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Bréal, Michel. Essai de sémantique – T01

Essai
de
sémantique

Idée de ce travail

Les livres de grammaire comparée se succèdent,
à l'usage des étudiants, à l'usage du grand public,
et cependant il ne me semble pas que ce qu'on offre
soit bien ce qu'il fallait donner. Pour qui sait l'interroger,
le langage est plein de leçons, puisque
depuis tant de siècles l'humanité y dépose les
acquisitions de sa vie matérielle et morale : mais
encore faut-il le prendre par le côté où il parle à
l'intelligence. Si l'on se borne aux changements
des voyelles et des consonnes, on réduit cette étude
aux proportions d'une branche secondaire de la
physiologie ; si l'on se contente d'énumérer les
pertes subies par le mécanisme grammatical, on
donne l'illusion d'un édifice qui tombe en ruines ;
si l'on se retranche dans d'abstraites théories sur
l'origine du langage, on risque d'ajouter, sans
grand profit, un chapitre à l'histoire déjà trop
longue des systèmes. Il y a, ce me semble, autre
1chose à faire. Extraire de la linguistique ce qui en
ressort comme aliment pour la réflexion, et — je ne
crains pas de l'ajouter — comme règle pour notre
propre langage, puisque chacun de nous collabore
pour sa part à l'évolution de la parole humaine,
voilà ce qui mérite d'être mis en lumière, voilà ce
que j'ai essayé de faire en ce volume.

Il n'y a pas encore bien longtemps, la Linguistique
aurait cru déroger en avouant qu'elle pouvait
servir à quelque objet pratique. Elle existait, prétendait-elle,
pour elle-même, et elle ne se souciait
pas plus du profit que le commun des hommes en
pourrait tirer, que l'astronome, en calculant l'orbite
des corps célestes, ne pense à la prévision des
marées. Dussent mes confrères trouver que c'est
abaisser notre science, je ne crois pas que ces hautes
visées soient justifiées. Elles ne conviennent pas à
l'étude d'une œuvre humaine telle que le langage,
d'une œuvre commencée et poursuivie en vue d'un
but pratique, et d'où, par conséquent, l'idée de
l'utilité ne saurait à aucun moment être absente.
Bien plus : je crois que ce serait enlever à ces recherches
ce qui en fait la valeur. La Linguistique parle
à l'homme de lui-même : elle lui montre comment il
a construit, comment il a perfectionné, à travers des
obstacles de toute nature et malgré d'inévitables
lenteurs, malgré même des reculs momentanés, le
plus nécessaire instrument de civilisation. Il lui
appartient de dire aussi par quels moyens cet outil
qui nous est confié et dont nous sommes responsables,
se conserve ou s'altère… On doit étonner
étrangement le lecteur qui pense, quand on lui dit
que l'homme n'est pour rien dans le développement
2du langage, et que les mots — forme et sens —
mènent une existence qui leur est propre.

L'abus des abstractions, l'abus des métaphores,
tel a été, tel est encore le péril de nos études. Nous
avons vu les langues traitées d'êtres vivants : on
nous a dit que les mots naissaient, se livraient des
combats, se propageaient et mouraient. Il n'y aurait
aucun inconvénient à ces façons de parler s'il ne se
trouvait des gens pour les prendre au sens littéral.
Mais puisqu'il s'en trouve, il ne faut pas cesser de
protester contre une terminologie qui, entre autres
inconvénients, a le tort de nous dispenser de chercher
les causes véritables 11.

Les langues indo-européennes sont condamnées
au langage figuré. Elles ne peuvent pas plus y
échapper que l'homme, selon le proverbe arabe, ne
saurait sauter hors de son ombre. La structure de la
phrase les y oblige : elle est une tentation perpétuelle
à animer ce qui n'a pas de vie, à changer
en actes ce qui est un simple état. Même la sèche
grammaire ne peut s'en défendre : qu'est-ce autre
chose qu'un commencement de mythe, quand nous
disons que ἐνέγχω prête ses temps à φέρω, ou que clou
prend un s
au pluriel ? Mais les linguistes, plus
3que d'autres, devraient être en garde contre ce
piège…

Ce n'est pas seulement l'homme primitif, l'homme
de la nature, qui se prend pour mesure et pour
modèle de toute chose, qui remplit le ciel et l'air
d'êtres semblables à lui. La science n'est pas exempte
de cette erreur. Prenez le tableau généalogique des
langues, comme il est décrit et même dessiné en
maints ouvrages : n'est-ce pas le produit du plus
pur anthropomorphisme ? Que n'a-t-on pas écrit sur
la différence des langues mères et des langues filles ?
Les langues n'ont point de filles : elles ne donnent
pas non plus le jour à des dialectes. Quand on parle
du proto-hellénique ou du proto-aryen, ce sont des
habitudes de pensée empruntées à un autre ordre
d'idées, c'est la linguistique qui conforme ses hypothèses
sur le modèle de la zoologie. Il en est de
même pour cette langue indo-européenne proethnique
que tant de linguistes ne se lassent pas de construire
et de reconstruire : ainsi faisaient les Grecs
quand ils imaginaient, pour rendre compte des
différentes races, les ancêtres Æolus, Dorus, Ion et
Achæus, fils ou petit-fils d'Hellen 12.

Il y a peu de livres qui, sous un mince volume,
contiennent autant de paradoxes que le petit livre où
Schleicher donne ses idées sur l'origine et le développement
des langues. Cet esprit habituellement si
clair et si méthodique, ce botaniste, ce darwinien,
y trahit des habitudes de pensée qu'on aurait plutôt
attendues chez quelque disciple de l'école mystique.
4Ainsi l'époque de perfection des langues serait
située bien loin dans le passé, antérieurement à
toute histoire : aussitôt qu'un peuple entre dans
l'histoire, commence à avoir une littérature, la
décadence, une décadence irréparable se déclare.
Le langage se développe en sens contraire des progrès
de l'esprit. Exemple remarquable du pouvoir
que les impressions premières, les idées reçues dans
l'enfance peuvent exercer 13 !

Laissant de côté les changements de phonétique,
qui sont du ressort de la grammaire physiologique,
j'étudie les causes intellectuelles qui ont présidé à
la transformation de nos langues. Pour mettre de
l'ordre dans cette recherche, j'ai rangé les faits
sous un certain nombre de lois : on verra plus loin
ce que j'entends par loi, expression qu'il ne faut pas
prendre au sens impératif. Ce ne sont pas non plus
de ces lois sans exception, de ces lois aveugles,
conmme sont, s'il faut en croire quelques-uns de nos
confrères, les lois de la phonétique. J'ai pris soin,
au contraire, de marquer pour chaque loi les limites
où elle s'arrête. J'ai montré que l'histoire du langage,
à côté de changements poursuivis avec une
rare conséquence, présente aussi quantité de tentatives
ébauchées et restées à mi-chemin.

Ce serait la première fois, dans les choses humaines,
qu'on trouverait une marche en ligne droite,
sans fluctuation ni détour. Les œuvres humaines,
au contraire, se montrent à nous comme chose laborieuse,
sans cesse traversée, soit par les survivances
5d'un passé qu'il est impossible d'annuler, soit par
des entreprises collatérales conçues dans un autre
sens, soit même par les effets inattendus des propres
tentatives présentes.

… Ce livre, commencé et laissé bien des fois, et
dont, à titre d'essai, j'ai fait paraître à diverses
reprises quelques extraits 14, je me décide aujourd'hui
à le livrer au public. Que de fois, rebuté par les
difficultés de mon sujet, me suis-je promis de n'y
plus revenir !… Et cependant cette longue incubation
ne lui aura pas été inutile. Il est certain que je vois
plus clair aujourd'hui dans le développement du
langage qu'il y a trente ans. Le progrès a consisté
pour moi à écarter toutes les causes secondes et à
m'adresser directement à la seule cause vraie, qui
est la volonté humaine.

Faire intervenir la volonté dans l'histoire du langage,
cela ressemble presque à une hérésie, tant on
a pris soin depuis cinquante ans de l'en bannir.
Mais si l'on a eu raison de renoncer aux puérilités
de la science d'autrefois, on s'est contenté, en se
rejetant à l'extrême opposé, d'une psychologie véritablement
trop simple. Entre les actes d'une volonté
consciente, réfléchie, et le pur phénomène instinctif,
il y a une distance qui laisse place à bien des états
intermédiaires, et nos linguistes auraient mal profité
des leçons de la philosophie contemporaine s'ils
continuaient à nous imposer le choix entre les deux
6alternatives de ce dilemme. Il faut fermer les yeux
à l'évidence pour ne pas voir qu'une volonté obscure,
mais persévérante, préside aux changements du langage.

Comment faut-il se représenter cette volonté ?

Je crois qu'il faut se la représenter sous la forme
de milliers, de millions, de milliards d'essais entrepris
en tâtonnant, le plus souvent malheureux, quelquefois
suivis d'un quart de succès, d'un demi-succès,
et qui, ainsi guidés, ainsi corrigés, ainsi
perfectionnés, viennent à se préciser dans une certaine
direction. Le but, en matière de langage, c'est
d'être compris. L'enfant, pendant des mois, exerce
sa langue à proférer des voyelles, à articuler des
consonnes : combien d'avortements, avant de parvenir
à prononcer clairement une syllabe ! Les innovations
grammaticales sont de la même sorte, avec
cette différence que tout un peuple y collabore. Que
de constructions maladroites, incorrectes, obscures,
avant de trouver celle qui sera l'expression non pas
adéquate (il n'en est point), mais du moins suffisante
de la pensée ! En ce long travail, il n'y a rien qui
ne vienne de la volonté 15.

Telle est l'étude à laquelle je convie mes lecteurs.
Il ne faut pas s'attendre à y trouver des faits de
nature bien compliquée. Comme partout où l'esprit
populaire est en jeu, on est, au contraire, surpris
7de la simplicité des moyens, simplicité qui contraste
avec l'étendue et la grandeur des effets obtenus.

J'ai pris à dessein mes exemples dans les langues
les plus généralement connues : il sera facile d'en
augmenter le nombre ; il sera facile aussi d'en
apporter de régions moins explorées. Les lois que
j'ai essayé d'indiquer étant plutôt d'ordre psychologique,
je ne doute pas qu'elles ne se vérifient hors
de la famille indo-européenne. Ce que j'ai voulu
faire, c'est tracer quelques grandes lignes, marquer
quelques divisions et comme un plan provisoire sur
un domaine non encore exploité, et qui réclame le
travail combiné de plusieurs générations de linguistes.
Je prie donc le lecteur de regarder ce livre
comme une simple Introduction à la science que j'ai
proposé d'appeler la Sémantique 16.8

Première partie
Les lois intellectuelles du langage

Chapitre I
La loi de spécialité

Définition du mot loi. — Idée fausse qui règne au sujet des
langues dites synthétiques et analytiques. — La spécialité de
la fonction est l'une des choses qui caractérisent les langues
analytiques.

Nous appelons loi, prenant le mot dans le sens
philosophique, le rapport constant qui se laisse
découvrir dans une série de phénomènes. Un ou
deux exemples rendront ceci plus clair.

Si tous les changements qui se font dans le gouvernement
et les habitudes d'un peuple, se font dans
le sens de la centralisation, nous disons que la centralisation
est la loi du gouvernement et des habitudes
de ce peuple. Si la littérature et les arts d'une
époque se distinguent par des qualités d'ordre et de
mesure, nous disons que l'ordre et la mesure sont
la loi des arts et de la littérature à cette époque. De
même, si la grammaire d'une langue tend d'une
façon constante à se simplifier, nous pouvons dire
9que la simplification est la loi de la grammaire de
cette langue. Et, pour arriver à notre sujet, si certaines
modifications de la pensée, exprimées d'abord
par tous les mots, sont peu à peu réservées pour un
petit nombre de mots, ou même pour un seul mot,
qui assume la fonction pour lui seul, nous disons
que la spécialité est la loi qui a présidé à ces changements.
Il ne saurait être question d'une loi préalablement
concertée, encore moins d'une loi imposée
au nom d'une autorité supérieure.

Tout le monde connaît la distinction, devenue
banale à force d'être répétée, des langues dites
synthétiques et des langues dites analytiques. Tout
le monde aussi peut dire d'une façon plus ou moins
complète en quoi consiste la différence. Mais comment
s'est opérée cette évolution, par quelles causes,
là-dessus régnent encore les idées les plus vagues,
et les plus inexactes.

Personne n'a mieux exprimé que J.-J. Ampère,
dans un livre justement critiqué, mais qui, sur ce
point, représente encore à l'heure qu'il est les idées
du grand nombre, la façon dont on se représente le
rapport existant entre le latin et les langues romanes.
Je cite ses paroles :

« L'antique synthèse grammaticale en vertu de
laquelle la langue qui se meurt était organisée,
cette synthèse est détruite ; les flexions grammaticales
sont perdues ; on ne distingue plus suffisamment
les cas des noms, les temps des verbes. Que
faire pour sortir de cette confusion ? On s'avise
10d'exprimer par des mots séparés les rapports qu'exprimaient
les signes grammaticaux confondus ou
abolis ; on supplée par des prépositions aux terminaisons
qui distinguaient les cas des substantifs ; on
remplace par des auxiliaires celles qui marquaient
les temps des verbes. On indique les genres par des
articles et les personnes par des pronoms.

… Dans toutes les langues on a employé le
même remède contre le même mal, on s'est avisé du
même expédient dans la même détresse 17. »

Ainsi, ce serait pour réparer des ruines, pour
remédier à un mal, pour sortir de la confusion, que
des procédés nouveaux auraient été inventés. Présenter
les choses de cette façon (et la même idée, je
le répète, existe encore chez la plupart des linguistes,
même chez ceux qui se sont montrés le plus
sévères pour ce livre), c'est méconnaître la vraie
succession des faits, c'est rendre inintelligible l'histoire
des langues. En réalité on n'a pas eu à réparer
de ruines, les terminaisons qu'on a écartées étant
depuis longtemps devenues inutiles. Les langues
anciennes n'ont connu aucune détresse. Au lieu de
cette histoire invraisemblable, il serait temps d'en
écrire une autre plus simple et plus vraie.

En tête de cette histoire devra prendre place la
loi de spécialité
.

Une tendance de l'esprit qui s'explique par le
besoin de clarté, c'est de substituer des exposants
invariables, indépendants, aux exposants variables,
assujettis. Il y a là une tendance conforme au but
général du langage, qui est de se faire comprendre
11aux moindres frais, je veux dire avec le moins de
peine possible. Mais comme les conditions où le
langage est placé ne permettent pas la création ex
nihilo
, cet effort se réalise lentement, au moyen et
aux dépens de ce qui existait antérieurement.

Un premier et très tangible exemple nous est
fourni par le comparatif et le superlatif.

Dans les langues anciennes, l'adjectif exprime la
gradation au moyen de suffixes. Ces suffixes étaient
d'abord nombreux et divers. Ainsi le comparatif
pouvait se marquer par les syllables ro (superus,
inferus), tero (interus, exterus), ior (purior, largior).
Le superlatif pouvait se marquer par les syllabes
mo (summus, infimus), timo (intimus, extimus), issimo
(carissimus). Le latin, tel que nous le connaissons,
a déjà renoncé à cette diversité, ne gardant pour
chaque degré qu'un seul suffixe (ior, issimus). Première
simplification.

Si du latin nous passons au français, nous voyons
que ce mécanisme a disparu 18, non pas, comme on
l'a dit, par suite de l'altération phonétique, mais par
l'action de la loi de spécialité. Un seul mot assume
en français la fonction de tous ces comparatifs et
superlatifs. De même dans les autres langues
12romanes. En français, plus ; en italien, più ; en espagnol,
mas ; en portugais, mais ; en roumain, mai.

Mais ce qu'il faut remarquer, c'est que ce mot
privilégié qui succède à tous les comparatifs d'autrefois
est lui-même un comparatif. Plus représente
l'ancien latin ploius (= grec πλεῖον) ; l'espagnol mas,
le portugais mais représentent magis. C'est donc le
dernier survivant d'une espèce éteinte, et éteinte
non sans intention, qui remplace à lui seul tous les
autres. Les seules exceptions sont quelques comparatifs
comme. meilleur, pire, moindre, si fréquemment
employés que le procédé nouveau, sur lequel
ils avaient d'ailleurs l'avantage de la brièveté, ne les
a pas supplantés.

D'après ce premier exemple, nous pouvons déjà
voir en quoi consiste la loi de spécialité. Parmi tous
les mots d'une certaine espèce, marqués d'une certaine
empreinte grammaticale, il en est un qui est
peu à peu tiré hors de pair. Il devient l'exposant par
excellence de la notion grammaticale dont il porte
la marque. Mais en même temps il perd sa valeur
individuelle et n'est plus qu'un instrument grammatical,
un des rouages de la phrase. Quand nous
disons un temps plus long, une journée plus courte,
le mot plus sert à déterminer l'adjectif dont il est
suivi ; mais par lui-même il n'a pas plus de contenance
sémantique que la désinence ior 19. On devine
13du même coup la raison pour laquelle la loi de spécialité
a besoin du secours des siècles avant de pouvoir
s'exercer. Les mots sont trop significatifs par
eux-mêmes pour se prêter du premier coup à ce
rôle d'auxiliaire. Il faut qu'un long usage dans des
associations diverses ait lentement préparé les
esprits à en retirer le trop-plein de valeur.

Ce n'est donc pas, comme on le dit, la chute des
désinences qui a amené, comme une sorte de pis-aller,
l'emploi de plus et de magis ; cet emploi commence
en un temps où les désinences étaient d'un
usage courant. On trouve même l'emploi cumulatif
des deux procédés : Plaute écrit magis dulcius,
magis facilius, mollior magis. Ces exemples nous
montrent l'idée comparative commençant déjà à
élire tout particulièrement domicile en un certain
adverbe, quoique le mécanisme — ior, — issimus
soit encore en pleine vigueur.

Nous venons maintenant au remplacement des
anciennes déclinaisons par les prépositions.

On sait que chaque substantif marquait d'abord
les rapports de dépendance, d'intériorité, d'instrument,
etc., au moyen de modifications de sa partie
finale. Mais ce moyen d'expression était à la fois
compliqué et insuffisant. Il était compliqué en ce
que les substantifs, n'étant pas tous conformés de
même, présentaient à un même cas des formes différentes
14(génitif : domini, rosæ, arboris, etc.). Il était
insuffisant en ce que les cas de la déclinaison étaient
trop peu nombreux pour exprimer tous les rapports
que l'esprit pouvait concevoir 110. Ce fut la raison qui
fit qu'à côté de ces cas on plaça des adverbes servant
à les déterminer. Mais l'habitude de placer le
même adverbe à côté du même cas ne pouvait manquer
de produire à la longue sur les esprits un effet
dont nous aurons encore d'autres exemples dans la
suite : entre la flexion et la particule de lieu ou de
temps l'intelligence crut saisir un rapport spécial,
une relation de cause à effet. Au lieu de regarder
l'adverbe comme un simple déterminant du cas,
l'intelligence populaire y vit la raison d'être du cas :
paralogisme bien connu, que la philosophie désigne
par la formule cum hoc, ergo propter hoc. Mais
quand c'est le paralogisme de tout le monde, on sait
qu'il est bien près de faire l'impression d'une vérité.
En matière de langage, ce que le peuple croit sentir
passe à l'état de réalité. Les adverbes de lieu et de
temps comme ἀπό, περί ἐπί, πρός μετά, παρά, après
avoir été l'accompagnement du génitif, du datif ou
de l'accusatif, devinrent la cause de ces cas ;
d'adverbes, ils devinrent prépositions. L'esprit les
doua d'une force transitive 211.

Dans la langue homérique, la transformation est
15déjà aux trois quarts accomplie 112. Elle l'est tout à
fait dans les plus anciens monuments qui nous ont
conservé la langue latine. Au contraire, dans les
textes védiques, nous voyons encore à l'état d'adverbes
les mots qui sont devenus les prépositions
bien connues per, ob, ad, sub, super, ab

A partir du jour où la langue possède des prépositions,
l'existence de la déclinaison est menacée. A
quoi bon, en effet, ces cas qui n'ajoutent rien au
sens ? La préposition ne suffît-elle point ? Elle suffit
parfaitement, et même elle fait un meilleur usage,
car elle marque d'une façon précise et explicite des
rapports que la flexion indique de manière vague
et générale. En outre, elle est d'un usage plus
commode, car elle est toujours semblable à elle-même,
toujours aisément reconnaissable. Cependant,
comme rien ne se fait vite quand il s'agit d'habitudes
séculaires communes à de grandes masses
d'hommes, les désinences ne disparaissent pas en
une fois ni du premier coup. Elles commencent par
devenir incertaines. On les emploie avec distraction,
on les confond les unes avec les autres…

Les premiers symptômes de cette transformation
remontent beaucoup plus haut qu'on ne le croit
d'ordinaire. On a souvent cité le passage de Suétone
où, parlant des habitudes de l'empereur Auguste, il
16rapporte que celui-ci, pour plus de clarté, ne craignait
pas d'ajouter des prépositions aux noms et des
conjonctions aux verbes. Le passage en lui-même
est curieux. Mais il y faut remarquer surtout les
derniers mots : (præpositiones) quae detractæ afferunt
aliquid obscuritatis, etsi gratiam augent
113. Il était
donc élégant, conforme au bon ton, de se passer du
secours des prépositions et des conjonctions. C'était
l'ancien langage latin, celui de la haute société
romaine : celui de gens qui savent conserver aux
formes de la langue leur pleine et entière valeur.
Mais l'empereur adopta le nouvel usage : on sait
qu'il affectait volontiers des habitudes rustiques.

De ce parler rustique nous avons un témoignage
contemporain. C'est le règlement d'un temple de la
Sabine, l'an 57 avant Jésus-Christ 214. Ce règlement,
entre autres choses, prévoit le cas où des donations
seraient faites au temple : Si pecunia ad id templum
data erit… Quod ad eam ædem donum
datum erit
… Au lieu du datif, nous avons ici la
construction moderne : « A ce temple ».

Remarquons qu'il s'agit d'un document officiel.
La langue officielle est volontiers archaïque, s'il
n'en coûte rien à la précision : mais du moment que
la précision est en jeu, elle ne recule pas devant le
néologisme.

Déjà peu de temps après Auguste, nous assistons
à l'emploi fautif et au mélange des désinences
casuelles. A Pompéi, on écrit : Cum discentes,
« avec ses élèves » ; cum collegas, « avec ses collègues ».
17Dans une inscription de Misène, de l'an 159
après Jésus-Christ, on a : per multo tempore. Dans
une autre, à peu près du même temps : ex litteras 115.
Le latin d'Afrique, dès l'époque d'Hadrien, présente
à tout instant ce genre de faute. Un ingénieur de
Lambèse, qui sait d'ailleurs bien sa langue, se trompe
sur ce point : il écrit : a rigorem, sine curam 216.

Si nous descendons encore de deux siècles, nous
trouvons l'usage des désinences de plus en plus
incertain, celui des prépositions de plus en plus fréquent.
Dans le Pèlerinage de Silvia (IVe siècle), on
trouve des locutions comme celles-ci : Fundamenta
de habitationibus ipsorum…
. Fallere vos super hanc
rem non possum…
. Valde instructus de scripturis….
Et même : Lecto omnia de libro Moysi, « ayant tout
lu du livre de Moïse ». A côté des prépositions latines,
on rencontre la préposition grecque κατά. Cata singulos
hymnos fit oratio
317.

Dans son livre sur le Latin de Grégoire de Tours,
M. Max Bonnet fait observer que Grégoire se trompe
sur l'emploi des cas quand ils sont précédés d'une
préposition 418. Ce n'est pas qu'il ne connaisse la déclinaison
18latine et qu'il ne sache la valeur de chaque
cas. Mais quand il emploie l'une des prépositions
cum, de, ad, per, in,sub, il lui est indifférent d'employer
l'accusatif ou l'ablatif.

Ce n'est donc point par ignorance, par usure des
formes, par impossibilité de s'entendre, qu'on a eu
recours, en désespoir de cause, une fois la déclinaison
tombée en ruines, à un autre moyen de représenter
les mêmes rapports. Non : c'est au sommet de
la hiérarchie romaine que nous en trouvons, dans
le plus beau moment de la littérature, les premiers
exemples. La langue des affaires a dû être la première
à accueillir l'innovation, préparant ainsi les
voies à un nouveau système grammatical.

Le fait le plus important de l'histoire de nos langues,
celui qui caractérise par excellence le passage
de la synthèse à l'analyse, rentre donc dans le chapitre
du principe de spécialité. Il y a toutefois un
emploi des cas où les prépositions ne fournissaient
aucun secours : c'est pour la distinction du sujet et
du régime. Aussi est-ce la distinction du nominatif
et de l'accusatif qui a duré le plus longtemps. Nous
y reviendrons en traitant de la construction.

A mesure que les anciens adverbes se changeaient
en prépositions, l'usage a prévalu de les placer régulièrement
devant le substantif : on me permettra de
faire à ce sujet une observation que je crois importante.

S'il n'y avait pas quelque bizarrerie à parler de la
sorte, je dirais que nos langues modernes n'ont
jamais eu une chance plus heureuse, n'ont jamais
échappé à un plus grand danger que le jour où le
latin a eu l'esprit de changer en prépositions les
19petits mots comme in, ad, per, cum, que jusque-là
l'habitude était d'accoler à leur régime en manière
de postpositions. Les formes comme mecum, tecum,
vobiscum, semper, paulisper, quoad, témoignent
encore de cet état que le latin a traversé et dont ses
frères, l'ombrien et l'osque, ne sont jamais parvenus
à sortir 119. En ombrien, par exemple, non seulement
cum, mais in, ad, per, toutes les anciennes locutions
de cette sorte sont restées postpositions. « A l'autel,
vers l'autel, sur l'autel », se disent asacum, asamen,
asamad, et par suite de la négligence de la prononciation,
asaco, asame, asama. « A la limite, vers la
limite, sur la limite », se disent termnuco, termnume,
termnuma. Et ainsi de suite. Déjà au Ier siècle avant
l'ère chrétienne, par les fautes qui se produisent,
on voit que la confusion commence. Entre le substantif
et le petit mot dont il est suivi il se fait des
associations vicieuses. Si le latin ne s'était pas
écarté de cette voie, sa déclinaison prenait un tout
autre tour. Au lieu de s'appauvrir, elle s'enrichissait,
car des cas nouveaux se fussent formés. Ce
que le philosophe allemand Steinthal appelle d'une
expression bizarre der Formtrieb, et ce qui est simplement
un phénomène d'imitation, se serait développé.
Au lieu d'aboutir aux langues romanes, le
latin aboutissait à quelque idiome semblable au
basque.

Par un juste sentiment des exigences de la clarté,
les langues modernes sont devenues de plus en plus
20rigoureuses sur ce point. Elles ont exigé que rien
ne vînt séparer la préposition de son « régime » :
tandis que le latin tolère encore quelques intercalations 120,
le français n'admet point d'exceptions à
cette règle.

Nulle part aussi bien qu'en anglais on ne voit les
effets du principe de spécialité.

L'anglais n'a pas renoncé à son génitif : mais il a
fait de l'exposant du génitif un emploi tellement
hardi, qu'il en obtient les mêmes services que si
c'était un mot indépendant. Après avoir adopté
comme désinence uniforme de tous les substantifs
un simple s, il a mobilisé cet s, de manière à pouvoir
le mettre après deux ou plusieurs substantifs.
Pope and Addison's age. The queen of Great Britain's
navy
. — De cette façon l'anglais a su se
donner deux variétés différentes de génitif, l'une
avec s, l'autre avec of, l'une progressive, l'autre
régressive. Exemple curieux qui montre comment,
par l'assouplissement, on peut perfectionner le
mécanisme et multiplier les ressources d'une langue 221.21

La conjugaison anglaise va nous offrir un autre
exemple de la loi de spécialité.

Parmi les langues modernes, la plus analytique
est sans aucun doute l'anglais. On a souvent dit que
ce caractère analytique était dû au mélange de la
grammaire anglo-saxonne et de la grammaire française :
explication qui, énoncée de cette façon, est
inexacte. Ce qui est vrai, c'est que les classes supérieures
de la société, en se servant du français pendant
plusieurs siècles, avaient abandonné l'usage de
l'anglais aux classes populaires. Or, — nous venons
de le voir, — c'est la partie cultivée de la nation qui
ralentit l'évolution du langage. Là où les aristocraties
se désintéressent de la langue nationale, cette
évolution prend une marche accélérée.

La conjugaison germanique, avec ses règles
compliquées, qui sont une grosse difficulté pour
l'étranger, ne laisse pas que d'être assez difficile
aussi pour les indigènes. Jacob Grimm compte pour
l'allemand jusqu'à douze classes de conjugaison,
dont les spécimens plus ou moins bien conservés se
retrouvent également en anglais. Je veux parler des
verbes comme I give, I gave ;I bind, I bound ; I dig,
I dug ; I hold, I held, etc.

On sait comment l'anglais moderne remédie à
cette difficulté : au lieu et place de ces présents, de
ces prétérits à formations multiples, il emploie, ou
du moins il est libre d'employer le présent I do, le
prétérit I did, en faisant du verbe un mot invariable.
Le changement a commencé par les tours
interrogatifs et négatifs. Puis le verbe do, continuant
ses progrès, s'est introduit dans les phrases simplement
affirmatives. Supposons que, par un nouveau
22pas en avant, il s'impose nécessairement aux phrases
affirmatives, qu'il y devienne d'un emploi constant
et obligatoire, l'anglais aura substitué son verbe
auxiliaire à tous les autres verbes. Il se chargera
alors d'exprimer à lui seul les idées de temps, de
personne, de mode, ainsi que celle d'affirmation,
que chaque verbe marquait jusque-là pour son
compte. Dès à présent le verbe do est si prêt à tous
les usages qu'il peut se servir d'auxiliaire à lui-même.

Mais l'universalité de l'emploi a sa contre-partie.
Quand do accompagne un autre verbe, il perd en
quelque sorte sa dignité de verbe, il n'est plus qu'un
outil grammatical. Par une division qui paraîtrait
extrêmement subtile si elle avait été faite du premier
coup et à tête reposée, l'anglais met d'une
part l'expression concrète de l'acte, et d'autre part
les idées purement grammaticales d'affirmation, de
personne, de temps, de mode. Dans un dialogue
comme celui-ci : Does he consent ?He doesn't, tout
l'appareil grammatical est accumulé dans l'auxiliaire.

Mais il est rare que le principe de spécialité
triomphe du premier coup. L'histoire des langues est
semée de tentatives manquées et de demi-réussites.

Bien des siècles avant que l'anglais eût fait de
son verbe do un verbe auxiliaire, celui-ci avait déjà
une première fois été employé pour remédier aux
difficultés de la conjugaison. On avait trouvé plus
simple, pour former le parfait de certains verbes,
d'emprunter le parfait du verbe do. En gothique
l'emprunt est des plus visibles : sôki-da, « je cherchai »,
sôki-dêdum « nous cherchâmes ».23

On sait que c'est l'origine du parfait appelé
« faible » (ich such-te, ich lieb-te). L'essai ne réussit
qu'à moitié. Il avait le tort de venir dans un temps
de synthèse. L'auxiliaire s'unit au verbe principal,
et fit avec lui un tout indissoluble, de sorte que la
conjugaison germanique, au lieu d'être simplifiée,
compta une série de formes de plus.

Nous pouvons en rapprocher le sort du futur et
du conditionnel dans les langues romanes. On sait
que ces langues avaient trouvé dans le verbe habere
un exposant aussi simple que commode. Ovide écrivait
dans ses Pontiques :

Plura quidem mandare tibi, si quæris, habebam :
Sed timeo tardæ causa fuisse moræ.

Nous avons ici le commencement du conditionnel
moderne. Voici, d'autre part, le commencement du
futur, que je prends dans un Sermon de saint
Augustin ; il est question de la fin du monde : Petant
aut non petant, venire habet
. Mais l'auxiliaire s'étant
soudé au verbe principal, la tentative, au moins au
point de vue du principe de spécialité, avorta.

Remontons encore d'une dizaine de siècles en
arrière, nous trouvons dans les imparfaits comme
amabam dans les futurs comme amabo, dans les
parfaits comme amavi et comme duc-si, des tentatives
toutes pareilles. Ce sont les verbes signifiant
« être » (en sanscrit bhū et as, en latin fuo et esse)
qui viennent s'accoler au verbe principal. Mais jetés
au milieu d'une conjugaison synthétique, ces auxiliaires
sont aussitôt absorbés.

Il nous est possible enfin de découvrir une première
tentative dès la période indo-européenne. Le futur
24composé avec l'auxiliaire as (grec δώσω, sanscrit
dāsjāmi, ainsi que les autres temps composés avec
le même auxiliaire, sont des essais qui nous transportent
à dix siècles au moins avant l'ère chrétienne ;
ils montrent combien de fois le langage a eu recours
au même moyen, avant de réaliser enfin le progrès
qu'il avait en vue.

Le langage parlé se composant de demandes et de
réponses, on peut s'étonner qu'il n'y ait eu aucun
mot pour représenter l'interrogation d'une façon
spéciale et explicite. C'est que le ton, le geste, l'attitude
en tenait lieu. Le ton différenciait τίς ; et τις, πότε
et ποτέ, c'est-à-dire le mot interrogatif et le mot affirmatif,
comme il différenciait en latin , particule
interrogative, par exemple dans habesne, et , particule
négative, dans nequeo, nefas.

Mais à mesure que le langage se complète et
s'affine, à mesure surtout qu'au langage parlé vient
s'associer la parole écrite, le besoin de marquer ces
différences devient plus pressant. Il parut plus commode
d'avoir un mot qui, placé en tête de la phrase,
annonce l'interrogation. Comme ce mot n'existait
pas, on le créa en en combinant deux ou trois.
C'est ainsi qu'on eut en grec μῶν pour μὴ οὖν, en
latin nonne, en français est-ce que, n'est-ce pas. L'allemand
gelt résume toute une phrase : was gilts.

L'écriture a poussé la spécialité encore plus loin,
puisqu'elle a fait tenir l'interrogation dans un simple
signe.25

Chapitre II
La loi de répartition

Preuves de l'existence d'une répartition. — Limites du principe
de répartition.

Nous appelons « répartition » l'ordre intentionnel
par suite duquel des mots qui devraient être synonymes,
et qui l'étaient en effet, ont pris cependant
des sens différents et ne peuvent plus s'employer
l'un pour l'autre.

Y a-t-il une répartition ? — La plupart des linguistes
le nient. Quand ils se trouvent en présence
de faits trop visibles, ils déclarent que ces faits ne
comptent pas, qu'on est en présence d'une répartition
savante, nullement populaire. En quoi ils se
trompent. C'est le même défaut d'analyse psychologique
que nous avons constaté en commençant :
n'admettre l'intervention de la volonté humaine que
s'il y a eu volonté consciente et réfléchie.

Je ferai d'abord remarquer que le peuple n'est pas
de cet avis. Il admet l'existence d'une répartition : il
ne croit pas qu'il y ait dans le langage des termes
absolument identiques 122. Ayant le sentiment que le
26langage est fait pour servir à l'échange des idées, à
l'expression des sentiments, à la discussion des
intérêts, il se refuse à croire à une synonymie qui
serait inutile et dangereuse. Or, comme il est tout à
la fois le dépositaire et le fabricant du langage, son
opinion qu'il n'y a pas de synonymes fait qu'en réalité
les synonymes n'existent pas longtemps : ou
bien ils se différencient, ou bien l'un des deux
termes disparaît.

Ce qui a jeté le discrédit sur ce chapitre, ce sont
les distinctions essayées dans le silence du cabinet
par de prétendus docteurs en langage, que personne
n'avait conviés à cette tâche. Il n'y a de bonnes distinctions
que celles qui se font sans préméditation,
sous la pression des circonstances, par inspiration
subite et en présence d'un réel besoin, par ceux
qui ont affaire aux choses elles-mêmes. Les distinctions
que fait le peuple sont les seules vraies et les
seules bonnes. Au même moment où il voit les
choses, il y associe les mots.

Nous allons en donner des exemples.

Toutes les fois que deux langues se trouvent en
présence, ou simplement deux dialectes, il se fait un
travail de classement, qui consiste à attribuer des
rangs aux expressions synonymes. Selon qu'un
idiome est considéré comme supérieur ou inférieur,
on voit ses termes monter ou descendre en dignité.
La question de linguistique est au fond une question
sociale ou nationale. M. J. Gilliéron décrit les
effets produits par l'invasion du français dans un
patois de la Suisse 123. A mesure qu'un mot français
27est adopté, le vocable patois, refoulé et abaissé,
devient vulgaire et trivial. Autrefois la chambre
s'appelait païlé : depuis que le mot chambre est
entré au village, païlé désigne un galetas. En Bretagne,
dit l'abbé Rousselot, les jardins s'appelaient
autrefois des courtils : maintenant que l'on connaît
le mot jardin, une nuance de dédain s'est attachée à
l'appellation rustique. Peu importe que les deux
termes soient de même origine. Le Savoyard
emploie les noms de père et de mère pour ses
parents, au lieu qu'il garde pour le bétail les
anciens mots de pâré et de mâré. Chez les Romains,
coquina signifiait « cuisine » : l'osque popina, qui
est le même mot, désigna un cabaret de bas étage.

On dira peut-être que ces mots sont naturellement
différenciés par les choses qu'ils désignent et
qu'on ne les a jamais comparés entre eux. Ce
serait soutenir que l'intelligence populaire n'est pas
capable de fixer deux objets à la fois. Je crois, au
contraire, qu'il y a eu comparaison, et que le terme
populaire doit à cette comparaison une déchéance
qui autrement ne se comprendrait pas. En matière
de langage, la signification est le grand régulateur
de la mémoire ; pour prendre place dans notre
esprit, les mots nouveaux ont besoin d'être associés
à quelque mot de sens approchant. Le peuple a
donc ses synonymes, qu'il dispose et subordonne
selon ses idées. A mesure qu'il apprend des mots
nouveaux, il les insère parmi les mots qu'il connaît
déjà. Rien d'étonnant à ce que ceux-ci subissent un
déplacement, un recul. Aussi longtemps qu'il y aura
des populations qui se mêleront, on aura à constater
de nouveaux exemples de la répartition. Pour en
28arrêter les effets, il faudrait mettre des douanes, des
clôtures au langage.

Ce que le peuple fait d'instinct, toute science qui
se forme, toute analyse qui s'approfondit, toute discussion
qui veut aboutir, toute opinion qui veut se
reconnaître et se définir, le fait avec la même spontanéité.
Platon, voulant combattre les idées de
l'école ionienne, reproche à Thalès d'avoir confondu
les principes ou ἀρχαί avec les éléments ou
στοιχεῖα, les éléments étant l'eau, le feu, la terre,
l'air, les principes étant quelque chose de plus
général et d'impérissable, comme les nombres. La
distinction faite ici par le penseur grec, pour être
philosophique et profonde, n'en est pas moins, au
point de vue de la linguistique, du même ordre que
les distinctions citées plus haut. Par une aperception
immédiate, les deux mots, jusque-là synonymes,
ont été différenciés. Mettrons-nous les faits
de ce genre en dehors de l'histoire du langage ?
Nous risquerions d'en retrancher le côté le plus
important. L'histoire du langage est une série de
répartitions. Il ne s'est point passé autre chose à
l'origine des langues. Il ne se passe point autre
chose aux premiers bégaiements de l'enfant, car
c'est par répartition que l'enfant applique peu à peu
à des objets distincts les syllabes qu'il promène
d'abord indifféremment sur tous les êtres qu'il rencontre.

Voyons maintenant quelques effets de la répartition
dans une période ancienne de nos langues.

La racine man semble avoir servi, dans le principe,
à nommer confusément toutes les opérations
de l'âme, car nous la trouvons exprimant la pensée
29(mens), la mémoire (memini, μέμνημαι, μιμνήσκω), et
la passion (μένος) 124. Mais une psychologie moins rudimentaire
a introduit de l'ordre dans ce mélange,
gardant quelques mots, en élaguant d'autres pour
les remplacer par des synonymes, donnant enfin à
chacun son domaine spécial. Un tel triage ne s'est
point fait au hasard : ce serait le lieu de reprendre,
avec une force particulière sur ce terrain purement
humain et historique, toute l'argumentation de
Fénelon.

Nous avons l'habitude de faire une distinction
entre le courage actif, qui va au-devant du danger
pour le combattre, et le courage passif, qui consiste
à supporter la mauvaise fortune avec égalité d'âme.
Bien que pouvant exister chez le même homme, ce
sont, au fond, deux sentiments différents, comme on
peut le voir en observant où conduit l'exagération
de l'un et de l'autre. Poussé trop loin, le courage
actif aboutit à la témérité ; le courage passif, porté
au delà de la juste mesure, dégénère en apathie.

On s'attendrait à voir le langage reproduire dès
les plus anciens temps une distinction si naturelle ;
mais il n'en est rien. Dans la langue d'Homère, les
deux idées ont l'air de se confondre, et le même
verbe τολμ άω, qui veut dire « oser », signifie aussi
« supporter » ; le même adjectif τλήμων, qui veut
dire « patient », signifie aussi « audacieux » 225. Après
Homère, la poésie gnomique nous fournit d'autres
exemples de cette confusion :30

« Force est, dit un proverbe, de supporter ce que
les dieux envoient aux mortels. »

Τολμᾶν χρὴ τὰ διδοῦ σι θεοὶ θνητοῖσι βροτοῖσιν

Et ailleurs :

« Sois endurante, ô mon âme, dans le malheur,
alors même que tu souffres ce qui ne peut être
enduré. »

Τολμᾶν θυμὲ, καλοῖσιν, ὅμως ἄτλητα πεπονθώς ;. 126

C'est donc par une distinction faite après coup
que l'audace (et même l'audace poussée jusqu'à la
témérité et jusqu'à l'insolence) a été confiée à τολμάω
et sa famille, tandis que la constance et la résignation
sont devenues le partage de τάλας ; et τλήμων 227.

Personne aujourd'hui ne songerait à nommer du
même mot deux idées aussi différentes que le plaisir
des sens et le plaisir idéal causé par le sentiment
tout intime de l'espérance. Cependant il y a eu un
temps où la même expression servait pour les deux
idées. Le grec, de cette racine, a tiré une série de
mots qui expriment l'espoir : ἐλπίς, ἐλπίζω , ἔλπομαι.
Le latin en a pris les mots qui marquent le plaisir :
volupe, voluptas 328. Des deux côtés, l'idée restée sans
représentant a trouvé d'autres symboles : ἡδονή (de
ἥδομαι, « goûter ») est devenu le nom du plaisir en
grec, et spes, « la respiration, le soulagement », le
nom de l'espérance en latin.31

C'est ainsi qu'en remontant dans le passé, on
trouve sur son chemin des conglomérats sémantiques
qu'il a fallu des siècles pour débrouiller. La
chose n'est pas encore entièrement faite aujourd'hui.
La différence entre sentir et penser est aujourd'hui
marquée dans les verbes, mais elle paraît à peine
dans le substantif sentiment. Aussi l'adjectif sensible,
qui en français appartient à là partie affective de
l'âme, a-t-il pu prendre en anglais l'acception
d'« intelligent, raisonnable ». On sait qu'en latin
sentir appartient plutôt à la pensée, comme on le
voit par des composés tels que dissentio, consentio,
et par des dérivés comme sententia.

Par une confusion qui n'a pas encore tout à fait
disparu, les langues anciennes désignent d'un même
mot « le méchant » et « le malheureux ». L'adjectif
πονηρός a les deux acceptions 129. Dans l'enfance des
sociétés, le pauvre est un objet d'aversion autant
que de pitié : c'est sur ce ton qu'il est parlé des
mendiants dans Homère. Πονηρός a peu à peu renoncé
à cette équivoque, pour être exclusivement attribué
à l'idée de perversité, tandis que son congénère πήνες
a désigné l'indigent.

Plus les mots sont voisins par la forme, plus ils
sont une invite à la répartition. Un poète comique
32latin dit qu'il ne faut pas attacher trop de créance
aux présages :

Magis audiendum quam auscultandum censeo.

Voici une sentence, à première vue assez extraordinaire,
qui nous a été conservée par Varron :
Religentem esse oportet, religiosum nefas. Les deux
mots religens et religiosus, étymologiquement synonymes,
sont opposés entre eux. Le sens du proverbe
est que la religion est une bonne chose, mais
non pas la superstition. Il y a une sorte d'élégance,
à laquelle le peuple n'est nullement insensible, à
différencier ainsi des mots qui sonnent presque
de même 130.

Les besoins de la pensée sont le premier agent de
la répartition. C'est ainsi que le grec et l'allemand
se sont rencontrés en faisant la différence de Mann
et Mensch, de ἀνήρ et ἄνθρωπος.

Entre ἀνήρ et ἄνθρωπος il n'y avait originairement
aucune différence de sens : l'un signifiait « homme »,
l'autre « qui a visage d'homme ». Homère, parlant
des Ethiopiens qui habitent à l'extrémité de la terre,
les appelle ἔσκατοι ἀνδρῶν. Mais une antithèse dont
l'occasion ne pouvait manquer de se présenter a fait
que peu à peu ils se sont distingués l'un de l'autre
et qu'ils ont été opposés l'un à l'autre. Hérodote,
parlant de l'armée des Perses, dit qu'aux Thermopyles
Xerxès put s'apercevoir ὃτι πολλοὶ μ ὲ ν ἄνθρωποι
εἶεν, ὀλίγοι δὲ ἂνδρες. La distinction est ensuite
devenue familière aux Grecs. Xénophon, traitant de
l'amour de la gloire qui fait le prix de la vie, ajoute
33qu'à cela les hommes se reconnaissent : ἄνδρες καὶ
οὖκὲτι ἄνθρωποι μόνον νομιζόμενοι. Rien, ni dans le sens
étymologique de ἀνήρ , ni dans celui de ἄνθρωπος , ne
les prédestinait à cette opposition 131.

A toute époque, il y a eu des proverbes pour dire
qu'un savant n'est pas nécessairement un sage.
« Les uns sont très sages et savants, dit un troubadour 232 ;
les autres savants et non sages ; les
autres, ni sages ni savants. » Ce qui donne à ces
antithèses leur saveur particulière, c'est que sage et
savant sont d'une même origine, et qu'ils rappellent
tous deux, mais à des degrés différents de la langue,
le latin sapiens.

Quand l'esprit populaire s'est une fois avisé d'un
certain genre de répartition, il a naturellement la
tentation d'en compléter les séries. On sait qu'il y a
des langues où les différents actes de la vie ne sont
pas désignés de la même façon s'il est question d'un
personnage élevé en dignité ou d'un homme ordinaire.
Les Cambodgiens ne désignent pas les membres
du corps, ni les opérations journalières de la
vie, par les mêmes termes s'il s'agit du roi ou d'un
simple particulier. Pour exprimer qu'un homme
mange, on se sert du mot si ; en parlant d'un chef,
on dira pisa ; si on parle d'un bonze ou d'un roi, ce
34sera soï. En parlant à un inférieur, « moi » se dit
anh ; à un supérieur, knhom ; à un bonze, chhan 133
Los sectateurs de Zoroastre, qui considèrent le
monde comme partagé entre deux puissances contraires,
ont un double vocabulaire, suivant qu'ils
parlent d'une créature d'Ormuzd ou d'une créature
d'Ahriman. Ces exemples nous montrent la répartition
marquant une empreinte plus ou moins profonde,
comme on voit telle habitude d'esprit à peine
indiquée chez l'un et gouvernant toute la vie chez
un autre.

Rien au fond n'est plus naturel ni plus nécessaire
que la répartition, puisque notre intelligence
recueille les mots de différents âges, de différents
milieux, et qu'elle serait livrée â la plus absolue
confusion si elle n'y mettait un certain rangement.
Ce que font savamment los recueils de synonymes,
toute heure nous le faisons tous : quand on examine
los termes que l'usage distingue ou subordonne,
on constate que l'étymologie justifie rarement
les différences que nous y mettons. Si nous
prenons, par exemple, los mots de genre et d'espèce,
quel motif y avait-il à donner plus de capacité au
premier qu'au second ? A l'embranchement qu'à la
classe ? Si nous prenons les mots de division, brigade,
régiment, bataillon, ces termes techniques, si
exactement subordonnés les uns aux autres, n'ont
cependant rien qui les désignât spécialement à telle
35ou telle place. Peut-être ferions-nous une constatation
semblable s'il nous était possible de remonter jusqu'à
l'époque où a été constituée la série des noms
de nombre.

En passant des idées matérielles aux idées
morales, nous verrions encore mieux les effets de
la répartition. Entre l'estime, le respect, la vénération,
on n'aperçoit nulle gradation imposée par
l'étymologie. Il a fallu des esprits exacts et précis,
une société ordonnée et soucieuse des rangs, pour
établir certaines distinctions : est-ce une raison
pour les mettre en dehors de l'histoire du langage ?
Nous savons peu de chose sur la création du langage :
mais l'esprit de répartition en est le véritable
organisateur ou démiurge. La répartition a été
cette seconde création, cette melior Natura dont
parle Ovide en retraçant les âges successifs du
monde.

Cependant la répartition, comme toutes les lois
que nous passons en revue, a ses limites.

Il faut d'abord — cela est trop clair — qu'elle
trouve une matière où se prendre. Comme elle ne
crée pas, mais s'attache à ce qui est pour en tirer
parti et le perfectionner, il faut que les termes à
différencier existent dans la langue. Nous pourrions
citer certaines confusions dont, faute d'un mot,
même les idiomes les plus parfaits n'ont jamais
réussi à se débarrasser.

Inversement, l'esprit ne parvient pas toujours à
féconder toutes les richesses que le langage vient
36lui offrir. Le mécanisme grammatical, par la combinaison
des éléments existants, peut produire une
telle quantité de formes que l'intelligence en soit
embarrassée. Georges Curtius a compté que le
nombre des formes personnelles du verbe grec
s'élève à 208, nombre considérable, quoique bien
inférieur encore à celui du verbe sanscrit, qui va
jusqu'à 891. Mais la répartition n'a pu tirer parti de
cette abondance : c'est beaucoup déjà que le grec
ait su différencier ses quatre prétérits (imparfait,
aoriste, parfait, plus-que-parfait). Entre le futur
premier et le futur second, entre le parfait premier
et le parfait second, l'observation la plus attentive n'a
pu constater.aucune différence sémantique. Outre
cette surproduction de temps, nous avons une surproduction
de verbes. Si nous prenons, par exemple,
la racine φυγ, « fuir », nous avons à côté de φεύγω un
verbe φυγχάνω qui a le même sens. A côté de φημί on
a φάσκω. A côté de πίμπλημι on a πλήζω. Le seul verbe
signifiant « étendre » est représenté par τείνω,
τιταίνω et τανύω. Nous avons βαίνω, βίβημι et βάσκω, qui
signifient tous trois « marcher ». L'extinction des
formes inutiles 134 vient heureusement diminuer le
poids de ce capital mort.

Une autre limite au principe de répartition vient
du degré plus ou moins avancé de civilisation. Il y
a des nuances qui ne sont faites que pour les peuples
cultivés. A la synonymie on reconnaît de quels objets
la pensée d'une nation s'est surtout préoccupée. Les
distinctions sont d'abord faites par quelques intelligences
plus fines que les autres : puis elles deviennent
37le bien commun de tous. L'esprit, comme on
l'a dit, consiste à voir la différence des choses semblables.
Cet esprit se communique jusqu'à un certain
point par le langage, car à reconnaître les
différences que les mieux doués ont été d'abord
seuls à sentir, la vue de chacun devient plus perçante.

Une question qui concerne plutôt le philosophe
que le linguiste serait de savoir comment cette
répartition se fait en nous, ou, pour dire les choses
de façon un peu grossière, mais intelligible, si
nous avons dans notre tête un dictionnaire- des
synonymes. Je crois que chez les esprits attentifs et
fermes ce dictionnaire existe, mais qu'il s'ouvre
seulement en cas de besoin et sur l'appel du maître.
Quelquefois le mot juste jaillit du premier coup.
D'autres fois il se fait attendre : alors le dictionnaire
latent entre en fonction et envoie successivement
les synonymes qu'il tient en réserve, jusqu'à
ce que le terme désiré se soit fait connaître.38

Chapitre III
L'irradiation

Ce qu'il faut entendre par ce mot. — L'irradiation peut créer
des désinences grammaticales.

Nous appelons ainsi, faute d'un autre terme, une
série de faits qui n'a pas encore été dénommée. A
vrai dire, on ne l'a guère observée jusqu'à présent,
quoiqu'elle soit d'une réelle importance pour la psychologie
du langage 135.

Quelques exemples feront comprendre de quoi il
s'agit.

Les verbes latins en sco, comme maturesco, marcesco,
sont communément appelés « inchoatifs »,
parce qu'ils ont l'air de marquer un commencement
d'action ou une action qui se fait peu à peu. Mais
cette nuance n'appartenait pas primitivement à la
désinence sco. On ne la trouve pas dans nosco, « je
connais » ; scisco, « je décide » ; pasco, « je nourris »,
etc. On ne la trouve pas davantage dans les
39langues congénères 136. D'où le latin l'a-t-il donc
prise ? Elle vient des verbes comme adolesco., fîoresco,
senesco, etc. On ne grandit, on ne fleurit, on ne
vieillit pas en un instant : l'idée d'une action lente
et graduelle s'étant d'abord introduite dans ces
verbes, a paru ensuite inhérente au suffixe. Elle y
a été irradiée.

Quelque chose de semblable s'est passé pour les
verbes dits désidératifs, comme esurio, nupturio,
empturio. S'ils suivent la conjugaison, d'ailleurs
assez rare, en io, c'est qu'ils ont, à ce que je crois,
pris modèle sur sitio, « avoir soif ». La syllabe qui
précède la désinence n'est pas autre chose — malgré
la différence de quantité — que le suffixe tor ou
sor qui forme tant de substantifs en latin : emptor,
« acheteur » ; scriptor, « écrivain » ; esor (pour edtor),
« mangeur 237 ». La note désidérative est si bien
entrée dans cette désinence, que Cicéron, parlant de
Pompée, pouvait écrire à Atticus, bien sûr d'être
compris : Sullaturit animus ejus et proscripturit.

Rappelons ici une discussion du siècle dernier
qui montre combien il est aisé de se tromper en cette
matière : car on a plus vite fait de donner l'étymologie
— vraie ou fausse — d'une désinence, que
d'en retracer la naissance et la propagation.

Au sujet de ces verbes en urire, le président de
Brosses, dans sa Méchanique des Langues, écrivait :
40« La terminaison latine urire est appropriée à un
désir vif et ardent de faire quelque chose : micturire,
esurire, par où il semble qu'elle ait été fondamentalement
formée sur le mot urere et sur le signe radical
ur, qui, en tant de langues, signifie le feu. Ainsi
la terminaison urire était bien choisie pour déterminer
un désir brûlant ».

Voltaire, plus avisé, proteste. Flairant quelqu'une
de ces théories dont était coutumier le Président, il
lui fait des objections. « Où est l'idée de brûler dans
des verbes comme scaturire, « sourdre » ? Et il
ajoute : Ce petit système est fort en défaut ; nouvelle
raison pour se défier des systèmes. »

Il existe en grec un groupe de verbes terminés en
ιαω, qui expriment une maladie du corps ou de
l'âme :

ὀδοντιάω, « avoir mal aux dents », de ὀδοούς, « dent » ;

σπληνιάω, « avoir mal à la rate », de σπλήν, « rate » ;

λαρυγγιάω, « avoir mal à la gorge », de λάργυξ, « gorge », etc.

Le sens de maladie semble si bien inhérent à ces
verbes, qu'on a pu joindre cette désinence à des
mots de toute sorte :

μόλυβδος,« plomb », μολυβδιάω, « avoir le teint plombé » ;

λιθος , « pierre », λιθιάω, « avoir la maladie de la pierre »

Puis on a pu sur ce modèle broder des variations :

φυλλιάω (en parlant d'un arbre), « ne produire que des feuilles » ;

ἑλλεβοριάω, « avoir besoin d'ellébore » ;

στρατηγ ιάω, « avoir la maladie de vouloir être stratège ».41

L'idée de maladie est entrée dans cette désinence,
mais elle ne s'y trouvait nullement à l'origine. Le
point de départ doit être cherché dans quelques substantifs
en ια, comme ὀφταλμία, « ophtalmie » ;
μελαγχολία, « humeur noire 138 ». De là est parti le mouvement :
mouvement qui a produit ce groupe qu'on
pourrait appeler le groupe nosologique.

Citons maintenant un exemple tiré du français.
Nous avons un suffixe péjoratif âtre, qui forme les
mots comme marâtre, bellâtre, douceâtre. L'histoire
en est instructive ; mais il faut la reprendre d'un peu
haut.

Le lieu d'origine se trouve en grec, où il y avait
des verbes en αζω, sans aucune signification fâcheuse :
θαυμάζω, « j'admire » ; σπουδάζω, « je m'applique » ;
σχολάζω « je prends du loisir ». De là des substantifs
en αστηρ, comme δικαστήρ, « juge » ; ἐργαστήρ,
« ouvrier ».

Dans le nombre, nous voyons déjà se glisser
quelques mots d'apparence suspecte : πατραστήρ,
« celui qui fait le père » ; μητράστειρα, « celle qui fait
la mère » ; ἐλαιστήρ, « celui qui fait l'olivier » (c'est-à-dire
l'olivier sauvage).

Cette sorte de mots plut aux Romains. En général,
on peut remarquer que tout ce qui s'adresse à la
malignité passe facilement d'un peuple à l'autre. La
42langue latine eut donc des mots patraster, filiaster.
Cicéron, dans sa correspondance, forge le vocable
Fulviaster, « celui qui imite Fulvius, un second Fulvius ».

Du latin, la formation en aster passa aux langues
dérivées, où elle eut un plein succès. Toutes les
langues romanes s'en servent. Le français s'en est
emparé et en fait usage avec plus de liberté que ne
fit jamais le grec ni le latin. Nous disons roussâtre,
verdâtre, saumâtre, opiniâtre, médicâtre. Le sens
péjoratif, qui existait à peine en grec, qui se montre
déjà en latin, est donc décidément entré dans ce
suffixe.

L'allemand moderne a une espèce de verbes qu'on
peut appeler « dépréciatifs », car ils expriment l'action
en y joignant une idée de mésestime et d'ironie.
Ils sont terminés eu -eln. Ainsi de klug, « intelligent »,
on forme klügeln, « faire l'entendu, subtiliser » ;
de Witz, « esprit », on forme witzeln, « faire
le bel esprit, dire des balivernes » ; de fromm, « religieux »,
on forme frömmeln, « faire le cagot ». Quelquefois
le verbe en eln est tiré directement d'un
autre verbe : deuten, « interpréter » ; deuteln, « subtiliser
sur un texte ». L'idée dépréciative est entrée
après coup dans cette désinence, qui n'avait à l'origine
aucune signification fâcheuse. La formation en
eln vient d'anciens substantifs en el, comme on le
voit par Zweifel et zweifeln, Sattel et satteln, Wechsel
et wechseln, Handel et handeln. Mais comme parmi
ces substantifs il y en avait quelques-uns à sens
43diminutif, tels que Würfel, « dé » ; Schnitzel
« copeau, rognure » ; Äugel, « ocellus », cette circonstance
a suffi pour colorer la désinence verbale
d'une nuance particulière. Dire que ce sont des
produits de l'analogie est une explication insuffisante :
l'esprit populaire a multiplié ces verbes parce
que l'irradiation y avait fait entrer une signification
spéciale 139.

L'idée diminutive elle-même est une idée, si je
puis parler ainsi, de second mouvement. Les suffixes
qui, en grec et en latin, ont servi à former des
diminutifs, n'avaient pas ce sens à l'origine. Mais
une fois que ce sens y fut entré, ils se propagèrent
indéfiniment. On sait la fécondité que le latin a
déployée sur ce point. Comme un jardinier qui s'applique
à diversifier une fleur adoptée par la mode,
l'esprit populaire, une fois mis en goût, produisit
des diminutifs de toute forme 240. On voit même alors
le suffixe diminutif s'attacher à des pronoms :
ullus (pour unulus), singuli, ningulus, en sont des
exemples. Tout le monde sait quelle est la richesse
de l'italien. Quelque chose de semblable s'observe
aussi dans certains dialectes de l'allemand moderne 341.

L'irradiation peut, pour le linguiste, devenir une
cause d'erreur, s'il s'obstine à vouloir trouver dans
44le mot l'énoncé textuel de ce qu'il dit à l'esprit. Je
ne connais guère de suffixe un peu significatif qu'on
n'ait essayé d'expliquer à l'aide d'un substantif ou
d'un verbe. Encore tout récemment on a voulu voir
dans monumentum, argumentum le verbe memini 142.
D'autre part, Pott voulait reconnaître dans les noms
patronymiques comme Ἀτρείδης, Πηλείδης, le substantif
εἶδος, « apparence », quoique des noms comme
Πριαμἶδης, Τελαμωνιάδης, où le même suffixe se présente
sous une forme différente, eussent dû lui suggérer
des doutes. C'est ainsi encore que Corssen a
cru voir un verbe kar, « faire », dans des mots
comme volucer ou comme ambulacrum, une racine
bhar, « porter » dans celeber, cribrum.

Il est vrai que l'erreur commise par les savants est
commise aussi par le peuple. Mais on doit avouer
que celui-ci se trompe avec plus d'esprit. L'anglais
sweet-heart, qu'on écrit comme s'il signifiait « mon
doux cœur », est formé du même suffixe que niggard,
sluggard, coward. Il faudrait donc écrire
sweetard, « doucereux 243 ». Mais il est certain que
sweet-heart a plus de saveur,

De même en allemand les adjectifs comme trübselig,
armselig, font aujourd'hui l'impression comme
s'ils venaient de Seele, « âme », au lieu qu'ils sont le
développement d'un suffixe abstrait -sal, qui est
resté dans Trübsal, Mühsal. L'impression est si
générale qu'un adjectif comme arbeitselig, vertrauenselig
semble régulièrement formé, et qu'à l'imitation
de armselig on a fait seelenarm.45

Il existe en latin une forme du participe destinée,
si nous en croyons les grammaires, à exprimer une
idée d'obligation. On la trouve tantôt à l'actif :
Nunc est bibendum. — Denegandum est exceptionem.
Dandum est operam, tantôt au passif : Asperum
et vix ferendum
. — Urbem dux militibus diripiendam
dedit
. — Danda opera est. Mais quelle que soit la
construction, les grammaires affirment — et le sentiment
que nous avons du latin leur donne raison —
que dans le participe est contenue une idée d'obligation.

Cette idée d'obligation y est cependant entrée
après coup. En effet, les participes en dus, da, dum,
ainsi que les gérondifs correspondants, n'exprimaient
pas autre chose à l'origine que l'idée de l'action, soit
passive, soit active. C'est ce que montrent bien les
anciennes formules officielles. « Ont assisté à la
rédaction de l'acte » se dit en latin : Scribendo
adfuerunt
. « À présidé à l'exécution de l'ouvrage »
se dit : Præfuit operi faciundo 144. Les écrivains latins
nous ont d'ailleurs laissé d'assez nombreux exemples
de ce sens purement actif ou passif. Tite-Live
raconte que les Gaulois furent taillés en pièces pendant
qu'ils recevaient l'or de la rançon de Rome :
inter accipiendum aurum caesi sunt. Cicéron, dans
son Traité des Devoirs, parle successivement de
l'injustice commise ou subie. Il termine la première
partie par ces mots : De inferenda injuria satis dictum
est
. « En voilà assez sur les injustices que l'on
commet soi-même. »46

J'ai multiplié à dessein les exemples à cause des
idées fausses qui règnent encore sur ce point 145. La
nécessité n'est qu'une nuance subsidiaire qui a
pénétré par surérogation dans les formes de ce genre.
Pour s'expliquer comment elle y a pénétré, il faut
considérer certaines formules comme : Decemviri
creati sunt legibus scribundis
. — Quattuor viri
viarum curandarum
.

Mettez dans ces formules un substantif au lieu du
verbe, le sens restera le même. Cependant le substantif
n'a rien en lui-même qui indique l'idée d'obligation.

Tout le monde connaît la distinction que la linguistique
fait entre « l'élément matériel » et « l'élément
formel » des mots. A toute époque on s'est
demandé si ces deux éléments sont de même origine,
ou s'il n'y a pas entre eux quelque différence de
nature. Je n'ai pas à traiter présentement cette question.
Je veux seulement montrer qu'il peut nous arriver
de considérer comme appartenant à « l'élément
formel » des lettres ou des syllabes prises sur
« l'élément matériel ». C'est un phénomène d'irradiation.

Un exemple nous est fourni par les parfaits grecs
en κα, comme λέλυκα, πεφίληκα. Georges Curtius, avec
47une rare clairvoyance, a montré que ce κ n'est pas
différent du c de facio, jacio, et qu'il est encore
englobé dans la partie « matérielle » du mot en
certains verbes comme ἥχω, ἐρύχω, ὀλέχω 146. Il a suffi
qu'il fût voisin de la désinence pour qu'il devînt
désinence lui-même. Appeler un tel phénomène
« attraction » ou « adhérence », c'est le nommer
sans l'expliquer. Le besoin d'un exposant clair et
commode a opéré ici cette métamorphose : il a fait
incorporer à la désinence ce qui n'y appartenait
pas, et a enrichi l'élément formel aux dépens de
l'élément matériel. C'est dans quelques parfaits
comme δέδοκα, ἥστηκα, que la chose a commencé.
Mais une fois que le κ a été élément formel, il est
entré dans tous les verbes.

Voici deux autres exemples pris à l'autre bout de
l'histoire des langues indo-européennes.

M. Wheeler nous apprend comment le peuple des
États-Unis trouve moyen de donner un singulier à
des mots pris à tort ou à raison pour des pluriels,
comme Chinese, Portuguese. En regard de Chinese
(prononcez Chaïnîz) il a fait un singulier Chinee
(prononcez Chaïnî) ; en regard de Portuguese il a fait
Portuguee. De cette façon, la désinence se passe à
l'état d'élément « formel » 247.

A entendre l'allemand parlé, on pourrait croire
qu'il existe une seconde personne du verbe qui se
48termine en e : Da biste ? — Lebste auch noch ? —
Was meinste ? — Jetzt haste's. L'origine de cet e n'est
pas douteuse : il y faut voir un reste du pronom de
la seconde personne du, dont la consonne s'est
éteinte et dont la voyelle a fait corps avec le verbe.
Mais si ces secondes personnes nous venaient d'un
âge lointain, on prendrait la voyelle pour un reste
de désinence.

Ces exemples, dont l'un nous reporte aux premières
périodes de la langue grecque, dont les deux
autres sont de notre temps, montrent qu'il se fait
des emprunts de l'élément formel à l'élément matériel,
l'irradiation étant la cause de ce transformisme.49

Chapitre IV
La survivance des flexions

Ce que c'est. — Exemples tirés de la grammaire française.
De l'archaïsme.

Quand une flexion, soit sous l'action des lois phoniques,
soit par quelque autre cause, vient à disparaître,
il ne s'ensuit pas qu'elle va cesser d'exister
pour l'esprit. Elle se maintient pour celui-ci encore
longtemps, grâce à la tradition, grâce à la place que
le mot occupe dans la phrase, grâce aussi à certaines
comparaisons que fait instinctivement notre
mémoire avec des constructions analogues. Cette
survivance de la flexion n'est pas une chose indifférente,
ni sans influence sur la syntaxe.

Ceci va devenir plus clair par quelques exemples.

Nous avons dans nos grammaires françaises une
règle qui peut, au premier abord, paraître arbitraire,
mais qui n'en repose pas moins sur un juste sentiment
de la langue. Il est défendu d'employer un mot
en qualité de complément de deux verbes, si ceux-ci
exigent des cas différents. Alors même que le mot
en question reste extérieurement identique, la
défense subsiste. Il n'est point permis de dire par
50exemple : « Vous savez que je vous ai toujours respecté
et porté une vive affection ».

D'où vient cette défense ? — Elle vient de la survivance,
au fond de notre esprit, d'une déclinaison
matériellement abolie. L'idée du datif, qui continue
d'exister chez nous, ne permet pas le mélange avec
l'accusatif, quoique, dans l'exemple présent, celui-ci
soit le même. La règle, je le répète, n'est point artificielle :
nous le sentons tous, en lisant la phrase
fautive. C'est qu'il y a une réminiscence qui nous
sert de guide. Il faudrait, en transportant la phrase
à la troisième personne, dire : « Vous savez que je
le respecte et lui porte une vive affection ». Le souvenir
à moitié présent de le et lui empêche les deux
vous de se confondre.

Pour la même raison il faut dire, en répétant le
pronom, quoique le pronom ne change point : « Je
te remercie et te serre la main 148 ».

Nous voyons ici une flexion détruite continuant
de s'imposer à l'esprit grâce à l'association avec une
forme similaire.

Moyennant quelques précieux restes de ce genre,
on peut dire que la déclinaison des pronoms subsiste
à peu près tout entière en français.

Le datif continue de se faire sentir quand nous
disons : « Accorde-moi ta protection, donne-toi du
repos, ne nous faisons pas d'illusions, n'allez pas
vous chercher des regrets ».51

L'accusatif existe pareillement. Il y aurait quelque
chose de blessant pour notre syntaxe intérieure à
dire en une seule phrase : « Où se sont cachés, qui
a dispersé nos amis ? »

Une autre forme latine qui continue de vivre, bien
qu'en apparence elle ait succombé, c'est le neutre.
Peut-être même en faisons-nous un plus grand
usage que les Latins. Nous disons : « Le beau, le
vrai, le bien, l'honnête, l'utile, l'agréable, l'infini,
l'intelligible, le contingent, le nécessaire, l'absolu,
le divin ». La langue philosophique en est remplie.
De même la critique littéraire, « le fin, le délicat, le
romanesque, l'atroce ». « Xavier de Maistre, dit
Sainte-Beuve, a trouvé sa place par le naïf, le sensible
et le charmant. » La Bruyère parlant de Rabelais :
« Où il est mauvais, il passe bien au delà du
pire… Où il est bon, il va jusqu'à l'exquis et à l'excellent ».

Cette faculté d'employer les adjectifs à un genre
qui semble être sorti de la langue tient à la présence
d'un certain nombre de pronoms neutres qui ont été
sauvés du naufrage, savoir le (« je ne le souffrirai
pas, me le pardonnerez-vous ? »), ce (« ce fut la
cause de ses malheurs, ce n'est pas qu'il soit
méchant, c'est à vous de commencer… »), que
(« que ferons-nous, que vous en semble ? »), quoi
(« quoi de plus insensé, un je ne sais quoi… »). Il a
suffi de ces mots et de quelques autres semblables
pour maintenir le genre neutre dans l'esprit et dans
la langue, et pour lui permettre une extension qui
52n'est pas près de s'arrêter. Nous voyons même que
des substantifs féminins, comme quelque chose, rien,
ont perdu leur genre pour passer au neutre.

Voici un exemple de survivance pris en dehors
des pronoms.

Le français a perdu sa déclinaison, et cependant
il continue d'employer des ablatifs absolus. « Lui
mort, toutes nos espérances sont anéanties. » —
« La nouvelle s'étant répandue, des attroupements
se formèrent. » Ou'avons-nous autre chose ici, que
des propositions absolues à la manière latine ?devant
une construction de ce genre, notre analyse logique
reste en défaut. C'est un des exemples qui montrent
combien il est difficile de séparer une langue de ses
origines, et de quelle obscurité serait menacé le
français s'il cessait de s'éclairera la lumière du latin.

Un autre exemple est le génitif, qui, comme on
sait, a longtemps persisté dans certaines locutions :
l'Hôtel-Dieu, le parvis Notre-Dame, les quatre fils
Aymon
. Mais cette construction étant devenue
obscure, l'intelligence populaire l'a transformée,
comme on va le voir dans un instant.

Ces survivances sont instructives, parce qu'elles
nous induisent à penser qu'il n'en a pas été autrement
pour les langues anciennes, et que là où il y a
quelque interdiction ou quelque tolérance inexpliquée,
nous avons peut-être l'action prolongée d'un
état de choses antérieur. C'est ainsi sans doute que
doit s'interpréter la règle connue sous la formule
ὰ ζ ῶα τρέχει.53

La loi de survivance, comme la loi de répartition 149,
a ses limites. Quand une flexion n'est plus représentée
qu'à un petit nombre d'exemplaires, quand
ces exemplaires sont eux-mêmes devenus méconnaissables,
l'intelligence, dépourvue de direction,
ne sait plus à quoi se prendre. Une prudence instinctive,
qui est le produit de beaucoup d'essais
mal réussis, fait qu'alors on renonce à des constructions
devenues trop difficiles à comprendre. Il est
rare que le peuple manque à cette précaution. Ce
qu'il ne comprend pas, il l'abandonne ou il le transforme.

Il a transformé, par exemple, la construction
génitive dont il vient d'être parlé. Dans des expressions
comme : la place Maubert, le quai Henri IV,
ce n'est plus un génitif que nous percevons, mais il
nous semble que nous prononcions le nom même
de ces voies publiques. Ainsi s'est formée une construction
qui a fini par prendre le plus grand développement,
et à laquelle nous devons la plupart de
nos noms de rues, de quais et de boulevards, sans
parler des mille inventions de l'industrie 250.

Il peut arriver que les survivances soient entretenues
dans la langue littéraire, alors que déjà elles
ont disparu de la langue du peuple. C'est ainsi que
la poésie a conservé l'habitude des inversions, qui
54ne sont pas autre chose qu'une liberté des anciens
temps. A la condition qu'ils ne nuisent pas à la
clarté, ces restes d'un âge antérieur sont précieux :
ils apportent au langage de la dignité, de la grâce et
de la force. Mais il ne faut pas que l'écart devienne
trop grand. Si les libertés de la syntaxe supposent
l'existence de flexions depuis longtemps abolies et
oubliées, une certaine obscurité ne peut manquer de
se répandre. La forme la plus subtile de l'Archaïsme
est de faire appel à des moyens grammaticaux qui
n'existent plus dans la conscience populaire 151. S'il
est relativement aisé de remettre en circulation
d'anciens mots, il est beaucoup plus difficile de
ramener et de faire comprendre les anciens tours.
La survivance est donc une loi du langage dont il
appartient à chacun, selon l'idiome et selon l'occasion,
de mesurer les justes limites.55

Chapitre V
Fausses perceptions

Fausses désinences du pluriel. — Fausses désinences des cas.
L'apophonie.

Nous sommes ainsi conduit à parler d'un phénomène
proche parent du précédent : « la fausse perception ».

Nous croyons souvent percevoir la désinence là
où elle n'est pas. Ainsi un Anglais, prononçant le
pluriel oxen, croit sentir dans la syllabe en la marque
du nombre : cependant on a simplement ici le thème
anglo-saxon oxen, « bœuf » ; sanscrit ukšan. La vraie
marque de la pluralité est tombée.

Il est aisé de voir à quoi tient cette illusion. C'est
que le singulier, ayant perdu la moitié du thème,
est réduit à la syllabe ox. Dès lors, entre le singulier
et le pluriel, il y a une différence qui est interprétée
comme servant à l'expression du nombre. Le
peuple a le sentiment de l'utilité, mais nullement le
souci de l'histoire. Il emploie ce qu'il a ; s'il fait des
pertes il utilise ce qui lui reste. Il fait entrer du
sens en des syllabes qui n'en avaient pas. La perception
56est donc. fausse au point de vue de l'histoire,
mais au point de vue de l'histoire seulement.

Le même exemple peut servir pour l'allemand. Il
est même arrivé que l'allemand s'est si bien persuadé
avoir une désinence, qu'il a mobilisé cette
syllabe et en a fait librement usage. Non seulement
il décline : der Ochs, die Ochsen, mais il fait : der
Mensch
, die Menschen, et même, en déclinant des
mots d'origine étrangère : der Soldat, die Soldat-en.

L'allemand a une autre syllabe dont l'histoire est
encore plus instructive.

Quand on dit que Kind fait au pluriel Kind-er, on
donne à entendre que er est la désinence du pluriel :
cependant er n'est pas autre chose que le suffixe es
ou er que nous avons dans le latin gener-is, dans le
grec γένε(σ) -ος. Ce qui n'a pas empêché que toute
une catégorie de mots ait suivi ce modèle : die
Weiber
, die Lämmer, die Dächer, die Bücher, die
Götter
. On peut donc dire que le sentiment qui fait
aujourd'hui reconnaître dans Kind-er, Weib-er,
Häus-er une désinence du pluriel est, au point de
vue de l'histoire, une fausse perception, ce qui n'empêche
pas qu'elle soit devenue une désinence régulière
de la langue 152.

Les faits de ce genre sont plus aisés à observer
dans les longues modernes que dans les langues
anciennes. On en devine aisément la raison, qui
n'est autre que le manque de documents antérieurs.
Toutefois, nous voyons qu'en latin l'e de dulce,
57nobile, fait l'effet d'être le signe du neutre, quoique
le neutre soit simplement reconnaissable à l'absence
de désinence. Il suffit de rapprocher le grec ἴδρις,
neutre ἴδρι, ou εὔχαρις, neutre εὔχαρι., pour voir que
l'e de dulce tient la place d'un ancien i final.

Si l'on pouvait interroger un contemporain d'Auguste
sur l'impression qu'il a des mots comme onus,
scelus, il dirait sans doute que la syllabe usest là
pour marquer la désinence. Un Grec, dans l'imparfait
ἔλυε, dans l'aoriste ἔλυσε, pensait sentir la troisième
personne, quoique la marque de cette troisième
personne (un t) fût tombée.

Une autre sorte de fausse perception est de croire
à la présence de formes grammaticales qui n'ont
jamais existé. En latin, la déclinaison est au pluriel
d'un cas plus courte qu'au singulier : en effet, le
datif et l'ablatif ne possèdent et n'ont probablement
jamais possédé qu'une seule et même désinence plurielle.
Cependant ce déficit n'est pas senti. On le sent
si peu que les linguistes ne sont pas encore d'accord
pour savoir quel est, des deux cas, celui qui manque.

Nous venons de voir que la perte d'une désinence
peut ajouter à la valeur significative de ce
qui survit. Les phénomènes bien connus de Umlaut
et de Ablaut tirent de là la plus grande partie de
leur importance.

On sait que la différence de voyelle entre man et
men, entre Vater et Väter n'est nullement primitive,
mais que « l'adoucissement » de l'a en e ou en ä est
dû à l'influence d'une syllabe finale autrefois présente,
mais plus tard emportée par l'usure du
temps. Cette différence de voyelle suffit pour distinguer
le pluriel du singulier. Elle a même d'autant
58plus de valeur qu'elle est seule aujourd'hui à marquer
un important rapport grammatical. Cette façon
de marquer le pluriel, si elle avait pu être introduite
partout, aurait eu le mérite de l'élégance et
de la brièveté.

On ne peut penser à la différence entre man et men
sans songer aussitôt à la différence qui existe dans
la conjugaison entre les divers temps de certains
verbes : sing, sang, sung. Là aussi le sentiment présent
de la langue n'est point d'accord avec l'histoire,
Il semble que cette variété de voyelles ait été inventée
exprès pour marquer la variété des temps.
Cependant il n'en est rien : en remontant de quelques
siècles en arrière, on constate qu'elle n'est
qu'un accompagnement d'autres exposants, lesquels
sont les exposants significatifs et véritables. La
diversité des voyelles est produite par des raisons
secondaires, raisons d'accentuation ou de contraction.
Mais le sentiment suggéré par la langue
moderne, c'est que le changement d'i en a est destiné
à indiquer le prétérit, que le changement de
l'i en n est fait pour marquer le participe. N'étant
pas significatif à l'origine, ce changement de voyelle
est devenu significatif. Peut-être même y a-t-il entre
cet avènement à la signification et la chute de l'appareil
flexionnel une connexion plus intime, car on
peut soupçonner que le peuple ne laisse tomber ce
qui lui est utile que s'il sent déjà par devers lui qu'il
a le moyen de le remplacer.59

Chapitre VI
De l'analogie

Idée fausse sur l'analogie. — Cas où le langage se laisse guider
par l'analogie. — A. Pour éviter quelque difficulté. — B. Pour
obtenir plus de clarté. — C. Pour souligner soit une opposition,
soit une ressemblance. — D. Pour se conformer à une
règle ancienne ou nouvelle. — Conclusions sur l'analogie.

Dans les livres de linguistique publiés depuis
quinze ou vingt ans, l'analogie occupe une grande
place, non sans raison, car l'homme est naturellement
imitateur, et s'il a quelque expression à inventer,
il a plus vite fait de la modeler sur un type
existant que de s'ingénier à une création originale.
Mais on se trompe quand on présente l'analogie
comme une cause. L'analogie n'est qu'un
moyen. Les vraies causes, nous allons tâcher de les
montrer 153.

Les langues recourent à l'analogie :

A. Pour éviter quelque difficulté d'expression. —
Une formation plus commode ayant été trouvée,
60l'ancienne formation est, en quelque sorte, arrêtée
en sa force d'extension, réduite à ce qu'elle possède,
privée de toute occasion de s'enrichir davantage.
Mais dès lors qu'elle ne s'enrichit plus, elle s'appauvrit.
L'habitude fait que tantôt sur un point,
tantôt sur un autre, l'ancienne formation est
délaissée. Elle finit par n'avoir qu'un petit nombre
de spécimens qui lui restent fidèles, spécimens
eux-mêmes de plus en plus incomplets et incertains.

Un exemple frappant nous est fourni par le grec,
avec ses deux conjugaisons en ; μι et en ω, que nous
voyons en concurrence dès les plus anciens temps,
mais avec un constant recul de la conjugaison en μι,
un constant progrès de la conjugaison en ω.

La première est, sans aucun doute, la plus
ancienne 154, comme elle est la plus compliquée et
la plus difficile. Aussi est-ce une formation close,
réduite à une centaine de verbes (à la vérité, très
importants), dont le nombre n'augmente plus. Dès
l'époque homérique, la conjugaison en μι est non
seulement parquée, mais attaquée chez elle. A côté
de δείκνυμι l'on voit se produire un verbe δεικνύω. Le
verbe ἐιμί, « être », fait au participe ὤ ν, sur le
modèle de λύων. Le verbe εἶμι, « aller », fait à l'optatif
ἴοιμι, sur le modèle de λύοιμι. Les verbes à
redoublement, comme πίπτω, μίμνω, γίγνομαι, qui
étaient de même sorte que τίθημι , δίδωμι, κίχρημι, ont
décidément abandonné la conjugaison en μι, pour
passer aux verbes en ω.61

La conjugaison en μι présente donc le spectacle
d'une formation battue en brèche, saccagée. Chacune
des pertes qu'elle a faites a été un gain pour
la conjugaison en ω.

La mémoire ne se charge pas volontiers de deux
mécanismes fonctionnant concurremment pour un
seul et même résultat : pour peu qu'elle hésite, les
formes les plus souvent employées se présentent
les premières.

La conjugaison en ω offrait l'avantage d'une accentuation
plus uniforme, d'une moins grande variété
de voyelles, d'une symétrie plus visible ; cet ο ou cet
ε qui vient se placer entre la racine et la désinence
(λύ- ο - μεν, λύ- ε - τε) est comme un tampon qui empêche
les conflits. La facilité plus grande devait assurer
la victoire à la conjugaison en ω .

En latin, les choses sont encore plus avancées. La
lutte est déjà terminée. Qui se douterait, sans la
lumière projetée par les langues congénères, que
sistere, bibere, gignere, serere, sont d'anciens verbes
à redoublement, semblables à τίθημι, δίδωμι ? Les
survivants de l'ancienne conjugaison, esse, ferre,
velle et quelques autres, sont classés parmi les
verbes irréguliers. Encore ne sont-ils irréguliers
que pour une partie de leurs formes. Le travail de
rangement se continuant dans le peuple, velle a
a donné en bas-latin volêre, d'où le français vouloir ;
posse a donné potêre, d'où le français pouvoir. Les
derniers restes ont donc été peu à peu absorbés.

Cependant, telle est la lenteur de ces évolutions,
qu'aujourd'hui encore, dans toutes les langues
romanes, il reste un témoin, unique à la vérité, de
la conjugaison en μι. C'est le verbe être, qui, par
62ses anomalies, trahit son origine plus ancienne. Il
est d'ailleurs fortement entamé. En espagnol on a
somos, sois, son, comme si le latin était sumus, sutis,
sunt. L'italien tire un gérondif essendo d'un infinitif
déjà modernisé essere.

Ce qui s'est passé pour les verbes a lieu aussi
pour les substantifs. Une déclinaison plus facile,
plus claire, gagne du terrain sur les autres déclinaisons.
Déjà dans les inscriptions de Delphes on
trouve τεθνακότοις, ἀγώνοις, ἐν ἄνδροις τρίοις, ἐν τοῖς ὀκτώ
ἐτέοις, etc. C'est un commencement qui annonce ce
qui se passera dans la suite pour cette troisième
déclinaison, d'un maniement trop délicat. A l'imitation
du datif αγώνοις est venu ensuite un nominatif
ἄγώνοων . C'est ainsi que se préparent les formes
modernes comme ἄρχοντοι, γέροντοι. Déjà anciennement,
à côté de φύλαξ, μάρτυς, διάκτωρ on trouve les
nominatifs φύλακος, μάρτυρος, διάκτορος 155.

Quelque chose de semblable s'est passé pour le
féminin. Les noms de la troisième déclinaison ont
été changés en noms de la première : au lieu de
φλόξ, le grec moderne dit ἠ φλόγα ; au lieu de τὴ ν ελπίδα
il fait τὴ ν ελπίδαν.

C'est évidemment le datif pluriel qui était la pierre
d'achoppement : le déraillement des déclinaisons
commence toujours sur ce point. Le participe présent
ἀκούων aurait dû donner la forme peu commode
ἀκούουσι. Mais déjà dans la langue d'Homère on
trouve ἀκουοντεσσι. 256. Ces formes en εσσι, qui ont pris
63naissance parmi les thèmes comme τεῖχος, deviennent
très fréquentes sur les inscriptions, où l'on a,
par exemple, ἀρχόντεσσι, ἐόντεσσι, ἐλθόντεσσι, ἀγώνεσσι,
πάντεσσι, εὐεργετησάντεσσι.

En rapprochant ἀγώνεσσι et ἀγώνοις , on se convainc
que des deux côtés le but est le même : il
s'agissait d'éviter ἀγῶσι.

En latin, nous retrouvons les mêmes faits, et
d'une façon encore plus visible. La déclinaison consonantique
y est déjà plus qu'à moitié remaniée.
C'est au type de la déclinaison en i (avis, collis) que
les différentes flexions ont été ramenées. On peut
s'en rendre compte aisément en comparant, par
exemple, le grec φερόντ-ων et le latin ferent-ium, le
grec φέροντ-a et le latin ferent-ia, le grec φέροντ-ες et
le latin ferent-es (pour ferenteis) 157. Il faut se rappeler
que la prononciation latine resserre les mots,
abrège ou éteint les syllabes finales : autant de
causes qui devaient rendre la déclinaison peu distincte.
Le remaniement s'est étendu, de proche en
proche, jusqu'à certains nominatifs : ainsi juven,
« jeune homme » (sanscrit juvan), d'où juven-tus ;
est devenu juvenis ; aus, « oreille », d'où au(s)dire,
auscultare, « écouter », est devenu ausis, auris.

B. Pour obtenir plus de clarté. — Autant que
possible, il faut que les formes grammaticales ne
prêtent à aucune équivoque. Si elles sont trop
64courtes, trop émoussées, elles menacent de devenir
inintelligibles. C'est ce qui serait arrivé, par exemple,
pour les génitifs pluriels de la seconde déclinaison.
L'ancien génitif en um (grec ων), dont on a encore
des exemples dans des locutions toutes faites 158, cède
la place à un génitif en ōrum emprunté aux pronoms,
et ayant de plus cet avantage- d'être symétrique
aux formes en ārum de la première déclinaison.

Le superlatif était primitivement terminé en τος.
De cette formation très simple, il est resté τρίτος,
τέταρτος, δέκατος. On sait, en effet, que les nombres
ordinaux se forment à l'aide des mêmes suffixes qui
servent à marquer les degrés de comparaison. Mais
cet exposant τος, trop simple et trop court, pouvait
donner lieu à des méprises. En détachant l' α de
δέκα, le grec obtient un suffixe plus complet, ατος ;
de là les superlatifs comme ὕπατος, ἒσχατος, πύματος.
Pour surcroît de clarté, au suffixe ατος la langue
ajouta encore le τ du comparatif τερος : dès lors on
eut le suffixe τατος, qui permit d'opposer φίλτατος à
φίλτερος 259

Le désir de formes explicites fait comprendre
comment, en français, aux anciens nombres ordinaux
tiers, quart, quint (le tiers parti, un quart
voleur survient
…) ont été substitués troisième, quatrième
Des anciens ordinaux latins il ne reste plus
que les deux premiers : mais déjà deuxième, au lieu
de second, est familier à nos oreilles.

Dans la conjugaison, certains participes passés
65menaçaient de devenir étrangers au verbe dont ils
sont tirés. Qui sent encore la parenté de poids, qu'il
faudrait écrire pois, et de pendre, de toise et de
tendre, de route et de rompre 160? Il était utile d'avoir
une forme qui accusât mieux les affinités. Ainsi
s'explique la faveur qu'a rencontrée le participe en
utus : pendu, tendu, rompu 261. Le mouvement est venu
de quelques rares avant-coureurs qu'on aperçoit en
bas-latin : pendutus, decernutum, incendutum. Eux-mêmes,
ils sont un produit de l'imitation (latin solutus,
statutus) 362. Grâce à cette syllabe finale, le français
a rétabli les lignes de sa conjugaison en désordre.

Au lieu de nous prenmes, nous faismes, qu'aurait
dû donner le latin prendimus, facimus, on a dit nous
pren-ons
, nous fais-ons ; au lieu de vous prents,
qu'aurait dû donner le latin prenditis, on a dit vous
pren-ez
. D'où viennent ces désinences plus pleines ?
La seconde personne du pluriel l'indique suffisamment.
Elles ont été empruntées à la première conjugaison 463.66

Donnons encore un exemple tiré de la conjugaison
grecque.

A la troisième personne du pluriel, les aoristes
seconds des verbes comme τίθημι avaient une désinence
fort courte : ἔθεν, ἔβαν, ἔσταν, ἔφαν, ἔφυν etc. La
langue homérique abonde en formes de ce genre.
Mais on en voit l'inconvénient : ces troisièmes
personnes du pluriel ressemblaient trop aux premières
du singulier. Le moyen employé a été fort
simple : grâce à une rallonge empruntée à l'aoriste
premier, on a eu ἔβησαν, ἵστασαν , ἔφασαν, ἔφυσαν, ἀνἐθεσαν 164.

Un fait, à première vue surprenant, mais attesté
par des preuves nombreuses, c'est que les suffixes
les plus usités dans nos langues modernes sont des
suffixes empruntés. Ainsi le grec nous a permis de
former nos mots en isme, comme optimisme, socialisme ;
en iste, comme artiste, fleuriste ; en iser,
comme autoriser, fertiliser. L'allemand nous a fourni
le suffixe ard, comme dans vantard, bavard. L'italien,
le suffixe esque, comme dans gigantesque,
romanesque. A prendre les choses à la rigueur, les
mots en al, comme national, provincial, en ateur,
comme ordonnateur, provocateur, sont formés à
l'aide de suffixes latins, puisque ces mêmes suffixes,
quand ils sont entrés en français par voie populaire,
ont pris un autre aspect. C'est le besoin d'avoir des
formes explicites, se détachant nettement aux yeux,
qui a procuré ce tour de faveur aux désinences
étrangères : les nôtres ayant subi l'usure du temps,
s'étant mêlées à la partie antérieure du mot, ne
s'étalent pas avec la même évidence.67

Le même fait s'observe chez nos voisins. On sait
le succès qu'a obtenu en allemand notre désinence
-ie, qui a donné les substantifs en -ei, comme
Bäckerei, Zauberei. Les Anglais ont emprunté à
notre seconde conjugaison cette syllabe ish, qu'on
trouve non seulement dans finish, nourish, où le
modèle est fourni par le français, mais dans publish,
distinguish, où le suffixe est transporté par imitation.

A toute époque, chez toutes les nations, il s'est
trouvé des puristes pour protester contre ces emprunts.
Mais ceux qui forment le langage, voulant
avant tout être compris, et être compris aux
moindres frais, s'inquiètent peu de la provenance
des matériaux qu'ils mettent en œuvre.

C. Pour souligner soit une opposition, soit une ressemblance.
— Le langage nous révèle ici un fait de
psychologie : l'esprit, qui associe volontiers les idées
par couples, aime à souder entre eux les contraires,
en leur donnant même extérieur. En même temps
que cela aide la mémoire, cela donne plus de relief
à la parole. « Rien n'est plus naturel, dit le philosophe
anglais Bain, quand nous considérons une
qualité, que la disposition à retourner à l'autre
qualité, qui en fait le contraste. »

Nous commencerons par les exemples les plus
simples.

Le jour et la nuit forment une antithèse vieille
comme le monde : sur le modèle de diu, le latin,
détournant l'ablatif nocte de sa déclinaison, a fait
noctu. Sur le modèle de diurnus il a fait nocturnus 165.68

Une autre opposition non moins vieille est celle
de la vie et de la mort. Sur le modèle de vivus, le
latin a fait mortuus. Selon les règles de la langue
latine, morior devait faire mortus, comme orior,
experior font ortus, expertus 166. Mais l'antithèse de
la vie et de la mort a fait que la syllabe finale de l'un
s'est communiquée à l'autre 267.

Les expressions « avant » et « après » sont pareillement
de nature à s'influencer. A côté de l'adverbe
antid, devenu plus tard ante, le latin a formé un
adverbe postid, devenu poste et post. Postid s'est
conservé dans postid-ea, qui est modelé sur antid-ea.
A la base se trouve la syllabe pos, « après 368 ».

On voit que pour déterminer une création par
analogie, il n'est pas nécessaire que la langue présente
des modèles en grand nombre. Dans les cas
que nous venons de citer, un seul mot a suffi : mais
c'est que les deux termes étaient directement à
l'opposite. L'analogie, pourrait-on dire, fait sentir
sa puissance en raison de la proximité ou de la
symétrie. C'est ainsi qu'en français nous avons fait
l'adjectif méridional, dont le suffixe, qui ne se
trouve nulle part ailleurs, serait impossible à expliquer,
sans son contraire septentrional 469.

Telle locution serait inexplicable, si on ne la rapprochait
69de son contraire. Ainsi ἐμπόδων (en parlant
d'une gêne, d'un obstacle) ne s'explique que par
ἐκπόδων, « hors des pieds 170 ».

Les Grecs, qui connaissaient déjà l'analogie par
antithèse, l'avaient appelée d'un joli nom : συνεκδρομὴ
κατ' ἐναντιότητα. L'image est empruntée à quelque
pièce de bétail qui se détache de ses compagnes et
va suivre un autre troupeau.

L'analogie peut conduire les linguistes à supposer
avec une presque certitude l'existence de mots qui
n'ont pas survécu. Κύων, « chien », a dû avoir un
féminin κύαινα, qui n'est pas resté, ayant été remplacé
par κυνίσκη. Mais il est nécessaire pour expliquer
κάπραινα, λύκαινα, qui, autrement, n'auraient pas
de chef de file.

Nous allons maintenant donner quelques exemples
de l'analogie servant à souligner une ressemblance.

Les noms de parenté comme πατὴρ, μήτηρ, θυγάτηρ,
ayant leur datif pluriel en -ασι, le grec υἱός, « fils »,
qui n'avait aucune raison pour cela, a fait pareillement
υἱάσι. M. J. Wackernagel signale un cas tout
pareil en sanscrit 271. Le mot pati, qui veut dire à la
fois « maître » et « époux », a deux génitifs, l'un
(régulier) — patēs — quand il signifie « maître »,
l'autre (irrégulier) — patjus — quand il signifie
« époux ». Ce patjus vient des génitifs comme pitus,
« du père » ; mâtus, « de la mère ».

Le grec avait un substantif οὖθαρ (génitif οὖθατος),
« mamelle », dont l'ancienneté est attestée par le
70latin uber et l'allemand Euter, ainsi que parle sanscrit
ūdhar. Ces noms en -αρ, ατος se sont multipliés,
pour marquer quelque partie du corps. On a γόνατε,
« les deux genoux », ὤατε, « les deux oreilles »,
προσώπατε, « les deux yeux », et même κάρηαρ, « la
tête ».

On compte enfin dans toutes les langues quelques
mots qui, rapprochés par le sens, ont aussi été
rapprochés par la forme. Le grec, par exemple,
a λάρυγξ et φάρυγξ, σύριγξ et σάλπιγξ ; le sanscrit a
anguštha, « le pouce » ; ōštha, « la lèvre » ; kōštha,
« le ventre » ; upaštha, « le giron » ; les langues
celtiques ont leurs mots en arn et en orn : vagues
restes de classification, aux trois quarts effacés,
comparables à ces alignements qui attestent encore,
sur l'emplacement des villes disparues, que les
hommes ont autrefois essayé d'y bâtir en ordre
leurs demeures 172.

Des mots comme ratiocinari, latrocinium, ne pourraient
s'expliquer sans l'analogie.

Le point de départ est vaticinium. L'importance
des oracles, leur habitude de présenter les prédictions
sous forme de vers, sont bien connues. A l'imitation
de vaticinari, on a fait sermocinari, ratiocinari,
qui paraissent avoir surtout eu leur place
dans la langue des écoles. Un exercice de commençant
s'est appelé tirocinium, qui, à son tour, par
une extension où l'on ne peut méconnaître une
nuance ironique, a donné latrocinium, lenocinium.

C'est surtout dans la syntaxe qu'on a l'occasion
71d'observer cette sorte de symétrie. Beaucoup de
constructions qui répugnent à la pure logique
trouvent par là leur explication. Si les verbes signifiant
« prendre, ravir, enlever » se construisent en
latin avec le datif, c'est que « donner, attribuer,
offrir » se construisent avec le datif. Si l'on dit diffidere
alicui
, c'est qu'on dit credere alicui. Si l'on dit
avec le génitif obliviscitur nostri, c'est qu'on dit
avec le génitif meminit nostri 173. Enfin si l'on dit,
avec l'ablatif, in urbe, qui a l'air d'impliquer une
contradiction, puisque l'ablatif marque une idée
d'éloignement, c'est qu'on disait ex urbe, ab urbe.
C'est ainsi encore qu'en allemand in dem Haus, zu
dem Haus
, où in, zu se construisent avec le datif, a
conduit à employer le datif dans des locutions
comme aus dem Haus, von dem Haus. Comme on
dit en anglais agree with some one, on dit differ
with some one
.

Il suffit d'écouter parler les personnes qui savent
imparfaitement une langue, et d'observer les fautes
qu'elles commettent, pour voir qu'elles se laissent
ordinairement guider par des associations de ce
genre.

D. Analogie pour se conformer à une règle ancienne
ou nouvelle
. — Ces mots ont besoin d'être expliqués.
Il est question ici d'une règle non formulée,
que l'homme s'efforce de deviner, que nous voyons
les enfants tâcher de découvrir : en la supposant, le
peuple la crée. L'idée que le langage obéit à des
72lois fixes est profondément imprimée dans l'esprit
du peuple : rien d'ailleurs n'est plus raisonnable,
puisque, sans lois, le langage cesserait d'être intelligible
et faillirait à son premier et unique objet.
Nous voyons que chez l'homme du peuple un manquement
à ce qu'il suppose la règle provoque soit le
rire, soit le mépris.

Les formes qui déroutent par un aspect insolite
sont donc considérées comme fautives et ramenées
au type supposé régulier. C'est ainsi que les exceptions
deviennent de moins en moins nombreuses et
finissent par disparaître. Les linguistes, conservateurs
par métier, sont ordinairement peu favorables
à cette sorte de rangement. Mais l'analogie remplit
ici un office nécessaire, sans lequel bientôt il n'y
aurait plus qu'obscurité et désordre.

Mais il ne faut pas que le peuple ait à résoudre
des problèmes trop difficiles : s'il se trouve des
pièges sur sa route, il y tombe. Isidore de Séville
enregistre un verbe de la première conjugaison,
usité de son temps, prostrare, « jeter à terre » : c'est
prostravi qui a produit ce verbe, le chemin qui conduisait
à prosterno étant devenu trop difficile à trouver.
Déjà en latin classique on a delere, « effacer,
détruire », tiré du parfait delevi, lequel est un
composé de linere. Il y avait un verbe præstare,
composé de stare, qui faisait au parfait præstiti
« j'ai surpassé » ; un autre verbe præstare, dérivé
de præstus (præ-situs), « préparé, prêt », a donc fait
également præstiti, « j'ai préparé, j'ai fourni ».

La mémoire du peuple est courte. Nous voyons
un pluriel comme omnes (pour homines) s'enrichir
d'un neutre omnia et d'un singulier omnis : nous
73voyons un féminin felix (de fela, « mamelle ») produire
un masculin et un neutre 174.

Il est intéressant de voir avec quelle ponctualité
la règle, une fois admise, est obéie et appliquée. Le
linguiste qui assiste à ce spectacle, et qui, connaissant
les éléments mis en œuvre, voit les matériaux
les plus disparates passer par la filière, ne peut
s'empêcher d'en admirer le fonctionnement. On a
improprement appelé ceci une contrainte (Systemzwang).
Il n'y a point de contrainte : il n'y a qu'obéissance
volontaire à la règle.

En voici quelques spécimens.

Nous sommes habitués à voir les verbes grecs
prendre à l'imparfait et à l'aoriste l'augment syllabique
ou temporel. Mais nous ne sommes pas préparés
à voir l'augment modifier un adverbe ou un
pronom. C'est pourtant ce qui se passe quand des
mots composés comme ὀπισθοφύλαξ, « arrière-garde »,
ἀυτόμολος, « déserteur », donnent naissance chez
Xénophon à des imparfaits comme ὠπισθοφυλάκει et
à des aoristes comme ηὐτομόλησε. Le redoublement,
qui était une sorte d'affirmation plus explicite, avait
un sens quand c'était la racine verbale qu'on redoublait :
ὂδωδα, ἢγαγον. Mais des verbes simples, le
redoublement passa aux verbes dérivés et composés.
Une inscription parlant de personnages qui avaient
reçu le titre de gymnasiarques, produit ce participe
parfait : γεγυμνασιαρχηκότων. Personne ne s'en étonne,
sauf le philologue, qui y voit un exemple de la
logique populaire. En grec moderne, où l'augment
subsiste, on le place sans hésiter devant les prépositions :
74on dira par exemple ἐπροτίμων « j'aimais
mieux » ; ἠνόχλησα, « j'ai dérange ». Le grec ancien
avait déjà commencé, en disant ἐκάθευδε.

Que le latin ait pris un participe passif ou moyen
comme amamini, laudamini, et qu'il en ait fait une
seconde personne de la conjugaison, en sous-entendant
estis, cela n'a rien de bien surprenant : c'est
comme si en grec on avait φιλούμενοί ἐστε, τιμώμενοί
ἐστε. Mais où l'analogie commence son œuvre, c'est
quand nous trouvons amabamini, amemini, amaremini
formes hétéroclites, quoique parfaitement
intelligibles.

L'analogie est surtout curieuse à observer quand
elle se trouve aux prises avec quelque difficulté
imprévue.

Le redoublement de la syllabe initiale des verbes,
obligatoire au parfait, devenait à peu près impossible
avec les groupes σπ, στ, σκ, ou avec les lettres
ζ, ξ. On sait de quelle façon le grec a tourné la difficulté.
Dans ce cas, au lieu du redoublement, il se
contente de l'augment. On croirait être témoin de
quelque compromis comme en présente l'histoire
des institutions et des lois. Ou si cette comparaison
fait une trop grande place à la raison consciente
d'elle-même, il semble qu'on assiste au travail de
quelque bête ingénieuse se bâtissant sa demeure
avec des matériaux inégalement propres à cet usage.

L'intelligence des masses se montre ici par un de
ses côtés les plus intéressants : elle vient à bout,
par les moyens les plus simples, des difficultés qu'en
toute espèce de métier ou d'art la matière oppose à
l'ouvrier,

Ce qu'il importe surtout d'observer, c'est le but
75obscurément poursuivi. A qui étudie le verbe grec,
il est impossible de méconnaître une intention de
compléter les cadres : à côté de l'aoriste indicatif
ἔλυσα l'on trouve un aoriste impératif λυσάτω, un
aoriste optatif λύσαιμι, un aoriste participe λύσας. L' α
qui se retrouve dans ces diverses formes en est
comme la signature.

L'allemand fait un emploi singulier du verbe
geben : Es gibt Leute, es gibt Zeiten. D'où vient cette
locution bizarre ? — Elle est une extension, par
analogie, d'une expression qui a pris naissance chez
les laboureurs et les marins : Es gibt Regen, es gibt
Wind
175.

Par ce qui précède, on voit ce qu'il faut penser de
l'Analogie. A considérer l'usage qui en est fait dans
quelques livres récents, on la prendrait pour une
grande éponge se promenant au hasard sur la grammaire,
pour en brouiller les formes, pour effacer
sans motif les distinctions les plus légitimes et les
plus utiles. Tel n'est pas son caractère : elle est,
au contraire, au service de la raison, raison un
peu courte, un peu dénuée de mémoire, mais qui
n'en est pas moins le vrai et nécessaire moteur du
langage.

Une question souvent discutée a été de savoir si
« dans la jeunesse de nos langues » l'analogie avait
autant de pouvoir qu'aujourd'hui. « Peut-on admettre,
dit Curtius, des formations analogiques pour
des temps si reculés ?… Les formations analogiques
ne me paraissent très vraisemblables que pour les
périodes récentes Ce n'est certainement pas un
76hasard que l'attention ait été d'abord appelée sur
ces faits à l'occasion des langues modernes, particulièrement
des langues romanes. »

Nous ne pouvons pas, sur ce point, être de l'avis
du savant helléniste. Si l'attention a été d'abord
appelée de ce côté à l'occasion des langues romanes,
la raison en est que les langues romanes laissent voir
à découvert leurs origines, avantage qui manque
pour les époques anciennes. Mais les causes qui
amènent les changements étant des causes inhérentes
à l'esprit et imposées par les conditions de tout langage,
il n'y a aucun motif pour croire qu'elles aient
agi moins puissamment dans le passé.

Est-il vrai, comme on l'a dit encore, que l'analogie
soit une force aveugle, allant devant elle sans se
laisser arrêter par rien ?

Il est difficile de le croire quand, quittant la
théorie, l'on se met en présence des faits. L'expérience
prouve au contraire que l'analogie a des
limites, lesquelles sont au moins aussi intéressantes
à étudier que le phénomène lui-même. Des raisons
de clarté ou d'harmonie suffisent pour la tenir en
échec.

Une dernière question serait de savoir si l'analogie
mérite cette sorte de mésestime que certains linguistes
semblent lui avoir vouée.

Poussée trop loin, l'analogie rendrait les langues
trop uniformes et, par suite, monotones et pauvres.
Le philologue, l'écrivain, seront toujours, par goût
comme par profession, du côté des vaincus, c'est-à-dire
des formes que l'analogie menace d'absorber.
Mais c'est grâce à l'analogie que l'enfant, sans
apprendre l'un après l'autre tous les mots de la
77langue, sans être obligé de les essayer un à un, s'en
rend maître dans un temps relativement court. C'est
grâce à elle que nous sommes sûrs d'être entendus,
sûrs d'être compris, même s'il nous arrive de créer
un mot nouveau 176. Il faut donc regarder l'analogie
comme une condition primordiale de tout langage :
si elle a été une source de clarté et de fécondité, ou
si elle a été une cause d'uniformité stérile, c'est ce
que l'histoire individuelle de chaque langue peut
seulement nous apprendre.78

Chapitre VII
Acquisitions nouvelles

Nécessité d'indiquer les acquisitions à côté des pertes. — L'infinitif.
— Le passif. — Les suffixes adverbiaux. — Conclusions
historiques tirées de la lenteur des acquisitions grammaticales
sur l'âge de la grammaire indo-européenne.

Comme les vides qui se font dans une nation se
remarquent plus facilement que les acquisitions,
ainsi les pertes du langage sont plus communément
signalées que les gains. A lire certains livres, il
semble que la déperdition soit continue et sans
compensation aucune. L'évolution grammaticale se
fait si lentement et par un progrès si insensible que
la plupart du temps elle échappe à l'observateur.
Cependant il est peu croyable que, durant un espace
de quatre mille ans, les langues indo-européennes
aient constamment éprouvé des déchets. L'histoire
des pertes a été faite souvent : celle des acquisitions
reste à écrire. Nous allons en énumérer quelques-unes.

Il ne saurait être question, bien entendu, de
créations ex nihilo : approprier à des usages nouveaux
la matière transmise par les âges antérieurs,
c'est la forme sous laquelle, sur ce domaine, d'où
79les mouvements brusques sont exclus, nous voyons
s'élaborer le progrès.

En premier lieu, l'infinitif.

Cette forme si précieuse, la première qu'apprennent
les enfants, la première qui, chez deux peuples
mis en contact et essayant de s'entendre, passe de
l'un à l'autre, n'a cependant pas existé de tout
temps. Elle est, au contraire, le produit d'une lente
sélection : il y faut voir le fruit d'une union tardivement
accomplie entre le substantif et le verbe. La
date relativement récente de l'infinitif, nous pouvons
déjà la pressentir en voyant combien le latin
et le grec, d'accord sur tout le reste de la conjugaison,
s'écartent sur ce point l'un de l'autre : il n'y
a aucune ressemblance entre la désinence de λέγειν
et celle de legere, entre εἶναι et esse. Et même, sans
sortir de la langue grecque, en rapprochant les
formes dialectales comme ἔμμεν, εἶναι , ἔμεναι, on s'assure
que la langue grecque, jusqu'à une époque
assez récente, n'avait pas encore fixé son choix. Le
latin, à première vue, a l'air plus décidé ; mais pour
peu qu'on y regarde, l'on voit qu'il est encore plus
loin de réaliser l'unité d'infinitif, car il en partage
la fonction entre trois formes : l'infinitif proprement
dit, le supin et le gérondif. C'est seulement dans les
langues modernes que cette unité est un fait accompli.

L'infinitif représente l'idée verbale débarrassée de
tous les éléments accessoires et adventices. Il ne
connaît ni la personne, ni le nombre. L'idée de la
voix (actif, moyen et passif) lui est, au fond, étrangère 177.
L'idée du temps elle-même n'y est entrée que
80par une sorte de superfétation et grâce à des retouches
tardives. Certains grammairiens ont voulu faire
de l'infinitif un mode du verbe : mais il n'est pas un
mode, il est, comme le disaient avec raison les
anciens, la l'orme la plus générale du verbe (τὰ γενικώτατον ῥῆμα),
le nom de l'action (ὄνομα πράγματος) 178.

Pour sentir l'importance de cette forme, il suffit
de lire quelques lignes d'une langue moderne.
Moitié verbe, moitié substantif, mais ne portant pas
le bagage encombrant dont se chargent ces deux
sortes de mots, l'infinitif rend les mêmes services.
Comme le verbe, il a la force transitive ; il peut,
comme le verbe, s'associer un sujet ; il se fait
accompagner comme le verbe d'un adverbe ou
d'une négation. Mais, d'autre part, employé comme
substantif, il peut être sujet ou complément ; il se
met après des prépositions comme à, de, pour, sans,
et toujours sans l'embarras des désinences. Il est
propre à exprimer une exclamation, un désir, un
ordre. Il est moins exposé enfin à cet épaississement
du sens, à cette cristallisation, à cette concrétion
dont nous aurons à parler plus loin, et dont tous
les substantifs, même les substantifs abstraits, sont
menacés 279.

En présence de pareils avantages on se demande
ce qui a pu retarder à ce point la création de l'infinitif.
81Pour répondre à cette question, il faut un
instant jeter les yeux en arrière et considérer le plan
général de nos langues.

Toutes les fois qu'il est question de classer les
langues d'après leur plus ou moins de perfection,
nous sommes habitués à parler de la famille indo-européenne
comme placée au degré supérieur de
l'échelle. Cependant il ne faut pas chercher bien
longtemps pour y retrouver ce que nous regardons
comme une caractéristique des idiomes peu avancés.
Certaines langues de l'Amérique peuvent dire « ma
tête, ta tête, sa tête », mais non pas « tête » en
général. Cela est assurément barbare. Mais il n'en
était pas autrement du verbe indo-européen, qui
pouvait dire φέρω, φέρεις, φέρει, mais non pas φέρειν.
Dans le plan primitif, l'action était toujours rapportée
à une personne. Une forme comme δίδωμι,
δίδωθι, représente à elle seule toute une proposition :
elle contient à la fois le verbe et son sujet. Nos
langues ne sont donc pas si loin de l'état dit holophrastique,
où le mot était à lui seul une phrase.

L'infinitif est une conquête de l'abstraction. Il a
fallu le chercher en dehors du verbe, parmi les
substantifs. L'élaboration de l'infinitif était déjà
commencée, mais non pas terminée à l'époque
proethnique : il a fallu des siècles pour que chaque
idiome fixât son choix sur une certaine forme de
substantif, et pour qu'elle fût mise en possession, à
l'exclusion des autres, de quelques-unes des propriétés
essentielles du verbe.

C'est ici qu'on doit apprécier les avantages de
l'altération phonétique. Cette soi-disant décadence
n'a pas peu contribué à donner à l'infinitif toute son
82utilité. Il est difficile de distinguer à quel cas de
la déclinaison appartenaient les formes grecques
comme ζευγνύμεναι, ἰδεῖν , φέρεσθαι. Mais cette indécision
n'a fait que les rendre plus aisées à manier. Il
en est de même pour l'infinitif latin. Si les formes
sur le modèle de videre, audire ont fini par évincer
les formes du modèle de visum, auditum, cela tient
peut-être à ce que, dans les premières, la marque
de la déclinaison est plus effacée.

Je rappellerai à ce propos un fait qui montre bien
l'importance que l'infinitif a prise dans nos langues.
Quand, au XIIIe et au XIVe siècle, l'allemand s'est
enrichi d'une quantité de verbes français, il les a
adoptés sous le costume de l'infinitif, en surajoutant,
de façon assez bizarre, les désinences allemandes.
C'est ainsi qu'on trouve chez Wolfram von
Eschenbach fischieren, « attacher » ; leischieren,
« laisser » ; loschieren, « loger » ; parlieren, « parler »,
et beaucoup d'autres. Il en résulte qu'au présent,
quand l'Allemand dit ich spaziere, il ajoute à
l'infinitif espacier la désinence de la première personne.
Rien ne prouve plus clairement comment
l'idée du verbe, dans nos langues modernes, s'est
incarnée dans l'infinitif 180.

On demandera comment le grec, ayant eu autrefois
l'infinitif, a pu le laisser tomber en désuétude
83au moyen âge. Cette perte est, en effet, l'un des
événements les plus surprenants de la linguistique
indo-européenne, car de dire, comme on l'a fait
récemment, que l'infinitif grec s'est perdu parce
qu'il était trop souvent employé, c'est une explication
qui dépasse les intelligences ordinaires. Mais il
faut remarquer que l'absence de l'infinitif est surtout
devenue une lacune douloureuse le jour où le
néo-grec, se retrouvant en présence des autres
langues de l'Europe moderne, a senti le besoin d'en
égaler les ressources de syntaxe. Il faut croire que
ni les liturgies de l'Eglise, ni les chants populaires,
en leur langage bref et simple, n'en avaient éprouvé
le besoin. La locution θα (θέλει ἵνα) avec le subjonctif
en tenait lieu 181. L'outil intellectuel se perd avec le
non-usage : une forme trop rarement employée
s'efface de la mémoire 282.

Par un étrange renversement des choses, on a
cru autrefois que les verbes avaient débuté par
l'infinitif. « Les hommes, dit un écrivain du commencement
de ce siècle, les hommes ne s'expriment
d'abord que d'une manière générale : et ce n'est que
par la suite qu'ils en viennent à analyser, à particulariser
chaque idée. A mesure que les langues atteignent
à leur maturité, les formes infinitives disparaissent,
84mais avec une juste mesure : elles servent
encore à donner de la variété au style, quoique
déjà l'on s'aperçoive qu'elles deviennent moins fréquentes. »
Il est impossible de fermer plus résolument
les yeux à la vérité. L'infinitif résume des
siècles d'efforts : il est la plus récente des formes
verbales. Ce qui est vrai, c'est qu'à l'origine un
même mot faisait fonction de nom et de verbe.

Comme l'infinitif, le passif est du nombre de ces
moyens d'expression qu'on est tenté de croire beaucoup
plus anciens qu'ils ne sont en effet.

Sylvestre de Sacy, qui a écrit un petit livre des
Principes de grammaire générale, présente le passif
comme l'une des deux formes nécessaires du verbe.
Il en donne trois raisons. Le passif est nécessaire :
quand on veut exprimer une action sans nommer
le sujet agissant : « Je suis affligé » ; quand on
veut plutôt faire ressortir l'objet qui souffre l'action
que le sujet qui la fait : « L'empire romain fut fondé
par Auguste » ; pour varier le discours et empêcher
la monotonie.

Sylvestre de Sacy s'exprime ici comme un pur
disciple de Condillac. Il faut dire qu'il avait composé
ce livre des Principes pour l'instruction de ses
enfants, et qu'il semble avoir pris à tâche de n'y
rien mettre que ce qui s'enseignait communément
autour de lui.

Un linguiste d'une école différente, mais trop
enclin à l'esprit de système, Hartung 183, explique
l'actif et le passif en les ramenant à des directions
85dans l'espace. L'actif répond à la question quo (d'où
l'accusatif) ; le passif répond à la question unde (d'où
l'ablatif ou le génitif).

Il est inutile de montrer ce que ces explications
ont d'artificiel. Le passif n'est pas une forme
ancienne : on peut le deviner rien qu'à voir combien
diffèrent, quant aux désinences, φέρομαι et feror. Le
passif est une forme que les diverses langues indo-européennes
se sont donnée après coup, longtemps
après que le système de leur conjugaison fut achevé
en ses lignes principales. C'est en s'emparant de la
forme réfléchie que la plupart d'entre elles, et particulièrement
le latin et le grec, sont parvenues à créer
une voix passive.

Pour comprendre comment la forme réfléchie peut
tenir lieu de passif, je me contenterai de citer quelques
phrases où, encore aujourd'hui, nous nous servons
du même tour :

« Les grands poids se transportent mieux par la
voie maritime. »

« Cette forme de vêtement ne se porte plus. »

« Ces événements se sont vite oubliés. »

« Le monde de la nature se divise en trois règnes. »

Et en italien : Dicesi, temesi. Et même : avvenimenti
compiutisi
.

Ce n'est pas que l'idée du passif fût difficile à
concevoir : « je suis frappé » n'est pas plus malaisé
à comprendre que « je frappe ». La difficulté venait
d'ailleurs : elle venait du plan de nos langues, qui
est en contradiction avec l'idée passive, les langues
indo-européennes présentant la phrase sous la forme
d'un petit drame où le sujet est toujours agissant.
Aujourd'hui encore, fidèles à ce plan, elles disent :
86« Le vent agite les arbres… La fumée monte au
ciel… Une surface polie réfléchit la lumière…La
colère aveugle l'esprit… Le temps passe vite… Il
fait nuit… Deux et deux font quatre… » Chacune
de ces propositions contient l'énoncé d'un acte
attribué au sujet de la phrase. Il fallait donc que le
passif lui-même fût imaginé sous la forme d'un acte.

C'est, en effet, ce que nos langues ont réalisé.
Elles ont créé plus ou moins tardivement le passif
en le présentant sous la forme d'un acte faisant
retour sur le sujet. Pascitur a signifié « il se nourrit »,
avant de signifier « il est nourri ». Διδάσκομαι signifiait
« je m'enseigne moi-même » avant de signifier
« je suis enseigné ». A ce sujet les langues germaniques
et slaves sont particulièrement instructives.
Nous y trouvons les étapes successives de la métamorphose.
En vieux norrois, their finna sik veut
dire : « ils se trouvent [l'un l'autre] ». Il en est sorti
une forme their finnask, «ils se trouvent » [c'est-à-dire
ils sont, ils séjournent ], et finalement « ils sont
trouvés » [c'est-à-dire inveniuntur]. Pareille chose
se présente en lithuanien et en slave. C'est même la
famille letto-slave qui, par la transparence de ses formes,
a mis d'abord sur la voie de l'origine du passif.

Nous avons donc ici un nouvel exemple de l'intention
à demi consciente qui préside aux évolutions
du langage, en même temps que de la simplicité
presque enfantine par laquelle cette intention
arrive à ses fins. Le passif semblait directement
opposé à l'idée exprimée par la phrase indo-européenne :
et cependant, en des idiomes éloignés l'un
de l'autre, par un moyen identique, le passif a
trouvé son expression.87

Je veux encore donner un exemple de celte intelligence
cachée, et pourtant si attentive, qui profite
même des moindres accidents pour fournir à la
pensée une ressource nouvelle.

Tout le monde sait que l'adverbe est un ancien
adjectif ou substantif sorti des cadres réguliers de
la déclinaison. C'est ainsi que primum, ceterum,
potius sont d'anciens accusatifs, que crebro, subito,
vulgo sont d'anciens ablatifs. Mais d'où viennent les
adverbes en -e, comme pulchre, recte ? C'est ce
qu'on n'a pas assez cherché jusqu'à présent.

Le latin aimait à changer de déclinaison ses substantifs
ou adjectifs, quand ils s'allongeaient d'un
préfixe ou quand ils entraient en un composé. Animus
fait exanimis, fama a fait infamis, clivus a fait
proclivis, pœna a fait impunis, et ainsi de suite.
L'ablatif de ces mots en is était eid ou e. A une
époque où la langue latine n'était pas encore fixée,
on avait donc le choix entre infirmus ou infirmis,
præclarus ou præclaris, dont l'ablatif était infirmo
ou infirme, præclaro ou præclare. L'usage n'a pas
manqué de tirer parti pour ses adverbes de cette
double forme : il a donné la préférence à la forme
en e qui se détachait mieux de la déclinaison ordinaire.
Non seulement cette forme a été préférée,
mais elle a été généralisée, en sorte qu'à côté de
infirme, præclare, on a aussi firme, clare. La langue
latine est entrée ainsi en possession d'une désinence
proprement adverbiale, dont elle a fait, comme on
sait, le plus large usage 184.88

Une observation d'une nature un peu différente
vient se présenter ici. Nous venons de citer deux
ou trois exemples des réquisitions faites par nos
langues 185. Elles sont assurément précieuses et importantes.
Cependant, si utiles qu'elles soient, elles
n'approchent point, ni pour la valeur, ni pour le
nombre, des acquisitions antérieurement capitalisées,
je veux dire de cet appareil grammatical qui
constitue le fonds commun des langues indo-européennes
et qui était déjà chose ancienne et parfaitement
fixée à l'époque où le sanscrit, le grec, le
latin, le germanique, le slave, le celtique apparaissent
pour la première fois. On a par là, si je ne
me trompe, un moyen de mesurer du regard l'antiquité
des langues indo-européennes.

Par antiquité des langues indo-européennes je
n'entends pas l'antiquité d'une race, chose difficile
à concevoir et à comprendre, mais l'antiquité d'une
civilisation. Pour qu'une grammaire et un système
morphologique atteignent le degré d'unité et de
fixité que nous constatons à la base des langues
aryennes, il faut une certaine perpétuité clans la tradition.
Celte perpétuité suppose, sinon une littérature,
du moins des formules, des chants, des textes
sacrés ou profanes transmis d'âge en âge.

Comme il n'y a aucune raison de supposer que les
choses aient suivi dans ces anciens temps une marche
89plus accélérée, cela nous permet d'estimer à vue de
pays l'étendue du passé. On vient de voir ce qu'il a
fallu de temps pour que nos langues entrassent en
possession d'un infinitif, d'un passif, de désinences
adverbiales. Le choix n'en est définitivement arrêté
qu'après de longs siècles. Nous devons accorder
pour la période antérieure, bien autrement importante,
un nombre de siècles au moins équivalent. La
durée historique que nous pouvons embrasser du
regard, depuis les premiers chants védiques jusqu'à
nos jours, comprenant environ trois mille ans, ce
n'est pas trop sans doute de demander trois mille
autres années pour la période antérieure. Il n'a pas
fallu moins pour fonder la séparation du nom et du
verbe, pour établir la conjugaison et la déclinaison,
pour en élaguer les parties inutiles, pour créer le
mécanisme de la formation des noms, pour dresser,
en regard de la déclinaison substantive, une déclinaison
pronominale, pour créer les premiers verbes
auxiliaires, pour laisser l'analogie asseoir le commencement
de son empire, pour jeter enfin les
fondations de la syntaxe…

Si l'on admet dans le passé la mesure de temps
que fournit l'observation des époques modernes, six
mille ans sont un minimum auquel on peut évaluer
la période de civilisation représentée par notre
famille de langues.90

Chapitre VIII
Extinction des formes inutiles

Difficulté de cette étude. — Formes surabondantes produites par
le mécanisme grammatical. — Avantages de l'extinction. —
Y a-t-il des formes fatalement condamnées à disparaître ?

L'extinction des formes inutiles ne doit pas seulement
s'entendre de celles qui, ayant existé durant
un temps plus ou moins long, sont sorties de l'usage,
mais encore des formes qui, ayant virtuellement des
droits à l'existence, n'ont jamais été réalisées. On
comprend que ce soit ici le règne de l'hypothèse.
Néanmoins cette sorte d'infanticide verbal a sa place
dans l'histoire du langage.

A considérer les choses en simple statisticien, on
croirait la surproduction inévitable. Si le grec poursuivait
à travers tous les temps et tous les modes
les trois verbes λείπω, λίπω et λιμπάνω, qui signifient
tous les trois « quitter », ou les trois verbes βίβημι,
βαίνω et βάσκω, qui signifient tous trois « marcher »,
on aurait une telle abondance de formes que l'esprit
en serait accablé 186. Mais tout le monde sait qu'il n'en
est rien : la sagesse qui préside à l'élaboration du
91langage fait l'élagage des formes inutiles. Ce qui ne
sert pas est supprimé. De là les conjugaisons composites.
De là les paradigmes comme : λείπω, ἔλιπον ;
βαίνω, ἔβην ; λανθάνω, ἔλαθον.

Quoique composites, ces conjugaisons ne laissent
pas d'être régulières. Gomme il est dans la nature
de l'esprit populaire de procéder avec ordre, il porte
l'ordre aussi dans ses radiations. L'aoriste second a
partout hérité des formes les plus courtes, tandis
que le présent a généralement gardé ce qui reste des
formes les plus développées.

Le jeu de la conjugaison grecque est donc dû à
une succession de pleins et de vides. Ce n'est pas
qu'il ne reste encore des richesses inutiles. Le sanscrit
a jusqu'à sept formations différentes du prétérit.
Certains verbes grecs ont deux aoristes, deux
futurs, deux parfaits. Mais à mesure que les langues
avancent en âge, elles se débarrassent de leur
superflu. Ce flottement qui permet à la langue
homérique le choix entre trois ou quatre formes
n'existe plus dans le grec de Lucien 187.

L'extinction des formes inutiles va si loin qu'elle
assemble des verbes différents en une seule et même
conjugaison : fero, tuli ; ὁράω, εἶδον ; λέγω, εἶπον, εἴρηχα ;
je vais, j'irai, je suis allé. Nos grammaires les présentent
comme des verbes défectifs qui se sont complétés
réciproquement : mais pour s'ajuster si bien,
il a fallu d'abord retrancher toutes les parties qui
faisaient double emploi 288.92

Plus nous sommes rapprochés des choses, plus
nous voyons les différences. Il ne viendrait à l'idée
de personne, ni surtout des enfants, de considérer
la mère comme une simple variante du père. Les
différences sont telles que ce sont des êtres différents,
quoique présentant certaines analogies. Aussi
le langage a-t-il des mots différents, quoique appartenant
au même paradigme.

Il en est de même pour les pronoms : lui et elle,
er et sie.

La suppression de certains mots permet des oppositions
plus nettes. Le féminin de ἀνήρ était ἀνεῖρα,
qui subsiste en composition : mais comme mot
simple il a disparu, laissant la place à γυνή C'est
ainsi qu'en allemand l'opposition de Mann et Frau
est due à la suppression du masculin Fro 189. En français,
il y avait un masculin dame 290, qui ne s'emploie
plus, mais qui est longtemps resté dans dame-Dieu.

Quelquefois la suppression se fait d'une autre
manière. Rex pouvait donner un adjectif reginus,
comme on a divinus. Mais ce masculin ayant été
étouffé, il est resté la paire : rex, regina 391.93

Quand la langue dispose de deux termes corrélatifs,
comme πόσος, τόσος, ποῖος, τοῖος, comme quantus,
tantus, qualis, talis, la suppression de l'un doit avoir
pour effet de changer le sens du survivant. C'est ce
qui est arrivé en latin pour tōtus, qui supposait un
corrélatif quōtus 192. On a dû dire d'abord : tota terra,
quota est
. On voit comment la langue latine s'est
donné, par voie de suppression, un mot signifiant
« tout ». Pareille chose s'est passée en grec. A πᾶς
devait d'abord répondre un pronom τᾶς. Ces sortes
de suppressions ne sont pas des pertes : au contraire,
la langue y gagne en rapidité et en énergie.

On peut juger les langues par ce qu'elles passent
sous silence aussi bien que par ce qu'elles expriment.
En observant d'autres familles, on voit que ceux qui
ont jeté les bases de la grammaire indo-européenne
ont été relativement modérés. La déclinaison paraît
n'avoir jamais eu qu'un nombre de cas assez limité.
La conjugaison, plus exubérante, n'a cependant
pas atteint les développements que nous trouvons
ailleurs. Elle ne marque pas le genre ; elle ne fait pas
la distinction de l'action momentanée et de l'action
continue ; elle s'est gardée de vaines distinctions
honorifiques ; elle n'a pas essayé d'enfermer trop de
choses dans un même mot 293.94

Nos langues, en général, se sont abstenues de
marquer beaucoup de vaines distinctions qui, n'allant
pas au fond des choses, sont comme une frivole
dépense d'intelligence. En japonais, par exemple, les
mots changent suivant que l'on compte des quadrupèdes
ou des poissons, des jours ou des mesures de
longueur. En basque, il y a une conjugaison cérémonielle 194.
C'est la même différence que dans l'art
des divers peuples, l'un se complaisant à des détails,
tandis qu'un autre saisit la nature en ses grandes
lignes.

Il est intéressant de voir comment, la même idée
étant représentée par deux termes synonymes, la
langue se débarrasse de l'un des deux, mais non si
complètement qu'il n'en subsiste quelques traces.
Le nom du vieillard est γέρων en grec, senex en latin :
les deux termes coexistaient l'un à côté de l'autre
dans une période antérieure, et nous avons en sanscrit,
à côté de ģaran, qui correspond exactement à
γέρων, le mot sanas, « vieux », qui est de la famille
de senex. Le grec a arrêté son choix, le latin a fait
de même : mais ils ont choisi différemment. Cependant
le grec dit encore ἕναι ἀρχαί (par opposition à
νέαι) pour désigner les magistrats sortant de charge :
il dit aussi ἕνοι καρποί pour désigner les fruits de l'an
passé. La langue politique et la langue de l'agriculture
ont donc exceptionnellement retenu le synonyme
95sorti de l'usage. D'autre part, le latin, pour
désigner un homme usé par l'âge, dit æ-ger (pour
ævi-ger), composé dont la seconde partie est la
racine de γέρων 195. La composition a sauvé ici le
synonyme qui, partout ailleurs, a été sacrifié. Nous
n'en voyons que plus clairement le rangement qui
s'est fait dans les deux langues.

Le latin ayant exprimé l'idée d'entendre par la
locution périphrastique audire, qui signifie proprement
« recueillir dans son oreille » 296, l'ancien verbe
cluo devenait dès lors inutile et devait disparaître.
Mais ce qui prouve qu'en un temps plus reculé il a
existé en latin, c'est le substantif cliens (cf. l'allemand
der Hörige).

Y a-t-il des extinctions de mots ou de formes qui
soient imposées par la phonétique ? On l'a soutenu
maintes fois. Cependant, quand nous voyons combien
l'instinct populaire est peu embarrassé pour
sauver ce qu'il tient à ne point perdre, on se prend
à douter de cette prétendue nécessité. S'il y avait
un mot qui fût menacé de disparition dans le passage
du latin au français, c'était le mot avis,
« oiseau ». Et cependant, voyez avec quelle aisance
il s'est maintenu et s'est multiplié, sous les formes
96oiseau (avicellus), oie (avica, auca), oison(aucio).
S'il s'agit d'un verbe, le fréquentatif vient prendre
la place de la forme simple : premere, pellere auraient
eu peine à se faire admettre en français ; mais nous
disons presser, pousser. Le verbe flare donnait peu
de chose : mais on a pris les composés comme sufflare,
« souffler », conflare, « gonfler ».

Il semble que le latin eût pu être embarrassé pour
distinguer certains homonymes. Il y avait deux
verbes luere, l'un signifiant « laver » et l'autre d'un
sens précisément opposé, puisqu'il voulait dire
« souiller » (cf. lues, « la souillure »). Mais la langue
a évité sans difficulté l'équivoque, au moyen du composé
polluere, qui a pris pour son compte les sens
du verbe simple.

Ici encore, comme dans toutes les lois que nous
avons étudiées en cette première partie, nous trouvons
à l'œuvre une pensée intelligente, non une
nécessité aveugle.

Partout où nous arrêtons nos yeux avec attention,
nous voyons s'évanouir cette prétendue fatalité qui
serait, nous dit-on, la loi du langage. Les lois phoniques
ne règnent pas sans contrôle ; elles ne sont
pas plus en état de détruire un mot indispensable,
ou simplement utile, qu'elles ne peuvent faire durer
une forme superflue.97

Deuxième partie
Comment s'est fixé le sens des mots

Chapitre IX
Les prétendues tendances des mots

D'où vient la « tendance péjorative ». — La « tendance à l'affaiblissement ».
— Autres tendances non moins imaginaires.

Dans cette deuxième partie, nous nous proposons
d'examiner pour quelles causes les mots, une fois
créés et pourvus d'un certain sens, sont amenés à le
resserrer, à l'étendre, à le transporter d'un ordre
d'idées à un autre, à l'élever ou à l'abaisser en
dignité, bref à le changer. C'est cette seconde partie
qui constitue proprement la Sémantique ou science
des significations.

Une illusion contre laquelle il semble qu'un avertissement
soit superflu, et qui cependant est fréquente,
qui même quelquefois se couvre d'une apparence
scientifique, c'est l'erreur qu'on peut résumer
sous le nom de tendances des mots. Rien, au fond,
n'est plus chimérique. Comment les mots auraient-ils
99des tendances ? Nous entendons parler néanmoins
de tendance péjorative, de tendance à l'affaiblissement,
etc. Un philologue éminent a publié un travail,
d'ailleurs très instructif, intitulé : Ein pessimistischer
Zug in der Entwicklung der Wortbedeutungen
197.
Un autre écrivain, M. Abel, dans un
mémoire sur les verbes anglais qui expriment une
idée de commandement, dit que to command, a une
tendance à descendre, mais qu'il penche toutefois
dans le bon sens. Il faut reléguer ces tendances
parmi les « forces » dont la science du moyen âge
peuplait la nature. Autant vaudrait prendre à la
lettre nos économistes, quand ils disent que le métal,
argent a une tendance à baisser constamment de
valeur.

La prétendue tendance péjorative est l'effet d'une
disposition très humaine qui nous porte à voiler, à
atténuer, à déguiser les idées fâcheuses, blessantes
ou repoussantes. Aulu-Gelle fait remarquer que le
mot periculum pouvait autrefois se prendre dans un
bon sens : et, en effet, il signifie littéralement « expérience 298 ».
S'il est arrivé à un sens fâcheux, c'est
l'effet d'un pur euphémisme : nous disons de même
d'une armée en déroute qu'elle a été « éprouvée ».
Valetudo signifie « santé » : mais il est arrivé à en
désigner le contraire, comme quand nous disons :
« en congé pour cause de santé ». — Dire d'un
homme qu'il fait un mensonge est chose grave ; nous
aimons mieux parler de son imagination. C'est ce
qu'exprimait d'abord le verbe mentiri, lequel est
100formé de mens comme partiri de pars, ou sortiri de
sors. — L'allemand List, « ruse », a commencé par
être un synonyme de Kunst, « savoir, habileté 199 ».
On disait Gottes List, « la sagesse de Dieu ». —
L'anglais silly, qui veut dire « sot », répond à
l'anglo-saxon saelig, à l'allemand selig, et signifiait
originairement « heureux, tranquille, inoffensif 2100 ».
L'adjectif keck, anciennement queck, signifiait
« vivant, vif » (de là quecksilber « vif argent »,
erquicken « vivifier »). Il a aujourd'hui le sens de
« hardi, effronté ». On pourrait multiplier indéfiniment
les exemples. Il n'y a pas là autre chose
qu'un besoin de ménagement, une précaution pour
ne pas choquer, — précaution sincère ou feinte, et
qui ne sert pas longtemps, car l'auditeur va chercher
la chose derrière le mot et ne tarde pas à les
mettre de niveau.

La prétendue tendance péjorative a encore une
autre cause. Il est dans la nature de la malice humaine
de prendre plaisir à chercher un vice ou un
défaut derrière une qualité. Nous avons en français
l'adjectif prude, qui avait autrefois une belle et noble
acception, puisqu'il est le féminin de preux. Mais
l'esprit des conteurs (peut-être aussi quelque rancune
contre des vertus trop hautaines) a fait dévier
cet adjectif au sens équivoque qu'il a aujourd'hui.
Les mots qui ont trait aux rapports des deux sexes
sont particulièrement exposés à des revirements de
cette sorte. On se rappelle quelle signification noble
101a encore chez Corneille le nom d'amant et celui de
maîtresse. La déchéance est venue pour eux, comme
elle est venue en allemand pour Buhle. Il y faut voir
l'inévitable effet d'une fausse délicatesse : en donnant
des noms honnêtes aux choses qui ne le sont
pas, on déshonore les noms honnêtes.

En moyen haut-allemand, Minne désigne les affections
de l'âme d'une façon générale : le souvenir,
l'amitié, l'amour, et même l'amour de Dieu. Mais
vers la fin du XVe siècle, le mot dut être banni de la
langue comme contraire à la décence. C'est seulement
de nos jours qu'il est rentré en honneur, après
un long repos, grâce aux études sur le moyen âge 1101.

En regard de cette prétendue tendance péjorative,
il faudrait, pour être juste, mettre une tendance
« méliorative ». La politesse a des raffinements singuliers,
l'affection a de curieux détours qui font
que des termes à signification défavorable perdent
ce qu'ils avaient de fâcheux. L'amitié, comme si
elle était en peine d'adjectifs appropriés, change le
blâme en éloge et fait du reproche une louange plus
savoureuse. L'italien vezzoso (vicieux) est défini
« che ha in se una certa grazia e piacevolezza ». —
L'anglais smart (le même qui en allemand a donné
Schmerz) est devenu synonyme de « vif, spirituel,
joli ». — L'allemand Schelm, qui était une injure,
peut s'employer aujourd'hui pour une simple espièglerie.
Nous laissons au lecteur français le soin de
trouver des exemples dans notre langue.102

Quant à l'affaiblissement des mots, il tient à un
autre fait non moins commun, savoir l'exagération.
Affligé signifiait à l'origine « écrasé, brisé par la
douleur » : il a beaucoup perdu, ayant été employé
hors de saison. — Abîmer a eu en français le même
sort qu'en latin fatigo, lequel avait d'abord un sens
très noble et très fort 1102. —Gâter, meurtrir, gêner,
tourmenter 2103, sont des exemples du même genre. —
En anglais, être anxious to see you veut dire simplement
qu'on désire vous voir. — En grec moderne,
κάμνω, « peiner », est devenu le terme ordinaire signifiant
« faire » : κάμνετεμοὶτὴν χάριν , « faites-moi le plaisir ».

Comme on le voit par le dernier exemple, l'affaiblissement
est souvent accompagné d'une sorte de
décoloration, qui vient de ce que le mot est employé
en toute espèce de groupements et d'associations.
L'adverbe allemand sehr (qu'il faudrait écrire sêr)
signifie « cruellement 3104 ». On disait : er ist sehr leidend,
sehr betrübt. Mais la décoloration a été telle
qu'on a fini par dire : er ist sehr brav, sehr froh.

Celui qui s'en tient à l'étymologie sans prendre
garde à l'affaiblissement des sens peut être amené à
103d'étranges erreurs. Que n'a-t-on pas écrit sur le
Compelle intrare de l'Évangile ? Ces mots sont la
traduction du grec ἀνάγκασον εἰσελθεῖν, qui signifient
« invite-les à entrer 1105 ». Il n'y a là nulle contrainte.

Le latin invitare, qui exprime la même idée, est
un dérivé de invitus. Il a commencé par signifier
« faire violence ». Mais un excès de civilité l'a fait
employer en des occasions qui, dès l'époque de
Cicéron, l'ont conduit au sens d'« inviter ».

Le verbe allemand nöthen ou nöthigen est un
exemple du même fait.

J'ai vu un étranger scandalisé de l'emploi que nous
faisons du verbe consacrer : « Le reste de la
soirée fut consacré à la danse ». Mais on trouverait
des exemples du même genre en toutes les langues.
Quand les Latins disaient d'un homme qui a agi
volontairement : Sponte sua fecit, ils ne pensaient
plus aux cérémonies religieuses et aux libations.

Une autre tendance qu'il n'est pas moins chimérique
d'attribuer au langage, au lieu d'en chercher
la cause dans les faits de l'histoire, c'est la tendance
au nivellement. Herr, en allemand, était un titre
réservé aux gentilshommes : c'est le comparatif d'un
ancien adjectif signifiant « élevé » 2106. La Chambre des
seigneurs à Berlin s'appelle encore das Herren Haus.
Mais ce titre n'est pas plus magnifique aujourd'hui
qu'en français celui de Monsieur.104

Les anciens termes inventés pour le cérémonial
de la monarchie passent au service d'une société
nouvelle. Les levers de Louis XIV se survivent en
Amérique, où l'on donne le nom de lever à toute
réception et — par un oubli total de l'étymologie —
à toute soirée donnée dans une maison riche.

Il y a des déchéances qui peuvent atteindre jusqu'aux
pronoms. Er et sie, après avoir été des
formules de politesse, comme ella en italien, sont
descendus de leur rang, parce qu'un raffinement
d'obséquiosité, pour enchérir d'un degré, leur a
substitué le pronom pluriel 1107.

La propension à généraliser ce qui était d'abord
à l'usage du petit nombre rend compte de quelques
faits à première vue déconcertants. Client, en latin,
voulait dire « celui qui obéit, le serviteur » 2108. Un
patricien à Rome avait des clients. Le mot a désigné
ensuite celui qui, appelé devant le tribunal, invoquait
la protection d'un patron pour le défendre.
Mais cette expression, chez les modernes, ayant
passé au médecin, puis du médecin au commerçant,
à l'entrepreneur et jusqu'au dernier commis, le
sens a fini par être faussé, car il est contraire à la
logique de donner un nom qui implique l'idée
d'obéissance à celui qui fait les commandes.

Dans nos sociétés modernes, le sens des mots se
modifie plus vite qu'il ne faisait dans l'antiquité et
105même chez les générations qui nous ont immédiatement
précédés. Il y faut voir l'effet du mélange des
classes, de la lutte des intérêts et des opinions, de
la guerre des partis, de la diversité des aspirations
et des goûts. Qu'on veuille seulement songer à
quelle nuance de dédain arrive chez nous le terme
autrefois respecté de bourgeois : à tel point que la
littérature de nos voisins de l'Est, pour donner la
même note de dépréciation, emprunte le mot français,
en laissant à Bürger sa valeur primitive.

Une autre cause d'accélération vient de la production
industrielle : les penseurs et les philosophes
ont le privilège de créer des mots nouveaux qui
frappent par leur ampleur, par l'aspect savant de
leur contexture. Ces mêmes mots passent ensuite
dans le vocabulaire de la critique, et trouvent de
cette façon leur entrée chez les artistes : mais une
fois reçus dans l'atelier du peintre ou du sculpteur,
ils ne tardent pas à se répandre dans le monde de
l'industrie et du commerce, qui en fait usage sans
mesure ni scrupule. C'est ainsi qu'en un temps relativement
court le vocabulaire de la métaphysique
va alimenter le langage de la réclame.

La langue, comme on le voit, subit en bien des
manières les fluctuations du dehors. Mais outre ces
causes extrinsèques, il y a des changements qui
s'expliquent par la nature même du langage : nous
allons essayer de les faire connaître.106

Chapitre X
La restriction du sens

Pourquoi les mots sont disproportionnés aux choses. Comment
l'esprit redresse cette disproportion.

Un fait qui domine toute la matière, c'est que nos
langues, par une nécessité dont on verra les raisons,
sont condamnées à un perpétuel manque de proportion
entre le mot et la chose. L'expression est tantôt
trop large, tantôt trop étroite. Nous ne nous apercevons
pas de ce défaut de justesse, parce que
l'expression, pour celui qui parle, se proportionne
d'elle-même à la chose, grâce à l'ensemble des circonstances,
grâce au lieu, au moment, à l'intention
visible du discours, et parce que chez l'auditeur,
qui est de moitié dans tout langage, l'attention,
allant droit à la pensée, sans s'arrêter à la
valeur littérale du mot, la restreint ou l'étend selon
l'intention de celui qui parle.

Les faits de restriction étant les plus fréquents,
nous les examinerons d'abord.

Pour désigner le toit de la maison, les Latins
avaient le mot teg-men, formé d'un verbe, tegere,
« couvrir », et d'un suffixe men, qui sert à marquer
107l'instrument. Mais tegmen convenait aussi et a été
également employé pour marquer l'abri fourni par
un arbre, une cuirasse ou toute espèce de couverture
ou d'enveloppe. Si, au lieu de tegmen, j'ai
recours à tectum, je trouve un mot déjà plus restreint
par l'usage, mais offrant à peu près la même
combinaison du verbe et d'un suffixe. Tec-tum, c'est
tout ce qui est couvert, par conséquent le plafond
d'une chambre, la voûte d'une caverne, le baldaquin
d'un lit aussi bien que le toit d'une maison. Il faut
descendre jusqu'au français toit pour trouver le mot
enfin assez resserré par l'usage et (ce qu'il faut
ajouter) assez méconnaissable par la forme, pour
convenir uniquement et spécialement à la couverture
d'une maison.

On doit déjà, par ce premier exemple, entrevoir
quelle est la cause de la disproportion entre le nom
et la chose.

Elle vient de ce que le verbe est la partie essentielle
et capitale de nos langues, celle qui sert à
faire des substantifs et des adjectifs. Or, le verbe,
par nature, a une signification générale, puisqu'il
marque une action prise en elle-même, sans autre
détermination d'aucune sorte. En combinant ce
verbe avec un suffixe, on peut bien attacher l'idée
verbale à un être agissant, ou à un objet qui subit
l'action, ou à un objet qui est le produit ou l'instrument
de l'action, mais cette action gardant sa signification
générale, le substantif ou l'adjectif ainsi
formé sera lui-même de sens général. Il faudra que
par l'usage on le limite 1109.108

De cette condition fondamentale de nos langues
vient l'énorme quantité de mots à signification générale
qui, avec le temps, ont pris un sens spécial. A
mesure qu'un mot se restreint, le langage se trouve
obligé de recourir une seconde fois, une troisième
fois, une quatrième fois au même verbe. C'est ainsi
qu'à côté de tegmen nous avons tegmentum, tectura,
tegumentum, tectorium, teges, toga, tous mots à sens
général pour commencer, et ensuite réduits à une
certaine catégorie d'objets.

Linteolum désignait en latin un morceau de toile,
quel qu'en fût l'emploi. Encore au XIIe siècle, linceul
avait même signification. Mais il s'est restreint
aujourd'hui à signifier la toile dont on enveloppe les
morts.

Drapeau, diminutif de drap, pouvait se dire des
langes pour emmailloter un enfant, comme des
débris d'étoffe que le chiffonnier ramasse. Il a pris
place dans la langue militaire pour marquer spécialement
le drap de l'étendard.

Il y avait en latin un substantif felis ou feles qui
signifiait « la femelle ». Ce nom convenait à la
femelle de tous les animaux, au moins de tous les
animaux mammifères 1110. Mais il en est venu peu à
peu à désigner seulement la femelle du chat, et c'est
au sens de « chatte » qu'il nous est parvenu. Comment
s'explique cette restriction du sens ? Les
anciens, à qui les faits de ce genre n'avaient pas
109échappé, voulaient y voir l'effet d'un choix, d'une
préférence (κατ' ἐξοχήν). Mais les choses, en réalité,
sont plus simples. Il n'y a pas eu de choix, ou du
moins le choix s'est fait tout seul. Quand les Grecs
d'aujourd'hui appellent le cheval ἄλογον, cela ne-veut
pas dire, comme on l'a interprété, que le cheval est
l'animal par excellence, encore moins, « qu'il ne lui
manque que la parole », mais que le cavalier, parlant
de sa monture, s'est habitué à dire « la bête ».

Chaque métier, chaque état, chaque genre de vie
contribue à ce resserrement des mots, qui est l'un
des côtés les plus instructifs de la sémantique. A
Rome, le foin s'appelait du terme le plus général :
fenum, « le produit ». Pour le paysan grec les bestiaux
s'appelaient τὰ κτήματα, « les biens ». En grec,
un entrepreneur s'appelait πειρατής, du verbe πειράω,
« essayer, entreprendre » : mais si nous consultons
l'usage de la langue, nous voyons qu'il s'agit d'une
seule espèce d'entreprise, le brigandage sur mer, la
piraterie.

Ces sortes de restrictions du sens sont d'autant
plus variées qu'une nation possède une civilisation
plus avancée : chaque classe de population est tentée
d'employer à son usage les termes généraux de la
langue ; elle les lui restitue ensuite portant la marque
de ses idées, de ses occupations particulières. C'est
ainsi que le mot species, qui désigne de la façon la
plus générale l'espèce, a été employé par les droguistes
du moyen âge pour les quatre espèces d'ingrédients
dont ils faisaient commerce (safran, girofle,
cannelle, muscade), en sorte que quand le mot est
retourné à la langue commune, il était devenu nos
épices.110

Il serait facile de multiplier ces exemples. On
connaît les coupures au moyen desquelles les dictionnaires
séparent les différents sens d'un même
mot. La plupart du temps il s'agit d'un mot général
dont le sens a été diversifié par restriction.

En employant ces mots, personne ne songe au
manque de proportion. Ils sont, sur le moment, bien
réellement adéquats à l'objet. Si, pour une cause
quelconque, le mot vieillit en toutes ses acceptions,
sauf une seule, il s'en va aux âges futurs avec la
valeur unique qui lui est restée, pour le plus grand
étonnement de l'étymologiste. Le mot allemand
Getreide (en moyen haut-allemand getregede) est un
dérivé du verbe tragen, « porter », et pouvait se
dire anciennement de tout ce qui se porte, comme
le costume, les bagages : il se disait aussi de ce que
porte la terre, surtout du blé, et c'est en cette seule
acception qu'il a survécu.

Plus le verbe est de signification générale, mieux
il s'adapte aux diverses professions. Ainsi facio,
dans la langue des temples, signifie apporter une
offrande, offrir une victime. De là des locutions
comme facere catulo, facere ture, sacrifier un chien,
offrir de l'encens. — Ce même verbe facio, dans la
langue politique, s'applique à l'action combinée d'un
parti en vue d'un but à atteindre 1111. On a trouvé sur
111les murs de Pompéi, qui, comme on sait, fut
engloutie en pleine période électorale, quantité
d'inscriptions avec cet impératif : Caupones, facite
Pomari, faciteLignari, faciteUnguentari,
facite
… Ce qui veut dire en langage moderne :
« Pas de division ! Pas d'abstention ! » On comprend
dès lors le sens du mot factio. Ce qui caractérise la
faction, c'est le lien, c'est le pacte qui rattache entre
eux tous les adhérents 1112.

Adulterare est un composé de alterare : il avait à
peu près le même sens. On disait adulterare colores,
« changer les couleurs », adulterare nummos, « falsifier
les monnaies », adulterare jus, « fausser le
droit ». Mais comme on a dit aussi adulterare
matrimonium
, il en est sorti un sens spécial qui a
passé aux dérivés adulterium et adulter.

On doit voir combien il est nécessaire que notre
connaissance d'une langue soit étayée sur l'histoire.
L'histoire peut seule donner aux mots le degré de
précision dont nous avons besoin pour les bien
comprendre. Supposons, par exemple, que pour
connaître les magistratures romaines nous n'ayons
d'autre secours que l'étymologie. Nous aurons :
ceux qui siègent ensemble (consules), celui qui
marche en avant (prætor), l'homme de la tribu (tribunus),
et ainsi de suite. Ces mots ne s'éclairent, ne
112prennent un sens précis, que grâce au souvenir que
nous en avons, pour les avoir vus dans les récits
des historiens, dans les discours des orateurs, dans
les formules des magistrats. En même temps que
l'histoire explique ces mots, elle y fait entrer une
quantité de notions accessoires qui ne sont pas
exprimées. Elle agit à la façon d'un verre, qui, en
resserrant les imagés, les rend plus nettes. Mais il
y a cette différence que le meilleur microscope ne
nous peut faire voir autre chose dans les objets que
ce qui s'y trouve, au lieu que nous croyons sentir
dans des mots comme tribunus, consul, quantités
d'idées qui n'y sont pas, et qui sont la part apportée
par notre pensée.

La restriction du sens présente un intérêt particulier
quand elle s'applique aux mots de la vie
morale. Je veux en donner encore un ou deux
exemples, que j'emprunterai aux langues germaniques.

En allemand, le substantif Muth ne s'emploie plus
guère qu'au sens de « courage » : mais il suffit de
voir quelques dérivés et composés, de rapprocher
quelques locutions, pour retrouver le sens d'âme et
d'intelligence, qu'il avait autrefois. Grossmuth,
« générosité » ; Hochmuth, « orgueil » ; Unmuth,
« mécontentement » ; Uebermuth, « présomption » ;
anmuthen, « prétendre » ; einmüthig, « unanimement » ;
Gemüth, « âme ». Wie ist es dir zu Muthe,
« dans quelles dispositions es-tu ? » muthmaassen,
« conjecturer ». C'est sans doute pour avoir figuré
113dans des composés comme Rittersmuth, Mannesmuth,
que le mot s'est restreint au sens de bravoure.
La signification générale s'est maintenue dans l'anglais
mood, « humeur, disposition » 1113.

De même Witz ne se prend plus guère aujourd'hui
qu'au sens très particulier d'esprit de saillie.
Mais ce terme avait autrefois une signification très
relevée : il marquait le savoir ou la sagesse (du
verbe wissen). Il n'est pas besoin d'aller bien loin
pour retrouver les traces de cette ancienne acception :
on la voit transparaître dans Aberwitz, Vorwitz,
Wahnwitz, et dans le verbe witzigen, « rendre
sage ». Ici encore l'anglais est resté plus archaïque :
wit, « l'intelligence ».

La cause de ces restrictions peut chaque fois
fournir la matière d'une recherche intéressante.
C'est quelquefois un synonyme qui prend de l'extension
et qui resserre d'autant le domaine de son collègue.
D'autres fois c'est un événement historique
qui vient modifier et renouveler le vocabulaire.
Ainsi le mot Busse, qui voulait dire « réparation »
(soit au propre, soit au figuré), a pris, avec le christianisme,
le sens de « pénitence » : une fois le sceau
religieux imprimé, les autres emplois tombèrent en
désuétude 2114.

C'est grâce à la restriction des sens que se maintiennent
indéfiniment des mots qui survivent au
114système dont ils faisaient partie, et qui, ramenés à
leur origine, produisent l'effet de véritables revenants.
La façon dont les Romains comptaient à
partir du matin les divisions du jour, a disparu
depuis des siècles. Cependant la sixième heure
existe encore sous la forme de la sieste (sexta), la
neuvième a fourni à la langue anglaise le nom de
son après-midi (noon, latin nona), et la huitième
(octava) mène encore une existence obscure dans les
campagnes du Rouergue, sous le nom d'outjâbo,
qui désigne l'heure où l'on met le bétail à l'abri des
chaleurs du jour 1115.

Outre les restrictions de sens dont la langue porte
l'évident et permanent témoignage, il se fait, dans
le parler de chacun, de perpétuelles applications du
même principe, mais qui ne laissent pas de trace
durable, parce qu'elles varient selon le temps et le
lieu. « Aller à la ville » est une phrase familière à
tous les campagnards, mais qui, tout en restant la
même, doit se traduire, selon la région, par un nom
différent. Il peut arriver que les événements de
l'histoire enlèvent une de ces expressions du milieu
borné où elle avait sa place pour la jeter dans la
circulation générale. Urbs était le nom de la ville
de Rome pour les paysans du Latium et de la
Sabine. Mais les légions romaines, en emportant le
mot avec elles, ont si bien fait qu'il est devenu
familier à tout le monde antique : pour le Gaulois,
115pour l'Espagnol, comme pour l'Africain ou le Syrien,
Urbs a été le nom désignant la ville aux sept collines.

La restriction du sens a de tout temps causé
l'étonnement des étymologistes. On connaît les
observations et objections de Quintilien au sujet
de homo : « Croirons-nous, dit-il, que homo vient
de humus, parce que l'homme est né de la terre,
comme si tous les animaux n'avaient pas la même
origine 1116 ? » Il est bien certain cependant que homines
signifie « les habitants de la terre ». C'était une
manière de les opposer aux habitants du ciel, Dii ou
Superi.116

Chapitre XI
Élargissement du sens

Causes de l'élargissement du sens. — Les faits d'élargissement
sont autant de renseignements pour l'histoire. — Ils sont une
conséquence du progrès de la pensée.

L'élargissement du sens est la contre-partie de
ce que nous venons d'observer. On peut être surpris
de voir deux mouvements en sens contraire
exister simultanément. Mais il faut prendre garde
que la cause, des deux parts, n'est pas de même
sorte : tandis que la restriction tient, comme on l'a
vu, aux conditions fondamentales du langage,
l'élargissement a une cause extérieure : il est le
résultat des événements de l'histoire.

Les exemples vont rendre ceci plus clair.

A Rome, un bien de terre sur lequel avait été pris
hypothèque s'appelait prædium. Le mot est un composé
de vadium, « gage » 1117, et de la préposition præ.
117Mais par un remarquable élargissement du sens,
toute propriété rurale finit par s'appeler prædium.
C'est probablement par la langue du droit que s'est
fait ce changement, les immeubles dotaux s'appelant
prædia dotalia.

Le caractère particulier d'après lequel un objet a
été dénommé peut donc rentrer dans l'ombre, peut
même s'oublier tout à fait. Au lieu de désigner seulement
une catégorie, le mot vient à désigner l'espèce
entière.

Le substantif français gain témoigne de la vie
agricole de nos ancêtres. Gagner(gaaignier) c'était
faire paître ; un gagnage était un pâturage ; le gaigneur
était le cultivateur ; le gain (gaïn) était la
récolte. Il en est demeuré un témoin qui n'a pas
varié : c'est le re-gain. Quant au simple gain, à
mesure que la vie s'est compliquée, il a étendu sa
signification : il a désigné le produit obtenu par
toute espèce de travail, et même celui qui est acquis
sans travail.

A la vie agricole appartient pareillement le latin
pecunia, qui désignait d'abord la richesse en bétail,
et qui a fini par désigner toute espèce de richesse.
Ce qui est moins connu, c'est que le changement
inverse a eu lieu au moyen âge chez les Celtes de la
Grande-Bretagne. Comme il s'était établi un compromis
entre le système ancien d'échange en nature
et le système nouveau d'échange monétaire, certains
termes désignaient tour à tour soit une monnaie,
118soit son équivalent en terre ou en bétail. En vieux
gallois, scribl (latin scrupulum) est une monnaie ; chez
les Gallois du XIIe siècle, ysgrubl a le sens de bétail,
bête de labour. Dans la Bretagne armoricaine, le
latin solidus est devenu saout, qui désigne le bétail
en général 1118. Chez les Anglo-Saxons, au contraire,
l'ancien feoh, « bétail », est venu à désigner une
somme d'argent 2119. Des alternatives de richesse et
d'appauvrissement expliquent ces faits, dont les
contemporains n'ont pas conscience.

Ces sortes de transformations du sens sont importantes
à observer pour l'historien : car elles constituent
pour lui des indications d'autant plus sûres
qu'elles sont involontaires. Il ne faudrait pas rapporter
ces faits au chapitre de la métaphore. La
métaphore est l'aperception instantanée d'une ressemblance
entre deux objets. Ici, au contraire, nous
avons affaire à un lent déplacement du sens : le
peuple continuait, sans y penser, à employer le mot
pecunia, alors que déjà la fortune du citoyen romain
ne consistait plus uniquement en troupeaux.

Les idées générales que l'humanité a acquises dans
le cours des siècles n'auraient pu recevoir de nom
sans cet élargissement du sens. Comment aurait-on
pu désigner le temps et l'espace ? Le temps, c'était à
l'origine « la température, la chaleur ». Le mot est
de même origine que tepor 3120. Puis on a désigné de
119cette façon le temps (bon ou mauvais) en général.
Enfin on est arrivé à l'idée abstraite de la durée.

L'espace, c'était la carrière où courent les chars
(spatium, mot emprunté du grec στάδιον, dorien
σπάδιον) 1121. Pour parler des chevaux qui dévient de
leur course on emploie le verbe exspatiari. Cicéron,
voulant dire que l'éloquence a dévié, dit : Deflexit
de spatio curriculoque majorum
. Puis le mot a pris
le sens général d'étendue et d'espace.

Il serait difficile d'énumérer toutes les causes qui
peuvent assurer à un certain mot l'avantage sur ses
synonymes. Pourquoi les Allemands, parmi tous les
termes qui, au moyen âge, servaient à désigner le
cheval, ont-ils définitivement choisi Pferd ? C'est le
nom qui, dans les Capitulaires, sert à désigner un
cheval de relai, un cheval de renfort, paraveredus ?
Ce mot hybride, moitié grec, moitié gaulois, a supplanté
Ross, qui ne survit guère qu'en poésie. Il est
probable que nous avons ici un reste de la langue
militaire : c'est le français palefroi.

Le verbe est la partie du discours qui présente les
plus nombreux exemples d'élargissement. Une fois
que d'une façon ou d'une autre, pour désigner un
acte, la langue a fait choix d'une expression, l'on ne
tarde pas à oublier la circonstance — quelquefois
indifférente ou fortuite — qui l'a fait ainsi dénommer.
Qui pense encore, en prononçant le verbe briller, à
120la pierre précieuse — beryllus — dont on l'a tiré ?
Ceux qui ont créé le verbe plumbicare, dont nous
avons fait plonger, ont dû bientôt perdre de vue le
plomb qui servait à charger le filet ou la ligne, et
ont dû appliquer la même expression à tout ce qui
descend, à tout ce qui plonge au fond de l'eau. Il est
dans la nature de notre esprit d'opérer de cette
façon, car nous sommes bien plus frappés de l'acte
en lui-même, qui est une impression présente, que
de la circonstance déjà lointaine qui nous l'a fait
nommer pour la première fois.

Il y avait à Rome un recensement qui revenait
tous les cinq ans, et qui était accompagné d'une
cérémonie religieuse, appelée « purification » :
lustrum, lustratio. Comme, à cette occasion, le
magistrat et les prêtres parcouraient les rangs du
peuple, le verbe lustrare prit le sens de « parcourir,
passer en revue ». Virgile a donc pu dire, parlant de
la mer Ausonienne qui doit être parcourue par Énée :

Et salis Ausonii lustrandum navibus æquor.

Peu de gens pensent, en se disant accablés d'un
malheur
, accablés d'une nouvelle, qu'ils généralisent
une expression empruntée à la guerre de siège, et
que le substantif cadabalum, qui a fait caable, d'où
accabler, est formé du grec καταβολή, « renversement ».
Encore moins les Romains, quand ils parlaient
de la splendeur du ciel ou d'un triomphe splendide,
songeaient-ils que c'est à une couleur maladive
de la peau, à la morbidesse du teint, que le verbe
splendeo devait son origine 1122.121

L'élargissement du sens est surtout fréquent avec
les mots composés. Après avoir réuni deux termes
pour en faire un tout, on ne considère plus que l'ensemble.
Vindemia, par exemple, qui contient le mot
vinum, se dit pour d'autres récoltes que celles du
vin : vindemia olearum, mellis, turis. Parricidium,
qui est le meurtre d'un père, s'est étendu, l'altération
phonétique aidant, jusqu'à marquer toutes
sortes de crimes : à tel point que déjà les Romains
en cherchaient des étymologies assez lointaines.
Nous touchons ici à ce que les anciennes rhétoriques
appelaient un abus de langage (catachrèse). La vérité
est que la catachrèse n'existe que dans les premiers
temps et pour celui qui s'attache à la lettre : pour le
commun des hommes, ces expressions ne tardent
pas à être naturelles et légitimes. C'est ainsi qu'en
sanscrit, une écurie à chevaux s'appelle açva-goshtha,
quoique goshtha soit un composé contenant le mot
go « vache ». On a de même dans Homère :

Τοῦ τρισχίλιαι ἵπποι ἕλος κάτα βουκολέοντο.

Et le même abus de langage, sous une forme un
peu différente, se trouve dans cet autre vers :

Αρνῶν πρωτογόνων ῥέξειν κλειτὴν ἑκατόμβην 1123.

Autant il est juste de recommander « les métaphores
qui se suivent », autant il serait puéril, pour
les mots qu'un long usage a éloignés de leur signification
première, et pour lesquels il n'y a d'ailleurs
jamais eu métaphore, mais élargissement du sens,
d'en entraver l'emploi par le souvenir de leur point
122de départ. Le progrès pour le langage consiste à
s'affranchir sans violence de ses origines. On ne
parlerait pas si l'on voulait ramener tous les mots à
l'exacte portée qu'ils avaient en commençant, Armare
naves
est une expression consacrée ; mais elle nous
cache une sorte d'abus de langage, puisque armare
signifiait « se couvrir les épaules » 2124. Il faut laisser
au linguiste le soin de rechercher ces lointains
points de départ. L'élargissement du sens est un
phénomène normal, qui doit avoir sa place chez
tous les peuples dont la vie est intense et dont la
pensée est active.123

Chapitre XII
La métaphore

Importance de la métaphore pour la formation du langage.
— Les métaphores populaires. — Provenances diverses des
expressions métaphoriques. — Elles passent d'une langue à
l'autre.

A la différence des causes précédentes, qui sont
des causes lentes et insensibles, la métaphore change
instantanément le sens des mots, crée des expressions
nouvelles d'une façon subite. La vue d'une
similitude entre deux objets, deux actes, la fait
naître. Elle se fait adopter si elle est juste, ou si
elle est pittoresque, ou simplement si elle comble
une lacune dans le vocabulaire 1125. Mais la métaphore
ne reste telle qu'à ses débuts : bientôt l'esprit
s'habitue à l'image ; son succès même la fait pâlir,
elle devient une représentation de l'idée à peine plus
colorée que le mot propre.

On a dit que les métaphores d'un peuple en laissent
deviner le génie. Cela est vrai pour quelques-unes :
124mais il faut bien avouer que la plupart ne
nous apprennent guère que ce que nous savions déjà ;
elles nous donnent l'esprit de tout le monde, qui ne
varie pas beaucoup d'une nation à l'autre. Nous
allons en citer quelques exemples, priant d'avance le
lecteur d'en excuser la simplicité. Il s'agit pour nous,
non de faire admirer ces images, qui n'en sont plus,
mais de montrer combien la langue en est pleine.

Comme il faut se borner, nous les puiserons toutes
dans la même langue : le latin. Voyons, par exemple,
comment le peuple romain nomme ce qui est bon et
ce qui est mauvais.

Ce qui est bon : c'est ce qui va droit et en mesure
(recte aque ordine), ce qui est plein et a du poids
(integer, gravis). Mais la légèreté est un mauvais
signe (levis, vanus, nullius momenti). Ce qui est de
travers devient le symbole de toute perversité (pravus).
L'intelligence est comme une pointe qui pénètre
(acumen), mais la sottise ressemble à un couteau
émoussé (hebes) ou à un plat qui manque de sel
(insulsus). Un caractère simple est comparé à un
vêtement qui n'a qu'un pli (simplex) : les motifs allégués
à faux sont des bordures qui dissimulent le
défaut de l'étoffe (prætextum). La bigarrure (vafer,
varius) n'est pas loin de la tromperie.

Jusque-là les métaphores du langage ne présentent
rien que d'irréprochable ; nous allons maintenant
voir paraître quelques traits de caractère, qui procèdent
plutôt de la morale utilitaire. Penser, c'est
calculer (putare, reputare) 1126. L'estimation ou la
125pesée des monnaies prête son nom à toutes les
sortes d'estime (æstimare, existimare, pendere).
Délibérer, c'est encore peser (deliberare 1127). Ce qui
peut s'acheter à bon marché est méprisable (vilis 2128) ;
de la rareté vient le prix que nous attachons aux
objets (carus, caritas).

Il est inutile de continuer… On voit de quelle
nature sont ces renseignements. Cela ressemble
aux dires de quelque paysan doué de bon sens et
d'honnêteté, mais non exempt d'une certaine cautèle
rustique. C'est quelque chose de moins que les
proverbes, ceux-ci marquant déjà une expérience
plus prolongée, une faculté de combinaison plus
grande.

Voici encore une métaphore appartenant au même
ordre d'idées.

Pour les vieux Romains toute dépense superflue
était un manquement à la règle, une dérogation à la
rectitude de la vie, ou, comme nous disons aujourd'hui,
un dérangement. De là le mot de luxus, mot
emprunté à la langue chirurgicale. Caton, donnant
une recette pour les entorses et les fractures, dit :
Ad luxum aut ad fracturam alliga, sanum fiet. (De
re rustica
, 160.) Peut-être le mot, comme tant
d'autres termes de médecine, est-il d'origine grecque :
126 λοξός, « de travers », λοξόω, « disloquer ». Nous en
avons fait luxation. — Il y avait sans doute bien des
sortes de dérangement comprises sous ce mot. Occultiores
in luxus et malum otium resolutus
, dit Tacite
en parlant de Tibère.

On sait combien les anciens se sont donné de
peine pour classer les métaphores, pour les étiqueter
par genre et par espèce. Ils disent avec raison
que le nombre en est immense 1129. Ce nombre est
encore plus grand même qu'ils ne supposaient, car
ils sont loin de les avoir toutes reconnues. Exstinguere
avait déjà pris le sens d'éteindre : cependant
la flamme est comparée ici à un dard ou à une lance
dont on brise la pointe. Erudire passait pour le mot
propre signifiant « instruire » : cependant l'expression
est empruntée à l'idée d'une branche d'arbre
qui a été dégrossie. Le mot tranquillitas, appliqué
à l'âme, ne faisait déjà plus, au temps de Virgile,
l'effet d'une expression figurée, quoiqu'il contînt
une comparaison empruntée à la transparence du
ciel ou de l'eau 2130. Quelquefois le souvenir de la métaphore
est si complètement oublié qu'on s'y trompe.
Cicéron s'étonne que dès paysans aient eu l'idée de
donner le nom de perle (gemma) aux bourgeons des
arbres : or, c'est l'inverse qui est la vérité, les perles
ayant, par une imagination qui ne manque pas de
127grâce, reçu leur nom des bourgeons prêts à s'épanouir 1131.

Quand la linguistique tournera vers le sens des
mots une partie de l'attention qu'elle porte trop
exclusivement sur la lettre, elle pourra créer pour
les diverses langues un curieux et instructif relevé
montrant le contingent de métaphores fourni par
chaque occupation humaine, par chaque corps de
métier. Le tisserand a donné à la langue latine les
mots qui veulent dire « commencer » : ordiri, exordium,
primordia. Ordiri, c'était disposer les fils de
la chaîne pour exécuter un tissu 2132. Cicéron, qui sentait
encore l'image, fait dire, non sans intention, à un
de ses interlocuteurs : Pertexe, Antoni, quod exorsus
es
3133. Plaute avait déjà dit de même :

Neque exordiri primum, unde occipias, habes,
Neque ad detexundam telam certos terminos.

Le mot ordo, avec la longue série de ses significations
si variées et si importantes, — en politique,
à la guerre, dans l'administration, dans les arts, —
est lui-même un présent de l'humble métier du
tisseur.

Les auspices avaient une telle importance qu'on
ne peut être surpris d'en retrouver le souvenir dans
128la langue commune : l'adjectif propitius, qui marquait
le vol en avant 1134 ; l'adjectif sinister, qui marquait
les présages funestes ; les verbes aucupari,
« épier » ; augurare « conjecturer » ; autumare, « affirmer »,
qui contiennent tous les trois le substantif
avis ; l'adverbe extemplo, employé d'abord pour les
présages surgissant à l'intérieur du templum céleste ;
le verbe contemplari, emprunté à l'occupation ordinaire
des augures, en sont d'unanimes témoignages.

La langue du droit n'a pas été moins fertile. J'en
citerai seulement ce curieux mot rivalis, qui désignait
des propriétaires voisins se servant d'un même
cours d'eau, et qui est devenu le nom de toute
espèce de rivalité 2135.

Le génie différent des nations perce déjà dans
quelques vieilles métaphores. Ainsi les Grecs, pour
exprimer l'idée de « ressource, d'expédient », emploient
πόρος ;. « Quel remède à mes maux ? » s'écrie
un personnage d'Euripide. Τίς ἄν πόρος κακῶν γένοιτο 3136 ;
Le mot πόρος, qui désigne proprement un passage,
particulièrement sur mer 4137, est bien d'un peuple
qui, de bonne heure, a connu les ὑγρὰ κέλευθα. Une
affaire impossible, c'est ἄπορον πράγμα. Les moyens
financiers d'un État s'appellent πόροι. Encore aujourd'hui,
chez les Grecs, « pouvoir » se dit ἑμπορέω.

Quelquefois toute une perspective historique se
découvre à nous dans une métaphore. Le romancier
129grec Longus, dans l'histoire de Daphnis et Chloé,
parle d'un piège à loup, d'une chausse-trape pratiquée
dans la terre. Mais le loup ne s'y laisse pas
prendre : αἰσθάνεται γὰρ γῆς σεσοφισμένης. Ce σοφίζω
suppose Socrate, Protagoras, Platon, et tout un
long passé de discussions philosophiques.

Le mot d'influence, dont il est fait si grand usage
aujourd'hui, nous reporte aux anciennes superstitions
astrologiques. On supposait qu'il s'échappait
des astres un certain fluide qui agissait sur les
hommes et sur les choses. Boileau emploie encore
le mot en son sens primitif, quand il parle dans
son Art poétique de l'influence secrète exercée par
le ciel sur le poète à sa naissance. Le mot italien
d'influenza fait allusion à quelque croyance analogue.

Toutes les langues pourraient ainsi constituer
leur musée des métaphores. En allemand, le verbe
einwirken, si souvent employé de la façon la plus
abstraite, répond au latin intexere. Et pareillement
le latin exprimere, qui revient si souvent dans ce
livre, est un emprunt fait aux beaux-arts, puisqu'il
marque l'idée d'une empreinte : à lui seul, il pourrait
nous apprendre, si nous ne le savions déjà, que
les anciens connaissaient le travail au repoussé.
Beaucoup d'usages abolis se perpétuent dans une
locution devenue banale : en disant d'un personnage
qu'il est revêtu d'un titre ou d'une dignité, personne
ne songe aujourd'hui à l'investiture 1138.130

Il y a une satisfaction que le langage réserve à
l'observateur, satisfaction d'autant plus vive qu'elle
aura été moins cherchée : c'est de sentir, en parlant,
quelque métaphore dont la valeur n'avait pas
été comprise jusque-là, s'ouvrir et s'illuminer subitement.
Nous constatons alors un secret accord
entre notre propre pensée et le vieil héritage de la
parole.

Aucun chapitre ne montre aussi bien le pouvoir
que, même aujourd'hui, avec nos langues depuis
longtemps fixées, l'action individuelle continue
d'exercer. Telle image éclose dans quelque tête bien
faite devient, en se répandant, propriété commune.
Elle cesse alors d'être une image et devient appellation
courante. Entre les tropes du langage et les
métaphores des poètes il y a la même différence
qu'entre un produit d'usage commun et une conquête
récente de la science. L'écrivain évite les
figures devenues banales : il aime à en créer de
nouvelles. Ainsi se transforme le langage. C'est ce
qu'ont parfois oublié nos étymologistes, toujours
prêts à supposer une prétendue racine verbale,
comme si l'imagination avait jamais été à court
pour transposer un mot d'un ordre d'idées dans un
autre.

Une espèce particulière de métaphore, extrêmement
fréquente dans toutes les langues, vient de la
131communication entre les organes de nos sens, qui
nous permet de transporter à l'ouïe des sensations
éprouvées par la vue, ou au goût les idées que nous
devons au toucher. Nous parlons d'une voix chaude,
d'un chant large, d'un reproche amer, d'un ennui
noir
, avec la certitude d'être compris de tout le
monde. La critique moderne, qui use et abuse de
ce genre de transposition, ne fait que développer ce
qui se trouve en germe dans le langage le plus
simple. Un son grave, une note aiguë ont commencé
par être des images 1139.

Le peuple transporte à des objets inanimés des
adjectifs dont il emprunte l'idée à l'homme : il dira
une lanterne sourde, une maison louche, aveugler
une voie d'eau
, de même que les Grecs disaient déjà
κωφὸν βέλος ; (surdum jaculum) pour un trait qui ne
porte pas, et μέλαινα φωνή (vox atra) pour une voix
enrouée. Les Indous appellent andha-kūpa, « puits
aveugle », un puits dont l'ouverture est cachée par
des plantes. Quelquefois on ne sait plus au juste de
quel organe ces expressions sont parties : pour l'adjectif
clarus, par exemple, on a pu longtemps se
demander s'il vient de la vue ou de l'ouïe. Sans les
mots acies, acus, acutus, acer, nous ne saurions pas
que le français aigre n'a pas toujours appartenu au
sens du goût.

Le mot σοφός, qui désigne la sagesse, se rapportait
primitivement à l'organe du goût, comme sapiens en
latin. On a dit σοφὰ φάρμακα, avant de dire σοφῶς
φρονεῖν. De ce sens initial il est resté σύφακα, cité par
132Hésychius, qu'il explique par γλεῦκος, « douceur ».
De là aussi ἀσύφηλος, adjectif qui répond, pour le
sens, au latin ingratus. Hélène, s'adressant à Hector
couché sur son lit funèbre, et célébrant ses louanges
à la façon des voceratrici de la Corse, rappelle, à
son honneur, qu'elle n'a jamais entendu de sa bouche
une mauvaise parole :

Ἀλλ' οὔπω σεῦ ἀκουσα κακόν ἔπος, οὐδ' ἀσύφηλον.

Une femme française qui se trouverait dans
la situation d'Hélène, dirait : « Jamais il n'a
prononcé devant moi une parole de mauvais
goût
. »

Citons encore un ou deux exemples tirés de la
langue homérique.

Celle-ci ne manquait pas de mots pour l'idée de
« méditer, préparer ». Mais cela n'a pas empêché le
poète de créer le verbe βυσσοδομεύω, qui signifie littéralement
« intus ædificare ».

Ἔσθλ' ἀγορεύοντες, κακά δὲ φρεσὶ βυσσοδόμενον.

« Tenant de beaux discours, ils bâtissaient le mal
au fond de leur cœur. »

Et ailleurs :

Ἀλλ' ἀκέων κίνησε κάρη κακὰ βυσσοδομεύω 1140.

« Il secoua la tête en silence, bâtissant le mal intérieurement. »133

Pour la même idée, Homère a encore le verbe μηχανάω,
qui du grec a passé au latin 1141.

Il est difficile de reconnaître les métaphores les
plus anciennes. L'état de choses qui les avait suggérées
ayant disparu, l'on reste en présence d'une
racine à signification incolore. C'est ce qui nous
explique comment les grammairiens indous, en dressant
leurs listes, ont pu inscrire tant de racines
signifiant « penser, savoir, sentir ». S'il nous était
possible de remonter plus haut dans le passé de
l'humanité, nous trouverions sans doute, tout comme
dans les langues que nous connaissons mieux, la
métaphore partout présente.

Avant de quitter ce sujet, qui est infini, nous voulons
encore mentionner un point.

Les métaphores ne restent pas enchaînées à la
langue où elles ont pris naissance. Quand elles sont
justes et frappantes, elles voyagent d'idiome à
idiome et deviennent le patrimoine du genre
humain. Il y a donc pour l'historien à faire une distinction
entre les images qui, étant parfaitement
simples, ont dû être trouvées en mille lieux d'une
façon indépendante, et celles qui, inventées une fois
en une certaine langue, ont été ensuite empruntées
134et adaptées. Les métaphores se traduisent, comme
on le voit par des exemples tels que s'exprimer et
sich ausdrücken, décider et entscheiden, découvrir et
entdecken, comprendre et begreifen, succomber et
unterliegen, confirmer et bestätigen 1142. Le difficile est
de reconnaître chaque fois s'il y a emprunt ou rencontre
tenant à l'identité de l'esprit humain. Ya-t-il
emprunt ou rencontre quand le latin appelle distraction
ce que le grec appelle περισπασμός, c'est-à-dire
l'état d'un esprit tiraillé entre divers soins ?
Est-ce emprunt ou rencontre, quand l'anglais rend
par le verbe answer (littéralement « jurer en
retour ») l'acte de répondre à une question, que le
latin rend par re-spondere ?

Ici vient se présenter une question particulière.
Chez les vieilles nations de l'Europe — soit emprunt,
soit rencontre — il existe un fond commun de
métaphores qui constitue une certaine unité de
culture. Les nations arrivées un peu tard au même
degré de civilisation ne tardent pas à s'approprier,
en les traduisant, ce stock d'expressions métaphoriques.
Il serait peu équitable de le leur reprocher,
car elles usent du même droit que leurs aînées, et il
n'y a aucune raison pour leur en faire un grief. Je
songe en ce moment au peuple hellène à qui l'on
reproche de faire ce que chaque nation d'Europe a
fait à son heure 2143. J'en donnerai un seul exemple.
135Pour exprimer : « Je ne suis pas d'accord avec
vous », les Grecs disent : ἐγὼ δὲν συμφωνῶ. N'est-ce
pas ce que dit aussi l'Allemand : Ich stimme nicht
mit Ihnen überein
? Ou simplement : Es stimmt nicht.
Fallait-il se l'interdire parce qu'il nous a plu de
créer le mot symphonie ? Au reste, le grec a tout
l'air d'être ici l'original, et nous les imitateurs, car
déjà sur les papyrus égyptiens du temps des Ptolémées
nous avons σύμφωνον en parlant d'un accord
intervenu entre deux parties 1144.

Quand la métaphore est assez refroidie pour constituer
un mot nouveau, elle devient indépendante du
sens propre, et suit sa destinée à part. Chef, au
sens de « conducteur, directeur » est un de nos
mots les plus usités, quoique, au sens de tête, il
soit près de disparaître. Concours est le nom de
beaucoup de luttes, mais il a cessé de désigner les
courses de chevaux, qui était le sens originaire.

La loi des métaphores est la même que pour tous
les signes. Une métaphore étant devenue le nom de
l'objet peut de nouveau, partant de cette seconde
étape, être employée métaphoriquement, et ainsi de
suite. C'est ce qui fait que pour les philologues les
langues modernes sont d'une étude plus compliquée
que les anciennes. Mais pour l'enfant qui apprend à
les parler, la complication n'existe pas : le dernier
sens, le plus éloigné de l'origine, est souvent le premier
qu'il apprend. Ce qu'on appelle l'argot ou le
slang se compose en grande partie de métaphores
très éloignées de leur point d'origine : cependant c'est
une langue qui s'apprend aussi vite que les autres.136

Chapitre XIII
Des mots abstraits
et de l'épaississement du sens

Ce qu'il faut entendre par l'épaississement du sens. — Exemples
tirés de diverses langues.

La richesse de nos langues en mots abstraits est
considérable. Nous aurons à rechercher plus tard
d'où vient cette richesse et comment elle a été le
plus actif instrument de progrès. Pour le moment,
nous voulons étudier un fait que j'appellerai, faute
d'un autre terme, épaississement 1145 : voici ce que c'est.
Un mot abstrait, au lieu de garder son sens abstrait,
au lieu de rester l'exposant d'une action, d'une qualité,
d'un état, devient le nom d'un objet matériel.
Ce fait est extrêmement fréquent : tantôt le mot
ainsi modifié garde les deux sens, tantôt l'idée
abstraite étant oubliée, la signification matérielle
subsiste seule.

Ce phénomène remonte aussi loin que l'histoire
de nos langues et il se continue sous nos yeux. Je
commencerai par des exemples tirés des langues
anciennes.137

Un suffixe très simple, qui servait à former des
noms d'action, était le suffixe féminin ti(nominatif
-ti-s), que nous trouvons en grec sous la forme σι-ς
dans les mots comme γένεσις, « la naissance » ; γνῶσις,
« la connaissance » ; χρῆσις, « l'usage » ; κρίσις, « la
décision » ; πτῶσις, « la chute », etc. C'est le suffixe
qui a donné en latin le mot ves-tis, qui signifiait
« l'action de se vêtir ». Mais de cette signification
générale il a passé à celle de l'objet qui sert à cet
usage, et vestis est devenu le nom du vêtement. Si
vestis est féminin, cela vient du temps où il était
un nom abstrait.

Prenons un autre exemple emprunté à l'alimentation.
Le suffixe latin tu-s donne des substantifs
abstraits comme cantus, adspectus, gemitus, conatus,
cultus. Parmi ces substantifs se trouve fructus,
« l'action de jouir », de fruor. Il est encore employé
en son sens propre chez Plaute 1146. Mais ce nom
abstrait s'est solidifié pour désigner les fruits de la
terre et des arbres, à tel point que quand on dit
« vivre du fruit de son travail », on a l'air d'employer
le mot au sens métaphorique.

Le suffixe qui, en latin, a donné les noms en tas,
comme dignitas, cupiditas, en grec les noms en της,
comme δικαιότης, « la justice » ; φιλότης, « l'amitié »,
servait à former des noms exprimant une qualité, un
état. Mais nous le voyons déjà devenir opaque en
certains mots latins : civitas était d'abord la qualité
de citoyen ; puis le même mot a désigné l'ensemble
138des citoyens ; il a fini par signifier « la cité ».
Facultas, formé de l'adjectif facilis ou facul, marquait
la possibilité de faire : mais facultates est
devenu un synonyme de richesses. Le même suffixe
existe en sanscrit et en zend, sous la forme tāti, tat.
Déjà dans les védas, dēva-tăt désigne, non seulement
la qualité ou la nature divine, mais l'ensemble des
dieux (comme quand nous disons la chrétienté) 1147.

Legio a d'abord été « la levée » : il est formé
comme internecio, obsidio. Puis il est devenu le nom
d'une unité militaire parfaitement déterminée, « la
légion ». Pour marquer l'idée de « la levée », il a
fallu créer de nouveaux mots, tels que delectus.

Pareil changement a eu lieu pour classis, qui est
le grec κλῆσις, dorien κλᾶσις, et qui est devenu le nom
romain de la flotte, après avoir désigné d'abord
l'armée en général. Le sens primitif était « l'appel 2148 ».

Regio, formé comme legio, signifiait « la direction ».
Rectā regionē, « en ligne droite ». E regione,
« en face ». Deflectere de rectā regione, « quitter la
bonne direction ». Mais ce sens a fait place à un
sens beaucoup plus matériel : regio a signifié un
pays ou le quartier d'une ville.

Le suffixe latin tion, qui a pris une si grande
importance, et qui est apparenté au précédent, formait
des noms abstraits, comme lectio, admiratio.
Mais dès les plus anciens temps, l'épaississement
commence à se faire sentir. Portio a été d'abord
l'action de partager : puis il est devenu le nom de la
139portion 1149. Mansio était l'action de s'arrêter : chez
Cicéron il s'oppose à discessus. Il s'est dit ensuite
des relais établis le long des routes, et il a donné
enfin notre maison 2150.

On doit déjà commencer à voir pourquoi tant
d'objets matériels sont du féminin : d'abstraits ils
sont devenus concrets, mais sans changer de genre 3151.

Faut-il croire que nos ancêtres avaient une faculté
d'abstraction qui ait été en diminuant chez leurs,
descendants ? — Ce serait, je crois, une grande illusion.
Nous reviendrons plus loin sur cette question
des noms abstraits, qui contient, en partie, le secret
de la richesse de nos langues. Il suffit, pour le
moment, de rappeler que le langage étant une
œuvre en collaboration, tout mot abstrait est en
danger de changer de sens quand, passant de
bouche en bouche, il arrive de l'inventeur à la
foule.

L'histoire des religions, celle des institutions,
celle même des sciences pourrait nous en fournir
la preuve. A plus forte raison ces abstractions du
langage, abandonnées dès la première heure à
l'esprit populaire, étaient-elles exposées au même
sort.

En grec moderne, ψικί désigne les comestibles qui,
140après un enterrement, sont distribués aux parents
et amis. On se tromperait en pensant à ὄψον « aliment,
mets ». Nous avons ici un mot abstrait, venu
du latin : obsequiæ 1152.

Les langues modernes abondent en exemples du
même changement de signification. Nous trouvons
en toutes les professions des noms abstraits devenus
les noms de quelque objet tangible. Le musicien
entend par ouverture le morceau d'orchestre qui
précède un opéra, le marchand débite les nouveautés
de la saison, le financier fait rentrer ses créances,
l'intendant pourvoit aux subsistances de l'armée, et
ainsi de suite. On peut aisément observer les progrès
de cette transformation pour certains substantifs. La
Bruyère, dans le portrait du Distrait, dit : « Il écrit
une seconde lettre, et après les avoir cachetées
toutes deux, il se trompe à l'adresse ». Ici adresse
est encore pris au sens de directio. Au XVIIe siècle,
économie, aumône, charité ne s'étaient pas encore
coagulés en objets matériels comme de nos jours 2153.

Il y a là pour l'étymologiste une mine de surprises.
On trouve en dialecte vénitien du moyen âge
un mot rità qui a le sens de « descendant ». D'où
vient ce rità, qui, déjà par sa désinence, déroute le
lecteur ? Des rapprochements indubitables ont
montré qu'il s'agit du mot heredità, qui, en se
141dépouillant de sa signification abstraite, au lieu de
l'héritage, a désigné les héritiers 1154. Quelque chose
de semblable s'est passé pour l'allemand Kind, qui
signifie « enfant », mais qui a d'abord signifié « la
race », comme on le voit par l'anglais mankind,
« genre humain ».142

Chapitre XIV
La polysémie

Ce que c'est que la polysémie. — Pourquoi elle est un signe de
civilisation. - D'où il vient qu'elle ne cause pas de confusion.
— Une nouvelle acception équivaut à un mot nouveau. — De
la polysémie indirecte.

On vient de voir quelques-unes des causes qui
font que les mots prennent un sens nouveau. Ce ne
sont assurément pas les seules, car le langage, outre
qu'il a ses lois à lui, reçoit le contre-coup des événements
extérieurs, événements qui échappent à toute
classification. Mais, sans poursuivre cet examen, qui
serait infini, nous voulons présenter ici une observation
essentielle.

Le sens nouveau, quel qu'il soit, ne met pas fin à
l'ancien. Ils existent tous les deux l'un à côté de
l'autre. Le même terme peut s'employer tour à tour
au sens propre ou au sens métaphorique, au sens
restreint ou au sens étendu, au sens abstrait ou au
sens concret… A mesure qu'une signification nouvelle
est donnée au mot, il a l'air de se multiplier et
de produire des exemplaires nouveaux, semblables
de forme, mais différents de valeur.143

Nous appellerons ce phénomène de multiplication
la polysémie 1155. Toutes les langues des nations civilisées
y participent : plus un terme a accumulé de
significations, plus on doit supposer qu'il représente
de côtés divers d'activité intellectuelle et sociale.
On dit que Frédéric II voyait dans la multiplicité
des acceptions une des supériorités de la langue
française : il voulait dire sans doute que ces mots
à sens multiples étaient la preuve d'une culture plus
avancée.

Il faut nous représenter la langue comme un
vaste catalogue où sont consignés tous les produits
de l'intelligence humaine : souvent le catalogue,
sous un même nom d'exposant, nous renvoie à différentes
classes.

Donnons quelques exemples de cette polysémie.

Clef, qui est emprunté aux arts mécaniques, appartient
aussi à la musique. Racine, qui nous vient de
l'agriculture, relève également des mathématiques
et de la linguistique. Base, qui appartient à l'architecture,
a sa place dans la chimie et dans l'art militaire.
Acte appartient à la fois au théâtre et à la vie
judiciaire. Effet se rencontre dans les acceptions les
plus diverses. Et ainsi de suite… Il n'en était pas
autrement dans les langues anciennes. Σύνταξις, dans
un livre grammatical, désigne la syntaxe, et dans un
récit de guerre l'ordre de bataille. Μέλος, qui est le
nom des membres du corps humain, est aussi un
terme de prosodie et de musique. Le substantif
ἀφορισμός, dérivé du verbe ἀφορίζω, « délimiter, définir »,
désignait d'une part la délimitation matérielle
144d'un territoire, et d'autre part la définition d'un
objet ou d'une idée. Il a fourni, dans ce dernier
sens, le mot aphorisme à la médecine et à la philosophie ;
du premier sens, il reste le Mont Aphorismo,
contrefort du Pentélique. Le substantif ἐπιδημία,
suivi d'un nom propre, désignait au temps de l'Empire
romain le voyage du souverain à travers ses
États. On trouve, par exemple, dans une inscription
de la Syrie : ἐπιδημίᾳ θεοῦ Αδριανοῦ. Mais dans la
langue médicale, le même mot, suivi du nom d'une
maladie, signifiait un mal contagieux régnant dans
une certaine contrée, une épidémie. Σύριγξ, en grec
moderne, désigne, selon l'occurrence, une flûte, une
fistule, une seringue ou un tunnel.

On demandera comment ces sens ne se contrarient
point l'un l'autre : mais il faut prendre garde
que les mots sont placés chaque fois dans un milieu
qui en détermine d'avance la valeur. Quand nous
voyons le médecin au lit d'un malade, ou quand
nous entrons dans une pharmacie, le mot ordonnance
prend pour nous une couleur qui fait que nous ne
pensons en aucune façon au pouvoir législatif des
rois de France. Si nous voyons le mot Ascension
imprimé à la porte d'un édifice religieux, il ne nous
vient pas le moindre souvenir des aérostats, des
courses en montagne, ou de l'élévation des étoiles.
On n'a même pas la peine de supprimer les autres
sens du mot : ces sens n'existent pas pour nous, ils
ne franchissent pas le seuil de notre conscience.
Il en est ainsi chez la plupart des hommes, et il en
145doit être ainsi, l'association des idées se faisant
d'après le fond des choses, et non d'après le son.

Ce que nous disons de celui qui parle n'est
pas moins vrai de celui qui écoute. Il est dans la
même situation : sa pensée suit, accompagne ou
précède la pensée de son interlocuteur 1156. Il parle
intérieurement en même temps que nous : il n'est
donc pas plus exposé que nous à se laisser troubler
par des significations collatérales qui dorment au
plus profond de son esprit.

Une nouvelle acception équivaut à un mot nouveau.
Ce qui le prouve, c'est lé précepte — nullement
artificiel, mais au contraire confirmé par le
sentiment général — qu'il faut répéter le mot s'il
est pris successivement en deux sens différents.
D'autre part, l'on permet de faire rimer un mot avec
lui-même, si les deux sens sont assez éloignés 2157.

Il ne serait donc pas exact de traiter les mots
comme des signes qui disparaissent en une fois. Tel
mot, au sens propre, peut être depuis longtemps
tombé dans l'oubli et survivre cependant en une
146acception détournée. Danger, au sens propre, qui
est « puissance », n'existe plus : mais il continue
d'être employé comme synonyme de péril 1158.

Quelquefois, pour avoir séjourné plus ou moins
longtemps dans quelque région particulière de la
langue, un vocable est inscrit deux fois au catalogue
général avec une orthographe différente. C'est ainsi
que nous avons les desseins de Dieu et les dessins
de Raphaël ; la chambre des Comptes et les Contes
de la reine de Navarre. Chez toutes les nations, en
toutes les langues, on a de ces différences, dont le
demi-savoir triomphe, quoique au fond elles n'aient
rien de surprenant, et que parfois même elles ne
soient pas sans quelque avantage 2159. Il est difficile
d'établir à ce sujet une règle. Cependant je proposerais
celle-ci : Respecter les distinctions anciennes
et faites de bonne foi ; s'abstenir d'en créer de propos
délibéré.

Il est si vrai que la bifurcation des sens peut d'un
mot en faire deux ou plusieurs, que les changements
grammaticaux qui modifient l'un épargnent l'autre.
Le verbe latin legere change son e en i dans les
composés : eligere, colligere. Mais quand il signifie
« lire », il garde son e ; perlegere, relegere. Un
147auteur du XVIIe siècle 1160 fait remarquer que bon a
pour comparatif meilleur, excepté quand il est pris
en mauvaise part, et qu'il signifie « niais, simple »,
comme dans cet exemple : « Vous vous étonnez,
dites-vous, qu'il ait été assez bon pour croire toutes
ces choses ; et moi, je vous trouve encore bien
plus bon de vous imaginer qu'il les ait crues ». Les
distinctions de ce genre existent partout. Un auteur
allemand observe que roth fait au comparatif röther,
excepté quand il s'agit de la couleur politique,
auquel cas il faut rother. Plutôt que de tourner en
dérision des observations de ce genre, il vaut la peine
d'en chercher la raison : c'est que les règles grammaticales
s'entretiennent par l'usage, et que le mot, en
son sens détourné, étant d'une époque postérieure,
s'est dérobé à la règle. Nous sommes habitués à
former de ciel le pluriel cieux : « Celui qui règne
dans les cieux, jusqu'au haut des cieux ». Mais nous
dirons d'un peintre qu'il soigne bien ses ciels, non
point pour le plaisir de faire une distinction futile,
mais parce que la critique d'art s'est seulement créé
sa langue au XVIIIe siècle.

Nous n'avons pas encore épuisé ce chapitre de la
polysémie. Il existe une polysémie indirecte ou de
second degré, qu'il est bon de ne pas confondre avec
l'autre, quoique d'ordinaire on les amalgame. Un ou
deux exemples feront comprendre en quoi elles diffèrent.

En latin, truncus désigne un tronc d'arbre ; il veut
148dire aussi « mutilé, incomplet ». Mais on aurait tort
de passer d'un sens à l'autre : il y a un intermédiaire
qu'il ne faut pas omettre. De truncus, « tronc
d'arbre », est venu truncare, « couper, étêter un
arbre ». C'est ce truncare qui a produit l'adjectif
truncus, lequel n'a avec le précédent qu'une parenté
déjà plus éloignée.

Un autre exemple est le latin examen, qui signifie
à la fois « essaim » et « examen ». Pour connaître
la raison de cette polysémie, il faut s'adresser au
verbe exigere, qui signifie tantôt « conduire dehors »
et tantôt « peser ». Suétone rapporte que César
avait le goût des perles et qu'il aimait à les peser
dans sa main : sua manu exigere pondus. C'est donc
seulement par les verbes dont ils dérivent que les
deux sens se rejoignent 1161.

Un vocable peut être ainsi conduit, par une série
plus ou moins longue d'intermédiaires, à signifier
à peu près le contraire de ce qu'il signifiait
d'abord.

Maturus voulait dire « matinal » : lux matura
était la lumière de l'aube. Ætas matura était l'adolescence.
Faba matura, la fève précoce, par opposition
à faba serotina. Un hiver précoce, matura
hiems
. De là est venu le verbe maturare, « hâter »,
que Virgile emploie quelque part avec fugam 2162.
149Appliqué aux produits de la nature, maturare a pris
le sens de mûrir, et comme on ne mûrit qu'avec le
temps, l'adjectif maturus, influencé par le verbe, a
fini par devenir une épithète signifiant « sage,
réfléchi ». Maturum consilium, « un dessein mûrerement
préparé ». Centurionum maturi, « les plus
anciens parmi les centurions » (Suétone). Cette
acception est donc presque l'opposée de celle que
maturus avait à l'origine. Le dictionnaire qui accolerait
les deux sens pourrait accréditer l'opinion
soutenue il y a quelques années par un savant que
le langage a débuté par l'identité des contraires.150

Chapitre XV
D'une cause particulière de polysémie

Pourquoi une locution peut être mutilée, sans rien perdre de sa
signification. — Le raccourcissement, cause d'irrégularités
dans le développement des sens. — Les locutions dites « prégnantes ».

Une cause très fréquente de polysémie, cause qui
échappe à toutes les prévisions et à toutes les classifications,
c'est le raccourcissement. Il arrive, par
exemple, que de deux mots primitivement associés
l'un est supprimé. Cette ablation subite fait que le
terme qui reste semble brusquement changer de
sens. En ce cas, il ne serait pas juste de dire qu'il y
a soit élargissement, soit restriction. L'événement
survenu est d'une autre nature : comme un héritier
qui entre instantanément en possession d'un bien
jusque-là indivis, le dernier survivant succède à
toute une locution, et en absorbe le sens.

Ce fait mérite de nous arrêter un instant, car rien
n'est plus propre à montrer la véritable nature du
langage.

Deux mots étant habituellement réunis, l'un peut,
être supprimé sans que la locution dont il fait partie
151en souffre le moins du monde : quelquefois même
elle y gagne en énergie. C'est que le sens des deux
mots s'étant combiné, ils ne forment plus qu'un seul
signe : or, un signe peut être coupé, rogné, réduit
de moitié ; pourvu qu'il soit reconnaissable, il remplit
toujours le même office. On conçoit les étranges
accumulations de sens qui doivent se faire, car la
suppression peut très bien porter sur la partie essentielle.
Il ne sert de rien d'établir des catégories :
rien ne sert de distinguer si on a enlevé le premier
ou le second mot, si l'adjectif survit au substantif
ou inversement. La seule règle qui compte est
celle-ci : la partie qui survit tient lieu de l'ensemble ;
le signe, quoique mutilé, reste adéquat à l'objet.

Les exemples de ce fait sont innombrables : nos
articles de dictionnaire n'auraient pas la longueur
que nous leur voyons, si les adjectifs ne s'étaient
pas enrichis de la valeur d'un substantif sous-entendu,
si les verbes n'avaient pas absorbé en eux
le sens d'un complément qui dès lors peut être omis,
si des phrases entières ne s'étaient pas ramassées en
un seul mot.

Beaucoup d'apparentes bizarreries s'évanouissent
à la lumière de ce simple fait. Les langues modernes
étant généralement plus chargées de sens que les
anciennes (pour cette raison fort simple que l'expérience
du genre humain est plus longue), nous
allons d'abord leur emprunter quelques exemples.
Il est vrai que quand ces faits s'offrent à nous dans
le présent, ils nous paraissent à peine dignes d'être
notés. Cependant ce qui se trouve dans le passé,
pour être plus difficile à reconnaître, n'est pas d'une
autre nature.152

Tout le monde sait que la Chambre, c'est la
Chambre des députés ; que quand on parle des membres
du Cabinet, il faut entendre le Cabinet des
ministres. En présence de ce mot de ministre, qui
veut dire « serviteur », nous serions embarrassés,
si nous ne savions qu'à Rome, au temps de l'empire,
minister désignait le « serviteur du prince ».
A son tour, le prince nous reporte vers un raccourcissement
plus ancien, princeps senatūs (« premier
du sénat »). C'est ainsi que d'âge en âge les mots
assument en eux la signification de compagnons
qui ont disparu. Sans cette sorte d'intussusception
le langage ne tarderait pas à prendre des développements
excessifs.

On a cru remarquer que le pouvoir absolu favorisait
tout spécialement la multiplication de ce phénomène,
le souverain mettant en quelque sorte hors
de pair tout ce qui le concerne ou l'approche. C'est
ainsi qu'à Versailles le lever était le lever du roi, et
que avoir la plume signifiait imiter l'écriture du roi
et tenir la correspondance en son lieu et place. Mais
il n'y a là qu'un fait qui se reproduit en tout temps
et à tous les étages de la société. A une certaine
époque de la Révolution française, on décrétait les
citoyens suspects : il semblait inutile d'ajouter
d'accusation. Dans la langue judiciaire, instruire
c'est instruire une affaire, un procès. Dans la langue
de l'enseignement, instruire les enfants, c'est les
munir des connaissances nécessaires. Au régiment,
donner le mot signifie donner le mot d'ordre.
A Rome, æris confessus était un homme qui reconnaissait
une dette : la locution complète eût été
æris alieni. Au XVIIe siècle, on disait : Ceux de la religion.
153Tout le monde comprenait et complétait : dite
réformée
.

En toutes les situations, en tous les métiers, il y
a une certaine idée si présente à l'esprit, si clairement
sous-entendue qu'il semble inutile de l'énoncer
dans le discours. L'épithète servant à spécifier cette
idée est seule exprimée. De là cette quantité d'adjectifs
qui, à la longue, prennent place parmi les substantifs.
Le géomètre parle de la perpendiculaire,
de l'oblique, de la diagonale. Le maître de calligraphie
de la ronde, de l'anglaise, de la bâtarde. A la
classe de musique nous devons les blanches, les
noires
. Ces raccourcissements sont si connus qu'il
est inutile de nous y arrêter. Mais on remarquera
avec quelle fidélité se conserve le genre du substantif
sous-entendu : nous disons encore à la française,
à l'étourdie, de plus belle, à droite, quoique depuis
longtemps le substantif, qui est mode, façon, manière,
main, ait cessé d'être énoncé 1163.

La famille, chez les Romains — familia, — se
composait des enfants et des esclaves : de là les deux
adjectifs liberi et famuli. Tous deux, de temps immémorial,
sont devenus substantifs.

En Grèce, le frère issu des mêmes parents était
κασίγνητος. Le frère de père seulement, ὁμόπατρος ou
ὄπατρος. Le frère de mère, ἀδελφός. Avec tous ces mots
il fallait d'abord sous-entendre φράτωρ, qui, étant
devenu inutile, est sorti de la langue ordinaire, mais
est resté dans la langue politique.154

Nul doute que si nous pouvions remonter au delà
de la période ; indo-européenne, beaucoup de substantifs
de cette période se révéleraient à nous
comme adjectifs.

On comprend quel large champ ces suppressions
ouvrent à la polysémie. L'adjectif novellus (notre
français nouveau) est un de ces diminutifs dont la
langue familière, chez les Romains, était coutumière.
On a donc dit novellæ en parlant des jeunes vignes,
et en sous-entendant uites. Mais les légistes romains,
parlant des constitutions données à l'empire après la
codification de Justinien, ont dit également Novellæ
(les Novelles) : ils sous-entendaient leges. Ces rencontres
sont si fréquentes qu'il est inutile d'en multiplier
les exemples : on sait combien l'esprit de
calembour abuse de ces équivoques.

Les mots désignant un objet d'usage quotidien
comme feuille, carte, planche, table, doivent leur
polysémie à la suppression du déterminatif. On
aurait tort de placer cette variété de significations
dans le nom lui-même : elle y est entrée après coup,
par le raccourcissement de la locution. En pareil
cas, l'étymologie pourrait devenir le guide le plus
trompeur, si à la connaissance des mots l'on ne joignait
celle des choses.

L'ancienne philologie, qui avait remarqué un certain
nombre de faits de ce genre, avait inventé, pour
les caractériser, une dénomination originale. Quand
155le verbe absorbe en lui la signification de son complément,
ils disaient qu'il est prégnant. L'expression
est jolie, quoique inexacte, car c'est porter un défi à
l'ordre habituel des choses, et faire violence à toute
chronologie, comme à toute histoire naturelle, de
mettre la gestation après l'existence à l'état séparé.
Quoi qu'il en soit, cette absorption est extrêmement
fréquente, surtout dans la langue des différentes
professions et des divers états. Le sens du complément
rentre alors, en quelque sorte, dans le verbe,
et lui donne une signification tout à fait caractéristique.
Dans le langage.de la dévotion, on sait ce que
c'est qu'un chrétien qui pratique, ou un malade qui
est administré. Quoi de plus général que le verbe
déposer ? Mais quand on parle d'un témoin qui dépose,
chacun comprend qu'il s'agit de renseignements
donnés à la justice. Amener peut se dire de tout
objet qu'on fait approcher : mais, en terme de marine,
l'ordre d'amener est l'ordre de descendre le pavillon.

En présence d'un auditeur au courant des choses,
il est naturel qu'on supprime ce qui s'entend de soi.
Au XVIe siècle, l'expression une femme possédée ne
prêtait à aucun doute : c'était une femme possédée
du démon. Quand, à l'article Tribunaux, nos journaux
annoncent une affaire de mœurs, le lecteur
comprend qu'il s'agit d'un attentat aux mœurs.

Quelquefois la suppression change à son avantage
le sens du vocable survivant. Nous en avons un
exemple caractéristique dans le mot ποιητής 1164.156

On croit communément que le poète, aux yeux
des Grecs, était « le créateur », et le poème « une
création ». Cela est très beau et place très haut le
poète. Mais la réalité est un peu différente. Après
une première époque, celle des aèdes, où les poètes
étaient leurs propres interprètes, il en vint une
autre où l'on commença à distinguer l'auteur des
vers et le chanteur ou acteur qui ne fait que les
reproduire en public. On a dit alors μελῶν ποιητής, ou
ἐπῶν ποιητής par opposition à ῥαψοδός ou ὑποκριτής
Puis, par abréviation, ποιητής, quand il était question
d'odes ou de drames, a signifié l'auteur des vers,
exactement comme quand, à la fin d'une pièce de
théâtre, le public réclame aujourd'hui « l'auteur »,
Mais cette dualité s'est peu à peu effacée du souvenir.
Le poète, n'ayant plus besoin d'un truchement,
mais gardant toujours le même nom, a paru alors
devoir son titre à quelque conception plus élevée :
c'est entouré de cette auréole de noblesse que son
nom nous apparaît aujourd'hui.

Nous devons l'expression latine defunctus, pour
désigner les morts, à une locution qui ne manquait
pas de beauté en sa simplicité. Il faut compléter en
defunctus vitâ, c'est-à-dire « qui s'est acquitté de la
vie », celle-ci étant considérée comme une fonction
difficile et sérieuse. Defunctorum memoria, c'est le
souvenir de ceux qui, ayant servi en leur temps
dans l'armée des vivants, ont reçu leur congé.

Par un sentiment analogue, migrare, chez Grégoire
de Tours, signifie « mourir ». Il faut sous-entendre :
ad dominum ou a sæculo. Transcrivons
ici les réflexions de M. Max Bonnet 1165 : « Toutes les
157locutions fixes ont ceci de commun que les mots, à
force de se trouver réunis, réagissent en quelque
sorte l'un sur l'autre, et prennent chacun une partie
de la signification de l'autre Il peut arriver aussi
que l'un des deux, à lui seul, éveille dans l'esprit
du lecteur l'idée habituellement exprimée par tous
les deux. »

Je veux terminer ce chapitre par quelques exemples
de locutions où le raccourcissement, en des
mots très usités, a amené un remarquable changement
de signification.

Quand nous disons : entendre un orateur, entendre
un discours
, nous employons entendre comme signifiant
ouïr. Mais, en réalité, il signifie « appliquer ».
Intendere est pour animum intendere 1166. Le changement
de sens est d'ailleurs ancien. On trouve déjà
dans Grégoire de Tours : Quos sæpe conspicit et
intendit
2167.

Defendere, à l'origine, signifiait « écarter » ; defendere
ignem a tectis
, defendere hostes ab urbe. C'est
par abréviation qu'on a dit defendere urbem, defendere
domos
3168. — Mactare signifiait « enrichir, amplifier » ;
158par abréviation, au lieu de dire : mactare
deos bove
, on a dit mactare bovem, « sacrifier un
bœuf ». — Adolere signifiait « augmenter, enrichir » ;
par abréviation, au lieu de adolere aram
ture
, on a dit adolere tus, « brûler de l'encens ».

Ainsi le langage, partout où on l'examine de près,
montre une pensée qui reste entière pendant que
l'expression se resserre et s'abrège. En dépit des
soubresauts auxquels ces ellipses exposent l'histoire
des mots, il faut y voir le travail normal et légitime
de l'intelligence.159

Chapitre XVI
Les noms composés

Importance du sens. — De l'ordre des termes. — Pourquoi le
latin forme moins de composés que le grec. — Limites de la
composition en grec. — Des composés sanscrits. — Les composés
n'ont jamais plus de deux termes.

La composition des noms est un chapitre attrayant
de la linguistique indo-européenne, par on y voit
plus qu'ailleurs la part du génie des différentes
nations et jusqu'à l'action de l'individu, en sorte
que la grammaire y confine déjà quelque peu à la
critique littéraire. Aussi ce chapitre, depuis que la
théorie indienne a déblayé la voie et marqué provisoirement
des divisions, est-il devenu l'objet de
nombreuses recherches 1169.

Ce qui manque le plus à ces études jusqu'à présent,
160c'est le côté sémantique : il semblerait, à lire
ces travaux, que les questions d'accentuation, de
voyelle de liaison, d'ordre des termes, fussent tout.
Je crains qu'on n'ait oublié l'essentiel, à savoir le
sens, car c'est le sens, et non autre chose, qui fait
le composé et qui, en dernière analyse, décide la
forme.

Il faut (c'est la condition primordiale) que, malgré
la présence de deux termes, le composé fasse sur
l'esprit l'impression d'une idée simple. Ἀκρόπολις
désigne, non pas une ville plus ou moins élevée,
mais la forteresse, la citadelle ; δολόμητις est synonyme
de notre adjectif rusé ; πολύτροπος correspond
exactement au latin versutus.

C'est la condition nécessaire et c'est en même
temps la condition suffisante. Ainsi, en français,
beau-frère, belle-fille, grand-père, quoique n'ayant
rien qui les distingue extérieurement, sont des composés,
parce que l'esprit, sans s'arrêter successivement
sur les deux termes, ne perçoit plus que l'ensemble.

On a voulu distinguer ces composés français des
composés comme ἀκρόπολις, en les appelant des
juxtaposés. Mais la ligne de démarcation n'est
visible que pour le grammairien. On a appelé de
même juxtaposés les mots comme aquæductus, terræmotus,
legislator, jurisconsultus, fideicommissum,
parce que le premier terme porte la marque d'une
désinence : mais, pour le Latin, c'étaient des composés,
et c'est même ce qui explique les particularités
de phonétique et de grammaire qu'on relève
dans quelques-uns d'entre eux, comme crucifixus,
manifestus, triumvir. Crucifixus a abrégé son premier
161i. Manifestus a défiguré l'ablatif manu 1170.
Triumvir a immobilisé un génitif pluriel, qui avait
sa raison d'être dans des locutions comme lis trium
virum
. Aussitôt que l'esprit réunit en une seule
idée deux notions jusque-là séparées, toutes sortes
de réductions ou de pétrifications du premier terme
deviennent possibles. Mais ce sont des faits accessoires,
dont la présence ou l'absence ne change rien
au fond des choses. La vraie composition a son critérium
dans l'esprit.

On a longuement disserté sur l'ordre des termes,
qui n'est pas le même dans toutes les langues. C'est
beaucoup attacher de valeur à une question d'importance
secondaire. L'ordre des termes, à l'intérieur
des composés, est généralement déterminé
par l'ordre habituel des mots dans la phrase. Legislator,
qui est un juxtaposé, est construit selon les
habitudes de la langue latine. Signifer, qui est un
composé, est pareillement construit comme le
seraient les deux mots dans le courant du discours.
L'avantage de cet ordre est de laisser à la partie
principale, qui vient en dernier, la liberté de prendre,
selon la construction générale de la phrase, la flexion
soit du nominatif, soit de l'accusatif, soit de tout
autre cas.

Mais on sait que le grec s'écarte assez souvent de
cet ordre : les essais d'explication qu'on a présentés
pour interpréter selon le type sanscrit les composés
162comme φιλόξενος, ont été des moins convaincaints.
On ne s'est pas assez souvenu qu'ici nous
entrons dans un domaine où l'originalité propre de
chaque peuple commence à avoir plus de jeu. Il est
impossible à l'individu de créer à volonté une flexion
nouvelle soit de nom, soit de verbe, parce que les
éléments dont les flexions grammaticales ont été
formées sont depuis longtemps sortis de la circulation :
mais des composés dont chaque partie présente
un sens par elle-même, forme un mot par
elle-même, il n'est pas interdit à l'initiative individuelle
d'en essayer l'assemblage à sa guise. L'usage
chez les Grecs de choisir pour noms propres des
composés comme Θεόδωρος, Νικόστρατος, Λεώκριτος, et
d'en renverser une autre fois l'ordonnance, de
manière à former ensuite Δωρόθεος, Στρατονίκη,
Κριτόλαος, a pu contribuer à l'habitude de manier
librement cette espèce de mots. Nous voyons ici
se faire jour dans le langage une liberté consciente
d'elle-même.

La question a été agitée pourquoi le latin forme
moins de composés que le grec, et l'on a donné pour
raison un défaut de « force plastique », ce qui est
à la fois une pétition de principe et une métaphore
vide de sens. Il est certain que l'envie n'a pas manqué
aux poètes d'imiter les composés de la langue
grecque. Les essais en ce genre ne manquent pas.
Pourquoi ces composés ont-ils un air emprunté ?
Pourquoi les Latins ont-ils été les premiers à en
sourire ? C'est sans doute parce qu'aux créations
163des poètes l'intelligence de la masse a besoin d'être
préparée par la langue de chaque jour. Or, les
anciens composés comme princeps, pauper, simplex
étaient déjà trop resserrés et contractés par la prononciation,
avaient déjà trop perdu de leur transparence,
pour servir d'initiation et de guide 1171.

C'est à l'occasion des noms composés, ayant à
trouver l'équivalent du grec ὁμοιομέρεια, que Lucrèce
élève sa plainte au sujet de la pauvreté de la langue
latine, patrii sermonis egestas. Quintilien fait une
remarque analogue : Res tota magis Græcos decet,
nobis minus succedit
. Il ne faut pas croire toutefois
que le latin manque de composés : si on voulait les
assembler tous, la liste en serait longue. Rien que
la langue du calendrier en offre un certain choix,
comme armilustrium, regifugium, fordicidia, etc.
Le Droit n'en a pas moins : judex, manceps, justitium,
etc. Ce qui manque à la langue latine, ce sont
ces belles épithètes de pur ornement, si abondantes
dans la poésie grecque, comme ἀργυρότοξος, βωτιάνειρα,
κερδαλεόφρων On sent que le modèle de la poésie
épique a manqué.

Tout en multipliant les composés de cette sorte,
le grec semble s'être imposé une limite. Il les crée
pour désigner une qualité permanente, une action
constante, mais non pour indiquer un fait passager
164ou un attribut accidentel. Achille s'appellera, par
exemple, ὠκύπους : mais on ne dira pas, pour marquer
qu'il vient d'être blessé au pied, βλητόπους ou
τρωτόπους ;. Briarée aux cent bras est appelé
ἑκατόγχειρ : mais le grec ne supporterait pas un
composé ἐκτατόχειρ, « ayant les bras étendus », ou
λιθόχειρ, « ayant une pierre dans la main 1172 ». Il
réserve à la phrase et au verbe le soin de marquer
ces états transitoires. On sait qu'il n'en est pas de
même en sanscrit : là, il arrive à tout instant qu'un
composé tout chargé de circonstances momentanées
absorbe en lui le mouvement de la phrase, à laquelle,
après cela, il ne restera plus rien à dire. La composition
est pour le sanscrit comme une seconde voie
ouverte, qui lui permet de contourner, ou peu s'en
faut, toute syntaxe.

C'est ainsi que de krōdhas, « colère », et ģita,
« vaincu », on fera un composé, ģita-krōdhas, « qui
a sa colère vaincue, qui maîtrise sa colère ». De
prāpta, « obtenu », et ģīvika, « provision », on fait
prāpta- ģīvika, « qui a ce qu'il faut pour vivre ». De
kāma, « désir », et tjaktum, infinitif du verbe ģtja,
« quitter », on fait tjaktu- kāma, « ayant le désir de
s'en aller ».

Des mots comme ceux que nous venons de citer
n'ont rien que d'ordinaire en sanscrit. Cette langue
fait aussi entrer dans l'épithète des circonstances
étrangères à la personne, comme serait l'heure du
jour ou le nombre des assistants. De mātrĭ, « mère »,
et šaštha, « sixième », le sanscrit fait mātrĭ-šaštha,
165épithète des cinq frères Pândavas accompagnés de
leur mère. C'est ce qu'on traduit par « ayant leur
mère pour sixième [compagne] ». De asthi, « os »,
et bhujas, comparatif de bhuri, « beaucoup », le
sanscrit fait asthi-bhujas, qui signifie « composé en
majeure partie d'os, n'ayant que les os et la peau ».
De daça, « dix », et avara, « inférieur », il fait daça-avara,
épithète d'une assemblée de dix personnes
au moins. Il y a là un véritable abus, qui a étendu
la faculté de composition hors de ses justes limites,
et qui, par contre-coup, a eu pour résultat d'atrophier
les autres moyens d'expression.

On pourrait supposer, il est vrai, que les grammairiens
indous, fidèles à leurs vues systématiques,
ont quelquefois interprété comme des composés, et
traité comme tels, de petites phrases où les mots
sont mis bout à bout, selon une construction assez
lâche, dans laquelle il ne faut chercher ni règles
d'accord, ni règles de subordination. C'est un soupçon
dont on ne peut se défendre quand on voit les explications
extraordinaires auxquelles les commentateurs
ont recours. Nous voyons, par exemple, que,
dans une narration, nihçvāsa-paramā (soupirant
beaucoup) est traduit par « regardant les soupirs
comme la chose suprême », et cinta-parā (très pensive)
par « ayant pour premier bien la méditation ».
On se demande si ce ne sont pas là des interprétations
artificielles, et si derrière ces prétendus composés
ne se cache point un état de la langue beaucoup
moins rigoureusement ordonné 1173. Un examen
166des langues modernes de l'Inde, dont les habitudes
percent à travers le sanscrit, contribuera à résoudre
ces doutes.

Je me suis permis cette digression pour montrer
comment les différentes parties d'une langue sont
dans une dépendance mutuelle, et comment, en
développant outre mesure l'une d'elles, on s'expose
à en affaiblir quelque autre. J'ajouterai que l'allemand
moderne, qui fait grand usage de la composition,
n'est pas sans courir quelque danger du même
genre, non pas chez Göthe et Schiller, ni chez les
écrivains de même rang, mais dans le langage ordinaire,
dont la dernière page des journaux nous
apporte des spécimens 1174.

J'ai dit plus haut que le génie des différentes
nations commence à se montrer dans cette partie de
la grammaire.

A la langue grecque appartiennent ces composés
d'aspect assez bizarre, et qui ont beaucoup embarrassé,
dont le premier membre est terminé en σι :
ταλασίφρων « doué de résignation », φιλησίμολπος, « qui
aime les chants », τερψίχορος, « qui se plaît à la
danse », λυσίπονος, « qui repose de la fatigue »,
φθισίμβροτος, « destructeur des hommes », ὠλεσίοικος,
167« qui détruit la maison », Ἀρκεσίλαος, « qui défend
les peuples », ἀλεξίκακος, « qui écarte le mal »,
σωσίπολις, « qui sauve la cité », etc. Les explications
n'ont pas manqué pour rendre compte de ce premier
terme : ce n'est pas ici le lieu de les discuter. Nous
croyons que le point de départ a été un tour quelque
peu emphatique, comme l'imagination populaire est
bien capable d'en inventer, tel que « le Salut de la
Cité, le Rempart du peuple ». Ce qui est certain,
c'est que rien de pareil ne se trouve ailleurs. Les
poètes latins ont bien essayé quelque chose de semblable.
Versicolor doit rappeler ἀμειψίχροος, fluxipedus
veut ressembler à ἑλκεσίπεπλος. Mais ces formations
n'ont jamais pu s'acclimater en latin. Au
contraire, encore aujourd'hui les Grecs forment des
composés de cette sorte : ἀλεξικέραυνος signifie « paratonnerre »
et ἀλεξιβρόχιον « parapluie ».

Il y a plaisir à collectionner les créations de la
langue grecque en ce genre : δακέθυμος, « qui mord
le cœur », ἑλέπολις, « preneur de villes », χαιρέκακος,
« qui se réjouit du mal », ἐθελορητωρ , « qui a la prétention
d'être un orateur », δοξόσοφος, « qui se croit
sage », φαινομηρίς, « qui laisse voir ses cuisses » (en
parlant des filles de Sparte), ἀμβολογήρα, « qui recule
la vieillesse » (surnom d'Aphrodite chez les Spartiates).

Je veux encore mentionner une autre formation
qui s'est surtout développée dans les langues germaniques.

L'allemand contenait un certain nombre de composés
168comme himmel-blau, « bleu comme le ciel »,
schnee-weiss, « blanc comme la neige », stock-fest,
« ferme comme une souche », où le premier mot
sert de spécimen à la qualité marquée par le second
terme. Sur ce type, la langue moderne a largement
travaillé : on sait que les composés de cette sorte
sont en grand nombre. Nous citerons seulement :
thurm-hoch, « haut comme une tour », blei-schwer,
« lourd comme le plomb », eis-kalt, « froid comme
la glace », felsen-fest, « solide comme le rocher »,
leichen-bleich, « pâle comme un mort », etc. Quelques-uns
de ces termes de comparaison ont passé
des mots où ils avaient leur raison d'être en d'autres
où ils n'ont que faire, et où, avec ou sans intention,
ils produisent un effet plus ou moins bizarre. C'est
ainsi qu'à cause de stock-fest, « ferme comme une
souche », on a dit stock-taub, « sourd comme une
bûche », stock-blind, « complètement aveugle »,
stock-finster, « complètement obscur ». Après avoir
dit stein-hart, « dur comme la pierre », on a eu
stein-alt, « vieux comme les pierres », stein-müd,
« très fatigué », stein-reich, « excessivement riche » 1175.

Les langues qui préfèrent la dérivation à la composition
sont d'une matière moins docile, elles se
prêtent moins facilement à la création de vocables
169nouveaux, pour lesquels il leur faut non seulement
choisir un suffixe, mais préparer la partie antérieure
du mot. Ainsi le français, pour tirer des dérivés de
frère, se sert du latin (fraternel, fraternité). Il est
clair que les idiomes qui emploient habituellement
des composés et dans lesquels les suffixes eux-mêmes
sont d'anciens mots indépendants, n'ont pas à lutter
contre les difficultés de ce genre. J'en citerai un seul
exemple. Le voyageur Bleek, parlant des claquements
de langue — en anglais, click — usités chez,
les Hottentots, emploie à ce propos, pour désigner
certains dialectes qui, par exception, en sont dépourvus,
le composé clickless. Ni le français, ni aucune
des langues romanes, ne pourrait ici entrer en lutte
avec l'anglais. Ce n'est sans doute pas un hasard
que l'idée de la « pureté », l'idée dont sont sorties
l'Académie de la Crusca et l'Académie française,
soit éclose chez les nations qui se servent de dérivés.

Ne croyons pas cependant qu'un peuple soit
jamais empêché de former les mots nouveaux dont
il a besoin. Si nous retournons au latin, c'est que le
français a grandi en quelque sorte sous les yeux du
latin, et qu'une vieille habitude, qui s'est fortifiée
de siècle en siècle, nous ramène de ce côté. Au cas
où ce grand réservoir eût manqué, le génie populaire
eût cherché dans une autre voie. L'homogénéité
de certaines langues, comme le lithuanien,
vient de ce qu'elles ont été amenées à tirer tout
d'elles-mêmes. Accoutumance, commodité plus
grande — voilà ce que nous trouvons : il ne faut
parler ni de contrainte, ni de loi fatale.170

Je rappellerai en terminant ce chapitre le principe
qui domine la matière.

Quelle que soit la longueur d'un composé, il ne
comprend jamais que deux termes. Cette règle n'est
pas arbitraire : elle tient à la nature de notre esprit,
qui associe ses idées par couples. Il peut arriver que
chacun des deux termes soit lui-même un composé.
Ainsi dans le mot aristophanesque στρεψοδικοπανουργία,
le second terme πανουργία est un dérivé de πανοῦργος,
qui est formé de πᾶν et de ἔργον, et d'autre part
στρεψόδικος contient lui-même deux mots. Mais il est
clair que chacune des deux parties ne compte que
pour un seul élément. L'important, en pareil cas, est
de mettre la coupure au bon endroit : c'est la difficulté
des langues qui abusent de la composition.

Loin de supprimer les traits d'union, comme
quelques réformateurs le proposent en français, je
serais d'avis d'en mettre aux langues qui ne s'en
servent point.171

Chapitre XVII
Les groupes articulés

Exemples de groupes articulés. — Leur utilité.

Comme les pièces d'un engrenage, que nous
sommes si habitués à voir s'adapter l'une dans
l'autre que nous ne songeons pas à nous les figurer
séparées, le langage présente des mots que l'usage
a réunis depuis si longtemps qu'ils n'existent plus
pour notre intelligence à l'état isolé. C'est ce que
j'appelle les groupes articulés. Leur importance en
syntaxe est très grande. Il suffira de citer en exemple
les locutions comme pourvu que, attendu que, en
raison de
, eu égard à, etc. Il n'y a pas de langue qui
n'en ait un certain nombre. C'est la pensée des
ancêtres qui les a ainsi ajustées, et qui les a léguées
aux âges postérieurs comme un appui ou comme un
levier. Ce que les formulaires sont dans le droit ou
dans l'administration, ces groupes articulés le sont
pour le raisonnement de tous les jours.

La plupart des hommes en font usage sans y avoir
jamais arrêté leur attention. Ils s'incrustent si bien
dans notre esprit qu'ils déterminent les mouvements
172de notre pensée. On ne les reconnaît bien que quand
on rapproche la langue maternelle d'une langue
étrangère. Partout où doux populations différentes
sont en contact, les fautes et les erreurs qui se commettent
de part et d'autre en révèlent la présence 1176.

Si les classes lettrées venaient à disparaître, les
groupes articulés formeraient bloc, et c'est le bloc,
non les parties, qui survivrait pour fournir les éléments
de la langue de l'avenir. Tout le monde sait
que le mot, à l'état isolé, n'existe pas très clairement,
dans la conscience populaire, et qu'il est
exposé à s'y souder avec ce qui précède ou ce qui
suit. Nos bureaux télégraphiques, où les mots sont
comptés un à un, doivent avoir à ce sujet une ample
récolte d'observations. Nous nous servons pour interroger
du groupe est-ce que, pour marquer le doute
du groupe peut-être que, pour expliquer le motif
d'une action du groupe c'est que, autant de locutions
qui semblent aujourd'hui d'une seule venue. En
grec moderne, le futur se marque au moyen de la
particule θα suivie du subjonctif : θα λέγῃ, « il dira ».
Cette particule θα n'est pas autre chose que l'amalgame
du groupe θέλει ἵνα, « il veut que » 2177. Ces faits
doivent nous rendre prudents sur le compte des
particules anciennes, si courtes, mais souvent si
chargées de sens, que Pott comparait aux substances
173légères dont une pincée suffit pour changer le goût
et la saveur d'un mets 1178.

Non seulement ces groupes articulés gardent
entière la signification des éléments dont ils sont
composés, mais ils bénéficient en outre d'une valeur
qui ne leur appartient pas en propre, mais qui
résulte de la position qu'ils occupent habituellement
dans la phrase. Je prends comme exemple le mot
cependant, où nous croyons sentir aujourd'hui une
opposition. Rien dans ce mot ne marque l'opposition.
Mais comme il arrive souvent qu'on énumère
deux faits concomitants pour les opposer entre eux,
l'idée adversative y est peu à peu entrée. Nous
croyons de même sentir une valeur d'opposition
dans les conjonctions latines quamvis, quanquam,
etsi, etiamsi, licet, etc. Tous ces mots sont simplement
affirmatifs ; quelques-uns même exagèrent
l'affirmation, permettant de l'étendre aussi loin
qu'on voudra, pour faire ressortir d'autant plus le
fait tenu en réserve, qui viendra limiter ou contredire
la première proposition 2179. L'auditeur, averti par
l'usage, prévoit si bien cette seconde assertion que
dès la première il sent naître l'antithèse.

Ces locutions ayant passé à l'état de groupe indissoluble
peuvent garder des formes grammaticales
qui n'existent plus dans le langage courant. Ainsi le
latin duntaxat contient l'aoriste du subjonctif du
174verbe tango, analogue à λύσῃ, λεξῃ. Un ancien substantif
neutre regum, signifiant « direction », est
contenu dans l'adverbe ergo, pour e rego, « en ligne
droite, par conséquent » 1180. Dans l'allemand nur nous
avons une petite proposition : ne wære, « si ce
n'était ». Le grec moderne ἄς, qui marque une invitation
(ἄς λαλήσωμεν, ἄς εἰσέλθωσι), représente l'ancien
impératif ἄφες, « permets ».

Le langage, à mesure que nous le regardons de
plus près, nous révèle de nouvelles stratifications
sémantiques. Il a fallu ce long travail pour qu'un
raisonnement un peu serré pût se communiquer à
autrui sans déviation ni obscurité. Aujourd'hui le
bénéfice de ce travail est à la disposition de chacun :
il est si facile de manier ces groupes articulés,
qu'on est tenté de croire qu'ils ont existé de tout
temps. L'enfant en apprend le maniement comme
il apprend à se servir de toutes les parties de
l'héritage de ses pères. Cependant la vue des peuples
peu avancés nous montre que non seulement
ils ont plus de peine à se faire comprendre, mais,
ne trouvant aucun appui à leur pensée, ils ont de
plus grands efforts à faire pour la maintenir présente
à l'esprit et pour en rester maîtres.

L'imitation peut transporter d'un idiome à l'autre
ces groupes articulés qui ont été les instruments de
la syntaxe et sur lesquels se déroule la période. On
est même tenté de croire que la forme de la période
n'a été inventée qu'une fois : quand on lit quelque
Sénatusconsulte latin ou quelqu'une de ces Epistolæ
adressées par les empereurs romains aux provinces,
175on y reconnaît le même agencement qu'aux
édits de nos parlements et aux ordonnances de nos
rois. La partie la plus immatérielle du langage ne
se perd pas. La phonétique et la morphologie ont
raison de distinguer ce qui est d'imitation savante
et ce qui est de tradition populaire : entre ces deux
éléments la fusion ne se fait point. Mais en sémantique
cette distinction n'a pas d'utilité. Même interrompue
à certains moments, la chaîne du progrès
s'y peut toujours renouer.176

Chapitre XVIII
Comment les noms sont donnés aux choses

Les noms donnés aux choses sont nécessairement incomplets
et inexacts. — Opinions des philosophes de la Grèce et de
l'Inde. — Avantages de l'altération phonétique. — Les noms
propres.

Nous avons réservé pour la fin de cette seconde
partie la question qu'à l'ordinaire on pose au début
de toute étude sur le langage : comment les hommes
s'y sont-ils pris pour donner des noms aux choses ?
Ce que nous avons vu dans les chapitres précédents
nous dicte notre réponse.

De tout ce qui précède nous pouvons tirer une
conclusion : il n'est pas douteux que le langage
désigne les choses d'une façon incomplète et
inexacte. Incomplète : car on n'a pas épuisé tout ce
qui peut se dire du soleil quand on a dit qu'il est
brillant, ou du cheval quand on a dit qu'il court.
Inexacte, car on ne peut dire du soleil qu'il brille
quand il est couché, ou du cheval qu'il court quand
il est au repos, ou quand il est blessé ou mort.

Les substantifs sont des signes attachés aux
choses : ils renferment tout juste la part de vérité
177que peut renfermer un nom, part nécessairement
d'autant plus petite que l'objet a plus de réalité. Ce
qu'il y a, dans nos langues, de plus adéquat à l'objet,
ce sont les noms abstraits, puisqu'ils représentent
une simple opération de l'esprit : quand je prends
les deux mots compressibilité, immortalité, tout ce
qui se trouve dans l'idée se trouve dans le mot.
Mais si je prends un être réel, un objet existant
dans la nature, il sera impossible au langage de
faire entrer dans le mot toutes les notions que cet
être ou cet objet éveille dans l'esprit. Force est au
langage de choisir. Entre toutes les notions, le langage
en choisit une seule : il crée ainsi un nom qui
ne tarde pas à devenir un signe.

Pour que ce nom se fasse accepter, il faut sans
doute qu'à l'origine il ait quelque chose de frappant
et de juste : il faut que par quelque côté-il satisfasse
l'esprit de ceux à qui il est d'abord proposé. Mais
cette condition ne s'impose qu'au début. Une fois
accepté, il se vide rapidement de sa signification
étymologique. Autrement celle-ci pourrait devenir
un embarras et une gêne. Quantité d'objets sont
inexactement dénommés, soit par ignorance des premiers
auteurs, soit par quelque changement survenu
qui a troublé la convenance entre le signe et la
chose signifiée. Néanmoins les mots font le même
usage que s'ils étaient d'une parfaite exactitude.
Personne ne songe à les reviser. Ils sont acceptés
grâce à un consentement tacite dont nous n'avons
même pas conscience.178

Le lecteur reconnaît ici une matière qui a défrayé
les discussions de la Grèce et de l'Inde. Le commencement
du débat se trouve pour nous dans le Cratyle
de Platon. Socrate donne tour à tour raison aux
deux opinions : d'abord à celle qui soutient qu'il y a
pour chaque chose un nom qui lui appartient par
nature, puis à celle qui admet que la propriété du
nom réside dans le consentement des hommes. Cette
discussion a duré aussi longtemps qu'il y a eu des
écoles de grammaire en Grèce et à Rome. Ce qu'on
sait moins, c'est que le même débat a occupé les
écoles des brahmanes. « Si l'herbe est appelée trĭna
d'après sa qualité de piquer (trĭ), pourquoi ce nom
ne s'applique-t-il pas à tout ce qui pique, par
exemple à une aiguille ou à une lance ? Et, d'autre
part, si une colonne est appelée sthūnā parce qu'elle
se tient debout (sthā), pourquoi ne l'appelle-t-on pas
aussi celle qui soutient ou celle qui s'emboîte 1181 ? »

Soit croyance plus ou moins raisonnée à une justesse
nécessaire du langage, soit respect pour la
sagesse des ancêtres, on ne s'est jamais fait faute, à
aucune époque ni chez aucun peuple, de prendre
des consultations auprès des mots sur la nature des
choses. Quelquefois ce n'était pas à la langue maternelle,
trop connue et trop voisine, qu'on s'adressait,
mais à quelque langue plus ancienne. Cette conviction
de l' ὀρθότης ὀνομάτων est universellement répandue.
Cependant un peu de réflexion aurait dû faire
comprendre que le langage étant une œuvre d'improvisation,
où le plus ignorant a souvent la plus
grande part, et où le hasard des événements a mis
179largement sa marque, il n'est guère raisonnable de
lui demander des leçons de physique ou de métaphysique.
Ç'a pourtant été un travers de toutes les
époques. Je ne veux rien dire des anciens, ni des
savants du moyen âge : mais nous voyons encore le
chef de l'école sensualiste au XVIIIe siècle, Condillac,
céder à la même illusion. Il vient de raisonner sur
les qualités ou apparences des corps. « Dès que les
qualités, dit-il, distinguent les corps et qu'elles en
sont des manières d'être, il y a dans les corps
quelque chose que ces qualités modifient, qui en est
le soutien ou le sujet, que nous nous représentons
dessous, et que, par cette raison, nous appelons
substance, de substare, être dessous. » L'ancêtre de
l'école expérimentale raisonne ici comme un pur
élève de la scolastique.

Comment le langage nous renseignerait-il sur la
substance et la qualité ? Il ne peut nous donner que
l'écho de notre propre pensée : il enregistre fidèlement
nos préjugés et nos erreurs. Il peut nous
étonner quelquefois, à la façon d'un enfant, par la
franchise de ses réponses ou la naïveté de ses représentations :
il peut nous fournir de précieux renseignements
historiques dont il est le dépositaire involontaire 1182 ;
mais ce serait en méconnaître le caractère
que de vouloir le prendre pour instructeur et pour
maître.

Les mots créés par les lettrés et les savants ont-ils
180plus d'exactitude ? il n'y faut pas beaucoup compter.
Au XVIIe siècle, Van Helmont, d'après un souvenir
plus ou moins présent du néerlandais gesl, « esprit »,
appelle gaz les corps qui ne sont ni solides ni
liquides. Cela est aussi vague et aussi incomplet que
spiritus en latin ou ψυχή en grec. Dans un sentiment
de patriotisme, un chimiste français, ayant découvert
un nouveau métal, l'appelle gallium ; un savant
allemand, non moins patriote, riposte par le germanium.
Désignations qui nous, apprennent aussi peu
sur le fond des choses que les noms de Mercure ou
de Jupiter donnés à des planètes, ou ceux d'ampère
et de volt récemment donnés à des quantités en
électricité.

Tout le monde sait qu'il y a des noms savants
donnés par méprise : ils font cependant le même
usage que les autres. Christophe Colomb appelle
Indiens les habitants du Nouveau-Monde. Un département
français doit à une fausse lecture de s'appeler
Calvados 1183.

Nous pouvons donc nous résumer de cette façon :

Plus le mot s'est détaché de ses origines, plus il
est au service de la pensée : selon les expériences
que nous faisons, il se resserre ou s'étend, se spécifie
ou se généralise. Il accompagne l'objet auquel il sert
d'étiquette à travers les événements de l'histoire,
181montant en dignité ou descendant dans l'opinion,
et passant quelquefois à l'opposé de l'acception initiale :
d'autant plus apte à ces différents rôles qu'il
est devenu plus complètement signe. L'altération
phonétique, loin de lui nuire, lui est favorable,
en ce qu'elle cache les rapports qu'il avait avec
d'autres mots restés plus près du sens initial ou
partis en des directions différentes. Mais alors même
que l'altération phonétique n'est pas intervenue, la
valeur actuelle et présente du mot exerce un tel
pouvoir sur l'esprit, qu'elle nous dérobe le sentiment
de la signification étymologique. Les dérivés
peuvent impunément s'éloigner de leur primitif, et,
d'autre part, le primitif peut changer de signification
sans que les dérivés soient atteints. Quoique le mot
latin venus, qui était primitivement du neutre, et
qui signifiait « grâce, joie », eût été adopté pour
désigner l'Aphrodite grecque, le verbe veneror,
« rendre grâce, honorer », n'en a pas moins gardé
son sens religieux et chaste.

On a soutenu que les noms propres, comme
Alexandre, César, Turenne, Bonaparte, formaient
une espèce à part et étaient situés en dehors de la
langue. Il y a bien quelques raisons en faveur de
cette opinion : nous voyons d'abord que pour cette
catégorie le sens étymologique n'est d'aucune
valeur ; de plus, ils passent d'une langue à l'autre
sans être traduits ; enfin ils suivent généralement les
transformations phonétiques d'une marche plus
lente. Néanmoins on peut dire qu'entre les noms
182propres et les noms communs il n'y a qu'une différence
de degré. Ils sont, pour ainsi dire, des signes
à la seconde puissance. Si le sens étymologique ne
compte pour rien, nous venons de voir qu'il n'en est
guère autrement des substantifs ordinaires, pour
lesquels le progrès consiste précisément à s'affranchir
de leur point de départ. S'ils passent d'une
langue à l'autre sans être traduits, ils ont cette
particularité en commun avec beaucoup de noms
de dignités, fonctions, usages, inventions, costumes,
etc. S'ils participent un peu moins aux
transformations phonétiques, cela tient au soin spécial
avec lequel on les conserve, et ils ont encore
ceci de commun avec certains mots de la langue
religieuse ou administrative.

La différence avec les noms communs est une différence
tout intellectuelle. Si l'on classait les noms
d'après la quantité d'idées qu'ils éveillent, les noms
propres devraient être en tête, car ils sont les plus
significatifs de tous, étant les plus individuels. Un
adjectif comme augustus, en devenant le nom d'Octave,
s'est chargé d'une quantité d'idées qui lui
étaient d'abord étrangères. D'autre part, il suffit de
rapprocher le mot César, entendu de l'adversaire de
Pompée, et le mot allemand Kaiser, qui signifie
« empereur », pour voir ce qu'un nom propre perd
en compréhension à devenir nom commun. D'où
l'on peut conclure qu'au point de vue sémantique
les noms propres sont les substantifs par excellence.183

Troisième partie
Comment s'est formée la syntaxe

Chapitre XIX
Des catégories grammaticales

Ce qu'il faut entendre par les catégories grammaticales. — Comment
ces catégories existent dans l'esprit. — Sont-elles innées
ou acquises ? — Sont-elles toutes du même temps ?

Les catégories grammaticales, telles que substantif,
adjectif, pronom, adverbe, ont-elles existé
de tout temps, ou sont-elles une acquisition graduelle ?
La question ne se confond pas avec le problème
de l'origine du langage, car il y a des langues
qui, encore aujourd'hui, ne distinguent point de
catégories grammaticales, et il se peut fort bien
que nos idiomes aient passé par un état semblable.
Il s'agit donc de faits relativement récents, pour
lesquels l'observation ne doit pas être, a priori,
déclarée impossible.

Non seulement elle n'est pas impossible, mais les
moyens d'information fournis par l'histoire des
langues indo-européennes remontent assez haut
185pour nous permettre de voir plusieurs de ces catégories
se former sous nos yeux. Commençons donc
par les plus modernes.

L'une des plus récentes est l'adverbe. Les mots
comme οἵκοι, πέδοι, χαμαί, εὖ, κακῶς, οὕτως, humi, domi,
recte, valde, primum, rursum, hic, illic, sont des
substantifs, adjectifs ou pronoms régulièrement fléchis.
Mais quand un mot a cessé d'être en un rapport
immédiat et nécessaire avec le reste de la
phrase, quand il sert à mieux déterminer quelque
autre terme sans être pourtant indispensable, il est
prêt à prendre la valeur d'un adverbe. Pour peu qu'il
cesse d'être parfaitement clair en sa structure, pour
peu surtout qu'on y puisse voir la moindre apparence
d'irrégularité, il est rangé dans une catégorie à part.

Non qu'il faille supposer rien de préétabli et
d'inné dans l'esprit. Mais nos langues indo-européennes
étant faites de telle sorte qu'elles distinguent
extérieurement les mots selon le rôle qu'ils
jouent dans la phrase, l'esprit s'est habitué à certaines
désinences qu'il a rencontrées plus souvent
en ce rôle de complément un peu lâche et surabondant,
et il en a fait les désinences adverbiales. C'est
notamment l'origine des désinences ως en grec, ē et
ter en latin.

Le premier apport en ce genre a été formé sans
doute par quelques mots qu'il est permis de croire
antérieurs à l'invention du mécanisme grammatical,
et qui, par la singularité de leur aspect, par
l'absence de désinence, invitaient l'esprit à les mettre
dans une classe à part 1184.186

Ce qui prouve l'âge récent de la catégorie de
l'adverbe, c'est que les différentes langues indo-européennes
ne sont pas d'accord pour le choix des
désinences : le grec n'a rien de semblable ; aux
adverbes latins en tim ou en e, ni le latin n'a rien
de pareil aux adverbes grecs en δον, δην, ις, θεν, θα.
Ce désaccord, qui ne se retrouve pas pour les désinences
de la conjugaison ou de la déclinaison, est
l'indice d'une formation moins ancienne.

Et cependant on peut affirmer qu'aujourd'hui la
catégorie de l'adverbe existe dans l'intelligence. En
français, non seulement une désinence spéciale, qui
est un ancien substantif détourné à cet usage, lui
sert d'exposant, mais même sans cette désinence
nous reconnaissons l'adverbe au rôle qu'il joue dans
la phrase : Il faut parler haut. — Des voix qui ne
chantent pas juste.

Plus moderne encore que la catégorie de l'adverbe
est celle de la préposition. Il n'y a pas, à l'époque
de la séparation de nos idiomes, une seule préposition
véritable. Nous avons déjà indiqué plus haut
quelle est l'origine de cette partie du discours. Un
temps est venu pour tous nos idiomes où les cas
de la déclinaison, ne paraissant pas assez clairs ou
assez précis en eux-mêmes, ont été, par surcroît,
escortés d'un adverbe. C'est ainsi que l'ablatif, qui
marque par lui-même l'éloignement, a cependant
été accompagné de ab ou de ex. L'accusatif, qui
marque le lieu où l'on va, a été accompagné de in ou
de ad. Ces mots ab, ex, in, ad, étaient des adverbes
187de lieu, comme on le voit encore pour la plupart
d'entre eux en remontant à leur plus ancienne forme
et à leur plus ancien emploi. Mais l'habitude de les
voir joints à un certain cas a suggéré l'idée d'un
rapport de cause à effet : ce petit mot, qui était un
simple accompagnement de l'accusatif ou de l'ablatif,
parut les régir. Dès lors il les a régis en effet :
d'adverbe il devint préposition.

La catégorie de la préposition s'est si bien imprimée
en notre esprit comme celle d'un mot qui veut
être suivi d'un régime, que nous avons peine à
comprendre une préposition employée seule : elle
appelle, elle attend « son complément ». Au temps
de Plaute et de Térence, præ pouvait encore s'employer
comme adverbe 1185. Mais un peu plus tard on
ne le trouve plus que suivi d'un ablatif. Les langues
romanes, en ceci fidèles continuatrices du latin, ont
hérité des prépositions anciennes, en ont formé de
nouvelles, et se sont appliquées à séparer de plus
en plus nettement la préposition de l'adverbe : la
distinction que ne fait pas encore Corneille entre
dans et dedans, entre sous et dessous, etc., est devenue
une règle du français moderne.

L'accord qui règne sur ce point entre les diverses
langues de l'Europe (car nous voyons partout les
prépositions se former de la même manière) montre
qu'étant donné le plan général de leur grammaire,
188la création de cette catégorie était indiquée d'avance.
Du moment que les désinences avaient besoin du
concours d'un mot pour les préciser, ce mot devait,
après un certain temps, paraître la cause des désinences.

Il est intéressant de voir comment cette catégorie
s'est enrichie successivement de mots qui lui sont
venus de tous les coins de l'horizon. Nous voyons
en français des participes comme excepté, passé,
hormis, vu, durant, pendant, des adjectifs comme
sauf des substantifs comme chez, faire fonction de
préposition. Déjà en latin, penes, secundum, avaient
eu le même sort 1186.

Les prépositions les plus avancées en âge ont une
tendance à se vider de leur signification pour devenir
de simples outils grammaticaux. En anglais, on fait
souvent précéder l'infinitif de la particule to, simplement
pour montrer qu'il s'agit d'un infinitif.

C'est la présence de ces mots en apparence vides
qui a fait paraître la création du langage une œvre
supérieure à la raison humaine.

Il s'est passé quelque chose de semblable pour la
catégorie de la conjonction. Si l'on considère un
mot aussi dépouillé de sens que l'est notre conjonction
française que, on a peine à concevoir comment
l'intelligence a pu créer et ensuite faire accepter un
signe si abstrait. Mais les choses s'expliquent à
189mesure que nous remontons le cours des âges. La
conjonction que reprend sa place parmi les pronoms.
Le subjonctif qu'elle a aujourd'hui l'air de régir lui
est, au contraire, antérieur. Par une illusion analogue
à ce que nous venons de voir pour les prépositions,
l'esprit crée entre les deux mots un rapport
de cause à effet, rapport qui est devenu réel, puisqu'en
matière de langage les erreurs du peuple
deviennent peu à peu des vérités.

L'histoire des conjonctions latines, comme ut, ne,
quominus, quin, etc., nous montre des faits tout
pareils. Ces mots avaient d'abord une signification
pleine : mais celle-ci s'est perdue pour notre esprit
dans le mouvement de la phrase, à laquelle ils
servent dès lors de charnière.

L'origine pronominale des anciennes conjonctions,
comme ὠς, ut, les rend très propres à prendre
successivement une signification de temps ou de
cause. Mais le même fait s'observe aussi pour des
conjonctions venant de substantifs. Nous allons en
donner un exemple tiré de l'allemand.

Le mot allemand weil, « parce que », est un ancien
substantif entraîné dans la catégorie de la conjonction.
On a dit d'abord die wîle, die weile, « aussi
longtemps que ». Luther l'emploie de cette façon,
et Göthe, qui aime le langage populaire, l'a souvent
employé aussi. Mais de l'idée de temps, le mot a
passé à l'idée de cause, comme cela est arrivé en
latin pour quoniam. Aujourd'hui weil fait l'impression
d'un mot abstrait annonçant qu'on va indiquer
le motif d'un fait.190

Puisque les trois catégories de l'adverbe, de la
préposition et de la conjonction n'ont pas existé de
tout temps, mais se sont formées à une époque
relativement récente, par une lente élaboration, il
n'est pas téméraire de supposer quelque chose de
pareil, à une époque plus ancienne, pour les catégories
du substantif, de l'adjectif et du verbe. Non
pas que l'idée d'un objet, d'une qualité, d'une action,
ait attendu l'éclosion des langues indo-européennes :
il n'y a pas de langue qui n'ait des mots pour représenter
les objets de la nature, tels que homme,
pierre, montagne, ou les qualités des objets tels que
grand, petit, haut, bas, éloigné, rapproché, ou les
actions les plus visibles, comme marcher, courir,
manger, boire, parler. Mais ce n'est pas là ce que
nous appelons la catégorie du substantif, de l'adjectif
et du verbe. La catégorie du substantif comprend
des noms qui représentent de simples conceptions
de l'esprit, ces noms étant traités exactement à la
façon des autres substantifs. La catégorie de l'adjectif
comprend des mots qui ne correspondent
à aucune qualité, comme quand on dit en grec :
τριταῖος ἦλθεν, « il vint le troisième jour », ou en latin :
nocturnus obambulat. La catégorie du verbe suppose
un système de personnes, de temps et de
modes. Ainsi entendues, ces catégories ne sont pas
contemporaines du premier éveil de l'intelligence.
Elles se sont formées petit à petit, comme celles
de l'adverbe et de la préposition, quoique trop
anciennement pour que nous en puissions suivre
l'évolution.191

L'espèce de mot qui a dû se distinguer d'abord
de toutes les autres, c'est, selon nous, le pronom.
Je crois cette catégorie plus primitive que celle du
substantif, parce qu'elle demande moins d'invention,
parce qu'elle est plus instinctive, plus facilement
commentée par le geste. On ne doit donc pas
se laisser induire en erreur par cette dénomination
de « pronom » (pro nomine), qui nous vient des
Latins, lesquels ont traduit eux-mêmes le grec
ἀντωνυμία. L'erreur a duré jusqu'à nos jours 1187. Les
pronoms sont, au contraire, à ce que je crois, la
partie la plus antique du langage. Comment le moi,
qui tient tant de place chez la plupart des hommes,
aurait-il jamais manqué d'une expression pour se
désigner ?

A un autre point de vue, les pronoms sont ce
qu'il y a de plus mobile dans le langage, puisqu'ils
ne sont jamais définitivement attachés à un être,
mais qu'ils voyagent perpétuellement. Il y a autant
de moi que d'individus qui parlent. Il y a autant de
toi que d'individus à qui je puis m'adresser. Il y a autant
de il que le monde renferme d'objets réels ou
imaginaires. Cette mobilité vient de ce qu'ils ne
contiennent aucun élément descriptif. Aussi une
langue qui ne se composerait que de pronoms ressemblerait
au vagissement d'un enfant ou à la gesticulation
d'un sourd-muet. Le besoin d'un autre élément,
dont le substantif, l'adjectif et le verbe furent
formés, était donc évident. Mais il n'en est pas
192moins vrai que le pronom vient se placer à la base
et à l'origine des langues : c'est sans doute par le
pronom, venant s'opposer aux autres sortes de
mots, qu'a commencé la distinction des catégories
grammaticales.193

Chapitre XX
La force transitive

D'où vient l'idée que nous avons d'une force transitive résidant
en certains mots. — Verbes changeant de signification en
devenant transitifs. — La forcé transitive est ce qui donne à
la phrase l'unité et la cohésion. — Comment l'ancien appareil
grammatical est dépouillé de sa valeur originaire.

Comme les pierres d'un édifice qui, pour avoir
été jointes longtemps et exactement, finissent par
ne plus composer qu'une seule masse, certains mots
que le sens rapproche s'adossent et s'appliquent
l'un à l'autre. Nous nous habituons à les voir ainsi
accolés, et en vertu d'une illusion dont l'étude du
langage offre d'autres exemples, nous supposons
quelque force cachée qui les maintient ensemble et
les subordonne. Ainsi s'établit dans les esprits l'idée
d'une « force transitive » résidant en certaines
espèces de mots.

Tout le monde connaît la différence entre les
verbes dits neutres et les verbes dits transitifs, les
premiers se suffisant à eux-mêmes, exprimant une
action qui forme un sens complet (comme courir,
marcher, dormir), les autres prenant après eux ce
194qu'on a appelé un complément. La question a été
soulevée de savoir lesquels, de ces verbes, étaient
les plus anciens. Pour moi, la réponse n'est pas
douteuse : non seulement les verbes neutres sont les
plus anciens, mais on doit admettre une période où
il n'y avait que des verbes neutres. Je crois, en effet,
que les mots ont été créés pour avoir une pleine
signification par eux-mêmes, et non pour servir à
une syntaxe qui n'existait pas encore.

Quelques-uns de ces verbes ayant été fréquemment
associés à des mots qui en déterminaient la
portée, qui en dirigeaient l'action sur un certain
objet, l'esprit s'est habitué à un accompagnement de
ce genre, si bien qu'il en est venu à attendre ce qui
lui faisait l'effet d'une addition obligée, d'une direction
nécessaire. Par un transport idéal dont les analogues
se trouvent encore ailleurs qu'en linguistique,
notre intelligence a cru sentir dans les mots ce qui
est le résultat de notre propre accoutumance ; on a
eu dès lors des verbes qui exigeaient après eux un
complément. Le verbe transitif était créé 1188.

Une double conséquence est sortie de ce fait :
le sens du verbe a été modifié ; la valeur significative
des désinences casuelles a été affaiblie.

Nous allons d'abord donner quelques exemples de
verbes ayant changé de sens.

La racine pat exprime un mouvement rapide
195comme celui d'un corps qui tombe ou d'un oiseau
qui vole. Elle a fourni en grec πίπτω, « tomber »,
πέτομαι et ἵπταμαι, « voler ». En latin, elle a donné
petulans, impetus, acipiter, præpes, propitius. Mais,
devenu transitif, le verbe petere a marqué l'élan
vers un but (petere loca calidiora, petere solem) et il
a fini par marquer une recherche quelconque :
petere consulatum, honores. De là petitio, appetitus.

Cette succession de sens est si naturelle que nous
la retrouvons, quoique les mots ne soient pas les
mêmes, dans les autres langues.

Le grec ἱκνέομαι, proche parent de ἥκω et de ἱκάνω,
signifie « aller ». Mais, construit avec l'accusatif, il
passe au sens de « prier ». Je me contenterai de
citer ces mots d'Eschyle (Perses, 216) :

Θεοὺς δὲ προστροπαῖς ἱκνουμένη…

Implorant les dieux avec des sacrifices…

Il a donné, en cette acception, le dérivé ἱκέτης,
« suppliant », d'où ἱκετεύω, « implorer ».

En sanscrit, le verbe , dont le sens ordinaire est
« aller », passe au sens de « prier » s'il est suivi d'un
accusatif. Le védique tat tvā jāmi (littéralement « te
hoc adeo ») est interprété par tat tvā jācē, « je te
demande ceci ».

Voici maintenant une association d'idées qui est
la contre-partie de la précédente.

Les verbes qui signifient « se retirer », quand ils
deviennent transitifs, prennent le sens de « céder,
abandonner ».196

Cedo signifie proprement « se retirer » : c'est le
sens qu'il a gardé dans recedo, discedo, decedo.
Cedere alicui a donc signifié « se retirer par égard
pour quelqu'un, lui céder le pas ». L'idée de céder
le pas étant devenue ensuite le symbole de toute
espèce de concession, cedo a pris le sens de « céder ».
Puis, par un nouveau progrès, il a été construit avec
un accusatif et a signifié « accorder ». Cedere multa
multis de jure suo
. — Cedere possessionem. — Cedere
victoriam
1189.

La même succession de sens se retrouve en grec.
Εἴκω signifie se retirer. Εἴκειν θυράων, κλισμοῖο, πολέμου,
« se retirer de la porte, d'un trône, de la guerre ».
Les scoliastes le rendent par ὑποχωρέω, παραχωρέω.

On a dit ensuite : εἴκειν ὀργῇ, θυμῷ, ἀνάγκῃ, « céder à
la colère, à la passion, à la nécessité ».

Mais εἴκω, s'étant construit avec l'accusatif, a pris
en outre le sens de « laisser, abandonner ». Nestor,
faisant des recommandations à son fils pour une
course de chars, lui dit qu'en tournant la borne il
doit exciter de ses cris le cheval de droite et lui
abandonner les rênes :

τὸν δεξιὸν ἵππον
Κένσαι ὁμοκλήσας, εἶξαι τέ οἱ ἡνια χερσίν.

Cette succession d'idées est si naturelle qu'on
peut s'attendre à la trouver encore en d'autres langues.
En allemand, par exemple, « se retirer d'une
affaire » se dit von einem Geschäft abtreten. Le verbe
ici est neutre et a sa signification première. Mais on
197peut dire, en faisant transitif ce même verbe :
Jemanden einen Acker, ein Recht, ein Land abtreten,
« céder à quelqu'un un champ, un droit, un territoire 1190 ».
— En anglais, le verbe forego ou forgo
signifie pareillement « se retirer » et « céder ».

Il y a loin du sens de « se tenir debout » à celui
de « comprendre, savoir ». C'est pourtant le changement
qui, dans la famille indo-européenne, s'est
fait pour la racine sta, non pas une fois, mais au
moins trois fois.

Nous avons le grec ἵστημι, qui, combiné avec ἐπί,
donne ἐπίσταμαι, « savoir », d'où ἐπίστήμη, « l'habileté,la science ».

On a, d'autre part, l'allemand stehen, qui a donné
verstehen, « comprendre », d'où Verstand, « intelligence ».
Déjà en moyen haut-allemand verstân, et
en vieux haut-allemand firstân signifient « comprendre ».

Enfin en anglais on a stand, d'où understand,
« comprendre », qui a été précédé de l'anglo-saxon
forstandan (même sens).

Pour se rendre compte de ce changement, on doit
se rappeler que les premiers arts n'ont pas été enseignés
dans les livres : c'étaient des arts pratiques, où
198il fallait d'abord apprendre l'attitude et la position
convenables. Tel a été l'art de lancer le javelot, ou
de manier la massue, ou encore l'art de faire jaillir
le feu, ou celui de dompter les chevaux. Il faut considérer
d'autre part que ἐπίσταμαι est un verbe à
forme moyenne, c'est-à-dire un verbe réfléchi : il
signifie littéralement « se tenir ». Verstehen, en allemand,
est encore souvent un verbe réfléchi. On dit :
sich auf etwas verstehen ; er versteht sich auf Astronomie,
auf Literatur, auf Politik. Nous voyons dès
lors comment un verbe qui signifie « se tenir » peut
passer au sens de « savoir » : Er versteht sich auf
das Speerwerfen
, auf das Pferdebändigen.

Homère (Il., XV, 282) emploie le participe
ἐπίστάμενος avec le datif :

Τοῖσι δ'ἔπειτ'ἀγόρευε Θόας, Ανδραίμονος υἱός,
Αἰτωλῶν ὄχ' ἄριστος, ἐπίστάμενος μὲν ἄκοντι,
Ἐσθλος δ' ἐν σταδίῃ.

« Iis autem concionatus estThoas, Andræmonis filius,
Ætolorum longe præstantissimus, peritus quidem jaculi,
Strenuus etiam in stataria. »

Les commentateurs proposent de sous-entendre
μάρνασθαι. Mais cela n'est point nécessaire ; on pourrait
traduire en allemand sans ellipse : sich auf den
Wurfspiess verstehend
.

Il n'y avait plus dès lors qu'un pas à faire pour
dire, comme on le trouve déjà dans Homère :
ἀνὴρ φόρμινγγος ἐπιστάμενος καὶ ἀοιδῆς, OU encore
ἐπίστάμενοι πολέμοιο. Enfin l'on a déjà ἐπίσταμαι, avec
l'accusatif : πολλὰ δ'ἐπίστατο ἔργα.

Toute pareille est l'histoire des deux verbes germaniques.
L'allemand dit avec l'accusatif : Verstehst
du mich ?
Keiner hat die Sache verstanden. Et en
199anglais : Do you understand me ?Who has understood
the apologue ?

Ces trois exemples montrent de la façon la plus
claire ce que nous avons dit en commençant, que la
force transitive ne se borne pas à établir un lien
entre le verbe et son complément : elle transforme
le sens du verbe.

Il y a une conclusion historique à tirer de ces faits.

Quand on parcourt les listes de « racines » dressées
par les grammairiens indous et adoptées, sauf
rectification, par la science moderne, on constate
que la plupart ont déjà le sens transitif. Ceci prouverait,
s'il en était besoin, l'antiquité de la syntaxe.
Mais on risquerait souvent de beaucoup s'éloigner
de la vérité, si l'on croyait que le sens attribué à
ces racines est le sens originaire et initial. Beaucoup,
en prenant une valeur transitive, ont dû
changer d'acception. Les exemples que nous venons
de donner le démontrent surabondamment. Ceux
qui croiraient que la racine man a signifié dès
l'origine « penser », ou la racine budh « savoir »,
commettraient la même erreur que si, en un dictionnaire
historique latin, on inscrivait « demander,
prier » comme premier sens de petere.

Nous passons maintenant à la seconde conséquence,
qui a été d'affaiblir la valeur significative
des désinences casuelles.200

Il est intéressant d'observer comment la force
transitive entre peu à peu en lutte avec la valeur originaire
des cas, ou — pour parler sans métaphore
— comment la force de l'habitude fait qu'à la longue
un certain cas est considéré comme le cas complément
par excellence. On avait dit d'abord avec
l'accusatif : petimus urbem, parce que l'accusatif
marque le lieu vers lequel on se dirige. Mais, l'analogie
aidant, on a dit aussi : linquimus urbem, fugimus
urbem
, en sorte que l'accusatif, de cas local
qu'il était, est devenu cas grammatical. Rien ne pouvait
être plus destructit de la valeur originaire des
désinences.

Sequor signifiait littéralement « je m'attache » :
il correspond au grec ἔπομαι qui prend après lui le
datif. Mais on a dit : sequi feras, sequi virtutem
Meditor signifie « je m'exerce » : il correspond au
grec μελετῶμαι, dont il est la copie plus ou moins
exacte. Mais on a dit meditari versus, meditari artem
citharœdicam
1191.

Une fois le type du verbe transitif adopté, il se
multiplie rapidement. Des verbes comme dolere,
flere, tremere, qui, par nature, sembleraient devoir
rester sans complément, se construisent couramment
avec l'accusatif : Tuam vicem doleo. — Flebunt
Germanicum etiam ignoti
. — Te Stygii tremuere
lacus
. L'esprit d'imitation peut aller fort loin en ce
genre. Amo étant devenu verbe transitif, ardeo,
201pereo, depereo, demorior le sont devenus également.
Nous trouvons chez les poètes comiques : Is amore
illam deperit
.

Toutes les langues anciennes n'en sont pas encore,
à cet égard, au même point. Le grec a conservé plus
longtemps que le latin le sentiment de la valeur des
cas. Ainsi un certain nombre de verbes grecs prennent
après eux le génitif.

C'est à cause de l'idée partitive exprimée par le
génitif qu'on le trouvé employé avec les verbes signifiant
« manger, boire ». Nous disons de même en
français : « boire du vin », et non « boire le vin ».
Πίνειν οἴνου, ὕδατος, γάλακτος est la construction habituelle.
Pour une raison semblable on a le génitif
avec les verbes signifiant « goûter, toucher, prendre,
obtenir 1192 ». Quand Thétis, implorant Zeus, lui
touche le menton, le poète dit : καὶ ἔλλαβε χειρὶ γενείου.
Toujours pour le même motif, le génitif est employé
avec les verbes signifiant « désirer », comme ἴεσθαι,
ὀρέγεσθαι, ἐπιθυμεῖν 2193. Hector est pris du désir d'embrasser
son enfant :

Ὤς εἱπών οὗ παιδὸς ὀρέξατο φαίδιμος Ἕκτωρ.

Les verbes qui marquent l'activité des organes,
comme « entendre, voir, connaître, savoir, se souvenir »,
appartenaient d'abord à cette série. Il y a,
202en effet, une différence entre la prise de possession
effective et directe, qu'exprime l'accusatif,
et l'atteinte plus ou moins superficielle qu'exprime
le génitif, et qui convient pour ces verbes à signification
intellectuelle. Le latin a gardé un exemplaire
des verbes de cette sorte, memini, qui prend
le génitif, comme pour attester que cette construction
n'a pas toujours été étrangère aux langues de
l'Italie. Mais déjà memini lui-même se rencontre
avec un complément à l'accusatif : Suam quisque
homo rem meminit
, dit Plaute. Et Virgile : Numeros
memini, si verba tenerem
.

Le latin, tout en nivelant sa syntaxe, a cependant
gardé le souvenir d'un état plus ancien et plus semblable
au grec. Les verbes signifiant « désirer,
aimer » ont fini par prendre la route commune,
c'est-à-dire qu'ils se sont fait suivre de l'accusatif :
mais les adjectifs ou participes dérivés de ces verbes
restent fidèles à l'ancienne construction. On continua
de dire avec le génitif : cupidus famæ, amans laudis,
quoique cupere, amare eussent depuis longtemps
cessé d'être employés de cette façon.

La construction avec le génitif s'est conservée
pareillement en sanscrit. Elle se maintient même,
pour quelques-uns de ces verbes, en allemand moderne :
Iss des Brodes. Geniesse dieser Freude. Wir
pflegen der Ruhe
.

L'ancien appareil grammatical n'est donc pas
supprimé : mais il est partiellement dépouillé de sa
valeur originaire au profit d'un ordre nouveau. La
203phrase, en cette nouvelle-période du langage, se
compose de mots qui sont les uns régissants, les
autres régis. La syntaxe confisque à son profit la
signification individuelle des flexions. C'est ce qu'on
pourrait appeler « le crépuscule des désinences ».

Faut-il, dans cette adaptation à de nouveaux
usages, voir une décadence ou un progrès ? La question
peut sembler oiseuse, puisque chaque époque
se fait le langage dont elle a besoin. Mais s'il fallait
répondre, je dirais qu'on y doit voir un progrès. S'il
est dans la nature de tous les arts de se transformer,
comment le plus nécessaire des arts, celui qui est
fait pour accompagner la pensée à chacun de ses
pas, n'aurait-il pas transformé la matière à lui léguée
par l'enfance de l'humanité ? Le progrès paraît à
tous les yeux. Les mots qui étaient, pour ainsi dire,
enfermés en eux-mêmes, contractent peu à peu des
liens avec les autres mots de la phrase : Celle-ci,
quoique toujours composée de petites pièces immobiles
et rapportées, nous apparaît transformée. Elle
est tantôt comme une œuvre d'art ayant son centre,
ses parties latérales et ses dépendances, tantôt
comme une armée en marche dont toutes les divisions
se relient et se soutiennent.204

Chapitre XXI
La contagion

Exemples de contagion. — Les mots négatifs en français. —
L'anglais but. — Le participe passé actif. — La conjonction
si.

J'ai autrefois proposé d'appeler du nom de contagion
un phénomène qui se présente assez souvent,
et qui a pour effet de communiquer à un mot le
sens de son entourage. Il est bien clair que cette
contagion n'est pas autre chose qu'une forme particulière
de l'association des idées.

Le français en fournit un exemple très connu,
mais tellement probant que je ne peux me dispenser
de le rappeler.

Tout le monde sait ce qui s'est passé pour les
mots pas, point, rien, plus, aucun, personne, jamais.
Ils servaient à renforcer la seule négation véritable,
à savoir ne. Je n'avance pas (passum). — Je ne vois
point (punctum). — Je ne sais rien (rem). — Je n'en
connais aucun (aliquem unum). — Je n'en veux plus
(plus). — Il n'est personne (persona) qui l'ignore. —
Je ne l'oublierai jamais (jam magis).205

Ces mots, par leur association au mot ne, sont
devenus eux-mêmes négatifs. Ils le sont si bien
devenus qu'ils peuvent se passer de leur compagnon.
Qui va là ? Personne. — Pas d'argent, pas de Suisse.
— Sans la connaissance de soi-même, point de
solide vertu. — Son style est toujours ingénieux,
jamais recherché.

Il est intéressant pour la sémantique de consulter
à tour de rôle, au sujet de ces mots, un dictionnaire
de l'usage et un dictionnaire historique. Cette comparaison
est comme un coup de sonde donné dans
l'intelligence. Les deux réponses qu'on obtient sont
contradictoires, mais, à la réflexion, quoique opposées
entre elles, elles ont l'une et l'autre leur raison
d'être et leur légitimité.

L'Académie française, dans son dictionnaire de l'usage,
fait passer le sens négatif avant tous les autres.

« Aucun, dit l'édition de 1878, d'accord avec celle de
1694, adj. Nul, pas un. » — « Rien. Néant, nulle chose. »

En quoi on ne saurait désapprouver l'Académie. Il
entrait dans son plan d'expliquer les mots selon
l'impression qu'ils font aujourd'hui. C'est celle
qu'ils faisaient déjà au XVIIe siècle :

… Laissez faire, ils ne sont pas au bout,
J'y vendrai ma chemise, et je veux rien ou tout.
Racine (Plaideurs.)

Et même au XIIIe :

Car de rien fait-il tout saillir,
Lui qui a rien ne peut faiblir.

Mais après le dictionnaire de l'usage, consultons
le dictionnaire historique. Écoutons Littré :

« Aucun, quelqu'un. — Rien, quelque chose. »

On voit quelle est la distance entre le sens originaire
206et le sens produit par le long séjour dans les
phrases négatives. Il faut toutefois ajouter que ce
n'est pas seulement par les phrases négatives, c'est
encore par les phrases interrogatives que s'est fait
le changement : « De tous ceux qui se disaient mes
amis, aucun m'a-t-il secouru ? » — « Auriez-vous
jamais cru ? » — « Avons-nous rien négligé ? »

Il y a des rencontres où le sens reste à mi-chemin
entre les deux acceptions : « Il m'est défendu de
rien dire. » — « Je doute qu'aucun homme d'honneur
y consente. »

Ce n'est donc pas le contact direct, ce n'est pas le
voisinage matériel de la négation qui est cause du
changement. L'action contagieuse a été produite
par le sens général de la phrase.

Il existe quelque chose de semblable en anglais.
L'anglais but, qui vient de l'anglo-saxon būtan
(=be-utam), signifie proprement « hors » 1194. Quand il
a le sens « seulement », il est pour ne but. La négation
a fini par être supprimée. « Nous avons seulement
cinq pains et deux poissons » (Matth., XIV, 17) :
We have here but five loaves and two fishes. Tel est
le texte de la version autorisée. Mais l'Évangile
anglo-saxon dit : We nabbad (ne habbad) her buton
fif hlafas und twegen fiscas
. Dans la suite des temps,
la négation est devenue superflue, la particule but en
ayant assumé en elle le sens.207

La contagion fournit, je crois, la véritable explication
d'un fait de la langue française qui a beaucoup
occupé nos grammairiens : le changement du
participe passé passif en participe actif. Dans ces
phrases : « Ayant reçu de mauvaises nouvelles, j'ai
pris la route la plus directe », reçu, pris, ont
aujourd'hui le sens actif, qu'ils doivent au voisinage
de l'auxiliaire avoir. La preuve qu'ils ont le
sens actif, c'est qu'en langage télégraphique je dirai :
« Reçu de mauvaises nouvelles. — Pris la ligne
directe. »

Là est, si je ne me trompe, la raison de cette règle
de non-accord qui a donné lieu à tant d'explications
embarrassées. La vérité, est que le participe, par
contagion, est devenu actif. Il fait corps avec son
auxiliaire. Mais comme il a fallu du temps pour
opérer ce changement, comme les anciens tours sont
longs à se perdre, et comme la moindre dérogation
au train ordinaire leur est un prétexte pour se maintenir,
le changement en question ne s'est imposé
qu'avec la construction la plus fréquente, celle que
nous sommes habitués à considérer comme la construction
normale. Partout ailleurs, la langue se
montre fidèle à l'ancienne grammaire.

Je veux encore montrer par un autre exemple la
force de la contagion.

D'où vient l'idée conditionnelle qu'éveille en français,
et qu'éveillait déjà en latin la conjonction si ?
Pour nous l'expliquer, il faut nous transporter beaucoup
de siècles en arrière.208

La particule latine si était primitivement un
adverbe signifiant « de cette façon, en cette manière ».
L'idée conditionnelle y est entrée par le voisinage
du subjonctif ou de l'optatif. La vieille formule
des invocations et des vœux : Si hæc, Dii,
faxitis
, tire sa signification hypothétique du verbe 1195.
Le sens était d'abord le même que s'il y avait eu
Sic, Dii, hæc faxitis 2196. « Faites ceci, ô Dieux ! » La
seconde proposition vient ensuite énoncer un second
fait, conséquence du premier : Ædem vobis constituam.
L'esprit a saisi un lien entre ces deux propositions,
et comme des deux côtés l'action est présentée
comme contingente, il a tout naturellement
introduit dans le premier mot l'idée d'une supposition
ou d'une condition.

Déjà dans la formule précitée, quand elle était
employée par les contemporains de Paul-Émile, si
était une conjonction. Elle l'était devenue à tel
point, elle avait tellement assumé en elle l'idée conditionnelle,
qu'on pouvait la faire suivre d'un indicatif.
Si id facis, hodie postremum me vides 3197.

Les conjonctions similaires des autres langues ont
une origine analogue. Vus de près, ces petits mots
ne sont pas autre chose que des adverbes pronominaux,
n'ayant rien en eux-mêmes qui annonce une
supposition ou une condition.209

Chapitre XXII
De quelques outils grammaticaux

Le pronom relatif. — Le verbe substantif.
Les verbes auxiliaires.

Une fois que l'idée d'une phrase formant un
ensemble s'est imprimée dans les esprits, le besoin
se fait sentir de la compléter en lui donnant les
instruments qui lui sont nécessaires. Mais comme
l'intelligence populaire, ainsi que nous l'avons vu,
se borne, sans rien créer, à adapter pour de nouveaux
usages ce qui lui est fourni par les siècles
antérieurs, un certain nombre de mots sont transformés
pour les besoins de la syntaxe.

Une première transformation — la plus importante
de toutes — est celle qui nous a donné le pronom
relatif.

Un certain pronom, qui ne se distingue pas extérieurement
des autres, acquiert, par l'usage qui en
est fait, une force d'union lui permettant de souder
deux propositions entre elles. C'est ce qu'en langage
grammatical on exprime de cette façon : de démonstratif
il devient relatif.210

Il faut déjà une syntaxe un peu avancée pour que
cette transformation ait lieu : dans les diverses
langues indo-européennes, le choix du pronom
relatif est venu tard, et il n'a pas été partout le
même. Il suffit, pour s'en assurer, de comparer le
latin qui au sanscrit jas et au grec ὅς. La langue
grecque, au temps d'Homère, et même plus tard,
au temps de Sapho et d'Alcman, n'a pas encore fait
un choix définitif 1198. Elle a longtemps hésité entre les
pronoms Ja, ta et sva 2199.

On doit se demander à quelle époque un moyen
d'expression si nécessaire a commencé d'exister.
Il faut, à cet égard, faire une distinction entre
l'idée du pronom relatif et l'adoption définitive
d'un certain pronom. L'idée du pronom relatif est
très probablement antérieure à la séparation de nos
idiomes, car nous trouvons partout un certain
patron de phrase, toujours le même, qui suppose
la présence d'un pronom relatif. Les proverbes
et adages populaires affectent volontiers ce
tour :

Ouod ætas vitium posuit, id ætas auferet. — Quod
aliis vitio vertis, id ne ipse admiseris
. — Qui pro
innocente dicit, is satis est eloquens
. — Cui plus licet
quam par est, is plus vult quam licet
. — Quam
quisque norit artem, in hac se exerceat
.211

Le type de ces phrases se retrouve en sanscrit 1200 :

« A qui est l'intelligence, à celui-là est la force. »

Jasja buddhis, tasja balam.

« Qui aime, craint. »

Jasja snehas, tasja bhajam.

« A qui les dieux préparent sa perte, ils lui enlèvent
l'esprit. »

Jasmāi devās prajacchanti parābhavam, tasja buddhim
apakaršanti
.

« Comme un homme est envers autrui, ainsi faut-il
être envers lui. »

Jasmin jathā vartate jas, tasmin tathā vartitavjam.

« Ce que tu donnes, voilà ta (vraie) richesse. »

Jad dadāsi, tad te vittam.

« Comme agissent les grands, ainsi le reste des
hommes. »

Jad ācarati çrešthas, tad itaras ģanas.

La même construction est déjà d'usage courant
dans les védas : « Quod sacrificium protegis, id ad
deos pervenit ».Jam jaģnam paribhūr asi, sa devešu
gacchati
. — « Qui nos lacessit, procul eum amovete. »
Jō nah prĭtanjād, apa tam dhatam 2201.

On demandera quelle est la raison pour laquelle
la proposition relative est ainsi lancée en avant la
première : je crois qu'il y a là un fait de sémantique
dont on trouverait des exemples en d'autres familles
de langues. Par la pensée, il faut rétablir une interrogation,
en sorte que les deux propositions forment
212la demande et la réponse. C'est probablement la
raison pour laquelle une bonne partie des langues
indo-européennes font cumuler au même pronom
le rôle interrogatif et relatif.

Pour apprécier en toute son étendue l'importance
du pronom relatif, il faut se rappeler à combien de
dérivés il donne naissance : d'abord les mots comme
qualis, quantus, quot ; ensuite les conjonctions,
quod, quia, quum, quoniam. En grec : ὡσ, ὅτε, ᾕ, οὗ,
ὅθεν, ἠνίκα, ὅτι, ainsi que les dérivés comme ὅσος, οἶος.
En sanscrit, les dérivés comme jādrĭça, jāvant,
auxquels il faut joindre les conjonctions les plus
importantes, jad, jadi, jatra, jada, jathā 1202. La création
d'un pronom relatif est donc l'un des événements
capitaux de l'histoire du langage ; sans un
mot de cette sorte, toute idée un peu forte, un peu
complète était impossible. Mais cette création a été
obtenue par la lente transformation d'un de ces
nombreux pronoms qui servaient à accompagner
un geste dans l'espace. Nous voyons donc ici la
pensée humaine qui se forge patiemment l'outil
dont elle a besoin.

On en peut dire autant de ce petit mot que les
Grecs, par comparaison avec les articulations du
corps, ont appelé ἄρθρον, et que nous appelons l'article.213

On sait que l'article est un ancien pronom démonstratif.
Mais la signification de ce pronom démonstratif
est en quelque sorte transposée. Elle est confisquée
au profit de la syntaxe.

Nous pouvons prendre comme exemple notre
article français le, qui représente le latin ille. Ce
dernier servait à montrer les objets ou les personnes :
Magnus ille Alexander !Ita ille faxit
Jupiter !
— Mais avec le temps, le geste démonstratif
s'est réduit à une simple indication grammaticale :
« La personne dont je t'ai parlé hier. — Les
pays que nous avons traversés. » L'article ne figure
ici que comme antécédent du pronom relatif. Il est
devenu un outil grammatical 1203.

L'utilité de l'article se sent plus qu'elle ne peut
s'expliquer. Pour en être dépourvu, le latin est souvent
alourdi dans sa marche. Le grec, au contraire,
qui, de bonne heure, en a senti le besoin, lui doit
en partie sa souplesse. La conformité du langage
français au grec, signalée par Henri Estienne, vient
un peu de là. Je rappelle seulement ces tournures :
οἱ πάλαι σοφοί … ἐν τῷ μεταξὺ χρόνῳ … τῶν νῦν οἱ τότε
διέφερον … Ou celles-ci : ὀρεγόμενοι τοῦ πρῶτος ἕκαστος
γίγνεσθαι, etc.

Il est arrivé toutefois que l'article a fini par être
introduit là où il n'apportait aucune aide appréciable.
On peut dire que les langues où il rend le
plus de services sont celles qui restent libres, selon
214le sens, de l'employer ou de l'omettre. Il est certain
que le français, depuis deux siècles, en a étendu
l'usage plus que de raison, en sorte qu'il est devenu
moins utile à mesure qu'il devenait plus indispensable.

Il faudrait encore mentionner le verbe être, que la
scolastique du moyen âge avait déclaré une simple
« copule », montrant par là l'impression que ce
verbe, arrivé au terme de son évolution, fait aujourd'hui
sur l'esprit. Cependant il a commencé par
quelque signification concrète, cela n'est pas douteux :
d'autres ont suivi la même voie, comme fuo,
exsto, evado. S'ils ne sont pas parvenus au même
degré de décoloration, il y faut voir une différence
d'âge, non de nature.

Il s'est passé quelque chose de semblable pour le
verbe avoir. Quand je dis : « Cet homme a perdu
tout ce qu'il avait », j'emploie deux fois le même
verbe avoir sans que personne en soit choqué, tant
le changement d'emploi a fait du verbe auxiliaire un
mot d'espèce à part.

C'est ainsi que le langage, sur le stock héréditaire,
prélève un certain nombre d'expressions dont
il fait des outils grammaticaux. Celui qui ne les a
jamais connus qu'en ce dernier rôle, a de la peine à
s'imaginer qu'il fut un temps où ces mêmes mots
avaient leur signilication propre. Un auteur du
215XVIIIe siècle fait remarquer que dans cette locution :
« Il a été ordonné… », trois mots sur quatre servent
simplement à l'agencement du discours. Le nombre
de ces mots va en augmentant lentement avec les
siècles, car, d'une part, la spécialité de la fonction 1204
tend à en créer de nouveaux, et, d'autre part, la
force transitive les mêle de plus en plus, comme un
élément nécessaire, à la contexture de la phrase.
C'est la raison pour laquelle l'étymologie, quand
elle se trouve en présence d'une langue moderne,
sans avoir des documents plus anciens pour l'éclairer
et lui servir de guide, erre à l'aventure.216

Chapitre XXIII
L'ordre des mots

Pourquoi la rigueur de la construction est en raison inverse de
la richesse grammaticale. — D'où vient l'ordre de la construction
française. — Avantages d'un ordre fixe. — Comparaison
avec les langues modernes de l'Inde.

Parmi les différents moyens d'expression dont se
servent nos langues, l'ordre des mots, c'est-à-dire
une certaine fixité dans la construction de la phrase
— fixité qui à elle seule décide souvent du sens des
vocables — est le moyen dont on se soit avisé le plus
tard. C'est qu'en effet ce moyen a quelque chose de
plus immatériel. Dans cette phrase : « Les Japonais
ont vaincu les Chinois », la place seule indique quel
est le sujet, quel est le complément : changez l'ordre
en gardant les mots, vous obtenez l'affirmation contraire.
Nous avons ici quelque chose de comparable
à la numération arabe, où chaque nombre, outre sa
valeur propre, a une valeur de position 1205.

Cette circonstance, à elle seule, pourrait nous
217faire penser que nous sommes en présence de
l'œuvre des siècles. En effet, les langues anciennes,
si supérieures par d'autres côtés, n'offrent rien de
semblable.

Ici se pose une question dont l'analogue se présente
souvent dans l'histoire des langues, et, en
général, dans l'histoire des choses humaines. Est-ce
la perte des flexions qui a eu pour conséquence, en
manière de compensation et de pis-aller, la rigueur
croissante de la construction, ou bien une construction
plus régulière a-t-elle rendu les flexions inutiles ?
La réponse est celle qu'on a l'occasion de faire
le plus souvent aux dilemmes de ce genre : l'un et
l'autre
. A mesure que ces flexions se décomposaient
la nécessité d'un ordre fixe se faisait sentir davantage,
et, d'autre part, l'habitude de cet ordre fixe a
achevé de faire tomber les flexions. On peut supposer
que les actes officiels, tels que chartes, diplômes,
actes publics ou privés, contrats de toute nature, où
il était plus important d'éviter toute équivoque, ont
les premiers introduit l'habitude d'une construction
uniforme, de même que ces actes officiels (il n'y a
là nulle contradiction) ont cherché à retenir le plus
longtemps les désinences. Les deux moyens, employés
simultanément, devaient concourir au même but.
Ainsi s'explique le maintien de la déclinaison à
deux cas pour certains noms de parenté, comme fils
et fil, enfeset enfant, pour certains titres comme
cuens et conte, ber et baron, et certains noms propres,
comme Jacques et Jacque, Hugues et Hugon. Tandis
que ces différences de flexion ont fini par être omises,
l'ordre des mots n'a fait que se fortifier.218

La question de l'ordre des mots n'est jamais soulevée
sans qu'à la suite il en vienne une autre : est-ce
un avantage, est-ce une gêne, d'avoir une construction
fixe et invariable ? On a vanté la liberté du latin
et du grec, qui permet soit de jeter en avant soit de
réserver pour la fin le mot sur lequel on veut attirer
l'attention, diriger la lumière. En comparaison de
cette liberté, les langues modernes paraissent tenues
à la lisière. Mais, pour être juste, il faut reconnaître
que les langues modernes, quoique habituellement
astreintes à un certain ordre, n'y sont pas absolument
enchaînées. Peut-être même l'inversion fait-elle d'autant
plus d'effet qu'elle rompt davantage avec les
habitudes de tous les jours.

Ce qui est certain, c'est qu'un ordre réglé à
l'avance est un soulagement, sinon pour celui qui
écrit ou qui parle, du moins pour celui qui lit ou qui
écoute. A lire une ode d'Horace, où l'adjectif est
souvent fort loin de son substantif, un discours de
Cicéron, où le mot essentiel ne vient qu'à la fin de
toute une période, nous sentons qu'en français les
choses nous sont rendues plus aisées. Il est probable
que le genre de la déclamation venait en aide à l'intelligence
de la phrase ; peut-être même, sur la place
publique, ces mots annoncés de si loin, ce dernier
mot si longtemps attendu, étaient les seuls qui parvinssent
aux oreilles. D'autre part, la tendance de
toutes les littératures étant d'exagérer, d'étendre au
delà des justes limites, de pousser à l'extrême les
ressources d'expression qui leur sont fournies par la
langue de chaque jour, on peut supposer que
la construction savamment contournée des lyriques
grecs et latins est jusqu'à un certain point un artifice
219de style. Le parler de la conversation, tel que
nous le trouvons chez les poètes comiques et dans
les lettres familières, n'est pas à beaucoup près aussi
tourmenté.

L'ordre des mots devenant plus rigoureux à
mesure que diminuent les ressources grammaticales,
tout dérangement à la construction risque
d'altérer le sens. On connaît ces serrures à secret
dont le mécanisme joue à la condition que les pièces
soient disposées selon un arrangement concerté à
l'avance. Nos langues modernes en sont un peu là.
Modifiez l'ordre : ou le sens sera modifié, ou l'on
cessera de comprendre.

C'est surtout dans les locutions toutes faites, qui
conservent parfois la marque d'une grammaire plus
ancienne, que cet ordre a besoin d'être observé :
épreuve toujours un peu délicate et pierre de
touche où se reconnaît l'étranger imparfaitement
instruit.

On a prononcé, à l'occasion de la phrase française,
le mot d'« ordre logique ». Il y a là quelque
illusion. C'est le cas de rappeler la remarque
d'un écrivain anglais qu'il en est de ceci comme des
antipodes : chaque peuple est tenté de trouver qu'il
a les pieds où il faut les avoir et qu'il met les mots
à la vraie place. On peut fort bien, sans manquer
à la logique, concevoir un autre ordre. Dans le plan
primitif de nos langues, le verbe se faisait suivre
de son sujet (δίδωμι, δίδωσι). Sans sortir du français,
220nous avons des propositions qui mettent le sujet à
la fin 1206.

C'est surtout Rivarol, dans son Discours sur l'universalité
de la langue française, qui s'est laissé
emporter à des éloges dont le tort est d'être à la fois
excessifs et vagues : « Le français, par un privilège
unique, est resté seul fidèle à l'ordre direct, comme
s'il était tout raison… C'est en vain que les passions
nous bouleversent et nous sollicitent de suivre l'ordre
des sensations ; la syntaxe française est incorruptible.
C'est de là que résulte cette admirable clarté, base
éternelle de notre langue. Quand notre langue traduit,
elle explique véritablement un auteur… »

Ce qu'il aurait fallu louer, ce n'est pas la langue
française in abstracto, mais l'effort persévérant de
nos écrivains depuis trois siècles, pour proportionner
les libertés de notre syntaxe aux ressources
d'expression dont la langue dispose. En ceci ils ont
été d'une honnêteté singulière. Ils ont compris que
la clarté était, en écrivant, une des formes de la probité.
Ceux qui, sous prétexte de progrès, ou par
imitation des littératures étrangères, veulent aujourd'hui
s'affranchir de ces anciennes règles, devraient
d'abord donner à notre langue les moyens de s'en
passer.

C'est le lieu de rappeler l'hypothèse qui a été proposée
au sujet des langues monosyllabiques comme
le chinois, où les règles de construction sont à elles
221seules à peu près toute la grammaire. On a conjecturé
que ce monosyllabisme ne représentait pas un
état primitif, mais que c'était, au contraire, la vieillesse
d'un langage où tout s'est usé et dénudé. Il se
pourrait, en effet, qu'il fallût retourner de cette
façon la série des périodes linguistiques. On devrait
supposer alors que nos langues, en se dépouillant
de leur appareil grammatical, seraient un jour destinées
à un état plus ou moins semblable. Il est vrai
que la tradition littéraire serait au besoin pour elle
une sauvegarde, sauvegarde qui a manqué à l'Empire
du Milieu, puisque l'écriture chinoise fait durer
la pensée sans pour cela transmettre la langue.

Il ne sera pas inutile d'ajouter ici, en manière de
contre-partie, ce qu'il est advenu des idiomes dérivés
du sanscrit. Aux anciens cas de la déclinaison sanscrite
sont venus se souder des mots ayant la même
signification que nos prépositions ἐν, πρός, παρά,
ἐπί, etc., mais qui, en se mêlant au substantif précédent,
n'ont pas tardé à faire l'impression de
flexions casuelles. Il en est résulté des déclinaisons
d'un aspect tout nouveau.

C'est ainsi qu'on a des locatifs finissant en majjhe,
majjhi, mahi, mai, ce qui nous représente le mot
sanscrit madhjē, « au milieu ». Un autre locatif se
termine en thāni, thāi : il y faut voir le substantif
sanscrit sthānē, venant de sthānam, « la place ». Un
troisième locatif est en pāsë, pāsi : c'est le sanscrit
pārçvē, « au côté ».

Le datif est pareillement représenté par des
flexions très variées. Il peut être en kāchē, kahi, khē,
ce qui est le mot sanscrit kakšē, « au côté ». Il peut
aussi être en līdhē, lajē, laē, lai, , ce qui est le
222sanscrit labdhē, « pour le bien de ». Il peut être en
athīm, ce qui est le sanscrit arthē, « dans l'intérêt
de ». Il peut être en kagi ce qui est le sanscrit kārjē,
« pour le bien de ». Il peut être en bāti, vāti, ce qui
est le sanscrit vārttē, « en faveur de 1207 ».

Nous avons donc ici le spectacle d'une langue
qui, au lieu de parvenir, comme les langues
romanes, à la simplicité, en se donnant des exposants
distincts, n'a réussi qu'à créer de nouveaux
amalgames.223

Chapitre XXIV
La logique du langage

De quelle nature est la logique du langage. — Comment procède
l'esprit populaire.

Le langage a sa logique. Mais c'est une logique
spéciale, en quelque sorte professionnelle, qui ne se
confond pas avec ce que nous appelons ordinairement
de ce nom. La logique proprement dite défend,
par exemple, de réunir en un jugement des termes
contradictoires, comme de dire d'un carré qu'il est
long : or, le langage n'y répugne en aucune façon.
Il permet même, si l'on veut, de dire d'un cercle
qu'il est carré. Mais il a d'autre part des prohibitions
qui laissent la logique indifférente, comme d'avoir
un verbe au pluriel avec un singulier pour sujet, ou
de mettre l'adjectif à un autre genre que son substantif.
Ce sont des règles de métier, n'ayant qu'un
rapport assez lâche avec l'art de penser.

On a souvent essayé de trouver sous les règles de
la grammaire une sorte d'armature logique ; mais le
langage est à la fois trop riche et pas assez rectiligne
pour se prêter à cette démonstration. Il déborde
224la logique de tous les côtés. En outre, ses catégories
ne coïncident pas avec relies du raisonnement :
ayant une façon de procéder qui lui est
propre, il arrive à constituer des groupes grammaticaux
qui ne se rapportent point à une conception
abstraite.

Ceux qui cherchent la notion fondamentale
exprimée par le subjonctif et qui croient trouver
cette notion fondamentale en rapprochant tous les
emplois du subjonctif pour en dégager l'élément
commun, je ne crains pas de dire que ceux-là font
fausse route. Ils ne peuvent arriver qu'à une idée
extrêmement générale comme le peuple aurait peine
à en concevoir, et comme nous n'avons aucun motif
d'en attribuer aux premiers âges. C'est pourtant la
méthode habituellement suivie par ceux qui se pro
posent de nous expliquer l'idée essentielle, l'idée
fondamentale d'un mode, d'un cas, d'une conjonction,
d'une préposition…

La logique populaire ne procède pas ainsi. Elle
avance, pour ainsi dire, par étapes. Parlant d'un
point très circonscrit et très précis, elle pousse droit
devant elle, et parvient, sans s'en douter, à une étape
où, par la nature des choses, — je veux dire par le
contenu du discours, — un changement se produit.
Dès lors, on a un relais qui peut fournir à une nouvelle
marche sous un angle différent, sans que d'ailleurs
pour cela la première direction soit interrompue.
Cela fait déjà deux sens. Puis les mêmes
choses se reproduisent à une troisième étape, qui
225donne lieu à une troisième orientation. Et ainsi de
suite… En toute cette procédure, il n'y a pas généralisation,
mais marche en ligne brisée, où chaque
point d'arrêt présentant l'idée sous une incidence
différente, devient à son tour tête de ligne.

Pour vérifier ceci, nous allons parcourir un chapitre
de la syntaxe, en priant le lecteur d'excuser ce
que ces détails auront de trop aride, et en demandant
d'avance pardon pour les souvenirs de collège
qu'ils ne manqueront pas de réveiller. Mais il s'agit
de rectifier une erreur régnante et de montrer, une
fois pour toutes, sur un terrain bien défini, de quelle
manière se relient l'une à l'autre les règles de la
grammaire.

Nous choisissons, à cause de leur complication
apparente, les règles concernant l'accusatif.

Quelle est l'idée initiale de l'accusatif ? — On
se rappelle que nos manuels distinguent l'accusatif
régime direct, celui qui marque la durée, celui
qui marque la distance, la longueur, celui qui
indique le but… La diversité est assez grande. Un
de nos premiers linguistes, renonçant à trouver
l'idée essentielle, déclare qu'il est tenté d'appliquer
à l'accusatif ce que les grammairiens indous disent
du génitif : savoir, qu'il est de mise en toutes les
occasions où l'on ne pourrait correctement employer
aucun autre cas. La recherche de l'idée première
ne nous paraît cependant pas si difficile…

Si nous pouvons trouver quelque part l'accusatif
employé seul, sans aucun accompagnement, nous
226avons chance d'être renseigné par là sur la signification
originaire. Le latin a précisément un emploi
où l'accusatif se suffit à lui-même.

C'est dans la langue officielle, laquelle varie plus
lentement et garde plus longtemps les archaïsmes,
que nous rencontrons cet emploi. Voici le commencement
de l'inscription d'une pierre milliaire de
l'Italie méridionale 1208 :

Hince svnt novceriam meilia L capvam XXCIII
mvranvm LXIIII cosentiam CXXIII valentiam CLXXX

Les accusatifs Nouceriam, Capuam, Muranum,
Cosentiam, Valentiam, accompagnés chaque fois
d'un chiffre, marquent la distance de la borne milliaire
à ces villes. L'accusatif est donc employé ici
comme cas du lieu vers lequel on se dirige.

Cet emploi s'est conservé dans la langue poétique :
Hac iter Elysium, dit la prêtresse de Virgile 2209. On
retrouve le même tour dans certaines exclamations :
Malam crucem, « va-t'en au diable ».

Nous avons pris comme exemple le latin : mais
ce même emploi de l'accusatif existe en sanscrit.
« [Viens] sur la terre, ô Dieu, avec tous les Immortels ! »
Dēva, kšām, viçvēbhir amrĭtobhih.

Du moment que l'accusatif, à lui seul, exprime la
direction vers un endroit, il n'est pas étonnant qu'on
l'ait joint à des verbes signifiant « aller » : le langage
réunit ici deux mots dont l'association était
227tout indiquée. Ainsi est né un premier emploi syntaxique.

Ibitis Italiam, portusque intrare licebit.

At nos hinc alii sitientes ibimus Afros.

Italiam, fato profugus, Laviniaque venit
Littora 1210.

En grec, les exemples sont nombreux :

κνίσση δ'οὐρανὸν ἷκε 2211.

ἔθαν νέας ἀμφιελίσσας 3212

πέμψομέν νιν Ἕλλαδα 4213, etc.

Au lieu de désigner le lieu, l'accusatif peut encore
servir à marquer un but plus ou moins abstrait. Tel
est le sens de la locution venum ire, « aller en vente,
être vendu », pessum ire (pour perversum ire), « se
précipiter, tomber », suppetias accurrere, « accourir
au secours », etc. Nous rencontrons ici, après la
règle eo Romam, une autre règle du manuel : eo
lusum
, « je vais jouer ». Lusum est l'accusatif d'un
substantif verbal qui a été entraîné dans le mécanisme
de la conjugaison. Les grammairiens latins,
sans le comprendre, l'ont affublé du nom bizarre de
« supin ». C'est ainsi encore que nous avons : conveniunt
spectatum ludos
, « ils viennent voir les jeux ».228

Nous appellerons ce premier emploi de l'accusatif :
l'accusatif de direction.

Jusqu'à présent nous en sommes à la première
étape. L'accusatif est employé en son sens propre et
avec sa valeur originaire.

La seconde étape est marquée par des constructions
comme invenire viam, attingere metam Ici le
point de vue change : l'accusatif semble être régi
par le verbe. Dans un chapitre précédent, nous
avons montré, par l'exemple de petere et quelques
autres, comment les verbes, de neutres qu'ils
étaient, sont devenus transitifs 1214. De cette façon, un
autre type d'accusatif s'est peu à peu imprimé dans
les esprits : l'accusatif-régime. Le langage, avec sa
logique particulière, comme il avait dit : cupere
divitias
, a dit temnere divitias ; comme il avait dit :
sequi honores, il a dit fugere honores. L'idée primordiale
de l'accusatif devait nécessairement s'effacer
en présence de cette diversité : à l'accusatif local
succède un accusatif grammatical.

On a vu plus haut 2215 que ce changement s'est
opéré lentement. Ainsi les verbes grecs qui se
construisent avec le génitif, comme ἀκούω, ἐπιθυμῶ,
τυγχάνω, témoignent d'un état de la langue où la
valeur propre du cas est encore distinctement
229sentie. C'est seulement avec le temps que s'établit
dans les esprits une sorte de nivellement exprimé
par la règle : Les verbes actifs veulent après eux
l'accusatif.

Quelques savants, préoccupés du fond des choses,
ont voulu établir une catégorie spéciale de verbes,
où l'accusatif marquerait le résultat de l'action,
comme quand on dit : Deus creavit mundum, scribo
epistulam
, Themistocles exstruxit muros. Mais ces
verbes, qui se distinguent des autres pour le sens,
n'en diffèrent en aucune façon pour l'emploi :. on
dira aussi bien : Xerxes evertit muros, mandata
neglexit
.

Entre l'accusatif régime et l'accusatif de direction
la parenté n'est plus sentie. Aussi rien ne s'oppose
à ce qu'un même verbe prenne simultanément l'un
et l'autre. Quand, dans Homère, le devin Hélénus
invite sa mère Hécube à mener les femmes troyennes
au sanctuaire d'Athéné,

ξυνάγουσα γεραιάς
Νηὸν Ἀθηναίης,

ces deux accusatifs ne se gênent nullement l'un
l'autre. Il en est de même quand Sarpédon, accusant
Pâris, se plaint des maux qu'il a causés aux
Troyens :

καὶ δὴ κακὰ πολλὰ ἔοργεν
Τροωας.

Hérodote, rapportant ce qu'il a appris de l'éducation
chez les Perses, dit qu'ils forment leurs enfants
230a trois choses seulement : monter à cheval, tirer
l'arc et dire la vérité. Παιδεύουσι τοῦς παῖδας (c'est
l'accusatif régime) τρία μοῦνα (c'est l'accusatif de
direction), ἵππεύειν, τοξεύειν καὶ ἀληθίζεσθαι. La même
construction se retrouve en latin : Catilina juventutem
multis modis mala facinora edocebat
1216.

Une fois en possession de cette construction, le
langage la retourne comme ferait le mathématicien
d'une équation algébrique : il est libre de la mettre
au passif. Rogatus sententiam, edoctus litteras, id
jubeor
, διδάσκομαι τὴν μουσικήν, κρύπτομαι τοῦτο τὸ
πράγμα : toutes constructions qu'on aurait peine à
comprendre sans cette logique particulière dont il a
été parlé.

Si nous voulons comprendre le troisième emploi
de l'accusatif, qui est de marquer la durée, il nous
faut retourner à la signification initiale. L'espace
et le temps étant, pour la logique du langage, deux
choses toutes semblables 2217, on dira de la même
façon jusqu'à quelle époque une action s'est continuée
et jusqu'à quel endroit s'est prolongé un mouvement :
des deux parts, l'accusatif marque la
direction. Démosthène, rappelant que la puissance
des Thébains a duré depuis, la bataille de Leuctres
jusqu'à ces derniers temps, s'exprime ainsi : ἴσχυσαν
231δέ τι καὶ Θηβαῖοι τοὺς τελευταίους τουτουσὶ χρόνους μετὰ τὴν
ἐν Λεύκτροις μάχην. Pour dire que Mithridate en est
à la vingt-troisième année de son règne, Cicéron
dit : Mithridates annum jam tertium et vicesimum
regnat
.

Ainsi s'est formé ce que les grammairiens appellent
l'accusatif de durée : Vejorum urbs decem æstates
hiemesque continuas circumsessa… Flamini Diali
noctem unam extra urbem manere nefas est
. On
trouve chez Lysias, pour dire qu'un homme est
mort depuis trois ans : τέθνηκε ταῦτα τρία ἔτη. Le latin
dit de façon non moins étrange : Puer decem annos
natus
.

Il est arrivé, ce qui ne pouvait manquer, que
l'accusatif de durée s'est quelquefois confondu avec
l'accusatif régime. Quand, en français, nous disons :
les années qu'il a vécu, on ne sait au juste comment
il faut considérer cette construction. Le même fait
se rencontre dans les langues anciennes 1218. On peut
différer d'avis sur quelques-uns de ces cas et l'on
connaît les hésitations de l'orthographe française,
mais sauf ces rencontres particulières pour lesquelles
il est difficile de formuler une règle, l'existence d'un
accusatif de durée est hors de doute ; il forme la
troisième étape de cette histoire.232

Il nous resterait à expliquer les locutions comme
decem pedes latus ou comme os humerosque deo
similis
. Mais nous ne voulons pas prolonger une
étude trop technique : ce que nous avons dit suffit
pour montrer comment procède la logique populaire 1219.

Cette logique, nous le répétons, repose tout
entière sur l'analogie, l'analogie étant la façon de
raisonner des enfants et de la foule. Une locution
est donnée : on en tire une autre à peu près semblable.
Celle-ci, à son tour, en produit une troisième,
un peu différente, qui provoque de son côté
des imitations, sans que, pour cela, la première et
la seconde aient cessé d'être productives. Le langage,
de cette façon, peut aller fort loin. Celui qui
apprend la langue par l'usage n'est nullement surpris,
car il ne songe pas à rapprocher, ni à comparer
entre elles, des applications si différentes. Mais celui
qui, dans un livre, les trouvant énumérées à la file,
veut y découvrir une idée commune, une idée mère,
risque de se perdre dans les plus pâles abstractions.
Il faut refaire le chemin parcouru, tâcher de reconnaître
les tournants, et ne jamais oublier que, le
langage étant l'œuvre du peuple, il faut, pour le
comprendre, dépouiller le logicien et se faire peuple
avec lui.233

Chapitre XXV
L'élément subjectif

Ce qu'il faut entendre par l'élément subjectif. — Comment il
est mêlé au discours. — L'élément subjectif est la partie la
plus ancienne du langage.

S'il est vrai, comme on l'a prétendu quelquefois,
que le langage soit un drame où les mots figurent
comme acteurs et où l'agencement grammatical
reproduit les mouvements des personnages, il faut
au moins corriger cette comparaison par une circonstance
spéciale : l'imprésario intervient fréquemment
dans l'action pour y mêler ses réflexions et
son sentiment personnel, non pas à la façon d'Hamlet
qui, bien qu'interrompant ses comédiens, reste
étranger à la pièce, mais comme nous faisons nous-mêmes
en rêve, quand nous sommes tout à la fois
spectateur intéressé et auteur des événements.
Cette intervention, c'est ce que je propose d'appeler
le côté subjectif du langage.

Ce côté subjectif est représenté : par des mots
ou des membres de phrase ; par des formes grammaticales ;
par le plan général de nos langues.234

Je prends pour exemple un fait divers des plus
ordinaires : « Un déraillement a eu lieu hier sur la
ligne de Paris au Havre, qui a interrompu la circulation
pendant trois heures, mais qui n'a causé heureusement
aucun accident de personne ». Il est clair
que le mot imprimé en italique ne s'applique pas à
l'accident, mais qu'il exprime le sentiment du narrateur.
Cependant nous ne sommes nullement choqués
de ce mélange, parce qu'il est absolument
conforme à la nature du langage.

Une quantité d'adverbes, d'adjectifs, de membres
de phrase, que nous intercalons de la même
manière, sont des réflexions ou des appréciations
du narrateur. Je citerai en première ligne les
expressions qui marquent le plus ou moins de certitude
ou de confiance de celui qui parle, comme
sans doute, peut-être, probablement, sûrement, etc.
Toutes les langues possèdent une provision d'adverbes
de ce genre : plus nous remontons haut dans
le passé, plus nous en trouvons. Le grec en est largement
pourvu : je me contente de rappeler cette
variété de particules dont la prose de Platon est
semée, et qui servent à nuancer les impressions ou
les intentions des interlocuteurs 1220. On peut les comparer
à des gestes faits en passant ou à des regards
d'intelligence jetés du côté de l'auditeur.

Une véritable analyse logique, pour justifier ce
nom, devrait distinguer avec soin ces deux éléments.
Si je dis, en parlant d'un voyageur : « A l'heure
qu'il est, il est sans doute arrivé », sans doute ne se
rapporte pas au voyageur, mais à moi. L'analyse
235logique, comme on la pratique dans les écoles, a été
quelquefois embarrassée de cet élément subjectif :
elle n'a pas vu que tout discours un peu vif peut
prendre le caractère d'un dialogue avec le lecteur.
Tels sont ces pronoms jetés au milieu d'un récit, où
le conteur a soudainement l'air de prendre à partie
son auditoire. La Fontaine les affectionnait :

Il vous prend sa cognée : il vous tranche la tête.

On les a appelés « explétifs », et en effet ils ne
font point partie de la narration, ce qui n'empêche
qu'ils correspondent à l'intention première du langage.

Faute d'avoir pris en considération cet élément
subjectif, certains mots des langues anciennes ont
été mal compris. Un linguiste contemporain, et non
des moindres, traitant de l'adverbe latin oppido, se
refuse à croire qu'il soit l'ablatif d'un adjectif signifiant
« solide, ferme, sûr » 1221. Il demande comment
ce sens peut se concilier avec des phrases telles que
oppido interii, oppido occidimus. Mais c'est qu'il
faut faire la part de l'élément subjectif. Nous disons
de même : « Je suis assurément perdu », ou en
allemand : ich bin sicherlich verloren, locutions où
il y aurait, si l'on voulait s'en tenir uniquement
au texte, une sorte de contradiction dans les termes.

La même chose a eu lieu encore pour l'adverbe
allemand fast, qui signifie « presque », mais qui
marquait autrefois une idée de fixité ou de certitude.
On disait : vaste ruofen, « appeler fort », vaste
zwîveln
, « douter fort ». — « J'ai prié pour lui longtemps
236et fort. » Ich habe lange und fast für ihn gebeten
(Luther). — S'il est pris au sens de « presque »,
c'est qu'il représente une phrase comme ich glaube
fast
, ich sage fast, « je crois fort ». Même chose est
arrivée pour ungefähr, qui prend sa vraie signification
si on le complète en : « sans crainte de me
tromper ». — C'est ainsi qu'en latin pæne, ferme
veulent dire « presque », quoique le premier soit un
proche parent de penitus, et le second un doublet
de firme ; mais il faut rétablir les locutions complètes :pæne
opinor
, firme credam 1222.

La trame du langage est continuellement brodée
de ces mots. S'il m'arrive de, formuler un syllogisme,
les conjonctions qui marquent les différents
membres de mon raisonnement se rapportent à la
partie subjective. Elles font appel à l'entendement
elles le prennent à témoin de la vérité et de l'enchaînement
des faits. Elles ne sont donc pas du même
ordre que les mots qui me servent à exposer les faits
eux-mêmes.

Mais nos langues ne s'en tiennent pas là. Le
mélange des deux éléments est si intime, qu'une
portion importante de la grammaire en tire son
origine.

C'est dans le verbe que ce mélange est le plus
visible. On devine que nous voulons parler des
modes. Les grammairiens grecs l'avaient bien compris :
ils disent que les modes servent à marquer
237des dispositions de l'âme, διαθέσεις ψυχῆς En effet,
une locution comme θεοὶ δοῖεν contient deux choses
bien distinctes : l'idée d'un secours prêté par les
dieux, et l'idée d'un désir exprimé par celui qui
parle. Ces deux idées sont en quelque sorte entrées
l'une dans l'autre, puisque le même mot qui marque
l'action des dieux marque aussi le désir de celui qui
parle. Le simple mot chez Homère : τεθναίης, « utinam
moriaris ! » outre qu'il exprime l'idée de mourir,
exprime aussi le souhait de celui à qui échappe cette
imprécation. Là est sans nul doute la signification
première de l'optatif.

Mais l'optatif n'est pas le seul mode de cette sorte.
Le subjonctif mêle également à l'idée de l'action un
élément tiré des διαθέσεις ψυχῆς. Il est vrai qu'il côtoie
de près le sens de l'optatif. D'après les recherches
les plus récentes, il semble que l'optatif ait été dans
les védas le mode- préféré pour certains verbes, le
subjonctif pour d'autres, sans qu'il y ait une nuance
bien nette qui les distingue 1223. Cette abondance de
formes montre quelle place importante le langage
faisait à l'élément subjectif. Les langues qui, comme
le grec, ont conservé l'un et l'autre mode, ont cherché
à les différencier. Mais la plupart des idiomes,
un peu encombrés de cet excès de richesse, ont
fondu ensemble optatif et subjonctif.

Le futur latin est si près du subjonctif et de
l'optatif, qu'il se confond avec eux à certaines personnes.
238Inveniam, experiar sont, ad libitum, ou des
futurs, ou des subjonctifs. Il y a là un juste sentiment
de la nature des choses. Annoncer ce qui
sera, ce n'est pas autre chose, au fond, dans la plupart
des affaires humaines, qu'exprimer nos vœux
ou nos doutes et nos craintes. On comprend qu'anciennement
ces nuances se soient confondues. Les
exemples abondent, qui montrent qu'entre le futur
et le subjonctif il n'y avait aucune limite précise.
Ainsi la différence entre les temps et les modes
s'efface aux yeux de l'historien de la langue 1224. Ceux
qui, de nos jours, ont émis cette idée extraordinaire
que l'optatif avait été inventé pour être le mode de
l'irréel (der Nichtwirklichkeit) prêtaient aux générations
antiques la même force de conception qu'on
admire chez les créateurs de l'algèbre. Mais le langage,
en ces temps reculés, était incapable de visées
si hautes et avait des vues plus pratiques.

L'élément subjectif n'est pas absent de la grammaire
de nos langues modernes.

Le français, pour exprimer un vœu, se sert du
subjonctif : Dieu vous entende/Puissiez-vous
réussir !
Quelques logiciens, pour justifier l'emploi
du subjonctif, ont supposé une ellipse : « Je désire
que Dieu vous entende. — Je souhaite que vous
239puissiez réussir… » En réalité, le français a si peu
renoncé à cet élément subjectif qu'il a trouvé, pour
l'exprimer, des formes nouvelles. S'il veut énoncer
l'action avec une arrière-pensée de doute, il a des
tours comme ceux-ci : Vous seriez d'avis que…
Nous serions donc amenés à cette conclusion… Vous
pourriez avoir raison…
Dans ces phrases, ce n'est
pas une condition qu'exprime le verbe, mais un fait
considéré comme incertain. Le conditionnel a donc
hérité de quelques-uns des emplois les plus fins du
subjonctif et de l'optatif.

Le discours indirect, avec ses règles variées et
compliquées, est comme une transposition de l'action
dans un autre ton. Ce que, chez les modernes,
la langue écrite obtient au moyen des guillemets, la
langue parlée le marquait par les formes diverses
du verbe. Le subjonctif et l'optatif y avaient leur
place naturelle, puisqu'un certain doute était nécessairement
répandu sur l'ensemble du discours.

Il nous reste à parler du mode où l'élément subjectif
se montre le plus fortement : l'impératif. Ce
qui caractérise l'impératif, c'est d'unir à l'idée de
l'action l'idée de la volonté de celui qui parle. Il est
vrai qu'on chercherait vainement, à la plupart des
formes de l'impératif, les syllabes qui expriment
spécialement cette volonté. C'est le ton de la voix,
c'est l'aspect de la physionomie, c'est l'attitude du
corps qui sont chargés de l'exprimer On ne peut
faire abstraction de ces éléments qui, pour n'être
pas notés par l'écriture, n'en sont pas moins partie
240essentielle du langage. Certaines formes de l'impératif
lui sont communes, comme on sait, avec l'indicatif :
il n'y a cependant aucune raison pour les
regarder comme empruntées à l'indicatif. Je suis
porté à croire, au contraire, que l'impératif est le
premier en date, et qu'à l'inverse de ce qu'on
enseigne, là où il y a identité, c'est l'indicatif qui
est l'emprunteur. Peut-être ces formes si brèves,
comme ἴθι, « viens ! » δός, « donne », στῆτε, « arrêtez ! »
sont-elles ce qu'il y a de plus ancien dans la
conjugaison.

Nous avons fait allusion au dédoublement de la
personnalité humaine. Il y a dans la conjugaison
sanscrite et zende une forme grammaticale où ce
dédoublement se laisse apercevoir à découvert ; je
veux parler de la première personne du singulier de
l'impératif, comme bravāni, « que j'invoque », stavāni,
« que je célèbre ». Si bizarre que puisse nous
paraître une forme de commandement où la personne
qui parle se donne des ordres à elle-même,
cela n'a rien que de conforme à la nature du langage 1225.
Cette première personne dit plus brièvement
ce qui est exprimé en d'autres langues d'une façon
plus ou moins détournée. Le français emploie le pluriel.
241Les bergers de Virgile s'interpellent eux-mêmes
à la seconde personne :

Insere nunc, Melibœe, piros ; pone ordine vites !

On doit comprendre maintenant pourquoi il a
toujours été si difficile de donner une définition
juste et complète du verbe. Ce sont encore les
anciens qui y ont le mieux réussi. Les modernes,
en définissant le verbe « un mot qui exprime un
état ou une action », laissent échapper une grosse
partie de son contenu, — la partie la plus délicate
et la plus caractéristique.

Si des modes et des temps nous passons aux personnes
du verbe, les choses deviennent encore plus
frappantes.

L'homme qui parle est si loin de considérer le
monde en observateur désintéressé, qu'on peut
trouver, au contraire, que la part qu'il s'est faite à
lui-même dans le langage est tout à fait disproportionnée.
Sur trois personnes du verbe, il y en a une
qu'il se réserve absolument (celle qu'on est convenu
d'appeler la première). De cette façon déjà il oppose
son individualité au reste de l'univers. Quant à la
seconde personne, elle ne nous éloigne pas encore
beaucoup de nous-mêmes, puisque la seconde personne
n'a d'autre raison d'être que de se trouver
interpellée par la première. On peut donc dire que
la troisième personne seule représente la portion
objective du langage.242

Ici encore il est permis de supposer que l'élément
subjectif est le plus ancien. Les linguistes qui ont
essayé de décomposer les flexions verbales devraient
s'en douter : tandis que la troisième personne se
laisse assez bien expliquer, la première et la seconde
personnes sont celles qui opposent le plus de difficultés
à l'analyse étymologique.

Une observation analogue peut être faite sur les
pronoms. Il n'a pas suffi d'un pronom « moi » : il a
fallu encore un pronom spécial pour indiquer que
le moi prend part à une action collective. C'est le
sens du pronom « nous », qui signifie moi et eux,
moi et vous, etc. Mais ce n'est pas encore assez : en
beaucoup de langues il a fallu un nombre tout
exprès pour indiquer que le moi est pour moitié
dans une action à deux. C'est l'origine et la véritable
raison d'être du duel dans la conjugaison.

On doit commencer à voir à quel point de vue
l'homme a agencé son langage. La parole n'a pas
été faite pour la description, pour le récit, pour les
considérations désintéressées. Exprimer un désir,
intimer un ordre, marquer une prise de possession
sur les personnes ou sur les choses — ces emplois
du langage ont été les premiers. Pour beaucoup
d'hommes, ils sont encore à peu près les seuls… Si
nous descendions d'un ou plusieurs degrés, et si
nous recherchions les commencements du langage
humain dans le langage des animaux, nous trouverions
que chez ceux-ci l'élément subjectif règne
seul, qu'il est le seul exprimé, le seul compris, qu'il
épuise leur faculté d'entendement et toute la matière
de leurs pensées.

Il ne s'agit donc pas d'un accessoire, d'une sorte
243de superfétation, mais au contraire d'une partie
essentielle, et sans doute du fondement primordial
auquel le reste a été successivement ajouté 1226.244

Chapitre XXVI
Le langage éducateur du genre humain

Rôle du langage dans les opérations de l'intelligence. — Où
réside la supériorité des langues indo-européennes.

Il n'y a pas lieu de craindre qu'on méconnaisse
jamais l'importance du langage dans l'éducation du
genre humain. Nous pouvons, avant tout autre
avis, nous en remettre là-dessus au sentiment des
mères : leur premier mouvement est de parler à
l'enfant, leur première joie de l'entendre parler,
de le voir étendre son vocabulaire. A cette échelle
on mesure ses progrès. Viennent ensuite les maîtres
de tous les degrés, de toutes les sortes, dont l'art
à chacun suppose le langage, quelquefois un langage
spécial. Il existe unanimité sur ce point : en
tout pays, dans l'antiquité comme de nos jours, en
Chine et dans l'Inde comme à Athènes et à Rome,
la langue fournit la matière du premier enseignement.

Cet accord universel a sa raison d'être : on n'a
pas de peine à comprendre de quelle action est sur
l'esprit le langage, si l'on réfléchit que chacun de
245nous ne le reçoit pas en bloc et tout d'une pièce,
mais est obligé de le reconstituer à nouveau. Il y a
là un apprentissage qui, bien qu'échappant aux
regards et inconnu de celui même qui s'y livre, n'en
est pas moins une sorte de training-school de l'humanité.
S'il est vrai que les meilleurs enseignements
sont ceux qui nous donnent le plus à faire par nous-mêmes,
quelle étude plus profitable peut-on concevoir
pour l'enfant ?

Rien que pour reconnaître le mot, que d'attention
ne faut-il pas ? car il s'agit de le dégager de ce qui
précède et de ce qui suit, il s'agit de distinguer
l'élément permanent des éléments variables et de
comprendre que l'élément permanent nous est, en
quelque sorte, confié, pour le manier à notre tour
et pour le soumettre aux mêmes variations. En
quelles occasions, en quelles rencontres, selon quels
modèles ? La plupart du temps, personne ne nous
en avertit : à nous de le découvrir. La phrase la plus
simple est une invitation à décomposer la pensée et
à voir ce que chaque mot y apporte. L'adjectif, le
verbe sont les premières abstractions comprises
par l'enfant. Ces pronoms moi et toi, mon et ton,
qui, en changeant de bouche, se transposent de
l'un à l'autre, contiennent sa première leçon de
psychologie…

A mesure qu'on avance dans cet apprentissage,
l'enseignement monte d'un degré.

Représentons-nous l'effort que devaient exiger
les langues anciennes, même pour les parler médiocrement.
Il fallait, pour les diverses déclinaisons,
établir des séries où certaines flexions se correspondaient
sans se ressembler, et où d'autres, qui
246se ressemblaient, devaient être tenues séparées. Un
classement analogue était nécessaire pour les personnes,
les temps, les modes 1227. Il y a là tout un
chapitre de vie intérieure qui recommençait avec
chaque individu. Le peuple portait donc en lui une,
grammaire non écrite, dans laquelle il se glissait
sans doute des erreurs et des fautes, mais qui, tout
compensé, n'en avait pas moins une certaine fixité,
puisque ces langues se sont transmises de génération
en génération pendant des siècles.

Quand nous considérons la peine que coûtent
aujourd'hui ces mêmes langues anciennes, nous
admirons quelles aient été populaires. Mais il faut
songer que l'éducation de la langue maternelle a
l'avantage de se faire à toutes les heures du jour
et en tous lieux, qu'elle a le stimulant de la nécessité,
qu'elle s'adresse à des intelligences fraîches et
qu'enfin elle présente ce caractère unique d'associer
les mots aux choses, et non les mots d'une langue
aux mots d'une autre langue. Les mêmes circonstances
se retrouvent pour toutes les langues maternelles ;
partout l'esprit de l'enfant résout le problème
avec la même facilité. Je ne veux pas dire toutefois
que le cours du temps ne puisse amener de telles
difficultés que les générations nouvelles n'en soient
déconcertées. Mais alors, comme on l'a vu 2228, l'intelligence
populaire s'en tire de la façon la plus simple :
elle fait disparaître la difficulté par voie d'analogie,
d'unification, de suppression. Comme le peuple, en
cette matière, est à la fois l'élève et le maître, ce
247qu'il change, ce qu'il unifie, ce qu'il abroge, devient
la règle de l'avenir.

Nos langues modernes, moins encombrées d'appareil
formel, n'en sont cependant pas affranchies.
La complication s'est, en outre, portée sur un autre
point. Il s'agit d'apprendre à employer des mots
presque vides de sens, mots tellement abstraits et
« serviles », qu'on peut toute sa vie en ignorer
l'existence, tout en les mettant à la place convenable.
C'est là qu'on observe une intelligence passée à
l'état d'instinct, pareille à celle qui guide les doigts
de l'ouvrière en dentelles, remuant, sans les
regarder, ses fuseaux.

S'il fallait énumérer et expliquer tous les emplois
de nos prépositions, on ferait un volume. Le dictionnaire
de Littré, pour le seul mot à, n'a pas moins de
douze colonnes 1229. Cependant le peuple se retrouve
sans difficulté dans cet apparent chaos. Ce n'est
point, nous l'avons vu, grâce à une notion plus ou
moins nette de la valeur du mot : pas plus que
les linguistes, il n'en saurait donner une définition
qui convînt à tous les emplois. Il se laisse diriger
par un certain nombre de locutions que la mémoire
retient et qui servent de modèles. Ainsi se maintiennent
et se propagent les tours de la langue : l'invention
travaille toujours sur un fonds déjà existant.

A qui n'est-il pas arrivé d'admirer les tours
imprévus de la langue populaire ? Outre le plaisir
248qu'on a toujours en présence d'une trouvaille, ces
rencontres ont encore l'avantage de laisser voir les
chemins par où l'intelligence a passé. C'est surtout
dans les occasions où quelque passion échauffe l'âme
et en augmente la force, qu'on peut, dans le parler
populaire, observer ces improvisations du moment.

L'intelligence humaine tire du langage, pour les
opérations de toutes les heures, les mêmes services
qu'elle tire des chiffres pour le calcul. C'est une conséquence
de l'infirmité de notre entendement, infirmité
bien connue de tous les philosophes, qu'il nous
est plus facile d'opérer sur les signes des idées que
sur les idées elles-mêmes 1230. Avant l'invention de
l'écriture, les hommes comptaient au moyen de cailloux.
Sans doute il a fallu que l'idée précédât : mais
cette idée est vacillante, fugitive, difficile à transmettre ;
une fois incorporée dans un signe, nous
sommes plus sûrs de la posséder, de la manier à
volonté et de la communiquer à d'autres. Tel est le
service rendu par le langage : il objective la pensée.

Après avoir été d'abord, et tout au commencement,
associés à la conception, les mots ne tardent
pas à prendre la place de la conception et à en tenir
249lieu : nous comparons, nous enchaînons, nous opposons
les signes, non les idées. Il est vrai que
derrière ces signes subsiste un demi-souvenir, un
quart de souvenir, un dixième de souvenir de l'idée
qu'il représente, et nous avons intérieurement le
sentiment que si nous le voulions, nous pourrions
rappeler l'idée à son ancienne netteté 1231. Mais il n'en
est pas moins vrai que, pour les opérations un
peu compliquées, pour les opérations devant être
faites rapidement, les signes nous suffisent. Non
seulement les mots, mais ces assemblages de mots
que nous avons appelés « les groupes articulés 2232 »,
nous sont nécessaires. Le langage se compose de
tout cela : il nous rend les idées plus maniables, et
il fournit en même temps les cadres du raisonnement.

Des penseurs lui en ont fait un reproche. « Chaque
mot représente bien une portion de la réalité 3233, mais
une portion découpée grossièrement, comme si l'humanité
avait taillé selon sa commodité et ses besoins,
au lieu de suivre les articulations du réel. » Supposons
pour un moment le reproche fondé. Comme il
est peu de chose au prix de l'immense service rendu
à la masse des hommes ! Tout imparfait qu'il est, le
langage dépasse la plupart d'entre nous : il nous
faut du temps pour le rejoindre. Combien peu
seraient capables de procéder par eux-mêmes à ces
découpures ! Nous avons vu d'ailleurs que les contours
n'en sont pas si résistants qu'on ne puisse les
plier ou les élargir pour les faire entrer en des classements
250nouveaux. Une langue philosophique, au
contraire, une langue sortie d'un système, où
chaque mot resterait à jamais délimité par sa définition,
et où l'affinité des mots serait calquée sur
l'enchaînement vrai ou supposé des idées, comme le
plan en a été dressé à différentes reprises, une telle
langue peut bien convenir pour quelques sciences
spéciales, comme la chimie, mais appliquée à la
pensée humaine, en sa variété et sa complexité, avec
ses fluctuations et ses progrès, elle ne manquerait
pas de devenir, au bout de quelque temps, une
entrave et une camisole de force. Il faudrait remanier
les cadres et recommencer tout l'ouvrage. Il n'en
est pas de même pour ce langage ordinaire qu'on
critique. A mesure que l'expérience du genre humain
augmente, les mots, grâce à leur élasticité, se remplissent
d'un sens nouveau.

S'il fallait dire où réside la supériorité des langues
indo-européennes, je ne la chercherais pas dans le
mécanisme grammatical, ni dans les composés, ni
même dans la syntaxe : je crois qu'elle est ailleurs.
Elle est dans la facilité qu'ont ces langues, et depuis
les temps les plus anciens que nous connaissions, à
créer des noms abstraits. Qu'on examine les suffixes
qui servent à cet usage : on sera surpris de leur
nombre et de leur variété. Ils ne sont point particuliers
à telle ou telle langue, mais on les retrouve
pareillement en latin, en grec, en sanscrit, en zend,
dans tous les idiomes de la famille. Ils sont donc
antérieurs : si bien, qu'empruntant les dénominations
251d'une autre science, qui marque les époques
par les monuments qu'on en a gardés, nous pourrions
parler d'une période des suffixes, période qui
suppose de toute nécessité une certaine force
d'abstraction et de réflexion. C'est la présence de
ces noms en grand nombre, ainsi que la possibilité
d'en faire d'autres sur le même type, qui a rendu
les langues indo-européennes si propres à toutes les
opérations de là pensée 1234. Encore aujourd'hui nous
nous servons des mêmes moyens, auxquels les âges
postérieurs ont à peine ajouté quelque chose. Si
nous voulions scruter les procédés dont use la littérature
la plus moderne pour renouveler les ressources
et les couleurs de son style, nous constaterions
qu'elle recourt à ces mêmes abstractions dont
les premiers spécimens sont contemporains des
védas et d'Homère.

Il n'est pas nécessaire pour cela d'imaginer des
intelligences transcendantes. On peut distinguer
divers degrés dans l'abstraction. Celle dont il est ici
question lient plus de la mythologie que de la métaphysique.
Elle est de même espèce que quand le
peuple parle d'une maladie qui règne ou de l'électricité
qui court le long d'un fil. Les abstractions
créées par la pensée populaire prennent pour elle
une sorte d'existence. Le monde a été rempli de ces
entités. La forme de la phrase, où tous les sujets
252sont représentés comme agissants, est un témoin
encore subsistant de cet état d'esprit. Le langage et
la mythologie sont sortis d'une seule et même conception.
Ainsi s'explique ce fait que la plupart des
noms abstraits sont du féminin : ils sont du même
sexe que ces innombrables divinités qui peuplaient
le ciel, la terre et l'eau. Encore aujourd'hui — tant
les choses ont de continuité — les philosophes qui
raisonnent sur la Matière, la Force, la Substance,
perpétuent plus ou moins cet antique état d'esprit 1235.

Habitués comme nous sommes au langage, nous
ne nous figurons pas aisément l'accumulation de
travail intellectuel qu'il représente. Mais, pour s'en
convaincre, il suffit de prendre une page d'un livre
quelconque, et d'en retrancher tous les mots qui,
ne correspondant à aucune réalité objective, résument
une opération de l'esprit. De la page ainsi
raturée il ne restera à peu près rien. Le paysan qui
parle du temps ou des saisons, le marchand qui vante
son assortiment de denrées, l'enfant qui apporte ses
notes de conduite, l'homme politique qui parle de
liberté ou de progrès, nous nous mouvons tous dans
un monde d'abstractions. Nous essaierions vainement
253d'en purger notre esprit. Les mots les plus ordinaires,
comme nombre, forme, distance, situation
sont autant de concepts abstraits. Le langage est
une traduction de la réalité, une transposition où
les objets figurent généralisés et classifiés par le
travail de la pensée.

Y a-t-il en Europe des langues qui soient plus
favorables que d'autres au progrès intellectuel ? A de
légères différences près, on peut répondre que non.
Elles sont toutes (ou presque toutes) issues de la
même origine, bâties sur le même plan, puisant aux
mêmes sources. Elles ont été plus ou moins nourries
des mêmes modèles, perfectionnées par la même
éducation. Elles sont donc capables d'exprimer les
mêmes choses, quoique déjà dans les limites de
cette étroite parenté il soit possible d'observer des
aptitudes spéciales. Mais si l'on voulait sentir l'aide
que le langage prête à l'intelligence et le tour particulier
qu'il lui impose, il faudrait comparer quelque
idiome de l'Afrique centrale ou quelque dialecte
indigène de l'Amérique. En brésilien, le seul mot
tuba signifie : il a un père ; son père ; il est
père. En réalité tuba veut dire « lui père ». C'est le
parler d'un enfant. Même des idiomes pourvus d'une
riche littérature ne sont pas toujours un appui suffisant
pour la pensée. En chinois, cette phrase :
šín hī thiēn peut se traduire : le saint aspire au
ciel ; il est saint d'aspirer au ciel ; celui-là est
saint qui aspire au ciel. Le Chinois dit simplement :
saint aspirer ciel 1236. Le service que nous rendent nos
langues, c'est de nous imposer une forme qui nous
254défende d'être vague, qui nous condamne à la précision.

On a appelé le langage un organisme, mot creux,
mot trompeur, mot prodigué aujourd'hui, et employé
toutes les fois qu'on veut se dispenser de chercher
les vraies causes. Puisque d'illustres philologues ont
déclaré que l'homme n'était pour rien dans l'évolution
du langage, qu'il n'était capable d'y rien modifier,
d'y rien ajouter, et qu'on pourrait aussi bien
essayer de changer les lois de la circulation du
sang, puisque d'autres ont comparé cette évolution
à la courbe des obus ou à l'orbite des planètes,
puisque, aujourd'hui, c'est devenu vérité courante et
transmise de livre en livre, il m'a paru utile d'avoir
enfin raison de ces affirmations et d'en finir avec
cette fantasmagorie.

Nos pères de l'école de Condillac, ces idéologues
qui ont servi de cible, pendant cinquante ans, à une
certaine critique, étaient plus près de la vérité
quand ils disaient, selon leur manière simple et
honnête, que les mots sont des signes. Où ils avaient
tort, c'est quand ils rapportaient tout à la raison
raisonnante, et quand ils prenaient le latin pour
type de tout langage. Les mots sont des signes : ils
n'ont pas plus d'existence que les gestes du télégraphe
aérien ou que les points et les traits (.—) du
télégraphe Morse. Dire que le langage est un organisme,
c'est obscurcir les choses et jeter dans les
esprits une semence d'erreur. On pourrait dire aussi
bien que l'écriture, elle aussi, est un organisme,
255car nous voyons l'écriture se modifier à travers les
âges, sans qu'aucun de nous en particulier ait une
action bien sensible sur son développement. On
pourrait dire que le chant, que le droit, la religion,
que tout ce qui compose la vie humaine forme
autant d'organismes.

Si l'on prend la nature dans le sens le plus large,
elle comprend évidemment l'homme et les productions
de l'homme. L'histoire des mœurs, des usages,
de l'habitation, du costume, des arts, l'histoire
sociale aussi et même l'histoire politique, feront
partie, ainsi que le langage, de l'histoire naturelle.
Mais si l'on admet une différence entre les sciences
historiques et les sciences naturelles, si l'on considère
l'homme comme fournissant la matière d'un
chapitre à part dans notre étude de l'univers, le
langage, qui est l'œuvre de l'homme, ne pourra pas
rester sur l'autre bord, et la linguistique, par une
conséquence nécessaire, fera partie des sciences
historiques. Que si, à cause de la phonétique, qui
étudie les sons de la langue, lesquels sont produits
par le larynx et la bouche, il fallait reporter la
linguistique aux sciences naturelles, rien ne pourrait
empêcher d'y mettre aussi tout le reste, car les
productions humaines, quelles qu'elles soient, viennent
en dernière analyse des organes de l'homme
et s'adressent à ses organes.

A plus forte raison la sémantique appartiendra-t-elle
à l'ordre des recherches historiques. Il n'y a
pas un seul changement de sens, une seule modification
de la grammaire, une seule particularité de
syntaxe qui ne doive être comptée comme un petit
événement de l'histoire. Dira-t-on que la liberté est
256absente de ce domaine, parce que je ne suis pas
libre de changer le sens des mots, ni de construire
une phrase selon une grammaire qui me serait
propre ? Nous avons montré que cette limitation de
la liberté tient au besoin d'être compris, c'est-à-dire
qu'elle est de même sorte que les autres lois qui
régissent notre vie sociale. C'est vouloir tout confondre
que de parler ici de loi naturelle

Je suis arrivé au terme de mon travail. Avec le
même soin que d'autres les recherchent, j'ai évité
les comparaisons tirées de la botanique, de la physiologie,
de la géologie. Mon exposition en est plus
abstraite, mais je crois pouvoir dire qu'elle est plus
vraie.

Je ne veux pas être injuste pour la théorie qui,
non sans éclat, avait classé la linguistique au rang
des sciences de la nature. En un temps où ces
sciences jouissent à bon droit de la faveur du
public, c'était un acte d'habile politique. C'était
aussi faire un devoir aux linguistes d'apporter à
leurs observations un redoublement d'exactitude.
Enfin cette idée contenait précisément la somme de
paradoxe nécessaire pour frapper la curiosité. Si l'on
avait dit : développement régulier, marche constante,
personne ne s'en serait soucié. Mais lois aveugles,
précision astronomique — l'attente générale était
mise en éveil.

Je ne crois pas cependant me tromper en disant
que l'histoire du langage, ramenée à des lois intellectuelles,
est non seulement plus vraie, mais plus
intéressante : il ne peut être indifférent pour nous
de voir, au-dessus du hasard apparent qui règne
sur la destinée des mots et des formes du langage,
257se montrer des lois correspondant chacune à un
progrès de l'esprit. Pour le philosophe, pour l'historien,
pour tout homme attentif à la marche de
l'humanité, il y a plaisir à constater cette montée
d'intelligence qui se fait sentir dans le lent renouvellement
des langues.

Fin de la sémantique258

11. En écrivant ceci, je pense à toute une série de livres et
d'articles tant étrangers que français. Le lecteur français se
souviendra surtout du petit livre d'Arsène Darmesteter, la Vie
des mots
. Il est certain que l'auteur a trop prolongé, trop poussé
à fond la comparaison, de telle sorte que par moments il a l'air
de croire à ses métaphores, défaut pardonnable si l'on pense à
l'entraînement de la rédaction. J'ai été l'ami, leur vie durant,
des deux Darmesteter, ces Açvins de la philologie française,
j'ai rendu hommage à leur mémoire, et je serais désolé de rien
dire qui pût l'offenser. (Voir à la fin de ce volume mon article
sur la Vie des mots.)

21. Je signale à l'attention de mes lecteurs le récent travail de
M. Victor Henry, qui, d'un point de vue différent, combat la
même erreur : Antinomies linguistiques.

31. Schleicher avait d'abord été destiné à l'état ecclésiastique.
Il avait ensuite été hégélien.

41. Dans mes Mélanges de mythologie et de linguistique, dans
l'Annuaire de l'Association des études grecques, dans les
Mémoires de la Société de linguistique, dans le Journal des
savants
, etc.

51. « Un souffle, s'écrie quelque part Herder, devient la peinture
du monde, le tableau de nos idées et de nos sentiments ! »
C'est présenter les choses en philosophe épris du mystère. Il y
avait plus de vérité dans le tableau tracé par Lucrèce. Il a fallu
des siècles et combien d'efforts pour que ce souffle apportât une
pensée clairement formulée !

61. Σημαντικὴ τέχνη, la science des significations, du verbe
σημαίνω, « signifier », par opposition à la Phonétique, la science
des sons.

71. Histoire de la langue française, 2e édit., p. 3, 10.

81. Il reste en français quelques comparatifs comme graignor,
forçor, hauçor, juvenor, gencior (de grand, fort, haut, jeune,
gent), et quelques superlatifs comme pesme (pessimus), proisme
(proximus). Mais ils sont déjà dépouillés en partie de leur vrai
sens et commencent à s'employer comme synonymes du positif.

91. Cela n'empêche pas que le mot plus, au sens de πλεῖον, et
avec sa pleine et entière signification, ne continue d'être employé.
Ex. : « En voulez-vous plus ? — Qui peut le plus peut le moins. »
Nous aurons par la suite de nombreux exemples de cette segmentation
des sens. Il est curieux d'observer que la prononciation
a jusqu'à un certain point différencié ces deux plus. Il en est un
troisième, qui a pris le sens négatif : Plus d'espoir. — Je ne
veux plus
. En grec moderne populaire on distingue πιό « plus »
(positif) et πιά « plus » (négatif).

101. Les cas de la déclinaison indiquaient bien le lieu où l'on
va, le lieu d'où l'on vient, celui où l'on est. Mais il n'y avait
pas de désinence pour dire « à travers », pour dire « sur », pour
dire « avec », pour dire « autour », etc.

112. On trouvera dans la Syntaxe de Delbrück de nombreux
exemples de ce changement de rôle, les anciens adverbes devenant
prépositions. Mais je diffère d'avis avec l'auteur du Grundriss
sur l'ordre et l'enchaînement des faits.

121. Dans ce membre de phrase : βλεφάρων ἀπὸ δάκρυον ἦκεν (a
palpebris lacrimam demisit), ἀπὸ accompagne le génitif plutôt
qu'il ne le régit. Il en est de même de ἐπί avec le datif : οἶσιν
ἐπί Ζεύς θῆκε κακὸν μόρον (quibus Jupiter imposuit malam sortem).
Ou de l'accusatif avec περί : νῆσον τὴν πέρι πόντος ἀπείριτος
ἐστεφάνωται (insulam quam circum pontus infinitus ambit). On
pourrait aussi bien, dans ces exemples, supposer que la particule
de lieu détermine les verbes.

131. Vie d'Octave Auguste, 86.

142. C. I. L., IX, 3 513.

151. C. I. L., VIII, 10 570 ; X, 3 344.

162. Boissier, Journal des savants, 1896, p. 503.

173. On sait que cette préposition a ensuite passé dans les langues
romanes : espagnol, cada uno ; italien, caduno ; ancien français
chaün, cheün.

184. P. 522. Parlant de la confusion des cas, M. Bonnet dit : « II
est permis de douter que l'usure des formes y ait été pour beaucoup.
Il ne faut pas oublier, en effet, que si l'accusatif singulier,
le plus souvent, ne se distingue de l'ablatif que par une m, qui
probablement s'articulait péniblement, il en est tout autrement
du pluriel et du singulier neutre dans la troisième déclinaison.
Ici les désinences as et is, os et is, es et ibus, es et ebus, us et ibus,
us et ore, en et ine, etc., avaient conservé leurs sons parfaitement
distincts. Il n'en fallait pas tant pour aider à discerner les cas. »

191. Ces postpositions existaient aussi en grec. Ainsi ἐκ dans ce
vers (Iliade, XXII, 444) :

ὄφρα πέλοιτο
Ἕκτορι θερμά λοετρά μάχης ἐκ νοστέσαντι.

201. Aussi ne pouvons-nous approuver la mode nouvelle qui
s'est établie depuis quelques années au sujet de la préposition
avec. « La Cour de Cassation, avec, à sa tête, le Premier Président. »

212. Il y a, comme le fait remarquer M. Jespersen, une certaine
élégance mathématique à remplacer par une simple lettre les
désinences si variées du latin. Mais on ne peut douter que les
anciens prenaient plaisir à cette variété : c'était comme une
série d'accords musicaux qu'ils aimaient à entendre résonner
et se mélanger. Le langage s'est dépouillé de ce luxe un peu
enfantin.

221. De là la question qu'on entend si fréquemment : Quelle
différence y a-t-il ?…

231. Le Patois de la commune de Vionnaz (Bas-Valais), dans
la Bibliothèque de l'École des hautes études. 1880.

241. A. Meillet, De Indo-Europæa radice men, Paris, Bouillon,
1897.

252. Il., XX, 19 ; Od., XXIV, 162, etc.

261. Théognis, v. 591, 1029. Cf. Euripide Alceste, v. 985.

272. Dans les langues modernes, la racine tol, contenue en
τολμάω , a servi à nommer la patience en allemand (Ge-dul-d),
la tolérance en français.

283. Le verbe ἔλπω commençait par un v ou F, comme on le
voit par le parfait ἔολπα (pour ϜέϜολπα). L'u, dans les mots
latins, est une voyelle de liaison.

291. Πονηρὰ ἱππάρια , πονηρόν ὅψον , ὕδωρ . Πονηρὰ πράγματα . De la
même racine qui a donné πόνος , « la peine », πενία , « la pauvreté »,
πένομαι , « être dans l'indigence ». — Cf. le double sens
de méchant en français. De même χέρης , « pauvre », avec son
comparatif χερείων , χείρων . Le participe κεχρημένος signifie
« besogneux, pauvre ». La honte, dit Homère (Od., XVII, 347),
ne convient pas au pauvre. :

Αἰδὼς δ'οὐκ ἀγαθὴ κεχρημένῳ ἀνδρὶ παρεῖναι.

301. Nous reviendrons sur ce point au chapitre de l'Analogie.

311. C'est l'adjectif (ἄνθρωπος ayant d'abord été adjectif) qui
prend la signification la plus générale. Il en est de même pour
Mann et Mensch. Il en est de même aussi en français, pour les
hommes
et les humains.

322. Guiraut del Olivier, cité par M. Schuchardt (Romanische
Etymologieen
, I, p. 5) :

Els us son trop savis e sabens,
Los autres sabens e no savis,
Los autres ni savis ni sabens.

331. Nous avons en français quelque chose de semblable, mais
seulement à l'état rudimentaire. Pour marquer la différence
entre l'homme et les animaux on a poitrine et poitrail, narines
et naseaux, etc. L'allemand emploie fressen (ver-essen) pour les
animaux seulement. Il va sans dire que l'étymologie n'y est
pour rien.

341. Voir à la fin de cette première partie.

351. Il faut excepter toutefois les deux savants américains
M. Wheeler et M. Bloomfield, dont on trouvera cités les travaux
plus loin. M. Ludwig, sous le nom d'Adaptation, a d'abord
attiré l'attention de ce côté.

361. Cf. en grec εὑρίσκω , « je trouve », τιτρώσκω , « je blesse »,
διδράσκω , « je cours », etc. Sur cette désinence, dans Homère,
voir à la fin du volume, le morceau intitulé : Ἀυτομίμησις.

372. Il y a différence de quantité, le suffixe tor ayant eu primitivement,
selon l'occurrence, o long ou o bref. Cf. en grec
ῥήτωρ, ῥήτορος.

381. Du reste, par elle-même, cette formation en ια n'implique
rien de ce genre : ἁρμονία, « union » ; διδασκαλία, « enseignement » ;
μεσημβρία, « midi, », etc.

391. On pourrait faire des observations toutes semblables sur nos
mots français en iller, comme sautiller, en été, comme tacheté, etc.

402. Nous citerons à titre d'échantillons : animula, apicula,
avunculus, agellus, corolla, bacillum, etc. Un diminutif est à la
base de somnolentus, fraudulentus, violare

413. Voir Grimm, Grammaire allemande, III, 688.

421. On sait que le suffixe mentum est le développement de
men : augmen, augmentum ; segmen, segmentum.

432. Sayce, Introduction to the science of language, II, 346.

441. Ou même operis faciundo (Orelli, 5 757), en faisant de
faciundum un substantif neutre, semblable pour le sens au
français confection.

451. La vraie solution a été donnée par M. L. Havet. Les
exemples ont été réunis par notre élève regretté S. Dosson, De
participii gerundivi significatione
, Hachette, 1887. Voir aussi
ce que j'ai dit dans les Mémoires de la Société de linguistique,
VIII, 307.

461. Voir ses Grundzüge (5e édit.), p. 61. M. Ascoli avait déjà
conjecturé quelque chose de semblable. C'est le même c que
nous avons en latin dans fecundus, jucundus.

472. Au mot français chaise on a trouvé un singulier, shay.
Chaise de poste a été rendu par post-shay. Cf. Wheeler, Analogy,
p. 14.

481. Dans ses Remarques sur la langue française, Vaugelas fait
mention de cette règle : « Cette règle, dit-il, est fort belle et très
conforme à la pureté et à la netteté du langage ». C'est ce que
Guillaume de Humboldt exprime de son côté en ces termes :
« Es sinken die Formen, nicht aber die Form, die vielniehr
ihren alten Geist über die neuen Umgestaltungen ausgoss. »

491. Voir ci-dessus, p. 36.

502. La rue Montmartre, le boulevard Malesherhes, la place
Victor-Hugo
, etc. Les plumes Saint-Pierre, les lampes Swan, etc.

511. Comparez ce que j'ai dit au sujet de l'allemand dans mon
livre : De l'enseignement des langues vivantes, p. 65.

521. L'anglais child, qui faisait anciennement au pluriel cilder,
cildre, a encore ajouté par-dessus la syllabe en : children. Sur
l'identité primitive de Kind et de child, voir les Mémoires de la
Société de linguistique
, t. VII, p. 445.

531. Je suppose qu'il est inutile de répéter ce que j'ai dit en
commençant sur cette volonté à demi consciente et opérant à
tâtons qui préside à l'évolution du langage.

541. Quelques linguistes, en ces dernières années, ont soutenu
que la conjugaison en μι était la plus moderne. Nous ne pouvons
voir dans cette thèse qu'un ingénieux paradoxe, que la
vue seule du latin aurait dû empêcher de naître.

551. Les faits sont les mêmes dans l'Inde. Voir Otto Franke,
Die Sucht nach a Stümmen im Pâli. (Annales de Bezzenberger,
XXII, p. 202.)

562. Odyssée, I, 352.

571. Il y a encore quelques rares traces de l'état antérieur. Aulu Gelle
(XIX, 7) cite de Lévius l'expression silenta loca. Silenta
est un pluriel neutre à la manière de φιλοῦντα . Mais le latin a
perdu l'habitude de ces neutres : il dit veloc-ia, locuplet-ia,
simplic-ia Au génitif pluriel, on a encore parentum, animantum :
mais la forme ordinaire est ium (adulescentium, infantium,
discordium).

581. Præfectus fabrum, duo milia sestertium, templa deum, etc.

592. Nous devons ce modèle d'étude historique à M. Ascoli, dans
les Studien de Curtius, IX, 342.

601. Encore au XVIe siècle, les fractions, en mathématiques,
s'appellent les nombres roupts. La route désigne une voie qu'on
a faite en rompant la forêt et le terrain.

612. Les enfants, en disant j'ai prendu, se conforment aux
modèles fournis par la langue. On a, depuis longtemps, reconnu
en eux d'actifs auxiliaires de la régularité grammaticale. Au
lieu de I came, I caught, on les entend dire en anglais I comed,
I catched.

623. Les verbes latins ayant leur parfait en ui, comme habui,
tenui, ont été des premiers à prendre un participe en utus.

634. Les seuls survivants qui n'aient pas été remaniés sont :
vous dites (dicitis), vous faites (facitis). Sur l'origine de la
désinence ons il s'est engagé entre romanistes une longue discussion
qui dure encore : Nous persistons à penser qu'il faut
adopter une solution uniforme pour ons et pour ez. (Voir Mémoires
de la Société de Linguistique
, VII, 12.

641. Curtius, Das Verbum, I, 74.

651. On a soutenu récemment que c'est noctu qui a influencé
diu : mais pour établir la vraie filiation, il suffit de rappeler le
sanscrit divas ou djus, « jour » (pūrvē-djus, « hier »).

661. La forme mortus est, en effet, celle que le verbe a reprise
dans les langues romanes.

672. Mortuum aut vivum. — vivo et mortvo. C. I L. VI, 6407 ;
IX, 4 816, etc.

683. Sanscrit pas, « après », dans paç-cāt.

694. De septem triones « les sept bœufs », ou selon d'autres « les
sept étoiles ».

701. L'analogie par opposition se retrouve également dans l'antithèse
ἡμεῖς et ὑμεῖς, μακρός et μικρός ;. Voir aussi (.Mém. Soc.
ling.
, IX) ce que j'ai dit de l'adverbe σιωπῆ.

712. Journal de Kuhn, XXV, 289.

721. Voir Bloomfield, On adaptation of suffixes in congeneric
classes of substantives
. Baltimore, 1891. — Zimmer, American
Journal of Philology
, 1895, p. 419.

731. Obliviscor signifie littéralement « jaunir, s'effacer ». La
métaphore vient d'une écriture qui pâlit. Varron (De L. L., V,
10) appelle les mots sortis de l'usage : oblivia verba.

741. Felicia arma. Felix omen.

751. L. Duvau, Notes de Sémantique.

761. C'est ainsi qu'un écrivain dramatique moderne, d'après
parloir, a fait baîlloir. L'allusion est la forme littéraire de
l'analogie. M. le Prof. Lannian m'apprend qu'à l'imitation de
engineer on dit en Amérique motorneer, et à l'imitation de
chandelier on entend dire electrolier.

771. Un vin agréable à boire. — Un conseil difficile à suivre. —
Une offense impossible à pardonner. — En grec καλός ὁρᾶν, ἄξιος
θαυμάσαι, ῥᾴδιον μαθεῖν. — En latin : mirabile visu, difficile
dictu
, etc. Cicéron (Ad Fam., IX, 25) nous donne en passant
cet exemple de changement survenu dans le sens : Nunc ades
ad imperandum, vel ad parendum potius : sic enim antiqui
loquebantur
(en français ; avancer à l'ordre).

781. Infinitorum vis in nomen rei resolvitur. (Priscien.)

792. Comparer, par exemple, frui et fructus, regere et regio, etc.
Voir, ci-dessous, le chapitre des mots abstraits.

801. Cette explication des verbes allemands en ieren a été contestée
par M. Leo Wiener (American Journal of philology, 1895,
p. 330). Ce savant pense qu'il en faut chercher l'origine dans
les noms en ier, ierre, comme floitierre « flûtier », d'où floitieren
« flûter ». Mais les faits ne paraissent guère d'accord avec cette
explication. Nous voyons clairement deux désinences superposées
dans les verbes comme condewieren, français conduire.

811. On trouve déjà dans les Évangiles apocryphes : Θέλω ἵνα
ἐπιβουλεύσομεν. - Πρέπει ἳνα ἀπωστείλωμεν.

822. Il se peut que la perte de l'infinitif en grec moderne soit
due à l'influence des nations voisines. « Les autres langues
indo-européennes de la péninsule des Balkans montrent le même
phénomène : elles ne possèdent plus l'infinitif ; le bulgare,
l'albanais, le roumain, et, jusqu'à un certain point, les patois
italiens de l'Apulie sont dans ce cas. » (Meyer-Lübke). Alors
le point de départ doit probablement être cherché dans l'albanais.

831. Encyclopédie d'Ersch et Gruber, III, t. XIII, p. 172.

841. Voir Mém. Soc. ling., VII, 188. L'osque amprufid, qui correspond
au latin improbe, est un témoin qui ne permet aucun
doute sur l'origine ablative.

851. On pourrait encore citer, dans les langues slaves, la création
du « Genre animé », qui repose sur une distinction grammaticale
entre les substantifs désignant les êtres doués de
vie et ceux qui ne le sont pas. Cette distinction est venue après
coup et (à l'origine) grâce à un pur accident de la langue. Voir
le travail d'A. Meillet, dans la Bibliothèque de l'École des hautes
études
.

861. Voir ci-dessus, p. 37.

871. On a d'ailleurs supposé, non sans vraisemblance, que le
flottement serait moins grand s'il n'y avait pas eu un mélange
qui a constitué ce qu'on appelle « la langue homérique ».

882. Quelquefois l'invention d'un procédé fort simple livre à
l'intelligence populaire plus de formes qu'elle n'en peut utiliser.
De ce nombre est l'emploi des verbes auxiliaires. Le jour où
l'on commença de dire impruntatum habeo, « j'ai emprunté »,
on inaugurait un mécanisme plus riche qu'on ne croyait et dont
tous les produits n'ont pas pu recevoir une affectation distincte.

891. Masculin qui se trouve encore dans Fronhof, « cour seigneuriale »,
Fronrecht, « droit seigneurial », Fronleichnam,
« corps de Notre-Seigneur ».

902. D'où vidame (vice-dominus).

913. Ces sortes d'éclaircies pratiquées (quelques-unes assez
récemment) dans le vocabulaire sont encore plus visibles pour
certains noms d'animaux, comme taureau et vache, cerf et
biche, coq et poule, etc.

921. Ne pas confondre avec quŏtus, qui est un dérivé du nom
de nombre quŏt.

932. Elle dit, par exemple, en un seul mot : ἳσταμαι, « je me
place », ἳστασαι, « tu te places », ἳσταται, « il se place ». Mais
elle n'a pas essayé de dire en un seul mot : « je te place » ou
« il me place ».

941. Sayce, Introduction lo the science of language, I, 205
(3e édit.).

951. En sanscrit, ģar, « s'user, vieillir ». Le participe ģīrna se
dit, par exemple, de vêtements usés. — La contraction du premier
membre est la même que dans æ-tas (pour aevi-tas),
æ -ternus (pour ævi-ternus).

962. De aus (grec οὖς ), « l'oreille », et dio (cf. con-dio), « placer ».
On peut rapprocher le synonyme aus-cultare.

971. Reinhold Bechstein dans la Germania de Pfeiffer, t. VIII.

982. De la même famille de mots qui a donné experiri, peritus.

991. Du gothique leisan, « savoir ».

1002. Cf. l'allemand albern, « sot », qui correspond au vieux
haut-allemand alawâr, « bon, amical ». De même, simple en
français, einfältig en allemand.

1011. Le lecteur trouvera une ample collection d'exemples dans
l'attrayant ouvrage du savant danois, Chr. Nyrop, Ordenes Liv
(Vie des mots). Une traduction allemande en a été donnée
par Robert Vogt, Leipzig, Avenarius, 1903.

1021. Virgile l'emploie en parlant des persécutions des dieux :

Aspera Juno,
Quæ mare nunc terrasque metu cœlumque fatigat.

Il est apparenté à fatisco. Fessus, qui est de la même famille,
a lui-même beaucoup perdu de son énergie. Le primitif est le
substantif fatis, qui s'est conservé dans affatim, « assez », littéralement
« jusqu'à éclater ».

1032. Déjà en latin : Ne torseris te (Pline le Jeune, IX, 21).

1043. Versehren, « ravager », unversehrt, « non blessé », sont de
la même famille. Le chef de la famille est le vieux haut-allemand
sér, « douleur ».

1051. Luc, XIV, 23.

1062. Pour les vilains, on se servait du mot Meister. Ex. Herr
Hartmann von Aue, Meister Gottfried von Strassburg
.

1071. Voir le Dictionnaire de Grimm, au mot er.

1082. Voir ci-dessus, p. 96.

1091. Pour les anciens mots, il serait plus juste de dire racine
verbale
au lieu de verbe.

1101. De fela, « mamelle ». Ce même mot fela a donné filius, « le
fils », proprement « le nourrisson ».

1111. Cicéron écrit que tous les hommes perdus de réputation se
groupent autour de César : omnes damnatos, omnes ignominia
affectos illac facere
. — Rapprocher aussi la locution : Tecum
facio
(je fais cause commune avec vous).

1121. Entendu en ce sens, le contraire de facio est deficio. Ce
qu'une faction ou un parti est le moins disposé à pardonner,
c'est la défection de l'un des siens.

1131. Il faut remarquer le changement de genre qui s'est opéré
pour quelques-uns de ces composés allemands : die Sanftmuth,
die Wehmuth. A l'origine, Muth était du neutre.

1142. On dit cependant Lückenbüsser, « bouche-trou ». Il existe
à Breslau une Altbüsserstrasse, « rue des savetiers ». Cauer,
Programme du gymnase de Hamm, 1870.

1151. Ant. Thomas.

1161. I, 6.

1171. Vadium est inusité en latin classique, où il est remplacé
par vadimonium. Mais il a reparu dans le latin du moyen âge :
nous en avons tiré le français gaqe. Le gothique ga-wadjan,
l'anglo-saxon weddian, d'où l'anglais wed et l'allemand wetten,
sont, à ce que je crois, des emprunts faits au latin. Les termes
juridiques, pour lesquels il importait de bien s'entendre, ont
passé en grand nombre des Romains aux Barbares. — Sur cette
famille de mots, voir mon Dictionnaire étymologique latin, au
mot vas, vadis.

1181. J. Loth, Revue de l'histoire des religions, 1896, article sur
le droit celtique.

1192. De là l'anglais fee, « récompense, salaire, honoraires ».

1203. Le neutre tapas, « cha!eur », existe en sanscrit. Le rapport
de tempus et tepor est le même que celui de decus et decor,
fulgur et fulgor. Il est resté quelque chose de l'idée de la température
dans le verbe temperare.

1211. Mémoires de la Société de linguistique, VI, p. 3. Au
sujet de la substitution du t au d, cf. cotoneum= κυδώνιον,
citrus = κέδρος. Cette substitution fait supposer que le passage
de στάδιον à spatium, s'est fait par l'intermédiaire de l'étrusque.

1221. Σπλήν, « la rate » : un homme malade de la rate était splenidus
(cf. rabidus, de rabies). Les anciens plaçaient dans cet
organe le siège de la jaunisse.

1231. Le mot βοῦς bœuf, étant contenu dans βουκαλέω et dans
ἑκατόμβη.

1242. Armus, « épaule », a fait armare, d'où arma, lequel a commencé
par désigner les armes défensives, par opposition à tela,
les armes offensives. Armorum atque telorum portationes (Salluste).

1251. C'est grâce à la métaphore, selon la remarque de Quintilien
(VIII, 6), que chaque chose semble avoir son nom dans
la langue.

1261. Putare est lui-même arrivé au sens de « calculer » par
une métaphore. Putare rationes, « apurer des comptes » -. Putare,
purum facere, disent Vairon et Festus. C'était l'expression consacrée
pour l'émondage des arbres et des vignes : putare vitem,
arbores. Le mot en son sens propre s'est conservé en vieux
français : poder, pouer (« pouer et tailler la vigne », chez Olivier
de Serres) ; poâ, « tailler », en patois de la Suisse romande. Ce
poder, « nettoyer », a passe en allemand : butzen, putzen (den
Baum
, den Strauch, die Hecke putzen) ; puis on a dit : den
Bart
, die Haare putzen ; enfin le mot a passé au sens de toilette
et de parure (die Putzmacherin, « la modiste »).

1271. De libra, « la balance ».

1282. De la même racine qui a donné vēnum, « la vente ».

1291. Quintilien, VIII, 9. Arsène Darmesteter a essayé une classification,
pour laquelle nous renvoyons à la Préface de son Dictionnaire
étymologique.

1302. Mémoires de la Société de linguistique, V, 346.

1311. Nam gemmare vites, luxuriem esse in herbis, lætas esse
segetes etiam rustici dicunt (De Or., III, 38). Lætus, que Cicéron
considère comme une métaphore, est également le mot propre
(« de grasses moissons »).

1322. Le vocable est probablement bien antérieur à la langue
latine. On a chez Hésychius cette glose : Γερδιός ὑφάντης.

1333. Or., II, 33. — Il est curieux de constater que le verbe
ordiri a survécu en français précisément en son sens primitif :
ourdir. Le tisserand l'avait fourni : le tisserand l'a conservé.

1341. D'une racine pet qui se retrouve dans le grec. πέτομαι,
« voler ».

1352. Il y avait à Rome une Lex rivalicia (Festus, p. 340), qui
réglait les rapports entre rivales.

1363. Alceste, v. 213.

1374. Cf. Βόσπορος, « le Bosphore ».

1381. Combien d'expressions ne devons-nous pas au théâtre !
Jouer un rôle dans une affaire, faire une scène à quelqu'un,
une personne qui se tient dans la coulisse, un drame qui s'est
passé hier
, un changement à vue, un personnage muet, etc. Ce
nom même de personnepersona, — que Cicéron employait
déjà comme nous, est un mot de théâtre puisqu'il signifie
« masque ».

1391. Voir, sur ce sujet, F. Gohin, Les Transformations de la
langue française au XVIIIe siècle
, p. 190, n.

1401. Od., XVII, 66, 405. — On remarquera que c'est exactement
la même expression que le latin industrius (de indu et struere).
Il est resté quelque chose de l'ancien sens péjoratif dans la
locution : de industria.

1411. Pas toujours en mauvaise part :

ὦναξ Παιάν,
ἔξευρε μηχανάν τιν Ἀδμήτῳ κακῶν. Euripide (Alc., 221.)

« Trouve, ô Apollon, quelque secours aux maux d Admète. »

Un homme sans ressources, une chose impossible, s'appellent
ἀμήχανος.

1421. Sur ces imitations, dont on trouve des exemples dans toutes
les langues, voir L. Duvau, dans les Mémoires de la Société de
linguistique
, VIII, p. 190. Un spécimen intéressant est le français
compagnon, qui a son prototype dans le gothique gahlaiba
(de hlaifs, « pain »).

1432. Voir entre autres des imitations du latin par le vieil irlandais,
Journal de Kuhn, XXX, 233, article de Zimmer.

1441. De là aussi ἀρμαστή (pour ἀρμοστή) qui désigne en grec
moderne l'accordée, la fiancée.

1451. C'est la traduction exacte du latin concretio.

1461. Casina, IV, 4, 16. Scio, sed meus fructus est prior. Le même
fait s'est passé pour victus, qui signifiait d'abord le genre de
vie et qui a fini par signifier la nourriture. Mais l'épaississement
est à un état moins avancé.

1471. Rig-Véda, III, 19, 4 : ā vaha dēvatātim, « amène-nous les
dieux ».

1482. Il est curieux de constater que classe a repris son ancienne
signification dans notre langue militaire.

1491. D'une racine por, « attribuer », qui se retrouve dans le
grec ἔπορον, « j'ai procuré » ; πέπρωται , « il a été attribué ».

1502. Nous disons de même des habitations, des constructions.
Homère dit déjà d'Ulysse, au moment où il va construire un
navire : εὖ εἰδὼς τεκτοσυνάων, « fort entendu en constructions ».

1513. Il existe des indices qui permettent de croire que les noms
latins en tus, comme exercitus, amictus, ont été d'abord du
féminin. On trouve chez Ennius : Non metus ulla tenet. Cf. les
féminins grecs comme πρακτύς, « action », θελκτύς, « enchantement ».

1521. J. Meyer, Mémoires de l'Académie de Vienne, 1895, p. 72.

1532. Quoique l'infinitif résiste davantage à ce changement, nous
observons cependant qu'un certain nombre d'infinitifs, comme
devoir, plaisir, loisir, n'y ont point échappé.

1541. Rajna, dans les Comptes rendus de l'Académie des Lincei,
1891, p. 336.

1551. De πολύς, « nombreux », et σημεῖον, « signification ».

1561. Victor Egger, La Parole intérieure. — « Souvent ce que
nous appelons entendre comprend un commencement d'articulation
silencieuse, des mouvements faibles, ébauchés, dans l'appareil
vocal. » (Ribot.)

1572. Par exemple pas, point, pris en deux sens différents :

Les accommodements ne font rien en ce point :
Les affronts à l'honneur ne se réparent point.
(Corneille).

Et maintenant il ne faut pas
Quitter la nature d'un pas.
(La Fontaine.)

1581. On a dit d'abord : être au danger (au pouvoir) de ses ennemis,
tirer quelqu'un du danger de mort. C'est le bas-latin dominiarium.

1592. Il en est un peu de ces mots comme des noms propres tels
que Regnault, Renault, Renaud, etc., qui partis d'un même
type, reviennent à l'Almanach Bottin avec leur orthographe
spéciale.

1601. Nicolas Andry.

1611. Un exemple en français de cette polysémie indirecte est
grenadier, qui désigne tour à tour un soldat et une espece
d'arbre. Pour trouver le point de jonction, il faut remonter à la
grenade. C'est surtout à cette fausse polysémie que s'alimente
l'esprit de mots.

1622. Maturate fugam, regique haec dicite vestro Æn., I, 146.)

Maturandum Annibal ratus, ne praevenirent Romani (Tite Live,
XXIV, 12).

1631. La plupart des problèmes relatifs au genre doivent se
résoudre ainsi. Oriens, occidens sont du masculin à cause de sol
sous-entendu. Prosa est du féminin à cause de oratio. Ovile est
du neutre à cause de stabulum. Nous ne parlons ici, bien
entendu, que des substantifs de seconde formation.

1641. Voir, sur ce mot, un article de M. Weil dans l'Annuaire de
l'Association pour l'encouragement des études grecques
, 1884.

1651. Le latin de Grégoire de Tours ; p. 255.

1661. La construction régulière exigeait le datif. Nous disons
encore : « il ne veut entendre à rien. — Je ne sais auquel
entendre. »

1672. La locution condamnée par les grammaires : fixer un but,
fixer une personne est tout à fait de même sorte. Mais elle a le
tort de venir à une époque où ces raccourcissements ne passent
point inaperçus.

1683. Une autre abréviation, celle-ci toute matérielle, a fait du
français défense l'anglais fence. La partie du mot qui en indiquait
le véritable sens a disparu.

1691. On trouvera une liste bibliographique dans les Studien de
Curtius, V, p. 4, et VII, p. 1 ; une énumération des ouvrages
plus récents chez Brugmann, Grundriss, II, p. 21. Citons seulement
ici deux travaux français, l'un et l'autre importants :
Meunier, Les Composés syntactiques en grec, en latin, en français
(Durand, 1872) ; Ars. Darmesteter, Traité de la formation
des noms composés
(2° édition, 1894).

1701. Feslus, participe passé de fendo, « heurter ». Res manifesta
est une chose qu'on peut toucher du doigt.

1711. Si l'anglais n'avait que des composés comme world (pour
wer-old, « âge d'homme »), ou lord (pour hlāf-ward, « qui dispense
le pain »), la langue anglaise n'aurait pas plus que la
nôtre gardé l'usage des composés.

1721. En sanscrit, grāva-hasta, de grāvan, « pierre », et hasta,
« main », est une épithète du prêtre qui écrase le soma. — Cf.
F. Justi, Zusammensetzung der Nomina.

1731. Pour reprendre les exemples cités plus haut, on comprendrait
très bien l'interprétation suivante : « les cinq frères Pândavas,
leur mère sixième ». Et ainsi des autres. — Nous disons
en français : « Il vient, les cheveux hérissés, le visage en feu »,
sans qu'il soit possible d'expliquer, au point de vue de la syntaxe
française, ce que sont ces membres de phrase.

1741. Präsidentschaftswahlkampf. — Postdampfersubventiononsvor
lage
. — Vierwaldstätterseeschraubendampfschiffgesellschaft. —
Das einiährigfreiwillige Berechtigungswesen. — Heute verschied
Frau… Chef-redacleurs-wittwe der Allgemeinen Zeitung
.

1751. Au lieu de dire : Es schreit zum Himmel, « cela crie au
ciel », l'allemand, par une ellipse dont l'habitude dérobe la
hardiesse, peut dire : Es ist himmelschreiend. Il y a eu sans
doute amalgame avec les composés comme himmelklar, himmelweit,
« clair comme le jour », « loin comme le ciel ».

1761. M. Hugo Schuchardt a étudié à ce point de vue le langage
parlé par les Slaves et par les Allemands d'Autriche. Il essaie
de réduire en tableaux et en chiffres les fautes causées des deux
côtés par un souvenir intempestif de la langue maternelle. Ce
sont, au fond, les mêmes fautes qu'on fait au collège, et que
nos professeurs estiment au jugé.

1772. Dans le dialecte épirote, au lieu de θα, on trouve encore
θελά.

1781. Voir, par exemple, la fine analyse de la particule latine an,
par James Darmesteter, dans les Mémoires de la Société de linguistique,
t. V.

1792. Quamvis sis molestus, nunquam te esse confitebor malum
(Cicéron, Tusc, II, 25, 61. Il est question de la douleur.) « Sois
importune tant que tu voudras : je n'avouerai jamais que tu es
un mal. »

1801. Cf. e regione.

1811. Jàska, Nirukta, au début.

1821. Quand tous les monuments de la céramique et de la sculpture
auraient péri, les mois effigies, figura, fingere, nous
diraient que les Romains n'ont pas été étrangers aux arts plastiques.
Le seul substantif invidia nous apprendrait que la
superstition de la jettatura existait à Rome. Telle est la nature
des renseignements que nous fournit le langage.

1831. On sait que Calvados est pour Salvador. L'erreur est venue
d'une carte du diocèse de Bayeux, de 1650, qui porte ces mot :
Rocher du Salvador. Sans la faute de lecture, le rocher n'aurait
jamais eu pareille fortune.

1841. Tels sont (pour les citer sous leur forme grecque) ἀπό, περί,
ἐπί, πρό, ἐνί, etc.

1851. Plaute, Amph., I, 3, 45. Abi præ, Sosia, jam ego sequor.
- Térence, Eun., V, 2, 69. I præ : sequor.

1861. On trouve dans Plaute præsente testibus et dans Térence
præsente nobis. C'est ce qu'on peut appeler des formations prépositionnelles
restées à moitié chemin.

1871. Les pronoms, dit Reisig, sont une invention de la commodité
(eine Erfindung der Bequemlichkeit), pour remplacer soit
un substantif, soit un adjectif.

1881. On est convenu de réserver le nom de verbes transitifs aux
seuls verbes qui se construisent avec l'accusatif. Dans un sens
plus large, on peut appeler aussi transitifs les verbes qui, comme
μιμνήσκω , χρῆσθαι , se construisent avec le génitif ou le datif.
Ce n'est pas le choix de tel ou tel cas qui importe, mais l'étroite
connexion établie par l'esprit, à tel point que le verbe paraîtrait
incomplet sans son accompagnement.

1891. Inversement, obstare est arrivé en français au sens d'enlever.
On a dit d'abord : « ôter la retraite à quelqu'un, lui ôter les
moyens de vivre ».

1901. Jacob Grimm, dans son Dictionnaire, intervertit l'ordre des
choses. Il considère le sens transitif comme le plus ancien. Il
traduit par deculcare, et donne comme premier exemple : den
absatz vom schuh, den schuh vom fusz abtreten
. Dans la locution :
ein Land abtreten, « céder un territoire », il croit voir
une image : mit dem fusze von sich abtreten. La métaphore
serait, à tout le moins, bizarre.

1911. Meditor, meditatio, sont des termes d'école ou de gymnase
venus de Grèce en Italie : ils représentent le grec μελετᾶν, μελέτη,
μελέτημα. Un exercice militaire s'appelait meditatio campestris ;
un exercice oratoire, meditatio rhetorica. Virgile emploie le mot
comme verbe neutre et au sens propre quand il dit : meditantem
in prœlia taurum
.

1921. Θιγγάνειν, ψαύειν, τυγχάνειν

1932. C'est ce qu'ont méconnu d'excellents grammairiens, qui
ont préféré supposer une ellipse. Ainsi Kühner (§ 415) explique
ἐπιθυμῶ τῆς σοφίας par ἐπιθυμῶ ἐπιθυμίαν τῆς σοφίας.

1941. Hollandais buiten. De là, pur opposition à Binnenzee, « la
mer du dedans », Buitenzee, « la mer du dehors ». Storm, Philologie
anglaise
, p. 8.

1951. En une langue plus moderne, si hæc, Dii, feceritis.

1962. L'adverbe sic n'est pas autre chose que si accompagné de
l'enclitique que nous avons dans nunc, tunc.

1973. Le français est allé encore plus loin. Le conditionnel, après
si, paraîtrait un pléonasme.

1981. Dans la langue homérique, το est souvent employé à la
façon d'un relatif. Ex. : Εἰ μέν τις θεός ἑσσι, τοὶ οὐρανόν ἐὐρὺν
ἕχουσι — ' Ἀλλὰ σὺ μὲν χαλκόν τε ἅλις χρυσόν τε δέδεξω, Δῶρα, τα
τοι δώςουσι πατὴρ καὶ πότνια μήτηρ. Etc.

1992. L'identification généralement admise de ὅς avec jas n'est
pas absolument certaine : d'après la forme Ϝότι conservée dans
une inscription locrienne, on pourrait être amené à supposer
que ὅς correspond à svas.

2001. Voir Bœhtlingk, Indische Sprüche. Ne nous adressant pas
à des indianistes, nous avons simplifié les citations et supprimé
les effets du sandhi.

2012. Le type de ces constructions s'est conservé dans nos proverbes :
« Qui aime bien, châtie bien », etc.

2021. Pour plus de détail, voir, dans les Studien de Curtius, les
articles de Windisch au tome II et de Jolly au tome VI. Voir
aussi Delbrück, Grundriss § 222, s., et la thèse de Ch. Baron,
Le pronom relatif et la conjonction en grec. Essai de syntaxe
historique
. Paris, Picard, 1891.

2031. Définitions des grammairiens : « Un article est un mot placé
devant le substantif pour indiquer s'il est du masculin ou du
féminin ». — « Un article est un mot placé devant un nom pour
indiquer si ce nom est employé dans un sens particulier ou
général », etc.

2041. Voir ci-dessus, chap. I.

2051. Jespersen, Progress in Language, p. 80.

2061. « Les arbres qu'avait abattus le vent ». — « L'homme de
qui dépendait notre sort », etc.

2071. Hoernle, A Comparative Grammar of the Gaudian Languages.
Londres, Trübner, 1880, p. 224, s.

2081. Corpus Inscriptionum laiinarum, I, n° 551.

2092. Æn., VI, 542.

2101. Les exemples chez les prosateurs sont plus rares. On trouve
cependant chez Cicéron : Ægyptum profugisse, … Africam ire, …
Rediens Campaniam
Mais, en général, les noms de pays sont
précédés d'une préposition : peut-être faut-il faire ici la part des
copistes et des éditeurs, lesquels pouvaient aisément ajouter un
in ou un ad qui leur paraissait nécessaire.

2112. Iliade, I, 317.

2123. lb., III, 162.

2134. Euripide, Tr., 883.

2141. Voir chap. XX. Il faut ajouter que la plupart des langues, par
un instinct d'ordre et de clarté, ont opéré une répartition, affectant
les uns au rôle exclusif de verbes neutres, employant
de préférence les autres comme verbes transitifs.

2152. Voir ci-dessus, cbap. XX.

2161. L'accusatif régime est celui des deux qui, la construction
étant renversée et le verbe mis au passif, devient le sujet de la
phrase.

2172. On peut s'en assurer en examinant les adverbes de lieu,
comme hic, ubi, inde, … qui servent également et à volonté pour
exprimer une idée de lieu ou une idée temporelle.

2181. En sanscrit : çatam ģivā çaradas, « puisses-tu vivre cent
ans ! » — En grec : ἕνα μῆνα μένων, « restant un mois ». Τὴν
αὔριον μέλλουσαν εἰ βιώσεται (Euripide, Alc, 784) [« personne ne
sait] s'il vivra le jour de demain ». Les langues anciennes ont
l'air de ranger ces constructions sous la catégorie de l'accusatif
régime. Mais le français se montre plus préoccupé du fond des
choses, qui exige l'accusatif de durée.

2191. Une étude pareille pourrait être faite sur les divers emplois
du subjonctif. Voir plus loin le morceau intitulé : Les Commencements
du verbe
.

2201. Ἤ, μήν, τοί, πού, ἴσως, δή, τάχα, σχέδον, ἄρα, νύν, etc.

2211. Cf. le grec ἔμπεδος, « solide ».

2221. Sur pæne, voir Mém. de la Soc. de ling., V, p. 433.

2231. Delbrück, Altindische Syntax, 172. Whitney, Indische
Grammatik
, § 572.

2241. Οὐκ ἔσσεται, οὐδὲ γένεται — Οὔ πω ἴδον, οὐδὲ ἴδωμαι — Ε
δέ κε μὴ δώωσιν, ἐγὼ δέ κεν αὐτός ἕλωμαι, etc. Cf. Tobler,
Uebergang zwischen Tempus und Modus, dans la Zeitschrift für
Völkerpsychologie
, II, p. 32. Voir aussi Mém. de la Soc. de ling.,
VI, 409.

2251. On s'est demandé si cette première personne en ni est
ancienne ou si elle est une acquisition relativement récente. Sa
présence en zend, où elle a, au moyen, une forme correspondante
en , peut faire croire qu'elle est ancienne. Nous aurions
ici un débris archaïque qui, ne se rattachant plus à rien, a plus
tard disparu presque partout de l'usage.

2261. Voir ci-après, sur le même sujet, le morceau intitulé : Les
Commencements du verbe
.

2271. H. Paul, Principien der Sprachgeschichte, 2e édit., p. 24.
Voir aussi les études de Steinthal et Lazarus, dans leur Journal.

2282. Voir, ci-dessus, les chapitres I, VI et VIII.

2291. « La malechance de l'ordre alphabétique voulut que, pour
mon début, j'eusse à traiter la préposition à, mot laborieux
entre tous et dont je ne me tirai pas à ma satisfaction. » (Littré,
Comment j'ai fait mon Dictionnaire ; une brochure chez Delagrave.)

2301. On demande pourquoi l'intelligence dos animaux reste stationnaire :
il n'en faut pas chercher ailleurs la raison. Ils ne
sont pas arrivés jusqu'à ce point d'incorporer volontairement
leur pensée dans un signe : tout leur développement ultérieur
est dès lors resté arrêté aux premiers pas. L'enfant idiot ne
parle point : re n'est pas que les organes de la parole lui manquent.
Le travail intérieur d'observation et de classement qui
permet d'attacher l'idée au signe s'est trouvé au-dessus de ses
forces.

2311. Taine, De l'Intelligence, liv. I, chap. III.

2322. Voir ci-dessus, le chapitre ainsi intitulé.

2333. Bergson.

2341. On devine de quelle utilité ces suffixes ont été pour la
langue philosophique. Le grec, en combinant les deux pronoms
πόσος et ποῖος avec un suffixe abstrait, fait ποσότης, « la quantité »,
ποιότης, « la qualité ». De même, en latin, qualitas,
quantitas. En sanscrit, le pronom tat, « ceci », donne, en se
combinant avec le suffixe abstrait tvam, le substantif tattvam,
« la réalité ».

2351. On peut dire de ces mots ce qu'Anatole France dit si bien
des systèmes : « Les systèmes sont comme ces minces fils de
platine qu'on met dans les lunettes astronomiques pour en
diviser le champ en parties égales. Ces fils sont utiles à l'observation
exacte des astres, mais ils sont de l'homme et non du
ciel. Il est bon qu'il y ait des fils de platine dans les lunettes.
Mais il ne faut pas oublier que c'est l'opticien qui les a mis.
(Le Jardin d'Épicure, p. 133).

2361. Misteli, dans le Journal de Techmer, t. II.