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Bréal, Michel. Essai de sémantique – T02

Qu'appelle-t-on
pureté de la langue ?

Il faut qu'il y ait quelque chose de vrai dans cette
idée de pureté, puisque tant d'esprits, chez les
anciens comme chez les modernes, s'en sont montrés
préoccupés. Mais il n'est pas facile d'expliquer
ce que le sentiment nous dit sur ce chapitre. Aussitôt
que l'on veut formuler quelques principes, les
esprits se divisent, l'incertitude commence. Les
artistes, les poètes n'en parlent que d'instinct ; les
linguistes, en y voulant apporter leurs lumières, y.
apportent en même temps leurs systèmes. Voyons
s'il sera possible, en écartant les partis pris, d'y
mettre un peu de clarté.

Un premier point à examiner concerne les mots
étrangers.

Beaucoup de préjugés embarrassent la route. Le
premier de tous, ou, pour parler comme Bacon, la
première « idole », celle dont dérivent toutes les
autres, c'est de voir dans la pureté de la langue
quelque chose de semblable à la pureté de la race.
Pour ceux qui voient les choses de cette manière,
l'introduction d'un mot étranger est une contamination :
259un terme anglais ou allemand introduit en
français est une tache imprimée à la langue nationale.
Ce n'est pas chez nous que cette manière de
voir se rencontre le plus fréquemment. Nos voisins,
les Allemands, depuis un siècle, s'efforcent d'arrêter
l'immigration des mots français. Depuis Adelung,
on ne compterait pas le nombre des manifestes
lancés contre les mots étrangers 11. Les mots
étrangers méritent-ils à ce point l'animadversion ?
N'y a-t-il pas des distinctions à faire, un modus vivendi
à adopter ? tous les mots étrangers sont-ils également
condamnables ?

Quand un art, une science, une mode, un jeu,
nous vient de l'étranger, il fait passer ordinairement
en sa compagnie et du même coup le vocabulaire
à son usage. On a plus vite fait de se l'approprier
que d'inventer des termes exprès pour désigner des
idées ou des objets ayant déjà leur nom. Une certaine
musique nous étant venue au XVIIe siècle d'Italie,
notre langue musicale s'est remplie de mots
italiens. En parlant d'un adagio, en nommant une
sonate, qui songe encore à l'origine exotique de
ces dénominations ? Les critiques intransigeants
devraient se rappeler que pareille chose a eu lieu
de tout temps, et puisqu'ils invoquent la tradition
classique, on peut leur dire que les anciens,
sur ce chapitre, ont fait exactement de même. Les
Romains ayant reçu leur écriture des Grecs, tout
ce qui se rapporte à l'art de l'écriture est grec, à
commencer par scribere et litteræ : qu'il s'agisse de
260science, de droit, de rituel, d'art militaire, de poids
et mesures, de constructions, d'objets d'art, de vêtements,
on retrouve partout en latin les traces de la
Grèce et les noms grecs. Si nous pouvions remonter
plus haut, nous verrions sans doute que beaucoup
de termes techniques que nous croyons grecs sont
nés loin du sol de l'Hellade. Ils nous conduiraient
vers l'Egypte et la Chaldée. Ainsi les emprunts sont
de toutes les époques : ils sont aussi vieux que la
civilisation, car les objets utiles à la vie, l'outillage
des sciences et des arts, ainsi que les conceptions
abstraites qui consolident et affinent le sens moral
ne s'inventent pas deux fois, mais se propagent de
peuple à peuple, pour devenir le bien commun
de toutes les nations. Il paraît donc légitime de leur
conserver leur nom. Puisque les mots sont, à leur
manière, des documents historiques, il est, ce semble,
peu à propos et il y a comme une sorte de
fausseté à vouloir en supprimer de parti pris le
témoignage.

Les défenseurs de la pureté ne se refusent pas
absolument à ces considérations. Mais ils recommandent
— s'il faut se résoudre à l'emprunt —
d'aller plutôt s'adresser à une langue sœur, comme
qui dirait, s'il s'agit du français, à l'italien ou à
l'espagnol. On admettra plus facilement ces mots
congénères, ainsi qu'on admet plus volontiers
(c'est Leibniz qui parle) les étrangers qui, , par leurs
coutumes et leur manière d'être, se rapprochent de
nos propres usages. Le conseil est excellent, mais
il n'est pas toujours facile à suivre, car de même qu'il
faut prendre les objets nécessaires à la vie où ils se
trouvent, on ne peut prendre les mots que chez
261ceux qui les possèdent. Beaucoup de termes de la
vie parlementaire sont anglais, parce que l'Angleterre
a donné le premier modèle du système constitutionnel.
D'autre part, si la langue anglaise désigne
de mots français beaucoup de choses qui se rapportent
aux élégances de la vie, c'est que les choses
elles-mêmes venaient de France.

Au moins, a-t-on dit, il faut modifier les mots
pour qu'ils deviennent méconnaissables, et que
l'emprunt ne frappe pas les yeux. — A cet égard
l'on pouvait tranquillement s'en remettre autrefois
à l'usage populaire : il avait bientôt fait d'habiller
l'étranger d'un costume qui l'empêchait d'attirer les
regards. Mais aujourd'hui les choses sont un peu
changées. La plupart des emprunts se font, non par
la conversation, mais par la langue écrite : les mots
étrangers se montrent à nos yeux dans les journaux
ou dans les livres avant de devenir familiers à nos
oreilles. Il est dès lors plus difficile qu'il s'y fasse
de grandes modifications. Il y a, d'ailleurs, dans
une altération volontaire, quelque chose qui répugne
à nos idées modernes et françaises : quand nous
reprenons les noms de nos anciens paladins de la
Table Ronde sous le travestissement qu'il a plu à
la prononciation de nos voisins de leur donner,
comment pourrions-nous songer dans le même
temps à démarquer les inventions ou les idées ?

S'il s'agit de termes scientifiques, il y a un intérêt
particulier à les garder sous la forme où ils
ont paru d'abord. Traduire des mots comme téléphone,
phonographe sous prétexte de pureté, c'est
entraver une œuvre qui a bien son prix, tout autant
que l'homogénéité de la langue : je veux dire la
262facilité des rapports dans la communauté européenne.
Serait-ce bien la peine d'avoir demandé l'unification
de l'heure, l'uniformité des tarifs de la poste
si, après avoir abaissé les barrières matérielles, on
élevait un mur pour l'intelligence ? Oui reconnaîtrait
un bureau télégraphique dans Fernsprechamt ?
Ce désir de se fermer au dehors, une fois qu'il a
reçu un commencement de satisfaction, va se
glisser là où on l'attendait le moins. J'ai sous les
yeux une grammaire latine dont l'auteur s'est
appliqué à remplacer tous les termes techniques,
tels que déclinaison, conjugaison, indicatif, subjonctif,
termes consacrés et reçus dans le monde
entier depuis dix ou douze siècles, par des mots
allemands. Ainsi l'indicatif devient die Wirklichkeitsform,
la voix active die Thätigkeitsart. Encore
s'il s'agissait d'une grammaire de la langue allemande !
Mais puisqu'il s'agit d'une grammaire
latine, pourquoi devant des mots latins faire tant le
difficile ? Les anciens mots ont même l'avantage
d'être devenus de purs termes de convention : à traduire
ablatif par der Woherfall, on ne fait que
rendre plus difficile à comprendre pour l'enfant
quelques emplois de l'ablatif qui contredisent cette
dénomination.

Les hommes n'appartiennent pas seulement à un
groupe ethnique ou national : ils font partie également
de communautés idéales qui sont à la fois
plus étendues et plus limitées. Le mathématicien
vit en échange d'idées avec les mathématiciens des
263autres pays. Le géologue français a besoin de
communiquer avec ses collègues d'Amérique ou
d'Australie. Le négociant veut savoir ce qui se
passe sur le marché du monde entier. Il serait
déraisonnable, au nom d'une idée contestable de
pureté, de mettre obstacle à l'emploi de termes qui
sont la propriété commune des hommes voués aux
mêmes travaux et aux mêmes recherches. La jeunesse
nous donne à ce sujet une leçon qui n'a pas
été bien comprise. Sous prétexte que certains jeux
qui nous sont venus d'Angleterre avaient été
autrefois joués en France, on a proposé de substituer
aux mots anglais les anciens noms sous lesquels
nos pères les avaient connus : mais cette
considération ne paraît pas avoir pesé d'un grand
poids auprès des amateurs de football ou de lawn-tennis ;
ils ont pensé que pour se tenir au courant
des progrès de leur sport, pour communiquer avec
les maîtres en ce genre, et au besoin pour engager
une partie avec eux, il valait mieux connaître et
manier la langue de leurs rivaux que celle de leurs
aïeux, aïeux respectables assurément, mais qu'on
ne rencontrera plus jamais sur le turf ou la prairie.

L'adoption des mots étrangers, pour désigner des
idées ou des objets venus du dehors, et donnant
lieu à un échange international de relations, n'est
donc pas une chose condamnable en soi. En pareil
cas, il faut seulement souhaiter que dans le passage
d'une nation à l'autre, il n'y ait de méprise ni de
substitution d'aucune sorte. La chose arrive plus
fréquemment qu'on ne croit : enlevé de son milieu
naturel, le mot emprunté court le risque de toute
espèce de déformations et d'erreurs. C'est ainsi
264que le français contredanse est devenu en anglais
country-dance (danse de campagne), et que renégat
est devenu runagate. Probablement un souvenir de
run away, « déserter », aida à cette étrange transformation.
Dans le parler populaire hollandais, un
rhétoricien s'appelle rederijker, « riche en discours » 12.

Ainsi qu'il arrive à tous les émigrés, les mots
empruntés sont soustraits aux courants d'idées de
la terre natale. Ils ne participent pas aux changements
qui peuvent modifier, dans la contrée originaire,
la conception qu'ils sont chargés d'exprimer, en
sorte que quand, au bout d'un temps plus ou moins
long, ils reviennent au pays, ils font l'effet d'étrangers.
Le français loyal et l'anglais loyal n'expriment
plus le même sentiment.

L'anglais s'est de tout temps montré facile aux
importations. Il y a gagné de doubler son vocabulaire,
ayant pour quantité d'idées deux expressions,
l'une saxonne, l'autre latine ou française. Pour
désigner la famille, il peut dire à son gré kindred ou
family, un événement heureux se dit lucky ou fortunate.
Il faudrait être bien entêté de « pureté »
pour dédaigner tel accroissement de richesse : car
il est impossible qu'entre ces synonymes il ne s'établisse
point des différences qui sont autant de ressources
nouvelles pour la pensée.

Quand on va au fond de la répulsion que les mots
étrangers inspirent à certains esprits, on découvre
qu'elle tient à des associations d'idées, à des souvenirs
265historiques, à des visées politiques. Aux puristes
allemands, la présence des mots français rappelle
une époque d'imitation qu'ils voudraient
effacer de leur histoire. Les philologues hellènes
qui bannissent les mots turcs du vocabulaire continuent
à leur manière la guerre d'indépendance.
Les Tchèques qui poussent l'ardeur jusqu'à vouloir
traduire les noms propres allemands, pour ne pas
laisser trace chez eux d'un idiome trop longtemps
entendu, rattachent à leur œuvre d'expurgation
l'espérance de leur autonomie. La « pureté » a donc
servi le plus souvent d'étiquette à des aspirations ou
à des ressentiments qui ne voulaient pas se montrer
à découvert. Ce qu'il faut condamner, c'est l'abus des
mots étrangers : l'abus serait d'accueillir sous des
noms exotiques ce que nous possédons déjà. L'abus
serait aussi d'employer les mots étrangers devant
toute espèce d'auditoire.

Pour trouver la vraie mesure, il faut se souvenir
que le langage est une œuvre en collaboration, où
l'auditeur entre à part égale. Tel mot étranger qui
sera à sa place si je m'adresse à des spécialistes,
paraîtra une affectation si j'ai devant moi un public
non initié. Je ne suis point choqué de trouver des
mots anglais dans un article sur les courses de
chevaux : mais celui qui lit un roman ou qui assiste
à une pièce de théâtre, même alors qu'il sait et n'a
pas besoin d'interprète, demande qu'on parle une
langue intelligible pour tout le monde. Il n'y a donc
pas de solution uniforme à cette question des mots
étrangers : les Sociétés qui s'occupent d'épurer la
langue ne devraient penser qu'à la langue de la conversation
et de la littérature. Aussitôt qu'elles portent
266leurs prétentions plus loin, elles ne font plus qu'une
œuvre inutile et gênante.

Quand il s'agit de notre vie morale, la présence
des mots étrangers peut faire l'impression d'une
dissonance. Plus les sentiments à exprimer sont
intimes, plus le cercle linguistique se resserre. Il
y a là pour le lecteur ou l'auditeur un plaisir intellectuel
de nature très fine. Comme les ménagères
d'autrefois se faisaient honneur de ne consommer
que le lait de leur étable ou les fruits de leur jardin,
un esprit délicat est sensible à un langage où tout
vient du même terroir et où se trouve répandu sur
tous les mots un air de familiarité et de parenté. Ce
plaisir peut devenir très vif quand l'écrivain, en ce
langage uni, exprime des sentiments généreux ou
de graves pensées. Il semble alors qu'on éprouve
la même impression qu'à voir une belle action simplement
faite. On a en même temps le vague sentiment
que tout cela ne pouvait pas être inconnu à
nos pères, puisqu'ils avaient déjà tout ce qu'il faut
pour le dire, et que par suite nous sommes les
enfants d'une nation très ancienne et très noble. En
pareil cas, l'emploi d'un mot étranger n'est pas seulement
dépourvu de motif, il est nuisible. C'est ce
qu'avait déjà compris l'auteur de la Précellence du
langage françois
, quand il disait des mots italiens,
alors si nombreux chez nous, qu'ils étaient — « non
pas françois, mais gâte-françois ».

Il peut sembler puéril de vouloir borner son vocabulaire
aux mots admis dans tel ou tel recueil officiel.
267Cependant je me souviens d'avoir entendu dire
à un maître en l'art d'écrire que l'idée du Dictionnaire
de l'Académie était une idée raisonnable et
juste, attendu qu'il nous apprend de quels mots il
nous faut user si nous voulons être compris de tout
le monde. Comme les limites de ce vocabulaire n'ont
point paru trop étroites aux plus beaux génies, il
faut déjà de sérieuses raisons pour nous décider à
chercher en dehors l'expression nécessaire à notre
pensée.

Ce n'est pas le mélange de mots étrangers que la
pureté de la langue a le plus à redouter : ce sont
les termes scientifiques employés mal à propos.
Je veux parler de cette prose bizarre qui déguise
sous des substantifs abstraits les choses les plus
ordinaires de la vie : un dynamisme modificateur de
la personnalité
, une individualité au-dessus de toute
catégorisation
, une jeunesse qui sentimentalise sa
passionnalité
. L'impropriété n'est pas toujours involontaire :
elle est destinée à grandir les choses par
l'exagération du langage, comme quand il est parlé
des impériosités du désir ou de célestes attentivités.
A côté de la philosophie, on voit les autres études
alimenter de néologismes ce parler prétentieux et
obscur : la médecine, la musique, l'exégèse, le
moyen âge… Pendant que les verbes donnent naissance
aux substantifs les plus inutiles (des frappements
de grosse caisse
, des ferraillements de verrerie,
les perlements de la peau, les serpentements des bras),
on voit d'autre part les substantifs produire des
268verbes non moins extraordinaires (il soleille lourdement,
une idée contagionne les esprits, etc.). On ne
peut pas reprocher à ces néologismes d'être contraires
à l'analogie : au point de vue de la grammaire,
ils sont inattaquables ; mais leur défaut est d'être
superflus, de remplacer par une locution à la fois
lourde et décolorée ce qui se disait de façon plus
simple et plus vive. Voltaire a défini ce qu'on appelle
le génie de la langue : « une aptitude a dire de la
manière la plus courte el la plus harmonieuse, ce
que les autres langages expriment moins heureusement ».
Si nous acceptons cette définition, nous
pouvons dire que les auteurs de ces néologismes
pèchent contre le génie de la langue française. On
a quelquefois reproché à celle-ci de ne pas se prêter
aisément à la formation des mots nouveaux : en présence
de ces exemples, je suis plutôt porté à penser
qu'elle s'y prête trop. L'anglais et l'allemand ont la
ressource des mots composés : mais un composé
mal venu, comme il s'en fait tous les jours en ces
deux langues, a moins d'inconvénient, car les deux
termes momentanément associés se séparent le
moment d'après, au lieu que ces noms abstraits,
soudés au moyen de nos suffixes, ont l'air d'être
forgés pour durer.

Toute chose dont on se sert est exposée à s'user :
il ne faut donc pas s'étonner si les mêmes vocables,
les mêmes images, employés durant un long espace
de temps, ne font plus la même impression sur l'esprit.
L'invention de formes nouvelles a donc sa raison
d'être. L'important est que la consommation ne
soit pas plus rapide que la production : c'est, l'ironie,
c'est la caricature, ce sont les guillemets, ce
269sont les luttes haineuses de la tribune et du journalisme,
ce sont les exagérations du drame et du feuilleton
qui accélèrent les changements inévitables du
langage. Pour défaire et pour détruire, la volonté
réfléchie a beaucoup plus de pouvoir que pour créer :
l'origine des mots se perd presque toujours dans
une demi-obscurité ; mais on peut souvent nommer
ceux qui les discréditent et les abaissent.

Cette question du néologisme présente les aspects
les plus divers.

Condamner le néologisme en principe et d'une
manière absolue serait la plus fâcheuse et la plus
inutile des défenses. Chaque progrès dans le langage
est d'abord le fait d'un individu, puis d'une
minorité plus ou moins grande. Un pays où il serait
interdit d'innover retirerait à son langage, et par
suite à son esprit, une chance de se développer. Par
néologisme, il faut entendre aussi bien un sens nouveau
donné à un mot ancien qu'un vocable introduit
de toutes pièces. De même que le changement qui
modifie la prononciation est à la fois imperceptible
et constant, à tel point que l'étranger qui revient dans
un pays après trente ans d'absence, peut apprécier la
marche du temps, de même la signification des mots
se transforme sans cesse, sous l'action des événements,
des découvertes nouvelles, des révolutions
dans les idées et dans les mœurs. Un contemporain
de Lamartine aurait de la peine à comprendre le langage
de nos journaux. Nous travaillons tous, plus
ou moins, au vocabulaire de l'avenir, ignorants ou
270savants, écrivains ou artistes, gens du monde ou
hommes du peuple. Les enfants y ont une part qui
n'est pas la moindre : comme ils prennent la langue
au point où les générations précédentes l'ont conduite,
ils sont ordinairement en avance d'une dizaine
ou d'une vingtaine d'années sur leurs parents.

La limite à laquelle doit s'arrêter le droit d'innover
n'est pas seulement donnée par une idée de
« pureté » qui peut toujours être contestée : elle
est imposée par le besoin où nous sommes de rester
en communication avec la pensée de ceux qui nous
ont précédés. Plus le passé littéraire d'une nation est
considérable, plus ce besoin se fait sentir comme un
devoir, comme une condition de dignité et de force.
De là l'idée d'une époque classique, offerte à l'imitation
des âges suivants, idée qui n'a rien d'artificiel
ni de chimérique, si l'on ne reporte pas l'époque
classique à des siècles trop éloignés. En pareil cas,
ce n'est pas les linguistes seuls qu'il faut consulter,
car ils pourraient être tentés de se diriger par des
motifs en quelque sorte professionnels. Le philologue
suédois Erik Rydquist 13 plaçait l'âge classique
de la langue suédoise aux environs de l'an 1300. Une
manière de voir analogue, sans être toujours
exprimée ouvertement, existe chez beaucoup de
savants : s'ils ont à se décider entre deux formes
grammaticales, entre deux constructions, c'est ordinairement
vers la plus ancienne qu'ils penchent.
Ainsi en Allemagne c'est le moyen haut-allemand
qui sert de critérium. Il appartient à chaque nation
de voir jusqu'où elle peut porter son regard dans le
271passé en se gardant de perdre le contact avec le
présent.

Il est impossible que le néologisme, après s'être
essayé sur les mots, n'en vienne pas à s'attaquer
aussi à la construction et à la grammaire. Mais il y
rencontre une résistance plus grande. C'est à peine
si, jusqu'à présent, nous pouvons compter trois ou
quatre tours nouveaux qui aient plus ou moins
réussi à se faire adopter. Il y a à ceci de bonnes
raisons. Changer la construction, changer les locutions,
c'est toucher aux œuvres vives : c'est s'attaquer
à un patrimoine qui représente des siècles de
recherches et d'efforts.

Il n'est que juste de faire ici la part d'une suite de
travailleurs obscurs, modestes, dont le nom est
aujourd'hui rarement cité, mais dont l'œuvre subsiste :
je veux dire la série des grammairiens français,
depuis Ménage jusqu'à d'Olivet. Je tiens à
marquer ici la part de reconnaissance qui leur est
due, car la linguistique moderne n'est que trop disposée
soit à nier, soit même à condamner leur
influence.

Ces bons esprits qui s'appelaient Du Perron,
Coeffeteau, Malherbe, La Mothe Le Vayer, Vaugelas,
Chapelain, Bouhours, n'étaient pas des savants de
métier, mais pour la plupart des gens du monde
qu'un goût naturel avait conduits à s'occuper des
problèmes ou difficultés de la langue française. Ce
qu'ils avaient en vue, c'est par-dessus tout la pureté
de la langue ; ce qui signifiait d'une part : clarté, et
272d'autre part : décence. Élaguer les expressions
impropres ou mal venues, faire la guerre aux
doubles emplois, écarter tout ce qui est obscur,
inutile, bas, trivial, telle est l'entreprise à laquelle
ils se vouèrent avec beaucoup d'abnégation et de
persévérance.

Ils cherchaient les règles, au besoin ils les inventaient.
C'étaient « de belles règles ». Vaugelas
déclare qu'il a trouvé « mille belles règles » dans les
écrits de La Mothe Le Vayer. « Je tiens cette règle,
dit-il ailleurs, d'un de mes amis qui l'a apprise de
M. de Malherbe, à qui il faut en donner l'honneur. »
Et plus loin encore : « Cette règle est fort belle et
très conforme à la pureté et à la netteté du langage…
Certes, en parlant, on ne l'observe point,
mais le style doit être plus exact… Les Grecs ni les
Latins ne faisaient point ce scrupule. Mais nous
sommes plus exacts, en notre langue et en notre
style, que les Latins ou que toutes les nations dont
nous lisons les écrits. » Le public, en ceci, était de
même, et ne demandait qu'à se laisser diriger.

Nous avons quelque peine aujourd'hui à nous
figurer un public allant au-devant des interdictions
et prêt à enchérir sur les défenses. Le linguiste, en
ceci, a contribué à l'éducation du public. Le linguiste
moderne ne repousse rien : tout ce qui existe
a sa raison d'être… Mais le point de vue de ces
législateurs était autre : et si nous considérons les
langues où une période de réglementation a manqué,
nous ne pouvons nous empêcher de constater qu'elles
gardent comme un manque d'éducation première.
Ce qu'on doit regretter seulement, c'est que l'épuration
ne soit venue de meilleure heure. Les guerres
273de religion ont amené un retard de plus d'un demi-siècle.
Disciplinée soixante ans plus tôt, la langue
aurait gardé plus de souplesse, car ces bons maîtres
étaient aussi appliqués à conserver qu'a émonder,
et comme ils avaient soin « de toutes les grâces de
notre langue », ils auraient sans doute sauvé quelques-unes
des vieilles franchises 14.

Ils aimaient et estimaient la besogne dont ils
s'étaient volontairement chargés. Ils en connaissaient
l'importance, « car il ne faut qu'un mauvais
mot pour faire mépriser une personne dans une
compagnie, pour décrier un prédicateur, un avocat,
un écrivain. Enfin, un mauvais mot, parce qu'il est
aisé à remarquer, est capable de faire plus de tort
qu'un mauvais raisonnement dont peu de gens
s'aperçoivent ». Ils ont conscience de la durée de
leur œuvre : « Je pose des principes qui n'auront
pas moins de durée que notre langue et notre
empire… Ce sont des maximes à ne changer
jamais, … car quand on changera quelque chose de
l'usage que j'ai remarqué, ce sera encore selon ces
mêmes remarques que l'on parlera et que l'on écrira
autrement 25… »

On aurait tort de les prendre pour des logiciens
274a outrance. Au contraire : ils étaient arrivés à la
conviction que la logique pouvait être de mise partout,
mais non en matière de langage… « C'est la
beauté des langues que ces façons de parler sans
raison, pourvu que l'usage les autorise. La bizarrerie
n'est bonne que là…Il est à remarquer que
toutes les façons de parler que l'usage a établies
contre les règles de la grammaire, tant s'en faut
qu'elles soient vicieuses, ni qu'il faille les éviter,
qu'au contraire on en doit être curieux comme
d'un ornement de langage, qui se trouve en toutes
les plus belles langues, mortes et vivantes. »

Le besoin d'ordre et de règle ne se borne pas aux
mots : il s'étend aux locutions et aux phrases. « Il
est indubitable que chaque langue a ses phrases, et.
que l'essence, la richesse et la beauté de toutes les
langues consistent principalement à se servir de ces
phrases-là. Ce n'est pas qu'on n'en puisse faire quelquefois,
au lieu qu'il n'est jamais permis de faire
des mots ; mais il faut bien des précautions… » :
sinon, au lieu d'enrichir la langue, on la corrompt.

Ces savants du XVIIe siècle sont donc convaincus
qu'en toute rencontre il y a une bonne forme, et
qu'il n'y en a qu'une. Aussi proscrivent-ils sans hésitation
« la mauvaise forme », qui n'est souvent que
la forme moins usitée ou plus ancienne.

L'idée de l'utilité l'emporte chez eux sur toute
autre considération : comme les hommes ont reçu
le langage pour se faire comprendre, admettre deux
formes entre lesquelles serait laissée l'option, serait
ouvrir la porte aux malentendus et aux disputes. Il
ne s'agit donc pas pour le grammairien de se
dérober et « de gauchir aux difficultés ». Il les faut
275regarder en face et établir des règles certaines…
Nous pouvons sourire de ce ton d'autorité, mais il
est heureux pour la langue française qu'il y ait eu
des esprits de cette trempe.

Mais ce n'est point au nom de leur propre autorité
que ces savants prononcent leurs jugements.
C'est au nom du bon usage : et si on leur demande
où l'on trouve ce bon usage, ils répondent sans
hésiter que c'est à la Cour. La langue de la province
ne peut que gâter par son mauvais air la pureté du
vrai langage français. Fénelon, sur ce point, est du
même sentiment que Vaugelas : « Les personnes
les plus polies ont de la peine à se corriger de certaines
façons de parler qu'elles ont prises pendant
leur enfance en Gascogne, en Normandie, ou à
Paris même, par le commerce des domestiques… ».
La Cour même n'est pas toujours exempte de
blâme : « Elle se ressent un peu, continue Fénelon,
du langage de Paris, où les enfants de la plus haute
condition sont d'ordinaire élevés ».

J'ai cité ces opinions à dessein pour montrer combien
elles sont loin des théories aujourd'hui accréditées.

Pour la linguistique moderne, toutes les formes,
du moment qu'elles sont employées, ont droit à
l'existence. Plus même elles sont altérées, plus elles
sont intéressantes La véritable vie du langage se
concentre dans les dialectes : la langue littéraire,
arrêtée artificiellement dans son développement,
n'a pas à beaucoup près la même valeur… On
devrait se garder de faire de la langue maternelle un
objet d'enseignement : on ne fait que troubler par là
chez les enfants le libre épanouissement de leur
276faculté du langage 16… De même que l'historien
Savigny a montré que l'idée de droit et de morale
n'était pas applicable au développement historique
d'un peuple, de même l'idée de bien et de mal n'est
pas applicable au développement d'une langue…

Il ne semble pas que ces doctrines aient le don
de convaincre M. Noreen. Puisque le langage est
notre grand moyen de communication, il faudra
bien s'entendre sur la façon de s'en servir. Qui sera
juge en cette matière ? Ici nous demandons la permission
de citer textuellement l'écrivain suédois :
« Ce ne sera pas, dit-il, l'historien de la langue, qui
n'a la parole que pour le passé ; ce ne sera pas non
plus le linguiste, qui a la charge de décrire les lois
du langage, mais non de les dicter ; ce ne sera pas
le statisticien, qui ne fait qu'enregistrer l'usage. A
qui donc attribuer l'autorité ? Elle appartient à
l'inventeur, à celui qui crée les formes dont se sert
ensuite le commun des hommes, à l'écrivain, au
philosophe, au poète… Nous sommes la foule, qui
habillons notre pensée du vêtement créé par eux ;
nous usons de ce vêtement et nous l'usons. Par
nous-mêmes, nous ne pouvons contribuer que peu
de chose au développement du langage ; encore
est-ce seulement sous la direction de ces maîtres. Il
faut nous résigner à n'être que des écoliers, et ce
n'est pas aux écoliers à commander. »

Si ces paroles venaient de moins loin, on en serait
sans doute moins frappé. Nous avons mainte fois
entendu, en prose et en vers, à la Sorbonne, sous
la Coupole et ailleurs, quelque chose de semblable.
277Mais il est intéressant de trouver à Stockholm, chez
un homme qui possède une science dont nos Vaugelas
et nos Bouhours n'avaient pas les premiers
éléments, la confirmation des principes que ces
anciens suivaient d'instinct en leurs remarques et
critiques. L'idée d'un type de correction et de
pureté, fourni par la société polie et par l'élite des
écrivains, après avoir été presque un lieu commun
durant deux siècles, avait été proclamée insuffisante
ou vaine au nom d'une science qui déclarait s'inspirer
d'un principe supérieur : cette même idée
nous revient aujourd'hui du nord, exposée non sans
conviction ni sans force, par un des maîtres de la
philologie scandinave…278

11. L'un des derniers en ce genre est celui du professeur
Herman Riegel : Ein Hauptstück von unserer Muttersprache.
Mahnruf an alle national gesinnten Deutschen
.

21. A. Noreen, Om sprakriktighet, 2e édition. Upsal, W. Schultz,
1888. Une traduction allemande, par Arwid Johannson, a été
publiée dans les lndogermanische Forschungen, t. I.

31. Mort à Stockholm en 1877.

41. Je citerai comme exemple le gérondif, dont l'emploi a été
réglementé à l'excès. Pour faire comprendre ce que je veux dire,
prenons cette phrase : « Mon père m'a fait en partant mille
recommandations ». Aujourd'hui la grammaire veut que « en
partant » s'entende exclusivement du sujet. Il y a là quelque
exagération, car « en partant » n'est pas autre chose que « au
moment du départ », et c'est à nous de l'interpréter comme il
convient d'après le sens général. L'italien s'est réservé à cet
égard plus de liberté. Il est juste d'ajouter que cette règle n'est
pas encore complètement observée au XVIIe siècle.

52. Vaugelas, Remarques sur la langue française.

61. Jacob Grimm, Préface de la première édition de sa Deutsche
Grammatik
.