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Bréal, Michel. Essai de sémantique – T03

L'histoire des mots 11

Sous ce titre : La vie des mois étudiés dans leurs
significations
, un professeur de la Sorbonne, romaniste
distingué, M. A. Darmesteter, vient d'écrire
un agréable petit livre, bien fait pour ajouter à la
popularité des études de linguistique. Nous y voyons
successivement comment naissent les mots, comment
ils vivent entre eux, comment ils meurent. Il
s'agit du sens des mois, non des transformations de
la forme, lesquelles appartiennent à un autre chapitre
de la science. De toutes les parties de la linguistique,
c'est certainement la plus propre à intéresser
le grand public. Ici, tout appareil de haute
érudition serait déplacé. Les faits qu'il s'agit d'observer
n'ont rien de bien mystérieux. Ordinairement
les changements survenus dans le sens des mots sont
l'ouvrage du peuple, et comme partout, où l'intelligence
populaire est en jeu, il faut s'attendre, non à
une grande profondeur de réflexion, mais à des
intuitions, à des associations d'idées, — quelquefois
279imprévues et bizarres, — mais toujours aisées à
suivre. C'est donc à un spectacle curieux et attachant
que nous convie cette histoire.

Cependant, sous l'aspect varié et changeant qu'elle
présente, un esprit qui ne se contente pas des apparences
peut désirer pénétrer jusqu'à la cause première,
qui n'est autre que l'intelligence humaine :
car de dire que les mots naissent, vivent entre eux
et meurent, cela est, n'est-il point vrai ? pure métaphore.
Parler de la vie du langage, appeler les langues
des organismes vivants, c'est user de figures
qui peuvent servir à nous faire mieux comprendre,
mais qui, si nous les prenions à la lettre, nous transporteraient
en plein rêve. M. Darmesteter ne s'est
peut-être pas toujours assez défié de cette sorte de
mise en scène. Comme il est plus aisé aux hommes
d'observer les objets extérieurs que de lire en eux-mêmes,
nous raisonnons sur les produits de l'intelligence
plus volontiers que sur la faculté dont ils
émanent. Mais tout en nous laissant aller, pour la
facilité du discours, à cette pente naturelle, il est
bon de corriger de temps à autre l'illusion. Ne craignons
pas de regarder quelquefois l'intérieur de
l'instrument auquel nous devons ces projections :
hors de notre esprit, le langage n'a ni vie ni réalité.

Presque en même temps que le livre dont nous
parlons, paraissait en Allemagne la seconde édition
d'un ouvrage un peu ardu, un peu touffu, qui discute
entre autres questions celle qu'a traitée M. Darmesteter.
Nous voulons parler des Principes de linguistique
de M. Hermann Paul. L'auteur est professeur
de langue et de littérature allemande à l'université
de Fribourg. Au fond, ces deux ouvrages se
280complètent l'un l'autre : ce sont des livres de
Sémantique.

Par une coïncidence remarquable, les deux auteurs
se sont d'abord rencontrés sur un point : c'est que
chacun, quoique ayant sans doute à son service un
assez grand nombre d'idiomes, a préféré prendre
spécialement pour champ d'étude sa langue maternelle.
C'est là une indication qui n'est pas sans
valeur. La recherche dont il s'agit est de celles qui
exigent une connaissance intime et directe : il n'en
est pas ici comme de la phonétique ou de la morphologie.
Les modifications survenues dans le corps
du langage, telles que le retranchement d'une lettre
ou d'une syllabe, la soudure d'une nouvelle flexion,
le remplacement d'une désinence par une autre,
frappent les yeux à première vue ; mais les observations
dont s'occupe le sémantiste se dérobent
un peu plus au regard. C'est surtout quand il faut
noter l'impression faite par des mots sur l'esprit
que se multiplient les chances d'erreur ; elles sont
presque inévitables en maniant une langue étrangère.
Un écrivain allemand qui a touché à ces
matières s'en va répétant de livre en livre que le mot
français ami est loin d'avoir l'accent de sincérité ni
la profondeur de l'allemand Freund. Prévention
naïve, mais facile à comprendre ! Il y a quelques
années, un autre savant avait trouvé dans le français
merci quelque chose de blessant et de bas : il pensait
au latin mercedem. Ces sortes d'illusions montrent
le danger ; elles prouvent que le terrain le plus
281familier est aussi le meilleur pour ce genre de
recherche. Quand les lignes générales de la sémantique
auront été tracées, on n'aura pas de peine à
vérifier sur les autres idiomes les observations prises
sur la langue maternelle. Les divisions générales
une fois établies, on y fera entrer les faits de même
ordre recueillis un peu partout.

Pénétrons donc, sans plus tarder, sur le domaine
de la sémantique, et voyons quelques-unes des
causes qui régissent ce monde de la parole.

Nous commencerons par un point qui a une vraie
importance pour l'histoire des sens, et dont, jusqu'à
ces dernières années, on n'avait pas tenu assez de
compte : c'est l'action que les mots d'une langue
exercent à distance les uns sur les autres. Un mot
est amené à restreindre de plus en plus sa signification,
parce qu'il a un collègue qui étend la sienne.
Dans les dictionnaires, où chaque terme est étudié
pour lui-même, nous n'apercevons pas bien le jeu de
cette sorte de compensation et d'équilibre : c'est
seulement dans les vocabulaires les plus récents et
les plus développés, par exemple dans la continuation
du dictionnaire de Grimm, que les auteurs ont
commencé de faire une part à cette intéressante
série de rapprochements. Ainsi le verbe traire avait
dans l'ancienne langue française tous les emplois du
latin trahere : on disait traire l'épée, traire l'aiguille,
traire les cheveux. D'où vient qu'un terme si usité
ait fini par être réduit à la seule signification qu'il a
aujourd'hui, de traire les vaches, traire le lait ? C'est
282qu'un rival d'origine germanique — tirer — a, dans
le cours des siècles, envahi et occupé tout son
domaine. Notre esprit répugne à garder des richesses
inutiles : il écarte peu à peu le superflu. Toutefois,
et c'est là une observation sur laquelle M. Darmesteter
a raison d'insister, un mot peut péricliter et
même succomber sans que ses composés et ses
dérivés soient atteints. Comme témoins de l'ancien
usage, nous avons encore les composés extraire,
soustraire, distraire, les substantifs trait, attrait,
retraite.

Pareille aventure est arrivée à muer, qui a dû
céder la place, sauf un petit coin, à un nouveau venu,
le verbe changer. Commuer et remuer ont survécu à
la ruine de leur primitif. C'est également l'histoire
de sevrer, que séparer a dépossédé presque entièrement.
Cette sorte de lutte, ou, comme on l'appelle
en langage darwinien, de concurrence vitale, est particulièrement
frappante quand les deux concurrents
sont, comme dans le dernier exemple, des enfants
de même souche. Cette parenté d'origine ne change
d'ailleurs rien au fond des choses.

Dans nos provinces du centre, vers le XVIe siècle,
l'r placé entre deux voyelles prit le son d'un s ou
d'un z. Ce changement de prononciation détermina
le changement de chaire (cathedra) en chaise. Commines,
au XVe siècle, disait encore : « Ladite demoiselle
était en sa chaire et le duc de Clèves à côté
d'elle ». La forme moderne ayant prévalu, l'ancien
vocable a dû battre en retraite, ne se maintenant
que pour désigner le siège du professeur ou du prédicateur.

Tout mot nouveau introduit dans la langue y
283cause une perturbation analogue à celle d'un être
nouveau introduit dans le monde physique ou social.
Il faut quelque temps pour que les choses s'accommodent
et se tassent. D'abord l'esprit hésite entre
les deux termes : c'est le commencement d'une
période de fluctuation. Quand, pour marquer la pluralité,
l'on s'habitua, au XVe siècle, à employer la
périphrase beaucoup, l'ancien adjectif moult ne disparut
point incontinent, mais il commença de
vieillir. Puis, après toutes sortes d'incertitudes et de
contradictions, l'un des deux rivaux prend décidément
l'avantage sur l'autre, distance son adversaire,
le réduit à un petit nombre d'emplois, quand il ne
l'efface pas absolument. En exposant ces faits, voici
que nous tombons, à notre tour, dans le langage
figuré que nous reprochions à M. Darmesteter, tant
il s'offre naturellement à l'esprit. Mais tout le monde
comprend bien qu'il est question de simples actes
de notre esprit : quand, pour une raison ou pour
une autre, nous avons commencé d'adopter un terme
nouveau, nous le gravons peu à peu dans notre
mémoire, nous le rendons familier à nos organes,
nous le faisons passer des régions réfléchies dans les
régions spontanées de notre intelligence, de sorte
qu'il en est de ce terme nouveau comme d'un geste
qui, par la répétition, nous devient propre, et finit
à la longue par faire partie de notre personne.

A vrai dire, l'acquisition d'un mot nouveau, soit
qu'il nous vienne de quelque idiome étranger, soit
qu'il ait été formé par l'association de deux mots,
284ou qu'il sorte tout à coup d'un coin ignoré de notre
société, est chose relativement rare, (ce qui est infiniment
plus fréquent, c'est l'application d'un mot
déjà en usage à une idée nouvelle. Là réside, en
réalité, le secret du renouvellement et de l'accroissement
de nos langues. Il faut remarquer, en effet,
que l'addition d'une signification nouvelle ne porte
nullement atteinte à l'ancienne. Elles peuvent exister
toutes deux, sans s'influencer ni se nuire. Plus une
nation est avancée en culture, plus les termes dont
elle se sert accumulent d'acceptions diverses. Est-ce
pauvreté de la langue ? est-ce stérilité d'invention ?
Los observateurs superficiels peuvent seuls le
croire. Voici, en réalité, comment les choses se
passent.

A mesure qu'une civilisation gagne en variété et
en richesse, les occupations, les actes, les intérêts
dont se compose la vie de la société se partagent
entre différents groupes d'hommes : ni l'état d'esprit,
ni la direction de l'activité ne sont les mêmes
chez le prêtre, le soldat, l'homme politique, l'artiste,
le marchand, l'agriculteur. Bien qu'ils aient hérité
de la même langue, les mots se colorent chez eux
d'une nuance distincte, laquelle s'y fixe et finit par
y adhérer. L'habitude, le milieu, toute l'atmosphère
ambiante déterminent le sens du mot, et corrigent ce
qu'il avait de trop général. Les mots les plus larges
sont par là même ceux qui ont le plus d'aptitude à
se prêter à des usages nombreux. Au mot d'opération,
s'il est prononcé par un chirurgien, nous
voyons un patient, une plaie, des instruments pour
couper et tailler ; supposez un militaire qui parle,
nous pensons à des armées en campagne ; que ce
285soit un financier, nous comprenons qu'il s'agit de
capitaux en mouvement ; un maître de calcul, il est
question d'additions et de soustractions. Chaque
science, chaque art, chaque métier, en composant sa
terminologie, marque de son empreinte les mots de
la langue commune. Supposez maintenant qu'on
recueille à la file, comme font nos dictionnaires,
toutes ces acceptions diverses : nous serons surpris
du nombre et de la variété des significations. Est-ce
indigence de la langue ? Non. C'est richesse et activité
de la nation.

J'ai sous les yeux un dictionnaire français-allemand
où, pour gagner de la place, l'auteur commence
par distinguer dans la langue française 234
occupations, sciences ou professions différentes,
dont il donne la liste et dont chacune est accompagnée
d'un numéro d'ordre. Le lecteur est averti
qu'il doit toujours se reporter à ce tableau. Quand le
mot est suivi d'un 1, il est pris comme terme de
théologie, 7 indique l'anatomie, 9 l'arithmétique,
21 l'astronomie, 51 la langue des charpentiers,
188 celle des relieurs, 233 celle du voiturier. Un
seul et même mot, par exemple effet, exercice, conversion,
dans le corps du dictionnaire, est suivi de
cinq ou six traductions différentes, dont chacune a
son numéro. On voit quelle est l'erreur de ceux qui,
pour estimer la richesse d'une langue, se contentent
de compter les vocables.

Il n'a pas été donné de nom, jusqu'à présent, à la
faculté que possèdent les mots de se présenter sous
tant de faces. On pourrait l'appeler polysémie. Pour
le dire ici en passant, les inventeurs de langues
nouvelles (et le nombre s'en est particulièrement
286accru dans ces dernières années) ne tiennent pas
assez compte de cette faculté : ils croient avoir beaucoup
fait quand ils ont rendu un mot par un autre,
ne songeant pas qu'il faudrait, pour un seul mot, en
créer souvent six ou huit ; ou bien si, dans leur
idiome, ils reproduisent la polysémie française,
ne donnent-ils pas aux Allemands ou aux Anglais
lieu de se plaindre qu'on les fait parler français en
volapük ?

Comment cette multiplicité des sens ne produit-elle
ni obscurité ni confusion ? C'est que le mot
arrive préparé par ce qui le précède et ce qui l'entoure,
commenté par le temps et le lieu, déterminé
par les personnages qui sont en scène. Chose remarquable !
il n'a qu'un sens, non pas seulement pour
celui qui parle, mais encore pour celui qui écoute,
car il y a une manière active d'écouter qui accompagne
et prévient l'orateur. Il suffit de tomber à
l'improviste dans une conversation commencée, pour
voir que les mots sont un guide peu sûr par eux-mêmes,
et qu'ils ont besoin de cet ensemble de circonstances,
lequel, comme la clé en musique, fixe
la valeur des signes. Les auteurs comiques connaissent
à merveille cette faculté de polysémie, qui se
trouve au fond des quiproquos dont ils égaient leur
théâtre.

La diversité du milieu social n'est pas la seule
cause qui contribue à l'accroissement et au renouvellement
du vocabulaire. Une autre cause, c'est le
besoin que nous portons en nous de représenter et
287de peindre par des images ce que nous pensons et
ce que nous sentons. Les mots souvent employés
cessent de faire impression. On ne peut pas dire
qu'ils s'usent ; si le seul office du langage était de
parler à l'intelligence, les mots les plus ordinaires
seraient les meilleurs : la nomenclature de l'algèbre
ne change pas. Mais le langage ne s'adresse pas seulement
à la raison : il veut émouvoir, il veut persuader,
il veut plaire. Aussi voyons-nous, pour des
choses vieilles comme le monde, naître des images
nouvelles, sorties on ne sait d'où, quelquefois de la
tête d'un grand écrivain, plus souvent de celle d'un
inconnu ; si les images sont justes et pittoresques,
elles trouvent accueil et se font adopter. Employées
dans le principe à titre de figures, elles peuvent
devenir à la longue le nom même de la chose.

Ce chapitre de la métaphore est infini. Il n'est
rapport réel ou ressemblance fugitive qui n'ait fourni
son contingent ; les traités de rhétorique ne contiennent
trope si hardi que le langage n'emploie tous
les jours comme la chose du monde la plus simple.
Les exemples sont si nombreux que la seule difficulté
est de choisir.

En tout temps le vocabulaire maritime paraît
avoir offert un attrait particulier à l'habitant de
terre ferme : de là, pour les actes les plus ordinaires,
un apport continuel de termes nautiques.
Accoster un passant, aborder une question, échouer
dans une entreprise, autant de métaphores venues
de la mer. Des mots employés à tout instant, comme
arriver, ont la même origine. Il ne faut pas croire
qu'il en soit seulement ainsi dans les langues
modernes. Le verbe latin signifiant « porter »,
288portare, qui de bonne heure a commencé de disputer
la place à fero, et que Térence emploie déjà
en parlant d'une nouvelle qu'on apporte, signifiait
« amener au port ». Nous en avons repris quelque
chose dans importer, exporter et déporter. C'était
un terme de marine marchande. Le grec, sur ce
point, s'est montré moins novateur, de sorte que
portare appartient exclusivement à la langue latine.
En général, quand l'une des langues anciennes
s'éloigne, pour une idée familière, de l'usage de ses
sœurs, on peut présumer qu'elle a adopté une
expression métaphorique. On sait qu'opportun et
importun sont pareillement des images empruntées
à l'idée d'une rive d'atterrissage plus ou moins facile.

Le cheval et l'équitation ont fourni une grande
quantité d'expressions figurées. Il en a été composé
tout un volume. Elles peuvent se classer par
époques, les plus anciennes étant déjà passées à
l'état de termes décolorés. On dit, par exemple,
d'un homme qui a momentanément, par un coup de
surprise, perdu l'usage de ses facultés, qu'il est
désarçonné ou démonté ; d'un orateur embrouillé
nous disons qu'il s'enchevêtre dans ses raisonnements,
le comparant à un cheval dont les jambes se
prennent dans la longe de son licou (chevêtre =
capistrum). Nous continuons la comparaison d'un
animal au pâturage en disant qu'il a l'air empêtre
(impastriatus) ; embarrassé serait plus poli, mais
nous ramènerait à la même idée d'une barre servant
d'entrave. Il y a enfin des mots dont personne ne
sent plus l'origine métaphorique. Ainsi travail, qui
joue un si grand rôle dans nos discussions économiques,
et qu'un écrivain ou un artiste emploie couramment
289en parlant de ses œuvres, conduit encore
à cette même image d'un cheval entravé et assujetti.
Grâce au turf, cette fabrique de métaphores
n'est pas près de chômer. Nous entendons parler
aujourd'hui d'élèves qu'on entraîne et d'amateurs
qui s'emballent.

Combien d'expressions, et du genre le plus différent,
notre langue ne doit-elle pas à la chasse ?
Quand, dans un langage familier, nous disons d'une
personne qu'elle a l'air déluré, nous employons une
figure empruntée à la fauconnerie, l'épervier déluré
ou déleurré étant celui qui ne se laisse pas prendre
au leurre. Dans un tout autre style, quand Pauline,
parlant de Polyeucte mort, s'écrie :

Son sang, dont ses bourreaux viennent de me couvrir,
M'a-dessillé les yeux et me les vient d'ouvrir,

l'héroïne de Corneille se sert d'une image de même
provenance, dessiller (qu'il faudrait écrire déciller)
n'étant pas autre chose que découdre les cils de
l'épervier, qu'on avait rendu momentanément aveugle
pour l'apprivoiser.

On voit la fortune différente que peuvent avoir,
dans la suite des temps, deux termes d'origine
identique : un écart si grand s'explique par les stations
successives du voyage et par les accointances,
bonnes ou mauvaises, que le mot a eues en route.
Dessiller les yeux a été employé dans la langue religieuse :
c'est ce qui lui a donné de la dignité et de
la noblesse. Grand et inestimable bienfait, pour une
nation, d'avoir dans sa littérature un livre sacré, lu
et connu de tous ! La langue peut ensuite subir toute
sorte d'atteintes : il existera pour elle une source de
290purification. C'est le service que the holy Bible de
1611 a rendu à l'anglais, la traduction de Luther à
l'allemand. Nos grands prédicateurs du XVIIe siècle
ont rendu à la langue française un service analogue.
Il y a, au contraire, des coins de la littérature qui
flétrissent tout ce qu'ils touchent, et qui, s'ils s'emparent
d'une expression, la restituent ternie et
déshonorée.

Comme ces coquilles qui jonchent le bord de la
mer, débris d'animaux qui ont vécu, les uns hier, les
autres il y a des siècles, les langues sont remplies de
la dépouille d'idées modernes ou anciennes, les
unes encore vivantes, les autres depuis longtemps
publiées. Toutes les civilisations, toutes les coutumes,
toutes les conquêtes et tous les rêves de l'humanité
ont laissé leur trace, qu'avec un peu d'attention
l'on voit reparaître.

Cette conséquence dans le style, cette suite dans
la métaphore, qu'on recommande avec raison, fait
absolument défaut au langage ; ou plutôt, c'est seulement
pour la dernière couche qu'elle est possible
et nécessaire : autrement, nous nous interdirions
les locutions les plus simples, et la parole deviendrait
aussi difficile que l'est le commerce journalier
de la vie dans ces religions asiatiques où tout ce qui
a eu vie passe pour impureté. Les langues anciennes
sont, à cet égard, dans les mêmes conditions que
les modernes, n'étant anciennes que par rapport à
nous, et ayant déjà elles-mêmes reçu l'héritage des
siècles. Quand Salluste fait dire à Catilina : Cum vos
considero, milites, et cum facta vostra æstumo
, … il
ne songe pas plus que nous à l'origine d'expressions
qui lui paraissent toutes simples. Cependant considero
291est une métaphore empruntée à l'astrologie et
æstumo à la banque. Si nous en croyions les listes
de racines qu'ont dressées à l'envi grammairiens
indous et arabes, nous pourrions être pris de l'illusion
que les langues ont débuté par les idées les
plus générales. On trouve à tout instant chez eux
des racines dont le sens est « aller, résonner, briller,
parler, penser, sentir ». Mais c'est notre ignorance
d'un âge antérieur qui est seule cause de cette illusion.

Les recueils de rhétorique ne contiennent catachrèse,
litote ou hyperbole dont le peuple ne fournisse
tous les jours des spécimens à foison. Un grammairien
du XVIIIe siècle, Dumarsais, a écrit un Traité
des tropes dont une édition a eu l'honneur inattendu
d'être dédiée à Mme de Pompadour. Mais que sont
ces exemples recueillis à fleur de sol auprès de ceux
que des fouilles un peu approfondies mettent à
découvert ? Si l'on disait qu'il existe un idiome où le
même mot qui désigne le lézard signifie aussi un
bras musculeux, parce que le tressaillement des
muscles sous la peau a été comparé à un lézard qui
passe, cette explication serait accueillie avec doute,
ou bien croirait-on qu'il est parlé des imaginations
de quelque peuple sauvage. Cependant il s'agit du
mot latin lacertus, lequel veut dire lézard, et que les
poètes et les prosateurs ont maintes fois employé
pour désigner le bras d'un héros ou d'un athlète.
D'autres fois, le lézard a été remplacé par la souris,
ce qui nous a donné musculus, mot qui signifie,
292comme on sait, tantôt souris et tantôt muscle. Cette
singulière image paraît avoir eu du succès en tout
temps. Littré fait remarquer que dans le gigot de
mouton le muscle de la jambe se nomme souris. En
grec moderne, le rat s'appelle mys pontikos (rat
d'eau), ou, pour abréger, pontikos. Or, l'adjectif a
également remplacé le substantif dans l'autre signification,
et pontikos désigne le muscle.

Notre auteur a essayé de rendre visible aux yeux
par des tableaux ou, comme on dit aujourd'hui,
par des schèmes, le rayonnement ou l'enchaînement
des différents sens d'un mot. Tantôt c'est une étoile,
tantôt une ligne brisée. Mais il faut bien se rappeler
que ces figures compliquées n'ont de valeur que
pour le seul linguiste : celui qui invente le sens
nouveau oublie dans le moment tous les sens antérieurs,
excepté un seul, de sorte que les associations
d'idées se font toujours deux à deux. Le peuple n'a
que faire de remonter dans le passé : il ne connaît
que la signification du jour. On a ingénieusement
rappelé à ce propos ces hardis grimpeurs qui retirent
sous leur pied droit le crampon qui le soutenait,
après qu'ils ont mis le pied gauche sur le suivant.
Le linguiste est seul à chercher la trace de ces
mobiles échelons.

Celui qui, faisant l'histoire de la variation des sens,
ne considérerait que les mots, risquerait de laisser
échapper une partie des faits, ou bien il courrait le
danger de les expliquer faussement. Une langue ne
se compose pas uniquement de mots : elle se compose
de groupes de mots et de phrases.293

Tout le monde se souvient d'avoir lu dans les dictionnaires,
en cherchant un mot rare : « Il ne se dit
plus que dans cette locution… ». Suit ordinairement
une expression proverbiale, ou quelque terme technique,
ou quelque phrase plus ou moins consacrée.
Si l'on veut bien réfléchir sur la cause de ce phénomène,
on sera amené à envisager les éléments du
langage sous un aspect nouveau. Le linguiste attribue
au mot une existence personnelle et continue à
travers toutes les associations et combinaisons où
il entre. Mais, dans la réalité, dès que le mot est
entré en une formule devenue usuelle, nous ne percevons
plus que la formule. Des vocables se sont
conservés en certaines associations, lesquels ont
depuis longtemps cessé d'être employés pour eux-mêmes,
et que nous avons peine à reconnaître,
quand on nous les présente hors de cette place
unique qui leur est restée. Qu'est-ce, par exemple,
que le mot conteste ? Il y a si longtemps qu'il est
sorti de l'usage, que nous serions embarrassés de
dire seulement de quel genre il est. Mais nous l'employons
encore dans la locution : sans conteste. —
Qu'est-ce, comme nom de couleur, que bis ? Il désignait
autrefois le brun ou le noir. On disait : à tort
ou à droit
, à bis ou à blancL'un veut du blanc,
l'autre du bis
… C'est l'italien bigio. Nous ne l'employons
plus qu'en parlant du pain. — Demeure, dans
le sens de retard, a presque disparu ; mais tout le
monde comprend l'expression : il y a péril en la
demeure
.

Ce n'est pas le mot qui forme pour notre esprit
une unité distincte : c'est l'idée. Si l'idée est simple,
peu importe que l'expression soit complexe ; notre
294esprit n'en percevra que la totalité. On peut même
aller plus loin et se demander si, pour le plus grand
nombre des hommes, il y a une conception nette et
distincte du mot. Tout le monde sait que les personnes
illettrées se laissent aller dans l'écriture aux
plus étranges séparations, comme aux plus bizarres
accouplements. Cela n'empêche pas que parmi elles
il s'en trouve qui manient la pensée avec justesse,
la parole avec propriété. Leur intelligence, en
embrassant les masses, n'a jamais eu le loisir d'aller
jusqu'au détail. Les missionnaires qui fixent les
premiers par l'écriture la langue des peuples sauvages,
savent combien il est difficile de reconnaître
où commencent et finissent les mots. Si l'étrusque
a résisté jusqu'à présent aux tentatives de déchiffrement,
cela tient en partie à la défectuosité des
séparations.

Habitués au service que nous rend l'écriture, nous
sommes exposés à nous montrer ingrats envers elle.
La nouvelle école des fonétistes n'y pense peut-être
pas assez, au moins le parti avancé, — car je ne
veux pas tout désapprouver en leur entreprise.
Dans nos langues modernes, où tant de vocables
différents d'origine et de signification sont devenus
semblables entre eux pour l'oreille, le mot ne se
grave pas seulement dans l'esprit par le son, mais
encore par l'aspect. A défaut d'orthographe, il faudrait
recourir à un commentaire explicatif, comme
font les Chinois, et comme nous faisons nous-mêmes
quand nous disons : le nom de nombre cent, le sang
qui coule dans nos veines
.

Une fois encadré dans une locution, le mot perd
son individualité et se désintéresse de ce qui arrive
295au dehors. Il n'est donc pas exact de parler, même
à titre d'image, de la vie et de la mort des mots. Tel
ne dit plus rien à l'intelligence, qui continue de
figurer dans un contexte, où il est perçu non en tant
que mot, mais en tant que partie intégrante d'un
ensemble. Dans ce réduit où il est confiné, on le
voit qui échappe aux changements de la langue,
aux révolutions de l'usage et des idées. Nous disons
rez-de-chaussée, quoique (rez, rasus) soit sorti du
parler habituel. Faire un pied de nez se maintient
en dépit du système métrique. Nous avons toujours
des rhumes de cerveau, quoique, aux yeux de la
médecine moderne, le cerveau soit bien étranger
à l'affaire.

Aussitôt qu'un mot est entré dans une locution,
son sens propre et individuel est oblitéré pour nous .
Ces sortes d'incohérences frappent habituellement
les étrangers plus que nous, surtout s'ils ont appris
la langue non par l'usage, mais par des méthodes
scientifiques. De là le purisme qu'affectent volontiers
les étrangers qui parlent ou écrivent le français pour
l'avoir appris à l'université.

On peut tirer de cet ordre de faits quelques
réflexions sur la manière dont se modifient et se
décomposent les langues. Si l'on s'en rapportait aux
enseignements de la seule phonétique, les mots se
transformeraient un à un, chacun pour soi, selon
le nombre de syllabes, selon la place do l'accent,
conformément à des règles invariables. En outre,
les désinences destinées à périr s'éteindraient simultanément
296dans tous les mots de même espèce. La
construction se modifierait d'une manière uniforme
dans toutes les phrases composées des mêmes éléments
logiques. Mais il n'en est rien. Cette régularité
n'existe point, parce qu'une langue n'est point
un assemblage de mots, mais qu'elle renferme des
groupes déjà assemblés et pour ainsi dire articulés.
Dans les inscriptions chrétiennes des premiers
siècles, on voit qu'au milieu d'un latin extrêmement
incorrect et déjà à moitié roman, subsistent
des formules entières d'une latinité très supportable :
ce sont les formules qu'un usage quotidien
empêchait d'oublier, et dont une connaissance préalable
dispensait d'analyser et de comprendre les
éléments. Un peuple qui désapprend sa langue
ressemble un peu à l'écolier qui récite une leçon à
moitié sue : s'il y a des morceaux dont les mots ne
se présentent qu'isolément et imparfaitement à sa
mémoire, il y en a d'autres qui reviennent en bloc et
passent tout d'une haleine. Nous observons encore
quelque chose de semblable quand deux idiomes se
côtoient et se mêlent, par exemple, sur les frontières
de deux pays ; ce ne sont pas seulement des mots,
mais des phrases qui passent d'un peuple à l'autre.
L'étude de M. Schuchardt sur le mélange des langues
en fournit des exemples aussi étranges que variés.
On enseigne, non sans raison, que les cas de la
déclinaison latine n'existent plus en français : cependant
leur et Chandeleur sont des génitifs pluriels.
Ce n'est sans doute point par un don spécial de
longévité qu'ils ont survécu à leurs congénères :
c'est grâce aux locutions où ils étaient comme
embaumés.297

Fèvre, en ancien français, signifie « ouvrier »
(faber) : orfèvre conserve la construction latine.
Quand nous disons la grand'rue, la grand'mère,
nous parlons la langue du XIIIe siècle. Vrais blocs de
latin ou d'ancien français que charrie la langue
d'aujourd'hui, sans égard pour les changements
dans la grammaire et dans la construction…

Chacun de nous possède son assortiment de locutions
abrégées, intelligibles pour les seuls intimes.
Supposez qu'elles soient adoptées autour de nous,
qu'elles deviennent d'usage courant parmi toute une
catégorie de personnes, qu'elles soient répandues
par la presse, ces abréviations pourront un jour
prendre place dans la langue. Telle est l'origine de
général., Il est évident que c'est là, pour désigner
un grade militaire, une expression insuffisante. Mais
si nous remontons jusqu'au XVIe siècle, nous voyons
que la locution se complète en capitaine général.
Il y a, dans le règne animal, des crustacés qui,
quand on les saisit par une patte, se laissent tomber
à terre en laissant l'ennemi en possession de la patte,
et en employant les neuf autres à fuir au plus vite.
C'est une amputation de ce genre que subissent
nos locutions, avec cette différence que la patte
nous tient lieu de l'animal entier. Que signifie le
nom d'école centrale ? Absolument rien. Il faut ajouter :
des arts et manufactures. J'ai assisté à d'interminables
discussions sur l'enseignement spécial, et
sur le sens que le fondateur avait bien pu attribuer
à cet adjectif. Personne, pas même le fondateur, ne
298s'est avisé de recourir à la charte de fondation, où
il est parlé d'un enseignement spécial pour l'agriculture,
le commerce et l'industrie. La plus belle
époque de notre langue a connu ce jargon. Il y avait
canal quand le roi et la cour se divertissaient sur le
canal de Versailles. Il y avait caveau quand on
jouait chez monseigneur dans la petite chambre
ainsi nommée. Ces noms mêmes de monseigneur,
de monsieur, de madame, sont des ellipses qui
nous cachent un titre plus complet et plus retentissant.

Le linguiste constate qu'en tous les idiomes
l'adjectif a une tendance à remplacer le substantif.
Cette loi, qui semble appartenir uniquement à la
grammaire, en suppose une autre qui appartient
à la psychologie et à l'histoire. Quelques exemples
vont aider à mieux me faire comprendre. Le français
a perdu l'ancien mot qui servait à désigner le
foie (jecur), et l'a remplacé par un adjectif signifiant
« nourri de figues » (ficatum). Mais que faut-il
conclure de ce changement ? Que nous avons ici un
mot de la langue des cuisiniers. Ceux qui, dans nos
restaurants, écoutent les appels de la salle à manger
au sous-sol, peuvent surprendre mainte ellipse du
même genre. — Il est question dans les livres de
droit d'un certain genre de prêt qui s'appelle le prêt
à la grosse
 : cet adjectif pourrait longtemps nous
laisser rêveurs, si nous n'apprenions par ailleurs
qu'il s'agit du prêt à la grosse aventure, sorte de
contrat s'appliquant aux risques en mer. Plus on
sera au fait d'une profession ou d'un genre de vie,
ou bien encore plus on voudra le paraître, plus on
usera de cette langue sténographique. Un soldat
299passe de l'active dans la territoriale. Un homme
lancé assiste à toutes les premières. Outre la célérité,
il y a dans ces sous-entendus quelque chose
qui flatte l'amour-propre, comme l'attrait d'une initiation.
Tous les progrès, toutes les inventions modernes
en augmentent le nombre. Nous attendons
le rapide dans les gares de chemin de fer. Au temps
de l'exposition de 1878, on allait visiter le captif des
Tuileries
. C'est le même procédé dont se sert l'argot.
« Cache ta menteuse », dit un personnage de Zola
à sa fille qui bavarde. Ces exemples sont pris tout
près de nous, empruntés au langage d'aujourd'hui
ou d'hier : mais nous pourrions aussi bien en prendre
à l'étranger ou dans l'antiquité. Frère se dit en
espagnol hermano, qui représente le latin germanus,
lequel s'employait déjà dans le même sens ; mais
par lui-même, c est un adjectif qui signifie « véritable,
naturel ». Cicéron, disant dans une de ses
lettres familières qu'en une certaine occasion il s'est
conduit comme un véritable âne, se sert de ce mot :
Me asinum germanum fuisse.

Nous n'avons guère cité que des substantifs ; mais
il existe quelque chose de semblable pour les verbes.
L'habitude fait que les compléments se sous-entendent
et que, de transitif, le verbe devient neutre.
C'est la contre-partie de ce que nous avons vu pour
l'adjectif devenu substantif. — Exposez-vous ? est
une question parfaitement claire pour un peintre.
Une femme qui reçoit est admis par l'Académie. Les
acheteurs savent ce qu'il faut entendre par un
magasin qui envoie
ou une maison qui liquide. Notre
langue parlée est pleine de ces locutions : si bien
qu'on a pu dire que l'abondance des verbes neutres
300est un signe de civilisation. Quelquefois la locution
ost allégée vers le milieu ; de toutes les sortes d'abréviation,
c'est sans doute la moins bonne. Les géologues
dissertent cependant sur l'homme tertiaire.
En médecine, il est question de paralytiques progressifs.
J'ai vu un membre de l'Académie française
parlant de M. Max Müller, l'appeler un philologue
comparé
. A la Sorbonne, entre candidats, tout le
monde sait ce qu'il faut entendre par un bachelier
scindé
. Barbarismes affreux, si l'on veut, mais
quand, en religion, on parle de réformés et de catholiques,
l'ellipse, pour être plus ancienne, n'en est
pas moins de même espèce.

Nous conclurons qu'en matière de langage, il y
a une règle qui domine toutes les autres. Une fois
qu'un signe a été trouvé et adopté pour un objet, il
devient adéquat à l'objet. Vous pouvez le tronquer,
le réduire matériellement : il gardera toujours sa
valeur. A une condition toutefois, savoir, que l'usage
qui attache le signe à l'objet signifié reste ininterrompu.
Reconstruire une langue avec le seul secours
de l'étymologie est une tentative risquée, qui peut
réussir jusqu'à un certain point pour le commun des
mots, mais qui vient se heurter à ce genre particulier
d'obstacle résultant des locutions. On le sent
bien quand on déchiffre un texte dont la langue ne
nous est point parvenue par une tradition vivante.
L'origine des mots est souvent claire, la forme grammaticale
ne laisse prise à aucun doute, mais le sens
intime nous échappe. Ce sont des visages dont nous
découvrons les traits, mais dont la pensée reste
impénétrable. Les seules langues anciennes que nous
connaissions véritablement sont celles qui nous sont
301arrivées accompagnées de lexiques et de commentaires :
le latin, le grec, l'hébreu, le sanscrit, l'arabe,
le chinois.

Littré, dans un charmant travail intitulé : Pathologie
du langage
, a réuni un certain nombre de faits
du même genre. Nous ne pouvons assez recommander
la lecture de ce morceau, qui complète son
grand dictionnaire, et est comme un recueil de cas
intéressants et curieux 12. Mais ce que le grand
savant français appelle pathologie est le développement
normal du langage et le phénomène de tous
les jours. Les langues ne se prêtent qu'à ce prix à
l'expression d'idées nouvelles ; il n'y a point là de
pathologie.

Le seul cas où il puisse être légitimement parlé de
pathologie, c'est le cas où un mot est employé par
erreur pour un autre, soit à cause d'une ressemblance
de son, soit par suite de quelque autre accident.
Telle est la confusion qui s'est faite dans les
esprits entre habit et habillé : ce dernier, qui devrait
s'écrire abillé, est une expression métaphorique dont
la signification est « apprêté, arrangé ». Elle a été
d'abord employée en parlant du bois. Nous disons
encore aujourd'hui : du bois en bille. Le souvenir de
l'ancien sens s'est conservé dans quelques locutions,
telles que : habiller un poulet, le voilà bien habillé 23 !
302Ici encore, nous constatons la fidélité des locutions,
lesquelles continuent leur existence sans se soucier
du courant général.

Quand les langues sont arrivées par un circuit à
créer quelque terme nouveau, elles effacent le
chemin par où elles ont passé. Aussi l'étymologie
n'a-t-elle la plupart du temps qu'un intérêt historique.
Dans la vie de tous les jours, dans la discussion
d'idées philosophiques ou politiques, l'examen
des origines d'un mot peut constituer un point
de départ ; mais ce ne serait pas la preuve d'un
esprit bien fait d'y insister trop fortement et d'en
tirer de trop longues ni de trop importantes conséquences.

Les mots, a-t-on dit avec raison, sont des verres
qu'il faut polir et frotter longtemps, faute de quoi,
au lieu de montrer les choses, ils les obscurcissent.
Le souvenir trop présent de l'étymologie nuit souvent
à l'expression de la pensée, qu'il risque de troubler
par toute sorte de faux reflets. Le travail des
siècles et le bienfait d'une longue suite de penseurs
est d'affranchir et d'émanciper les mots, sans cependant
les rendre pour cela entièrement étrangers à
leurs parents ni à leur lieu d'origine.

Une langue ne se compose pas seulement de
mots et de locutions, il faut un appareil pour contenir
et maintenir ces matériaux.303

Guillaume de Humboldt dit que nous portons dans
notre esprit une sorte de grammaire qui, tôt ou tard,
finit par marquer son empreinte sur le langage,
C'est ce qu'il appelle Die innere Sprachform (la forme
linguistique intérieure). Rien n'empêche d'accepter
cette expression, mais à condition de la bien comprendre.
Il est bien clair que la forme linguistique
intérieure n'est pas un don de la nature, puisqu'elle
varie d'un idiome à l'autre, et puisque pour un seul
et même idiome elle se modifie dans le cours des
âges. La forme linguistique intérieure n'est pas
autre chose que le souvenir de la langue maternelle.
Mais, à son tour, ce souvenir s'impose aux parties
restées flottantes de la langue, et les fait entrer dans
les cadres établis.

Ce n'est d'ailleurs pas le seul problème de ce
genre. En voici un autre non moins curieux.

La mort matérielle d'une désinence n'en suspend
point l'usage. Longtemps encore après qu'elle a disparu,
le langage y peut faire appel et lui demander
des services comme si elle existait encore. Chose
remarquable, ces services, la désinence absente continue
de les rendre. Bien plus, on voit la fonction
grammaticale dont elle était l'exposant se propager,
quoique privée de toute expression, en sorte que la
portion la plus importante de son histoire est quelquefois
celle où elle a perdu son représentant extérieur
et tangible.

Cette survivance des désinences peut se constater
dans toutes les langues. Un exemple frappant en
français, ce sont les locutions comme la rue Monsieur-le-Prince,
l'hospice Cochin, l'institut Pasteur.
Quoique le français, depuis des siècles, ait perdu
304l'exposant du génitif, nous employons ici de véritables
génitifs. Bien entendu, pour qu'un fait de ce
genre puisse se produire, il faut que la langue ait
conservé un certain nombre de modèles. Des expressions
comme l'Hôtel-Dieu, l'église Notre-Dame, la
place Dauphine
ont été le type sur lequel le langage
a continué de travailler. Qu'on veuille bien parcourir
aujourd'hui une liste des rues et places de
Paris : jamais le génitif n'a été plus employé que
depuis qu'il est dépourvu de tout signe. Il faut
ajouter toutefois que, comme cet emploi se borne
en général à des noms propres, la conscience populaire
a un peu varié en ce qui le concerne, et aujourd'hui
elle sent plutôt en ces noms une sorte de
baptême qu'un cas marquant la possession.

Je dirai à ce sujet qu'on doit prendre garde de
confondre les langues qui ont eu une flexion et qui
l'ont perdue avec celles qui ne l'ont jamais possédée.
L'anglais, avec une facilité qu'il est permis de lui
envier, transforme ses substantifs en verbes. Il
prendra, par exemple, le substantif grace (beauté) et
il dira : It would grace our life, « cela embellirait
notre vie ». Ce que sent l'Anglais, c'est positivement
un infinitif : quoique nullement exprimée, l'idée de
l'infinitif se présente sans équivoque à son esprit. La
phrase vient se placer dans un ancien moule formé à
l'époque de la flexion, et qui y survit…

Les différentes langues s'écartent notablement les
unes des autres sur ce point. La clarté du discours
dépend du plus ou moins grand usage qui est fait de
ces survivances. Un idiome tire son caractère de ce
qu'il sous-entend aussi bien que de ce qu'il exprime.
La juste proportion en ce genre fait le mérite d'une
305langue, comme la proportion des pleins et des vides
en architecture.

L'allemand a gardé les tours d'une langue synthétique,
quoique beaucoup de désinences aient disparu
ou aient cessé d'être reconnaissables 14. La difficulté
de la langue allemande tient en partie à ces
touches qui résonnent seulement pour l'oreille
interne.

Ce n'est pas ici le lieu de multiplier les exemples.
Mais cette forme linguistique intérieure dont parle
Humboldt ne borne pas là son action : elle est, pour
ainsi dire, présente à tout le développement du langage,
habile à réparer les pertes, à sauver par
d'utiles accroissements les désinences en péril, prête
à profiter des accidents, prompte à étendre les acquisitions.
C'est elle qui a donné à l'anglais son triple
pronom possessif, his, her, its, dont les langues
romanes ne possèdent pas l'équivalent. C'est elle qui
a enrichi la conjugaison française de temps que ne
connaissait point le latin. Elle fait concourir à un
seul et même but des phénomènes d'origine très
différente. Elle infuse une signification à des syllabes
primitivement vides ou indifférentes…

Nous arrivons de la sorte à une question extrêmement
importante et délicate : jusqu'à quel point l'intention
a-t-elle une part dans les faits du langage ?
Les linguistes modernes, en général, sont très nets
pour repousser l'idée d'intention. Tout au plus
306admettent-ils que des accidents survenus fatalement
et sans aucune prévision aient été utilisés d'une
façon spontanée et inconsciente. Il est certain qu'on
a singulièrement abusé autrefois des intentions prêtées
au langage, et qu'on lui a attribué dans le détail
toute sorte de distinctions et d'arrière-pensées dont
il est innocent. Mais la doctrine contraire n'est pas
moins éloignée de la vérité. Il semble que la linguistique
moderne confonde l'intelligence avec la
réflexion. Pour n'être pas prémédités, les faits du
langage n'en sont pas moins inspirés et conduits
par une volonté intelligente. Entre l'acte populaire
qui crée subitement un nom pour quelque idée nouvelle,
et l'acte du savant qui invente une désignation
pour un phénomène scientifique récemment
découvert, il y a différence quant à la promptitude
du résultat et quant à l'intensité de l'effort, mais il
n'y a pas différence de nature. Des deux parts, la
faculté mise en jeu est la même. L'exagération serait
singulière, de supposer d'un côté un agent intelligent
et libre, de l'autre un agent inconscient et
aveugle.

Même cette autre partie, plus matérielle, de la
linguistique qui traite des sons, la phonétique, pour
laquelle on voudrait aujourd'hui revendiquer, avec
l'inconscience des phénomènes physiologiques, la
précision dos lois mathématiques, n'est pas absolument
d'un autre ordre, car c'est le cerveau, tout
autant que le larynx, qui est la cause des changements.
Au moins faudrait-il faire une distinction
entre les phénomènes qui tiennent à la structure
des organes et à une impérieuse nécessité de prononciation,
et ceux qui viennent de l'instinct d'imitation
307et de simples préférences. Sans nous étendre
plus longtemps sur ces considérations, disons que
ce sont là les exagérations passagères d'un principe
vrai et excellent, savoir la régularité des phénomènes
de la parole. Mais nous ne doutons pas que
la linguistique, revenant de ses paradoxes et de ses
partis pris, deviendra plus juste pour le premier
moteur des langues, c'est-à-dire pour nous-mêmes,
pour l'intelligence humaine. Cette mystérieuse transformation
qui a fait sortir le français du latin,
comme le persan du zend, comme l'anglais de
l'anglo-saxon, et qui présente partout sur les faits
essentiels un ensemble frappant de rencontres et
d'identités, n'est pas le simple produit de la décadence
des sons et de l'usure des flexions ; sous ces
phénomènes où tout nous parle de ruine, nous sentons
l'action d'une pensée qui se dégage de la forme
à laquelle elle est enchaînée, qui travaille à la modifier,
et qui tire souvent avantage de ce qui semble
d'abord perte et destruction. Mens agitat molem308

11. Nous reproduisons ici par extraits ce que nous avons écrit
sur la Vie des mots d'Arsène Darmesteter (voir ci-dessus, p. 3).

21. Littré, Études et glanures. (Ce morceau a été réédité dans
la Bibliothèque pédagogique. Delagrave.)

32. Nous empruntons cette étymologie à une communication
verbale de M. Gaston Paris à la Société de linguistique.

41. Voir Michel Bréal, De l'enseignement des langues vivantes,
p. 65 (Hachette).