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Bréal, Michel. Essai de sémantique – T05

Les commencements du verbe

La conjugaison indo-européenne, avec ses formes
primitives et ses formes dérivées, avec ses personnes
et ses nombres, ses temps, ses modes et ses voix,
offre un aspect non moins imposant, non moins
compassé que le parc de Versailles. Pour ceux qui
ne pensent pas, comme Frédéric Schlegel, et comme
à certains jours paraissait le penser Ernest Renan,
que toutes les formes grammaticales sont nées le
même jour, la question se pose : D'où vient cette
construction si vaste et si bien ordonnée ? Quelle en
a été l'idée première ? Comment des hommes, apparemment
sans culture, ont-ils pu élever un tel monument ?

En constatant que la conjugaison existait déjà
complète, avec toute sa variété de désinences et de
formes, au temps des chants homériques, on peut
être tenté de s'étonner. Mais la surprise ne fera
qu'augmenter si l'on observe que la conjugaison est
de beaucoup plus ancienne. Nous la retrouvons identiquement
la même chez les Indous, chez les Perses.
On la reconnaît, plus ou moins fidèlement conservée,
332chez les Italiotes, chez les Celtes, les Germains et
les Slaves. Depuis les plus anciens temps que nous
puissions atteindre, sous le rapport de la forme,
elle n'a guère fait que perdre ; ce que les temps
plus modernes ont pu y ajouter est peu en comparaison
du fond primitif. Il y a donc là un problème :
la formation de la conjugaison est un mystère qui
sollicite la curiosité, autant que ces antiques palais
de l'Asie dont la science cherche à connaître l'histoire.

Si étrange que cela puisse paraître, personne
jusqu'à présent n'a songé à expliquer la genèse de
la conjugaison. Sans doute, on a longuement disserté
sur les désinences, sur leur nature et sur leur origine,
on les a disséquées, on en a donné l'étymologie ; mais,
dans cette riche architecture, quelles sont les
parties fondamentales, quelles sont les parties
ajoutées postérieurement, et, en quelque sorte, par
esprit d'imitation et par docilité à un modèle tracé,
comment faut-il se représenter le premier dessin :
aucun linguiste, aucun philosophe curieux des procédés
de l'esprit humain n'a encore eu l'idée de se
le demander.

Je voudrais faire entrer la chronologie — une
chronologie, il est vrai, purement relative — dans
un ordre de faits où, jusqu'à présent, elle a manqué.
Si difficile que soit cette entreprise, je crois qu'elle
s'impose à une linguistique digne de ce nom.
Depuis environ trente ans, on a cherché à jeter le
discrédit sur les questions d'origine : on les a déclarées
insolubles. Mais le jour où la linguistique laisserait
rayer ces questions de son programme, elle
me ferait l'effet d'une science découronnée. Ni Guillaume
333de Humboldt, ni Bopp, ni Schleicher n'y
auraient jamais consenti. Si la première génération
de linguistes, à qui rien ne semblait inaccessible,
a été remplacée par une génération plus prudente,
suivie elle-même d'une génération disposée
à s'interdire les grands problèmes, nous ne nous
résignons point à une diminution qui dépouillerait
ces études de leur principal attrait, et presque de
leur raison d'être.

Que dirait-on de l'historien d'une institution politique
ou religieuse — la féodalité, la papauté — qui
s'interdirait d'avoir une opinion sur les commencements ?
Faute d'une idée conductrice, toute la suite
de son récit serait condamnée à la confusion, — vice
plus impardonnable que l'erreur.

Voyons donc quelle a pu être l'idée première de
cet agencement qu'on appelle la conjugaison :
essayons de comprendre par où le verbe a commencé.

Je rappellerai d'abord que le langage n'a pas
été créé, comme le supposaient les philosophes du
siècle dernier, pour formuler des jugements. Il n'est
pas davantage, comme le prétendait l'école de
Herder, l'œuvre spontanée d'une imagination poétique
et descriptive. Le langage a été, avant tout et
par-dessus tout, un nécessaire instrument de communication
entre les hommes. Personne ne l'a mieux
dit que le grand poète romain :

Utilitas expressit nomina rerum.334

Ce que le traducteur français de Lucrèce 11 a
rendu par :

L'impérieux besoin créa les noms des choses.

Non seulement le besoin créa les noms des choses,
il produisit aussi tout l'appareil grammatical. Il a
produit, en particulier, la conjugaison.

Demandons-nous ce qui, dans le verbe, en dehors
de l'acte pur et simple, était le plus nécessaire à
énoncer, ce qui était, de la façon la plus urgente,
réclamé par l'usage quotidien de la vie, et nous
aurons chance de connaître (avec la vraisemblance
que comporte une telle matière) les commencements
de la conjugaison.

Nous allons donc examiner, à ce point de vue, les
éléments constitutifs du verbe. Mais, auparavant,
une observation doit être faite.

Le langage n'est pas et n'a jamais pu être la notation
complète de ce qui se passe dans notre pensée.
Certaines modalités fort importantes n'ont trouvé
dons cet ensemble de signes aucun signe qui les
représente. Comme tous les arts, comme toutes les
reproductions de la réalité, le langage a été obligé
à des retranchements et à des sacrifices. J'en donnerai
un seul exemple. L'interrogation, cette moitié
du dialogue, cette attitude expectante de la pensée,
n'a trouvé dans la conjugaison aucune flexion qui
lui soit propre. Il a fallu qu'après des siècles, la
ponctuation, — auxiliaire tardive et discrète, — vînt
lui assurer une place à côté.

Parmi les exposants réellement présents dans le
335verbe, tâchons de reconnaître quel est le plus
ancien.

Sont-ce les personnes ?

Je ne le crois pas. La désinence personnelle a dû
longtemps être inutile, car la personne s'indique
assez par le geste. Pour tous ceux qui sont incomplètement
maîtres d'une langue, il y a là un superflu
qu'ils négligent. C'est à une époque relativement
récente, quand une tradition a commencé de s'établir,
quand des textes un peu suivis, des formules
d'un rituel ou d'un droit primitif ont commencé
d'être confiées à la mémoire, c'est alors seulement
que l'utilité des désinences personnelles a dû être
sentie. La jeunesse relative de ces désinences ressort
assez clairement de ce fait, qu'on dégage
encore sans peine les deux personnes (ma « moi »,
ta « il ») qui ont fourni deux de ces flexions. C'est
là un critérium qui ne trompe pas. Je crois, par
exemple, les désinences de la déclinaison plus
anciennes que celles du verbe.

Dirons-nous que le verbe est essentiellement
caractérisé par les temps ?

On l'a pensé quelquefois et c'est même pour cela
qu'en allemand on l'appelle : Zeitwort. Mais, si
importante que soit devenue dans la suite des âges
cette particularité, je ne crois pas qu'elle soit fondamentale,
ni qu'elle ait existé dès l'origine. Nous
n'avons qu'à jeter les yeux sur la famille sémitique
(nous y reviendrons plus loin), pour constater que le
verbe peut exister, peut même recevoir de grands
développements, sans que l'idée de temps y soit
marquée. L'imperfection des langues sémitiques à
cet égard a été souvent signalée. En hébreu, par
336exemple, la forme improprement appelée futur sert
pour marquer le passé dans les narrations, et,
d'autre part, la forme appelée prétérit peut, à
volonté, servir de futur. On sait combien l'interprétation
des textes prophétiques en a souffert d'embarras.
Cette difficulté vient de ce que la notion du
temps, d'abord absente, fut attribuée après coup, et
d'une façon plus ou moins boiteuse, à une conjugaison
qui n'avait pas été faite pour la recevoir.

Ce qui est vrai pour les langues sémitiques, nous
croyons qu'on peut le dire également des langues
indo-européennes. Examinons les ressources de ces
langues pour exprimer l'idée de temps.

Nous voyons d'abord que le futur, qui nous paraît
aujourd'hui chose si naturelle et si nécessaire, n'avait
pas d'expression qui lui fût propre. En grec,
εἷμι signifie à volonté « je vais » et « j'irai ». En
allemand : ich komme a les deux sens. Ceux de nos
idiomes qui sentirent la nécessité d'une forme spéciale
pour le futur eurent recours à un verbe auxiliaire,
lequel s'unit au verbe principal d'une façon
plus ou moins intime : adjonction qui, comme toutes
les combinaisons du même genre, suppose un âge
déjà assez avancé de la langue, puisque l'auxiliaire
a dû se dépouiller de son sens propre.

La conjugaison primitive avait-elle des formes
pour marquer une action passée ? — Pas davantage.
Il est vrai qu'au premier coup d'œil il semble que
les prétérits ne manquent point, et que nos langues
en soient plutôt encombrées. Mais cette apparente
337abondance ne doit pas faire illusion. Tous ces prétérits
étaient des variantes du présent. Nous le
montrerons dans quelques instants. Une raison
plus mûre, une intelligence plus avancée fit servir
à des emplois nouveaux les matériaux transmis par
un âge antérieur. Il semble même que cette entrée
de l'idée temporelle dans la conjugaison ne remonte
pas très haut. Dans l'épopée homérique, on voit la
langue qui en est encore aux tâtonnements. De
même, chez les Latins, nous surprenons les balbutiements
d'une époque qui ne fait pas encore en
parlant la différence du passé et du présent. Sur
l'un des plus anciens monuments romains, où sont
énumérés les titres de l'un des Scipions, il est dit :
Samniom cepit, subigit omnem Loucanam, opsidesque
abdoucit
. Ce mélange des formes est d'une langue
non encore rompue à la distinction des temps.

Ici vient se poser la question qui revient si souvent
en linguistique : ce qui n'est pas exprimé, devons-nous
croire que l'intelligence ne le concevait pas ?
Délicat problème, auquel il faut se garder de faire
une réponse uniforme et absolue. Une idée peut se
présenter à l'esprit sans obtenir aussitôt sa représentation
parlée. Le langage ne ressemble pas à ces
plaques photographiques si parfaites qu'elles reçoivent
et qu'elles gardent pour toujours les impressions
instantanées. Il y faut de longues séances, une pose
prolongée, surtout si l'idée à représenter vient un
peu tard demander sa place dans un système déjà
quelque peu ordonné.

C'est, je crois, le cas pour l'idée de temps. La
notion claire du temps fait défaut aux populations
restées à un état peu avancé de culture. Les voyageurs
338nous apprennent qu'au-dessous d'un certain
degré de civilisation, il n'y a ni passé ni avenir. Chez
les peuples sauvages, la vie du moment occupe
toute l'intelligence : ou si, à quelques têtes mieux
organisées, une idée de cet ordre vient de loin
en loin s'offrir, c'est d'une façon trop fugitive et
trop vague pour que la langue en ait reçu l'empreinte 12.

Si nous cherchions les commencements du langage
à un degré inférieur de l'échelle des êtres (et
c'est ainsi qu'il faudrait faire si l'on voulait en saisir
les premiers rudiments), nous verrions que l'animal
peut bien avoir l'idée d'actes qui se succèdent et
s'enchaînent, mais qu'il ne s'ensuit nullement qu'il
ait l'idée du présent, de l'avenir ou du passé. Il y a
pour lui des faits qui flottent en l'air, ou plutôt les
faits eux-mêmes sont contenus dans certains êtres,
inclus dans certains objets. Des animaux l'on peut
vraiment dire qu'ils connaissent la phrase sans connaître
le mot : leur pensée ne parvient pas à se
dégager d'une synthèse confuse.

Ne soyons donc pas étonnés si la conjugaison
primitive n'avait pas plus de prétérit que de futur.
Peut-on dire au moins qu'elle avait un présent ?
— En aucune façon, et même à l'heure actuelle, nos
langues ne possèdent pas de forme pour marquer
l'action présente. Ce que nous appelons présent,
c'est l'absence de toute détermination de temps,
comme quand nous disons : La Seine passe à Paris.
339La terre tourne autour du soleil. — Bien mal
acquis ne profite pas
.

Cette sorte de présent, c'est le verbe pris en lui-même :
il n'y faut pas chercher autre chose.

Une conjugaison qui n'a ni futur, ni passé, ni
présent — cela peut dérouter à première vue nos
habitudes. Mais où serait sans cela l'expérience du
genre humain ? Où serait l'effet des années et des
siècles ? Ceux qui feuillettent un atlas de géographie
historique ne s'étonnent pas, en tournant les pages,
de voir se transformer, à huit ou dix siècles de distance,
la carte d'un même pays, des espaces inoccupés
se remplir, des provinces se dessiner, des
divisions politiques ou administratives s'établir. Il
ne saurait en être autrement pour ce fidèle dépositaire
qu'est pour l'humanité le langage. Il ne serait
pas moins contraire à une saine méthode de transporter
dans la conjugaison primitive, des parfaits,
des aoristes et des futurs, qu'il ne serait raisonnable
de supposer en Gaule, au temps d'Ambiorix, des
divisions militaires, des préfectures et des cours
d'appel.

L'idée de la personne et l'idée du temps étant
éliminées, où devrons-nous chercher cet élément
mobile qui a fourni les premiers linéaments de la
conjugaison ? Car cet élément doit être mobile :
sinon, nous aurions bien une certaine espèce de
mot, mais nous n'aurions pas ce qu'est essentiellement
la conjugaison, savoir : un ensemble de formes
à la fois semblables et différentes, qui, par le sens
comme par l'aspect extérieur, s'opposent et se correspondent
— bref, un appareil grammatical.340

Oublions pour un instant tous les systèmes, et
voyons ce qui, dans les rapports d'homme à homme,
en une société aussi élémentaire qu'on voudra,
demandait d'abord à être nettement dénommé et
fixé par le langage.

En posant le problème de cette façon, nous ne
pouvons guère hésiter. Partout où le concert de
deux activités est requis ; le besoin se fait sentir de
marquer par des signes certains, d'une part le commandement,
de l'autre l'exécution. En toutes les
langues où il existe une conjugaison, quelque pauvre
et limitée qu'on la suppose, on trouvera une forme
pour commander, une autre pour annoncer que la
chose commandée est faite. Le télégraphe aérien,
celui des sémaphores, celui des bateaux en mer,
malgré la simplicité de leur outillage, possèdent
nécessairement ces deux signes.

On voit déjà où nous en voulons venir. Ce qu'il
y a de plus essentiel dans le verbe, ce sont les
modes, non pas ces modes déjà à moitié littéraires
(subjonctif, optatif) dont nous entretiennent les
grammaires, et dont nous dirons tout à l'heure la
provenance, mais des modes franchement tranchés,
qui, en réalité, se réduisent à deux : commandement
— accomplissement.

Accourez. — Nous accourons.

Préparez vos armes. — Les armes sont prêtes.

Aime-moi. — Je t'aime.

Dieux, protégez-nous !Les dieux nous protègent.

Ces deux formes, dont l'une peut marquer à tour
de rôle un ordre, un avertissement, un souhait, une
prière, et dont l'autre exprime un fait, un état, une
341action, un sentiment, sont les deux pôles autour
desquels gravite la conjugaison. Tout le reste est
venu s'ajouter par-dessus.

On voit déjà combien sont incomplètes et éloignées
de la réalité concrète les définitions communément
données du verbe. Combien, par exemple, est pauvre
et vide cette définition qui se trouve dans nos livres :
« Le verbe est un mot qui exprime une action ou un
état ! » Décrire le verbe de cette façon, c'est lui
retrancher précisément ce qui en fait la physionomie
originale. Que devient dès lors cette partie mobile
par laquelle il a commencé d'exister et sans laquelle
il ne serait rien de plus qu'un substantif 13 ?

Ce sont encore les Grecs qui se sont le plus approchés
de la vérité, car ils n'oublient pas, parmi les
différentes propriétés du verbe, de mentionner
celle-ci : qu'il exprime les dispositions ou diathèses
de l'âme. « Le verbe, disent-ils, est une partie du
discours dépourvue de cas, ayant des formes spéciales
pour marquer le temps, la voix active, passive
ou neutre
, les personnes, en même temps qu'il montre
les dispositions de l'âme 24. »

Je dirai, à mon tour, que le caractère particulier
du verbe est de pouvoir, à l'enonciation d'un fait,
mêler un élément qui révèle notre propre état d'âme.
Quoique déjà bien dépouillées des flexions qui constituaient
l'ancienne conjugaison, nos langues modernes
342en ont cependant retenu assez pour faire
apercevoir ce caractère. Dites toujours la vérité. —
Puissiez-vous avoir pitié !Vienne le jour de la délivrance !
Aie bon courage !Fasse le ciel !
C'est ce qu'ailleurs j'ai appelé l'élément subjectif du
langage.

Il est vrai que, quand nous commandons : Attention !
ou : Debout ! ou : Aux armes ! cet élément subjectif
se trouve aussi. Mais la différence est qu'alors
il réside uniquement dans le ton de la voix, dans
l'air du visage, dans l'attitude du corps, c'est-à-dire
dans un accompagnement plus ou moins mimique,
au lieu que le verbe a cette singularité unique de lui
donner place dans sa propre contexture.

Voyons maintenant d'où vient cette variété de
modes (optatif, subjonctif, etc.) qui nous est bien
connue par les langues classiques, et qui a encore
sa répercussion très sensible dans nos langues d'aujourd'hui.
Il semblerait que deux modes, l'un pour
le commandement, l'autre pour l'exécution, fussent
suffisants. Pourquoi un optatif ? pourquoi un subjonctif ?

Aucune question n'a été le prétexte de plus de
subtilités. A lire les explications qui sont proposées,
on croirait que le langage est l'œuvre de purs psychologues.
On nous dit, par exemple, que « le subjonctif
représente la conception intellectuelle, au
lieu que l'optatif marque la conception avec une
tendance à la réalisation ». Ou bien encore que
« l'optatif est le mode de l'irréel, le mode de ce qui
343n'est pas (der Nichtwirklichkeit) », — idée étrange
qui prête a ces âges lointains une force d'invention
digne des créateurs de l'algèbre. A elle seule, cette
définition aurait dû éveiller le doute chez tout
homme de bon sens. Je passe sous silence les explications
les plus récentes, qui présentent le même
caractère d'invraisemblance. Déjà, au commencement
du siècle, le célèbre Gottfried Hermann, non
moins subtil, avait trouvé que l'optatif marque les
choses quæ rêvera fieri possunt, le subjonctif celles
quae fieri posse cogitantur 15 !

Laissons ces abstractions et venons à quelque
chose de réel. Pour le dire en termes clairs, l'impératif,
le subjonctif et l'optatif sont tous les trois des
modes de commandement. Une si riche synonymie
n'a rien que de conforme à ce que nous savons des
anciens âges. De même que pour désigner les phénomènes
de la nature, les langues anciennes offrent
une profusion de termes à peu près équivalents,
dont le nombre a l'air d'aller croissant à mesure
qu'on plonge plus loin dans le passé, de même, pour
faire comprendre sur un verbe la volonté de celui
qui parle. C'étaient comme des tonalités différentes
de la même pensée 26.

Il y eut sans doute dès l'origine une certaine gradation
entre ces modes. L'époque où nous transporte
notre étude, tout en étant une époque primitive
par rapport à nous, ne doit cependant pas —
344comme on l'avait admis parfois un peu naïvement
— être prise pour les débuts de l'humanité. Il suffit
de se rappeler que nous traitons ici — non des premiers
jours de l'espèce humaine, non du premier
éveil de la raison — mais des commencements
d'une certaine famille de langues. D'innombrables
tentatives suivies d'avortement, d'innombrables parlers
sans lendemain, comme on en voit se succéder,
à peu d'années de distance, chez les peuples sauvages,
avaient sans doute précédé ce dernier et
définitif essai. Dès cette époque existaient des relations
régulières de parenté, un état patriarcal de
civilisation, des idées de religion et de droit. Rien
n'empêche donc de supposer une certaine hiérarchie
et comme une échelle dans le genre impératif.
Partout où existe le nom de « maître », on doit supposer
qu'il y avait aussi des sujets et des serviteurs.
Le motpati « maître » est l'un des plus uniformément
répandus dans notre famille de langues.
L'égalité est le but ou le rêve des civilisations avancées :
elle a sa place à la fin des sociétés, non au
commencement.

Il ne faut pas oublier, en outre, une cause qui a
dû de bonne heure multiplier et diversifier les précatifs
de toute espèce. Je veux parler des croyances
religieuses.

Quand l'homme s'adresse à la divinité, rarement
il lui rend un culte désintéressé : s'il l'invoque,
c'est pour réclamer sa protection, c'est pour s'assurer
ses bienfaits. En lisant, à ce point de vue, le
Rig-Véda, on constate que les modes employés le
plus souvent sont l'impératif, l'optatif, l'injonctif.
En son dialogue avec le ciel, l'homme n'a jamais
345fini de demander. D'ailleurs, les choses, depuis ce
temps, n'ont pas beaucoup changé. Ouvrez un
paroissien, vous verrez que l'impératif y fourmille.

On peut dire d'une façon générale que la religion
fut le ciment qui, plus que tout le reste, consolida
la matière flottante du langage. Tout le monde connaît
le pouvoir que des populations ignorantes et
superstitieuses attribuent à la parole. Par la prière,
par des formules, l'homme se rend les dieux favorables
et s'assujettit les forces de la nature. Le rituel
imprime un caractère de sainteté non seulement aux
mots, mais aux formes grammaticales, particulièrement
à celles qui prient, qui invitent et qui commandent.

L'abondance des modes du commandement ne fut
point perdue pour les âges plus récents. La forme
la plus énergique — l'impératif — a généralement
gardé sa valeur première. Encore aujourd'hui, après
trente et quarante siècles, et presque dans la même
forme, l'impératif remplit l'office auquel il était
d'abord destiné. Mais l'optatif et le subjonctif, sans
perdre complètement leur signification initiale,
furent utilisés pour les besoins de la syntaxe. C'est
d'une idée de commandement qu'il faut partir, si
l'on veut mettre de l'ordre et de la clarté dans ce
chapitre de la syntaxe.

Si détourné que paraisse l'emploi de ces anciennes
formes de commandement, il n'est cependant jamais
bien difficile de refaire, en sens contraire, par la
pensée, la route qu'a parcourue le langage. Pourquoi,
par exemple, le subjonctif est-il le mode du
doute et de la délibération ? Quo me vertam ?Quid
faceret ?
— C'est qu'à un esprit qui délibère, qui
346hésite, les différentes résolutions à prendre se présentent
successivement sous la forme d'ordres
qu'on se donne à soi-même. Pourquoi l'optatif est-il
le mode qui exprime une condition ? C'est que la
condition s'est d'abord présentée à l'esprit sous l'aspect
d'un vœu ou d'un désir. Si haec, o Dii, faxitis.
Les modes du commandement appartiennent donc
au plus ancien fonds du langage ; ils représentent
une des faces essentielles, une des attitudes maîtresses
du verbe.

Venons maintenant à la contre-partie, c'est-à-dire
aux modes qui, servant en quelque sorte de réponse
aux précédents, annoncent un événement, proclament
un fait, affirment un état.

Il semble, à première vue, que la richesse, de ce
côté, soit moins grande. L'indicatif, et c'est tout.
Mais l'indicatif n'a pas toujours été seul. Il fut une
époque où d'autres formes servaient à exprimer la
même idée de l'affirmation, en la soulignant avec
plus ou moins de force.

Que sont devenues ces formes ? Elles n'ont pas disparu :
elles existent encore, mais par un remarquable
phénomène de transformisme, elles sont
devenues ce que, dans la conjugaison, nous appelons
les temps. Sans cette métamorphose, nos
langues compteraient autant et plus de variétés pour
annoncer l'accomplissement de l'ordre que nous en
avons trouvé pour commander.

En premier lieu, nous avons le temps qui a reçu
des grammairiens le nom de parfait. Ce parfait
347n'était pas autre chose, dans le principe, qu'un
présent intensif, un présent qui affirme avec plus
d'énergie.

Depuis longtemps les hellénistes ont signalé en
grec ce qu'ils appellent « des parfaits à sens de
présent ». Ce sont généralement des verbes très
employés, se rapportant à une opération de nos
organes ou à un état de l'âme. Tels sont : ὄπωπα,
« je vois », ἀκήκοα, « j'entends », μέμονα, « je pense ».
Comme quelques-unes de ces formes à redoublement
étaient d'un usage journalier, elles ont gardé leur
ancien sens, leur sens de pure affirmation, sans
se laisser toucher par ce qui s'est passé pour les
autres.

Voici ce qui s'est passé pour les autres.

La langue ayant à sa disposition deux formes
presque synonymes, à la plus énergique des deux
elle attribua la notation du passé. C'est ainsi qu'en
français, j'ai fait (habeo factum) n'est, au fond,
qu'une affirmation emphatique de l'action. Le présent
à redoublement devint un prétérit, à l'exception
des quelques verbes dont nous venons de parler qui
traversèrent ce changement de la langue sans y
prendre part.

On sait que des parfaits à sens de présent existent
dans les autres idiomes de la famille. Ainsi, en
latin, memini est un parfait à sens de présent. En
allemand, ich kann, ich mag, ich weiss sont également
d'anciens parfaits.

La différence dans la contexture matérielle du
présent et du parfait vient surtout du redoublement.

Qu'est-ce que le redoublement ? Ce n'était pas autre
348chose à l'origine que la racine exprimée deux fois.
Par un procédé familier à tous les peuples, pour
affirmer avec plus de force, on répétait le mot. Ce
qui fut d'abord une inspiration de l'instinct devint
ensuite un procédé grammatical. Peu à peu, l'usure
de la parole eut pour effet de dissimuler ce que le
procédé avait d'un peu enfantin.

Ce qui montre que ces parfaits remontent aux
plus anciens temps, c'est que pour plusieurs la différence
de l'actif et du passif n'existe pas encore.
Le grec ὄλωλα, qui devrait, ce semble, signifier « j'ai
détruit », veut dire « je suis détruit, je suis perdu » ;
ἐγρήγορα signifie « je suis éveillé » ; ϖέποιθα« je suis
persuadé » ; ϖέπληγα signifie à volonté « je frappe »
ou « je suis frappé ».

Enfin, un dernier indice : les désinences sont plus
courtes, plus frustes. Il serait peut-être plus exact
de dire qu'à certaines personnes le parfait n'a pas
de désinences. Tout nous porte donc à croire que
nous touchons ici au plus ancien fond et comme au
tuf de la conjugaison 17.

Arrêtons-nous encore un moment pour entrer un
peu plus avant dans la psychologie du langage.

Pour l'instinct populaire, l'action par excellence
n'est pas l'action en voie d'exécution, mais l'action
accomplie et achevée. « Je bâtis une maison » est
349une simple ébauche d'action. « J'ai une maison
bâtie », voilà l'essentiel, voilà l'action en son plein.

Ceci n'est pas vrai seulement pour le parfait, mais
encore pour les deux autres prétérits, c'est-à-dire
pour l'aoriste et pour l'imparfait. Comme, en fait de
langage, les révolutions ne sont jamais radicales,
comme il survit toujours quelque chose de l'état
antérieur, nous allons constater un certain nombre
de faits qui ont souvent embarrassé les philologues,
et qui s'expliquent comme survivances de la période
où l'aoriste avait le sens d'un présent.

En grec, quand il s'agit d'exprimer une idée
générale, une sentence, une maxime, le verbe se
met fréquemment à l'aoriste. Dans Homère, un chef
dit à ses guerriers : « A la guerre, le lâche a succombé
comme le brave ». Ailleurs, pour recommander
la prudence : « Le fou s'est instruit à ses
dépens. » C'est ce qu'on appelle l' « aoriste gnomique ».
Pour l'expliquer, on a supposé que le grec
aime mieux, au lieu de présenter une vérité générale,
citer une expérience particulière dont elle est
déduite. L'explication me semble un peu artificielle.
Elle ne convient point pour des maximes vieilles
comme le monde, telles que celles-ci : « Le temps
détruit la beauté, une maladie la flétrit ». Cependant
le grec emploie l'aoriste : « Le temps a détruit
la beauté, une maladie l'a flétrie 18 ».

Voici, je crois, la raison de cette anomalie. En
tout pays, les proverbes se maintiennent longtemps
sous leur forme archaïque, conservent longtemps
les anciens mots et les anciens tours. Il suffit, pour
350s'en convaincre, de parcourir un livre de proverbes
français. Et alors même que la maxime est moderne,
on la modèle volontiers sur le type fourni par les
maximes d'un âge antérieur. L'usage permet, par
exemple, dans nos proverbes, de supprimer l'article,
alors que dans l'état actuel de la langue, l'article
serait nécessaire.

Pour une raison de même sorte, le grec, se conformant
aux vieilles façons de parler, emploie l'aoriste.
L'aoriste a ici sa vraie valeur, car il diffère seulement
du présent par un surcroît d'affirmation.

Un autre emploi inexpliqué de l'aoriste, emploi
bien connu des lecteurs d'Homère, se rencontre
dans les nombreuses comparaisons dont est semé le
récit épique. Au moment d'en venir aux mains avec
Ménélas, le Troyen Paris est saisi de crainte : il ressemble
à un homme (non pas qui pâlit, mais) « qui
a pâli à la vue d'un serpent ». Ailleurs, on voit Diomède
se demandant sur quel adversaire il fondra
d'abord : tel un homme qui, à la vue d'un torrent
débordé (non pas recule, mais) « a reculé ». Cet
emploi inattendu du passé déconcertait déjà les
commentateurs anciens. Qu'en faut-il penser ? Je
crois qu'il y faut voir un de ces faits qui prouveraient,
s'il en était besoin, que l'Iliade n'est pas le
type absolu de la poésie naïve, mais que le vieil
auteur obéit déjà à une certaine poétique. Cette
poétique enseignait que, dans les comparaisons, il
était convenable d'employer une certaine forme
archaïque. Et pourquoi ? Parce qu'ici, le récit étant
interrompu, le poète intervient pour son propre
compte : dès lors le style doit prendre plus de solennité.
En anglais, il y a des formes grammaticales
351du XVIe siècle dont la langue religieuse a conservé le
privilège ; de même, dans les comparaisons, Homère
emploie les formes des anciens aèdes.

Enfin, quand il s'agit d'un fait se répétant régulièrement,
par exemple d'un phénomène de la nature,
c'est encore l'aoriste que le grec emploie de préférence 19.
Et pour achever de prouver combien, dans
cet ancien âge de la langue, l'idée de temps était
absente de la conjugaison, on peut rappeler le
célèbre passage où Agamemnon exprime sa conviction
que les Troyens payeront tôt ou tard leurs
crimes : c'est par l'aoriste qu'il annonce la chute
future d'Ilion 210.

J'ajouterai un mot, en passant, sur cette voyelle ε
ou η dont le grec fait précéder ses verbes, à l'aoriste
et à l'imparfait — ce que, dans nos grammaires, on
appelle l' « augment ». Quelques linguistes ont cru
y voir un mot signifiant « jadis, autrefois ». Mais ce
n'est pas d'une façon aussi explicite, aussi matérielle
que le langage a l'habitude de remplir sa tâche. Au
lieu d'appuyer, au lieu de réclamer une place pour
un signe créé exprès, il aime mieux (on l'a déjà vu)
procéder par voie d'appropriation et d'accommodation.
Il se sert de ce qu'il possède déjà. Comme cela
est arrivé pour le redoublement, l'exposant de l'affirmation
s'est tourné en exposant du passé. Je crois,
en effet, que l' « augment » n'était pas autre chose
à l'origine que cet adverbe ἦ qui, chez Homère, se
trouve si souvent au début d'un discours, et que
les commentateurs expliquent par « assurément,
352oui, vraiment ». Une fois adopté, il est devenu une
simple pièce du mécanisme grammatical. Mais il est
si peu nécessaire que hors de l'indicatif on ne le
trouve pas, et que même à l'indicatif il manque souvent
en poésie.

Les temps sont donc une acquisition relativement
tardive : le verbe avait déjà toute sa collection de
formes longtemps avant d'être un Zeitwort. Ici se
présente une réflexion qui vient trop naturellement
pour la passer sous silence.

L'auteur du Système des langues sémitiques, dans
une de ces généralisations qui prêtent tant d'intérêt
à ses ouvrages, compare la conjugaison sémitique
à la conjugaison indo-européenne, et il trouve dans
cette comparaison une confirmation à sa théorie des
races. Le verbe, tel qu'il se montre des deux parts,
fournirait la preuve des aptitudes innées que
chaque famille humaine aurait apportées dans le
monde. La race sémitique est faite pour les grandes
constructions religieuses : mais l'idée de l'enchaînement
et de la succession des choses, n'ayant jamais
été claire pour elle, n'a pu recevoir dans son langage
une expression précise. Au contraire, la race
aryenne était née pour la science, pour la politique,
pour l'histoire : c'est la raison qui fait que le verbe
indo-européen présente cette netteté des formes
temporelles. Le verbe sémitique, mis en regard,
n'est qu'incertitude et désordre.

Je n'insiste pas sur la confusion commise par l'illustre
écrivain (plus tard corrigée par lui) entre la
353linguistique et l'ethnologie, entre les familles
d'idiomes et les races du globe. L'idée d'une race
sémitique
, portant avec elle un lot congénial de
qualités et de défauts, cette idée dont une philosophie
superficielle s'est emparée, et qu a exploitée
la lutte quotidienne des intérêts, il est bon de savoir
qu'elle est venue d'abord de cette théorie erronée
de la conjugaison. Il est bien vrai que la conjugaison
grecque (nous ne disons pas indo-européenne) est
arrivée par degrés, et moyennant des progrès que
nous pouvons suivre de l'œil, à une répartition de
l'idée temporelle entre différentes formes du verbe.
Mais c'est là une supériorité acquise, nullement
une supériorité innée ; il y a fallu le travail des générations.
Des deux côtés, le point de départ est à
peu près de même sorte : richesse de formes, confusion
et indétermination du sens. Ce ne sont donc
point les facultés natives qui diffèrent : la différence
vient de la culture qu'elles ont reçue. Et, puisque
nous sommes sur ce sujet, comment le génie historique
serait-il un don naturel de la race aryenne,
comment le supposer, quand nous voyons que les
Aryas de l'Inde n'ont jamais connu l'histoire, et que
les Perses, de sang non moins pur, s'ils ont laissé
quelque souvenir de leur passé, en sont redevables
uniquement aux Grecs, leurs adversaires ? C'est en
Occident, à une époque relativement récente, avec
Hécatée de Milet et Hérodote, probablement sous
l'action des mêmes causes qui ont changé en républiques
les anciens gouvernements monarchiques
des cités grecques, qu'est né chez les Grecs, qui
l'ont transmis au reste du monde, le sentiment de
l'histoire : et c'est aussi vers le même temps que le
354même sentiment a fini de se faire une place dans
le système grammatical 111.

Nous avons parlé des modes et des temps. Il nous
reste à parler d'un dernier élément : les personnes.

Il n'y a pas de langue qui ne possède les pronoms
personnels. Ils peuvent rester exclusivement à l'état
de mots indépendants. Mais si, par suite d'un usage
répété, ils viennent à se souder, à s'incorporer au
verbe, ils contribuent singulièrement, par leur
diversité, au tableau bigarré de la conjugaison.
Comme il suffit de quelques changements pour
rendre méconnaissables les éléments mis en contact,
le secret de ce mécanisme ne tarde pas à se perdre.
C'est ce qui est arrivé dans notre famille de langues.
Il semble alors que le verbe, comme un être animé,
passe par une série d'évolutions organiques. On n'a
pas manqué de faire la comparaison. Ceux qui ne
poussent pas la similitude jusque-là ont parlé au
moins de flexion ou de déclinaison, par allusion à
une règle plus ou moins droite ou à une aiguille
marchant sur un cadran. Il est bien clair que ces
355termes ne doivent pas être pris à la lettre : chaque
personne du verbe représente un tout indépendant,
quoiqu'il soit certain que l'esprit a cru découvrir
des affinités et des rapports en cet assemblage de
formes, et a fini par les concevoir comme devant
composer un ensemble. C'est ce que dit le nom de
conjugaison, autre métaphore empruntée à un attelage.

Une chose qu'on n'a pas assez vue, c'est le changement
considérable que l'adjonction des désinences
personnelles dut nécessairement produire dans l'économie
du verbe. La désinence personnelle, cette
dernière venue, a fini par absorber ou par se subordonner
tout le reste. Les modes s'en sont trouvés
quelque peu étouffés : ils ont contracté avec la désinence
personnelle une union si étroite qu'à peine
nous pouvons distinguer ce qui leur appartient en
propre. Union utile, après tout, qui a préservé le
langage d'une trop grande complication.

On doit maintenant commencer à comprendre
l'origine de ces longs paradigmes dont sont remplies
les pages de nos grammaires. Avec des éléments
très simples et toujours les mêmes, le langage,
en les groupant diversement, a produit cette
variété de combinaisons. Une circonstance particulière
est venue, pour ainsi dire sans qu'on y pensât,
porter au double le nombre déjà considérable des
désinences. Du moment que l'habitude était prise
de souder le pronom personnel au verbe, il devait
arriver que ce pronom vînt se présenter deux fois,
une fois comme sujet, une seconde fois comme
complément ; cela devait arriver quand l'action, au
lieu de s'exercer au dehors, faisait retour sur le
356sujet, quand, par exemple, au lieu de dire : il tient,
il jette, on avait à dire : il se tient, il se jette. De là,
par le mélange des deux pronoms, une seconde
série de désinences qui a formé la voix réfléchie ou
voix moyenne. On a calculé que, grâce à ce jeu des
désinences, le verbe grec n'a pas moins de 249
formes, sans parler des infinitifs et des participes.
Le sanscrit, encore plus généreux, va jusqu'à 891.
Heureusement tout n'est pas employé.

Avec cette dernière addition, nous touchons au
moment où le verbe, déjà fort riche, risque d'être
surchargé. Nos hellénistes aiment à faire observer
quelles nuances délicates, quelles fines intentions la
voix moyenne permet d'exprimer au verbe grec. Mais
ce sont des beautés qui n'existent guère que pour
les spécialistes. A qui envisage les choses d'un œil
moins prévenu, la voix moyenne apparaît comme le
premier pas dans une direction où les langues indoeuropéennes
ont bien fait de s'arrêter, car elle les
conduisait tout droit à englober la phrase entière
dans le verbe, comme fait le basque et comme font
les langues américaines.

La plupart des idiomes modernes, parmi les accessoires
dont ils se sont débarrassés, n'ont pas manqué
de comprendre la voix moyenne. En même temps,
ils ont détaché les pronoms, et ils ont confié à des
« auxiliaires » tout ce qui pouvait devenir une cause
d'encombrement. Quant aux langues qui ont conservé
le moyen, elles en ont tiré un parti aussi
opportun qu'imprévu. Elles l'ont fait servir à l'expression
du passif, qui, dans le plan primitif, n'avait
point reçu de place.

Nous n'avons pas encore fini. Certaines espèces
357de mots, qui n'étaient nullement, par elles-mêmes,
de nature verbale, ont senti l'influence du verbe, se
sont trouvées attirées dans son sillage. Pour parler
sans métaphore, l'esprit s'est si bien habitué à
accompagner l'action des notions subsidiaires de
temps et de voix, qu'il a voulu faire exprimer ces
mêmes notions à certains substantifs et adjectifs.
On devine que nous voulons parler des infinitifs et
des participes. Nous y sommes tellement habitués,
que nous ne songeons plus qu'ils n'ont pas toujours
fait partie de la conjugaison. Dans les langues
modernes, l'infinitif a pris une telle prépondérance
que l'usage s'est instinctivement établi de le prendre
pour prototype, comme s'il était la souche du verbe,
dont il est, en réalité, le dernier rejeton. En anglais,
l'infinitif s'appuyant sur quelques auxiliaires tient
lieu, au besoin, de tout l'appareil de la conjugaison

Il se peut que, dans l'histoire que nous venons de
retracer, certaines parties soient à retoucher ;
mais ce qu'on ne changera pas, c'est la vérité qui
en ressort : à savoir que cet agencement, né de
besoins élémentaires, s'est successivement perfectionné
par les moyens les plus simples, et que la
seule superposition de ces procédés en fait tout le
merveilleux.

S'il fallait trouver à la conjugaison indo-européenne,
en sa formation et en son développement,
quelque analogue tiré d'un autre ordre d'idées, ce
n'est pas dans la zoologie ou la botanique que j'irais
chercher mon terme de comparaison, mais dans
358l'histoire des institutions. Je penserais à quelqu'un
de ces grands corps politiques ou judiciaires — les
Parlements ou le Conseil du roi — qui, nés d'un
besoin primordial, ont vu peu à peu s'étendre, se
diversifier leurs attributions, au point d'en être surchargés,
jusqu'à ce qu'un autre âge, trouvant cet
ensemble trop lourd, en ait divisé le fonctionnement
entre divers corps libres et indépendants, quoique
prenant part encore, dans une certaine mesure, et
avec la preuve visible de leur ancienne solidarité, à
la destination initiale.

Du même coup, l'on a pu voir l'action que les
peuples exercent sur le mécanisme grammatical.
La linguistique moderne a trop dit et répété que le
mécanisme grammatical était intangible. C'est une
vraie satisfaction pour le chercheur de sentir que
là aussi il est sur un terrain où l'on voit clairement,
pour peu qu'on approfondisse son regard, naître,
s'affirmer et grandir la liberté de la pensée humaine.

Fin359

11. M. André Lefèvre.

21. Le même fait peut s'observer tous les jours chez les enfants :
longtemps avant d'avoir une idée un peu nette du passé ou de
l'avenir, ils savent déjà exprimer leurs désirs, annoncer ce qu'ils
font et ce qu'ils éprouvent.

31. Je transcris ici, pour montrer où conduit l'excès de l'anayse,
la définition donnée dans l'Encyclopédie : « Le verbe est
un mot qui présente à l'esprit un être indéterminé, désigné
seulement par l'idée générale de l'existence sous une relation à
une modification ». C'est le record de l'abstraction.

42. Διαθέσεις τῆς ψυχῆς. Définition d'Apollonius Dyscole.

51. Des vues plus sages sont présentées par Morris, dans le
Journal américain de Philologie, 1807, p. 383, et par Bloomfield,
Journal de la Société orientale américaine, t. XXIX, p. 296.

62. Aux trois modes en question, le sanscrit en ajoute un quatrième,
le précatif, sans parler de l'injonctif, plus particulièrement
employé dans les Vedas.

71. Le parfait grec a toujours conservé, en sa signification,
quelque chose qui en fait comme un intermédiaire entre le
passé et le présent. Les manuels de grammaire enseignent qu'il
sert à marquer une action passée, « dont le résultat dure
encore ».

81. Kühner, Grammaire grecque, § 386, 7.

91. Kühner. Grammaire grecque, § 386.

102. Iliade, IV, 161.

111. Je n'ai rien dit d'une récente théorie qui veut que le verbe
indo-européen ait primitivement eu des formes spéciales pour
indiquer les divers aspects de l'action (die Aktionsart), tels que
rapidité, lenteur, fréquence, etc. Rien ne me paraît plus douteux.
Encore aujourd'hui nous nous passons parfaitement d'indications
de cette sorte. Quand je dis que la foudre traverse le
nuage
, on sait fort bien qu'il s'agit d'une autre Aktionsart que
si je dis que la voie lactée traverse le ciel. Quand, parlant d'un
homme qui a de fâcheuses habitudes, je dis : Il boit, tout le
monde comprend de quoi il s'agit sans qu'il soit besoin d'un
itératif.