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Henry, Victor. Antinomies linguistiques – T01

Antinomies linguistiques

Diviser chacune des difficultés que j'examinerais en autant de parcelles
qu'il se pourrait et qu'il serait requis pour les mieux résoudre.
Descartes.

Aucune science n'est encore plus contestée que la linguistique, —
aucune plus injustement, à la juger sur ses résultats, — aucune à meilleur
droit si l'on s'en prend à ses prémisses.

Antinomie d'origine qui contient toutes les autres : cette science du
langage parlé à l'air libre n'a pas encore oublié qu'elle a pris naissance
dans le confinement poudreux des bibliothèques ; cette science du vivant
toujours jeune traîne à sa suite un inquiétant bagage d'entités surannées.

Ce sont ces antinomies que j'essaie ici d'exposer et de résoudre, une
à une, en rappelant au passage quelques vérités depuis longtemps reconnues
et trop souvent méconnues. Je dédie ces pages à nos étudiants, historiens
ou philosophes, surtout grammairiens ou futurs linguistes : ceux
qui s'intéressent aux problèmes du langage devraient être les derniers à
se payer de mots.3

Chapitre premier
Nature du langage

Thèse et antithèse. — I. Généralités. — II Qu'est-ce qu'un langage ?
— III. La vie du langage. — IV. La vie des mots. — Synthèse.

THÈSE

La catégorie du langage, celle de la langue et du dialecte, celle même
du simple mot, pour peu qu'on y regarde de près, ne sont que des abstractions
sans réalité extérieure.

ANTITHÈSE

Il existe une science du langage, qui se propose pour objet l'étude des
phénomènes de la vie du langage, c'est-à-dire de la vie des langues et de
la vie des mots.

I. — Généralités

Il n'y a pas de langage : il n'y a que des mots.

Il n'y a pas même de mots : il n'y a que des émissions vocales, qui
frappent l'air et éveillent en notre esprit un sens plus ou moins clair au
moment précis où elle se produisent, mais qui, l'instant d'après, indépendamment
de la trace qu'elles ont pu laisser dans notre oreille ou
notre mémoire, ont cessé d'être en éteignant les vibrations qui leur servaient
de véhicule. Ainsi l'éclair luit et disparaît : la rétine en pourra
conserver l'image, la conscience en garder le souvenir, la photographie
instantanée essayer d'en fixer l'impression ; mais il n'a fait que passer.

La feuille est une catégorie botanique bien connue et universellement
acceptée ; mais il n'y a point de feuille dans la nature, il n'y a que « des
feuilles » en nombre indéfini, et chaque feuille d'un même chêne, morte,
née ou à naître, a son individualité distincte. De même, le mot « feuille »
5n'existe en tant que tel que dans un dictionnaire, ou comme signe d'une
idée dans notre esprit ; en réalité, il y a autant de mots « feuille » que ce
monosyllabe a été et sera prononcé de fois, par tous les sujets parlants,
dans le cours tout entier des générations de langue française. Car, à
chaque fois, il faudra, pour l'émettre, un nouvel effort musculaire, commandé
par un effort conscient de la volonté, et jamais, en dépit de cette
conscience, en dépit même des apparences les plus frappantes, la résultante
de l'effort ne sera absolument identique. Non plus que deux
feuilles du même chêne ne sont exactement pareilles, je ne saurais prononcer
le même mot deux fois de suite sans une inconsciente et inappréciable
différence.

Le mot, au point de vue du langage articulé, n'est donc autre chose
que l'entité abstraite de toutes les émissions vocales, actuelles ou possibles,
de tous les sujets parlants, passés, présents et futurs, qui auront
éprouvé ou éprouveront le besoin de communiquer à autrui la notion
qu'il exprime. Et le langage, à son tour, n'est que la somme imaginaire
de ces entités multiples, y compris les relations, également abstraites,
qui sont susceptibles de les relier entre elles. Bref, il n'y a pas plus de
langue française, qu'il n'y a quelque part une personne physique incarnant
la République Française, la sélection sexuelle ou l'horreur du vide
dans la nature.

Ces considérations, pour banales qu'elles puissent paraître à la
moindre réflexion, ne laisseront pas de surprendre les esprits que la spéculation
met en défiance. Une science ne débute point, à l'ordinaire, par
se déclarer sans objet : la physique avoue-telle que ses « forces naturelles »
ne sont que des abstractions dont elle enveloppe son ignorance ?
la chimie, qu'elle ne sait s'il y a ou non des atomes ? la mécanique,
qu'elle n'a pas la prétention de résoudre l'éternelle énigme du mouvement,
ni même d'affirmer que le mouvement existe ? Il n'est pas une de
ces hautes disciplines qui ne repose sur une entité primordiale, pas une
pourtant qui admette à sa base une entité plus familière à tous, moins
contestée et, par cela même, plus décevante que celle du langage. Faute
par les adeptes d'avoir suffisamment pénétré l'inanité des termes dont ils
sont contraints de se servir, ils substituent les mots aux idées, et, chacun
d'eux, jouant sur les mots, conduit innocemment ses conséquences le
long du rail d'une inflexible logique : ils roulent côte à côte et ne sauraient
se joindre, et chacun raisonne juste, et tous sont dans le faux. De
là naissent, entre savants de premier ordre, — je ne parle pas des fantaisistes,
qui foisonnent encore dans cette bienheureuse anarchie, — ces
controverses aussi acharnées que vaines, dont le moindre défaut est de
6ravir à leurs découvertes un temps précieux, et ces irréductibles malentendus
qui séparent, durant une vie entière de communs efforts, les Bopp
et les Schlegel, les Max Müller et les Whitney. Et bien, le seul recours
contre la tyrannie des mots, c'est l'analyse minutieuse des idées : s'il n'y
a pas de langage, encore une fois, s'il n'y a pas même de mots, de quel
droit parlerons-nous de mots et de langage dans les pages qui vont
suivre ? et quel sens le lecteur attachera-t-il à ces symboles ?

II. — Qu'est-ce qu'un langage ?

Prenons au hasard un Persan ou un Hindou, un moujik de la Petite-Russie,
un bouvier d'Unterwald, un lazzarone napolitain, une paysanne
du Finistère sachant à peine un mot de français, — il y en a encore
quelques-unes, — un ouvrier de Chicago, un planteur péruvien ; et mettons
tous ses gens-là en présence. Un fait certain d'avance, c'est que non
seulement ils ne sauraient s'entendre que par gestes, mais qu'un polyglotte
même ne comprendra point celui de leurs langages qui d'aventure
manquerait à son répertoire. Et cependant, s'il est un autre fait certain,
indéniable, admis sans ombre de doute par quiconque a seulement
effleuré les premiers éléments de la linguistique indo-européenne, c'est
que, — à l'apport près de quelques emprunts isolés que les ancêtres du
Persan ont pu faire à l'arabe, aux idiomes tartares ceux du Russe, au quichua
ceux du Péruvien, — ils parlent tous la même langue.

Ils ne s'en doutent point, et, vécussent-ils dix ans sous le même toit,
ils ne s'en apercevront jamais ; tout au plus saisiront-ils entre leur façons
de s'exprimer telle ressemblance superficielle et, la plupart du temps,
spécieuse. La seule manière pour eux d'entrer en communication serait
d'apprendre les langages les uns des autres, et le plus déterminé linguiste
serait fort empêché de leur en conseiller une meilleure ; mais, quand le
Persan saura parler bas-breton, il n'aura acquis qu'un moyen d'expression,
et non un langage de plus, puisque bas-breton et persan ne font
qu'un en substance. Oui, dans toutes ces langues, venues des quatre
coins de l'horizon, sans lien apparent qui les rattache, parlées par des
hommes dont le patrimoine intellectuel semble ne rien contenir de commun,
tout, au fond, est identique : le vocabulaire, le système grammatical,
et jusqu'à l'ordre qui préside à la succession des mots et commande
par contre-coup l'enchaînement des idées.

Prenons maintenant, pour forcer le contraste, ces deux Parisiens de
naissance, de même âge, de même rang social, de même éducation, qui
7causent, arrêtés sur le trottoir. Ils se comprennent à demi-mot : pas une
nuance, pas un sous-entendu qui leur échappe, et la phrase, à peine lancée,
appelle la réponse qu'elle attend. Eh bien, ces frères jumeaux — qu'on
ne se hâte pas de crier au paradoxe, ce n'est ici qu'un point de vue
qui change, tant la nomenclature est fuyante et impropre à reproduire la
réalité des faits, — ils ne parlent pas la même langue.

Écoutez-les : les dissonances, si elles ne se révèlent pas à l'oreille
même la mieux exercée, ne manqueraient pas de laisser leurs traces sur
un appareil plus délicat ; l'un fait légèrement sonner un e muet que
l'autre efface entièrement, et celui-ci prononce avec un faible roulement
de la langue ou de la gorge un r dont le premier étouffe la vibration naissante.
Observez-les : les malentendus, impossibles sur les idées épaisses
de la conversation courante, sauteraient aux yeux dès qu'il leur arriverait
d'aborder quelque sujet plus ténu et moins banal ; tel mot n'a pas rigoureusement
la même valeur de signification pour tous deux ; la notion
qu'il exprime est ici plus large, là plus étroite, avec une nuance d'admiration,
de pitié, de dédain, chez l'un, que l'autre ne connaît pas. Différences
imperceptibles pour le présent, mais grosses de conséquences
dans l'avenir : ce n'est qu'une question d'e muet plus ou moins appuyé,
d'r plus ou moins vibrant, de lèvres plus ou moins closes, qui fait qu'aujourd'hui
le Berlinois prononce fîà le nom de nombre qui en français est
kat (quatre) ; et c'est par une succession de nuances infinitésimales, que
la même syllabe a pu aboutir, respectivement en français et en anglais,
aux deux sens opposés de « satisfait » et de « mécontent » (sad).

En d'autres termes, séparons par la pensée nos deux Parisiens ; arrachons-les
à leur milieu, et qu'ils aillent fonder une famille sous des cieux
éloignés, en un temps où il n'existerait ni chemins de fer ni lignes de
navigation ni journaux : qui ne voit que les traits vagues qui esquissaient
l'individualité de leur langages, transmis à leurs descendants, iront s'accentuant
d'âge en âge aux dépens de l'unité apparente ? L'r de plus en
plus vibré, prononcé enfin de l'extrême pointe de la langue, se perdra
dans un blèsement indistinct, et l'r de moins en moins vibré, prononcé
enfin du fond de la gorge, se réduira à une sorte de gargouillement laryngal,
en sorte que le mot « rare », par exemple, sera devenu quelque chose
comme lèl en un point, en un autre. Une locution qu'affectionnait
l'un des sujets, que l'autre n'employait presque jamais, aura disparu ici,
tandis que là-bas elle est si courante qu'elle s'est multipliée par l'imitation,
donnant naissance à des centaines de tours de phrases analogues.
Un simple mot, soit « sincère », — indépendamment des changements de
forme qui l'auront rendu méconnaissable, — pourra signifier « pieux » ou
8« enthousiaste » chez les descendants de l'homme grave, et « imbécile »
dans la postérité de l'ironiste. Que ces deux peuplades séparées viennent à
se rencontrer après cinq générations d'isolement absolu, elle s'apercevront
encore que leur langue est au fond la même et auront tôt fait de se remettre
au point ; à dix, quinze, vingt générations de distance, selon la lenteur de
l'évolution, elles pourront encore entrevoir une obscure parenté, mais ne
se comprendront plus sans effort ; au delà, ce sera la nuit, et les deux sujets
mis en présence, — s'ils n'ont gardé, comme c'est le cas de toutes les populations
préhistoriques et même de tous les sauvages contemporains, aucun
document du passé de leur race, — se sentiront aussi étrangers l'un à l'autre
que tout à l'heure notre Persan et notre Péruvien.

Et alors, s'il est absolument certain que le parler censé différent de
ceux-ci est déjà tout entier, en puissance et en germe, dans le parler
censé identique de ceux-là, on pourra être tenté de se demander à quel
moment précis les deux tribus séparées auront cessé de parler la même
langue ; mais ce serait une question aussi insoluble, dans sa naïve subtilité,
que celle de savoir à quel moment un homme qui perd ses cheveux
devient chauve. — A l'instant, dira-t-on, où, remises en présence, elles
auraient cessé de se comprendre. — La limite n'est qu'imaginaire et
oscille le long d'une période de plusieurs siècles. D'ailleurs, des gens
qui ne se sont pas entendus de prime abord y peuvent parvenir par
réflexion et à la faveur d'une certaine éducation de l'esprit : deux
hommes instruits, l'un Gallois, l'autre Breton, à force de bien scander
leurs mots et de bien s'écouter, converseront ensemble sur des sujets
aisés ; mais je doute qu'on en puisse dire autant d'un matelot de Paimpol
et d'un herbager du Glamorgan. Ces gens-là, donc, parlent-ils ou ne parlent-ils
pas la même langue ? Il n'y a qu'un point indiscutable : c'est que
leurs ancêtres respectifs eurent le même parler, si nous remontons au
delà de dix siècles ; quant à fixer l'époque où ils en changèrent, parler de
la mort du brittonique commun ou de la naissance du gallois et du breton,
encore une fois, c'est jouer avec les mots et animer des nuées. Les
mots sont fort dociles, et les nuées prennent toutes les formes que le vent
leur donne : le malheur est qu'elles n'en ont point de constante, et que
toutes les contradictoires sont vraies dans les inductions scientifiques
construites avec des mots.

La confusion serait moindre, évidemment, si l'on convenait de réserver
le terme de « langue » aux grandes unités linguistiques qui sont ou
demeurent du moins jusqu'à présent irréductibles, — au grec, par
exemple, par rapport à l'hébreu, ou au persan en regard du turc, — et s'il
était possible de rompre avec les habitudes reçues jusqu'à ne dénommer
9que simples « dialectes » toutes les différences, petites ou grandes, qui se
sont produites et se produisent encore sous nos yeux au sein d'une unité
linguistique déterminée. Alors, — s'il était bien entendu, d'une part, qu'il
existe autant de dialectes parisiens qu'il y a de Parisiens doués de la
parole, — la restriction n'excluant que les sourds-muets, les aphasiques
absolus et les enfants à la mamelle, — et, d'autre part, que le persan, l'allemand,
l'italien, le breton et cent autres variétés ne sont, eux aussi, que
les dialectes indéfiniment différenciés d'une seule et même langue primitive,
non moins une en son temps que ne le semble le parisien de nos
jours, — alors, dis-je, la notion objective de l'infinité des sujets parlants
se substituant, du bas en haut de l'échelle, à l'entité creuse du « langage »,
les phénomènes dont celle-ci n'est que le symbole et la grossière
enveloppe apparaîtraient sous leur véritable jour, et l'on commencerait à
comprendre que la linguistique, encore qu'elle opère la plupart du
temps, faute de mieux, sur les documents momifiés du passé, se propose
l'étude d'un ensemble complexe de réalités vivantes, que son objet, toujours
changeant, reste néanmoins toujours identique à lui-même, et
qu'elle n'a le droit de supposer dans le passé que les phénomènes par
elle observés et constatés dans le présent.

Mais, après tout, ce qui importe, ce ne sont pas les mots, ce sont les
idées claires ; et, si les mots peuvent éclaircir les idées, c'est à la condition
de ne point trop choquer les traditions établies. Continuons donc -
il le faut bien — à parler de langage, bien que nous sachions qu'il n'y a
pas de langage, mais seulement des gens qui parlent. Continuons à parler
de familles de langages, de langues particulières, de dialectes, de
sous-dialectes, de patois, de prononciation correcte ou incorrecte, pourvu
que nous entendions toujours, sous chacun de ses mots, un seul sens
latent, le même pour tous : à savoir, dans chacune des unités de langage
irréductibles que la science a provisoirement constituées, une série indéfinie
de variations qui vont s'atténuant insensiblement à mesure que l'on
descend de la race à la nation, à la province, au canton, à la famille et
enfin aux individus, — ou plutôt, qui, parties de l'individu, nuances tout
d'abord imperceptibles de prononciation et d'expression, se sont aggravées
à la faveur des circonstances jusqu'à aboutir à la scission dialectale
ou même à l'isolement linguistique. Sans cette vue synthétique, la
mémoire la plus riche et le polyglottisme le plus varié ne sauraient faire
un linguiste ; et le linguiste qui la perd un seul instant des yeux — cela
n'est malheureusement que trop aisé — se surprend à poursuivre la
chimœra bombinans in vacuo. Que de gros livres dont ce monstre rabelaisien
a dévoré les meilleures intentions !10

III. — La vie du langage

J'ai parlé « de langage » et je viens de parler de « vie », mais en telle
manière, on le voit, que les deux termes s'excluent absolument ; car, si le
langage n'est pas, à plus forte raison n'est-il pas vivant : il n'y a de
vivant que les gens qui parlent. Cependant la métaphore de la « vie du
langage » est encore reçue dans bien des milieux, et le temps n'est pas
loin où l'on y voyait plus et mieux qu'une métaphore. Rien ne serait plus
puéril que de partir en guerre contre une figure de rhétorique, et, en
vérité, « la vie du langage » est une association de mots aussi légitime et
non moins élégante que « l'oreille de la Chambre » ou « le char de l'État ».
Tout ce qu'il faut lui demander, c'est de demeurer inoffensive, en
ne se faisant pas davantage prendre à la lettre. C'est affaire à une bonne
définition 11.

Dire que le langage évolue, c'est dire que les générations diverses
d'individus parlant un langage donné sont sujettes, par les raisons
déduites plus haut, à parler en réalité chacune un idiome particulier, plus
ou moins différent suivant la distance à laquelle on les envisage : c'est
dire, par exemple, que Rabelais se serait difficilement fait comprendre
de Robert le Pieux, et que la Sorbonne d'aujourd'hui ne l'entendrait
guère mieux. Dire que le langage vit, c'est exprimer exactement la
même idée, avec une nuance de concision précieuse, séduisante peut-être,
en tout cas équivoque. Ce qui évolue n'est pas nécessairement doué
de vie, tant s'en faut, puisque la vie n'est qu'un accident de l'évolution
totale : la terre a bien changé, depuis qu'elle s'est échappée d'un crachement
de la nébuleuse primitive, et nul n'a jamais pu parler que poétiquement
de la « vie de la terre », au moins jusqu'au jour où quelque parasite
vivant a commencé d'entamer sa vieille écorce refroidie. Encore la
terre a-t-elle sur le langage l'incontestable avantage d'exister, d'être une
planète constatée dans l'espace et un nécessaire support à nos pieds, tandis
que le langage n'est rien sans nous, rien en dehors de nous, rien en soi
qu'une idée abstraite, et un terme commode pour désigner une synthèse
de phénomènes. Douer de vie cette entité, c'est déjà énorme ; mais, sous
11prétexte qu'on l'a douée de vie, vouloir y retrouver les caractères essentiels
et distinctifs de la vie, la naissance, la croissance, l'assimilation, la
mort, ce qui enfin constitue un organisme vivant, c'est simplement parer
des grâces du style la sécheresse de la constatation scientifique ; sinon,
c'est ne rien comprendre à cette constatation même.

Une langue ne naît pas, ou du moins n'en avons-nous jamais vu
naître. Si nous ignorons par quel lent travail l'anthropopithèque est parvenu
à dégager la faculté de la parole, nous en entrevoyons assez, cependant,
pour gager à coup sûr que cette gestation ne relève pas des lois de
l'embryogénie. Quant aux langues qui tombent sous le coup de notre
observation, il n'en est pas une qui soit née : l'enfant est un être distinct
de ses parents, tandis qu'une langue dite fille n'est autre que la langue
dite mère parvenue à quelques degrés plus bas dans l'échelle du temps.
Le créole de la Réunion est du français du grand siècle, le français du
latin rustique, le latin de l'indo-européen émigré en Italie, chacun avec
les transformations et les déformations que leur ont imposées des séries
plus ou moins longues de sujets parlants, eux-mêmes plus ou moins
fidèles à la tradition de leurs pères. Le latin nous paraît mort, tout uniment
parce que nous ne serions plus compris de Cicéron si nous lui parlions
français ; mais il eût compris Quintilien, et Quintilien Lactance, et
Lactance Grégoire de Tours, et Grégoire le scribe inconnu qui transcrivit
à notre usage le texte du serment de Strasbourg. Où donc finit le
latin ? où commence le français ? et qui peut parler, autrement que par
figure, de « la naissance du français » ?

Une langue ne croît pas. Les mots nouveaux dont s'enrichit incessamment
son vocabulaire ne doivent le jour qu'à l'initiative individuelle
d'un ou plusieurs sujets parlants, à un procédé intellectuel infiniment
moins conscient, sans doute, qu'on n'est dans l'usage de le représenter 22,
mais qui en tout cas n'a rien de commun avec les lois organiques et
fatales de la germination et de la croissance. Personne, que je sache, n'a
encore dit « un chemin bicyclable » ; pourtant, si le besoin s'en faisait
sentir, il se pourrait qu'on en vînt à le dire ; il se pourrait même qu'un
jour l'Académie enregistrât dans son dictionnaire cette précieuse acquisition.
Or, le mot une fois prononcé ou écrit, il ne faudrait pas être grand
clerc pour y reconnaître aussitôt la création peu laborieuse d'un professionnel
ou d'un amateur, qui, pensant au rapport de carrosse et carrossable,
et voulant le transporter à son engin, aurait modelé de même
*bicyclable sur bicycle. Personne, je pense, ne s'aviserait, à l'instar de
12Schlegel, de rêver que *bicyclable fût l'épanouissement de bicycle
comme la fleur l'est de la plante 33. C'est pourtant de ces conceptions de
visionnaire que la science du langage est sortie. Oui, grâce à Dieu, elle
en est sortie, dans tous les sens.

Le propre de l'être vivant, c'est de s'assimiler certaines matières
étrangères à sa substance et d'éliminer les rebuts du travail d'assimilation.
Il est superflu de faire observer que cette dernière fonction n'a
point d'équivalent dans le langage. Quant à la première, on constatera
sans inconvénient que le français, par exemple, s'est assimilé un certain
nombre de mots anglais. Qu'est-ce à dire ? Dans la réalité des
faits, il s'est passé de deux choses l'une : ou bien un objet inventé en
Angleterre (self-acting) a été importé et imité en France, et son nom a
tout naturellement voyagé avec lui ; ou un Français qui savait l'anglais,
parlant à un autre qui en avait au moins quelques notions, a
employé un mot anglais (spleen, humour, snob) pour rendre une
nuance d'idée que leur propre langue n'exprimait pas avec la même
précision, après quoi le mot a été répété, colporté, vulgarisé par la littérature,
jusqu'à être a peu près compris de tout homme d'éducation
moyenne. Rien de plus concevable dans l'un et l'autre cas, mais rien
qui ressemble moins à l'exercice d'une fonction organique d'assimilation.

Une langue ne meurt pas. Il se peut qu'elle sorte de la mémoire des
hommes : le perroquet des Atures, seul survivant de sa tribu, a emporté
avec lui le secret des dernières syllables de son idiome, et les descendants
des Gaulois parlent français ; cela revient à dire qu'ils ont appris le
latin, puis désappris le gaulois. Il se peut qu'elle se transforme : alors elle
subsiste, puisqu'elle n'a fait que changer insensiblement de siècle en
siècle ; le latin n'est pas mort, puisqu'il y a encore des sujets qui parlent
portugais, espagnol, français, italien, rhète ou roumain. Plus exactement,
si on le préfère, pour rester conséquent avec le point de vue objectif où
nous nous sommes placés dès le début, il meurt une langue chaque fois
qu'il meurt un sujet parlant, il en naît une à chaque fois qu'un enfant
commence à parler ; mais cette constatation, — à savoir, que nous
sommes tous mortels, — ne jette aucun jour sur ce qu'il faut entendre par
le lieu commun de la vie du langage.13

Une langue n'a donc point d'âge, et de fait elle est éternellement
jeune, étant repensée et créée à nouveau par chaque nouveau sujet qui la
parle. S'il est absurde de supposer et impossible de concevoir un
moment où le latin soit mort et le français soit né, il ne l'est pas moins
de se représenter, par exemple, le latin du IVe siècle comme une langue
épuisée, vidée de sève, ou simplement « vieillie », par rapport au latin de
Cicéron ou d'Ennius. A pousser à bout la double métaphore, il s'ensuivrait
cette conséquence paradoxale, qu'une langue commencerait à
engendrer le jour où elle tomberait en décrépitude. Tout ce qu'on peut
dire, c'est que le français de l'Eulalie est postérieur de cinq siècles au
latin de Commodien, et celui-ci d'autant au latin de Virgile ; cela, et rien
de plus ; car, de supposer que l'un ou l'autre soit plus jeune ou plus
vieux, autant vaudrait comparer l'âge de Jean sans Peur et celui d'Henri
IV. Il est certain que Jean sans Peur eût été très vieux sous Henri IV ;
mais l'intérêt d'une semblable constatation se réduit à un rapport de
chronologie. Une langue peut varier d'un siècle à l'autre, s'enrichir,
s'appauvrir, se préciser, s'alourdir ; mais on ne peut distinguer une
période d'enfance où elle se forme, de maturité où elle reste stationnaire,
de vieillesse où elle se déforme, puisque chaque génération — j'entends
chaque sujet parlant — la forme et la déforme tout à la fois, et toujours
par des procédés qui demeurent identiques à eux-mêmes d'un bout à
l'autre de son histoire. Imaginer autre chose, et notamment, — sous prétexte
qu'il faut au linguiste des « racines », catégories abstraites qui lui
servent à classer ses mots, — reconstituer par la pensée une « période des
racines pures », à laquelle aurait succédé celle des « déterminants de
racines », puis celle des « suffixes », venant comme des atomes crochus
s'attacher à la racine, ou en sortant comme une tige d'une racine végétale,
— et ainsi de suite, que sais-je ? — rêver enfin dans les couches sous-jacentes
du langage un phénomène quelconque qui ne soit pas directement
observable dans ses affleurements actuels, c'est supposer un temps
fabuleux où l'homme parlait autrement qu'avec sa glotte et pensait
autrement qu'avec son cerveau.

Ainsi, pas une des fonctions qui constituent la vie ne s'applique en
réalité au langage, et la meilleure des raisons pour cela, celle qui les
résume toutes, est celle qu'on a formulée au début : le langage ne vit pas,
puisqu'il n'est pas. Est-ce dire toutefois qu'on doive proscrire chez
autrui ou s'interdire à soi-même l'alliance de mots « vie du langage » ?
Non, encore une fois, si l'on estime les mots ce qu'ils valent. On parle
bien aussi de la vie d'une société, d'une institution politique ou sociale,
d'une religion, et nul ne s'illusionne sur la valeur de ces métaphores : une
14religion ne naît pas, puisqu'elle ne fait que fixer en dogmes les éléments
de religiosité confuse qui lui sont préexistants, et elle ne meurt pas, car
rien n'est tenace comme une croyance censée disparue ; et enfin, et surtout,
il n'y a pas de religion, il n'y a que des gens qui croient ou pratiquent.
Rien pourtant n'empêche de se figurer la fixation et la désagrégation
des divers éléments d'un organisme religieux comme une naissance
et une mort dont elles revêtent allégoriquement tous les caractères. Et de
même il est bien certain, pour demeurer dans l'ordre de faits qui nous a
servi d'exemple, que la désagrégation de la déclinaison latine et la fixation
de la périphrase prépositionnelle qui s'y substitue, — à condition de
faire abstraction des longs siècles sur lesquels se répartit et s'échelonne le
mouvement infiniment lent qui a aboutit à cette transformation radicale, —
fournit une ligne de démarcation assez nette et tranchée pour qu'il soit
permis de parler, par voie de figure et en négligeant le détail complexe
des faits, de la mort du latin et de la naissance du français.

C'est dans cette vue de simplification et d'abstraction, c'est particulièrement
en songeant au passage fatal, ou tout au moins vraisemblable,
de toute langue exempte d'influences étrangères et non entravée dans
son développement, par les trois états successifs de monosyllabisme,
d'agglutination, de flexion, avec retour final au monosyllabisme et
reprise indéfinie du même cycle, — qu'Abel Hovelacque a pu fort légitimement
intituler « la vie des langues » un des paragraphes de sa Linguistique 44.
Le chinois, par exemple, est monosyllabique : pas un mot n'y
varie jamais, et les relations de genre, de nombre, de temps, de mode, de
personne, quelles qu'elles soient, en tant qu'il est indispensable de les
indiquer, s'y expriment chacune, non par une modification du mot lui-même
ou par une désinence y adaptée, mais par un mot distinct marqué
d'un signe indépendant ; mais, par cela même qu'il y a un mot principal
exprimant l'idée et des mots accessoires qui la modifient, — ce que les
grammairiens indigènes appellent ingénieusement le « mot plein » et les
« mots vides », — il y a déjà en chinois, virtuellement au moins, les
mêmes éléments que nous nommons « racine » et « suffixes » dans les
langues agglutinantes ou flexives, et il n'est pas douteux que le chinois
n'eût passé depuis longtemps dans la phase dite de l'agglutination, si
15précisément son écriture, qui exige un caractère spécial pour tout mot
principal ou accessoire, ne le retenait, beaucoup plus en apparence qu'en
réalité, dans la phase du monosyllabisme. Inversement, l'anglais, qui
descend d'une langue riche en flexions, n'en a presque plus : un génitif
fort entamé, un pluriel, deux désinences de personnes, c'est à peu près
tout ; le reste s'exprime au moyen de mots accessoires, et il en faut trois,
in the house, pour équivaloir à l'unique sanscrit damê ou latin domi ; le
vocabulaire, au surplus, sauf pour les longs mots d'origine savante,
empruntés artificiellement au français, au latin ou au grec, est à peu près
aussi monosyllablique que celui du chinois. Nous dirons donc, à ne
considérer de chaque langue que sa structure et sa tendance morphologiques
actuelles, que le chinois est dans la phase progressive, l'anglais
dans la phase régressive, et ce sont encore là des métaphores empruntées
à la vie.

Observons, en passant, que cette classification toute naturaliste ne
préjuge rien quant à l'élégance, ni même quant à la clarté des moyens
d'expression : l'anglais et le français, qui n'ont presque plus de flexion,
sont aussi beaux sans doute, et sûrement plus clairs que l'allemand, qui
possède encore une déclinaison et une conjugaison assez complètes, ou
que le sanscrit, dont l'opulence grammaticale décourage tant de débutants 55.
On ne se tromperait pas moins en plaçant a priori, soit la simplicité,
soit la complexité, au début ou au déclin d'une langue, puisqu'une
langue n'a ni commencement ni fin : les idiomes bantous de l'Afrique
australe et centrale, qui nous représentent un état de culture intellectuelle
notablement inférieur à celui des populations européennes les moins
civilisées, foisonnent d'une telle multitude de préfixes nominaux et verbaux,
corrélatifs entre eux et indispensables à la clarté du discours, qu'il
semble que la tête éclate à essayer de retenir la moindre partie du mécanisme
dont ces excellents sauvages se servent avec aisance pour exprimer
leurs idées rudimentaires ; et l'on sait le mot d'un grand philologue
sur les Basques : « Ils disent qu'ils se comprennent entre eux ; mais, pour
moi, je n'en crois rien. » L'analytisme non plus, quoi qu'on en pense
d'ordinaire, n'est pas nécessairement une garantie de la précision d'un
langage : les idées, déjà fort abstruses, de la philosophie hindoue nous le
paraissent bien davantage, voire tout à fait inintelligibles, lorsqu'elles
16sont travesties dans l'impossible jargon monosyllabique du Céleste
Empire, seul déguisement sous lequel un cerveau chinois se les puisse
assimiler. Non moins que naissance et mort d'un langage, vulgarité et
élégance, lourdeur et beauté, clarté et chaos, progrès et déclin, sont des
termes tout subjectifs : la commune mesure à laquelle nous rapportons
involontairement toutes nos acquisitions linguistiques, c'est toujours le
légitime idéal des philologues, cette admirable langue grecque dont
notre enfance fut nourrie et que la génération qui vient ne connaîtra
plus ; ce qui est en deçà, nous le nommons imperfection, et décadence ce
qui passe au-delà ; et si fortes sont nos habitudes d'esprit, qu'il nous faut
en quelque façon nous déprendre de nous-mêmes pour nous persuader
que l'attique ou l'hébreu n'est après tout qu'un stade du langage universel,
aussi intéressant en lui-même à coup sûr, mais non davantage, que le
chiapanèque ou le beauceron.

Mais cette digression nous entraînerait trop loin : revenons à l'esquisse
de l'évolution du langage. Voici une langue en sa période de
monosyllabisme : chaque mot, plein ou vide, est une syllable invariable,
et c'est en enfilant ces syllabes les unes au bout des autres, comme les
grains d'un chapelet, qu'on arrive à exprimer la relation des idées. La
syllable de relation fut sans doute, autrefois, un élément indépendant et
significatif par lui-même ; aujourd'hui elle n'est plus rien à l'état isolé ;
mais, accolée à une syllabe significative, elle prend et lui attribue une
nouvelle valeur, comme dans notre numération le zéro à la droite d'un
chiffre. Puis, peu à peu, les syllabes de relation, moins accentuées ou
plus rapidement prononcées, en viennent à faire corps avec la syllabe
significative, à ne former avec elle qu'un seul groupe articulé, désormais
perçu par le sujet parlant comme l'unité première et irréductible du langage,
un mot enfin, un long mot où chaque syllabe néanmoins garde son
individualité propre, comme le magyar halhatatlanságomat = meam
immortalitatem, où, hal signifiant « mourir », les autres suffixes viennent
un à un ajouter leur valeur à l'idée fondamentale 66 : c'est la phase agglutinative.
Toujours sous l'influence de l'accent, les suffixes ainsi groupés
se fondent de plus en plus entre eux et avec la syllabe fondamentale,
et, les changements éventuels de prononciation brochant sur le
tout, ces diverses parties du groupe articulé se mêlent et réagissent les
unes sur les autres jusqu'à devenir à peu près méconnaissables, comme
dans le mot latin sodālitātibus, où il n'est possible qu'à l'analyse la
17plus minutieuse — et encore ! — de déterminer le rôle précis de chacune
des syllabes en détruisant par la pensée leur intime cohésion : c'est la
phase dite de flexion ; mais ce n'est pas, en dépit de la triade sacrée dont
nos traités de linguistique donnent au débutant la tenace illusion, ce n'est
pas, dis-je, le terme ultime du langage, puisque le langage n'a point de
fin.

Toujours sous les mêmes influences, les finales des mots s'assourdissent
et tombent, les longs mots se raccourcissent par la désinence et par
le milieu, se réduisent à deux syllabes, à une seule, — le bas-latin paraveredus
aboutit à l'allemand pferd, — et il devient dès lors de plus en
plus utile, puis nécessaire, d'introduire dans la proposition quelque nouvel
auxiliaire qui, à défaut de la désinence de genre, nombre ou cas,
devenue indistincte, indique la relation du mot avec ses voisins, — bref,
ce qui se disait en latin paraveredō se dit en allemand dem pferd(e) : en
d'autres termes, la langue est devenue mûre pour une nouvelle phase
de monosyllabisme, laquelle aboutira à un nouveau stade agglutinatif ; et
ainsi de suite à l'infini. Loin donc que le monosyllabisme théorique du
chinois actuel nous représente l'état primitif du langage, il recouvre
peut-être vingt couches sous-jacentes et à jamais inaccessibles d'évolution
linguistique à trois étages chacune, et il est aussi téméraire de penser,
avec Schleicher, que le langage humain a commencé par le monosyllabe,
que d'enseigner, avec M. Sayce, qu'il a débuté par la phrase. La
vérité est que nous n'en savons et n'en saurons jamais rien : où commence,
où finit une circonférence ? Si donc c'est ce cycle toujours
recommencé, ce mouvement de serpent ramenant indéfiniment ses
orbes, qu'on veut nommer « la vie du langage », j'y souscris : le tout est
de s'entendre ; réduit ainsi à sa vraie valeur, le terme, somme toute, est
court, commode, pittoresque même, et complètement inoffensif.

IV. — La vie des mots

D'aucuns aussi ont parlé de « la vie des mots », et cette nouvelle formule,
équivalente en apparence à la précédente, mais bien différente au
fond, se réclame tout au moins d'une puissante autorité : A. Darmesteter
l'a choisie pour titre d'un petit chef-d'œuvre de précision, de méthode et
d'élégance, où il a esquissé les lois qui président au changement de sens
des mots, à leur naissance, à leur mort, aux accidents multiples enfin qui
font du dictionnaire de chaque langue l'image mouvante et vivante de
l'instabilité de l'esprit humain. Tous les lecteurs de ce livre l'ont admiré,
18mais maint admirateur en a condamné l'intitulé comme empreint du préjugé
biologique ; pour moi, soit survivance de ce préjugé qui plane sur
mes premières études, soit plutôt conviction intime que la critique de ces
censeurs ne reposait que sur un malentendu, je me suis toujours défendu
d'adhérer à ce jugement trop sommaire. Il faut donc que je fasse voir ici
comment le mot peut « vivre », après avoir constaté qu'il n'est pas ; et
cette contradiction ne me coûte pas plus, je l'avoue, que l'apparente antimonie
de la vie du langage. Autant il est vrai, en effet, que le mot, en
tant que partie du discours et phénomène du langage, n'est qu'une sonorité
fugitive, qui meurt en naissant, et n'a d'existence qu'au moment précis
où on le profère, autant il est certain que le mot, en tant que signe
d'un concept et phénomène phsychique, est une réalité permanente, qui
vit de la vie même du sujet pensant dont il fait partie intégrante.

Le langage, en tout état de cause, et, dans une très large mesure, la pensée
muette elle-même, — au moins dans les conditions où elle se produit
aujourd'hui et que lui ont faites, chez le sujet humain, des centaines de
siècles de pensée parlée, — supposent l'association intime et indissoluble
d'un concept et d'un signe affecté à sa représentation. Il n'importe, pour
l'instant, lequel a précédé l'autre 77 : ils existent tous deux, se répondent
l'un à l'autre, et s'unissent si étroitement dans le cerveau qui les pense,
qu'ils paraissent ne faire qu'un. A chaque fois qu'un sujet sain d'esprit
voudra communiquer le concept à son semblable, le signe se présentera
de lui-même à ses ordres ; même silencieusement évoqué, l'un n'ira pas
sans l'autre, puisque la pensée est une parole intérieure. Nous parlons
notre méditation, nous parlons nos désirs les moins avouables, nous parlons
les rêves de nos nuits, et, derrière nos lèvres closes, c'est un monologue
ininterrompu, — un dialogue si le moi est multiple, — qui, de la
naissance à la mort, se déroule sans trêve dans le cerveau de chacun de
nous 88. Comment donc échapper à cette conclusion, que le mot, en tant
que signe d'une représentation consciente, et représentation consciente
lui-même, participe à la vie des cellules cérébrales, — cellules dont la vie
consiste précisément et exclusivement dans les modifications moléculaires
et chimiques qui rendent possible cette série indéfinie de représentations ?19

Mieux vaut ici prévenir qu'encourir le reproche de paralogisme. — La
cellule vit, dira-t-on, et le concept est le phénomène par où sa vie se
manifeste ; mais le concept lui-même ne vit pas. — Pure querelle de mots :
si, par suite des modifications inconnues qui se produisent nécessairement
au sein de la substance vivante de la cellule, le concept dont elle
est empreinte vient à se modifier à son tour, l'affection qui atteint le
concept et, avec lui, le mot qui le représente, est nécessairement aussi
une affection de nature biologique ; et, s'il est exact de parler de la mort
d'une cellule, par exemple, dans le cerveau d'un amnésique ou d'un
aphasique, il ne l'est pas moins d'admettre la mort du concept ou du mot
dont elle gardait l'empreinte, d'autant que nous n'avons du premier phénomène
d'autre garant que le second, le seul directement observable. Au
fond, comme me l'écrivait Darmesteter en réponse à l'article que j'avais
consacré à son livre 99, « il y a identité dans la façon dont la force qui
anime la matière la met en œuvre et dans la façon dont la force de l'esprit
anime les signes sonores de nos pensées » ; ou, comme il l'a dit dans
son livre même (p. 176), « l'esprit et la matière ne sont que les deux
faces d'une même force, à jamais inconnaissable, l'Être. »

Si j'ai réussi à faire comprendre ma pensée ; peut-être à cette heure entrevoit-on
l'abîme qui m'apparaît entre les deux formules d'aspect identique,
« vie du langage » et « vie des mots » : la première n'est qu'une métaphore,
commode si elle n'est décevante, impliquant la synthèse de mille menus
faits qui sont du ressort de la linguistique proprement dite ; la seconde est
une vérité d'ordre général, un postulat métaphysique, dont les applications
particulières relèvent essentiellement de la psycho-physiologie.

Quelques exemples, choisis parmi les plus simples et les mieux appropriés,
mettront en relief cette distinction fondamentale.

Que les mots qui étaient, il y a vingt siècles, cabállum et cabállos
soient aujourd'hui cheval et chevaux, c'est là un problème de linguistique
pure, en tout cas étranger à la vie des mots, par la seule et péremptoire
raison — ne nous lassons pas de la répéter — que cabállum et chevál,
cabállos et cheváux, c'est en réalité le même mot. Sûrement, c'est une
cause physiologique qui a dû, au cours des âges, amener la différence de
prononciation ; mais cette cause, nous pouvons en faire abstraction, nous
pouvons même l'ignorer, — comme en fait nous l'ignorons, — peu
importe : la mutation de ca en che, de b en v, du groupe als en aus, n'en
demeurera pas moins un fait constant, se suffisant à lui-même, susceptible
d'être généralisé, traduit en une loi scientifique et de prendre place,
20comme tel, dans un corps de doctrine. Le corps de doctrine dont il
relève, la phonétique, pour l'appeler par son nom, n'a donc rien à voir à
la vie des mots.

Que le sujet parlant qui, il y a vingt siècles, disait indifféremment
caballum pour « le cheval » et pour « un cheval », en soit venu peu à peu
à la nécessité absolue de dire illum caballum dans le premier cas et unum
caballum
dans le second, c'est le résultat d'une opération mentale et
d'un processus logique, évidemment, mais si simples qu'à peine faut-il
les faire remarquer. Ici, le phénomène psychique, quoique inconscient,
semble à fleur de peau : ce n'est même plus un problème, c'est une pure
constatation. Allons plus loin : quand de nos jours l'homme du peuple dit
« vous faisez » pour « vous faites », quand nous voyons au moyen âge la
langue courante adopter « vous courez » pour « vous keurtes » = cúrritis,
le tout par imitation des formes usuelles et régulières « vous mangez,
vous marchez », etc., la vie des mots est encore entièrement hors de
cause. Sans doute, courez n'est pas tout à fait le même mot que cúrritis,
mais il est le même que *currátis, et *currátis 1010, —déduit comme quatrième
proportionnelle rigoureuse de la formule mentale sálto : saltátis =
cúrro : x
, — bien qu'il n'ait pas été créé par les Latins, n'aurait eu rien
d'impossible dans leur langue. Que dis-je ? Ils l'ont créé, car il répugne
au bon sens qu'une forme d'invention aussi aisée n'ait pas été, au moins
une fois dans le cours de la longue vie du latin, risquée par un enfant ou
un illettré qu'on s'est empressé de reprendre 1111. C'est donc ici tout uniment
une question de grammaire : elle pourra être beaucoup plus complexe
que dans les cas très simples choisis à dessein comme exemples ;
mais, quels que soient les faits constatés ou supposés, l'opération dont
ils relèveront rentrera dans la logique courante ; l'explication du phénomène,
plus ou moins aisée, claire ou vraisemblabe, ne mettra du moins
jamais en jeu les arcanes encore inexplorés de la conscience psychologique.
Bref, la morphologie, elle aussi, se suffit à elle-même et s'abstient
de toucher au mystère de la vie des mots.

Voici où le problème change de face.

Il y a vingt siècles, tout sujet parlant latin disait equos « le cheval » et
equa « la jument » : les deux termes se correspondaient comme bonus
21bona, et toute la force d'inertie de la structure analogique du langage,
comme toute la force de logique du sujet parlant, devait tendre à maintenir
cette corrélation. Point du tout : dix siècles plus tard, equos a disparu,
le français y a substitué dans l'usage un autre mot également latin,
caballus devenu chevals, et néanmoins il ne laisse pas de garder la forme
féminine equa devenue ive. Comme encore aujourd'hui en espagnol
caballa et yegua, on a donc chez nous au XIe siècle chevals et ive, qui ne
montrent plus trace de l'ancien rapport ni même d'aucun rapport. Poursuivons :
ce dernier mot disparaît à son tour : un mot latin du genre
neutre, par conséquent masculin en français, jumentum prononcé
« jument » et signifiant « bête de somme » en général, se spécialise vers le
XIIe siècle (Joinville) au sens très restreint de « femelle du cheval », et
passe en conséquence au genre féminin, qui ne répugne pas moins à son
étymologie ancienne qu'à sa forme actuelle, puisqu'il n'y a pas un seul
mot français féminin terminé en -ment : deux monstruosités entées l'une
sur l'autre ! Au XVIe siècle, enfin, la langue savante essaie, par un
emprunt à l'italien, de reconstituer la corrélation si malencontreusement
effacée : elle oppose au masculin « cheval » un féminin « cavale », qui
pénètre bien dans la littérature (La Boétie), mais demeure étranger à
l'usage courant. En résumé, à deux termes dont la relation est manifeste
et primitive, aujourd'hui entièrement perdus, le français répond par deux
termes dont la relation n'est qu'adventice et artificielle ; dans l'intervalle
du Ier au XIIe siècle de notre ère, il est vrai de dire que equos et equa sont
morts, que cheval et jument sont nés ; car les deux premiers ne représentent
plus aucun concept, et les deux autres, qui représentaient jadis un
concept différent, représentent aujourd'hui, à titre de substituts, un
concept qui sans eux ne trouverait pas d'expression dans la langue.

Comment pareils changements sont-ils possibles et concevables ? La
logique devait tendre à conserver le rapport equos : equa, tendre à
répandre le rapport cheval : cavale, et c'est le rapport anormal cheval :
jument qui en définitive l'a emporté. Il ne s'agit donc plus ici de faits
simples, abordables de plain-pied, susceptibles d'être traduits en syllogismes
ou en formules de proportion mathématique, mais de faits obscurs,
ardus, cachés dans les plus intimes profondeurs de la vie de l'esprit :
il faut absolument qu'une amnésie partielle ait atteint la majorité
des sujets parlants, qu'ils aient momentanément oublié le mot equos tandis
qu'ils se souvenaient du mot equa, que plus tard ils aient oublié
celui-ci sous la forme ive, oublié qu'une « bête de somme » n'est pas
nécessairement un cheval ni à plus forte raison sa femelle, oublié qu'on
leur avait appris à dire « un bon jument », et inventé de toutes pièces le
22nouvel accord « une bonne jument » ! Objectera-t-on qu'ils n'ont oublié
ni ces mots ni cet accord, mais qu'on ne les leur avait pas enseignés ? On
ne fera que déplacer la question ; car, si la génération précédente ne les
leur avait point appris, c'est donc qu'elle les avait elle-même oubliés. A
un moment quelconque du temps, il faut supposer une inexplicable solution
de continuité dans la transmission continue du langage parlé, pour
qu'à rencontre de toute tradition et de toute logique de semblables substitutions
aient pu se produire ; et cette solution de continuité implique la
transformation biologique ou la mort de la portion de substance cérébrale
sur laquelle était empreinte l'association de concepts qui constitue
ce que nous appelons la valeur significative d'un mot ; et, puis enfin que
cette substance est vivante, il n'est pas douteux un instant que cette association
et cette dissociation de concepts ne soient des modes particuliers
de la vie.

De la vie, dis-je, de la vie organique, mais non pas de la vie
consciente ; car il est aujourd'hui reconnu que la conscience est un phénomène
accessoire qui se superpose à la vie sans l'accompagner nécessairement ;
et, dans l'espèce, à peine serait-il nécessaire de faire observer
qu'elle n'a joué aucun rôle dans les divers processus que nous avons
analysés, si l'occasion ne se présentait d'insister dès à présent sur une
vérité qui apparaîtra plus bas avec plus d'évidence, à savoir que le langage
est la consciente mise en œuvre d'un système complexe de forces
inconscientes.

En somme, dans l'espace de dix à vingt siècles que l'histoire connue
du français nous a permis d'embrasser, voici donc ce qui s'est passé :

Les mots equos et ive (= equa) sont morts ; l'association qui s'était
établie entre la représentation de ces mots et la représentation des objets
« cheval » et « jument » s'est rompue sans restauration possible dans l'esprit
du sujet parlant qui l'avait auparavant contenue, et c'est bien là une
mort véritable d'une partie, infinitésimale à vrai dire, de la substance
cérébrale de ce sujet.

Le mot jument est né, — non en tant que son de voix encore une fois,
puisque comme tel il existait déjà dans le latin jumentum et le français
(masculin) jument, — mais, ce qui est tout autrement important, en tant
qu'association de concepts, puisque, d'une part, il s'est associé à des
concepts de sexualité, d'accouplement, de parturition, qui lui étaient
absolument étrangers, et que, d'autre part, il a perdu la signification
générale de « bête de somme » qui y était précédemment attachée, double
évolution qui suppose à la fois la mort des parties de l'organisme
qui servaient de siège à certaines corrélations, et le développement de
23nouveaux éléments biologiques susceptibles d'en enregistrer de nouvelles ;

Et ce qui est vrai du mot jument au XIIe siècle, l'est aussi, bien qu'à un
moindre degré, du mot caballus vers le IVe, puisque ce mot, quoique
signifiant déjà « cheval », le signifiait moins généralement que equos, et
qu'on peut se le figurer s'animant, de génération en génération, de toute
la vie que perdait lentement celui-ci.

Car il va sans dire que cette naissance ou cette mort des mots s'accompagne
de tous les phénomènes d'incubation, de croissance et de
déclin qui précèdent la naissance et la mort organiques, puisque les particules
atomiques d'organismes qu'elles mettent en jeu ne peuvent naître
par génération spontanée, ni mourir sans dépérissement graduel.

Ainsi se trouve surabondamment justifiée, et à la lettre, si je ne m'abuse,
l'expression « vie des mots », par laquelle on désignera les phénomènes de
désuétude et de changement de signification qui les atteignent.

SYNTHÈSE

1. Le langage, soit désignant la faculté générale de parler, ou l'exercice
de cette faculté, — respectivement ce que les Grecs nommaient
l'ἐνέργεια et l'ἔργον, — est, dans l'un et l'autre cas, une pure abstraction
sans réalité extérieure :

2. Par suite, la vie du langage est une simple fiction de l'esprit, mais
— sainement comprise — une fiction licite et un terme commode pour
représenter l'ensemble des variations phonétiques et grammaticales
observées ou supposées dans chaque langue au cours de son existence.

3. Le mot, en tant qu'émission vocale, est, ou bien un souffle expiratoire
aussitôt évanoui que produit, ou bien, lui aussi, une ombre vaine,
une pure abstraction, synthèse fictive de toutes les émissions vocales,
passées ou futures, réelles ou possibles, qu'il nous représente.

4. Mais le mot, en tant que signe sonore de notre pensée, est une réalité
psychologique, intermittente seulement à l'état conscient, mais permanente
et vivante dans le tréfonds du moi inconscient.

5. Par suite, la vie des mots, en tant que signes de concepts et
concepts eux-mêmes, n'est point du tout une fiction, mais un fait, un fait
psychologique ou même psycho-physiologique, et l'un des aspects, non
le moindre, de la vie universelle.24

Chapitre II
Origine du langage

Thèse et antithèse. — I. Généralités. — II. Le langage-réflexe. — III. Le
langage-signal. — IV. Le langage interprète de la pensée. — V. Φύσει ou
θέσει ? — Synthèse.

THÈSE

Le bon sens à lui seul, à défaut d'aucun document, indique que le langage,
comme toute chose au monde, a dû avoir un commencement, et
l'intérêt qui s'attache à cette haute caractéristique de l'humanité fut de
tout temps un puissant stimulant à en rechercher l'origine.

ANTITHÈSE

L'origine du langage est un problème, non seulement inabordable à la
science du langage, mais dont tous les documents qu'elle étale ou accumulera
dans l'avenir ne sauraient jamais lui faire entrevoir même la plus
lointaine solution.

I. — Généralités

Que le linguiste doive s'interdire toute recherche sur l'origine du langage,
c'est un point qui semble définitivement acquis, tout au moins
parmi les linguistes, si paradoxale qu'en soit la première apparence :
l'origine du langage n'est pas, a priori, un problème linguistique,
puisque la linguistique ne se propose pour objets que des langues toutes
formées, dans leur état actuel, historique ou préhistorique, et qu'il ne lui
est donné que de constater l'évolution, jamais la naissance d'un langage.
Et pourtant, la question a été parfois posée sur le terrain linguistique que
dis-je ? — parfois résolue, non seulement par des philosophes, mais
même par des linguistes, qui ont cru hardiment pouvoir déduire le point
25de départ du langage, de la considération de la courbe fermée où nous le
voyons tourner 112 ; et récemment encore (1888), l'Académie des sciences
morales, témoignant à nos disciplines une estime dont l'exagération
même appelle notre gratitude, se demandait ce que les œuvres les plus
importantes de la philologie contemporaine avaient apporté de nouveau
à la formation d'une philosophie du langage humain, — à peu près
comme on pourrait rechercher dans quelle mesure l'hypothèse de
Laplace est ébranlée ou confirmée par les fouilles les plus récentes des
nécropoles de la Haute-Égypte. — Il n'est donc pas superflu de montrer
ici encore une fois à la faveur de quels malentendus bizarres une pareille
confusion de termes et d'idées est devenue possible, non seulement en
un temps où, n'assignant à l'homme que sept mille ans d'antiquité, on
pouvait avec vraisemblance se flatter de remonter par la préhistoire jusqu'à
son berceau, mais même aujourd'hui que l'on tient les langues
indo-européennes et sémitiques pour une minuscule partie, fortuitement
conservée, du patrimoine intellectuel de l'humanité, et la plus ancienne
forme qu'on puisse assigner à leurs deux ancêtres respectifs, pour la restitution
hypothétique d'un passé récent qui suppose derrière lui des milliers
de siècles d'un passé à jamais évanoui.

Et, d'abord, définissons les termes :

Si l'on entend par « langage » la simple faculté de la parole articulée,
cette faculté suppose l'existence d'un larynx, — c'est-à-dire, d'un appareil
respiratoire muni de membranes vibratiles, — et, bien entendu, la plus
ou moins grande perfection de cet appareil, ainsi que du système de
résonnateurs, — bouche, arrière-bouche, fosses nasales, langue et luette, —
qui diversifient et renforcent le son résultant de ces vibrations ;

Si l'on entend par « langage » l'exercice de cette même faculté, on voit
que le langage n'est qu'une fonction particulière ou un accident de l'expiration,
en d'autres termes, que le réflexe de certaines émotions s'est
traduit, chez tel ou tel sujet, dans l'acte expiratoire, par certaines
contractions du larynx, — exactement, des cordes vocales, — lesquelles à
leur tour ont causé des vibrations extérieurement manifestées par une
émission sonore plus ou moins complexe et variée selon le degré de perfection
de l'appareil.

Et, dans l'un ni l'autre cas, la question n'est nullement linguistique,
mais anatomique dans le premier, physiologique dans le second ; et, dans
l'un et l'autre, elle remonte, quant aux origines, bien par delà l'homme
primitif et l'anthropopithèque, jusqu'au premier animal dans lequel s'est
26développé un larynx rudimentaire ou tout autre appareil susceptible
d'engendrer quelque émission sonore au passage d'un courant d'air 213.

Ce que les naturalistes nous pourront enseigner à ce sujet, je l'ignore ;
mais il est clair que la linguistique n'a rien à y apporter, ni même, quant
à ses données positives, rien d'immédiatement utile à en tirer.

Poursuivons. Pour l'anatomiste et le physiologiste, il n'y a évidemment
entre le langage des animaux et la parole humaine qu'une simple
différence quantitative, celle-ci possédant un registre beaucoup plus
étendu, un timbre et des articulations infiniment plus variés. Mais le problème
du langage, réduit à ces termes, serait trop aisé, puisque, l'existence
d'un animal à larynx étant une fois supposée, il suffirait de constater
que la sélection a dû peu à peu perfectionner l'appareil jusqu'à en
faire l'instrument de musique et de précision dont l'homme est doué. Il
n'échappera à personne que, prise à un autre point de vue, la différence
entre les deux facultés comparées est également et surtout qualitative, en
ce que le cri animal n'est que l'expression momentanée d'une émotion
aussi passagère que lui, la parole humaine, au contraire, un signe
d'idées, bien mieux encore, un ensemble complet de signes permanents 314,
et l'unique moyen par lequel l'homme a pu s'élever à la conception
d'idées abstraites et générales. Ici, le problème du langage revêt un nouvel
aspect : il ne s'agit plus de la faculté de parler, ni de l'exercice de
cette faculté, mais de sa fonction mentale et sociale, et l'on se demande :
comment cette fonction a-t-elle pris naissance ? comment s'est établie,
entre les idées et leurs signes sonores, cette mystérieuse relation que
nous avons dénommée « la vie des mots » ? C'est là vraiment ce que l'on
peut et doit entendre par le problème, aussi légitime qu'intéressant, de
l'origine du langage.

Or, des prémisses posées au chapitre précédent, de celles même par
lesquelles on vient d'introduire la question, il ressort immédiatement
qu'elle n'est pas linguistique, mais purement, absolument, exclusivement
psychologique. Pour s'en convaincre avec pleine évidence, il ne faut
que fixer, autant que possible, les stades de transition qui s'échelonnent
entre le réflexe primitif du cri animal et l'acte réfléchi de la parole
humaine.27

II. — Le langage réflexe

Tandis que j'écris, j'ai sous les yeux une cage où vivent en passable
intelligence un chardonneret et une serine : le mâle chante parfois, mais
sans cause à moi visible, et son chant est déjà trop complexe pour ne
pas impliquer une assez riche variété d'émotions impénétrables à notre
analyse ; la serine, d'un mécanisme psychique plus simple, est muette,
sauf, en des cas déterminés, un petit cri, toujours le même, évidemment
cri de joie, qu'elle pousse surtout lorsqu'on lui apporte une friandise,
ou que, quelqu'un ayant touché à la cage, puis s'étant éloigné,
elle se félicite, selon toute apparence, d'avoir échappé à un vague danger.
Voici qu'on lui donne une feuille de salade : elle l'aime beaucoup ;
mais, fort craintive, elle se gardera d'en approcher tant que la main travaille
à la suspendre. Elle la considère de loin, en répétant par intervalles
le monosyllabe qui lui sert à toutes fins et qu'elle a articulé dès
qu'elle a aperçu à distance l'objet de sa convoitise. Que si l'on tarde à
se retirer, elle ne se lasse point, mais ne bouge pas davantage : elle
continue son monologue, peut-être avec une nuance d'impatience, en
inclinant la tête de façon à regarder la feuille alternativement de chacun
des deux yeux, et sans jamais la perdre de vue. Dès qu'on l'aura
lâchée, elle se précipitera d'un bond et se mettra à la becqueter sans
relâche et en silence.

Il n'y a pas à se tromper sur le sens de cette mimique. Autant qu'un
cerveau d'homme peut penser un concept d'oiseau, nous la traduisons
sans peine : « Voici tout à la fois un objet familier et un objet insolite ; je
ne puis aborder l'un sans affronter l'autre : attendons ; et pourtant il ferait
bon manger. » C'est un cri de récognition, de joie, de désir impatient,
tout ce qu'on voudra ; mais, encore une fois, avant tout, c'est un monologue.
La serine, quel que soit le résultat final de ses démonstrations, ne
crie pas pour avertir le chardonneret : si elle songeait à lui, elle se souviendrait
aussi que tout à l'heure, quand, mis en éveil par son agitation,
il accourra à son tour au festin, elle pourra avoir affaire à son bec. Elle a
le même cri, encore plus inutile s'il se peut, lorsqu'au matin on sort la
cage et qu'elle respire sa première bouffée d'air pur. Elle crierait de
même si elle était seule, de même en toute autre occurrence agréablement
imprévue. Bref, elle ne crie pour aucun motif appréciable, sinon
qu'elle ne saurait s'empêcher de crier.

Cette dernière formule elle-même laisse à désirer, parce que, tout
en excluant la volition de pousser le cri, elle semble implicitement
admettre la possibilité d'une volition de le retenir. Rien ne serait plus
28faux : ce n'est pas ici le lieu d'examiner si la volition humaine est
autre chose qu'un réflexe à long terme ; mais, à coup sûr, il n'y a pas,
dans l'acte qui nous occupe, d'ombre d'une volition, même instantanée ;
il n'y a que la réaction immédiate d'un mécanisme infiniment
délicat, commandé comme par un ressort qui se détend. La vue de ce
que nous nommons la couleur verte a produit sur la rétine de l'oiseau
une impression qui, se transmettant au cerveau, y a éveillé à son tour
d'autres impressions auxquelles elle est héréditairement associée ; et
celles-ci enfin ont instantanément provoqué dans l'organisme une
série de mouvements coordonnés, au nombre desquels la contraction
du larynx, en sorte que le souffle expiratoire qui s'exhale en ce
moment, trouvant un obstacle dans les cordes vocales tendues, les fait
vibrer au passage. Descartes avait vu juste, avec l'intuition du génie :
l'animal est une machine. Là où il se trompait, c'est si vraiment il en
concluait que l'animal ne dût pas souffrir, car sensation et volition
sont deux ; c'est aussi que, timide en un sens autant qu'il était hardi
contre l'évidence en un autre, il n'osait étendre sa proposition à
l'homme, et semblait méconnaître, dans l'organisme humain, l'admirable
jeu de pièces ajustées, de corrélations mécaniques et fatales,
qu'il avait deviné et que la physiologie contemporaine a constaté dans
l'être vivant.

Car, du petit au grand, et de bas en haut de l'échelle, c'est par miliers
qu'on pourrait nombrer les manifestations du langage élémentaire qui
relèvent exactement du même principe que le pépiement de ma serine : non
seulement le gloussement inquiet de la poule qui a vu planer l'épervier,
ou l'aboi féroce du limier qui vient de retrouver la piste ; — mais le
rire convulsif de l'enfant qu'on chatouille, — le cri de la personne surprise
dans les ténèbres, et qui n'a sûrement pas eu le temps de concevoir
la pensée d'appeler au secours, d'un péril dont au surplus un instant de
réflexion lui eût fait voir l'inanité, — la plainte du martyr, qui n'a ni le
désir ni l'espoir de fléchir ses bourreaux, et qui, bien plutôt, s'efforcerait
à les braver, — le juron solitaire de l'écrivain qui vient de laisser tomber
une goutte d'encre sur son manuscrit, — le monologue interminable de
l'ivrogne qui bat les murs ; — ce sont autant de manifestations de la vie
individuelle parfaitement indifférentes à la vie sociale, de simples modes
de l'expiration, plus compliqués mais aussi involontaires et aussi peu
expressifs d'une idée que l'éternuement, — bien que — ceci va de soi — ils
remplissent, en vue du rétablissement de l'équilibre dans l'organisme
troublé par une émotion quelconque, une fonction spécifique qu'il n'appartient
qu'à la physiologie de définir.29

III. — Le langage-signal

Voilà donc le langage à l'état brut, tel qu'il se produit et tel qu'il
demeurerait chez un sujet vivant, pourvu d'un larynx, mais supposé isolé
de toute communication, soit avec ses semblables, soit avec des individus
d'une autre espèce. Pareille condition ne se réalisant jamais, puisqu'il
est permis de douter que l'appareil respiratoire eût jamais acquis la
faculté de se contracter à la façon d'un tuyau sonore s'il n'eût existé une
oreille capable de percevoir ses vibrations, le langage n'en saurait rester
à ce stade : par cela seul que les sujets dont nous nous occupons sont
également munis d'un appareil auditif, le réflexe vocal provoqué chez
l'un d'eux retentira sur l'oreille, sur le cerveau, sur l'organisme entier de
tel autre sujet qui se trouve à portée d'ouïe ; et réciproquement, il se
pourra que l'impression produite par le cri devenu signal réagisse sur
l'emploi ultérieur qui en sera fait. C'est une nouvelle face de la question
que nous avons à examiner 415.

Pour mieux faire comprendre ma pensée, j'use à tout hasard d'une
comparaison grossière. La pression est devenue trop forte dans le générateur :
il éclaterait, si la soupape ne s'ouvrait. Voici qu'elle s'ouvre à
point nommé : la pression revient à la normale, comme l'équilibre se
rétablit dans l'organisme troublé ; c'est le cri-réflexe. Mais la soupape,
en s'ouvrant, a émis un sifflement qui avertit le mécanicien : voilà le cri-signal.

Si ma serine a crié, ce n'est pas — nous l'avons vu — pour avertir le
chardonneret ; mais lui, il connaît les habitudes de sa compagne, son
attention est éveillée, il regarde, il voit la feuille suspendue, il viendra en
prendre sa part, un peu après elle, car il est plus craintif ; et tout se passe,
en définitive, comme si elle avait jeté son cri dans l'intention précise et
généreuse de l'inviter au régal qu'on leur prépare.

Notons toutefois que, si la serine n'a pas « voulu » son cri, il n'en a
pas moins été voulu, voulu par une puissance plus forte qu'elle, abstraite
sans doute, mais non pas imaginaire : la nécessité de la conservation de
l'espèce. Depuis qu'il y a des passereaux vivant en liberté, le maximum
de subsistance a été naturellement assuré à ceux de leurs essaims dans
lesquels se trouvaient des sujets prompts tout ensemble à pépier à la vue
d'une pâture offerte et à se ruer à tire d'aile au pépiement émis par l'un
30d'eux. De là donc des habitudes invétérées et héréditaires, qui ont renforcé
d'âge en âge le réflexe et le perpétueront à jamais dans les cages
où il n'a que faire.

Le chien courant qui a éventé la piste donne de la voix, non pas pour
avertir ses compagnons, mais tout uniment parce qu'il l'a trouvée. Mais
ses compagnons l'ont entendu, les voilà sur leurs gardes, ils accourent
sur ses traces, l'éventent à leur tour, donnent de la voix, eux aussi, en
masse, encore qu'il n'y en ait plus un seul à rallier, et partent à l'envi sur
la voie de la bête. Depuis des générations et des générations que les
chiens sauvages ou domestiqués ont chassé en troupe, l'avantage est
demeuré à ceux qui savaient le mieux, ou donner de la voix à propos, ou
se rallier à la voix d'un des leurs ; ceux qui le savaient mal ont succombé
dans la lutte pour l'existence ; les autres ont survécu et multiplié, et la
sélection ultérieurement opérée par l'homme n'a plus laissé subsister
qu'eux. Joignez à cela l'excitation nerveuse, réciproque et répercussive,
que leur communiquent leurs abois dans leur poursuite acharnée et souvent
déçue. Bref, le réflexe primitif est devenu un signal, un vrai langage,
à une seule fin sans doute, mais aussi clair, aussi adéquat que
pourraient l'être entre hommes ces éphiphonèmes entrecoupés : « Par là,
mes amis… par ici… la bête est par là… elle est sur ses fins… courage…
encore un effort… nous la tenons. »

Le gloussement éperdu de la poule a été entendu de ses poussins qui
picoraient de ci de là : à peine sortent-ils de l'œuf, ils n'ont jamais
entendu le signal d'alarme « épervier ! ». Ils ne s'y trompent pas pourtant,
ils accourent de toute leur vitesse et se blotissent sous les ailes de leur
mère, qui gonfle son plumage, dresse le bec et s'apprête à faire tête au
danger. C'est l'affaire d'un clin d'œil : ils ne savent ce que c'est que l'oiseau
de proie, ni s'ils sont en danger, ni ce que c'est qu'un danger ; mais,
depuis des milliards de générations de gallinacées, le salut a été pour les
familles où la poule lançait à temps son signal et où les poussins se
hâtaient d'y obéir ; celles-là seules se sont gardées de la destruction et
peuplent nos poulaillers ; les autres, il y a longtemps que l'épervier les a
fait disparaître. Nous étonnerons-nous de la merveilleuse perfection du
cri-signal et de l'effet qu'il produit parmi la gent emplumée 516 ?31

Or, pour que tout cela se produisît, il n'était point du tout nécessaire insistons-y
— que le langage fût, à l'origine, un acte intelligent. Tout au
contraire ; car, ainsi que l'observe fort justement M. Ch. Richet 617, « la
sélection naturelle se préoccupe de la perfection, et non pas de l'intelligence
des mécanismes qu'elle protège ».

Voilà donc le langage, simple réflexe individuel à ses débuts, passé au
rang de procédé instinctif et inconscient de communication sociale.
L'animal qui entend le cri de son semblable le comprend, en ce sens du
moins que ce cri provoque en lui une excitation qui le porte à agir
machinalement en conséquence ; et d'ailleurs, peut-être, au moins chez
les animaux supérieurs, le sujet qui pousse le cri a-t-il une vague
conscience de l'effet qu'il doit produire sur ses semblables ou ses ennemis.
Cette dernière supposition n'est nullement nécessaire, bien que fort
plausible et parfaitement appropriée à la transition du langage animal à
la parole humaine. Ce qu'il y a de certain, c'est que ce langage, une fois
établi par un concours fortuit et fatal de circonstances, sans possibilité
aucune de concert préalable, entre individus de même espèce, avait toute
raison de se conserver, de se développer, de se perfectionner même indéfiniment,
beaucoup mieux qu'il n'eût pu le faire sous l'empire de la
convention la plus minutieusement réglée ; car, indépendamment de ce
que la conservation de l'espèce y trouvait un indispensable adjuvant, on
voit que l'intensité de chaque sensation en recevait un accroissement
indéfini, qui retentissait sur tout l'organisme et, par voie de conséquence,
sur l'appareil vocal lui-même et l'énergie de son fonctionnement 718.
Appelons A une excitation déterminée, s'exerçant sur un sujet
supposé à l'état de parfait équilibre organique, soit donc au degré zéro
de sensation : la sensation, qui en résultera et pourra se traduire par log.
32A, provoquera chez cet individu un cri réflexe susceptible, je suppose,
de causer à l'organisme d'un individu semblable une excitation égale à
a. Que si celui-ci a déjà reçu l'excitation A au moment où il reçoit la
seconde, on voit que sa sensation interne et psychique s'accroîtra de log.
a, d'où résultera probablement une réaction plus intense que chez le premier
sujet, retentissant à son tour sur celui-ci ou sur un troisième. Il n'est
donc pas un instant douteux que, par un effet tout mécanique, le langage-signal
ne contribue puissamment au progrès de l'appareil nerveux
central, du bas en haut de l'échelle des êtres 819, et ne doive, par contrecoup,
s'adapter de mieux en mieux à sa fonction, tout comme si une
volonté consciente s'appliquait d'âge en âge à le perfectionner
.

Ces explications, évidemment, ne tendent pas à démontrer que le fait
du langage primitif soit clair en lui-même : il ne l'est pas plus que l'une
quelconque des multiples réactions par lesquelles le moi sensible répond
à une excitation extérieure ; mais enfin il ne l'est pas moins, et c'est tout
ce qu'il fallait prouver ici, abandonnant la solution du problème aux
recherches et aux progrès futurs de la psycho-physiologie. Tout au
moins, le fait admis, nous gravissons sans effort tous les degrés intermédiaires
qui séparent la contraction réflexe d'un larynx de la parole
consciente de l'homme.

IV. — Le langage interprète de la pensée

Ici, toutefois, semble s'ouvrir un fossé béant : du réflexe primitif à la
langue rudimentaire des animaux même supérieurs, nous avons passé
sans difficulté ; de celle-ci à la parole consciente et significative de pensée,
nous n'apercevons plus la transition ; non pas, répétons-le, parce que
la parole humaine est infiniment plus souple, plus variée dans ses éléments,
— il n'y aurait là qu'une simple question de degré qu'à elle seule
résoudrait l'évolution normale d'un appareil vocal, — mais parce qu'un
nouveau facteur, inconnu au langage animal, y fait brusquement apparition.

Une poule, disons-nous, pousse un certain cri, toujours le même, lorsqu'elle
aperçoit l'épervier. Est-il jamais arrivé à une poule de pousser ce
même gloussement pour raconter à sa commère ou à ses petits qu'elle a
vu l'épervier hier, ce matin, tout à l'heure ? Nous n'en savons rien et ne
33pourrions que le conjecturer. Mais, le fait n'ayant jamais été observé, la
conjecture serait illégitime. Bien plus, elle serait absurde, de par tout ce
que nous savons de l'adaptation graduelle du cri-signal à la conservation
de l'espèce ; car, pour qu'il garde toute sa valeur significative, il faut
qu'il n'en ait qu'une, et il est trop évident qu'une poule ne chercherait
plus l'abri à première audition du « signal de l'épervier », si elle était
accoutumée à l'entendre à d'autres fins que pour avertir de la présence
immédiate de l'oiseau de proie. Nous pouvons donc hardiment affirmer
que la poule ne détaille pas son moi, ne raconte point ses sensations passées,
et nous savons aussi pourquoi elle ne le pourrait pas, quand bien
même — supposition également absurde puisque tout se tient dans cette
série fatale de processus mécaniques — son langage lui en fournirait les
moyens matériels : c'est qu'elle n'a point de moi ; ne vivant que dans le
moment présent. Sans doute, de ce qu'elle vit, et par analogie de ce qui
se passe en nous sujets vivants, nous devons supposer en elle une obscure
cœnesthésie, composée à doses inégales de toutes ses sensations
présentes, de toutes les sensations qui l'ont affectée depuis et avant sa
naissance, de toutes celles enfin qui ont affecté sa lignée d'ancêtres, non
seulement depuis qu'il y a au monde un coq et une poule, mais depuis
qu'il existe sur terre un être vivant : oui, mais tout cela aussi vague et
informulé que peut l'être en mon moi, à l'heure où je trace ces lignes,
l'état particulier d'une des cellules nerveuses de mon pouce droit. La
sensation de la poule qui vient de voir l'épervier maintenant disparu
n'est point demeurée en elle à l'état de fait de conscience, et elle ne peut
plus se traduire en langage, c'est-à-dire en réflexe conscient ou non,
puisqu'en fait elle est comme si elle n'était pas.

Nous entrevoyons dès lors, sinon ce qui constitue le langage humain,
du moins ce qui en est la condition essentielle et le caractère distinctif :
la permanence des sensations à l'état de fait de conscience ; ce que nous
nommons d'un mot la personnalité.

Le chien courant, beaucoup plus élevé que la poule dans la hiérarchie
animale, pourrait-il, au moins sommairement, raconter une chasse à un
compagnon resté au chenil ? Nous l'ignorons. La supposition serait bien
gratuite ; mais elle ne répugne pas absolument au sens commun. Il arrive
parfois au chien d'aboyer dans ses rêves : il peut donc rêver qu'il chasse ;
pour cela, il lui faut un souvenir assez précis de ses sensations antérieures,
et l'on conçoit que de semblables sensations puissent à la
rigueur provoquer un réflexe dans la veille aussi bien que dans le sommeil.
De là à proférer sciemment un cri dans le dessein de communiquer
cette sensation à son semblable, la distance, certes, est encore très
34grande ; mais il ne semble pas qu'un animal supérieur, un chien, un éléphant,
un singe, soit tout à fait incapable de la franchir.

L'homme, en tout cas, l'a franchie : à la faveur d'une mémoire mieux
douée et mieux ordonnée, il lui est arrivé quelque jour de rappeler une
sensation de la veille, avec une netteté et une vivacité, non pas égales,
mais comparables, sauf le degré d'intensité, à cette sensation elle-même,
et suffisantes pour provoquer l'émission d'un réflexe vocal 920 : c'est ainsi
que nous pouvons nous représenter l'origine du langage significatif.
L'auditeur a pu tout d'abord s'y tromper, croire à la manifestation extérieure
d'une sensation actuelle ; mais sa propre conscience, qui lui fournissait,
elle aussi, des types variés de sensations actuelles et de sensations
passées, lui a appris à faire le départ des faits de conscience
accusés par son semblable : et, comme lui-même rappelait à l'occasion
ses sensations évanouies, l'éducation sémantique des deux sujets a été
continue et mutuelle. Ainsi de proche en proche : il va sans dire que ce
n'est point là l'œuvre de quelques générations. En même temps que la
mémoire créait le langage, le langage, d'autre part, fixait la mémoire,
agrandissant ainsi dans l'homme le domaine de la conscience, et développant
le sentiment ou — comme on voudra — l'illusion de l'identité et
de la continuité du moi, fournissant successivement à l'esprit les repères
de la notion du monde extérieur, les repères des idées générales et de
leur classification, les repères enfin de la spéculation métaphysique ; et,
de répercussion en répercussion, le langage et la pensée, s'étayant et
s'exaltant l'un l'autre, sont devenus ce que nous les voyons aujourd'hui,
pour progesser encore dans la suite des siècles, si les barbares du dedans
n'ont raison quelque jour de tout ce qui fait notre noblesse.

Arrêtons-nous. Aussi bien avons-nous montré, peut-être à l'excès, que
nous ne foulions plus notre terrain : non plus que le problème de la
faculté du langage, ou de l'exercice de cette faculté, ou du cri-réflexe, ou
35du cri-signal, le problème du langage significatif n'appartient à la linguistique ;
ceux-là relèvent de la science de la vie en général et celui-ci
de la science du moi : plus physiologiques sont les premiers, plus psychologique
le second, linguistique non plus l'un que les autres. Insolubles ?
c'est à une autre autorité à prononcer. Pour ma part, je n'en crois
rien : la science de la vie et celle de l'homme sont encore dans l'enfance
et réservent à nos descendants mainte surprise. Mais insolubles par la
science du langage, oui, sans l'ombre d'un doute ; car ils la dominent de
toute la hauteur dont la première apparition de l'homme sur la terre
dépasse les plus anciens souvenirs historiques qu'il nous soit donné d'en
exhumer.

V. — Φύσει ou θέσει ?

L'antiquité, en dépit de ses erreurs grossières sur la nature du langage,
avait eu le pressentiment de cette vérité : c'est aux philosophes qu'elle
réservait l'examen de la grande question d'école, si le langage était φύσει
ou θέσει, s'il procédait de la nature ou de la convention humaine. Les
grammairiens se bornaient modestement à se demander s'il reposait sur
l'« analogie », la proportion réfléchie et régulière des termes, ou sur
l'« anomalie », sur la base mouvante des caprices de l'usage. Il est vrai
qu'au fond φύσει, et analogie, θέσει et anomalie étaient respectivement,
dans leur pensée, des termes synonymes, en ce sens que, si le langage
procédait de la nature, il devait, selon eux, présenter le caractère de régularité
fatale dont la nature a le secret, et qu'au contraire, si la langue ne
relevait que de l'usage, elle était une convention éphémère, bizarre et
désordonnée comme la mode des vêtements ou celle des coiffures 1021.
Mais, s'il appartenait aux grammairiens de prononcer sur l'analogie et
l'anomalie, le fond du litige ressortissait toujours à la philosophie ; et,
quand Varron se flattait d'avoir travaillé à la double lueur des lampes
d'Aristophane et de Cléanthe 1122, il entendait bien qu'Aristophane ou tout
36autre peseur de mots et de syllabes n'avait fourni que les matériaux et les
documents sur lesquels l'esprit de Cléanthe était appelé à spéculer et à
conclure.

Aujourd'hui, Aristophane se déclare impuissant même à fournir de
simples matériaux : il sait que la question de l'origine du langage est
infiniment antérieure et supérieure à celle de la structure de telle ou telle
langue en particulier, ou même, — à supposer qu'il eût jamais existé et
qu'on fût en mesure de le restituer, — de l'ancêtre commun de tous les
langages actuellement parlés à la surface du globe ; il sait et il proclame
que la psychologie animal et humaine a seule qualité pour pousser les
fouilles et en colliger les résultats. Mais, puisqu'il a rencontré au passage
l'inévitable controverse de jadis, ravivée même en ces temps derniers
par la querelle d'adversaires aussi illustres que Max Müller et Whitney,
il n'encourra pas du moins l'accusation de l'esquiver, et s'efforcera
d'encadrer la conciliation de ce malentendu accessoire dans le cycle des
grandes antinomies linguistiques qu'il s'applique à résoudre.

Assurément, le langage, tel que nous le connaissons et l'observons
partout autour de nous, est de pure convention : l'enfant ne parle que si
on lui a appris à parler et comme on le lui a appris ; si on ne le lui enseignait
pas, il l'apprendrait, moins vite et moins bien, assez toutefois pour
se faire entendre, non point par un don instinctif, mais en écoutant parler
les autres et en les imitant. Quant à l'isoler avec une chèvre dans une
caverne jusqu'à l'âge de sept ans, c'est une expérience aussi inutile
qu'impossible, puisque nous en savons l'issue d'avance : l'enfant pousserait
quelques cris plus ou moins articulés et, probablement, reproduirait
avec une rare perfection le bêlement de sa nourrice, en sorte qu'au
prix même de ce confinement barbare nous n'obtiendrions pas encore la
pure parole humaine instinctive dégagée de toute intrusion étrangère.
Que si nous interrogeons les diverses langues prises à part sur l'énigme
du langage, chacune nous répondra, pour l'expression d'un concept
déterminé, par un ensemble d'articulations à elle propre, et nous n'apercevrons
pas une ombre de raison pour que l'idée d'« homme », par
exemple, soit préférablement rendue par virās, homō, ἄνθρωπος, mann,
ember ou tchélovék. Peut-être, s'il nous est donné de remonter assez
avant dans le passé de quelqu'un de ces mots, découvrirons-nous dans la
décomposition de ses éléments la raison d'être de sa signification
actuelle ; mais la difficulté ne sera que reculée, car il faudra ensuite se
demander pourquoi chacun des éléments du mot correspond au concept
qu'il est censé représenter, et ainsi d'analyse en analyse on atteindra tôt
ou tard un élément absolument irréductible, l'atome linguistique qu'on
37nomme « racine » parce qu'il faut bien lui donner un nom, mais dont on
ne sait rien que ce nom conventionnel, rien, sinon que telle racine, dans
une langue donnée, a tel sens très vague, très abstrait et très général, et
non du tout pourquoi ni comment elle l'a. Si loin donc que nous remontions
dans l'histoire et la préhistoire du langage, il nous apparaît comme
une convention aussi arbitraire qu'un répertoire de signaux internationaux,
encore qu'il nous soit impossible de fixer l'origine de cette convention,
ou même de concevoir par quelle voie elle aurait pu s'établir 1223.

Mais faut-il répéter que le langage n'a pas débuté par être ce que nous
le voyons aujourd'hui ? Qu'il soit beaucoup plus perfectionné que le premier
cri de l'animal humain, c'est ce que tout le monde, je pense, sauf
les orthodoxes de l'école de Bonald, — y en a-t-il encore ? — accordera
sans difficulté ; qu'il soit de nature toute différente, on semble trop disposé
à l'oublier, et c'est là tout le malentendu. Rien pourtant n'est plus
sûr : le langage significatif est un heureux et sublime accident, la magnifique
efflorescence d'un humble réflexe vocal ; et qu'est-ce qu'un
réflexe, sinon la transposition organique de la sensation qui l'a provoqué ?
C'est assez dire que le langage est un phénomène naturel, en corrélation
intime et innée avec l'état d'âme qu'il traduit : la locution
« j'étouffe » est aussi artificielle qu'on voudra ; le râlement caractéristique
de l'homme qui suffoque ne l'est pas, et sauvage ou civilisé personne
jamais ne s'y trompera.

Que si une donnée aussi élémentaire avait besoin de confirmation, elle
n'en manquerait point, si réduit qu'apparaisse le rôle des interjections
dans nos langues cultivées et même dans les idiomes rudimentaires des
sauvages inférieurs. Sous l'empire d'une violente émotion, surtout d'une
grande douleur physique, le langage factice est aboli, et le réflexe sous-jacent
qui l'a constitué, avec ses modulations primitives et spécifiques,
émerge soudain comme au travers d'un voile qui se déchire. « Le cri
déterminé par l'action d'un instrument tranchant 1324 donne des intervalles
de dizièmes, et quelquefois les sons chromatiques compris dans un intervalle
de quarte augmentée. Le cri des douleurs pulsatives forme une sixte
majeure descendant chromatiquement sur la dominante. Le cri des douleurs
lancinantes donne l'octave sur laquelle le patient fait entendre une
sorte d'horrible trémolo… Les cris des douleurs de parturition se notent
par l'intervalle considérable d'une dix-septième majeure… le cri de joie
38forme l'octave ; le cri d'appel, la neuvième majeure ; le cri d'effroi, la
quinzième majeure ;le cri de dégoût s'exprime par la quarte juste… »
Ainsi, sous la réserve des corrections probablement légères que ces
constatations pourraient comporter, si on les transportait à d'autres races,
à chaque excitation répond une tonalité différente, et sans doute à
chaque degré d'une même excitation une intensité différente de la même
tonalité, en sorte qu'une oreille qui aurait conservé le sentiment instinctif
de cette corrélation naturelle percevrait la nature et le degré de la sensation
d'autrui dans le cri même qui l'exprimerait.

Depuis longtemps, habitués à d'autres moyens d'expression, nous
sommes devenus inhabiles à pénétrer le sens de ceux-là. De même un
homme perdu dans les rues de Paris et supposé dans l'impossibilité de
demander son chemin, ne songerait pas un instant à s'en rapporter à ce
sens général de la direction que la science commence à entrevoir, à un
degré plus ou moins élevé de développement, chez la plupart des êtres
organisés : il se guiderait sur les plaques indicatrices, ou sur le cours de
la Seine, ou sur la position du soleil ou de l'étoile polaire ; bref, il substituerait
les notions acquises et conscientes à la spontanéité de l'instinct.
Pourtant il est bien certain que nous avons en nous à notre insu un
sens latent de la direction, encore que la plupart des civilisés l'aient oblitéré :
chez moi, il l'est à ce point, qu'en gravissant l'escalier d'une maison
inconnue, je ne saurais dire à l'improviste ou même sans une assez
longue réflexion à quel moment je fais face ou tourne le dos à la rue. Cet
aveu fera sourire nombre de mes contemporains moins dégénérés que
moi, mais fort inférieurs encore aux Peaux-Rouges dont on nous raconte
tant de longues odyssées entreprises et conduites avec une merveilleuse
sûreté d'orientation, — sans parler de la volte quasi-instantanée du pigeon
voyageur sitôt lâché, ou des surprenantes histoires de jeunes chats transportés
au fond d'un panier clos et par un circuit à dérouter tout autre
qu'une boussole vivante. Il y a ainsi, dans les replis les plus obscurs et
les moins explorés de notre organisme, des sens désormais sans usage,
de l'existence desquels nous nous doutons aussi peu que de la possibilité
de mouvoir l'oreille externe, faculté qui chez certains sujets reparaît par
atavisme.

Tel est le sens du langage 1425 : parce qu'on nous a appris cent façons de
nous orienter, nous sommes devenus incapables de le faire dès que ces
39procédés artificiels nous font défaut ; parce qu'on nous a enseigné une
infinie variété de manières d'exprimer toutes les nuances de nos sensations
et de nos idées, la manifestation unique et rudimentaire qui correspond
naturellement à un état d'âme simple et rudimentaire a cessé
d'éveiller en notre esprit les corrélations qu'elle évoquait jadis, et c'est
à la réflexion qu'il nous faut désormais recourir pour concevoir la possibilité,
la nécessité même d'une pareille concordance chez l'homme
primitif. Cette concordance devenue mystérieuse, qui nous la révélera
jamais ? Les progrès incessants de la psychologie physiologique parviendront-ils
à saisir, à travers les dédoublements de la personnalité
humaine, la filière qui plonge sous toutes les couches successives de
civilisation et de barbarie et qui relie la période de l'orateur au cri instinctif
de l'habitant des cavernes ? Il ne faut pas désespérer de la
science : elle a déjà résolu d'autres énigmes : elle viendra à bout de
celle-ci ; mais bien des générations de chercheurs auront passé auparavant.
C'est quelques chose pourtant que d'avoir entrevu à sa lueur, malgré
la distance et la brume des horizons, le profil de la cime ardue où
nous ne poserons jamais le pied.

Du moins sommes-nous dès à présent en mesure de concilier dans
une vue supérieure toutes les controverses d'autrefois sur la part respective
de la nature et de la convention dans l'œuvre du langage, et de
comprendre que la raison d'être de la valeur significative en soi d'une
soi-disant racine ou d'un soi-disant suffixe ne mérite point d'arrêter un
instant la pensée du linguiste ni du philosophe. Car il n'y a de racines
et de suffixes, — et encore au prix d'un travail d'abstraction aussi décevant
pour l'historien du langage qu'il est commode pour le simple
grammairien, — que dans la langue formelle et organisée, telle que nous
la constatons dans le présent et le passé le plus lointain : le langage
spontané, le seul adéquat à son objet puisqu'il est le seul qui ait jailli
spontanément de la sensation et l'ait communiquée sans ambiguïté possible,
est aussi amorphe que d'ailleurs il nous est inconnu. Nous pouvons
sans doute, — autant qu'il nous est donné de traduire en nos idées
relativement claires le chaos psychique des premiers hommes qui parlèrent,
— concevoir un individu ainsi fait que la sensation de chaleur corresponde
chez lui à une émission vocale telle que a, celle de sa propre
existence à un phonème i, la vision du soleil enfin à un phonème o, en
sorte que la sensation complexe « le soleil me brûle » fût rendue pour lui
40et ses semblables par l'addition des trois éléments a + i + o, soit donc
par une phrase de trois mots a i o. Mais nous pouvons également concevoir,
et sans plus de difficulté, un sujet primitif chez qui la totalité de
cette même sensation correspondrait à une émission totale et indécomposable
telle que aïo, en sorte que, beaucoup plus tard seulement, lorsqu'un
rudiment de faculté analytique se serait développé, un travail
postérieur d'abstraction vînt à tirer de ce trisyllabe les valeurs artificielles
a = brûler, i = moi, o = soleil. L'un est aussi soutenable que
l'autre, pour ce que nous en savons. Et ainsi, à côté de la question
« φύσει ou θέσει ? », à côté de la question « analogie ou anomalie ? »,
vient se placer, — non moins oiseuse en tant qu'elle s'appliquerait au
langage en général, et non à telle ou telle famille de langues historiquement
connue, — la question si résolument posée au sujet des langues
indo-européennes par M. Sayce 1526 et M. Ludwig 1627 « agglutination ou
adaptation ? » L'une et l'autre, dirons-nous, ou ni l'une ni l'autre : si les
faits connus de l'histoire d'un langage nous permettent d'y constater le
procédé soit d'agglutination initiale soit d'adaptation postérieure, ou
tout au moins de l'induire avec une suffisante postérieure, ou tout au
moins de l'induire avec une suffisante vraisemblance 1728, nous n'avons
qu'à le mettre en lumière ; là où l'histoire et l'induction nous laissent en
défaut, toutes les conjectures se valent et nous n'avons pas le droit de
conclure, encore bien moins celui d'assigner l'un quelconque des deux
procédés théoriques à la formation de cette langue primitive sur laquelle
les nomenclatures actuelles ne peuvent nous fournir absolument aucun
document.

Résumons-nous : tout langage est conventionnel, et pourtant le langage
est un fait naturel : est-ce assez nettement dire qu'aucune langue
actuelle ou passée ne saurait nous éclairer sur le fait primordial de l'origine
du langage ? Si tenaces cependant sont les vieilles idoles qu'on les
a vues reparaître d'âge en âge, et qu'en dépit des protestations de la linguistique,
désormais en possession de sa méthode et assez consciente
d'elle-même pour se tracer des limites, beaucoup en ont encore l'esprit
aussi obsédé que le grammairien Nigidius d'analogique mémoire. Cet
ingénieux contemporain de Varron trouvait une admirable concordance
naturelle entre le mot nos et la première personne, le mot vos et la
deuxième ; car, disait-il, en proférant nos, nous renfermons le souffle
41expiratoire en nous, et, en disant vos, nous le dirigeons vers l'interlocuteur 1829.
L'observation est juste et l'accord spécieux. Si d'aventure on
lui eût appris qu'à ce moment même, et non loin des frontières de la
République, vivaient des gens qui disaient wîs pour « nous 1930 », je ne
pense pas que sa foi en eût reçu la moindre atteinte : « Ce sont, aurait-il
répondu, des barbares qui ne savent ce qu'ils disent. » Car il est superflu
de remarquer que chaque peuple, chaque tribu, chaque canton se croit en
possession du verbe en soi, et considère l'idiome du voisin comme un
méprisable jargon. Au siècle dernier, quand le spirituel président de
Brosses, en disciple trop confiant de Leibniz, voyait les deux lettres
fluides fl irrésistiblement associées à l'idée de « couler », prenait-il la
peine de songer que la même langue qui en effet possède fleuve et flux
ne laisse pas d'introduire le même groupe de consonnes dans fleur,
flèche, flamme, fléau, et tant d'autres mots qui n'éveillent aucune idée de
liquide ? Le bon sens ne lui suggérait-il pas qu'une rivière et un ruisseau
coulent, sans f ni l, au même titre qu'un fleuve ? On doit à ces extravagances
un sourire indulgent : c'est d'elles que la science du langage est
née ; mais, maintenant qu'elle les a laissées derrière elle, il est urgent
qu'elles ne reviennent plus encombrer sa route. Personne ne s'avise plus
aujourd'hui d'écrire un traité de physique fondé sur le principe que « la
nature a horreur du vide », ou d'édifier une théorie de chimie sur l'affinité
de l'argent avec la lune ; on renoncera peut-être aussi quelque jour à
l'espoir de construire une philosophie du langage universel sur les affinités
conventionnelles des mots et de concepts observées fortuitement çà
et là dans quelques vocabulaires isolés ou comparés. Si, contrairement
aux espérances d'un optimisme dont on ne saurait du moins méconnaître
la bienveillance, les découvertes les plus importantes de la philologie
contemporaine ne fournissent ni faits ni principes qui puissent jamais
conduire directement à la formation d'une philosophie du langage, elles
auront montré — et ce n'est point un mince profit ni un mérite médiocre
— les voies que celle-ci devra désormais s'interdire si elle veut réserver à
ses adeptes cette minute suprême de synthèse qui est la récompense et le
couronnement d'une vie entière d'analyse.42

SYNTHÈSE

1. Le problème de l'origine du langage, pour légitime, intéressant et
séduisant qu'il puisse paraître et qu'il soit en réalité, n'est à aucun égard
un problème linguistique.

2. L'origine du langage en tant que faculté de la parole articulée est un
chapitre d'anatomie comparée.

3. L'origine du langage en tant qu'exercice rudimentaire de ladite
faculté est un chapitre de physiologie pure.

4. L'origine du langage envisagé comme le simple réflexe d'une excitation
intérieure est exclusivement du ressort de la psycho-physiologie.

5. L'origine du langage en tant que réflexe externe perçu par l'oreille
d'un autre sujet, et provoquant chez lui une excitation de même nature
que celle qui l'a provoqué lui-même, relève également de la psycho-physiologie.

6. L'origine du langage, en tant qu'exprimant, non plus une émotion
actuelle, mais un état d'âme antérieur perçu par la conscience et revivifié
par la mémoire, est tout uniment l'histoire du développement, dans
l'animal humain, de la conscience et de la personnalité ; en d'autres
termes, c'est l'histoire d'un processus psychologique.

7. Et, comme tous ces procédés rentrent l'un dans l'autre, il est parfaitement
exact, — encore que toutes les langues soumises à notre observation
actuelle soient des nomenclatures apprises, — de dire que le langage
humain est l'œuvre, non de l'homme, mais de la nature.43

Chapitre III
Langage et pensée

Thèse et antithèse. — I. Généralités — II Moins de mots que d'idées ? —
III. Plus de mots que d'idées ? — IV. Langage transmis et langage appris.
— V. Conscience de l'acte, inconscience du procédé. — Synthèse.

THÈSE

Des considérations qui précèdent 131 sur le développement du langage
humain en général, et de celles qui vont suivre sur le développement du
langage chez l'enfant civilisé en particulier, il résulte à l'évidence que le
langage courant a depuis longtemps cessé d'être la traduction instinctive
d'un état d'âme, et qu'il ne pourra jamais non plus devenir la reproduction
réfléchie de notre vie intellectuelle intérieure : — ce qui revient à dire
que le langage n'est jamais adéquat à son objet.

ANTITHÈSE

Le langage passe en tout lieu pour l'expression de la pensée ; en fait,
il est pour l'homme l'unique façon possible de communiquer la sienne,
et si l'on interrogeait la conscience des sujets parlants ordinaires 232, on
n'en trouverait pas un qui ne crût parler exactement ce qu'il pense ou
penser ce qu'il dit.

Si les deux propositions sont vraies, il s'ensuit que nous faisons
comprendre tant bien que mal nos idées au moyen de signes grossièrement
approximatifs, à peu près comme un pianiste joue un morceau
juste quoique son instrument confonde un ré bémol avec un ut dièse.
45La différence, c'est que le pianiste se rend théoriquement compte de
l'approximation, tandis que le sujet parlant n'a pas la moindre
conscience d'un désaccord fondamental qui pourtant excède de beaucoup
la valeur d'un comma ; et ce n'est pas le moindre paradoxe de cette
matière féconde en contradictions, que la constatation d'une semblable
inconscience dans les conditions d'exercice de la faculté par laquelle
l'homme affirme et crée sa conscience, s'il nous est donné d'en dégager
nettement ici les éléments et les causes. Là est l'écueil, malheureusement ;
car nous ne disposons que de mots pour faire comprendre l'insuffisance
des mots.

I. — Généralités

Nous avons quitté, pour n'y plus revenir, le langage instinctif et spontané,
qui à coup sûr est le seul langage universel, mais qui, non moins
sûrement, reste étranger au champ d'investigation de la linguistique, et
nous nous confinons désormais à l'unique objet de cette science, au langage
conventionnel, celui que nul ne parle ni ne comprend sans qu'on le
lui ait enseigné. Toutes les langues du monde rentrent dans cette catégorie
par rapport à tous les sujets du monde : je veux dire que, pour nous
Français, le français n'est pas moins une langue apprise que le latin ou
l'allemand ; toutefois elle a été apprise autrement. La différence est
grande, au point de vue psychique, entre la langue que nous avons seulement
appris à parler et celle où nous avons appris à penser. Celle-ci, en
général, est unique, et l'on compte les cas exceptionnels de bilinguisme
initial : sans doute, un enfant élevé chez ses parents français par une
nourrice bretonne pourra parler à la fois et avec la même aisance le breton
et le français ; sans doute, les deux nomenclatures se superposeront
dans sa mémoire, — sans d'ailleurs se confondre, car il ne parlera jamais
français à sa nourrice ni breton à ses parents 333, — et, à égalité intellectuelle,
on imagine sans peine la supériorité relative du sujet qui aura
commencé dès l'âge de dix-huit mois à faire des thèmes et des versions ;
mais il viendra bientôt et presque nécessairement un temps où, tout en
conservant la faculté de parler les deux langues, il prendra l'habitude de
ne plus penser qu'en une seule. Celle-ci, dès lors, sera vraiment sa
langue, et non pas seulement pour lui l'expression absolument adéquate,
46mais le véritable instrument de sa pensée, et toutes les autres, de si
bonne heure qu'il ait eu l'occasion de les acquérir, un simple placage
appliqué sur elle. Ainsi, quoique toutes les langues soient pour tous les
sujets des créations également artificielles, il est exact de dire qu'il n'y a
pour chaque sujet qu'une seule langue vraiment vivante, celle dans
laquelle il pense, et dont il traduit quand il en parle une autre. C'est de
celle-là seule aussi que le sujet parlant est un agent de conservation tout
à la fois et de transformation ; car c'est la seule qu'il pense et sur
laquelle s'exercent directement ses facultés psychiques. Mais, malheureusement,
c'est celle aussi qu'il acquiert sans s'en apercevoir et sans
savoir comment, en un âge d'inconscience 434 sur lequel la mémoire de
l'homme fait ne lui fournit plus la moindre donnée, et par une série de
tâtonnements, de gauches essais, d'adaptations infinitésimales, qui
échappent à l'observation même la plus attentive de l'entourage. Il faudra
le cumul de bien des expériences telles que l'enquête instituée par
M. G. Deville 535 sur le langage enfantin, pour fixer la science sur ce procédé
d'acquisition et l'autoriser ainsi à faire définitivement le départ de
ce qu'il peut y avoir de conscient et d'inconscient dans l'acte de la
parole une fois formée. Mais, si les détails se dérobent encore pour la
plupart à notre analyse, nous en savons assez pour tracer dès à présent
les grandes lignes du sujet. Essayer de dire par quelles voies obscures et
détournées l'homme parvient graduellement à penser sa parole et à parler
sa pensée, n'est-ce pas la première tâche de celui qui cherche à comprendre
comment, dans le cours de sa vie et au cours des âges, l'homme
modifie fatalement et sans jamais s'en apercevoir le langage même qui
lui sert d'expression ?

II. — Moins de mots que d'idées ?

C'est un lieu commun que de constater que l'enfant très jeune a beaucoup
moins de mots que d'idées ; mais, pour évidente qu'elle paraisse,
j'ai grand'peur que la proposition, comme tant d'autres qui n'ont pas
tenu devant l'examen, ne repose sur un nouveau malentendu, sur une
47extension abusive du sens que comporte le mot « idées ». Oui certes,
l'enfant à peine né voit se succéder une foule de représentations diverses
et fugaces, aussitôt évanouies que formées ; mais ces images, par cela
même qu'il ne les saurait nommer, ne sont point des idées, et ne le
deviendront que du jour précisément où un signe permanent de récognition
isolera, distinguera chacune d'elles du monde de représentations
ambiant. Les premières années de l'enfant ne sont guère qu'un long
rêve, moins conscient même et moins consistant que les rêves de nos
nuits ; car au moins nommons-nous les objets qui s'y présentent et que
nous reconnaissons à mesure que notre activité mentale les évoque, tandis
que les visions de l'enfant, aussi incohérentes dans leur enchaînement
que d'ailleurs ininterrompues dans leur succession, ne demeurent
dans son esprit qu'à l'état de masse confuse, jamais à titre d'unités distinctes.
A peine si çà et là une sensation émerge, assez vive pour constituer
un souvenir ; de là vient que cette période de vie végétative ne laisse
presque aucune trace en nous, et que les rares souvenirs que nous en
avons gardés se traduisent à nous-mêmes — fait exceptionnel et précieux
à noter — sans le secours d'aucune parole intérieure. Que le lecteur s'interroge
pour discuter la justesse de cette observation ; qu'il évoque un
incident de sa première enfance resté dans sa mémoire sans qu'on le lui
ait raconté depuis : brusquement, d'un seul coup, il revivra la scène sans
se la raconter
, car c'est la mémoire de ses organes, si je puis ainsi dire,
immédiatement et sans truchement adventice, qui la lui représentera 636.
Autant le langage suppose la mémoire mentale, autant celle-ci est inconcevable
sans lui, et l'idée, à son tour, n'existe que conservée et classée
par la mémoire : la réminiscence d'une sensation n'est pas plus une idée,
que le cri réflexe qui l'a accompagnée n'est un mot.

Ceci est strictement vrai, remarquons-le, même des sensations internes,
qui probablement sont d'autant plus intenses chez l'enfant qu'il en est
distrait par un moindre nombre de sensations externes. L'enfant qui crie
la faim en ce moment ne se souvient pas d'avoir eu faim hier ; encore
bien moins s'en souvient-il lorsqu'il n'a plus faim. Pour qu'il s'en souvînt
vraiment, il faudrait qu'à défaut de la sensation actuelle, le mot
« faim » existât dans son esprit, associé à la sensation et l'évoquant par là
même. Tant que cet élément lui manque, il n'a point d'idée : son état normal
doit être une cœnesthésie permanente, plus ou moins fréquemment
48interrompue par tels ou tels accidents de sensation sans lien entre eux.
Quand l'excitation est particulièrement insolite ou violente, elle provoque
un cri, et dans ce cri de l'enfant, tout comme dans le balbutiement
du veillard retombé à l'enfance, tient, ainsi qu'on l'a dit, tout un monde
de sensations ; un monde, oui, mais un chaos ; pour tout dire en un mot,
je ne sais même si la distinction du moi et du non-moi serait possible à
un être totalement dépourvu de langage 737.

Cette distinction, en effet, s'esquisse dans l'esprit à mesure que les
idées s'y substituent aux simples images, ou en d'autres termes, à
mesure que l'enfant, en entendant nommer, puis nommant lui-même les
objets extérieurs, apprend à distinguer son moi normal des impressions
accidentelles qui interviennent incessamment pour le modifier. Alors il
pourra arriver que, instruit par l'expérience et par une induction rudimentaire,
il objective une représentation dont on ne lui ait pas encore
appris le nom : il aura donc l'idée sans le mot et, momentanément, moins
de mots que d'idées. Mais ce cas même est d'une extrême rareté : il n'est
guère d'objets qu'on n'ait nommés à l'enfant bien avant qu'il ne les ait
remarqués de lui-même et en appelant expressément son attention sur
eux, et l'ingénu bavardage des mères et des nourrices a pourvu par anticipation
à ses besoins d'expression. D'ailleurs, si on ne lui a pas dit ou
s'il n'a pas entendu le mot qui doit répondre à son idée, il n'en est pas
plus embarrassé, il l'invente tout uniment, tant le langage et l'idée vont
de pair : jusqu'à l'âge de 19 mois, la petite fille observée par M. Deville
a obstinément appelé le savon mené, sans qu'on pût ni l'en corriger ni
savoir d'où elle avait tiré cette bizarre désignation 838.

Car, de ce que l'enfant, même capable désormais de construire une
phrase, emploie pour exprimer son idée un terme pour nous insolite, ce
n'est pas à dire que le mot corrélatif à l'idée lui manque : il lui manque
le mot que nous employons, voilà tout, et c'est affaire bien moins de langage
en général que d'usage d'une certaine langue particulière. Une
enfant de deux ans et demi remarque sur ma table à écrire une minuscule
49tache d'encre rouge, la montre du doigt et me dit : « un bobo » : c'est évidemment
le terme le plus parfait qu'elle puisse employer pour exprimer
une représentation visuelle qu'elle est encore dans l'impossibilité de rapporter
à sa véritable cause. La même enfant, un peu plus âgée, voyant à
son petit doigt une microscopique cicatrice, s'écrie en pleurant :
« Maman, un petit fossé qui ne veut pas se rebondir ! » Rien de plus
impropre, à coup sûr ; mais elle a fait effort pour trouver quelque chose
de plus précis et de plus adéquat que le simple « un bobo », et somme
toute elle a réussi : les termes qu'elle a employés vaudraient à peu de
chose près les nôtres, si l'usage les avait consacrés. Là donc, comme
partout, le langage se superpose à l'idée : rudimentaire seulement dans le
premier cas, parce que l'idée l'est aussi, mais il en est de même du langage
de l'adulte mis en présence d'un phénomène inconnu ; métaphorique
dans le second, parce que le terme propre manque, mais la métaphore
n'est-elle pas le pain quotidien de tous les langages 939 ?

Ce qui toutefois nous amène à nous exagérer la pauvreté de la nomenclature
enfantine, ce n'est pas seulement que nous la comparons à celle
de l'adulte ; car, dans ce cas, il nous suffirait d'un peu de réflexion pour
nous apercevoir que le vocabulaire de l'enfant, sans être parfait, puisque
le nôtre ne l'est point, — suffit à ses besoins comme le nôtre aux
nôtres : c'est aussi que nous interprétons à faux certains faits d'ailleurs
bien observés, et que du peu de variété des articulations nous concluons
à l'insuffisance du langage qu'elles constituent. Double paralogisme :
nous pensons avec notre cerveau d'adultes la parole de l'enfant. Efforçons-nous
pour la penser de nous refaire un cerveau d'enfant.

Et d'abord, un enfant, tout comme un homme fait, peut n'avoir qu'un
mot pour deux idées différentes ; ce n'est point du tout à dire qu'il
manque quelque chose à son lexique. Le Chinois qui dit ma pour
« vendre » et ma aussi pour « acheter » ne confond nullement les deux
verbes non plus que les deux idées : il les différencie par l'accent 1040, et, si
50l'accent ne les différenciait, il les distinguerait par le geste ; sinon, le
sens général de la phrase serait encore un critérium parfaitement suffisant.
De même, l'enfant de 17 mois qui dit indifféremment bi pour qu'on
habille et déshabille sa poupée 1141, possède réellement, et en dépit des
apparences, les deux verbes « habiller » et « déshabiller » ; car il lui est
impossible, à elle, et il n'est pas moins impossible à son entourage de se
tromper sur le sens respectif des deux monosyllabes, l'un n'étant proféré
que quand la poupée sera dévêtue, l'autre que lorsqu'elle aura ses habits
sur elle. En faut-il davantage 1242 ?

D'autre part, l'insuffisance de l'articulation enfantine n'affecte que
notre oreille habituée à la parole des adultes ; mais l'enfant ne s'y trompe
pas et saisit dans sa propre parole une infinité d'inflexions qui sont perdues
pour notre audition 1343. « Certaines syllabes ou combinaisons de syllabes,
écrit M. De ville 1444, ont pour elle des significations très différentes :
par exemple, moni correspond à la fois à « musique » et à « fini ». Le
606e jour, elle cesse à un moment de jouer, en disant moni. Pensant
qu'elle en avait assez, je dis : « fini ? » Au lieu de me répondre oui,
comme elle fait d'habitude en pareil cas, elle me répète deux fois moni
avec un air qui m'a tout de suite fait voir que je ne l'avais pas comprise,
et presque aussitôt je m'aperçois qu'on entend une musique à laquelle je
n'avais pas encore fait attention. Ayant dit alors à l'enfant « musique ? »
elle a répondu vi (oui). Semblable fait s'était produit plusieurs fois déjà
pour d'autres mots. Ainsi seule l'idée qu'elle a en tête est éveillée par
une forme employée cependant par elle dans plusieurs sens. Les mêmes
syllabes constituent pour elle des mots aussi éloignés que le sont les
idées qu'ils représentent sous une apparence identique. C'est, d'ailleurs,
ce qui arrive dans les langues avec les homonymes 1545. » Et ce qui est vrai
du 20e mois, où la prononciation est déjà relativement distincte, l'est à
plus forte raison de la période antérieure : on peut donc conjecturer avec
51vraisemblance que l'enfant tout petit entend sous le seul monosyllabe ta
une infinité de mots différents qu'il a entendu prononcer et qu'il croit
répéter ; ce qui revient à dire qu'il possède virtuellement tous ces mots,
encore que par rapport à nous il soit comme ne les possédant pas parce
qu'il est incapable de nous les faire entendre.

La preuve, c'est qu'à son tour il ne nous comprend plus quand nous
croyons reproduire fidèlement sa parole. — « Elle dit ia-ia pour
« Suzanne » (19e mois) et ia-io correspondant à « Suzon » ; mais, tandis
qu'elle répond quand on l'appelle Suzanne ou Suzon, elle ne répond pas
et n'a pas l'air de comprendre si on l'appelle iaia ou iaio 1646. » — « J'ai
connu une petite fille qui disait tosson indistinctement pour « garçon » et
pour « cochon » ; du moins personne n'y entendait de différence ; ce qui
ne l'empêchait pas de protester, si l'on disait d'un petit garçon « c'est un
petit cochon », ou réciproquement 1747. »

De l'ensemble de cette discussion il me semble résulter à l'évidence
que la formule « moins de mots que d'idées » est, pour la généralité des
cas observables dans le parler enfantin, ou erronée, ou du moins singulièrement
exagérée. Il faut, ou l'atténuer à tel point qu'elle se volatilise,
ou bien la traduire en langage correct par la formule « moins de mots que
de représentations », laquelle sans doute est irréprochable, mais — faut-il
le démontrer 1848 ? — ne place pas l'enfant dans une situation différente de
celle de l'homme fait par rapport à l'équation physique de la parole et de
la pensée. Et la question est de savoir, au contraire, s'il ne conviendrait
pas d'y substituer ou d'y superposer, si paradoxale qu'elle puisse
paraître, la formule précisément inverse « plus de mots que d'idées ».
C'est ce que nous allons examiner.

III. — Plus de mots que d'idées ?

Il n'est pas besoin de longtemps observer l'enfant dans ses premières
années pour être frappé et obsédé de son « bavardage » : c'est une des
manifestations caractéristiques de son individualité. Le phénomène de
l'émission à tort et à travers, qui débute avec la vie en tant que gymnastique
salutaire de l'appareil respiratoire et nécessaire au développement
52de la cage thoracique, s'accuse surtout à partir du moment où le sujet
articule : on l'entend alors répéter sans fin une ou plusieurs syllabes de
prédilection, auxquelles il est difficile de croire qu'il attache aucun sens,
sinon le plaisir d'exercer son gosier, de charmer son oreille et de satisfaire
son naissant instinct d'imitation. Mais, quand l'enfant est devenu
capable de retenir et de répéter des mots, c'est alors qu'il « bavarde » à
outrance et dans la propre acception du terme : tous les mots qu'on prononce
devant lui avec quelque fréquence, ou même une seule fois dans
une circonstance de nature à le frapper, s'emmagasinent dans sa mémoire
et en sortent pêle-mêle, à tout propos, hors de propos. Sous la plupart de
ces mots il ne met aucune idée : il se plaît à les ressasser parce qu'il les
entend dire, il ânonne, il jacasse, il est insupportable. C'est à ces moments
que nous lui crions : « tais-toi, tu me romps la tête » ; tandis que, si nous
avions la patience de l'écouter, il nous livrerait dans son inconsciente pléthore
de paroles le secret tant cherché de l'acquisition du langage.

Le même enfant qui n'a pas encore de mot pour désigner une tache
d'encre 1949 est revenue des bains de mer depuis quelques heures et n'a pas
encore eu le temps de déballer les jouets qu'elle a laissés à la maison.
Une personne qui aborde sa mère dans la rue lui dit : « Ah ! voilà Hélène :
elle a grandi. » Aussitôt rentrée, elle court à son placard, en tire un petit
panier et s'écrie : « Ah ! voilà le panier : il a grandi. » Elle a changé le
sexe, ce qui montre qu'elle a grammaticalement compris la phrase ; mais
logiquement ? pas un mot. N'allez pas croire que l'imagination lui fasse
voir son panier plus grand, ni qu'elle se fasse un jeu d'y rapporter sciemment
ce qu'on a dit d'elle, comme on le remarque d'habitude dans les
relations d'enfant à poupée. Interrogée avec discrétion, il se trouve
qu'elle ne sait ce qu'elle dit : elle a entendu, elle répète, rien de plus :
« il » ou « elle a grandi », c'est apparemment quatre syllabes qu'on dit
aux gens ou aux objets qu'on n'a pas vus de quelque temps, ou une nouvelle
formule de salutation qu'elle ne connaissait pas, tout ce qu'on voudra
enfin, excepté l'éonciation d'une idée précise. Plus tard, dans huit
jours ou dans six mois, elle apprendra le sens réel de l'expression complexe
qu'elle aura redite cent fois sans la comprendre, que peut-être elle
aura eu le temps d'oublier et de ressaisir deux ou trois fois dans l'intervalle ;
car la faculté d'oubli — tous les pédagogues le savent — ne joue pas
dans l'instruction infantile un moindre rôle ni moins précieux que la
mémoire elle-même.53

Ceci n'est qu'un exemple, mais je crois qu'il résume des milliers de
faits. L'enfant ne serait pas ce qu'il est, s'il n'imitait des gestes et des
sons bien avant d'acquérir des concepts, et il n'apprendrait à parler que
bien plus lentement, s'il attendait, pour proférer tant bien que mal un
certain mot, qu'il éprouvât le besoin de communiquer une idée. Loin de
là, entre deux et huit ans en moyenne, son cerveau est un chaos de mots
et de locutions, dont la pensée et la réflexion peu à peu opèrent le triage
et le classement, et jusqu'à un âge assez avancé vous le prendrez aisément
en flagrant délit de ne rien entendre à une phrase favorite dont l'accent
l'a frappé ou dont la sonorité lui a plu. Le trait qu'on raconte de
Pascal, qui reconstitua tous les premiers éléments d'Euclide sans en
connaître un seul terme, est à ce point exceptionnel — et d'ailleurs restreint
à une matière spéciale — qu'on le cite avec admiration et qu'il
serait incroyable de tout autre ; encore Pascal s'était-il de son mieux créé
une nomenclature. Le commun des hommes, non seulement ne reçoit
une notion nouvelle que par la transmission du mot qui l'exprime, mais
même a entendu, retenu et prononcé ce mot, en général, bien avant
d'avoir conçu la notion précise à laquelle il répond, en sorte que l'acquisition
du langage consiste bien moins dans un enrichissement simultané
du vocabulaire et des idées, que dans la définition de termes déjà
connus et leur adaptation progressive aux concepts dont ils ont précédé
l'éveil.

De là vient, pour peu que l'on prenne la peine d'y réfléchir, l'énorme
différence établie par tout esprit, si cultivé soit-il, entre le langage transmis
à l'enfant par ses parents ou son entourage, et les langages ultérieurement
appris par lui. Tous, avons-nous dit, sont également conventionnels.
Oui, mais il faut quelque application d'esprit pour s'en apercevoir,
et la majorité des sujets parlants ne se haussera jamais à cette vue. Rappelons-nous
ce personnage de Dickens qui trouve piteux que les Français
disent « lo » pour « water » ; il serait si simple, en effet, et si naturel
de dire « water » : où ces gens-là sont-ils allés chercher leurs façons de
s'exprimer ? Nous ressemblons tous, plus ou moins, à ce grotesque : si
l'illettré est incapable de concevoir une autre façon de parler que la
sienne, il arrive souvent à l'homme instruit de juger tout au moins
bizarre tel mot d'une langue étrangère, ou, — ce qui n'est qu'une autre
forme de la même illusion, — de s'en étonner, de l'admirer, d'y découvrir
une onomatopée pittoresque, une dissonance piquante ou un accord harmonique
du son et de l'idée, qui la plupart du temps n'est que l'effet
d'un pur hasard. C'est que, dans la transmission du langage, non seulement
le mot accompagne, comme on le croit d'ordinaire, mais même il
54a précédé, parfois de longtemps, l'idée dont il est censé le véhicule : lors
donc que cette idée vient se placer dessous, le mot en semble l'expression
adéquate, absolue, nécessaire, unique ; ayant appris le mot avant
l'idée, c'est désormais le mot plus encore que l'idée qui fait partie intégrante
de notre vie psychique. Bref, le mot devient l'idole qui représente
à la fois et déguise notre pensée ; illusion profonde et tenace dont l'enfant
même habitué à parler deux langues ne sera point exempt : il aura
deux idoles au lieu d'une, voilà toute la différence. Plus tard, et à force
d'éducation mentale 2050, on s'en déprend peu à peu, mais en théorie seulement :
un Français aura beau savoir parler à merveille l'anglais ou l'allemand ;
il lui faudrait un effort soutenu, une attention de tous les instants,
pour penser autrement qu'en français ; et penser exclusivement en une
langue, n'est-ce pas implicitement affirmer que celle-là seule est adéquate
à notre pensée ? En fait, quand nous apprenons une langue étrangère,
nous possédons déjà au grand complet toutes les notions enfermées
dans les mots qui frappent nos yeux ou nos oreilles : le mot, ici, nous
apparaît réduit à sa vraie valeur, celle d'un revêtement extérieur qui protège
l'idée, la rend visible et parfois la déforme, en tout cas lui est artificiellement
associé ; le mot de notre langue, c'est l'idée même. Il n'en
faut pas davantage pour confondre les naïfs pédagogues qui annoncent
l'intention de nous enseigner tel idiome étranger comme on apprend sa
langue maternelle : on n'apprend aucune langue comme sa langue maternelle,
par la bonne raison qu'elle est la seule qu'on ait parlée avant seulement
de savoir que dire 2151.55

Ce contraste entre les deux sortes de langages qui desservent nos
communications mentales, vaut qu'on s'y arrête un moment.

IV. — Langage transmis et langage appris

Tout langage transmis semble naturel ; tout langage appris apparaît
comme artificiel : telle est donc la distinction fondamentale dont le linguiste
comme le psychologue ne saurait tenir trop grand compte. Le premier est
une forme où se sont forcément coulées nos idées à mesure qu'elles naissaient,
un ensemble de signes dont la naissance a presque toujours précédé,
d'au moins un instant de raison, et même provoqué l'éveil de la notion
signifiée. Le second est une forme qui s'est postérieurement et subsidiairement
superposée à des notions déjà acquises, et la résultante finale, dans le
cerveau du sujet parlant, d'une série indéfiniment prolongée de « thèmes
oraux » infiniment petits. Or, cette constatation n'est pas vraie seulement de
l'ensemble d'une langue étrangère : elle s'applique également — et c'est ici
qu'elle sort du domaine de la banalité et acquiert une portée jusqu'à présent
méconnue — à tous les éléments de notre langue maternelle qui pourtant ne
font pas à proprement parler partie du langage transmis, c'est-à-dire à tous
les mots empruntés à une langue étrangère, à tous les mots savants créés de
toutes pièces dans quelques langage littéraire ou quelque nomenclature
scientifique. Le premier qui a introduit dans la langue française le mot
innocent en le calquant sur le latin, ou le mot humour en le tirant de l'anglais,
savait par l'usage général ce que comportait le concept de l'innocence,
ou par la connaissance de la littérature anglaise ce qu'on y entendait
par un humoriste ; et c'est consciemment, de propos délibéré, parce
que sa propre langue ne lui fournissait aucun moyen d'expression soit
commode soit adéquat, qu'il s'est résigné à le chercher ailleurs, à parler
anglais ou latin en français. Aussi le mot reste-t-il, pour lui et ceux qui
l'entendent, un étranger, tout au moins jusqu'à la génération suivante, qui,
56s'il est fréquemment employé et a passé en usage, le recevra à l'état de langage
transmis et l'envisagera comme tel : le mot innocent est depuis longtemps
intellectuellement naturalisé ; gaz, ce terme factice venu on ne sait
d'où, se rencontre aujourd'hui dans la bouche des plus illettrés, mais seulement
depuis qu'on s'éclaire au gaz ; humour, qui suppose pour être compris
une intelligence assez profonde d'une littérature étrangère, ne saurait
encore de nos jours passer pour un mot français.

J'insiste sur ce point, parce qu'il est extrêmement rare que les livres
même les meilleurs et les plus imprégnés de sens historique donnent aux
jeunes esprits une notion exacte et précise de ce parasitisme du langage
appris qui à chaque génération se greffe sur le langage transmis et l'enserre
sans cesse de nouveaux replis. Lorsqu'une langue s'ouvre à des idées nouvelles
que le parler populaire est impuissant à traduire 2252, elle va demander
de nouveaux moyens d'expression, soit à une langue vivante plus avancée
en civilisation ou simplement plus riche en nuances dans un certain ordre
d'idées, soit à une langue morte, jadis organe d'une civilisation disparue
qui tend à renaître. Dans l'un et l'autre cas le procédé est rigoureusement le
même : le français du XIIe siècle procède du latin ; l'anglo-saxon, d'autre
part, n'a rien de commun avec le latin ni avec le français du XIIe siècle,
qu'une lointaine origine indo-européenne dont on ne s'avisera que sept
siècles plus tard ; et pourtant, quand le français du XIIe siècle tire, au fur et
à mesure de ses besoins, du fonds latin depuis longtemps oublié par la
langue populaire, ces termes d'emprunt que la philologie actuelle appelle
des « mots savants », il ne fait autre chose que ce que fait l'anglo-saxon de
la même époque empruntant au franco-normand parlé au-dessus et à côté
de lui les termes dont il ne possède point l'équivalent ou ceux dont il ne
saurait se passer pour se faire comprendre des nouveaux maîtres de l'Angleterre.
Des deux parts, il y a emprunt : ici, à une langue étrangère et
vivante ; là, à une langue morte et encore perçue comme apparentée ; mais
emprunt enfin, et par conséquent langage appris. Obscurcir ce rapport
manifeste entre l'emprunt et le mot savant, et établir une sorte de relation
imaginaire entre celui-ci et le mot indigène sous le fallacieux prétexte que
tous deux sont latins, c'est proprement séparer les semblables et unir les
contraires, c'est asseoir l'étude historique du langage sur une antinomie qui
en doit à jamais fausser l'intelligence.57

C'est donc par un véritable abus de mots — disons-le en passant qu'on
réunit sous le terme commun « dérivation » les éléments si distincts
du langage transmis et du langage appris, en parlant, comme on le fait à
propos des origines de la langue française, de « dérivation populaire » et
de « dérivation savante ». Ainsi, le type de l'une serait joug, et subjuguer
le type de l'autre ! Se peut-il rien imaginer de plus faux qu'une pareille
conception, de plus vide que l'entité sur laquelle elle repose ? Et qu'est-ce
donc que « dérivation » ? Un mot, rien de plus, comme tant d'autres
dont nous avons percé à jour l'inanité ; un humble terme d'école, commode
en tant que tel, mais que le plus bref examen des faits déduits jusqu'à
présent réduira à sa juste valeur : joug n'est pas « dérivé » de jugum,
puisqu'il est jugum lui-même, transmis de père en fils, à travers soixante
générations, du colon des bords de la Loire au paysan tourangeau, et
n'ayant jamais un seul instant cessé de vivre durant cette longue période ;
subjuguer n'est pas « dérivé » de subjugare, puisqu'il est subjugare lui-même,
mais mort et embaumé celui-ci, qui, ayant cessé de vivre depuis
des siècles, a été un beau jour retrouvé dans le charnier des bibliothèques
par quelque nécrophore diligent, rhabillé tant bien que mal à la française,
et qui maintenant encore attend sous sa vitrine qu'il plaise au peuple de
le faire vivre en l'adoptant et le faisant passer par sa grâce du langage
appris au langage transmis. Y a-t-il rien de plus antithétique que ces deux
procédés ? et le mot « dérivation », qui est inexact à la fois de l'un et de
l'autre, ne semble-t-il pas inventé ici pour ouvrir l'esprit du débutant à la
perfide notion de l'identité des contraires ?

Nous arrivons enfin à la conclusion pratique de cette déduction théorique
trop longue ; — mais un mot suffit pour dresser une idole, et il faut
plus d'un sermon pour la renverser : — le langage transmis est le seul qui
vive, c'est-à-dire le seul qui, faisant corps avec le moi humain, participe
de son évolution, le seul aussi, par conséquent, auquel se puissent appliquer
les propositions générales habituellement désignées sous le nom de
« lois du langage ». Le langage appris, quel qu'il soit, — emprunts étrangers,
mots savants, et à plus forte raison termes de la nomenclature
scientifique, — garde toujours dans notre esprit la raideur et l'inflexibilité
de cette nomenclature elle-même : nous n'avons point de prise sur lui,
nous le percevons comme extérieur à nous ; nous pensons ce qu'il signifie,
mais lui-même nous ne le pensons pas 2353. Il en résulte qu'il demeure
étranger à notre vie mentale, et que, jusqu'au jour proche ou lointain où
58il sera devenu langage transmis, les agents physiques et psychiques qui
travaillent sans trêve à la transformation des sons, des mots et des sens
du vocabulaire transmis, laisseront la nomenclature apprise parfaitement
à l'abri de leur atteinte. Lors donc que, parmi ces courants d'eau vive,
sans cesse en mouvement, qui composent le parler populaire, il nous
arrive de constater çà et là des flaques immobiles et stagnante, il ne faut
point nous hâter de crier à l'inconstance des lois, à l'insuffisante observation
des faits, au caprice de l'usage, à l'arbitraire des grammaires 2454,
mais simplement songer à la masse énorme de mots et de tournures du
langage appris qui encombrent et recouvrent le patrimoine commun du
langage transmis, se dire que des lois psychologiques toutes différentes,
souvent même inverses, président nécessairement au processus mental,
inverse ou au moins différent, duquel relève l'acquisition de l'un et de
l'autre langage, cesser enfin d'envisager « comme un bloc » le langage
en général, pure abstraction sans réalité extérieure, et y distinguer au
minimum, — ce sont encore des abstractions, mais elles ont le mérite de
59répondre aux faits, — le langage qui a préexisté aux idées de celui qui ne
leur a servi que de véhicule, celui qui vit en nous, avec nous et de notre
vie, de celui que nous traînons comme un poids mort.

Or celui-ci, dans les langues civilisées qui nous entourent et dans les
langues littéraires que nous étudions, constitue un fonds considérable et
toujours grossissant, et le départ, encore une fois, n'en est possible que
par voie d'abstraction, d'autant que, s'il pouvait être effectué, il devrait
l'être pour chaque esprit en particulier ; car il est superflu de dire que
nous ne pensons pas tous de même les mêmes mots. C'en est assez, je
pense, pour reléguer dans un juste oubli les théories simplistes du langage
dont se satisfaisait encore notre jeunesse, et pour faire entrevoir la
longueur et la complexité de la tâche à laquelle il ne suffira pas que philosophes
et linguistes travaillent isolément, si quelques-uns d'entre eux,
comme Arsène Darmesteter, ne savaient y appliquer tout à la fois la
science du linguiste et la méditation du philosophe.

V. — Conscience de l'acte, inconscience du procédé

Il est entendu désormais que le langage appris est le seul absolument
conventionnel, que le langage transmis, encore qu'il se compose, en fait,
de signes conventionnels, n'apparaît point comme conventionnel à la
conscience du sujet parlant, — soit parce qu'il préexiste déjà, par une
hérédité vague mais indéniable, à l'état de moule général des idées, dans
le cerveau du nouveau-né, — soit parce que l'enfant le reçoit, en même
temps que les idées ou même souvent bien avant elles, et que dès lors ce
langage lui semble ne faire qu'un avec les idées, en être l'expression
nécessaire et la seule possible, bref, être la pensée même.

Il est entendu, d'autre part, que ce langage, tel que nous l'acquérons,
bien loin d'être adéquat à la pensée, comporte, dans une phase déterminée
de l'acquisition, moins de mots que de représentations, et, dans une
autre phase, plus de mots que d'idées ; que ces deux phases, au surplus,
s'entrelacent, se confondent et durent toute la vie, car la période d'acquisition
du langage ne se limite pas à l'enfance et chaque jour nous
entendons ou nous créons quelque forme nouvelle ; qu'ainsi, de la vie à
la mort, il y a en nous équilibre instable du langage et de la pensée, équilibre
qui tend à s'établir et qui, l'instant d'après, est rompu par l'afflux
nouveau soit d'un mot soit d'une idée. Sous un mot en excès, l'esprit
travaille à placer une idée ; à une idée qui manque d'expression, il s'efforce
à superposer un mot : le chaos intellectuel que nous avons essayé
60de démêler dans la cervelle de l'enfant subsiste, à un bien moindre
degré, mais subsiste dans celle de l'homme fait. Seulement — et c'est là
le nœud de la question — l'homme fait ne s'en doute non plus que l'enfant
lui-même.

Pour tout être qui pense et qui parle, de tout âge, de toute condition et
de tout degré d'intelligence, en tant qu'il s'exprime en langage transmis,
le langage se confond absolument avec la pensée.

Et cette illusion immanente, qui constitue l'antinomie essentielle du
langage, celle qu'on pourrait nommer l'antinomie psychologique, se formulera
brièvement en ces termes : Le langage est le produit de l'activité
inconsciente d'un sujet conscient.

Rien n'est plus aisé à méconnaître que cette vérité pourtant si simple :
comme le langage est l'acte conscient par excellence, celui par lequel
l'homme pose et affirme sa conscience, on est naturellement tenté de
transporter au procédé les conditions de l'acte lui-même, et l'on raisonne
sur les faits du langage comme s'ils étaient, eux aussi, l'œuvre
d'une intelligence réfléchie s'appliquant à une finalité déterminée ; et, pour
ne point parler des ouvrages de grammaire élémentaire ou supérieure
écrits à l'usage de nos élèves et tous plus ou moins rédigés de
manière à impliquer et leur inculquer cette fausse notion, — il n'est pas
rare de rencontrer çà et là, dans tel livre d'ailleurs excellent, telle phrase
malheureuse qui, par insinuation, négligence de style ou prétention,
imprimera à un jeune esprit la trace peut-être indélébile d'une erreur
destinée à retentir sur toute sa conception du langage et la fausser pour
toujours 2555.

C'est cette erreur qu'il faut donc pourchasser, en poursuivant les
conséquences de notre proposition fondamentale, à travers tous les
domaines de la linguistique, depuis celui où l'on est le moins tenté de
commettre l'une et de contester l'autre, jusqu'à l'ordre de phénomènes
qui au premier abord semble ne pouvoir relever que d'un effort
conscient du sujet parlant. Peut-être cette gradation dans le choix des
exemples rendra-t-elle sensibles la cohésion de toutes les parties du langage
et l'identité radicale du procédé du verbe humain dans l'infinie
variété de ses applications.61

A. Faits de phonétique.

1. Lorsqu'un enfant qui n'articule pas encore les r vous dit i ma môdu
(o long, mais ouvert) pour « il m'a mordu », personne à coup sûr n'imaginera
pas qu'il ait eu l'intention délibérée d'allonger l'o en compensation
de la perte de l'r qu'il fait disparaître, ce qui, ainsi énoncé, est un
pur non-sens. Il est clair, au surplus, que le sujet n'a aucune notion distincte
de cet r et n'a jamais perçu le mot mordu que comme un
ensemble. Or, dans cet ensemble, son oreille a discerné en gros deux
temps et demi, ainsi décomposés : mor = 1 1/2 ; du = 1 ; et c'est cela qu'il
imite 2656, comme il imiterait le jappement du petit chien qui s'est jeté sur
lui. Il faut donc que, dans sa reproduction, mor fasse un temps et demi,
soit que l'r sonne ou non, et, comme en fait l'r ne peut sonner, au moins
de façon perceptible à notre oreille, c'est l'o qui se prolonge ou semble
se prolonger d'un demi-temps : en quoi faisant, l'enfant croit parler exactement
de même que l'adulte de qui il a appris le mot mordu. — Les phénomènes
dits d'« allongement compensatoire » sont d'ordre absolument
inconscient et mécanique.

2. Lorsque le Latin, qui dit nāvālis par un l, dit au contraire mīlitāris
par un r, parce que ce mot contient déjà un l dans une syllabe précédente,
ce n'est point du tout que le sujet parlant ait jamais eu l'intention
d'éviter l'effort soi-disant pénible ou encore moins l'effet soi-disant
désagréable de la répétition d'une même consonne à deux syllabes de
distance, fait qui se produit fréquemment dans toutes les langues du
monde et ne choque en aucune façon l'oreille. C'est tout uniment que le
premier des Latins, — disons même « des enfants latins », car c'est à l'enfance
que ces accidents le plus souvent arrivent, — à qui « la langue a
fourché » dans ce mot ou tout autre pareil, ayant prononcé un premier l,
se trouvait avoir momentanément fatigué le faisceau nerveux dont le
concours était nécessaire à la production de cette consonne : comme au
surplus il ne pouvait songer un instant à la possibilité d'en émettre une
autre, il a bien cru émettre un l, autrement il se serait repris, mais en fait
il est venu un r, et, comme il ne s'est pas trouvé seul dans ce cas, l'altération
a tendu à se répandre 2757 ; puis ceux qui étaient ou auraient été
exempts de cette paralysie momentanée, ayant entendu un r dans ce mot
62et similaires, ont répété un r par imitation inconsciente, et ainsi s'est fixé
le suffixe -āris. — Bref, les phénomènes dits « de dissimilation » sont
d'ordre absolument inconscient et mécanique.

3. Si, suivant les théories nouvelles et si ingénieuses sur l'accentuation
primitive indo-européenne 2858, une finale qui était tout d'abord -oísò
avec accent aigu sur la pénultième et grave sur la dernière, soit donc ton
descendant, est devenue, après chute de l'o final, -oîs avec ton allongé et
descendant sur la syllabe qui demeurait, ce n'est point que le sujet parlant,
non plus que l'enfant dans notre premier exemple, ait éprouvé le besoin
de compenser la perte de la syllabe finale, ou d'en reporter l'accent sur
la précédente. C'est précisément, au contraire, que le sujet parlant
n'avait aucune conscience du fait qu'il était sur le point de cesser de prononcer
l'o final, et que, croyant conserver fidèlement les paroles de sa
cantilène, il en conservait du moins fidèlement la mélopée, qu'il appliquait
sur les paroles modifiées à son insu 2959. — Ainsi les faits d'accentuation,
pour lesquels, malgré leur caractère strictement phonétique, on est
si porté à admettre une explication psychologique, l'intention d'insister
sur une syllabe déterminée et considérée comme importante, sont, à les
bien prendre, d'ordre absolument inconscient et mécanique.

4. Elevons-nous encore d'un degré de plus dans l'échelle des phénomènes :
le suivant a toutes les apparences d'un changement conscient et
voulu ; il n'en est rien pourtant, et c'est le délicat observateur lui-même
qui nous enseignera à le réduire à sa juste valeur. Quand M. P. Passy 3060
distingue dans sa prononciation une meule de moulin (eu ouvert) et une
meule de foin (eu fermé), ce n'est point du tout parce qu'il a visé intentionnellement
ni même à son insu trouvé quelque avantage à établir dans
63sa prononciation une distinction tout artificielle, perdue d'ailleurs pour
toute autre oreille que la sienne : c'est que son père prononce meule, et
sa mère meule 3161, et qu'apparemment il a pour la première fois appris de
son père le nom d'une meule à moudre et de sa mère celui d'un tas de
blé. Imitation automatique dans l'un et l'autre cas, mais aboutissant en
dernière analyse à enrichir le vocabulaire et à rendre dès lors plus étroite
l'adaptation de la langue à l'idée : en sorte que, si le hasard voulait que
cette prononciation individuelle fît souche et que la distinction fût un
jour consacrée par notre Dictionnaire, on ne manquerait pas de faire
honneur à la réflexion, au besoin de clarté, à l'intelligence consciente en
un mot, d'une variation phonétique et d'une différenciation sémantique
qui, à l'instar de tous les phénomènes de cet ordre, ne relèvent que de
mécanisme et n'ont d'autre théâtre que le moi inconscient.

B. Ce dernier cas nous fournit une transition toute simple aux faits de
sémantique proprement dits, à tout ce qui rentre dans la catégorie déjà
définie de la « vie des mots 3262 », où il est parfois si malaisé de se défendre
de chercher la manifestation d'une activité consciente. Rien pourtant ne
serait plus éloigné de la vérité : on l'a vu, on va le voir encore ; je procède,
comme plus haut, par gradation.

5. Le premier Français qui a dit « une courtepointe », au lieu de coulte
pointe = cúlcita púncta
, n'y a sûrement pas vu un avantage de clarté ou
d'élégance, puisque au contraire il s'exposait à n'être pas compris ou à ce
qu'on se gaussât de lui : pour qu'il ait commis ce qui alors était une faute
grossière, il faut de nécessité, ou qu'il ait mal entendu le mot lorsqu'on le
lui a enseigné, ou que la langue lui ait fourché en le répétant 3363 ; les gens
qui ne connaissaient pas encore le mot et le lui ont entendu dire l'ont
appris de lui sous cette nouvelle forme ; et, comme le mot courte existait
par ailleurs dans la langue, une association d'idées, d'autant plus vague et
inconsciente au surplus que, pour si peu qu'on la serre de près, elle aboutit
à un simple non-sens, a de proche en proche propagé le barbarisme,
64aujourd'hui légitimé par l'usage. — Les faits dits d'« étymologie populaire »
sont d'ordre inconscient et mécanique.

6. Le premier Français qui a dit « l'Ascension » tout court pour l'Ascension
de N.S.J.C.
, n'a point visé à une brièveté dont il n'a pu même
concevoir l'idée qu'après qu'elle a été réalisée ; mais apparemment on
venait de parler de la Passion de N.S.J.C., ou même de la Passion tout
court, — car ici le doute est bien moins possible, — ou de tout autre fait
enfin qui évoquait irrésistiblement l'idée de N.S.J.C. : en sorte que, ni le
sujet parlant n'a même songé à la nécessité de répéter ce nom, ni les
auditeurs n'ont hésité à le suppléer, sans seulement s'apercevoir qu'il ne
l'eût pas prononcé ; et le fait s'est reproduit assez fréquemment pour que
le déterminant tombât de lui-même, alors que l'on croyait encore, de part
ou d'autre, soit l'exprimer, soit le percevoir. — Les faits de restriction de
sens sont d'ordre inconscient et mécanique.

7. Le premier Français qui abusivement a nommé « cahier » (cayérn =
quatérnio
) un assemblage de feuilles de papier pliées en deux ou en huit
ou en seize, n'a nullement pensé à la nécessité de doter le langage d'une
expression générale pour désigner un assemblage quelconque de feuilles
de papier, ni même à la nécessité momentanée où il se trouvait de désigner
un tel assemblage par un mot qui risquait de n'être pas compris ou
de provoquer la surprise ; mais, étant habitué à nommer « cahier » un
assemblage plié en quatre, il a oublié que celui qu'il désignait ne l'était
point ou que le terme qu'il employait signifiait « plié en quatre », et de
cet oubli — quoi de moins conscient qu'un oubli ? — est sortie par imitation
une signification nouvelle qui a complètement effacé l'ancienne aux
yeux de tout Français non étymologiste. — Les faits d'extension de sens
sont d'ordre inconscient et mécanique.

8. Le premier Français qui a dit constamment mais au lieu de ains 3464,
ainsi qu'aujourd'hui nous faisons tous, ce n'est pas qu'il ait pu découvrir
une supériorité quelconque du premier monosyllabe sur le second ; car
on s'ingénierait vainement à la trouver, et encore n'aurait-elle été trouvée
qu'après coup. Non : bien avant cet initiateur, on avait dit mais dans
le sens adversatif, depuis Virgile qui avait écrit non equidem invideo,
miror magis. Or, comme mais et ains, répondant à la même idée, ne faisaient
mentalement qu'un seul et même mot, comme d'autre part le sujet
parlant en question avait sans doute, par hasard et depuis son enfance,
entendu mais plus souvent que ains, sa mémoire, à son insu, s'est
65déchargée d'un poids mort 3565, et l'équilibre entre les mots et les idées
s'est rétabli au détriment de ains qui a disparu. — Les faits de désuétude
sont d'ordre inconscient et mécanique.

C. Passons à des relations d'un autre ordre, et voyons par quelques
exemples comment s'élabore et se constitue la grammaire d'une langue.

9. La petite fille (six ou sept ans) qui me disait un jour « Nous étions
arrivées à l'école en retôt » n'avait pas la moindre intention de créer un
mot, ni le moindre soupçon qu'elle en créât un en effet, qui eût pu vivre
si le hasard lui avait prêté vie : elle me disait cela tout naturellement,
comme une chose qui allait de soi, et je l'aurais fort étonnée en la reprenant,
ce dont je me gardai comme bien on pense. Soit qu'elle n'eût
jamais entendu les expressions « trop tôt » ou « de trop bonne heure »,
soit plutôt qu'elle les eût entendues sans y faire attention, ou qu'enfin
elle les eût retenues et momentanément oubliées, — peu importe, — il est
très sûr qu'en l'instant où elle parlait elle croyait posséder une expression
parfaitement adéquate à sa pensée ; bien mieux, elle la possédait,
puisqu'elle s'était fait comprendre. Elle connaissait tard, en retard et tôt,
en sorte que *en retôt a spontanémant jailli de ses lèvres. Ne dites pas
que son opération a été consciente du moins en ce sens qu'elle a dû
construire mentalement la formule d'analogie proportionnelle « retôt : tôt
= retard : tard
. » Sans doute, elle l'a construite ; mais elle ne s'en doute
pas et ne s'en est pas doutée : tout cela s'est passé au fond de son insconscient,
et elle a dit « retôt » comme elle aurait répété un mot qu'on lui
aurait réellement appris. Une autre enfant qui m'avait dit « quand je suirai
grande », interrogée sur le champ « pourquoi as-tu dit suirai mignonne ? »,
ne put jamais répondre « parce qu'on dit mangerai, chanterai », etc. 3666 : en
d'autres termes, elle n'avait pas pensé à ces mots dans le moment ; mais,
comme elle pensait ces mêmes mots d'une façon constante, comme ils
étaient un des modes de son esprit, il ne se pouvait pas que son esprit
n'en pensât point d'autres jetés dans le même moule. Maintenant il va de
soi que ces deux créations individuelles sont de simples monstres, parce
que la langue ne les a point légitimées, ce qui ne veut pas dire qu'elle ne
puisse les adopter quelque jour ; mais, entre ces monstres mort-nés et
66ceux qu'elle a fait siens, il n'y a d'autre différence que le hasard d'une
propagation par voie d'imitation ; et, puisque l'imitation, elle aussi, est
purement instinctive, — les faits d'analogie dérivative sont d'ordre
inconscient et mécanique.

10. L'homme de demi-instruction et de grand sens qui me parle et
vient de me dire « J'ajète un bœuf », c'est qu'il l'a entendu dire à
d'autres : voilà la part faite à l'imitation irréfléchie. Mais le premier qui
a dit « j'ajète » sans imiter personne n'a pas pu davantage trouver profit
ni beauté réfléchie à prononcer j pour ch et à rompre ainsi la corrélation
qu'il devait vaguement percevoir entre j'achète et nous achetons. Au
contraire, c'est à cette corrélation même qu'il a obéi, mais croisée et
troublée dans son esprit par quelque autre de même nature, et sans
d'ailleurs qu'il eût le moindre soupçon du travail qui s'opérait en lui : il
venait, je suppose, de dire ou d'entendre « je jette », ou « nous jetons »,
ou tous deux, ou enfin ces mots, sans avoir été proférés ou entendus
récemment, figuraient en permanence parmi les modes de sa pensée ; or,
toujours sans que nous nous en doutions, dans nous jetons et nous achetons
la prononciation des consonnes est exactement la même, c'est-à-dire
que le j du premier vaut un ch 3767, et il n'en fallait pas plus pour que
la consonne de je jette s'introduisît par similitude dans j'achète 3868. La
formule de cette analogie ou de toute autre serait aisée à construire.
Celle-ci n'a donné qu'une forme encore inconnue à la langue officielle
et polie, bien que largement répandue dans les milieux illettrés ; mais
tout le monde dit « vous courez », et le premier qui a dit « vous courez »
au lieu de « vous keurtes » n'a pas fait une moindre ni une autre erreur
que le premier qui a dit « j'ajète ». Faut-il répéter qu'il ne l'a pas faite
exprès ? Ce n'est pas exprès qu'on fait un barbarisme, sinon par plaisanterie,
et une plaisanterie isolée ne va jamais loin, c'est une fusée qu'on
tire et qui s'éteint. Aucun avantage non plus ne recommandait la forme
nouvelle, et, y en eût-il un, encore une fois, cet avantage ne pouvait être
perçu qu'après qu'elle aurait été créée. D'où sort-elle donc ? Toujours du
même fond d'inconscience. Le sujet parlant avait dans l'esprit une
phrase à corrélation telle que « vous couriez, vous sautiez », et, comme
67« vous sautiez » appelait irrésistiblement au présent « vous sautez », la
quatrième proportionnelle « vous courez » est venue toute seule se ranger
sous la catégorie du présent de l'idée « courir ». — Les faits d'analogie
grammaticale, l'étonnant foisonnement de formes qui en procède et
constitue à lui seul les neuf dixièmes au moins de la grammaire de toutes
les langues, sont d'ordre inconscient et mécanique.

11. Le premier qui, alors qu'on disait, je suppose, *wert-ti (il tourne),
a imaginé de dire quelque chose comme *were-wert-ti ou *wer-wert-ti
ou *we-wert-ti dans le sens de « il tourne souvent » ou « il tourne en tous
sens » ou « il tourne avec vigueur », etc. 3969, n'a rien inventé de propos
délibéré, ni conçu nécessairement de corrélation mentale entre la répétition
d'une syllabe et la répétition ou l'intensité de l'action, car ce
concept ne pouvait préexister à la création du mot lui-même. Non :
c'était un enfant qui bégayait encore et qu'on a imité, comme nous le faisons
aussi quand nous admettons dans la langue dada et toutou ; ou bien
un adulte qui ne bégayait plus, mais qui est retourné momentanément à
l'enfance, sous le coup de la violente émotion que lui avait causée la vue
de l'acte qu'il dénonçait ; bref, c'est la survivance de cette mimique instinctive
et réflexe de la stupéfaction impuissante à se contenir, qui fait
encore aujourd'hui percevoir dans un redoublement de syllabes d'ailleurs
par elles-mêmes insignifiantes le désir d'étonner ou d'émouvoir l'auditeur 4070.
Ici donc, comme en tout autre domaine du langage 4171, ce qui fut
spontané est devenu un procédé ; mais à la base il n'est rien que de spontané.
— Les faits dits de « redoublement total ou partiel de la racine », d'où
dérive une part notable du vocabulaire et qu'on est toujours si volontiers
tenté d'attribuer à la volonté réfléchie d'insister sur le sens de cette prétendue
« racine » 4272, sont d'ordre inconscient et mécanique.

12. Une fois la langue ainsi entrée en possession de formes non
redoublées et de formes redoublées de la même racine, avec sens plus ou
moins fortement nuancé, soit par exemple *wert-ti et *we-wort-e (il
68tourne en cet instant, il tourne habituellement, il a tourné), le premier qui
employa exclusivement *weworte dans le sens du passé en réservant
exclusivement *wertti pour le présent 4373, n'a nullement fait acte de sélection
réfléchie ou simplement consciente, ni surtout songé à construire
l'équation rêvée par les glottogonistes d'antan entre le fait de « redoubler
la racine » et l'intention de « signifier le passé ». Voit-on ce pâtre indoeuropéen
raisonnant et subtilisant sa langue comme le pourrait faire un
grammairien de profession, peseur juré de syllabes ? Il n'y regardait pas
de si près : il avait à sa disposition *wertti et *weworte, l'un représentant
plutôt le présent momentané (anglais he is turning), l'autre, à raison
même de ce qu'on vient de voir de ses origines, plus usité au sens de
présent duratif ou d'habitude (he turns) ; de la constatation de l'habitude
d'un acte à la constatation du fait que cet acte a été accompli, il n'y a
qu'une nuance, et il a suffi mais fallu qu'à un moment donné cette légère
nuance échappât à un sujet parlant 4474, pour qu'il commît la faute d'employer
*weworte au sens du passé. Cette faute se propagea par imitation,
et l'incontestable avantage de posséder deux formes spéciales et distinctes
pour « il tourne » et « il a tourné » ne la fixa qu'après coup. — Les
faits si délicats dits d'« adaptation ou de différenciation grammaticale »
sont d'ordre inconscient et mécanique.

D. Élevons-nous enfin jusqu'aux hauteurs de la syntaxe, la seule partie
de la grammaire que les lettrés ne fassent pas profession de dédaigner,
parce qu'en effet elle confine au style et que leur goût raffiné de
logique ou d'esthétique trouve à s'y satisfaire. On va voir pourtant
qu'esthétique et logique sont également hors de cause à l'origine des
combinaisons de mots et de phrases, soit que l'usage les ait consacrées,
soit à plus forte raison qu'il tarde à les adopter.

13. Le premier Latin — et c'était peut-être un contemporain de Tertullien
ou même de Pline — qui a dit : « ille liber de Petro » (aujourd'hui il
libro di Pietro
, el libro de Pedro, le livre de Pierre, etc.), au lieu de liber
Petri
, n'a pas pu viser à l'élégance, ni non plus à la clarté, puisque liber
Petri
était aussi clair que possible. Qu'a-t-il donc prétendu ? Mais rien
autre chose et rien de plus que de dire en fait « liber Petri », à quoi il a
69fort gauchement réussi. Il avait entendu dire « ille liber » pour désigner
un certain livre bien déterminé et quelque peu éloigné du sujet parlant ;
et, comme le livre n'était pas sous sa main, il a dit tout naturellement
« ille liber ». Il avait entendu dire « de Petro » de quelque chose qui
concernait Pierre ; et, comme le livre, en tant qu'appartenant à Pierre, le
concernait sans difficulté, il a dit tout naturellement « de Petro ». Et,
pour n'avoir pas songé à ce moment qu'il était beaucoup plus simple,
plus court et plus clair de dire « liber Petri », il faut que cette locution ne
se soit pas présentée à son esprit, qu'il l'ait alors passagèrement
oubliée 4575. L'auditeur, sûrement, n'aura pas manqué de la lui rappeler
avec un sourire ou un gros rire ; mais sa lourde phrase n'en était pas
moins appelée à faire fortune, comme liber Petri à s'ensevelir dans les
limbes d'un éternel oubli. — La substitution de l'analytisme au synthétisme,
dont les procédés et les effets sont identiques dans tous les
domaines où elle s'observe, en anglais comme en persan, en afghan
comme en français, repose sur une série de phénomènes d'ordre inconscient
et mécanique.

14. Le premier Latin — et celui-là est bien antérieur à Ennius — qui, au
lieu de dire en deux phrases distinctes, séparées par un repos, « timeo, ut
pluat
 », exactement « j'ai peur, [je souhaite] qu'il pleuve », a dit d'affilée
« timeo ut pluat » et ainsi doté sa langue d'une locution brève, claire et
élégante, correspondant à notre phrase de deux propositions « je crains
qu'il ne pleuve pas », a mérité, lui, d'avoir des imitateurs, et aussi sa
jolie phrase a-t-elle volé de bouche en bouche ; mais encore n'avait-il eu
ni la prétention ni le désir de rien dire de hardi, et n'avait-il rien dit de
neuf, sinon à son insu. Il était de tempérament vif, apparemment, ou plus
ému que de raison de la crainte qu'il exprimait, et il a bredouillé, tout au
moins parlé plus vite qu'il n'aurait dû. Le hasard seul a été créateur : ce
n'est pas la modification de l'idée qui a supprimé l'arrêt entre les deux
propositions ; car la modification de l'idée ne pouvait, tout au contraire,
être suggérée que par la suppression de l'arrêt une fois réalisée 4676 ; mais,
70l'arrêt s'étant trouvé fortuitement et à tort supprimée, il s'en est suivi,
sous l'influence latente de la locution parallèle et de sens inverse « timeo
ne pluat
 », un très léger changement dans la façon de percevoir l'idée, et
un nouvel organisme syntactique a été appelé à la vie. — Les faits de
subordination syntactique sont d'ordre inconscient et mécanique.

15. Le premier Français qui a dit « il fallait que je m'en aille » n'a pas
du tout songé à débarrasser la langue d'une finale incommode ou peu
harmonieuse, ni même à économiser à ses propres organes l'émission
d'une syllabe. Il a commis une étourderie, voilà tout. Un récit est, pour
le sujet parlant, la reproduction d'un fait, c'est-à-dire d'un ensemble de
sensations et de perceptions antérieurement éprouvées ; la sensation
qu'éprouvait celui-ci dans l'instant auquel le récit reporte sa pensée se
formulait alors dans sa parole intérieure en ces termes « il faut que je
m'en aille », et ces termes par lui pensés, il les a purement et simplement
reproduits, sans y rien changer que la forme du verbe qui ne cadrait
point avec son intention narrative 4777. — Les faits de simplification ou de
rupture de la syntaxe de coordination sont d'ordre inconscient et mécanique.

16. Le premier Français qui a dit « il est plus grand que je ne
croyais », au lieu de « que je croyais » (major quam existimabam), n'a
pas un instant réfléchi à ce qu'il disait ; car, s'il l'avait fait, il n'eût pu
manquer de s'apercevoir qu'il prononçait une phrase littéralement
dénuée de sens. Mais les deux phrases qu'il aurait pu prononcer indifféremment
pour exprimer cette seule et même idée, « il est plus grand que
je croyais », et « je ne le croyais pas aussi grand qu'il est », se sont présentées
en même temps et de front à sa mémoire, il les a confondues, il
a cru n'en dire qu'une et en réalité a dit bout à bout la moitié de l'une et
la moitié de l'autre. L'auditeur, qu'il se soit aperçu ou non de l'erreur, a
compris : c'était tout ce qu'il fallait pour qu'à la faveur de l'imitation la
phrase fît son chemin. — Ainsi la contamination syntactique, c'est-à-dire
le procédé par lequel se construit et se renouvelle incessamment l'édifice
si compliqué de la syntaxe de toutes les langues, le stade le plus élevé de
l'évolution linguistique arrivée à son dernier période et s'essayant à
suivre la pensée jusqu'en ses replis les plus ténus et les plus sinueux,
71oui, la contamination syntactique elle-même 4878 est dans ses origines un
phénomène d'ordre inconscient et mécanique.

Ces seize rubriques résument, si je ne me trompe, tous les faits observés
jusqu'à présent dans l'évolution historique de toutes les langues
connues, et traduisent par conséquent sous une forme schématique toutes
les relations possible du langage et de la pensée.

SYNTHÈSE

1. A certains égards, l'enfant, et par conséquent aussi l'homme fait,
qui ne diffère de l'enfant que par le degré, non par l'essence, a moins de
mots que d'idées, moins de modes d'expressions que de concepts à
exprimer.

2. A certains autres égards, au contraire, l'enfant et l'homme fait ont
plus de modes d'expression que de concepts à exprimer, plus de mots
que d'idées.

3. Mais ni l'un ni l'autre ne se doutent de cette indigence ni de cette
profusion : tous deux, la masse des hommes croient penser exactement
ce qu'ils parlent et parler ce qu'ils pensent ; langage et pensée, pour eux,
sont adéquats, ne font qu'un.

4. Et la conséquence de cette antinomie fondamentale, c'est : — d'une
part, que, toute notre vie, notre langage flotte autour de notre pensée, s'y
adaptant et s'y moulant de son mieux et de mieux en mieux ; — et,
d'autre part, qu'aucun changement introduit par nous dans notre langage
n'y est introduit consciemment, avec l'intention réfléchie de mieux
accommoder à la pensée un moyen d'expression qui dans notre esprit
n'en est pas distinct et ne fait qu'un avec elle.

5. Bref, à ne considérer que le langage transmis 4979, — le seul vrai, le
seul qui vive en nous, le seul qui mérite l'attention du linguiste en tant
que tel, — si le langage est un fait conscient, les procédés du langage sont
inconscients.72

6. Dès lors, toute explication d'un phénomène linguistique qui présuppose
à un degré quelconque l'exercice de l'activité consciente d'un
sujet parlant, doit a priori être écartée et tenu pour non avenue par le linguiste
soucieux de clarté et de vérité.

Après avoir parcouru tout un circuit d'antinomies successivement
posées et résolues, nous voici donc revenus à notre point de départ 5080:
volition, identique et consciente, résultats inconsciemment différents,
c'est tout le secret du langage, le secret de sa permanence cent fois séculaire
et de sa mobilité de tous les instants ; et qui s'en sera une fois pénétré
à fond ne courra plus le risque de méconnaître l'esprit dans lequel il
convient d'interpréter les manifestations de l'une et de l'autre.73

11. La radicale impuissance de la métaphore et le perpétuel danger qu'elle apprête aux
idées claires n'ont peut-être jamais été mieux exprimés que par cette boutade de G. Eliot
(The Mill on the Floss, I, p. 190 Tauchn.) : « It was doubtless an ingenious idea to call the
camel the ship of the désert, but it would hardly lead one far in training that useful beast. »
Voir tout le passage.

22. Ce point sera repris au chapitre III, § v.

33. Schlegel s'était suggéré cette belle image au sujet des langues anciennes et soi-disant
primitives. Il est probable que lui-même l'eût trouvée grotesque, appliquée aux langages
contemporains. Comme si les procédés de l'esprit humain étaient affaire de chronologie !
ou comme si une langue n'était pas toujours contemporaine du cerveau qui la pense ! Voir
plus bas ; une langue n'a point d'âge.

44. Quand ces lignes furent écrites, Hovelacque vivait, et mon amitié s'est interdit un
hommage qui eût déplu à sa modestie ; mais, aujourd'hui que la science déplore sa perte
récente, il doit m'être permis de rappeler qu'il fut un des esprits les plus clairs, les plus
loyaux, les plus épris de vérité qu'il ait été à sa génération de connaître, et son livre la
plus complète initiation, et la plus propre à faire embrasser dans son ensemble, comprendre
et aimer la linguistique. En fait de généralités sur la science du langage, on a fait
autre chose depuis, l'on n'a pas fait mieux.

55. Je ne change rien à ces lignes ni aux suivantes, écrites bien antérieurement à la
publication du beau livre de M.O. Jespersen (Progress in Language, London 1894) ; mais
je renvoie à cet ouvrage pour la fine analyse du détail où la généralité de cette étude m'interdit
de m'engager, et, pour les divergences de vue qui subsistent entre l'auteur et moi, à
mon article de la Revue critique, XXXVIII, p. 501.

66. Savoir : hat causatif, at potentiel, lan négatif, ság suffixe nominal, om indice de première
personne du singulier, at accusatif : total « ayant-pour-objet + mien + fait de + ne
pas + pouvoir + faire + mourir » = « la propriété que j'ai de ne pouvoir être fait mourir ».

77. La question de la préexistence du signe ou de la chose signifiée se rattache à celle de
l'origine du langage, qui sera discutée plus bas, et au surplus on n'en saurait plus guère
rien dire après Renan.

88. Je ne puis que renvoyer le lecteur à l'étude si pénétrante de M.V. Egger sur la
Parole intérieure
(Paris 1883) et m'applaudir de rencontrer un tel appui sur un terrain où
ma propre faiblesse m'interdirait de rien édifier.

99. Revue critique, XXIII (1887), p. 282.

1010. L'astérisque désigne les formes qui n'ont pas d'existence historiquement prouvée :
il va sans dire qu'il n'est pas question ici de currátis subjonctif, mais d'un indicatif
*currátis de 1re conjugaison dont le latin classique n'offre point trace.

1111. Le premier qui a dit « vous courez », on l'a repris aussi, mais ils étaient trop, et la
barbarie l'a emporté. Combien faut-il de barbarismes pour former une langue polie et littéraire ?

121. Voir plus haut, chap. Ier, § III in fine.

132. C'est à dessein qu'on a négligé ici les strideurs des élytres du grillon et similaires,
ou le langage de gestes et d'attouchements des fourmis, qui ne ressemblent aux autres
langages animaux et à celui de l'homme que par le résultat, mais en diffèrent profondément
quant au mécanisme.

143. Voir chap. Ier, § IV, et Synthèse, prop. 4 et 5.

154. Cf. Revue critique, XXV (1888), p. 182. Quand j'eus écrit ces lignes, je les soumis
à un de mes collègues, professeur de philosophie, qui me reprocha d'avoir escamoté le
problème. Je le reprends donc en détail, au risque même d'y insister trop pesamment :
incidit in Scyllam

165. Toutes ces idées sont banales pour quiconque a tant soit peu médité sur Darwin ;
mais elles n'ont pas encore pénétré assez avant dans les esprits pour qu'il soit superflu de
les mettre en relief. C'est pourquoi mon incompétence en pareille matière me rend précieux
l'appui que m'apporte la récente autorité d'un philosophe : « Les cerveaux sont des
concentrations de pensées, comme les soleils des concentrations de lumière, et il y a des
soleils de grandeurs diverses… Quand on voit, en Afrique, un énorme chameau s'agenouiller
à la voix d'un petit enfant, ce n'est pas en vertu d'un dressage immédiat, portant
sur un animal sauvage : cet acte exprime la somme de tous les efforts faits de temps immémorial
pour domestiquer l'espèce… » (Fouillée, Tempérament et Caractère, p. 334).

176. En une langue entachée d'abstraction, mais quelle science peut se passer d'abstraction ?
Le tout, encore une fois, est d'entendre ce qu'il y a dessous. — Essai de Psychologie
générale
, p. 111.

187. Ceci pourrait bien être une des causes, et non la moins importante, du fait constaté
en ces termes par M.Ch. Richet (ib., p. 111) : « L'appareil nerveux périphérique récepteur
peut être très compliqué (chez les animaux inférieurs), alors que l'appareil nerveux central
sensitif, qui perçoit et qui juge la sensation, sera très rudimentaire. Tel semble être en
effet le cas pour beaucoup d'êtres qui ont des organes sensoriels admirables à la périphérie,
alors que leur système nerveux psychique est réduit à quelques ganglions. » C'est que,
ne se communiquant pas leurs émotions, ils en sont réduits à la sensation individuelle, qui
dès lors a atteint chez eux un degré d'acuité locale et périphérique dont nous ne saurions
nous faire la moindre idée. Au contraire, chez les animaux supérieurs, tous plus ou moins
doués de langage, c'est la sensibilité générale et psychique qui s'est exaltée par l'effet du
processus indéfini de répercussion qu'on a essayé d'esquisser au texte.

198. La conclusion s'impose : le signe préexiste à la conception claire de la chose
signifiée ; ou, en d'autres termes, c'est le langage qui crée l'intelligence, bien loin
d'en procéder.

209. Sur l'âge auquel cette faculté de rappel s'accuse dans le langage enfantin, consulter
les intéressantes observations de M.G. Deville, Revue de Linguist., XXIV, p. 40 : « Elle a
l'air parfois de faire la conversation avec sa mère. Le 385e jour, » donc à 19 mois, « par
exemple, elle a dit : toutou, ouo-ouo, ouo-ouo, — néné, bou-ou-ou-oum, — bim gnol ; les
deux traits indiquent deux légers temps d'arrêt ; toutou et ouo-ouo signifient « chien »,
« tonnerre », le boum prolongé avait été par elle fait la veille pendant un orage, et en disant
bim (onomatopée) gnol (Guignol) elle ajoutait le geste de frapper. Ainsi, d'elle-même,
elle a parlé de chien, et sauté du chien au tonnerre, du tonnerre aux coups donnés à »
(par ?) « Guignol, tout cela en ayant l'air de raconter quelque chose à sa mère » Ib.,
p. 129 : « Très souvent, au moment de s'endormir, elle éprouve le besoin de parler d'un
fait qui l'a frappée
dans la journée. Ainsi, le 627e jour, une fois au lit, elle a répété à plusieurs
reprises : bébé ba-iin badon (bébé vilain, ballon). Elle s'était, au Luxembourg, disputée
avec une petite fille à propos d'un ballon qu'elles voulaient toutes les deux. »

2110. Étrange paralogisme, pour le dire en passant ; car le Parthénon, à coup sûr, est plus
régulier dans ses proportions qu'une grotte naturelle, et les volapüks de tout poil mis en
circulation tous les dix ans par d'ingénieux inventeurs n'ont jamais passé pour des chefs-d'œuvre
d'exubérante fantaisie. Mais tout peut se soutenir, une fois qu'on a méconnu la
nature même de l'objet sur lequel porte la controverse : le πρῶτον ψεύδος, ici, consistait à
prendre une langue en particulier, bien plus, une langue littéraire, pour spécimen du langage
humain, et à fonder une théorie sur les règles de cette langue, comme on fonderait
un édifice sur un amas de décombres, puisqu'aucune langue n'est autre chose que l'ensemble
ressoudé des débris d'une langue plus ancienne.

2211. De lingua latina, V, 9.

2312. C'est ce qu'avait déjà dit Lucrèce en beaux vers (de rer. nat., V. 1040), et d'autres
sans doute avant lui : Renan, Origine du Langage, p. 74.

2413. Il va sans dire que je ne garantis pas ces observations, qui d'ailleurs n'ont que faire
de ma garantie : O. Comettant, Congrès des Américanistes de Nancy (1875), II, p. 277.

2514. Peut-être n'est-il pas téméraire de fonder à cet égard quelques espérances sur l'avenir
des récentes recherches qui ont si fortement modifié et ébranlé l'antique notion de
l'unité de moi. Qui sait si le sens élémentaire du langage ne se dégagera pas brusquement
ou pièce à pièce de quelque moi sous-jacent, mis à découvert dans un de ces « états
seconds » que provoquent les expériences d'hypnotisme ? Si étonnants que paraissent certains
de leurs résultats, il est clair que les expérimentateurs n'en sont encore qu'aux premiers
rudiments de la psychologie qu'ils nous préparent et n'ont pas encore ébauchée.

2615. Principes de Philologie comparée (trad. Ernest Jovy), préface et passim.

2716. Dans l'opuscule même ainsi intitulé.

2817. Au surplus, dans les langues une fois organisées, il sera bien rare que les deux procédés
ne marchent point de pair.

2918. Gell., Noct. Att., X, 4.

3019. Les Gots. Comme aujourd'hui en allemand wir.

311. Il a été démontré, en effet, que le langage, dès l'instant où il est quelque chose de
plus qu'un simple réflexe-signal, est devenu factice et conventionnel : il n'est donc plus
assez naturel pour éveiller une sensation, et l'on va voir qu'il l'est encore trop pour rendre
une pensée.

322. Car il va sans dire qu'il n'est point question ici des philosophes qui analysent la
langue, mais du peuple qui la fait.

333. Observation personnelle faite sur un enfant confié à une vieille bonne alsacienne : il
parlait parfois aussi alsacien à sa mère, à qui il était arrivé de le lui parler ; jamais à son
père, qui pourtant le comprenait fort bien.

344. J'appelle immédiatement l'attention du lecteur sur cette inconscience initiale : on
verra qu'elle subsiste chez l'adulte à son insu — ces derniers mots sont un truisme voulu
— et qu'elle est somme toute la clef du problème.

355. J'ai déjà eu et j'aurai encore l'occasion de la citer : Revue de Linguistique, XXIII, p.
330, et XXIV, p. 10, 128, 242 et 300. On ne saurait assez louer la sagacité et l'ingénieuse
patience de cet observateur et le proposer en modèle.

366. Il va sans dire, d'autre part, que le souvenir sous cette forme spontanée sera incommunicable.
Bien plus, il s'émoussera et finira par s'évanouir, s'il nous arrive de raconter
le fait à autrui, ou même simplement d'y penser trop souvent nous-mêmes, parce que dès
lors il se formulera en langage externe ou interne.

377. Qu'on n'objecte pas Laura Bridgman, sourde, muette et aveugle, qui pourtant poussa
l'idéation jusqu'à comprendre une discussion théologique : d'abord, elle était la descendante
d'une longue série d'ancêtres qui tous avaient possédé le langage et lui avaient
transmis tous les dons intellectuels qu'il suppose et qui en dérivent ; ensuite, il est bien
clair qu'on n'eût rien pu lui enseigner du tout, si l'on n'avait imaginé à son usage une certaine
sorte de langage. Mais qui nous dira jamais comment un animal inférieur pense le
monde extérieur et se pense lui-même ?

388. Probablement de ce qu'en la lavant on lui avait dit plusieurs fois de suite que c'était
pour l'emmener promener. Mais cette explication conjecturale ne fait rien à l'affaire.
L'enfant nomme tout ce qu'il objective : voilà le fait constant.

399. Le remarquable travail de l'extension de sens par métaphore commence de très
bonne heure, avant un an et demi. R. de L., XXIV, p. 23 : « Voyant des dragées pour la
première fois, elle a dit aussitôt « toto », mot qui dans sa bouche signifie « œuf » (529e
jour). » Est-ce par un autre procédé que nous disons « un pain de savon » ou les Anglais
« a hogshead of sugar » ?

4010. On sait déjà et l'on verra plus bas que les enfants surtout sont grands observateurs
de l'accent, qu'ils reproduisent avec une rare perfection. R. de L., XXIV, p. 22 :
« Lorsque, assise sur sa chaise haute, elle veut descendre, elle dit « pa tè » pour « par
terre », et la prononciation de chacune de ces syllabes est tout à fait différente de celle des
syllabes correspondantes de « pâ té » dit pour « pâté ». Ici la nuance a été assez forte pour
frapper l'observateur ; dans d'autres cas, il se peut qu'elle soit assez faible pour lui avoir
échappé ; mais jamais elle ne fait défaut, et l'enfant la perçoit, à défaut de nous.

4111. Rev. de Ling., XXIV, p. 19.

4212. Naturellement il n'en ira plus de même du jour où l'enfant éprouvera, par exemple,
le besoin de constater que sa poupée est dévêtue ; mais ce jour-là il aura tôt fait de créer
un mot ou une formule à cet effet. Nous ne la comprendrons pas d'abord, et ce ne sera pas
notre faute ; mais ce ne sera pas non plus la sienne.

4313. On ne s'en étonnera pas si l'on vient à songer que les appareils enregistreurs de
M. l'abbé Rousselot lui ont fait découvrir, dans l'articulation d'un adulte, des consonnes
que son interlocuteur ne saurait entendre et que lui-même n'a pas conscience d'avoir
jamais entendues ni prononcées : Modifications phonétiques du Langage, p. 143.

4414. Rev. de Ling., XXIV, p. 41.

4515. Cette dernière et fort juste réflexion montre que, dans la pensée de M. Deville aussi,
le langage de l'enfant ne diffère de celui de l'adulte que par la forme extérieure, et non
par l'adaptation à la pensée.

4616. Rev. de Ling., XXIV, p. 26.

4717. P. Passy, Changements phonétiques, p. 22, n° 28.

4818. « Si je pouvais être ce monsieur qui passe !… » et tout le couplet qui suit (Musset,
Fantasio) où se trouve dépeint le monde de sensations informulées et incommunicables
que chacun de nous porte dans sa tête.

4919. Voir plus haut, p. 52. Observation personnelle ; le sujet a deux ans et demi ; intelligence
au-dessus de la moyenne.

5020. Car, plus un langage est inculte, plus il semble à celui qui le parle l'idéal de l'expression,
le seul langage possible : on compte par dizaines les appellations de « barbares »,
c'est-à-dire « bègues, muets, sots », prodiguées à leurs voisins par des groupes ethniques
fort barbares eux-mêmes ; et une paysanne du pays de Goello me disait de son beau-frère,
Breton de Vannes : « Oh ! lui, on ne le comprend pas, i parle drôle, vous savez ! »

5121. Il y en a sans doute encore une autre : c'est que, notre langue maternelle, nous la
savions tous virtuellement avant que de naître ; je veux dire que les tours de phrase,
l'ordre des mots et conséquemment l'agencement des idées constituent un fonds linguistique
et logique qui par un vague atavisme doit se transmettre du cerveau de l'ancêtre à
celui des descendants. Il est difficile, en effet, de croire que chaque race ne se transmette
pas, en même temps que telles ou telles aptitudes physiques ou mentales, au moins le
moule général de sa pensée ; et nombre de faits d'hybridation du langage, — ces curieux
patois créoles, par exemple, qui tous, corrompus soit du français, ou du hollandais, ou du
portugais, etc., ont identiquement la même syntaxe, la syntaxe des langues nègres de
l'Afrique, — viennent à l'appui d'une suggestion sur laquelle il convient de ne pas insister
davantage ici. — Mon sympathique collègue, M.V. Egger, me dit qu'il ne croit point à une
influence semblable de l'hérédité, et qu'en général il lui semble qu'on attribue gratuitement
à l'hérédité un grand nombre de traits qui relèvent de l'éducation de la première
enfance. Pourtant c'est longtemps après avoir eu l'idée de cette application de l'hérédité
à la structure du langage, que j'ai trouvé chez un psychologue de profession une idée qui
me paraît bien autrement hardie : « La science moderne pourrait assigner une autre origine
à ces spectres de la mémoire. Ne peut-il pas arriver que, en vertu de la loi de transmission
héréditaire, que l'on applique maintenant aux phénomènes de l'esprit comme à ceux du
corps, les expériences de nos ancêtres se reflètent de temps en temps dans notre vie mentale
et donnent ainsi naissance à des apparences de souvenirs personnels ?… Quand le
tout petit enfant fixe pour la première fois les yeux sur une figure humaine, il pourrait
bien (qu'en savons-nous ?) éprouver un sentiment analogue à celui que nous avons décrit
plus haut », c'est-à-dire opérer une sorte de récognition. J. Sully, les Illusions des sens et
de l'esprit
(G. Baillière), p. 202. — Oui, qu'en savons-nous ? Et tout cela revient au mot de
M.A. France : « Nous étions déjà si vieux quand nous sommes nés ! »

5222. Je me sers à dessein de cette formule courante, de laquelle il ressort à l'évidence
que dans ce cas l'idée a précédé le signe et que le signe a été inventé ou importé pour les
besoins de l'idée, à la différence de ce qui se passe dans le langage transmis où la
connaissance du signe a précédé celle de la chose signifiée.

5323. La langue du lyrisme spontané et celle des mathématiques supérieures peuvent bien
passer, dans notre état actuel de civilisation, pour les types respectifs du langage transmis
et du langage appris. Cela posé, le contraste est puissamment saisi dans cette page de
M.P. Tannery (Revue de Paris, 2e ann., t. IV, p. 191) : « Plus un raisonnement est un raisonnement
scientifique, plus c'est un raisonnement de mots, un raisonnement de signes,
et c'est par là qu'il exprime des relations qui ne dépendent pas de celui qui le fait ou le
comprend
.  » (C'est bien cela : des idées, et non des représentations.) « Par contraste,
ouvrez un poète : des mots vont jaillir des images et des sensations ; c'est vous, c'est une
âme pareille à la sienne que le poète veut émouvoir ; s'il se sert des choses, ce n'est que
pour arriver à vous ; et les mots, pour lui, sont-ils des signes ? Oui encore, » (oui, mais des
signes qui dans sa conscience et dans la vôtre ont préexisté aux choses signifiées et qui
par suite en évoquent la sensation en même temps que le concept) « mais vous l'oubliez
pendant que leur harmonie vous enchante et que les sensations qu'ils évoquent vous
envahissent. Pour le poète, la puissance d'évocation qu'il y a dans les mots est trop
faible ; pour le savant, les mots sont encore trop imprégnés de sensation, ils ne sont pas
assez décolorés… » et il faut que l'algèbre intervienne pour corriger ce que la géométrie
pure, en tant que sa nomenclature est empruntée au langage courant, garde encore de trop
« sensationnel ».

5424. Je relègue en note une antinomie souvent débattue, à laquelle je projetais de consacrer
un chapitre, mais qui me paraît suffisamment résolue par les considérations développées
au texte. — Thèse : Si la science du langage est vraiment une science, elle doit aboutir
à la constatation de lois fixes, constantes et invariables dans leurs effets. — Antithèse :
Usus, quem penes arbitrium est et jus et norma loquendi. — Synthèse : Les deux propositions
sont vraies, respectivement, du langage transmis et du langage appris. — C'est là une
doctrine sur laquelle, depuis mes premiers débuts, je n'ai point connu de variation, encore
qu'il ait pu m'arriver, précisément pour la mieux faire entendre, de l'exposer sous des
formes diverses : Analogie, p. 63 sq., où je tenais le même langage que sept ans plus tard
M. Herbert Spencer (Nineteenth Century, janvier 1890, trad. dans Problèmes de Morale
et de Sociologie
, p ; 8) ; Revue critique, XXI, p. 221 sq., XXV, p. 184, XXVI, p. 336 ;
Grammaire comparée de l'Anglais et de l'Allemand, p. 17-19, etc. ; et j'ai peine dès lors
à comprendre comment, à propos de ce dernier passage, un critique qui n'est point coutumier
de légèreté (Revue de Linguistique, XXVII, p. 261 sq.) a pu parler de contradiction
ou de semi-conversion.

5525. Je n'en veux donner qu'un exemple, moins pour critiquer les grammairiens que
pour éclaircir ma pensée. Quoi de plus fréquent qu'une formule de ce genre : cette forme
a été changée parce qu'elle se serait confondue avec telle autre forme de sens différent » ?
Et quoi de plus faux ? Comment le sujet parlant, qui n'a pas la moindre conscience des
confusions réellement existantes dans son langage, — voir plus haut, p. 54 et note, la judicieuse
remarque de M. Deville sur les homonymes, — pourrait-il prévoir une confusion
possible qui appartient à la catégorie des futurs conditionnels ?

5626. Sur la précision avec laquelle l'enfant saisit et reproduit la mesure et la mélodie du
discours, voir plus bas la note sous le n° 3.

5727. Voir : Rousselot, Modifications phonétiques, conclusion ; Grarnmont, Étude sur la
Dissimilation
, conclusion. — Ce cas est précisément un de ceux où M. Grammont se
refuse à reconnaître une action dissimilative ; mais ce n'est point ici tel cas particulier
qu'on met en cause : il s'agit de la dissimilation en elle-même et du caractère évidemment
inconscient de ce lapsus linguae.

5828. Voir surtout Streitberg, zur Entstehung der Dehnstufe, passim.

5929. On sait que le ton et la cadence du langage sont reproduits avec une fidélité merveilleuse,
même par l'enfant encore incapable d'articuler les syllabes qui en sont affectés.
« Quand elle est en train de faire quelque chose qu'on ne veut pas qu'elle fasse, il lui a été
dit parfois : « attends, attends ». Elle répète atata (389e jour), en reproduisant bien l'intonation
usitée, et emploie elle-même cette expression pour se faire, par exemple, courir
après. » (G. Deville, Revue de Ling., XXIV, p. 11.) « Elle a entendu les petites filles sautant
à la corde tournée par d'autres, dire avant de se lancer « à la une, à la deux, à la
trois » ; depuis, il lui arrive de dire, en tournant ou non un bout de fil, a la um, a da deu,
et aussitôt après elle saute (629e jour). Elle reproduit parfaitement l'intonation avec
laquelle ces mots ont été prononcés devant elle ; pour a la um, notamment, elle a ce mouvement
qui forme un double menton et que l'on fait en cherchant à imiter la voix de
basse » (l'énergique descente du larynx coïncidant avec l'avancée des lèvres). « Du reste,
d'une manière générale, elle n'a pas le parler monotone, et l'intonation interrogative en
particulier, est très marquée dans les expressions qui la comportent, telles que atatú
« entends-tu ? » (621e jour). ». (Ib., p. 129.)

6030. Changements phonétiques, p. 10, n° 9.

6131. Ibid., p. 23, n° 32.

6232. Voir plus haut, chap. Ier, § IV, p. 21.

6333. Le dilemme a trois branches, et la troisième, il est vrai, s'épanouit dans le moi
conscient : il se pourrait que le sujet parlant connût très bien le mot et l'altérât volontairement
par facétie ou calembour ; le cas n'est pas rare dans les milieux « spirituels », où l'on
prononce à dessein sesque pour sexe ou démacrotie pour démocratie. Mais combien y a-t-il
de ces corruptions intentionnelles qui entrent et s'implantent dans la langue réelle ?
Presque pas, et la raison en est manifeste : le sel de la plaisanterie exige que la vraie forme
reste constamment présente à l'esprit du sujet parlant et de l'auditeur, et dans ces conditions
la fausse forme ne peut la supplanter.

6434. Pour plus de simplicité, je substitue ici cet exemple à celui de ive et jument cité plus
haut : mais il va sans dire que tous les faits similaires rentrent sous le même chef d'explication.

6535. Il faut que le lecteur excuse la naïveté de ces pléonasmes : comment oublierait-on
quelque chose, sinon à son insu ? Mais l'erreur est si tenace qu'on ne saurait lui ménager
les coups.

6636. Malgré la limpidité du rapport « suirai : sui(s) = mangerai : mange ». Ces sortes de
formules sont excellentes à titre de schème général du travail de la pensée, mais tout à fait
erronées si l'on y voit une reproduction littérale de ce travail lui-même. La grammaire, en
chacun de nous, est latente.

6737. Sans que nous nous en doutions ; car on étonne toujours les personnes qui ne sont
pas linguistes en leur faisant cette révélation si simple qu'elles ne parlent pas comme elles
croient parler, qu'elles prononcent, par exemple, un z dans passe-debout ou un p dans
obsèques. Tant il est vrai que tout est inconscience, non dans l'acte, mais dans le procédé
de la parole !

6838. Je ne donne pas l'explication pour assurée : elle est de M. Meillet (Bull. Soc. Ling.,
VIII, p. LXXXVI), et je la crois juste ; mais ce qui importe ici, c'est bien moins le détail
d'une explication quelconque que le principe de l'explication en général.

6939. C'est le principe des formations verbales dites intensives, itératives, désidératives,
etc., si communes en sanscrit (varīvartti, varvartti, vavartti, vivrtsati), mais plus ou moins
développées dans toutes les langues indo-européennes.

7040. Fragment d'une conversation tout à fait étrangère à la linguistique (le narrateur est
le même qui dit : « j'ajète », ce qui ne l'empêche pas d'analyser très nettement le fait qu'il
relate) : « … Et cette brave dame, Monsieur, elle était bien drôle. Elle venait de voir, je
suppose, quelque chose qui lui avait beaucoup plu. Eh bien, elle ne pouvait pas vous dire
simplement : « C'est magnifique. » Le mot ne voulait pas sortir. Il fallait qu'elle s'y
reprenne, et elle disait à ma femme : « Oh ! Madame, voyez-vous, c'est magni-magni-magnifique ! »…

7141. Voir plus haut, chap. II, § V.

7242. Sur l'inanité du concept de la racine, voir supra p. 13 et 42.

7343. Comme en grec λείπει et λέλοιπε, δέρκεται et δέδορκε.

7444. Rien n'est plus aisé : il y a des cas où les deux temps s'équivalent ; que l'on compare,
par exemple, « je travaille tous les jours » et « j'ai travaillé tous les jours [jusqu'à
présent et il n'est pas dit que je ne continue] ». Ainsi, toujours, une confusion, une négligence,
un menu oubli, un fait d'inconscience enfin, à la source du phénomène linguistique.

7545. Le cas est le même pour aujourd'hui qui a supplanté huy. Qu'on n'aille pas dire que
huy était trop court : c'est une naïveté ; l'espagnol se contente parfaitement de hoy. La
locution au jour de huy répondait à une nuance légèrement différente de huy, et le premier
qui a dit l'un pour l'autre a négligé cette nuance ; puis sa faute a eu des imitateurs. La
locution populaire ojordojordui, qui équivaut à la monstrueuse phrase latine ad illum
diurnum de illo diurno de hodie
, n'est autre chose que la continuation moderne du même
procédé tournant au grotesque à force d'inconscience.

7646. Que l'on pèse cette idée fondamentale, et l'on cessera de juger puérile l'explication
telle quelle, donnée plus haut, de la suppression accidentelle d'une ponctuation nécessaire.

7747. Ou bien, si on le préfère, le sujet parlant a pensé à la fois deux phrases : « il fallait
que je m'en allasse », et « je me disais : il faut que je m'en aille », et ces deux phrases se
sont confondues dans sa parole : le cas alors rentre dans la catégorie de la contamination
décrite ci-dessous. — Comparer le type de phrase si commun dans la bouche de l'enfant ou
de l'homme du peuple : « Alors je me suis pensé : Allons voir Roumestan. »

7848. Outre ce qu'il y a de manifestement inconscient à mélanger deux modes d'expression,
on observera combien le fait de penser à la fois deux phrases s'accorde avec le principe
posé plus haut (§ III) et formulé en ces termes « plus de mots (ou de modes d'expression)
que d'idées ».

7949. Voir plus haut le § IV, p. 59.

8050. Voir plus haut, chap. Ier, § 1.