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Adam, Lucien. Classifications et linguistique – T03

La linguistique
et la doctrine de l'évolution

La question de savoir si la science des langues confirme
la doctrine de l'évolution est indépendante de la question
qui s'est agitée entre M. George Darwin et M. Max Müller,
ce dernier affirmant que le langage constitue entre
l'homme et l'animal un Rubicon infranchissable.

En réalité, le professeur d'Oxford s'est placé sur le terrain
de l'anthropologie : à l'hypothèse de la descendance
proto-simienne, il oppose « l'existence dans l'homme
d'une qualité occulte par laquelle il se sépare absolument
de l'animal, d'un quelque chose que nous appelons raison
quand nous considérons son activité intérieure, langage
quand nous considérons sa manifestation externe (1)1. »
C'est affaire aux anthropologistes de démontrer que ce
quelque chose n'est point le privilège exclusif de l'homme,
que les animaux ont la faculté d'abstraire et de généraliser,
qu'il y a des intermédiaires entre l'expression toute
intuitive des animaux et l'expression toute conventionnelle
de l'homme.

La présente étude a uniquement pour objet de soumettre
à l'épreuve de la critique cette proposition de
Schleicher : que la variabilité de l'espèce est pleinement
21démontrée par la classification généalogique des langues
et aussi par leur classification morphologique.

I

Tout en faisant des réserves, sur lesquelles je reviendrai,
Schleicher confesse « que la différence des souches
linguistiques sûrement reconnues pour telles est si grande
et de telle sorte, qu'un observateur sans parti pris ne peut
songer à les ramener à une origine commune (1)2 ». Il a
dit plus tard à ce sujet : « Il est positivement impossible
de ramener toutes les langues à une langue primitive
unique (2)3. »

M. Whitney se prononce nettement pour la pluralité
originelle. « Lors même, dit-il, que le nombre des familles
serait réduit par les recherches futures, ces familles
ne seront jamais ramenées à une seule (3)4. » Mais après
avoir ainsi reconnu que« la science linguistique ne prouvera
jamais par la communauté des premiers germes du langage
que la race humaine ait formé à l'origine une seule et
même société (4)5 », le linguiste américain ajoute : « Ce qui
est encore plus démontrable, c'est que la science linguistique
ne prouvera jamais non plus la variété des races et des origines
humaines. Comme nous l'avons vu bien des fois, il n'y
22a point de limites à la diversité qui résulte des différents développements
entre des langues originairement une. Étant
donné un angle divergent et la loi de la divergence, la distance
entre les deux extrémités peut arriver à dépasser les
quantités exprimables. En linguistique aussi, la distance
entre deux lignes divergentes peut devenir infinie, du moins
relativement au but pratique. La connaissance qu'on a
acquise du mode de développement et de changement du
langage a ôté au philologue toute possibilité de poser
dogmatiquement la diversité d'origine des langues humaines.
Si chaque langue possédait tout d'abord son appareil
complet de structure et tous ses matériaux, l'histoire
du langage serait celle de plusieurs courants parallèles,
sans indication de convergence ; mais les différences de
l'anglais, de l'allemand et du danois proviennent d'un développement
différent parti d'un même centre ; celles de l'anglais,
du russe, de l'arménien, du perse, proviennent de
même d'une divergence partie d'un centre plus éloigné ; et
l'on ne peut pas dire si celles de l'anglais, du turc, du circassien
et du japonais ne sont pas dues à la même cause.
Le point de départ est pour toutes les familles de langues
les racines simples sans modifications formelles, et l'on ne
peut pas même indiquer dans la plupart des familles ce
qu'ont été d'abord ces racines ; comment donc pourrait-on
nier leur identité ? Nous pouvons établir des probabilités
si nous voulons ; nous ne pouvons rien prouver contre
l'unité originelle du langage (1)6. »

Dans ses Lectures sur la science du langage, M. Max
Müller s'est ingénié à plaider qu'il faut laisser indéfiniment
23ouverte la question de l'origine des langues. Rien, dit-il,
ne nécessite l'admission d'origines multiples, rien ne contredit
la possibilité d'une origine commune. Bien qu'il
croit à l'origine commune des hommes, qu'il ait été confirmé
dans sa foi par les conséquences monogénistes de
la théorie darwinienne (1)7, le prudent professeur n'entend
pas se compromettre en affirmant, contrairement aux
données de la science, l'unité originelle des langues. Après
s'être mis en règle avec les théologiens, il a grand soin
de s'y mettre avec les linguistes. Et il dit excellemment,
pour rassurer les uns et les autres : « Le problème de l'origine
commune des langues n'est point nécessairement
lié à celui de l'origine commune des hommes. Si l'on arrivait
à démontrer que les langues ont eu des origines multiples,
il ne s'en suivrait nullement qu'il fallût admettre
pour la race humaine des commencements différents. Car,
si nous considérons le langage comme naturel à l'homme,
il peut s'être manifesté à des époques diverses, et dans
des contrées diverses, parmi les descendants dispersés
d'une seule paire originelle ; que si, au contraire, le langage
doit être considéré comme une invention artificielle,
à plus forte raison rien ne s'oppose-t-il à ce
que chaque génération ait inventé son idiome à elle. De
même s'il était jamais établi que tous les idiomes sont
autant de dialectes d'une seule et même langue, il ne s'en
suivrait pas que la descendance d'un couple unique fût
prouvée, car le langage pourrait avoir été la propriété
d'une race favorisée qui dans le cours des âges l'aurait
24communiqué aux autres races. La science du langage et la
science de l'ethnologie ont toutes deux gravement souffert
de la liaison que l'on a voulu établir entre elles. »

Chavée, M. le général Faidherbe, M. Abel Hovelacque
et M. Antonio de la Galle considèrent les différentes familles
de langues comme étant absolument irréductibles
à une seule souche ; et de la pluralité linguistique originelle,
ils concluent sans hésitation à la pluralité originelle
des races humaines.

« Les anthropologistes français, dit le général Faidherbe,
étaient généralement convenus que la parole articulée
distinguant seule radicalement l'homme des animaux,
les précurseurs de l'homme ne devaient pas être désignés
par le nom d'hommes lorsqu'ils ne possédaient pas encore
cet attribut. On comprend que ce n'est là qu'une affaire
de mots, de convention. La seule chose importante,
c'est de savoir si, chez cet être, qu'on l'appelle homme
ou non, le langage a pris naissance sur un seul point,
en une seule fois, ou bien d'une manière multiple sous
le rapport des lieux et des temps. Or, l'irréductibilité des
langues humaines à une seule souche prouve que la seconde
hypothèse est la vraie. Si l'homme n'eût acquis
cette faculté, conséquence des progrès de son organisation,
que d'une manière unique, le langage fût resté sensiblement
le même dans sa descendance, ou du moins on
trouverait dans toutes les langues des traces de cette origine
commune. La diversité extrême des langues et de
leurs procédés prouve qu'elles ont été créées indépendamment
les unes des autres, et probablement à des époques
très-différentes. Comme, en outre, les principales familles
irréductibles de langues correspondent d'une manière générale
25aux grandes races de l'humanité, nous admettons
que le langage a pris naissance d'une manière indépendante
chez diverses variétés distinctes de ce que
M. Fr. Müller appelle l'homo primigenius, de ce que les
anthropologistes français appellent les précurseurs de
l'homme (1)8. »

Sans méconnaître que sur plus d'un point la classification
généalogique des langues coïncide avec l'une ou l'autre
des classifications de l'anthropologie, je pense que les
linguistes n'ont point à se préoccuper de la question de
races, et qu'il faut laisser les polygénistes défendre leur
doctrine contre les monogénistes des diverses écoles, sur
le terrain de l'anthropologie. Quand les deux sciences auront
été parachevées, l'accord se fera nécessairement entre
elles ; mais dès lors que toutes deux sont encore en voie
d'élaboration, il importe de maintenir leur mutuelle indépendance.

Je me bornerai donc à constater, d'accord en cela avec
l'école de Schleicher, que la classification généalogique
des langues est aujourd'hui assez avancée pour qu'il soit
acquis à la science : que les familles de langues sont
irréductibles à une souche unique ; que les langues
mères ont été créées indépendamment les unes des autres.

L'hésitation de M. Whitney s'explique par la manière
dont il conçoit le caractère et la méthode de la linguistique.

Comme il refuse à cette science toute possibilité d'aboutir
à autre chose qu'à des probabilités, il fallait bien s'attendre
26à ce qu'il déclarât qu'elle ne peut rien prouver contre
l'unité originelle du langage. Cependant, dès lors qu'il confesse
l'irréductibilité à une souche unique des familles sûrement
reconnues comme telles, il tient tout au moins pour
probable la création indépendante des langues mères. Mais
précisément, parce qu'il y a convergence entre l'anglais
et le danois, entre l'anglais et le russe, et que, de son
propre aveu, toute convergence cesse quand on passe de
l'anglais à l'arabe ou au chinois, il faut reconnaître que,
dans ce dernier cas, on ne se trouve plus en présence
d'une diversité provenant du développement dialectal. Il
est vrai, d'autre part, qu'aucune langue mère n'a possédé
tout d'abord son appareil complet de structure et tous
ses matériaux ; mais l'absolue diversité des langues issues de
deux langues mères démontre suffisamment la diversité originelle
de ces langues mères elles-mêmes. Entre la langue
mère indo-européenne et la langue mère sémitique, il y
a eu, dès la période monosyllabique, un abîme infranchissable,
car les racines qui composaient le matériel de
chacune d'elles étaient dissemblables. Ainsi que l'a dit
Schleicher, « lorsque l'homme, des gestes phoniques et
des imitations de bruit, eut trouvé le chemin vers les sons
significatifs, il n'eut encore à sa disposition que des
formes phoniques sans relations grammaticales. Mais,
pour ce qui regarde le son et la signification, ces commencements
si simples du langage furent différents chez
les différents hommes ; cela ressort de la différence des
langues qui se sont développées du sein de ces commencements (1)9. »27

M. Whitney insiste en demandant comment on pourrait
nier l'identité des racines composant le matériel des diverses
langues mères, alors « qu'on ne peut pas même
indiquer, dans la plupart des familles, ce qu'ont été d'abord
les racines. » Je réponds : Si l'on n'a pas encore
achevé d'isoler dans toutes les familles de langues les
racines-cellules, ce travail a été poussé assez avant dans
la famille indo-européenne et dans la famille sémitique
pour qu'il soit démontré que toutes les tentatives d'identifications
dans ces deux domaines sont condamnées à un
piteux avortement.

M. Topinard a résolu sommairement la question du
monogénisme et du polygénisme en anthropologie par
une constatation de fait, qui est décisive en linguistique :
« Les types humains (lisez : les types linguistiques) les
plus élémentaires auxquels on puisse remonter, les types
irréductibles en quelque sorte, qu'ils aient la valeur de
genres ou d'espèces, dans le sens habituellement donné à
ces mots, sont-ils issus de plusieurs ancêtres anthropoïdes,
pithécoïdes ou autres, ou dérivent-ils d'une seule souche
représentée par un seul de leurs genres (lisez : d'une
langue mère unique) actuellement connu ou non ? Les
données de l'anthropologie nous semblent plus favorables
à la première opinion, l'hypothèse transformiste étant
acceptée. Les races les mieux caractérisées vivantes ou
éteintes ne forment pas une série ascendante unique
comparable à une échelle ou à un arbre, mais réduites à
leur plus simple expression, une série de lignes souvent
parallèles (1)10. »28

II

Pour faire voir que la linguistique confirme la doctrine
de l'évolution, Schleicher assimile les familles aux ordres,
les langues aux espèces, les dialectes aux sous-espèces, les
sous-dialectes aux variétés. « Examinons, dit-il ensuite, la
faculté de transformation que Darwin attribue aux espèces,
et au moyen de laquelle plusieurs formes sortent d'une
seule forme par un procès qui se renouvelle naturellement
mainte et mainte fois : cette faculté est généralement admise
pour les organismes linguistiques. Ces langues que
nous appellerions, si nous nous servions de l'expression
des zoologistes et des botanistes, les espèces d'une classe,
sont pour nous les filles d'une langue mère commune,
d'où elles sont sorties par une transformation insensible.
Pour les souches de langues que nous connaissons exactement,
nous composons des arbres généalogiques, comme
Darwin a cherché à le faire pour les espèces animales et
végétales. Personne ne doute plus que le groupe tout
entier des langues indo-germaniques, l'indien, l'iranien, le
grec, l'italique (latin, osque, ombrien et toutes les langues
dérivées du latin), le celte, le slave, le lithuanien, le germain
ou allemand, que tout ce groupe, qui comprend de
nombreuses espèces, sous-espèces et variétés, n'ait pris
naissance d'une seule forme mère, la langue primitive
indo-germanique ; il en est de même de la souche sémitique,
à laquelle appartiennent l'hébreu, le syriaque et
29le chaldéen, l'arabe… et aussi généralement de toutes les
souches de langues (1)11. »

Pour que la classification généalogique des langues
confirmât réellement la doctrine de l'évolution, il eût
fallu que Schleicher ait pu passer outre, et qu'à l'exemple
de Darwin, qui prolonge l'arbre généalogique des êtres à
travers les classes et les embranchements, il ait prolongé
celui des langues à travers les familles. Or, il n'a pas
même tenté de le faire, et j'ai cité les deux passages dans
lesquels il reconnaît l'irréductibilité des langues mères de
souches. Donc, après avoir détruit la notion classique de
l'espèce dans les langues proprement dites, il la laisse
subsister dans les familles, de telle sorte qu'un monogéniste
de l'école de M. de Quatrefages peut lui opposer
victorieusement que les langues sont des variétés, et que
les familles constituent des espèces. Qu'est-ce en effet que
l'espèce, sinon, d'après Cuvier : la collection de tous les
êtres organisés nés les uns des autres, ou de parents communs
et de ceux qui leur ressemblent autant qu'ils se
ressemblent entre eux ; d'après M. de Quatrefages : l'ensemble
des individus plus ou moins semblables entre
eux, qui sont descendus ou qui peuvent être regardés
comme descendus d'une paire unique par une succession
interrompue de familles ? Or, le latin, l'anglais, le grec,
l'iranien, le sanscrit sont plus ou moins semblables entre
eux, et ils sont descendus d'une même langue mère par
une succession ininterrompue de variétés. Qu'on ne dise
pas que ce serait là une pure chicane de mots. Si l'hypothèse
de l'évolution, après avoir franchi la double barrière de
30l'espèce et du genre, était impuissante à franchir celle
des ordres, les ordres deviendraient théoriquement des
espèces. L'irréductibilité aurait été déplacée ; mais elle subsisterait,
et par suite, Darwin n'aurait fait que « nettoyer
les écuries d'Augias de l'infinité des espèces (1)12. » Le
substratum objectif de la notion d'espèce, c'est le fait de
la génération, de la descendance ; si donc la famille indo-européenne
ne peut pas être rattachée généalogiquement
avec d'autres familles à une souche commune, elle constitue
une espèce susceptible de variétés, mais n'ayant point
elle-même été produite par la transformation de quelque
genre appartenant à une autre espèce.

Schleicher ne s'y était pas trompé ; aussi avait-il pris
le soin de faire, au sujet de l'irréductibilité des familles,
des réserves dont le vague dissimule mal la portée. « Quelle
est, dit-il, l'origine des classes, c'est-à-dire, dans le domaine
linguistique, comment naissent les langues mères
de souches ? Voyons-nous se renouveler ici le phénomène
que nous observons pour les langues d'une souche ? Ces
langues mères sortent-elles, à leur tour, de langues mères
communes, et celles-ci enfin sortent-elles toutes d'une
langue primitive unique ? Nous résoudrions plus sûrement
cette question si, d'après les lois de la vie des langues, nous
avions déjà déduit de leurs dérivés les formes mères d'un
plus grand nombre de souches. Mais pour le moment, rien
de tel n'est encore préparé
(2)13. » M. de Quatrefages, qui
n'est pas linguiste, n'attend point que les progrès de la
linguistique aient eu raison de l'irréductibilité des familles,
31ce qui au fond est bien la pensée secrète de Schleicher.
« Tant qu'on n'a connu, dit-il, que des langues éloignées
les unes des autres, les rapprochements ont paru difficiles
ou impossibles. Mais à mesure que les langues ont été
mieux connues, on les a vues se grouper en familles ; on
a reconnu entre elles des rapports étroits qui font de l'ensemble
une chaîne interrompue encore çà et là, mais à
laquelle chaque étude nouvelle ajoute quelques nouveaux
anneaux. Sans être trop hardi, et sans être linguiste, on
peut prévoir que le temps n'est pas éloigné où la chaîne
sera complète. La linguistique tend évidemment à permettre
de former, avec les divers groupes humains, des
séries ininterrompues, comme l'a déjà fait l'étude physique (1)14. »

N'en déplaise à M. de Quatrefages, la linguistique tend
de plus en plus à affirmer que les familles de langues
forment, non une chaîne ininterrompue, mais des lignes
parallèles.

Schleicher n'a pas exprimé nettement sa pensée au sujet
des langues mères éteintes, qui pourraient sans doute
combler les lancunes et permettre de former des séries
ininterrompues, mais il a dit : « Nous supposons un nombre
incalculable de langues primitives Dans les temps antéhistoriques,
lorsque les langues étaient encore parlées
par des populations relativement faibles, il y avait lieu,
dans une mesure incomparablement plus grande, à la
mort des formes linguistiques… Nous devons donc supposer,
pour les faits de disparition de certains organismes
linguistiques et de troubles survenus dans les conditions
32primitives, un très-long espace de temps, une période
comprenant peut-être plusieurs fois dix mille ans. Dans
ces longs espaces de temps, suivant la plus haute vraisemblance,
il a péri beaucoup plus de classes de langues (de
langues mères) qu'il n'en a survécu (1)15. »

Voilà bien l'échappatoire des intermédiaires sans lequel
l'hypothèse croule d'elle-même !

M. Whitney en a fait justice indirectement. « La
condition linguistique du monde, dit-il, suit, un cours
parallèle à sa condition historique. Au commencement
des temps historiques, et même aussi loin que peut remonter
la science archéologique, on aperçoit la terre
peuplée de ce qui semble être une masse hétérogène de
clans, de tribus, de nations. Mais personne, pas même le
plus hétérodoxe des naturalistes qui soutient la diversité
d'origine de l'espèce humaine, ne croira que ces clans,
ces tribus, ces nations sont sortis du sol qu'ils habitent
et s'y sont immobilisés : ces sociétés procèdent de la multiplication
et de la dispersion d'un nombre restreint de
familles primitives, sinon, comme quelques-uns le pensent,
d'une seule famille. Il en est de même du langage : si loin
que notre œil puisse atteindre, soit par le secours des
monuments, soit par celui de l'étude comparée, on le
trouve dans un état de subdivisions sans fin, et cependant
tout linguiste instruit sait que cette apparente confusion
est le résultat de l'extension et de la sécession d'un
nombre limité de dialectes primitifs (2)16. »33

III

Après avoir déclaré « qu'il nous est impossible de supposer
la dérivation matérielle, pour ainsi parler, de toutes
les langues du sein d'une langue primitive unique (1)17, »
Schleicher s'exprime ainsi qu'il suit : « Mais il en est autrement
pour ce qui concerne la morphologie du langage.
Les langues les plus élevées en organisation, comme par
exemple la langue mère indo-germanique, montrent visiblement
par leur structure qu'elles sont sorties, par un
développement insensible, de formes plus simples. La
structure de toutes les langues montre que, dans sa forme
primitive, cette structure était essentiellement la même
que celle qui s'est conservée dans quelques langues de la
structure la plus simple, comme le chinois. En un mot,
toutes les langues, à leur origine, consistaient en sons
significatifs, en signes phoniques simples destinés à rendre
les perceptions, les représentations et les idées : les relations
des idées entre elles n'étaient pas exprimées, ou, en
d'autres termes, il n'y avait pas pour les fonctions grammaticales
d'expression phonique particulière, et pour ainsi
dire d'organe… Je puis appeler les racines des cellules
linguistiques simples, dans lesquelles ne se trouvent pas
encore les organes pour des fonctions, telles que le nom,
le verbe, et dans lesquelles ces fonctions sont aussi peu
différenciées que le sont dans la cellule primitive ou dans
la vésicule germinale des êtres les plus élevés la respiration
34et la digestion. Nous admettrons donc pour toutes les langues
une origine morphologiquement pareille (1)18. »

Comme Schleicher, M. Abel Hovelacque voit la variation
des espèces linguistiques, la transformation de l'espèce,
dans l'évolution morphologique du monosyllabisme à l'agglutination
et de celle-ci à la flexion (2)19. J'avoue ne pouvoir
pas saisir le lien qui rattacherait à la doctrine de l'évolution
la science des langues, parce que, durant leur période
embryonnaire, la future langue mère indo-européenne a
passé par les phases du monosyllabisme et de l'agglutination,
la future langue mère ouralo-altaïque par celle du
monosyllabisme, la future langue mère chinoise par la
phase des racines pleines.

« A la quatrième semaine, dit M. Topinard, la différence
morphologique entre l'homme et le chien est inappréciable.
La divergence ne commence sérieusement qu'a
la huitième semaine. Sur le fœtus humain, l'ampoule
antérieure grossit ; sur le fœtus du chien, l'extrémité caudale
s'allonge (3)20. »

Où donc y a-t-il, en tout ceci, transformation et variabilité
de l'espèce ? Dès que l'ovule a été fécondé dans l'utérus,
le chien n'est-il pas chien, l'homme n'est-il pas
homme ?

L'embryologie est favorable à la doctrine de l'évolution
en ce que « la série des formes diverses que tout individu
d'une espèce quelconque parcourt, dit M. Haeckel, à partir
du début de son existence, est simplement une récapitulation
35courte et rapide de la série des formes spécifiques
multiples par lesquelles ont passé ses ancêtres, les aïeux
de l'espèce actuelle, pendant l'énorme durée des périodes
géologiques (1)21. » Mais tout cela est inapplicable aux
langues. Les langues filles ne récapitulent pas la série des
formes spécifiques par lesquelles ont passé les ancêtres ;
ni le français ni le latin n'ont existé à l'état monosyllabique.
Seules les langues mères ont traversé les phases de
la vie embryonnaire. Mais, alors que la future langue
mère indo-européenne ne différait pas morphologiquement
de la future langue mère ouralo-altaïque, non plus que
de la future langue mère chinoise, ces trois langues formaient
déjà, non trois classes, mais bien trois espèces absolument
distinctes, et quand la première a passé du
monosyllabisme à l'agglutination, de l'agglutination à la
flexion, il n'y a pas eu variation de l'espèce, mais développement
de l'être qui existait en germe dans ce que
j'appellerai l'ovule, pour suivre jusqu'au bout la comparaison
zoologique.

Quand un corps passe de l'état gazeux à l'état liquide,
puis à l'état solide, la disposition des molécules change,
sans que leur constitution soit modifiée.

IV

Au moment de terminer le dernier chapitre de sa Linguistique,
M. Abel Hovelacque a voulu répondre par avance
36à une objection des plus graves. « Un mot, dit-il, avant
de terminer. Nous avons parlé tour à tour de pluralité
originelle et de transformation. Ces deux termes, aux yeux
de quelques personnes, sembleraient peut-être se contredire :
en fait, il n'en est rien, et ils se concilient sans difficulté.

La doctrine de la pluralité originelle des langues et des
races humaines n'a pas la prétention de faire échec à la
doctrine plus générale de l'unité cosmique. En fin de
compte, il faut bien reconnaître toujours que toutes les
formes existantes, toutes sans exception, ne sont que les
différents aspects de la matière, qui est une, comme elle
est infinie. Mais cette unité n'empêche en aucune façon
que telles ou telles formes identiques, analogues si l'on
veut, se soient développées simultanément en des centres
différents.

D'ailleurs, il nous importe peu. Il nous suffit de constater
l'irréductibilité d'une foule de familles linguistiques
pour conclure à la pluralité originelle des races qui ont
été formées avec elles, puisque, dans l'évolution progressive
et constante des organismes, l'acquisition de la faculté
du langage est corrélative à l'apparition même de
l'homme. »

Cette réponse n'est pas satisfaisante. Il ne s'agit en effet
ni de l'unité cosmique, ni du monisme, mais uniquement
de ceci : qu'étant irréductibles à une souche unique, les
familles linguistiques ne constituent point une chaîne ininterrompue ;
qu'on ne peut passer de l'une à l'autre sans
saltus ; qu'ainsi, dans leur création, il n'y a point eu évolution
dans le sens transformiste ; que, par exemple, l'espèce
ouralo-altaïque et l'espèce indo-européenne ne proviennent
37point, par sélection, de l'espèce chinoise ou de
l'espèce tibétaine, tandis que, suivant la doctrine transformiste,
l'espèce homo provient de l'espèce monère par un
nombre quelconque de variations successives et progressives.

Pour nous entendre, parlons sans biaiser.

Non, la linguistique n'est point la forteresse que
M. Max Müller a voulu élever sur la frontière qui sépare
l'homme de l'animal : en ce sens, la linguistique ne contredit
pas la doctrine de l'évolution. Mais il est manifestement
faux qu'elle confirme l'hypothèse de la variabilité
de l'espèce.

La linguistique conclut à la pluralité originelle des
langues mères, des langues espèces, et à leur irréductibilité
à une langue mère commune. Or, ces conclusions
excluent formellement le transformisme, en ce qui concerne
les langues
. On peut très-bien concilier la croyance
au transformisme dans le domaine des êtres végétaux,
animaux et humains, avec la croyance au polygénisme
dans le domaine linguistique. Mais on ne peut être logiquement
tout ensemble transformiste et polygéniste dans
ce dernier domaine.

Lucien Adam.38

1(1) Max Müller, cité par Ludwig Noiré dans Max Müller und die
Sprach-Philosophie
.

2(1) Schleicher, La théorie de Darwin et la science du langage
(traduction de M. Michel Bréal, p. 14).

3(2) Schleicher, De l'importance du langage pour l'histoire naturelle
de l'homme
(traduction de M. Michel Bréal, p. 28).

4(3) La vie du langage, p. 221.

5(4) Id., ibid.

6(1) La vie du langage, p. 221, 222.

7(1) V. Hellwald, Culturgeschichte in ihrer natürlichen Entwicklung,
p. 58 : « Die Einheit des Menschengeschlechts ist die logische
Folge der Darwin'schen Theorie. »

8(1) Essai sur la langue poul. Linguistique de M. A. Hovelacque,
p. 416, 417.

9(1) La théorie de Darwin et la science du langage, p. 16.

10(1) L'Anthropologie, p. 546.

11(1) La théorie de Darwin et la science du langage, p. 8.

12(1) Max Müller, cité par M. G. de Rialle, Revue, t. X, p. 298.

13(2) La théorie de Darwin et la science du langage, p. 13, 14.

14(1) Rapport sur les progrès de l'anthropologie, p. 364, 365.

15(1) La théorie de Darwin et la science du langage, p. 16, 18.

16(2) La vie du langage, p. 144, 145.

17(1) La théorie de Darwin et la science du langage, p. 14.

18(1) La théorie de Darwin et la science du langage, p. 14, 15.

19(2) La Linguistique, p. 422, 424.

20(3) L'Anthropologie, p. 131, 132.

21(1) L'Anthropologie, p. 541.