèse. C'est un fait curieux et qui montre combien
le caractère du signe dépend de l'instrument qui y est
employé, que les systèmes hiéroglyphiques pour la représentation
de la pensée (qui étaient originairement des systèmes
indépendants subsistant parallèlement avec le langage
et qui ne lui devinrent asservis que plus tard) commencent
par la représentation des objets concrets et arrivent secondairement
à la désignation des actes et des qualités. En chinois,
une combinaison hiéroglyphique de la lune et du soleil
constitue le caractère qui exprime lumière et briller. Dans
le langage parlé, les deux astres, au contraire, peuvent être
désignés par le mot de brillant (voyez page 70). En égyptien,
deux jambes dans l'attitude du mouvement signifient
marcher, tandis qu'en anglais le foot (pied) a été ainsi
nommé parce qu'il est le marcheur.

Qu'on ait pu par cette méthode arriver à se faire une provision
de signes susceptibles d'être développés par les procédés
dont nous suivons les traces à travers la période
historique du langage, voilà ce qu'il semble impossible de
nier raisonnablement. Si cela est vrai, et si cette méthode
246non-seulement n'est point contradictoire avec ce que nous
voyons dans le cours de l'action humaine sur le langage
jusqu'au point où ce cours est connu, mais s'accorde parfaitement
avec lui, alors nous pouvons nous flatter d'avoir
trouvé la solution de la partie du problème qui se trouve
actuellement à notre portée. Une solution scientifique demande
que l'on prenne l'homme tel qu'il est, sans autres dons
que ceux qu'on le voit posséder, mais aussi avec toutes ses
facultés, et qu'on examine si et comment il a pu acquérir
des commencements de langage analogues à ceux que l'analyse
historique nous montre avoir été les germes de développements
subséquents, mais au delà desquels le fil de
l'histoire nous échappe. Et comme, si besoin était, l'homme
acquerrait aujourd'hui ces rudiments de langage, ainsi il
peut et il doit les avoir acquis. Ce n'est point là une partie
de la science historique du langage, mais c'en est le corollaire ;
c'est un sujet convenable pour l'anthropologiste qui,
lui aussi, est un linguiste, et qui sait ce que le langage est
pour l'homme et comment il est cela. Celui qui ne connaît
que les faits des langues et non leur origine n'est point
maître de son sujet.

Sans doute, un langage ainsi produit ne peut être que rudimentaire
et grossier. Mais cela n'empêche point l'anthropologiste
moderne d'accepter la théorie. Si nous nions que
l'homme primitif ait été de prime abord en possession des
autres éléments de la civilisation, si nous pensons qu'il les
a graduellement fait sortir des faibles commencements créés
par lui-même, il n'y a point de raison pour penser autrement
au sujet du langage, qui n'est qu'un élément de civilisation
comme un autre. Même dans les langues vivantes, la
différence de degré est grande, comme dans toutes les parties
de la culture humaine. On peut exprimer en anglais
une infinité de choses qu'on ne pourrait dire en fijien ou en
hottentot ; et, certainement, on peut exprimer beaucoup de
choses en fijien ou en hottentot qu'on n'aurait pu dire dans
le premier langage des hommes. Car, nous avons dans la
langue chinoise un brillant et surprenant exemple de ce
qu'on peut faire en fait d'expression accompagnée de toutes
les distinctions que réclame l'esprit, au moyen d'un petit
247nombre de racines toutes nues et dépourvues d'élément
formel. Cette langue nous montre aussi comment on peut
avec des racines faire des phrases, en laissant à l'esprit le
soin de suppléer à l'expression des rapports. Le grec, l'allemand
et l'anglais peuvent exprimer une idée en une phrase
d'une demi-page, au moyen de conjonctions qui relient les
membres de phrase, les incidentes, à l'idée principale, et ces
membres et incidentes entre eux. C'est là une puissance que
ne possèdent que les langues hautement cultivées et fortement
inflectives. Beaucoup d'autres langues ne peuvent
former que des phrases simples, parce qu'elles ne possèdent
en fait de moyens connectifs que les équivalents de et
et de mais, quoiqu'elles aient assez d'éléments formels pour
construire une phrase de toutes pièces avec parties distinctes
du discours. D'autres manquent même de ces parties
distinctes ; elles ne peuvent indiquer que le fait ou l'idée
bruts, et c'est à l'esprit à en deviner les circonstances et à
compléter le sens des mots ; et ce n'est là qu'un pas de plus
en arrière dans la voie qui nous ramène à une condition du
langage dans laquelle un ou deux sons avaient à tenir la
place d'une phrase. Les hommes n'ont donc point commencé
par avoir des parties du discours qu'ils auraient
ensuite appris à coudre ensemble ; mais par articuler des
sons ayant un sens général, et sous lesquels les parties du
discours étaient cachées en germe, un mot unique suffisant
à raconter tout un fait, toute une histoire, comme cela arrive
encore quelquefois chez nous ; seulement, on faisait
alors par indigence ce que nous faisons aujourd'hui par économie.
Demander que l'homme ait parlé dans la première
période du langage au moyen de phrases, comme on l'entend
aujourd'hui, c'est-à-dire de combinaisons de sujet, de
prédicat, d'adjectifs, etc., c'est demander que ses premières
demeures aient eu des caves et des étages, que ses premiers
vêtements aient été pourvus de lacets et de boutons, et
ses premiers instruments, de manches et d'écrous. Ces conditions
dans les trois derniers cas ne seraient possibles que
par un don miraculeux fait à l'humanité le jour de sa naissance,
non le don des facultés, mais celui des résultats élaborés
de ces mêmes facultés et d'une éducation toute faite.
248Il en serait de même du langage. Supposer que l'homme a
possédé tout d'abord une forme d'expression complexe,
c'est se rapprocher de la théorie de l'origine miraculeuse du
langage.

Le mot miraculeux, plutôt que le mot divin, est choisi à
dessein par nous pour caractériser la théorie en question,
parce qu'elle est une théorie purement descriptive. On peut
parfaitement soutenir l'opinion que nous avons émise dans
ce chapitre sans préjudice de la croyance à l'origine divine
du langage, puisqu'on est libre de croire que les tendances
qui poussent l'homme à acquérir le langage ont été mises
en lui par le Créateur dans un but prévu et déterminé. Si le
langage était en lui-même un don, une faculté, une capacité
spéciale, on pourrait dire également que l'homme l'a reçu
directement de Dieu. Mais comme il est un produit, un
résultat historique, dire qu'il a surgi tout fait, et en même
temps que l'homme, c'est affirmer un miracle. Une pareille
doctrine n'a le droit de se produire qu'en compagnie du
récit miraculeux de l'apparition de l'homme sur la terre. Au
contraire, la doctrine de la vraie nature du langage telle
qu'elle est établie par la science linguistique, détruit complètement,
du moins dans son ancienne forme, le dogme de
l'origine divine du langage.

La faculté humaine qui produit le plus directement le
langage, c'est, comme nous l'avons vu, celle d'adapter intelligemment
les moyens au but. Ce n'est point une faculté
simple ; mais, au contraire, une faculté très-complexe et
très-compliquée ; il n'appartient point au linguiste, pas plus
qu'à l'historien, d'expliquer les secrets de l'esprit humain :
c'est l'affaire du psychologue. Toutes les forces psychiques
que le langage suppose et qui sont cachées au fond de cette
faculté d'adapter le moyen au but, sont de son domaine. Il
a un travail fort intéressant à faire, celui de découvrir les
fondements de l'édifice et de montrer la base sur laquelle
reposent le langage, la société, les arts plastiques, les arts
mécaniques, etc. Puis, d'expliquer comment la puissance
créatrice de l'homme se trouve ensuite décuplée par les
effets qu'elle a produits. Le secours du psychologue est
toujours précieux, et il l'est surtout dans l'étude du langage ;
249car le langage est plus que tout le reste le corps de la pensée.
C'est parce que le langage est l'incarnation, la révélation
directe des actes de l'âme, que l'on en est venu à regarder
la science linguistique comme une branche de la
psychologie, et qu'on a voulu lui appliquer les méthodes des
études psychologiques. C'est là une erreur qui se trouve
suffisamment réfutée par notre exposé de la nature et de
l'histoire du langage, et à laquelle il n'est pas nécessaire de
nous arrêter. Le langage est simplement le produit et l'instrument
le plus direct et le plus complet des facultés intimes
de l'homme. Il est le moyen qu'emploie la connaissance
pour s'extérioriser à l'égard d'elle-même et à l'égard
des autres.

Les rapports immédiats du langage avec la pensée ont
donné lieu à cette erreur beaucoup plus grossière d'identifier
la parole avec la pensée et la raison. Notre exposé
suffit également à la réfuter. Il faut ne point comprendre la
nature du langage pour faire fausse route à ce point. Il est
vrai que le mot raison est employé d'une manière si vague
et dans des acceptions si variées qu'un penseur peu lucide
et un argumentateur peu exact s'y trompent ; mais celui qui
a entrepris d'éclairer ses semblables dans de pareilles questions
n'est point excusable de se méprendre sur les principes
fondamentaux. Le langage est, en somme, la manifestation
la plus évidente des hautes facultés de l'homme, celle
qui influe le plus sur les autres, et c'est cet ensemble de
hautes facultés que l'on appelle vaguement la raison. Voilà
tout le fondement de cette identité prétendue. Il y a beaucoup
de facultés qui concourent à la production du langage
et qui ont plusieurs modes de manifestation. Nous n'avons
qu'à prendre l'être humain le plus normalement doué, et
fermer l'avenue d'une seule classe d'impressions sensitives,
l'ouïe, et il ne parlera jamais. Si le langage était la même
chose que la raison, il faudrait donc définir celle-ci une
fonction du nerf auditif.

Il appartient au psychologue de décider si, parmi les facultés
qui concourent à la production du langage, il n'en est
aucune qui n'appartienne point à un moindre degré à quelque
espèce animale. Tout ce qu'on peut dire, c'est que jusqu'à
250présent ce fait n'a point été prouvé, et qu'il n'est point
nécessaire qu'il le soit : la différence de degré entre les
facultés de l'homme et celles de l'animal suffit parfaitement
à expliquer que l'un soit capable et l'autre incapable de
langage. Une plus grande puissance de comparaison, une
perception plus générale des ressemblances et des différences,
et, par conséquent, la faculté supérieure d'abstraire
ou d'envisager les différences et les ressemblances caractéristiques,
comme attributs des objets comparés ; par-dessus
toutes choses, la connaissance de soi-même, la faculté de
se contempler, de se voir agir et sentir, tels sont, à ce qu'on
croit, les traits distinctifs de la supériorité humaine. C'est
une suprême injustice de nier que certains animaux ne
soient très-près de posséder la somme de facultés nécessaires
à la production du langage. Dans la résultante que
nous appelons leur intelligence, nous voyons qu'il existe la
puissance d'associer des idées aux signes, signes que nous
créons pour eux, et par lesquels nous les guidons et les
gouvernons ; la limite est à cet endroit : l'animal comprend
le signe, mais ne le crée pas. Il y a un long intervalle entre
ses facultés et les nôtres qu'il ne peut franchir ; et c'est une
lâcheté que de chercher à agrandir cet intervalle et à le
hérisser de barrières, par crainte de voir compromise la
suprématie humaine.

Il y a encore un corollaire important à notre doctrine du
langage, comme élément constituant de la civilisation humaine.
Sa production n'a rien à voir, en tant que cause,
avec l'évolution de l'homme sortant d'une espèce inférieure.
Le langage prend l'homme tel qu'il est, et l'élève de l'état
sauvage à la perfection qu'il est susceptible d'atteindre ; il
n'y a à tenir compte que de ce changement limité qui provient
des effets de l'hérédité ordinaire : le fils de l'homme
cultivé est plus cultivable que le fils de l'homme sauvage ;
la culture naît de la culture, et si un peuple barbare est
subitement mis en présence d'institutions civilisées, ces
institutions sont dégradées par lui. La puissance de l'intellect,
l'activité de l'appareil cérébral est développée par la
parole ; mais l'homme à qui la parole est refusée n'est point,
pour cela, séparé de l'homme qui la possède, par une différence
251semblable à celle qui sépare une espèce animale
d'une autre. Pour le zoologiste, l'homme était, quand il a
commencé à parler, ce qu'il est aujourd'hui ; ce n'est que
pour l'historien qu'il diffère du point de départ au point
d'arrivée. « L'homme ne pouvait devenir homme que par
le langage ; mais, pour posséder le langage, il fallait qu'il
fût déjà homme, » est un de ces proverbes orphiques, qui,
si on les prend pour ce qu'ils sont, des expressions poétiques
dont la physionomie paradoxale suscite l'attention et
la réflexion chez ceux qui les écoutent, sont véritablement
admirables ; mais en faire la pierre de touche et le fondement
d'une doctrine scientifique serait tout à fait ridicule.
C'est comme si l'on disait : « Un cochon n'est un cochon
que quand il est engraissé, mais afin d'être engraissé il faut
d'abord qu'il soit un cochon. » Le jeu de mots dans l'aphorisme
ci-dessus repose sur le double sens du mot homme ;
convenablement interprété, il revient à ceci : « L'homme ne
pouvait s'élever de ce qu'il est par nature à ce qu'il était
destiné à devenir, sans le secours de la parole ; mais il n'eût
jamais produit la parole s'il n'eût été doué dès l'origine de
ces facultés que nous le voyons posséder et qui le rendent
homme. » C'est là précisément notre doctrine.

Nous avons déjà dit que le linguiste était hors d'état de
former même une conjecture plausible, sur le temps où les
premiers germes du langage sont apparus, et sur la durée
des périodes consacrées à leur développement. Les opinions
diffèrent beaucoup sur ce point et ne sauraient, quant à
présent, être réconciliées entre elles, puisqu'il n'y a point de
critérium pour les juger. Tout ce que nous voyons depuis
le commencement de la période historique, nous donne sujet
de croire que le progrès a été lent, et quant à savoir quel a
été ce degré de lenteur, cela est peu essentiel, et cette
recherche peut être laissée à la science de l'avenir, si tant
est qu'elle puisse aller jusque-là ; mais ce dont il faut nous
garder, c'est d'imaginer que la confection du langage a été
une tâche que les hommes ont prise à cœur, sur laquelle
ils ont porté leur attention, qui a absorbé une partie de leur
énergie nerveuse, et les a détournés de travailler dans
d'autres directions. La formation des langues est purement
252un incident de la vie sociale et du développement de la civilisation.
Chaque pas fait dans cette voie est déterminé par
une cause occasionnelle, qui est la génératrice de l'acte de
nomenclature. Il est aussi faux de penser que les hommes
ont fait provision de mots pour leur usage et celui de leurs
descendants, qu'il le serait de supposer qu'ils ont fait provision
de jugements et d'idées, pour que leurs successeurs
revêtissent de mots ces idées et ces jugements. Dans chacune
de ses périodes, l'humanité trouve ce dont elle a besoin
et rien de plus. Une génération ou une époque peut, il est
vrai, en donnant un corps d'une façon heureuse à une distinction
particulièrement féconde, imprimer une impulsion
plus forte au progrès du langage et jeter les fondements
d'une nouvelle portion de l'édifice ; ainsi en fut-il, par
exemple, quand les premiers Indo-Européens introduisirent
dans leur langue (comme nous avons cru le voir plus
haut) une forme prédicative spéciale, un verbe ; ce fait est
analogue à ces heureuses inventions ou découvertes (la manipulation
du fer, la domestication des animaux utiles, par
exemple) qui ont fait prendre un nouveau tour à l'histoire
d'une race et l'ont fait entrer dans une voie où il semble que
toute autre race eût pu aussi bien entrer qu'elle ; nous avons
l'habitude d'appeler ces événements, accidentels, et ce mot
est assez juste si nous entendons par là qu'ils sont le produit
de forces et de circonstances si nombreuses, si indéterminables
que nous n'eussions pu d'avance en prévoir le résultat ;
mais, soit que la formation du langage ait été lente
ou rapide, le fait est qu'elle est continue. Le progrès peut
être accéléré ou ralenti par les circonstances et, les habitudes
d'une société, mais il ne cesse jamais ; et à aucune
époque de l'histoire, le langage n'a marché comme aujourd'hui.

Le nom que nous donnerons au progrès du langage est de
peu d'importance. Sera-ce invention, fabrication, conseil,
production, génération ? chacun de ces termes a ses partisans
et ses détracteurs. Qu'importe, pourvu qu'on comprenne
la chose telle qu'elle est ; nous nous soucions peu de la
phraséologie qu'on emploiera pour la caractériser. On peut,
assez convenablement, comparer un mot à une invention ;
253il a son lieu, son temps, son mode ; ses circonstances qui
ont déterminé l'esprit ; il y a eu pour lui préparation dans
les faits et dans les habitudes antérieures de langage ; il est
appelé à exercer une influence sur le développement futur
d'une langue ; tout cela fait qu'on peut dire que chaque mot
est une invention. Mais l'ensemble du langage est une institution,
une œuvre collective à laquelle ont mis la main des
milliers de générations et des milliards d'ouvriers.254

Chapitre quinzième
La science du langage : conclusion

Caractère de l'étude du langage ; son analogie avec celle des sciences
physiques. — Méthodes historiques de cette étude ; l'étymologie ;
règles à suivre pour se livrer avec succès à cette recherche. —
Philologie comparée et science linguistique. — Histoire de l'étude
scientifique du langage.

Nos conclusions au sujet de l'étude du langage doivent
être brèves et servir de corollaire à ce que nous avons dit
déjà. Pour le lecteur qui accepte notre doctrine telle que
nous l'avons exposée, le reste va de soi. Pour celui qui la
rejette, le temps est passé d'argumenter.

D'abord, que l'on accorde ou qu'on refuse à l'étude du langage
le nom de science, cela est d'un intérêt fort secondaire.
Cette étude a son caractère, sa sphère, son importance à
l'égard des autres départements de la connaissance générale.
Que certaines personnes donnent du mot science une définition
qui le rend inapplicable à la linguistique, c'est ce qui
nous importe peu.

Ce qui importe au linguiste c'est qu'on ne travestisse point
le caractère de son étude et qu'on ne rende pas son terrain
changeant, comme il arriverait si on la déclarait science
physique ou science naturelle, à une époque où ces sortes
de sciences remplissent l'esprit de l'homme de stupeur par
leurs merveilleuses découvertes et s'arrogent presque à elles
seules le nom de sciences. C'est un signe qui sert à nous
montrer que l'étude du langage est dans sa période de formation
255que cette différence d'opinion entre les linguistes
sur la question de savoir si l'étude du langage est une
branche de la physique ou de l'histoire. Le différend est à
peu près réglé maintenant : certainement il est temps que
les opinions fausses sur la nature du langage et par conséquent
sur la nature de l'étude du langage soient renvoyées
à l'école. Toute matière dans laquelle on voit les circonstances,
les habitudes et les actes des hommes constituer un
élément prédominant, ne peut être autre chose que le sujet
d'une science historique ou morale. Pas un mot n'a jamais
été prononcé dans aucune langue sans l'intervention de la
volonté humaine. Cette même volonté a opéré tous les développements
et tous les changements du langage, en vertu de
préférences fondées sur les besoins ou sur la commodité de
l'homme. Il n'y a qu'une méprise radicale sur la nature de
ces phénomènes, qu'une perversion d'analogie avec les
sciences naturelles, qui puisse faire classer la science linguistique
parmi les sciences physiques.

Ces analogies sont frappantes et on les emploie souvent
dans des comparaisons instructives. Il n'y a point de branche
de l'histoire qui se rapproche tant des sciences naturelles
que la linguistique ; il n'y en a point qui ait affaire à tant de
faits séparés et susceptibles d'être combinés en tant de manières.
Une agglomération de sons venant à former un mot
est presque autant une entité objective qu'un polype ou qu'un
fossile. On peut la déposer sur une feuille de papier, comme
une plante dans un herbier, pour l'examiner à loisir. Quoiqu'elle
soit le produit de l'action volontaire, elle n'est point
une chose artificielle ; la volonté humaine ne constitue
qu'une petite partie de son essence. Nous y cherchons les
circonstances qui ont déterminé cette volonté sans que
l'homme en ait eu conscience ; nous voyons dans un mot
une partie d'un système, un anneau d'une chaîne historique,
un terme d'une série, un signe de capacité, de culture, un
lien ethnologique. Ainsi, un morceau de silex taillé, un dessin
grossier de quelque animal, un ornement, est un produit de
l'intention, mais nous le regardons, tout à indépendamment
de cette circonstance, comme un pur souvenir historique,
comme un fait aussi objectivement réel qu'un os fossile ou
256qu'une empreinte de pas. Les matériaux de l'archéologie
sont plus physiques encore que ceux de la linguistique et,
cependant, on n'a jamais songé à appeler l'archéologie une
science naturelle.

Comme la linguistique est une science historique, ses
preuves et ses méthodes de probation sont historiques aussi.
Elles ne se démontrent point d'une façon absolue ; et elles
se composent de probabilités comme celles des autres
branches de l'histoire. Il n'y a point là de règles par l'application
stricte desquelles on soit sûr d'arriver à d'infaillibles
résultats. Il n'existe aucun moyen de se dispenser de
chercher de tous côtés des témoignages, de les arranger, de
les comparer et de juger entre eux quand ils sont contradictoires.
Il faut savoir tirer des conclusions, mais se garder
de les pousser trop loin ; il faut savoir aussi se tenir sur la
réserve et ne point conclure, dans cette partie comme dans
les autres de l'investigation historique.

Le procédé des recherches linguistiques repose sur l'étude
des étymologies, et sur l'histoire individuelle des
mots et de leurs éléments. Des mots, on s'élève aux classes
de mots ; puis, aux parties du discours ; puis, aux langues
tout entières. C'est donc de l'exactitude des recherches
étymologiques que dépend le succès général, et le perfectionnement
de la méthode appliquée à cette étude distingue
le linguiste moderne de ses devanciers. Le linguiste d'autrefois
prenait bien le même point de départ : la ressemblance
ou l'analogie de forme ou de sens qui se trouve entre les
mots ; mais son travail était irrémédiablement superficiel,
c'est qu'il était guidé par des similitudes qui n'existaient
qu'à la surface ; qu'il ne tenait point compte de la diversité
essentielle, cachée sous ces apparentes ressemblances et
qu'il faisait comme le naturaliste qui comparerait et classerait
ensemble les feuilles vertes, le papier vert, les ailes
vertes des insectes et les minéraux verts. Il ne prenait point
garde aux sources d'où provenaient ses matériaux ; en un
mot il ne possédait point son sujet assez bien pour avoir
une méthode. Une connaissance plus étendue des faits et,
par conséquent, une perception plus claire de leurs rapports,
a changé tout cela. Surtout la séparation des langues en familles
257avec divisions et subdivisions, non-parenté, parenté,
et degrés de parenté, a causé une révolution, en établissant
un critérium pour juger de la valeur des analogies apparentes.
On a compris que là où il y avait parenté entre deux
langues la ressemblance entre deux mots constituait une
probabilité en faveur de leur identité étymologique ; que là
où il n'y avait point parenté, la probabilité était en sens
contraire, et que pour réussir dans ses efforts, le chercheur
d'analogies de mots devait être guidé par les affinités démontrées
des langues entre elles. Jusqu'à ce que ces affinités
soient établies, les comparaisons ne peuvent être que des
tâtonnements, des essais faits avec prudence dans toutes les
directions et dont il faudrait se garder d'exagérer les résultats.
Mais quand on est parvenu à constituer une famille
comme la famille indo-européenne, avec ses branches, ses
rameaux et ses dialectes, tous reconnus sur un vaste ensemble
de témoignages et après un examen approfondi ; qu'on
voit à côté d'elle une autre famille comme la famille scythique ;
et à côté d'elle encore, une autre famille comme la
famille sémitique ; alors, il y a lieu de subordonner la comparaison
de détails entre les branches, à la comparaison des
branches et des familles entre elles. Sans doute la question
reste ouverte, de savoir si toutes les familles ne sont point, en
dernier ressort, parentes les unes des autres ; mais elle est,
comme nous l'avons dit dans les chapitres précédents, extrêmement
difficile à résoudre et ce n'est que lorsqu'on aura
compris à fond la structure de chaque famille que l'on pourra
attribuer quelque valeur aux ressemblances apparentes de
mots qui peuvent se trouver entre elles. Il ne suffit pas que
l'œuvre ait été faite sur un point et qu'on ait analysé la
structure d'une famille. Il faut qu'on ait réduit à l'analyse
complète chacun des termes de la comparaison pour que le
sujet puisse être regardé comme commensurable.

Enfin, il y a deux règles fondamentales dont on ne doit
jamais s'écarter dans l'étude comparée des langues : tenir
compte des classifications génétiques établies ; se rendre
complètement maître des deux langues que l'on veut comparer.
Faute d'y être fidèle, on fait encore tous les jours
paraître des volumes remplis de décombres linguistiques
258jetés en désordre, et de conclusions vagues ou fausses tirées
de prémisses insuffisantes. Mais si l'on s'attache à ces deux
règles, il n'y a point de limites aux progrès de l'étude comparée
et aux résultats qu'elle peut produire. Nous avons
déjà remarqué qu'aucun fait de langue ne saurait être compris,
si on ne le met pas en regard d'un fait analogue et, certainement,
tant qu'il restera un coin du monde inexploré
par la science, quelques-unes des opinions que nous professons
aujourd'hui avec confiance, seront exposées à être
renversées.

La méthode comparée n'appartient pas plus en réalité à
l'étude du langage qu'à aucune autre branche de la science
moderne ; mais elle a suffisamment marqué le nouveau
mouvement scientifique, au commencement du siècle, pour
que le nom de philologie comparée ait, comme auparavant
celui d'anatomie comparée et, ensuite, celui de mythologie
comparée
, trouvé faveur auprès des contemporains. Ce titre
est assez exact, aussi longtemps qu'il s'agit de collectionner
les matériaux et de les choisir, afin de déterminer les relations
des langues entre elles, et de pénétrer dans les secrets
de leur structure et de leur développement ; mais il devient
insuffisant, si on l'applique à la science linguistique tout
entière, à la glottologie. La philologie comparée et la science
linguistique sont les deux côtés d'une même étude. La première
embrasse d'abord les faits isolés d'un certain corps de
langues, les classe, indique leurs rapports, et arrive aux
conclusions que ces rapports suggèrent. La seconde, fait des
lois et des principes généraux du langage son principal
objet, et ne se sert des faits que comme d'exemples à l'appui.
L'une est la phase du labeur ; l'autre la phase de la critique
et de l'enseignement dogmatique ; l'une sème et l'autre
moissonne ; l'une est plus importante comme éducation
scientifique, l'autre, comme élément de culture générale.
Mais il est bien inutile d'établir entre ces deux branches
d'une même science une question de prééminence, puisqu'elles
sont toutes les deux également indispensables au
linguiste sérieux.

Cependant, ces deux parties d'une même étude diffèrent
assez entre elles pour qu'on puisse exceller dans l'une et
259point dans l'autre. La philologie comparée est compliquée
d'une infinité de détails, comme le sont la chimie ou la zoologie,
et l'on sait qu'on peut être un admirable manipulateur
sans être versé dans les grandes généralisations de la chimie ;
ou être habile dans l'anatomie comparée sans avoir,
pour cela, de saines notions en biologie. On pourrait citer
pour preuves, des hommes de notre temps qui jouissent
d'une haute réputation comme maîtres de la philologie comparée
et qui, lorsqu'ils essayent de raisonner sur les grandes
vérités de la linguistique, tombent dans des bévues
grossières et des absurdités, et, même sur les points secondaires,
laissent voir une complète absence de théories défendables.
Le travail de comparaison a été fait et continue
de se faire sur une grande échelle et avec des résultats d'un
grand prix ; mais la science du langage proprement dite est
dans l'enfance et ses principes sont le sujet d'une grande
diversité d'opinions et d'une vive controverse. Il est grand
temps que cet état de choses, tolérable au début d'une
science, cesse, et qu'en linguistique, comme dans les autres
sciences d'observation et de déduction — par exemple la
chimie, la zoologie, la géologie — il y ait un corps, non-seulement
de faits reconnus, mais de vérités établies, qui
s'impose à tous ceux qui prétendent au nom de savant.

Faire ici l'histoire de la science linguistique ne nous semble
pas nécessaire. L'espace nous manquerait et d'ailleurs,
c'est là un sujet qui mérite d'être traité séparément comme
il l'a été déjà 15. Les commencements de la science remontent
aux premiers regards qu'ont jetés les hommes sur les
faits qui se passaient en eux-mêmes et hors d'eux-mêmes.
Les germes de toutes les doctrines modernes importantes
se trouvent dans les réflexions des philosophes grecs par
260exemple, mais obscurs et mêlés à beaucoup de notions
fausses. Ils ne connaissaient guères que leur propre langue
et ne pouvaient par conséquent arriver aux généralisations
vraies. Dans le grand mouvement du dernier siècle, il était
impossible que la science linguistique ne participât point à
la rénovation de toutes les autres sciences, c'est ce qui a eu
lieu. L'impulsion lui a été donné par les spéculations et les
déductions d'hommes comme Leibnitz et Herder, par les
classifications de langues faites en Russie sous le règne de
Catherine par Adelung et Vater, etc. ; par l'introduction du
sanscrit dans la science de l'Europe et par ce fait que Jones
et Colebrooke surent en comprendre les rapports avec les
langues européennes et signaler l'importance de ces rapports.
Ce fut là la cause décisive du rapide succès des études linguistiques.
Les faits rassemblés mais confus se rangèrent
d'eux-mêmes à leur place et, sur la base de la philologie
indo-européenne, s'éleva l'édifice de la philologie comparée.
Frederick Schlegel fut un des précurseurs de cette science
et Franz Bopp en fut le fondateur. En même temps que la
grande grammaire comparée des langues indo-européennes
de Bopp, parut la grammaire comparée des langues de la
branche germanique par Jacob Grimm, deux chef-d'œuvre
qui élevèrent la linguistique au rang de la science.

On remarquera que presque tous ces noms sont allemands ;
c'est qu'en effet, à l'Allemagne appartient presque
tout entière la gloire d'avoir créé la philologie comparée ;
les autres pays n'y ont contribué que pour une part secondaire.
Parmi les contemporains allemands, les noms de
George Curtius, Pott, Benfey, Schleicher, Kuhn, Leo Meyer,
sont les plus en évidence ; mais ces savants ont des compatriotes
qui leur sont presque égaux en éminence, et en si
grand nombre qu'il serait trop long de les nommer tous. En
dehors de l'Allemagne, il y a Rask, en Danemark, Burnouf,
en France, Ascoli, en Italie, qui ont droit d'être nommés à
côté des grands maîtres allemands.

Mais pendant que l'Allemagne est l'école de la philologie
comparée, les savants de ce pays se sont beaucoup moins
distingués dans ce que nous avons appelé la science du langage.
Il y a chez eux (tout autant qu'ailleurs) une telle discordance
261d'opinions sur des points de la plus fondamentale
importance, une telle incertitude de doctrine, une telle indifférence
à cet égard, et une telle inconséquence, qu'on
peut dire que la science du langage n'est pas encore née
parmi eux. Accoutumés comme on l'est, à tourner les yeux
vers l'Allemagne pour se guider dans toutes les matières linguistiques,
on ne croira point posséder dans le monde
une science du langage, tant qu'elle-même n'en possédera
pas une. Cependant, au point de vue où en sont arrivées, ,
d'un côté la philologie, et de l'autre l'anthropologie, la période
du chaos ne saurait durer plus longtemps ; si l'on veut
commencer par étudier, pour apprendre à connaître la
vie et le développement du langage, les faits qui sont le plus
à notre portée, on arrivera à des doctrines coordonnées et
sensées sur la nature, l'origine et l'histoire de cette plus
ancienne et plus précieuse des institutions humaines.

FIN.262

11. Voyez notre ouvrage : Du Langage et de son Etude, pages 448 et
suivantes, et nos Etudes sur l'Orient et la Linguistique, tom. II,
pages 193-196.

21. La somme de philosophie savante qui a été inutilement dépensée
pour expliquer ce simple fait, comme s'il renfermait la distinction
métaphysique du moi et du non moi, est chose véritablement
incroyable.

31. « Around'gan Marmion wildly stare. » Walter Scott.

41. Voyez nos Etudes Orientales et Linguistiques, seconde série (1874),
où plusieurs questions alphabétiques sont plus amplement traitées.

51. Les principales autorités sont : L. Lersch, Sprachphilosophie der
Alten
(1840) ; H. Steinthal, Geschichte der Sprachwissenschaft bei den
Griechen und Römern
(1862-3) ; F. Benfey, Geschichte der Sprachwissenschaft
und orientalischen Philologie in Deutschlaud
(1869). Le
docteur J Jolly a ajouté une esquisse du sujet en deux chapitres à
sa traduction de Language and Study of Language, par l'auteur de cet
ouvrage (Munich, 1874) ; et l'on trouve beaucoup de détails intéressants
sur la matière dans les Conférences sur la science du langage,
par Max Muller, première série.