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Adam, Lucien. Classifications et linguistique – T02

II
La linguistique
est-elle une science naturelle ou une science historique ?

Cette question a reçu, jusqu'à ce jour, trois solutions
différentes que je vais examiner successivement, après
quoi je me hasarderai à en proposer une quatrième :

La linguistique est une science naturelle (Schleicher,
MM. Max Müller, Abel Hovelacque, Vinson).

La linguistique est une science historique (M. Whitney).

La linguistique est une science historique par son
objet, une science naturelle par sa méthode (M. Fr.
Müller).

I

« La linguistique est une science naturelle, la philologie
une science historique, » tel est le point de départ de
M. Abel Hovelacque (1)1. La philologie ayant précédé la
linguistique, il s'applique tout d'abord à définir celle-là, et
voici en quels termes il le fait :

« La tâche du philologue est l'étude critique des littératures
373sous le rapport de l'archéologie, de l'art, de la
mythologie ; c'est la recherche de l'histoire des langues et
subsidiairement de leur extension géographique ; c'est la
découverte des emprunts qu'elles se sont faits les unes
aux autres dans le cours des temps, en particulier des
emprunts lexiques ; c'est, enfin, la restitution et la correction
des textes.

C'est là, au premier chef, une science historique,
une branche considérable de l'érudition. Avant le développement
contemporain des sciences naturelles, les langues
n'étaient envisagées, et il n'en pouvait être autrement, que
sous ce seul et unique rapport ; la philologie a précédé de
longtemps la linguistique.

La philologie simplement dite ne s'attache qu'à une
seule langue : elle la critique, en interprète les documents,
en améliore les textes d'après les données et les
informations que peut lui fournir cette seule et même
langue. L'étude vient-elle à se porter de façon corrélative
sur deux langues diverses, ou sur plusieurs branches
d'un même idiome, la philologie devient alors comparée.
Ainsi, la philologie dite classique est le plus souvent
comparée : elle s'occupe, comme l'on sait, des textes
grecs et latins. De même la philologie romane, la philologie
germanique, la philologie slave sont, les unes et les
autres, comparées ; elles traiteront, par exemple, de l'influence
qu'exerça la langue des Précieuses du XVIIe siècle
sur la langue courante des âges suivants ; du rôle que joua
dans la formation de l'allemand moderne la version de la
Bible par Luther ; de l'extension des langues slaves vers
l'ouest de l'Europe, au Moyen Âge, puis de leur rétrogradation
vers l'est. Également comparée est la philologie
374dite orientale, qui s'applique à ces trois langues : le persan,
l'arabe, le turc, tout étrangères que soient les unes aux
autres ces différentes langues sous le rapport linguistique.
Dans l'Inde et dans l'extrême Orient, le bouddhisme a
donné naissance à une philologie comparée, tout comme
la légende de Charlemagne dans l'Europe occidentale (1)2. »

Il va de soi que ceux qui étudient les langues modernes,
soit pour mieux connaître leur littérature, soit pour
se tenir au courant des progrès de quelque science, soit
pour entretenir à l'étranger des relations commerciales,
ne font point œuvre de philologie ; pourquoi donc ceux
qui étudient les langues anciennes ou les langues orientales
dans un but, soit littéraire, soit historique, soit religieux,
seraient-ils réputés philologues ? Les langues ne
sont non plus pour eux que des moyens, des clés, des
outils. J'éliminerais donc de la définition qui précède
« l'étude critique des littératures sous le rapport de l'archéologie,
de l'art, de la mythologie ».

Relativement au second paragraphe, « la recherche de
l'histoire des langues, etc. », je constate que M. Abel
Hovelacque a omis de distinguer l'histoire interne des
langues de leur histoire externe, distinction qui est cependant
de la plus haute importance, car si l'histoire externe
des langues relève de la philologie, leur histoire interne
fait partie intégrante de la linguistique.

Certains végétaux, comme le cerisier, le cotonnier, le
maïs, la banane, la pomme de terre, certains animaux
comme le renne, l'aurochs, le surmulot, donnent lieu à
des recherches historiques et géographiques sans rapport
375direct avec la botanique ou la zoologie. Il en est de même
de certaines langues : du français, du latin, du sanscrit,
de l'arabe, et en général de foules les langues ayant été
parlées durant des siècles par des peuples qui ont connu
l'art de l'écriture. On peut, par exemple, étudier la langue
française dans son développement historique externe,
c'est-à-dire dans ses évolutions littéraires, dans la succession
des manières de parler et d'écrire. Joinville, Ronsard,
les Précieuses, Voltaire, Châteaubriand, Victor Hugo se
sont servis, scientifiquement parlant, du même instrument,
bien qu'au point de vue historique ils n'aient point
écrit dans la même langue. La détermination de l'influence
qu'exerça la langue des Précieuses sur la langue courante
des âges suivants sera donc une œuvre de philologie, un
chapitre d'histoire. Mais on peut aussi étudier la même
langue française dans son développement historique interne
c'est-à-dire dans ses évolutions phonétiques, morphologiques,
idéologiques. Or une étude semblable formera
incontestablement un chapitre de linguistique. Il faut, en
conséquence, modifier le second paragraphe en faisant
suivre du qualificatif « externe » le mot « histoire ».

Les deux derniers paragraphes sont irréprochables. Les
emprunts que les divers idiomes se sont faits les uns aux
autres, l'histoire externe des mots, la restitution et la
correction des textes, voilà bien ce qui, avec l'histoire
externe des langues, constitue le domaine propre de la
philologie. Il est clair que tout cela relève de l'histoire, et
qu'autant que cet ensemble de recherches puisse être élevé
à la dignité de science, la philologie est une science historique.

Quant à la philologie comparée, c'est purement une
376question de mot. M. Max Müller emploie couramment
cette expression comme synonyme de celle de « science du
langage ». M. Whitney l'applique à ce qui constitue la linguistique,
en même lemps qu'il l'oppose à ce qu'il nomme
la « science linguistique (1)3. » D'un autre côté, M. Hovelacque
s'ingénie à montrer que la philologie peut devenir
comparée, sans cesser de demeurer une science historique.
« Comment, demande-t-il, pour être comparée, la
philologie se transformerait-elle en linguistique ? » — En
aucune façon, répondrai-je. Dans la pensée de ceux qui
l'ont forgée, l'expression de philologie comparée désignait
ce que vous appelez linguistique, par opposition à ce que
vous appelez philologie. Mais cette dénomination, alors
suffisante, bien qu'inexacte, est devenue aujourd'hui absolument
impropre, et il convient de la bannir pour s'en
tenir à celle de linguistique, qui a prévalu, au moins en
France.

Qu'est-ce que la linguistique ? — La linguistique, dit
M. Hovelacque, peut être définie : « l'étude des éléments
constitutifs du langage articulé et des formes diverses
qu'affectent ou peuvent affecter ces éléments. En d'autres
termes, la linguistique est la double étude de la phonétique
et de la structure des langues (2)4. »

En limitant intentionnellement l'objet de la linguistique
à la phonétique et à la morphologie (structure des langues),
M. Abel Hovelacque a relégué dans le domaine de
la philologie l'histoire interne des langues et cette branche
de la science que M. Vinson a appelée fonctiologie. Il a,
377en outre, procédé dans sa définition, comme ferait un botaniste
disant que la botanique s'occupe des organes des
plantes et des fonctions qu'ils remplissent, sans ajouter
qu'elle s'occupe aussi de décrire et de classer les plantes.
En effet, à côté de la botanique (physiologique phytotomie,
organographie, morphologie, physiologie, organogénésie)
il y a une botanique descriptive et systématique aboutissant
à la classification naturelle des végétaux. De même la
linguistique physiologique (phonétique, morphologie, idéologie)
se complète par la linguistique systématique ou
classification.

On définira donc plus exactement la linguistique en
disant qu'elle a pour objet d'étudier les langues dans
leurs éléments constitutifs, dans les formes diverses que
ces éléments peuvent revêtir, dans leurs fonctions, dans
leur histoire interne, de les décrire, de les classer.

II

MM. Whitney et F. Müller rangent la linguistique parmi
les sciences historiques.

« Le langage humain, dit le second, n'est point un fait de
race, mais bien un fait de nationalité, un fait social. Il suit de
là qu'au point de vue de son objet, la linguistique est une
science morale historique, et non une science naturelle. Au
surplus, le langage n'est pas un organisme en soi comme
les organismes naturels ; il est le produit incessant de l'activité
intellectuelle humaine. En dehors de l'esprit humain
il n'a point d'existence propre. C'est, ainsi que l'a dit Humboldt,
une énérgéia et non un ergon. Si, dans ces derniers
378temps, l'erreur que le langage serait une science naturelle
s'est propagée, cela tient à ce que la plupart des linguistes
ont vu dans le langage un ergon. Pour comprendre cette
assertion de Schleicher que « les langues vivent comme les
organismes naturels », il faudrait confondre le langage
véritable avec le langage littéraire fixé par l'écriture. Or,
tous les linguistes savent que le langage consiste moins
dans l'impuissant langage littéraire que dans le langage
populaire, lequel a son siège, non dans un livre, mais dans
l'âme du peuple où il se crée, à tous instants, avec une
force toujours nouvelle (1)5. »

M. Whitney développe ainsi qu'il suit le premier de ces
arguments : « Une autre question anthropologique très-importante
qui se trouve liée à notre classification des
langues, c'est le rapport de cette même classification avec
celle que la science ethnologique nous donne des races
humaines. Et ici, nous devons commencer par avouer sans
réserve que les deux ne s'accordent pas : des langues
complètement différentes sont parlées par des peuples que
l'ethnologiste ne sépare point, et des langues de la même
famille sont parlées par des peuples complètement étrangers
les uns aux autres. Notre doctrine touchant la nature
du langage s'arrange parfaitement de ce fait. Nous avons
vu qu'il n'existe pas de lien nécessaire entre la race et la
langue, et que tout homme parle indifféremment, de quelque
sang qu'il soit né, la langue qu'on lui a apprise dans
son enfance. Or, de même que l'individu peut parler une
langue différente de celle de ses ancêtres, de même une
société (qui n'est qu'une agglomération d'individus) peut
379acquérir une langue étrangère et ne pas garder le moindre
souvenir de sa langue originelle (1)6. »

Il est incontesté qu'actuellement des peuples de même
race parlent des langues différentes, que des peuples de
races différentes parlent des langues appartenant à la
même famille, qu'ainsi la classification linguistique ne
cadre point avec la classification anthropologique. Mais,
ainsi que le fait remarquer M. Topinard, « les langues
qu'emploient aujourd'hui les peuples disséminés sur la
terre ne sont pas nécessairement celles qu'ils ont parlées
auparavant… Les langues, de même que les systèmes de
mythologie, les modes de numération et toutes les coutumes
ethniques, persistent souvent dans le milieu où elles
ont pris naissance et ont certainement plus de chances de
se perpétuer dans ce milieu ; mais souvent aussi elles en
changent. Elles se transmettent d'une race à l'autre ou
d'un peuple à un autre, en tout ou en partie, surtout
lorsque la langue de l'envahisseur est plus perfectionnée et
répond mieux aux mœurs nouvelles, etc. (2)7. »

L'argument tiré du défaut de concordance entre les
races et les langues n'a donc de portée qu'autant qu'il
s'agit de l'histoire externe des langues et qu'on cherche à
appliquer la classification linguistique historiquement et
géographiquement. Je m'explique. Quand le linguiste
groupe les langues par familles, il considère les langues
en elles-mêmes comme autant d'erga, sans se préoccuper
des peuples qui les parlent ou les ont parlées ; il fait
abstraction du temps, de l'espace, de l'histoire, de la géographie,
380en un mot de tout ce qui n'est pas la langue
elle-même. S'il est arrivé à déterminer scientifiquement
cent ou cent vingt familles irréductibles entre elles, il
laisse aux ethnographes, aux historiens, le soin d'appliquer
cette classification aux différents peuples dans l'espace et
dans le temps.

M. Fr. Müller a raison d'affirmer que les langues sont
des faits de nationalité, encore bien qu'à l'origine la nationalité
n'ait point été distincte de la race. Mais la linguistique
n'a égard ni aux nationalités ni aux races ; elle
ne relève ni de l'histoire, ni de l'anthropologie : elle est
une science autonome.

L'argument que M. Fr. Müller tire du caractère subjectif
du langage est sans portée, car la linguistique a pour
objet, non le langage en soi, l'énérgéia, mais les langues,
les erga. Or, il est impossible de nier que pour un enfant
les mots dont se compose une langue soient des entités
objectives. L'enfant perçoit ces groupes phonétiques par le
sens de l'ouïe, comme il perçoit par ceux de la vue et du
toucher les objets qui l'entourent.

Il en est de même, pour l'homme fait, des mots d'une
langue étrangère. Quand, par exemple un Français entend
prononcer le mot brod, ce groupe phonétique est pour lui
quelque chose d'absolument objectif, même après que la
signification lui en a été indiquée, car si le groupe phonétique
pain a fini par faire corps dans son esprit avec
l'idée dont il est le signe matériel, pendant bien longtemps
le groupe brod ne s'unira à cette même idée qu'au
prix d'un effort. Sans doute, ce n'est point la nature qui
a produit les groupes phonétiques et les langues : les uns
et les autres sont de provenance humaine ; mais la question
381n'est point résolue par ce truism. La question est, en
réalité, de savoir si les langues ont été formées arbitrairement
ou fatalement, si on y découvre des lois aussi certaines
et aussi constantes que dans le monde végétal, ou
bien si ce sont des institutions « dans lesquelles prédomine
cet élément indéfini qu'on appelle la volonté
humaine (1)8. »

M. F. Müller ajoute que les langues ne sont point des
organismes doués d'une vie propre comme les organismes
naturels. Cela est vrai en ce sens que les langues
naissent et meurent avec telle ou telle société. Mais si,
durant leur vie, elles vont se développant et se dégradant ;
si on les surprend, dans leur histoire interne, au point de
vue phonétique et morphologique, en voie de formation,
puis de maturité, ensuite de décadence ; si elles s'assimilent
les éléments étrangers introduits dans leur être ; s'il
y a en elles une force latente dont l'action se fait sentir
dans toutes les phases de leur vie, et qui maintient leur
individualité jusqu'au moment où elles cessent d'être parlées,
il faudra bien reconnaître qu'elles constituent idéalement
de véritables organismes. Or, à cet égard, tous les
linguistes sont d'accord, et M. Fr. Müller lui-même a écrit
ces lignes : « Gleich jedem Organismus, der belebt in die
Erscheinung tritt, muss die Sprache zwei Sphären der
Entwicklung durchlaufen, nämlich jene, in welcher wir
sie unter unsern Augen heranwachsen und sich entfalten
sehen, und jene, in welcher sie zu dem, als was sie uns
erscheint, sich heranbildete (2)9. »382

Autrement absolu que le linguiste viennois, M. Whitney
résout la question en ces termes : « Ce qui importe au
linguiste, c'est qu'on ne travestisse point le caractère de
son étude et qu'on ne rende pas son terrain changeant,
comme il arriverait si on la déclarait science physique ou
science naturelle, à une époque où ces sortes de sciences
remplissent l'esprit de l'homme de stupeur par leurs merveilleuses
découvertes et s'arrogent presque à elles seules le
nom de sciences. C'est un signe qui nous montre que l'étude
du langage est dans sa période de formation que cette différence
d'opinion entre les linguistes sur la question de savoir
si l'étude du langage est une branche de la physique ou de
l'histoire. Le différend est à peu près réglé maintenant ( ?).
Certainement, il est temps que les opinions fausses sur
la nature du langage soient renvoyées à l'école. Toute
matière dans laquelle on voit les circonstances, les habitudes
et les actes des hommes constituer un élément prédominant
ne peut être autre chose que l'objet d'une
science historique ou morale. Pas un mot n'a jamais été
prononcé dans aucune langue sans l'intervention de la
volonté humaine. Cette même volonté a opéré tous les
développements et tous les changements du langage, en
vertu de préférences fondées sur les besoins ou sur la
commodité de l'homme. Il n'y a qu'une méprise radicale
sur la nature de ces phénomènes, qu'une perversion
d'analogie avec les sciences naturelles, qui puisse faire
classer la linguistique parmi les sciences physiques.

Ces analogies sont frappantes, et on les emploie souvent
dans des comparaisons instructives. Il n'y a point de
branche de l'histoire qui se rapproche autant des sciences
naturelles que la linguistique ; il n'y en a point qui ait
383affaire à tant de faits séparés et susceptibles d'être combinés
en tant de manières. Une agglomération de sons
venant à former un mot est presque autant une entité
objective qu'un polype ou qu'un fossile. On peut la déposer
sur une feuille de papier, comme une plante dans un
herbier, pour l'examiner à loisir. Quoiqu'elle soit le produit
de l'action volontaire, elle n'est point une chose artificielle ;
la volonté humaine ne constitue qu'une faible
partie de son essence. Nous y cherchons les circonstances
qui ont déterminé cette volonté, sans que l'homme en ait
conscience ; nous voyons dans un mot une partie d'un
système, un anneau d'une chaîne historique, un terme
d'une série, un signe de capacité, de culture, un lien
ethnologique. Ainsi, un morceau de silex taillé, un dessin
grossier de quelque animal, un ornement, est un produit
de l'intention ; mais nous le regardons, tout à fait indépendamment
de cette circonstance, comme un pur souvenir
historique, comme un fait aussi objectivement réel
qu'un os fossile ou qu'une empreinte de pas. Les matériaux
de l'archéologie sont plus physiques encore que
ceux de la linguistique, et cependant on n'a jamais songé
à appeler l'archéologie une science naturelle.

Comme la linguistique est une science historique, ses
preuves et ses méthodes de probation sont historiques
aussi. Elles ne se démontrent point d'une façon absolue,
et elles se composent de probabilités comme celle des autres
branches de l'histoire. Il n'y a point là de règles par l'application
stricte desquelles on soit sûr d'arriver à d'infaillibles
résultats (1)10. »384

On voit qu'entre M. Abel Hovelacque et M. Whitney,
l'opposition est absolue.

III

Il n'en est pas de même entre MM. Abel Hovelacque et
Fr. Müller, car, après avoir rangé la science du langage
parmi les sciences historiques, le linguiste viennois admet
qu'elle procède par voie d'induction et de déduction,
qu'elle vise à expliquer les faits particuliers par des lois
générales, et qu'elle aboutit non à des probabilités, mais à
des certitudes.

« Au fond, dit-il, l'erreur qui consiste à ranger la
science du langage parmi les sciences naturelles provient
de ce que la méthode dont use cette science diffère absolument
de la méthode suivie par les autres sciences historiques,
de ce que sa méthode est exactement celle des
sciences naturelles. La méthode de ces dernières est celle
qu'on appelle inductive. et déductive ; elle repose psychologiquement
sur une Apperception subsumirenden und
schœpferischen
(dans cette méthode le particulier est appercipirt
par le général, et l'appercipirende Moment se produit
d'abord dans l'Apperception elle-même). Tout opposée
est la méthode casuistique des sciences historiques, laquelle
s'appuie psychologiquement sur un Apperception hamonisirenden
(dans cette méthode les différentes sphères de
l'Apperception s'opposent les unes aux autres dans un rapport
extérieur, par exemple : l'opposition ou l'indifférence).
Il suit de là que les résultats des deux directions scientifiques
sont très-différentes. Tandis que les sciences inductives
385et déductives aboutissent à des conclusions tout à
fait certaines, les sciences à méthode casuistique (par
exemple l'histoire) ne peuvent donner que des Enlhymemata,
c'est-à-dire de très-grandes vraisemblances.

Comme le savent tous ceux auquels le sujet est familier,
la philologie et la linguistique traitent le langage très-différemment.
Tandis qu'en réalité la philologie examine
et résout toujours des cas concrets et qu'elle emploie la
méthode casuistique, comme on le fait dans le domaine
historique, la linguistique cherche à saisir chaque cas
particulier comme étant l'expression d'une loi générale.
Tandis que la philologie s'occupe d'amener à un état
harmonique les diverses sphères des perceptions et des
jugements, la linguistique cherche à appercipiren chaque
cas particulier par une Apperceptionsmasse générale, ou à
se former des cas soumis à son examen un Apperceptions-Moment.
— Tandis qu'ainsi la linguistique aboutit à une
série de lois générales certaines, la philologie ne peut
qu'éclaircir un cas déterminé et chercher à le faire s'accorder
avec d'autres cas coordonnés. Pour le linguiste, le
cas particulier est l'expression d'une loi qui, si ce cas ne
s'était pas offert, se serait exprimée et aurait été saisie
dans d'autres cas. Pour le philologue, au contraire, chaque
cas particulier est un individu déterminé qui doit être
examiné spécialement et saisi par voie d'Apperception
harmonisante (1)11. »

Etant donné que la méthode de la linguistique soit celle
des sciences naturelles, il importe peu, au fond, qu'on la
mette au nombre des sciences historiques.386

IV

M. Whitney ne nie pas que les changements phonétiques
auxquels les mois sont sujets soient soumis à des
lois (1)12. Mais il fait observer, d'une part : « qu'il y a
toujours au moins un des éléments de ces changements
qui se refuse à l'analyse scientifique : c'est l'action de la
volonté humaine adaptant les moyens au but sous l'impulsion
de motifs et d'habitudes qui sont le résultat de
causes si multiples et si obscures qu'elles résistent à toute
investigation (2)13 ; » d'autre part : « que le phonétiste ne
peut jamais procéder a priori ; que sa seule affaire est de
noter les faits, de déterminer les rapports entre les anciens
et les nouveaux, et de rendre compte des changements du
mieux qu'il peut, en montrant les tendances ou plutôt la
forme des tendances dont on peut penser qu'elles sont le
résultat (3)14. »

C'est bien par l'observation, c'est-à-dire a posteriori,
que les lois phonétiques ont été découvertes, et c'est bien
par l'application de ces lois à un nombre toujours croissant
de cas qu'elles ont été contrôlées, vérifiées. Mais,
ainsi que le dit très-bien M. Michel Bréal, « la phonétique,
détermine le plus souvent à l'avance la forme que telle ou
telle racine, telle ou telle flexion grammaticale, si elle est
conservée en sanscrit, en grec, en latin, en gothique, a dû
387adopter dans ces idiomes (1)15. » — « Grâce aux renseignements
que fournit la phonétique, dit-il encore, beaucoup
de questions à première vue insolubles s'expliquent d'elles-mêmes,
beaucoup d'exceptions apparentes sont ramenées
sans difficulté à des règles générales ; les formes que les
grammaires spéciales regardent comme des anomalies ne
sont souvent que des témoins isolés et mal compris d'une
prononciation plus ancienne (2)16. »

Contrairement à ce qu'avance M. Whitney, forts de la
certitude des lois phonétiques, les linguistes procèdent fréquemment
a priori ou par déduction. Ils disent par exemple,
d'une étymologie proposée, qu'elle est fausse a priori,
parce que telle consonne ne se change jamais en telle autre.

Selon M. Whitney, les changements phonétiques sont
dus à l'action de la volonté humaine adaptant les moyens
au but sous l'impulsion de motifs et d'habitudes qui sont
le résultat de causes si multiples et si obscures qu'elles résistent
à toute investigation. Sans doute, les changements
phonétiques sont dus à l'action de la volonté humaine ;
mais ces changements étant réguliers, il apparaît manifestement
que la volonté humaine a été déterminée par des
causes persistantes, et que ces causes qui sont multiples
et obscures, qui résistent à toute investigation, sont inhérentes
à l'organisme, partant sont des causes fatales.

Il est vrai que l'homme peut s'affranchir et qu'il s'affranchit
du joug des lois phonétiques, puisqu'on rencontre
en assez grand nombre, dans plus d'une langue, des mots
mal faits, par exemple en français, à côté de blâme,
388chancre, compte, dîme, essaim, meuble, orgue, porche, cheptel,
cherté, comté, combler, chartrier, hôtel, mâcher, ouvrer,
recouvrer, août, créance, doyenné, délié, douer, replier, etc.,
qui sont formés régulièrement : blasphème, cancer, comput,
décime, examen, mobile, organe, portique, capital,
charité, comité, cumuler, cartulaire, hôpital, mastiquer,
opérer, récupérer, auguste, crédence, décanat, délicat, doter,
répliquer, etc., tous mots dans lesquels quelques-unes
des lois de la phonétique gallo-latine ont été violées. Mais
ces derniers sont l'œuvre réfléchie des savants qui, il y a
trois siècles, ont introduit artificiellement dans notre
langue les mots latins dont ils avaient besoin, tandis que
les autres, appartenant à la langue populaire, sont le produit
d'une formation tout irréfléchie et spontanée (1)17. Ici
s'applique la distinction faite par M. Fr. Müller entre la
langue littéraire et la langue populaire. Dans celle-ci, qui
à proprement parler est seule l'objet de la linguistique,
les lois phonétiques sont absolues et fatales.

Il est encore, dans les langues, un autre ensemble de
lois auxquelles la volonté humaine ne peut se soustraire :
ce sont les lois morphologiques « L'anglais, par exemple,
dit à ce sujet M. Abel Hovelacque, l'anglais dans lequel se
sont introduits un si grand nombre d'éléments étrangers,
notamment d'éléments français, n'en demeure et n'en
demeurera pas moins jusqu'à son extinction une langue
germanique ; le basque est dans un cas analogue : ses
emprunts constants à deux langues romanes n'altéreront
jamais son caractère particulier. C'est encore ainsi qu'au
389Moyen Âge le huzvarèche conserva son caractère de langue
éranienne, en dépit de l'intrusion considérable d'éléments
sémitiques dont il eut à souffrir (1)18. »

Je reconnais donc qu'en tant que phonétique et que
morphologie, la linguistique est une science naturelle.

Mais, ainsi que l'a rappelé M. Michel Bréal, dans une
de ses leçons au Collège de France, « l'histoire des formes
du langage n'est que la moitié de la grammaire comparative,
et l'étude purement extérieure des mots doit toujours
être éclairée et contrôlée par l'examen de la signification (2)19. »
Dans le même ordre d'idées, après avoir
divisé la grammaire en quatre parties principales : phonétique,
morphologie, fonctiologie, syntaxe, M. Vinson s'exprime
de la sorte : « La phonétique et la morphologie sont,
dans l'état actuel de la science, les seules parties de la
grammaire sur lesquelles on ait fait des travaux sérieux
et complets. La syntaxe a été quelque peu travaillée en
ce qui concerne les deux groupes importants des langues
indo-européennes et sémitiques ; c'est à peine s'il existe
quelques timides essais de recherches sur la fonction. Ce
dernier mot se définit de lui-même : la fonctiologie aura
pour but de se rendre compte du sens exact et précis
attribué primitivement à chaque expression sonore ou
racine, et des altérations, des modifications de sens subies
dans le cours de la vie par cette racine. Cette partie de la
grammaire est la plus difficile de toutes, et cela se conçoit,
car c'est elle qui touche à l'essence intime du langage (3)20. »390

Dans l'ouvrage posthume de Chavée (Idéologie lexiologique
des langues indo-européennes
), l'idéologie lexiologique
est définie « l'ensemble des lois qui règlent le devenir
des idées, en tant qu'elles sont incorporées dans les
mots », et le regretté linguiste systématise ainsi ce qu'il
appelle la linguistique intégrale : « Par la nature même
du double processus du langage, nous nous trouvons forcément
en présence de deux codes naturels dont il faut
retrouver et formuler les lois : 1° lois de phonologie lexiologique ;
2° lois d'idéologie (1)21. »

M. Whitney, qui a écrit sa Vie du langage antérieurement
à la publication du livre de Chavée, dit au sujet des
changements de signification : « Le progrès du changement
phonétique a été étudié avec beaucoup de soin, mis
en ordre et systématisé par un grand nombre de linguistes,
et les mouvements comparativement peu nombreux et
aisément saisissables des organes de la bouche ont été
observés, afin de servir de base concrète à leurs explications ;
mais personne n'a encore essayé de classifier les
changements de sens, et les procédés de l'esprit humain,
dans leurs relations avec les circonstances variées, défient
l'énumération. Toutefois, nous pouvons espérer de poser,
dans un espace raisonnable, les fondements du sujet, et
d'indiquer quelques-unes des directions principales suivies
par le mouvement (2)22. »

Quand bien même l'idéologie lexiologique serait soumise
à des lois susceptibles de codification, ce qui est douteux,
ces lois seraient inhérentes non à l'organisme proprement
391dit, mais à l'intelligence, et en admettant que celle-ci ne
soit qu'une résultante, il n'y en aurait pas moins entre
les deux parties de la linguistique cette différence : que
la phonétique et la morphologie procèdent par la méthode
des sciences naturelles, tandis que l'idéologie ne peut
procéder que par la méthode des sciences historiques.

« En tant qu'individu, nous pouvons dire en tant
qu'exemplaire de l'espèce zoologique homo, l'homme est
l'un des ohjets des sciences naturelles, au lieu qu'en tant
que membre d'une société morale, eu égard à son activité
et à sa passivité, il relève des sciences historiques, c'est-à-dire
des sciences de l'esprit. On ne peut méconnaître, il
est vrai, que les lois auxquelles il est soumis dans l'ordre
intellectuel sont tout aussi inflexibles et tout aussi puissantes
que celles auxquelles il est soumis dans l'ordre de
la nature, et qu'ainsi il n'y a aucune opposition proprement
dite entre les deux ordres. — Il y a toutefois entre
les deux ordres cette différence : que les faits du premier
dépendent de causes naturelles auxquelles, en tant qu'être
moral, l'homme demeure étranger, tandis que ceux du
second dépendent de causes qui ont leur siège dans
l'homme considéré comme être moral. La nature agit,
pourrions-nous dire, dans le premier cas immédiatement,
dans le second cas médiatement par l'intermédiaire de
l'homme ; voilà pourquoi les lois nous paraissent dans le
premier cas si simples et si précises, dans le second au
contraire si embrouillées et si irréguliéres que, pour bien
des gens, il n'y a dans cet ordre, au lieu de lois, que de
l'arbitraire et du hasard (1)23. »392

Que la fonctiologie soit une partie intégrante de la linguistique,
et que sans ce complément la phonétique et la
morphologie conduisent à des résultats incomplets ou
erronés, c'est ce que M. Michel Bréal a mis en pleine
lumière dans la leçon déjà citée. Non, le linguiste n'est
pas au bout de sa tâche quand il a montré d'après quelles
lois se modifient les sons, les mots, les flexions d'une
famille d'idiomes (1)24.

Il lui reste à montrer comment les hommes qui, au début,
ne disposaient que d'un petit nombre d'expressions
sonores, sont parvenus à exprimer un si grand nombre
d'idées, par quels procédés divers ils ont changé ou modifié
la signification des mots, de quelle manière ils ont
développé la grammaire proprement dite en assignant aux
mots des fonctions nouvelles de plus en plus spéciales.

Ainsi que je viens de le dire, la méthode de la fonctiologie
est exactement celle des sciences historiques ; aussi
cette partie de la science ne peut-elle pas aboutir comme
l'autre à des conclusions absolument certaines, mais seulement
à de grandes vraisemblances. Qui ne sait que l'histoire
de beaucoup de mots relativements récents laisse dans l'esprit
des doutes ; que plus on remonte le cours des langues,
plus aussi l'histoire des mots devient difficile, périlleuse,
problématique, et qu'au moment où l'on pénètre dans la
période dite des racines, les épaisses ténèbres de l'âge préhistorique
ne sont sillonnées que par de rares et de pâles
lueurs ?

La solution que je propose ne m'a point été inspirée
par le désir puéril de me mettre en opposition avec chacune
393des deux grandes écoles. Convaincu de longue date
que la linguistique est une science naturelle dans celles de
ses parties qui ont trait au signe sonore, c'est-à-dire à
l'élément matériel du langage, j'ai été amené à reconnaître,
par la méditation du livre de M. Whitney, combien
est fondée cette observation de M. Antonio de la Galle :
« que ceux qui se sont attachés principalement à l'observation
des phénomènes linguistiques, au point de vue de
la forme, de la structure seule des langues, négligent parfois
une partie non moins importante de la vie du langage :
la partie idéologique, l'évolution des idées ; et par contre,
ceux qui se sont trop renfermés dans le cadre exclusif de
ce second ordre de phénomènes ne voient pas souvent
non plus les causes réelles des accidents qui tiennent plus
à la forme, à la structure qu'au sens et à la signification
des mots (1)25. »

M. Abel Hovelacque et M. Whitney me permettront de confirmer
cette observation par un exemple à eux personnel.

Dans le chapitre auquel il a donné ce titre significatif :
Les dangers de l'étymologie, M. Abel Hovelacque a traité
plus que sévèrement la recherche de l'histoire des mots ;
il a été jusqu'à dire : « L'étymologie, par elle-même, n'est
qu'une jonglerie, une sorte de jeu d'esprit, si bien que le
plus grand ennemi de l'étymologie, son ennemi implacable,
c'est le linguiste (2)26 ! »

De son côté, M. Whitney est tombé dans l'exagération
contraire en disant : « Le procédé des recherches linguistiques
repose sur l'étude des étymologies, sur l'histoire
394individuelle des mots et de leurs éléments. Des mots, on
s'élève aux classes de mots, puis aux parties du discours,
puis aux langues tout entières. C'est donc de l'exactitude des
recherches étymologiques que dépend le succès général, et
le perfectionnement de la méthode appliquée à cette étude
distingue le linguiste moderne de ses devanciers (1)27. »

Entre ces deux extrêmes, la vérité est que, dans les
mains de ceux qui n'ont point pris la peine d'étudier la
phonétique et la morphologie, l'étymologie est une arme
des plus dangereuses, tandis que dans les mains d'un linguiste
exercé, elle est l'outil nécessaire à l'aide duquel on
peut, dans les limites du possible, défricher le champ de
l'idéologie lexiologique.

Il ne me reste plus qu'à examiner si la notion d'une
science mi-partie naturelle et mi-partie historique n'implique
pas une contradiction. Pour peu que l'on se rende
un compte exact de la nature du langage, on se convaincra
que la linguistique ne peut être qu'une science mixte. En
effet, le mot a deux facteurs intimement unis ensemble : le
son (Lautauschaung) et l'idée (Dingauscaung). Or, si le
son est un élément matériel immédiatement soumis aux
lois de la nature, l'idée est un élément spirituel soumis,
lui aussi, aux lois de la nature, mais indirectement, médiatement,
par l'intermédiaire de l'intelligence humaine.

Je soumets donc, avec quelque espoir, au jugement des
linguistes cette proposition : la linguistique intégrale
est une science mi-partie naturelle, mi-partie historique,
dont la méthode est tantôt celle des sciences naturelles,
tantôt celle des sciences historiques.

Lucien Adam.395

1(1) La Linguistique, 2e édit., p. 1.

2(1) La Linguistique, p. 3-4.

3(1) La vie du langage, p. 259.

4(2) La Linguistique, p. 4.

5(1) Grundriss der Sprachwissenschaft, p. 11, 12.

6(1) La vie du langage, p. 222.

7(2) Anthropologie, p. 438 et 439.

8(1) La vie du langage, p. 219.

9(2) Grundriss der Sprachwissenschaft, p. 132.

10(1) La vie du langage, p. 255, 256, 257.

11(1) Grundriss der Sprachwissenschaft, p. 13.

12(1) La vie du langage, p. 49.

13(2) Ibid., p. 42.

14(3) Ibid., p. 42.

15(1) Introduction à la Grammaire comparée de Bopp, t. II, p. VII.

16(2) Ibidem, p. XV.

17(1) Brachet, Grammaire historique de la langue française, p. 70 et
suiv.

18(1) La Linguistique, p. 10.

19(2) Mélanges, p. 243.

20(3) La Science du langage et la langue basque, p. 7.

21(1) L'œuvre linguistique de Chavée. Revue de linguistique, t. XI,
fasc. 2.

22(2) La vie du langage, p. 64, 65.

23(1) Fr. Müller, Grundriss der Sprachwissenschaft, p. 2.

24(1) Michel Bréal, Mélanges, p. 219.

25(1) La Glossologie, p. 304.

26(2) La Linguistique, p. 16.

27(1) La vie du langage, p. 257.