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Bréal, Michel. Essai de sémantique – T04

La linguistique est-elle
une science naturelle ?

Quoi qu'en aient dit d'illustres savants, on peut
douter que la linguistique doive être comptée parmi
les sciences naturelles. Il lui manque pour cela une
condition capitale : c'est que l'objet dont elle traite
n'existe pas dans la nature. Le langage est un acte
de l'homme : il n'a pas de réalité en dehors de
l'activité humaine. Je peux, par un ensemble de
signes vocaux, diriger la pensée d'autrui sur les
mêmes objets où s'est arrêtée la mienne ; je peux,
grâce à l'écriture, donner à ces signes une forme
durable. Mais il n'y a pas là autre chose qu'une
opération de l'esprit provoquée par des moyens extérieurs ;
les moyens que j'emploie n'ont de valeur que
par l'idée que nous sommes convenus d'y attacher.
Tout, dans le langage, vient de l'homme et s'adresse
à l'homme. Si nous enveloppons l'homme dans la
nature, la science du langage fera partie des sciences
naturelles, au même titre que la science des religions,
la science du droit, l'histoire de l'art. Mais
si, prenant les termes dans leur sens ordinaire, nous
opposons, comme on a l'habitude de le faire, aux
309sciences naturelles les sciences historiques, c'est-à-dire
celles qui nous instruisent des actes et des
œuvres de l'homme, il n'est pas douteux qu'il faille
mettre la science du langage parmi les sciences historiques.

La chose a pourtant été niée. « Les langues, dit
Schleicher, sont des organismes naturels qui, en
dehors de la volonté humaine et suivant des lois
déterminées, naissent, croissent, se développent,
vieillissent et meurent ; elles manifestent donc, elles
aussi, cette série de phénomènes qu'on comprend
habituellement sous le nom de vie. La glottique ou
science du langage est, par suite, une science naturelle. »
On sait que la même thèse a été plaidée avec
éclat par M. Max Müller dans les premières de ses
Lectures. Les mêmes idées ont été aussi exprimées
en France. « Pour moi, dit un savant français dans
un ouvrage spécialement consacré à la question, le
langage est un organisme qui, comme tel, a avant
tout son principe de développement en lui-même. »
M. Arsène Darmesteter avait déjà dit de son côté,
mais avec une restriction qu'il faut remarquer :
« S'il est une vérité banale aujourd'hui, c'est que les
langues sont des organismes vivants, dont la vie,
pour être d'ordre purement intellectuel, , n'en est pas
moins réelle, et peut se comparer à celle des organismes
du règne végétal ou du règne animal. »

Le caractère commun de ces différentes définitions,
c'est d'attribuer au langage une existence propre,
indépendante de la volonté humaine. On en fait
comme une sorte de quatrième règne. La plupart
des linguistes se placent aujourd'hui à ce point de
vue, les uns par conviction philosophique, les autres
310simplement, je suppose, pour la commodité de l'exposition.
Ce qui explique jusqu'à-un certain degré
une telle manière de voir, c'est d'abord la durée des
langues, qui se mesure par siècles, et qui dépasse
d'une façon si manifeste la misérable durée de la
vie humaine. Le latin, qui avait commencé avant
Rome, a continué d'exister longtemps après la chute
de l'empire romain, et l'on peut dire en un sens
qu'il existe encore aujourd'hui, grâce aux langues
romanes qui en sont la transformation. Mais la difficulté
même où l'on est de marquer le commencement
el la fin des langues aurait déjà dû montrer
combien toute comparaison tirée d'un être vivant
est trompeuse. D'un autre côté, la régularité avec
laquelle se modifient les langues a dû contribuer à
les faire comparer aux produits de la nature. On a
remarqué que les langues ne procèdent point par
sauts, mais qu'elles observent des gradations insensibles,
qu'une marche uniforme préside aux métamorphoses
des divers idiomes d'une même famille,
lesquels ont l'air de se mouvoir sous l'influence d'un
seul et même principe. Mais ce ne sont pas là, on le
conçoit aisément, des lois inhérentes au langage :
ce sont les lois de notre esprit, qui se manifestent
dans les transformations de la parole, comme on les
observe également dans la lente évolution du droit,
des usages, des croyances. On est presque confus
d'avoir à énoncer des vérités si évidentes. Tout ce
qui s'est dit sur le langage pourrait aussi bien être
répété pour les autres inventions humaines, pour
l'écriture, par exemple, laquelle a suivi de même
une marche insensible, puisque nos caractères cursifs
d'aujourd'hui sont sortis, par une longue série
311de déformations, des lettres capitales romaines, lesquelles
remontent, par l'intermédiaire de l'alphabet
grec, aux caractères phéniciens, issus eux-mêmes
des hiéroglyphes de l'Egypte : personne ne s'est
trouvé cependant pour affirmer que l'écriture a une
existence qui lui soit propre et personnelle.

On ne s'expliquerait pas ces excès de l'abstraction,
et on ne comprendrait pas l'adhésion que des vues
si extraordinaires ont rencontrée, si l'on ne se rappelait
que les esprits y étaient préparés d'avance par
un autre ensemble de vues, par une autre philosophie
du langage, venant du côté opposé de l'horizon
scientifique, mais aboutissant à des conclusions analogues.
Une école toute différente présentait dans le
même temps la parole comme une manière de révélation :
jamais, si l'on en croit les chefs de cette
école, l'homme n'aurait été capable d'inventer le
langage ; c'est un dépôt qui lui a été confié, une
inspiration qui lui est venue d'en haut. Nous connaissons
ce système pour l'avoir vu exposer en
France, mais il a tout particulièrement trouvé des
partisans en Allemagne, où il a recruté de nombreux
disciples parmi les représentants de l'école historique.
Le dictionnaire de la langue allemande des
frères Grimm porte à la première page pour épigraphe :
« Au commencement était le verbe ». Il ne
faut pas demander aux sectateurs de cette doctrine
beaucoup de clarté ni de suite dans les déductions.
Quelques-uns supposaient une langue unique enseignée
par la Divinité elle-même, et dont tous les
idiomes d'aujourd'hui sont les descendants dégénérés ;
d'autres assuraient qu'une intuition spéciale
avait été attribuée à certains peuples privilégiés,
312comme les Hébreux, les Grecs, les Hindous ;. ainsi
s'expliquait la mystérieuse beauté de leur langage.
On aimait en toute chose à reporter la perfection à
l'époque des origines ; on imaginait un passé lointain
qu'on décorait de toutes sortes de qualités dont
les temps nouveaux étaient devenus incapables ; on
créait, pour y rapporter tout ce qu'il y avait de plus
élevé et de meilleur, la catégorie de l'instinctif et du
spontané. Savigny développait dans l'histoire du
droit, Creuzer dans l'histoire des religions, Stahl
dans le droit politique, les mêmes vues que Grimm
et Humboldt se complaisaient à exposer dans l'histoire
du langage. Ce qui se trouvait au fond de
toutes ces spéculations, c'était le dédain et le mépris
de la raison. Un certain orgueil de caste s'y mêlait
aussi : l'idée de races privilégiées, parmi lesquelles
on n'oubliait pas de se placer, ne pouvait déplaire.
Ce côté personnel se montre dans l'expression indo-germanique
créée pour désigner l'une des grandes
familles d'idiomes.

La théorie mystique et la théorie naturaliste (il y
a de ces confluents dans l'histoire des idées) se sont
peu à peu amalgamées. Il en est résulté la manière
de voir dont on a vu plus haut quelques spécimens.
La linguistique actuelle est encore toute pleine de
ces conceptions. Certaines préoccupations persistantes
ne peuvent s'expliquer que par là. D'où viendrait
autrement le besoin de reconstruire des
idiomes primitifs, auxquels on attribue tantôt une
pureté de son, tantôt une transparence étymologique,
tantôt une régularité grammaticale qu'on ne
rencontre dans aucun idiome directement observable ?
Les linguistes qui nous décrivent avec tant
313de soin l'urindogermanisch n'obéissent pas seulement
au désir de mettre dans leurs, recherches de
l'unité et de la cohésion : ils ont encore devant les
yeux l'idée d'une langue parfaite, d'un archétype
venu on ne sait d'où, dont nous possédons seulement
des exemplaires altérés. Il est difficile de comprendre
pourquoi cette langue mère surpasserait en perfection
ses filles, car elle-même, composée des débris
d'idiomes antérieurs, participe aux conditions ordinaires,
et ne saurait présenter ni la correction, ni la
symétrie d'une œuvre exécutée d'un seul jet. Ainsi
l'erreur de la conception première s'est fait sentir
jusque dans le détail de la science.

Il serait temps de renoncer à des idées qui ne
résistent pas à un examen sérieux. Le langage a sa
résidence et son siège dans notre intelligence ; l'on
ne saurait le concevoir ailleurs. S'il nous a précédés,
s'il nous survit, c'est qu'il existe dans l'intelligence
de nos concitoyens comme dans la nôtre,
c'est qu'il a existé avant nous chez nos parents, et à
notre tour nous le transmettons à nos enfants. Il est
fait du consentement de beaucoup d'intelligences, de
l'accord de beaucoup de volontés, les unes présentes
et agissantes, les autres depuis longtemps évanouies
et disparues. Ce n'est pas diminuer l'importance du
langage que de lui reconnaître seulement cette existence
idéale : c'est, au contraire, le mettre au
nombre des choses qui occupent le premier rang et
exercent le plus d'influence dans le monde, car ces
existences idéales, — religions, lois, traditions,
mœurs, — sont ce qui donne une forme à la vie
humaine. Nous en subissons ordinairement l'action,
quoique nous ayons toujours au fond de nous-mêmes
314le pouvoir de nous en affranchir. Elles appartiennent
au monde de la pensée et de la volonté.

On peut, à ce propos, remarquer que la métaphore
a joué un grand rôle dans nos études. Jacob
Grimm n'était pas éloigné de prendre pour un signe
de vie le changement de voyelle qu'on observe dans
les verbes allemands comme ich singe, ich sang,
gesungen. Il les appelait les verbes forts et il les opposait
avec une sorte de pitié aux verbes faibles, lesquels
forment leur passé au moyen d'un auxiliaire
annexe, comme ich liebe, ich liebte. Quelques linguistes
ont considéré les désinences comme une
floraison de la racine. Toutes ces expressions sont
excellentes à condition d'être prises pour ce qu'elles
sont, c'est-à-dire des images. Il est permis en ce
sens de dire que le langage est un organisme. Mais
on ne devrait pas avoir besoin de dire que c'est là
une manière de parler figurée, et il semble que des
hommes habitués par métier aux métonymies et aux
tropes auraient dû être les derniers à s'y laisser
prendre.

Est-il vrai, comme cela est dit et répété, que le
langage soit régi par des lois nécessaires et
aveugles ?

Comme il est aisé de le deviner, pour soutenir une
affirmation de cette sorte, on ne se réfère pas à la
partie la plus intellectuelle du langage, telle que le
choix des mots ou la construction de la phrase : la
contre-vérité apparaîtrait trop clairement. Aucune
nécessité n'exigeait, par exemple, que le mot
jacobin vînt à marquer une nuance d'opinion poli-.
315tique, ou que le mot bureau, qui désignait d'abord
une sorte de bure ou étoffe de laine, signifiât successivement
le tapis qui couvre une table à écrire,
puis la table elle-même, puis la pièce où cette table
est placée, et finalement les personnes qui se tiennent
dans cette pièce ou à cette table 11. Si chacun
de ces changements a sa raison d'être, aucun certes
n'était obligé.

On ne pouvait pas non plus placer la nécessité
dans le mécanisme grammatical : la réputation de
la grammaire, en matière d'exceptions, est trop bien
établie. La syntaxe s'y prêtait encore moins : si la
prose française, pendant deux siècles, n'a cessé de
gagner en vigueur et en souplesse, nous savons trop
bien grâce au génie de quels hommes ce progrès a
été obtenu. La partie du langage sur laquelle on se
fonde, c'est la phonétique, ou, en d'autres termes,
la prononciation. Les changements survenus dans le
corps des mots, — suppression de lettres et de syllabes,
transformation des voyelles, affaiblissement
ou assimilation des consonnes, addition de lettres
euphoniques, — sont à la fois si étranges et si réguliers
que la volonté humaine paraît n'y être pour
rien. D'où vient que dans le même temps les mêmes
modifications se produisent chez toute une population ?
Comment se fait-il, par exemple, que le latin
ait, grâce à une série de phénomènes distincts,
316simultanément donné naissance à l'italien, à l'espagnol,
au français, au roumain ? Comment se fait-il
encore qu'en parcourant la France, du sud au nord,
on rencontre une juxtaposition de dialectes qui, du
provençal au wallon, vont en s'éloignant de plus en
plus du type primitif ? N'y a-t-il pas là une classe de
phénomènes où il n'est pas permis de parler de conscience
ni de liberté ?

C'est par l'influence de la nature extérieure sur
nos organes qu'on explique les changements de la
phonétique : en quoi il y a certainement une part
de vérité. La nature extérieure fait sentir son action
sur la parole, comme elle la fait sentir sur toute
notre personne. Le président De Brosses remarquait
déjà « que chaque peuple a son alphabet qui n'est
pas celui d'un autre, et dans lequel plusieurs lettres
sont impossibles à prononcer pour tout autre ; que le
climat, l'air, les lieux, les eaux, le genre de vie et de
nourriture sont la cause de cette variété ». Mais il
s'agit là d'influences lointaines qui peuvent bien
rendre compte de l'aspect général, mais qui ne
suffisent pas à expliquer les faits de détail. La phonétique
se compose d'une quantité de petits phénomènes
pour l'explication desquels il serait aussi peu
admissible de recourir à une cause unique et éloignée,
qu'il serait déraisonnable d'expliquer par le
climat chaque détail de l'ajustement de nos paysans.
« De toutes les façons vulgaires de se dispenser
de l'étude des influences sociales et morales sur
l'âme humaine, dit quelque part Stuart Mill, la plus
vulgaire est d'attribuer les différences de caractère
et de conduite à des différences naturelles indestructibles. »317

Nous ne voudrions pas qu'on pût se méprendre
sur notre pensée. Les règles de la phonétique ne
sauraient être entourées de trop de respect. Elles
sont la garantie de tout progrès, la seule défense
contre le caprice et la fantaisie, qui ont autrefois
tant nui à nos études : nous devons tous travailler
à les rendre de jour en jour plus détaillées et plus
certaines. Mais c'est sur la nature de ces lois que
j'aurais à faire des réserves. On a cru bien faire,
pour en grandir l'autorité, d'en transporter le siège
dans nos organes, et à chaque fait de phonétique
d'assigner pour cause un fait physiologique. C'est
prendre, selon nous, dans la plupart des cas, l'effet
pour la cause. Il se peut que des différences de
structure aient amené des modifications linguistiques :
cela arrive surtout quand une population
adopte l'idiome d'un autre peuple. Tout le monde
sait ce que les sons du français deviennent à l'ordinaire
dans la bouche d'un Allemand ou d'un Anglais.
Quelques savants ont cru pouvoir expliquer par
l'influence persistante du gaulois certaines particularités
de la prononciation française. Cette célèbre
loi de substitution des consonnes qui donne une
physionomie spéciale à la famille germanique, pourrait
bien avoir son origine dans un idiome plus
ancien, dont les articulations cadraient mal avec
celles des langues aryennes. Mais en dehors de ces
faits exceptionnels, les organes de la voix sont les
serviteurs et non les maîtres du langage. Il faut
chercher les causes des changements de phonétique
dans cette région encore si peu explorée de la
conscience où s'élaborent les actes de la vie journalière.
Pour rendre compte de la régularité de ces
318faits, il n'est pas besoin d'invoquer une nécessité
physiologique : l'habitude, — la seconde nature, —
y suffit.

S'il est une loi de prononciation bien établie pour
le français, c'est celle que nous constatons dans les
mots comme autre, sauter, paume, sauf, chaud, autel,
qui viennent du latin aller, saltare, palma, salvus,
caldus, altare : al suivi d'une consonne devient au.
Est-ce à dire qu'il y eût là, pour les organes français,
une nécessité inéluctable ? Non, car à aucune
époque le français ne s'est abstenu d'accepter des
formations comme calvaire, palme, malfaiteur, altérer,
malvoisie, Albigeois, Valteline. Que faut-il donc
voir dans ce changement d'al en au ? Non une nécessité
physique, mais l'effet d'un certain laisser-aller
dont on peut se faire une idée en écoutant les Anglais
prononcer des mots comme calm, salt, ou en comparant
l'allemand halten (tenir) au flamand houden.
Ce laisser-aller se comprend dans des mots cent
fois prononcés et familiers à toutes les oreilles.
Quand on dit que le mot finit par s'user, on emploie
une image d'une parfaite justesse à condition de la
bien entendre : ce n'est pas le mot qui s'est usé,
mais nos organes s'y sont tellement habitués qu'ils
n'y font plus aucun effort. Cela ne nous empêche
pas d'avoir à notre disposition, le cas échéant, la
pleine possession de nos forces.

On a observé que les locutions d'une teneur
invariable : formules de politesse, commandements
militaires, bénédictions, jurons, aboutissent à des
vocables qui défient toute règle de phonétique. C'est
ainsi que l'usted des Espagnols représente vuestra
merced
, qu'en provençal domne Bertram a fait n
319Bertram
, et que « oui, madame » se dit en anglais
yes'm. Les mots les plus fréquemment employés
sont ordinairement les plus altérés. C'est la cause
des métamorphoses du verbe aller, lequel fait le
tourment des étymologistes avec ses variantes
comme andar, annar. C'est la raison pour laquelle
la diphtongue oi, qui se prononçait au XVIIe siècle,
est venue aboutir au son è dans les mots comme
Français, Anglais, qui étaient les plus usités, tandis
qu'elle a donné oi dans les noms prononcés plus
rarement, comme Danois, Suédois. Je me souviens
qu'au temps où M. Ferdinand de Lesseps faisait la
propagande pour sa dernière grande entreprise, les
mots de canal inter-océanique de Panama, pourtant
assez volumineux, ne se laissaient pas plus distinguer
dans la bouche du célèbre conférencier qu'un
train lancé à toute vitesse. Au contraire, certains
termes entourés de respect, consacrés par la religion,
traversent les siècles en se défendant contre
les altérations : tels sont les noms de Jésus en français,
de Heiland en allemand. Où y a-t-il, dans ces
faits, trace d'une loi fatale ? Je ne vois que des faits
d'accoutumance. Sans doute il faut que nos organes
y interviennent, puisque nous ne pouvons produire
aucun acte sans leur secours, mais les organes sont
au service de notre pensée et ne font que traduire
ce qui s'y passe.

La phonétique, par la nature de ses recherches,
est obligée de réduire les mots à leurs derniers éléments :
elle fait donc l'histoire de chaque lettre en
particulier. Il peut arriver que, grâce à une série
de changements insensibles, une lettre vienne à se
modifier complètement. S'il en est ainsi pour plusieurs
320lettres (et presque toujours ces sortes de
changements sont connexes), le langage commence
à devenir méconnaissable. Les organes prennent de
nouvelles habitudes et finissent par être incapables
de reproduire les anciens sons de la langue. Mais
ce qui prouve bien que l'idée de nécessité doit être
écartée, c'est que certaines modifications de phonétique,
après avoir été acceptées pendant un temps,
sont ensuite rejetées, la prononciation ancienne
reprenant le dessus sur la prononciation nouvelle.
L'histoire de notre langue en présente un exemple
typique : il s'agit du fait que les phonéticiens ont
appelé la maladie de l's.

Sous le règne de François Ier, les Parisiens, au
lieu de dire un oiseau, se mirent à prononcer un
oireau
, et au lieu de je suis bien aise, ils firent
entendre je suis bien aire. Par un changement
inverse, les r furent transformées en s ou en z.
Paris, mari, se prononcèrent Pazis, mazi. La maladie
venait de loin : elle avait commencé deux siècles
auparavant dans le Roussillon, elle monta lentement
du sud au nord par le Languedoc, la Basse-Auvergne,
l'Orléanais, gagna l'Ile-de-France et finit
par s'étendre jusqu'aux îles normandes. Le poète
Clément Marot, ou quelque écrivain du même
temps, en tira la matière d'une satire qui nous a été
conservée. C'est l'Épistre du biau fys de Pazy :

Madame, je vous raime tant !
Mais ne le dites pas pourtant,
Les musailles ont des rozeilles.

Je chante comme un pazoquet.

Ha ! cœur plus dur qu'un potizon !321

Il ne faut pas croire que ce fut là une pure affectation.
Notre langue a conservé de cette contagion
quelques traces durables. Si les cartes de France
inscrivent aujourd'hui des endroits appelés Baroche
(anciennement Basoche, Basilica) ; si, d'autre part,
il y a une île de Guernesey (au XIIe siècle Guernerey) 12 ;
si nous disons une chaise au lieu d'une
chaire
(du latin cathedra), des besicles et non des
bericles (de la pierre précieuse nommée beryllus
par les Romains), ce sont les restes et comme les
marques de la maladie. Elle n'a pas duré pourtant :
c'est ce que les mêmes phonéticiens expriment en
disant que l's a été « guérie ». Mais la « guérison »
même prouve que les lois dont il s'agit n'ont rien
d'immuable. Les mouvements de la mode, les fluctuations
du goût fourniraient une idée plus exacte
de ces revirements de la phonétique.

Ce n'est pas ici le lieu de traiter une question fort
controversée entre linguistes, si, oui ou non, les lois
de la phonétique sont susceptibles d'exceptions.
A vrai dire, nous ne voyons pas très bien où peut
conduire ce débat, puisque les exceptions sont
reconnues des deux parts : seulement les uns leur
font une place, et les autres s'en débarrassent en les
récusant sous un prétexte ou sous un autre. Ce sont
des mots qui ne doivent pas compter parce qu'ils
sont d'origine demi-savante, ou parce qu'ils viennent
de quelque dialecte voisin, ou parce qu'une raison
encore inconnue contrarie la loi générale. Avec de
telles ressources, le principe reste toujours sauf.
322Excellent dans l'enseignement, où il maintient une
stricte discipline ; utile pour la recherche scientifique,
puisqu'il pousse à la découverte des causes
de dérogation, , nous l'admettons volontiers sous le
bénéfice des explications et des tempéraments qu'on
vient de voir. Les lois de la phonétique participent
à ce caractère de généralité et de constance qu'on
observe dans les phénomènes où la vie des masses
est intéressée.

Si la langue se modifie simultanément dans la
bouche de tout un groupe d'hommes, cela ne tient
pas à ce que les organes de la parole subissent au
même moment, dans toute la population, un changement
identique. Il y a à cette marche simultanée
une raison plus humble et plus commune, qui est,
d'une part, l'instinct de l'imitation, et, d'autre part,
le besoin de comprendre et d'être compris. La parole
est avant tout un moyen de communication : elle
manquerait à la plus essentielle de ses fonctions en
cessant de servir à l'échange des idées. Force est
donc bien qu'un changement, s'il est de nature à
obscurcir la clarté du langage, soit, ou bien étouffé,
ou bien adopté par tous les hommes destinés à
vivre de la même vie. Pour ce motif, les langues
appartenant à de grandes populations se modifient
moins vite que les dialectes et les patois : il est dans
la nature de ces derniers de se subdiviser de plus en
plus, parce que la proportion de la force de l'individu,
comparée à la force de l'ensemble, est plus
grande. Les pays de montagnes peuvent, à cet
323égard, servir d'exemple : dans le seul canton de
Berne, où les rapports de village à village ont été
longtemps difficiles et rares, on a distingué jusqu'à
treize patois différents. Le dialecte celtique parlé
dans notre province de Bretagne se divise en quatre
sous-dialectes assez éloignés l'un de l'autre pour
que les habitants aient peine à s'entendre. Au temps
où les Arènes de Nimes, encore remplies d'habitations,
servaient de refuge à une population quelque
peu brouillée avec la police, on reconnaissait à sa
prononciation l'habitant du quartier des Arènes.
Plus on étudie nos divers patois, plus on y découvre
de variétés : déjà, dans l'état actuel de nos études,
l'unité linguistique n'est plus la province, ni le
canton, mais le village. Un philologue d'un grand
talent d'observation, M. J. Gilliéron, a écrit un
volume intéressant sur le patois d'une commune du
Bas-Valais qui ne compte pas plus de soixante
habitants. Chez les indigènes de l'Amérique et de
l'Australie, la langue change à peu près de tribu à
tribu, et elle se modifie d'une génération à l'autre.

On a prétendu, non sans vraisemblance, que les
enfants sont les premiers auteurs des changements
de phonétique, car il s'établit, à titre de compromis,
dans chaque maison, entre grands et petits, une
sorte de sabir. Ces embryons de langues n'ont chez
nous aucune chance de durée, parce que l'action
individuelle est annulée par le grand nombre, comprimée
par l'école, neutralisée par la vie publique.
Mais dans les petites agglomérations, ces variations,
favorisées par les circonstances, peuvent donner
naissance à des dialectes. De là vient sans doute la
prédilection du linguiste pour les patois. On y voit
324ce qui a été improprement appelé la vie du langage
comme en raccourci et à découvert. Les faits se
succèdent d'une allure autrement libre et rapide
que dans les langues littéraires. Par celles-ci, nous
entrons en communication, non seulement avec nos
contemporains, mais avec nos ancêtres : le maintien
de la prononciation, la correction grammaticale, la
propriété des termes font partie du respect que
nous devons à nos aïeux et de la dette que nous
contractons envers nos enfants. Celui qui, sans
motif valable, sans évidente amélioration, trouble
cette continuité de la langue, porte la main sur une
tradition, et aliène, pour autant qu'il dépend de lui,
une parcelle du patrimoine national. Au contraire,
les dialectes sont le vrai laboratoire du linguiste :
il s'y meut à l'aise, il s'y instruit à chaque pas ; il
peut remonter à la source des locutions, il trace la
carte de chaque accident de prononciation. C'est
ainsi que les petites républiques de la Grèce présentaient
au philosophe un spectacle plus intéressant,
plus instructif, plus varié, que la vue des grands
empires.

Est-ce pour cette raison que certains linguistes
ont dénié aux langues littéraires des vertus et des
qualités qu'ils accordent aux langues sans culture ?
En premier lieu, la pureté. Une langue littéraire, le
fait est incontestable, s'enrichit d'emprunts. Ce n'est
pas une supériorité intrinsèque qui l'élève au-dessus
de ses pairs, ce sont les circonstances politiques.
Elle a commencé par être un dialecte comme les
autres : mais aussitôt qu'elle a la puissance matérielle,
les chroniqueurs, les savants, les poètes lui
arrivent ; on lui applique des principes grammaticaux
325fournis par l'observation, ou empruntés à
d'autres langues ; on lui constitue une orthographe ;
le vocabulaire, d'abord très pauvre, s'enrichit jusqu'à
ce qu'il suffise aux besoins nouveaux. Peu à
peu le dialecte, ainsi augmenté et régularisé, se
répand parmi les régions voisines. C'est ainsi que le
haut-allemand, pour avoir été employé par la chancellerie
impériale, se fait de proche en proche
adopter, à partir de la seconde moitié du XVe siècle,
par les différentes cours allemandes, en attendant
que, grâce à la Bible de Luther, il pénètre dans le
peuple. Chacun de ces faits appartient à l'histoire
et pourrait être accompagné de sa date. Mais il n'en
est pas autrement, au fond, pour les patois. La prétendue
pureté des patois est une illusion qui tient
à notre ignorance et qui s'évanouit devant un examen
un peu attentif : comment, sauf le cas d'un isolement
difficile à imaginer, se déroberaient-ils à l'influence
des dialectes voisins, à l'infiltration de la
langue officielle, qui les pénètre par tant de canaux ?
Chaque dialecte va demander au dehors ce qui lui
manque, comme chaque homme modifie sa phonétique,
complète son vocabulaire et redresse sa syntaxe
au fur et à mesure des mille contacts de la vie.
Le plus humble patois est soumis, toutes proportions
gardées, aux mêmes lois intellectuelles que le français
de Pascal et de Descartes.

Faut-il croire, comme le disait certaine définition
citée plus haut, que le langage ait son principe de
développement en lui-même ? La formule, il faut en
convenir, n'est pas très claire : nous allons donc
nous y arrêter un moment.

Il est dans l'essence des œuvres collectives d'exiger
326une marche graduelle et une certaine unité de plan.
Le travail de la veille sert de base et de point de
départ au travail du lendemain. La création ex
nihilo
, en supposant qu'elle soit possible pour les
individus, n'existe pas pour les masses. Il n'est donc
pas étonnant que le langage présente le spectacle
d'un développement continu selon un plan fidèlement
suivi en son ensemble. Nos langues indo-européennes,
ayant une fois commencé à marquer
les modifications de l'idée au moyen de syllabes
ajoutées à la fin des mots, se sont toujours conformées
à cette habitude, qui est devenue pour elles
une loi constante. Des mots pays, règle, on a fait
paysage, régler, qui ont donné ensuite paysagiste,
règlement. Les novateurs les plus hardis en fait de
langage n'ont pas eu l'idée de recourir à des infixes
comme dans les langues américaines, ni de mettre
les flexions grammaticales au commencement des
mots. Ils se conforment, sans y penser, au procédé
en usage dans notre famille de langues depuis
quatre mille ans. Voilà sans doute à quoi font allusion
ceux qui disent que le langage a son principe
de développement en lui-même. La vérité est qu'il
a son principe de développement dans des esprits
depuis longtemps dressés et habitués en un certain
sens.

Dans nos intelligences réside aussi cette analogie
dont il est tant parlé aujourd'hui, sans qu'on en ait
toujours nettement indiqué le caractère. Il faut
entendre par là cette loi du langage qui fait que les
formes déjà créées servent de modèle à des formes
nouvelles : ainsi septentrional, qui vient de septentrion,
a servi de modèle à méridional, lequel n'a pas de
327primitif dont il ait pu être immédiatement dérivé. De
l'analogie également on a dit qu'elle agissait d'une
façon aveugle, et on l'a décrite comme si nous en
subissions la contrainte. Il serait plus juste de dire
que, sans nous contraindre, elle nous sert de guide,
car nous sommes tous, et à tous les moments du
jour, les inventeurs du langage. C'est beaucoup
trop limiter la part que chacun de nous prend à la
production de la parole, que de la borner aux expressions
nouvelles qu'il peut nous arriver de créer, de
même que ce serait trop limiter le rôle de l'analogie
que d'en reconnaître seulement l'action là où il y a
quelque chose d'insolite et d'irrégulier. L'analogie
est perpétuellement à l'œuvre, ou, pour mieux dire,
nous sommes actifs à tous les moments de la production
de la parole. Comme il nous est impossible
d'apprendre une à une toutes les formes que peut
contenir une langue, c'est nous qui les créons d'après
les modèles qu'elle nous fournit. L'enfant de huit
ans qui conjugue un verbe collabore à la langue
française : l'homme illettré qui n'a jamais conjugué
un verbe, et qui ne sait pas ce qu'on entend par
verbe, n'en a pas moins un modèle de verbe dans la
tête. Quand Martine dit :

Qui parle d'offenser grand'mère ni grand-père ?

elle forme une phrase mettant en mouvement les
rouages grammaticaux les plus délicats. Nous ne
nous apercevons du procédé intellectuel que quand,
par accident, il nous trompe, la plupart des fautes
de langage ayant pour cause une fausse application
de l'analogie. L'enfant qui tire du verbe prendre un
328participe prendu avait déjà formé plusieurs autres
participes où son instinct lui avait fait trouver juste.
La facilité avec laquelle nous limitons et suspendons
à volonté l'action de l'analogie montre bien qu'ici
encore tout soupçon de contrainte serait chimérique.

Ce n'est pas assez dire que d'affirmer que nous
jetons nos idées, aussitôt que nous les concevons
distinctement, dans le moule fourni par la parole.
Bien avant l'âge où il nous sera possible d'analyser
nos pensées, nous recevons les mots et les tours qui
en représentent les éléments. Un enfant a entendu
et répété les mots : Veux-tu jouer ? — Je veux jouer,
longtemps avant de pouvoir démêler aucune des
notions complexes que renferme cette phrase. Son
intelligence est en retard sur les formules dont il se
sert.

De cette façon le langage commence à nous apparaître
sous son vrai jour. Ce n'est point — il s'en
faut — un miroir où se reflète la réalité : c'est une
transposition de la réalité au moyen de signes particuliers
dont la plupart ne correspondent à rien de
réel. Nous sommes tellement faits à cette transposition
que les idées et les sentiments qui traversent la
conscience empruntent aussitôt cette forme. Qu'on
examine un à un les éléments de la phrase la plus
simple, non pas d'un livre de métaphysique ou de
droit, mais d'une conversation familière, on sera
surpris de voir que presque tout appartient à cette
algèbre particulière qui nous sert à communiquer
nos pensées. Je ne parle pas ici seulement de ces
mots destinés à maintenir la contexture de la phrase,
tels qu'articles ou conjonctions, mais des verbes et
des substantifs, dont la plupart, — on pourrait dire
329tous, sauf les noms propres, — représentent un
long travail de généralisation. Si nous croyons, en
écoutant, apercevoir les choses elles-mêmes, c'est,
que nous avons d'abord vu les choses à l'audition
de ces mêmes signes. Nous constatons ici deux
faits qui échappent d'ordinaire à notre attention :
d'une part, la grandeur du capital intellectuel
amassé par l'humanité ; d'autre part, la puissance
de l'éducation.

On peut se demander s'il existe des différences de
degré dans la puissance éducative des langues
répandues sur la surface du globe. Il en existe sans
doute ; s'approprier une langue formée à l'abstraction
depuis des siècles, apprendre à manier avec
sûreté une riche et délicate synonymie, s'accoutumer
à enchaîner et à subordonner ses pensées selon
les règles d'une syntaxe rigoureuse : cela est d'un
autre effet sur l'esprit que d'aligner les mots vagues
et mal définis d'un idiome resté à l'état d'enfance.
L'Européen, par cela seul qu'il est mis en possession
d'une langue cultivée de temps immémorial, a
une énorme avance sur le Pahouin. Mais si, au lieu
d'opposer les extrêmes, nous voulions établir des
différences entre les langues de l'Europe, nous arriverions
à des comparaisons où les qualités et les
défauts se compensent, et où le sentiment individuel
a seul prononcé jusqu'à présent : ce genre de critique
littéraire reste à créer. Il se peut que la langue
française, par l'exacte valeur des termes, ajoute à la
précision de l'esprit ; que l'allemand, par l'agencement
savant de ses constructions, habitue l'intelligence
à garder simultanément présentes un plus
grand nombre de notions ; que l'anglais, grâce à la
330souplesse de son vocabulaire, mette plus promptement
l'idée et la chose sous les yeux : mais ce sont là
de légères nuances qui peuvent difficilement être
notées et appréciées. Il y a d'ailleurs, entre les
langues de l'Europe, grâce à notre civilisation, un
si continuel échange, même alors qu'il ne se traduit
pas par des emprunts visibles, que le progrès obtenu
sur un point devient presque aussitôt le bien commun
de tous.331

11. N'étant vêtu que de simple bureau. (Boileau, Satires, 1.) —
Nous empruntons cet exemple au Dictionnaire général de la
langue française
de MM. Hatzfeld, A. Darmesteter et Ant. Thomas,
dont les premières livraisons ont commencé de paraître
(Delagrave). Ce grand travail qui, par plusieurs cotés, marque
un progrès sur Littré, se fait remarquer entre autres choses par le
soin particulier apporté à la distinction et au classement des sens.

21. Cette r voisine de z existe encore aujourd'hui dans le patois
normand de la Hague. Voir l'étude de M. Jean Fleury, la Presqu'île
de la Manche et l'archipel anglo-normand
, p. 25.