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Henry, Victor. Antinomies linguistiques – T02

Le langage martien
Étude analytique de la genèse d'une langue
dans un cas de glossolalie somnambulique

Observations préliminaires

(1) Dans cette étude qui ne s'adresse pas aux seuls linguistes, mais
encore, et bien plutôt, aux psychologues, aux occultistes, à tous ceux qui,
de près ou de loin, prennent un intérêt sainement scientifique au délicat
problème des activités subconscientes de l'esprit humain, j'ai dû le plus
possible éviter l'usage des termes trop techniques, et l'emploi surtout des
nombreuses abréviations nécessaires et familières à tous les ouvrages de
linguistique. Il en est pourtant quelques-unes que je n'ai pu absolument
bannir, sous peine de répéter à satiété les mêmes mots faisant longueur. On
voudra donc bien, dès l'abord, se souvenir des suivantes : al. = allemand ;
fr. = français ; mg. = magyar (hongrois) ; mt. = martien ; sk. = sanscrit.

L'abréviation Fl. désigne l'ouvrage de M. Flournoy. Lorsqu'elle est
suivie d'un chiffre (de 1 à 40), elle renvoie à l'un des quarante textes
martiens colligés dans son livre, de la page 204 à la page 223.

Au contraire, un chiffre quelconque, simplement précédé du mot
« n° », renvoie à l'un des nombreux numéros (entre parenthèses) qui
marquent les divisions de la présente étude. Ce système de références
était indispensable, dans l'analyse, nécessairement parcellaire, de
vocables et de procédés isolés, qui pourtant s'entrecroisaient entre eux
en tous sens suivant les mille méandres du rêve. J'ai donc fait tout mon
possible pour en rendre l'application aisée aux lecteurs qui me feraient
l'honneur de vouloir suivre de près, contrôler, critiquer et amender le
développement de mes inductions.

Les langues citées au long de ces pages sont toutes supposées au moins
sommairement connues, à la seule exception du magyar, sur la prononciation
duquel on trouvera quelques renseignements au début du chapitre VI.

Introduction

(2) Au commencement de l'an dernier, M. Théodore Flournoy, professeur
de psychologie à la Faculté des Sciences de l'Université de
89Genève, publiait un ouvrage intitulé : « Des Indes à la Planète Mars,
étude sur un cas de somnambulisme avec glossolalie » (1re-3e édition,
Paris, Alcan, 1900), qui me fut signalé par M. Barth comme contenant
nombre de faits de nature à piquer la curiosité des linguistes. Mlle Hélène
Smith (pseudonyme), personne visiblement intelligente et instruite, spirite
convaincue et médium renommé dans les milieux spirites de
Genève, nullement suspecte de simulation, a des visions d'une précision
remarquable, où le raffinement et l'originalité du fond et de l'ensemble
le disputent à la naïveté, parfois même à l'enfantine ignorance, que trahissent
les détails. Elle a été jadis une princesse arabe, mariée à un
prince hindou ; et, comme telle, elle ne sait pas un mot d'arabe, mais elle
parle sanscrit, — oui, sanscrit ! une femme ! ! dans l'Inde, au XVe siècle
de notre ère ! ! ! — ou plutôt une sorte de jargon inintelligible, fort bien
dénommé « sanscritoïde » par l'auteur, où se reconnaisent encore, parmi
les caractères généraux de la langue assez fidèlement imités, quelques
bribes de mots sanscrits, presque tous déformés et d'ailleurs d'elle
incompris, mais enfin inexplicables dans sa bouche, s'il ne lui a passé
quelque jour devant le yeux un roman d'aventures pseudo-oriental et un
ouvrage élémentaire de grammaire sanscrite, où sa mémoire subconsciente
a puisé les éléments de sa biographie et de ses discours hindous.
Tout sanscritiste que je suis, ce n'est point pourtant ce chapitre de M.
Flournoy (p. 257-322) qui a captivé mon attention : la langue en est trop
peu variée, nous en avons trop peu de spécimens, et je ne pouvais guère
espérer y rien découvrir de nouveau, alors qu'elle avait déjà subi l'examen
de savants tels que MM. Barth, de Saussure et Michel. Mais Mlle
Smith a un autre rêve, non moins cohérent et persistant, qu'on a suivi
patiemment, de mois en mois, pendant des années (p. 135-244) : elle se
croit transportée dans la planète Mars, elle y voit des paysages et des
personnages, elle entend tenir des propos qu'elle répète, et presque toujours
fort nettement ; elle fait mieux encore, parfois elle les écrit ; enfin
elle ne se borne pas à les redire et à les écrire (d'une écriture spéciale
qu'elle ne saurait relire à l'état de veille), elle les traduit avec soin mot
pour mot ; non pas elle sans doute, — car elle-même n'y comprend
goutte, — mais un désincarné du nom d'Ésenale qui lui sert d'interprète,
et qui, pour les croyants, est une esprit inspirateur, tandis que les positivistes
du genre de M. Flournoy et moi n'y sauraient voir qu'une des
nombreuses formes du subconscient de Mlle Smith elle-même. Bref, nous
possédons, grâce à cet admirable investigateur, 40 phrases martiennes,
d'une à cinq lignes chacune, plus quelques mots isolés, formant
ensemble un vocabulaire de 300 mots, que Mlle Smith a appris dans la
90planète Mars, créés arbitrairement ex nihilo, ou empruntés inconsciemment
au trésor linguistique, d'elle en partie inconnu, qui git dans les profondeurs
de sa mémoire subliminale. Telle est la question que je me suis
posée et dont je dois commencer par préciser les éléments.

§ 1er. — Position de la question

(3) Si nous écartons a priori l'hypothèse d'une communication surnaturelle
de Mlle Smith avec les habitants de Mars, — ainsi que la science a
le droit et le devoir de bannir de son domaine toute hypothèse invérifiable,
- il demeurera admis provisoirement qu'elle a inventé le martien
de toutes pièces. Le problème sera de savoir par quels procédés de
son entendement elle l'a spontanément ou lentement construit : et ce problème
ne manquera d'intérêt, ni pour le psychologue, ni pour le linguiste.

Pour ce dernier, d'abord, — la question de l'origine du langage mise à
part, qui n'est point de son ressort 61, — il y a incontestablement un intérêt
de premier ordre à assister à l'éclosion même de ces formes du langage
que d'habitude il ne lui est donné de saisir que figées dans les livres ou
tout au moins déjà fixées dans le parler courant. C'est tout autre chose,
d'inventorier le produit, et d'assister à l'acte producteur. En se plaçant
sur le terrain même où l'activité intellectuelle semble le mieux établie et
saisissable, M. Michel Bréal l'a récemment étudiée dans un beau livre 72,
sur lequel j'ai recueilli maint témoignage admiratif, et que j'admirerais
moi-même davantage, si presque à chaque page je ne m'y sentais arrêté
et froissé par la permanente présomption, avouée ou latente, de l'intervention
de la conscience dans les opérations élémentaires du langage.
Que si les procédés d'un sujet plongé à l'état de subconscience et créant
un langage reproduisent exactement les phénomènes de sémantique relevés
par notre maître à tous dans sa vaste et ingénieuse enquête à travers
tous les langages civilisés, il demeurera établi par voie expérimentale ce
que je m'étais efforcé de démontrer à grand renfort d'arguments et
d'analyses logiques 83 : que le langage est l'œuvre spontanée d'un sujet
absolument inconscient des procédés qu'il emploie à cet effet.

Pour le psychologue, par répercussion : si l'homme n'invente rien, s'il
ne fait que se souvenir, le langage de Mlle Smith doit être un composé
91analysable de ses divers souvenirs auditifs ou livresques, chacun d'eux
relié au sens qu'elle leur attribue par le fil plus ou moins ténu, plus ou
moins embrouillé, plus ou moins perceptible, d'une association d'idées,
tantôt directe, tantôt contournée et bizarre, telle qu'on en observe chez
tous les hommes et sur soi-même dans la rêverie et le rêve. Il serait possible,
en effet, de concevoir qu'un homme s'ingéniât à composer de la
manière la plus arbitraire un langage artificiel, qu'il appelât, par
exemple, mèche « une table » et sûr « un encrier », par l'unique raison
qu'il n'y a aucune raison de les nommer ainsi ; mais, outre qu'alors il
aurait bien de la peine à se souvenir de son vocabulaire, à retrouver dans
sa mémoire les mots qu'aucun lien ne rattacherait à leur sens conventionnel,
le seul travail de création d'une telle langue exigerait de sa part
un effort extraordinairement violent et pénible ; car, à chaque idée qu'il
voudrait exprimer, une association quelconque d'idées, soit avec le nom
même de l'objet à nommer dans telle ou telle langue de lui connue, soit
avec celui d'objets similaires ou voisins, soit avec la forme, les qualités
accessoires ou l'emploi de cet object, etc., etc., offrirait spontanément à
sa mémoire subconsciente une image auditive composée de certains
sons, de certaines syllabes, qu'il serait fatalement amené à reproduire ;
et, pour résister à cette tendance naturelle, il lui faudrait une attention
tendue, de tous les instants, qui ne pourrait manquer d'être fort souvent
en défaut. Aussi les gens qui parlent argot n'ont-ils rien trouvé de mieux,
pour déguiser leur langage, que d'employer la plupart du temps les mots
mêmes de la langue courante, déformés par un certain nombre d'artifices,
au fond très simples, très faciles à retenir et à reproduire, quoique
méconnaissables aux non-initiés ; et l'on verra que tel est aussi le procédé
naïvement et inconsciemment mis en œuvre dans les suffixations et
les métathèses de Mlle Smith.

Ainsi, disons-nous, celui-là même qui s'efforcerait constamment de
créer un langage qui ne ressemblât à rien, ne pourrait échapper à la fatalité
d'y trahir et d'y laisser deviner le jeu des organes secrets qui concourent
dans le moi subconscient à l'élaboration toute mécanique du langage
humain. A plus forte raison Mlle Smith, chez qui nous ne saurions
soupçonner un semblable effort que si elle était une simulatrice
consciente et extrêmement habile : ce qui, à la suite des observations si
pénétrantes de M. Flournoy, est hors de question ; mais alors même, ne
nous lassons pas de le répéter, la création de son martien obéirait, à son
insu, à des lois. Ce sont ces lois, nécessairement multiples et protéiformes,
qu'il s'agit ici de dégager, s'il est possible, de l'ensemble des
faits.92

En somme, pour le psychologue comme pour le linguiste, il y a, entre
l'observation du langage tout formé et celle du langage en voie de création,
la même différence que du minéralogiste qui étudie un cristal à la
loupe et au creuset, au chimiste qui suit des yeux le travail même de la
cristallisation.

Subsidiairement, s'il est constant que le martien de Mlle Smith n'est
fait que de ses souvenirs linguistiques, combinés, réfractés, gauchis, altérés
en divers sens, il demeurera établi, — ce qui, paraît-il, a besoin de
l'être aux yeux de certaines personnes, — mais celles-ci ne lisent guère
nos livres, — il demeurera, dis-je, établi qu'elle n'a jamais visité la planète
Mars et que les cosmographies scientifiques peuvent, jusqu'à plus
ample informé, se dispenser d'insérer les renseignements qu'elle nous en
rapporte.

Par toutes ces raisons, dont la dernière est naturellement la moindre,
j'ai cru pouvoir affronter le ridicule de consacrer une étude linguistique
à une langue qui n'existe pas. Ceux-là seuls m'en pourraient blâmer, qui
méconnaîtraient l'importance des expériences hypnotiques et la part de
plus en plus grande qu'elles sont appelées à prendre, à mesure de leurs
progrès, dans la construction d'une psychologie vraiment objective,
débarrassée des entités scolastiques qui encombraient l'ancienne, et intimement
unie à la physiologie. Mais ceux qui sauront gré à M. Flournoy
d'avoir longuement, en 400 pages, décrit toutes les intéressantes variations
du thème subconscient de Mlle Smith, ne sauraient m'en vouloir
d'avoir détaché l'une d'elles, et assurément la plus digne d'attention,
pour la soumettre à un examen spécial. Que si je m'abuse et que mon
travail ne plaise ou ne profite à personne, j'aurai du moins cette satisfaction
égoïste, qu'il m'aura été fort utile à moi-même, en me faisant
mieux comprendre la nature intime de bien des phénomènes que la linguistique
constate, enregistre, étiquette, mais qu'elle n'explique point,
parce que, si elle les expliquait, elle ne serait plus la science des mots,
mais celle des idées, et qu'à chacun suffit sa peine.

§ 2. — La méthode

(4) Étant donné le but à atteindre, la méthode à suivre s'impose de
soi-même : comparer la langue de Mlle Smith à chacune des langues
réelles dont on peut lui supposer quelque connaissance, soit approfondie,
soit accidentelle et tout à fait parcellaire.

Mais, ainsi qu'on le verra, et comme au surplus M. Flournoy l'avait
déjà fort bien constaté, le martien n'est vraiment original que par son
93vocabulaire. Sa grammaire et sa syntaxe, d'ailleurs aussi dénuées d'intérêt
l'une que l'autre, présentent entre elles le plus frappant contraste : l'une est
lâche, flottante, aussi mal fixée que possible sur la plupart des points où
semblerait devoir se laisser surprendre le rudiment au moins d'une norme
grammaticale ; l'autre, au contraire, rigide et dure, est impitoyablement
couchée et maintenue sur le lit de Procuste de la syntaxe française. Bref, M.
Flournoy l'avait dit avant moi, — le martien est l'œuvre ingénue et
curieuse d'une intelligence enfantine, dénuée de tout sens linguistique et
souverainement inconsciente de ce qui constitue l'essence d'une langue,
persuadée enfin que l'on crée une langue en substituant à chacun des mots
de son parler familier un mot aussi différent que possible, qu'on croit
inventer et qu'on ne fait en réalité qu'adapter en l'altérant.

C'étaient donc les mots de la langue martienne qui réclamaient avant
tout un sérieux examen ; et, en définitive, c'est presque sur les mots seuls
que porte le détail de la présente étude. A cet effet, on les a relevés
d'abord par ordre alphabétique, en notant le degré de fréquence de chacun
d'eux, ou de chaque forme grammaticale d'un même mot, lorsqu'il
se présentait sous plusieurs. Ce travail de pure statistique une fois
achevé, il s'agissait de discuter la valeur respective des diverses parties
de la documentation ainsi obtenue.

Les observations martiennes se sont espacées sur une période de
plus de trois ans, du 2 février 1896 au 4 juin 1899, parfois séparées
l'une de l'autre par un intervalle de plusieurs mois : il y en a, par
exemple, plus de deux entre l'avant-dernière et la dernière, près de
neuf entre la première et la seconde. En l'état, bien qu'elles aient été
toutes conduites avec le même soin, elles ne sauraient être à beaucoup
près d'égale valeur : les premières et les dernières ont nécessairement
moins de consistance et d'importance que celles de la période où
Mlle Smith nage en plein courant martien, où chaque séance lui amène
un nouveau rêve, où les mots pour le décrire se pressent sur ses lèvres,
et où le martien semble jaillir en source vive de celles de ses interlocuteurs
imaginaires.

Au début, le martien n'est pas encore fixé : ce n'est presque qu'un
balbutiement confus ; plusieurs mots sont créés, qui ne reviendront pas
dans la suite (haudan, n° 156), même pour exprimer une idée tout
identique (cévouitche, n° 182). C'est le moment de l'incubation, plein
d'intérêt pour le psychologue, surtout s'il la pouvait pénétrer dans les
mille replis du subconscient où elle s'élabore silencieusement, mais
sans valeur pour le linguiste, qui ne peut établir d'inductions sûres que
sur des formes fixes, précises et bien caractérisées.94

A la fin, l'imagination de Mlle Smith se lasse et s'épuise visiblement :
elle ne crée plus de scènes nouvelles ni n'entend de dialogues originaux ;
elle ne fait plus que répéter, sous une forme à peine modifiée, les mêmes
phrases banales, et tourner dans un cercle désormais fermé, enfin se pasticher
elle-même. Le cycle martien est clos : peut-être s'en ouvre-t-il un
autre ; l'auteur nous le fait espérer, et même il nous en esquisse les prodromes ;
mais de celui-là, nous n'avons cure pour l'instant. Il en résulte
que les mots de cette période donnent moins de prise à nos essais d'explication,
et aussi les requièrent moins : ou bien ce sont des mots déjà
entendus, précieux seulement comme témoignages de la continuité du
souvenir ; ou, s'ils sont nouveaux, ils ne seront pas répétés, et manquent
par là même de contrôle à ce dernier point de vue, qui est le plus important
de tous.

Cette observation s'applique également, quoique dans une moindre
mesure, aux mots de la période intermédiaire qui ne sont apparus qu'une
seule fois et que Mlle Smith n'a pas eu l'occasion de répéter. Ces mots,
que suivant la nomenclature philologique usuelle j'appellerai par concision
des « ἅπαξ», sont suspects, non pas en ce qu'ils auraient pu être
inexactement recueillis, — le soin diligent de l'observateur nous est
garant du contraire, — mais en tant que nous ne sommes jamais assurés
que le sujet les eût répétés absolument identiques, ni par conséquent
qu'ils soient de vrais spécimens d'une vraie langue, invariable et sûre
d'elle-même. Plus un mot est revenu de fois, plus il y a de chances, bien
évidemment, pour qu'il se rattache à une association d'idées précise,
simple et susceptible d'être pensée par quelque autre cerveau humain
que celui de Mlle Smith, partant reconstituable par voie d'induction ; et
aussi verrons-nous par la suite que les mots les plus fréquents sont aussi
en principe ceux dont les origines se décèlent le plus aisément.

Toutefois il ne faudrait pas exagérer la portée de cette dernière
remarque. Pour la ramener à sa juste valeur il suffit d'observer que la
plupart des mots qui n'apparaissent qu'une fois reviennent en réalité
deux fois dans l'ensemble de la documentation. En effet, Mlle Smith ne
traduit pas toujours une phrase martienne le jour même où elle l'a prononcée
ou écrite : il s'écoule souvent plusieurs jours, plusieurs semaines,
entre la composition du texte et sa traduction ; et, le jour où elle le traduit,
elle le répète elle-même, sans secours extérieur, mot pour mot, tel qu'elle
l'a dit ou écrit antérieurement, en l'accompagnant d'une interprétation
servile à force de littéralité. Il faut bien, pour cela, que chaque mot se
trouve, si je puis dire, épinglé dans une case de sa mémoire : ce que nous
cherchons à démêler, c'est la nature et la forme de l'épingle.95

Partant de ces prémisses, on s'assurera sans peine que, outre
quelques mots isolés (Fl. p. 223), les mots martiens les moins dignes
d'intérêt sont ceux qui figurent dans les textes 1, 3, 4, 8, 25, 33, 39 et
40 ; car ce sont ceux qui, traduits le jour même, contiennent aussi le
moins de mots rencontrés également dans d'autres textes. Le texte 33,
que j'appellerai dans la suite « la phrase inintelligible », souffre
encore, par rapport aux autres, d'une infériorité supplémentaire : c'est
une phrase entendue d'abord en une langue autre que le martien, véritable
charabia qui n'est apparu qu'une seule fois, — puis retraduite
en martien, et traduite du martien en français, mais de telle manière
qu'il est impossible de dégager un sens précis du mot à mot haché qui
est censé la gloser. Sur 17 mots, déduction faite des particules de liaison,
elle ne contient pas moins de 13 ἅπαξ, et seulement deux mots de
quelques fréquence.

Nous savons maintenant en gros quelles sont les parties véritablement
importantes et curieuses de l'œuvre subconsciente de Mlle Smith ; nous
ne l'oublierons pas en l'analysant dans le détail. Il nous reste à déterminer
les sources d'où elle a pu dériver.

§ 3. — Les matériaux

I. Le français

(5) I. Le français. — Nous savons par M. Flournoy, nous constatons
aisément par nous-mêmes que le roman martien est le produit d'une imagination
tout enfantine. Admettons, pour fixer les idées, que l'auteur de
ces puérils récits et du langage qui les accompagne soit un subconscient
de Mlle Smith arrêté dans son développement mental à l'âge de douze
ans. A cet âge, Mlle Smith savait parfaitement le français et ne savait
guère que cette langue : aussi est-ce le français, — on s'en assurera au
premier coup d'œil, — qui lui a fourni, avec sa syntaxe tout entière et la
plupart des éléments de son indigente grammaire, la grande majorité des
mots de son vocabulaire : bien entendu, non point tels quels ; altérés dans
leur forme et détournés dans leur sens, en cent façons capricieuses, par
ce moi subliminal que domine et remplit à ce moment l'unique pensée
de ne point parler français ni aucun autre langage de lui connu ; mais
reconnaissables pourtant, parce que, ce moi étant humain après tout, ces
déformations s'effectuent fatalement suivant les règles d'une certaine
logique humaine, et qu'il est dès lors possible à notre esprit de relever
les voies par lesquelles le sien a passé ; voir le chapitre IV, nos 39-148.
C'est donc sur le français avant tout que devront porter nos investigations,
et nous ne recourrons à d'autres langues que lorsque, interrogé à
96fond et parcouru dans toute son étendue, il nous aura obstinément refusé
une solution.

II. L'allemand

(6) II. L'allemand. — Mlle Smith sait peu l'allemand, et au surplus sa
personnalité consciente n'a point du tout le goût des langues. Toutefois
elle a appris l'allemand pendant tois ans : trois ans, c'est beaucoup dans
une vie de trente, et, si peu d'ardeur qu'elle ait mis à cette étude, il est
impossible qu'il ne lui en soit rien resté. Manquant de sens linguistique,
elle ne s'en est pas assimilé le moins du monde le mécanisme grammatical ;
mais, douée d'une excellente mémoire, elle en a retenu des mots,
dont elle a pu enrichir son lexique martien.

Malheureusement, l'on ne nous dit pas à quel âge elle a pris ces
leçons d'allemand. Il n'est pas probable que ce soit avant l'âge de douze
ans ; toutefois elle a pu les commencer vers cette époque, ce qui expliquerait
encore mieux l'imperfection de ses connaissances. Mais mettons
les choses au pis ; supposons que Mlle Smith n'ait pas su un mot d'allemand
avant l'âge de seize ans : s'ensuit-il nécessairement que son subconscient
de douze ans (n° 5), qui compose le roman martien et par
hypothèse ne sait pas l'allemand, soit absolument au dépourvu de toute
ressource à puiser dans cette langue ? Je ne le crois pas.

Je n'ai garde de m'immiscer dans une question dont la solution n'appartient
qu'aux psychologues. Mais enfin, a priori, le moi qui crée le
martien et le moi qui sait l'allemand ont beau être de date différente : au
moment actuel, qui est en définitive celui de l'apparition du martien, ils
se trouvent réunis en une même personne, et n'y sont point séparés,
selon toute vraisemblance, par une cloison étanche ; on conçoit tout au
moins la possibilité entre eux d'une communication osmotique, discrète,
difficile peut-être, mais enfin réalisable dans certaines conditions ; et
cette considération suffit à légitimer en principe quelques battues à travers
le vocabulaire allemand, à la recherche de telles origines martiennes
dont le français persisterait à ne pas rendre compte.

Que dire après cela, si a posteriori cette recherche se révèle fructueuse ?
Or, il est certain qu'on relève entre les deux vocabulaires trop de coïncidences
pour les attribuer au pur hasard : sans parler de modé « mère » et
gudé « bons », qui peuvent aussi bien être anglais qu'allemands, mais sont
sûrement l'un ou l'autre, des mots tels que imâ « ciel », haudan « maisons »,
cen « beau », sont témoins à triompher de tous les scepticismes ; et d'autres,
pour être moins transparents, ne sont guère moins probants ; voir tout le
chapitre V, nos 149-172. L'allemand a sûrement fourni quelques fils de
trame au tissu étrange dont le français forme la chaîne.97

III. Le magyar

(7) III. Le magyar. — M. Smith père était Hongrois d'origine. Il s'est
expatrié de bonne heure, et sa fille n'a jamais eu occasion de connaître
sa patrie, ni à plus forte raison d'en parler la langue. En fait, elle
estime n'en pas savoir le premier mot, et nous ne demandons pas
mieux que de l'en croire sur parole, en tant du moins qu'il n'est question
que de son moi conscient. Mais ce que nul ne croira, c'est qu'il ne
soit jamais arrivé à M. Smith de se rappeler devant son enfant la
langue de sa propre enfance, de lui adresser en magyar un mot de tendresse
ou une exclamation d'appel, de lui nommer en magyar un objet
familier, la feuille qu'ils cueillent, l'oiseau qui s'envole à leur
approche, l'écriture qu'elle trace sous ses yeux ! Je suis Alsacien, et
jusqu'en 1870 j'ai entendu parler, parlé à l'occasion le patois de Colmar ;
d'autre part, mes filles n'ont jamais vu l'Alsace et ne connaissent
en fait d'allemand que celui qu'on enseigne dans nos lycées. Cependant
il m'arrive souvent de prononcer devant elles, même de leur
adresser un mot, une phrase colmarienne, à laquelle je sais d'avance
qu'elles ne comprendront rien : alors, habituellement, je la leur traduis
en français, ou je la décalque en allemand classique, en leur faisant
observer les concordances phonétiques. Comme au surplus ce sont là
des curiosa isolés, il est bien clair qu'autant en emporte le vent : si l'on
demandait à l'une d'elles comment se dit en colmarien tel mot que je
lui ai appris une fois, elle répondrait de fort bonne foi qu'elle n'en sait
rien, et elle aurait raison ; mais peut-être, si elle était hynoptisable et
qu'on la soumit à l'expérience, le mot inconnu d'elle émergerait-il de
ses profondeurs subliminales.

Il n'est pas douteux que tel soit le cas de Mlle Smith : l'empreinte est
inconsciente, mais en général très nette et d'une remarquable pureté ; car
les mots magyars sont sensiblement moins déformés en martien, que les
mots allemands, moins bien connus de Mlle Smith, et les mots français,
qu'elle s'applique naturellement à déguiser, tandis que le magyar ne lui
paraît pas requérir cette précaution. Il suffira de citer ici lâmi « voici »,
nâmi « beaucoup », ousti « bateau », et de renvoyer le lecteur au chapitre
VI, nos 173-230, en lui faisant observer que les mots qu'il'y rencontrera
sont précisément, ou des interjections, ou des noms d'objets concrets,
familiers, usuels, ou des expressions de tendresse enfantine, tous cas rentrant
dans la définition donnée plus haut de ce qu'elle pouvait avoir
entendu de magyar à l'âge de douze ans.

Remarquons enfin que, par cette raison même, l'objection de principe
que nous avons dû résoudre quant à l'allemand ne se pose point quant au
magyar : c'est bien vers l'âge de douze ans que Mlle Smith a possédé tout
98ce que son subconscient a pu glaner et accumuler en fait de magyar, et il
n'est même pas probable qu'elle y ait rien ajouté depuis lors.

IV. Le sanscrit

(8) IV. Le sanscrit. — Cette objection, si nous n'avions désormais le
droit de n'en plus tenir compte, s'élèverait au contraire avec une nouvelle
force contre l'intervention du sanscrit dans l'élaboration du martien.
Sans doute, nous ignorons, nous ignorerons toujours à quel âge Mlle
Smith a feuilleté par hasard le ou les livres inconnus où elle a puisé les
éléments d'un roman pseudo-oriental, une donnée chronologique sur
l'histoire de l'Inde, quelques mots sanscrits et une notion fort confuse de
l'alphabet dévanágari ; mais, comme le roman de Sivrouka et Simandini
est une histoire amoureuse et fort passionnée, le subconscient qui la
compose ou la répète, en tout cas la mime merveilleusement, ne peut
être qu'un moi adulte. On verra pourtant qu'il voisine, mais très peu et
comme à la dérobée, avec le moi enfantin qui se promène à travers les
paysages de Mars.

Ce qui importe pour l'instant, c'est de préciser, s'il se peut, ce que
Mlle Smith sait au juste de sanscrit : je ne veux point dire, de discuter et
expliquer en détail son vocabulaire, ce n'est pas la tâche que je me suis
assignée, et cet opuscule prendrait des proportions indécentes si je ne me
bornais au martien ; mais tout uniment de délimiter l'influence occulte
que le rêve hindou a pu exercer sur l'évolution du rêve interplanétaire.

Il est entendu que Mlle Smith ne sait pas le sanscrit : des 40 mots sanscritoïdes
recueillis de sa bouche, 15 à peine donnent un sens à l'analyse.
On pourra en accroître le nombre : expliquer le nom propre Simandini
par sk. simantint « jeune femme sur qui l'on a accompli la cérémonie du
simantakarma, tracé la raie du sommet de la tête, épouse enceinte » ;
chercher dans atiêgà le simple mot adhyāya « chapitre », légèrement
altéré parce que l'effort de prononcer l'h a changé le d en t et que l'a a
été prononcé comme dans le fr. il paya (on remarquera que ce mot figure
en tête de bien des divisions d'ouvrages hindous, et souvent associé à
l'invocation à Gaṇêça ou Gaṇapati, Fl. p. 293, par laquelle ils débutent) ;
couper en deux le bizarre tvandastroum, et y reconnaître sk. dvandva
« couple », terme grammatical qui figure en bonne place dans quantité
d'ouvrages, etc. Peut-être arriverait-on par là à savoir quelque jour où
Mlle Smith a pris son sanscrit, mais on n'élèverait pas d'un degré l'estime
qu'un sanscritiste en doit faire. La considération capitale, en effet,
c'est qu'en parlant sanscrit ou sanscritoïde elle ne paraît pas savoir ce
qu'elle dit : rarement elle place à propos un mot reconnaissable ; il en est
d'admirablement corrects dont rien n'indique qu'elle sache le sens ; tout
99au contraire du martien, qu'Ésenale traduit comme un professeur en
classe, elle se refuse, — ou du moins Léopold, un autre désincarné, qui
pourtant a la science infuse, y témoigne une répugnance presque invincible,
- à traduire son sanscrit ; ou, si on l'en presse à toute force, on
n'obtient qu'un sens général de phrase, jamais celui d'un mot en particulier,
et, le tout se réduit à quelques confuses éjaculations, cris entrecoupés
de tendresse adressés par Simandini à son époux, chanson printanière
(Fl. p. 302), plus plate et plus vide que la plus fade de nos
romances. La preuve est faite : Mlle Smith ne sait pas du tout le sanscrit,
et le sanscritoïde qu'elle modèle à son image, — bien différent du martien,
qui est un véritable organisme linguistique, encore qu'imparfait, n'est
qu'un gazouillement informe, sous lequel elle-même ne perçoit
qu'un sens confus d'élan passionné, — le chant, si l'on veut, du rossignol
au printemps.

Et toutefois, un autre fait s'impose, qu'il ne faut pas perdre de vue
dans cet examen et qui a frappé tous les érudits consultés sur la matière :
son sanscritoïde ressemble étonnamment au sanscrit ; il en a, non seulement
quelques mots, intacts ou peu altérés, mais les allures générales, la
prédominance de la voyelle a, des liaisons par semi-voyelles (aya, iya),
même, à en croire les auditeurs, le rythme enveloppant et berceur. Ceci
ne doit être entendu que cum grano salis : ainsi que le fait observer M.
Flournoy, beaucoup d'u y sont prononcés ü, alors que le sanscrit ne
connaît d'autre u que celui qui se transcrirait ou en français, et cette circonstance
à elle seule suffit à introduire une fausse note douloureusement
sensible à toute oreille sanscritiste ; d'autre part, la finale de tvandastroum
(Fl. p. 298) pourra passer pour tout ce que l'on voudra plutôt
que du sanscrit. Mais, avec tout cela, il n'en demeure pas moins que le
sanscritoïde est un pastiche remarquable des sons et des intonations du
sanscrit : pour être arrivé à l'obtenir, il a fallu que le sujet se fût assimilé
avec une justesse surprenante les caractères extérieurs de cette langue et
fût subconsciemment doué d'une faculté d'imitation peu commune.

Une circonstance entre toutes s'est imposée à la pénétrante attention
de M. de Saussure : le sanscrit n'a point d'f, et le sanscritoïde de
Mlle Smith n'en a pas non plus accusé un seul. Il y a là un petit mystère
irritant ; car, de supposer (Fl. p. 317) que Mlle Smith, qui n'a pas l'attention
tournée vers les faits de linguistique, de phonétique encore moins, et
qui n'a lu ou entendu qu'une vingtaine de mots sanscrits, ait pu remarquer
d'elle-même qu'aucun de ces mots ne contenait d'f, je crains que
cela ne passe la vraisemblance. Il n'est pas moins malaisé de croire
qu'elle ait trouvé cette constatation toute formulée dans une grammaire
100accidentellement feuilletée ; car, d'abord, elle serait en partie erronée, le
sanscrit ayant au besoin un f, son ph, qui lui sert à transcrire les f des
mots étrangers ; et puis une parenthèse de ce genre était-elle de nature à
laisser à la mémoire une assez profonde empreinte pour que l'f fût systématiquement
banni du sanscritoïde ? Il faut chercher ailleurs, au risque
de s'égarer : peut-être la comparaison du martien au sanscrit éclairera-t-elle
la question, en même temps qu'elle jettera quelque jour sur l'un des
procédés de l'élaboration du martien lui-même.

Le martien non plus n'a point d'f, ou bien peu s'en faut : qu'on les
compte, on en trouvera en tout 7, dont 6 initiaux (nos 77, 78, 79, 80, 246
et 247), et un médial, ce dernier suspect (n° 273). C'est bien peu, étant
donné que les langues qui ont servi à le construire, français, magyar,
allemand, nous offrent cette consonne en proportion très notable. Numériquement,
si nous ne rencontrons que six ou sept f dans 300 mots martiens,
prononcés très distinctement à plusieurs reprises ou même souvent
écrits de la main du sujet, en sorte que l'erreur sur l'articulation est à peu
près impossible, combien sommes-nous en droit d'en attendre dans une
quarantaine de mots sanscritoïdes, la plupart du temps vaguement
zézayés ou balbutiés, dits à voix basse, à peine entendus des assistants
qui ont dû les noter au vol ? Moins d'un, n'est-il pas vrai ? Eh bien, nous
n'en trouvons pas un ; c'est toute la différence : elle est minime. J'en
conclus que, si Mlle Smith ne met point d'f dans son sanscrit, ce n'est pas
qu'elle ait des lumières spéciales sur l'absence de l'f en cette langue ;
c'est tout uniment qu'elle introduit dans la création du sanscritoïde l'un
des principes au moins qu'elle a suivis dans celle du martien : ce qui n'a
rien d'étonnant, puisque ces deux créations, remarquons-le bien, se sont
déroulées chronologiquement côté à côté.

Ce principe, quel est-il ? Je le dirai sans ambages, dût-on en railler. La
logique du rêve n'est point celle de l'homme éveillée et pleinement
conscient ; et au surplus la simple rêverie d'un homme sain et rassis amène
parfois des associations d'idées beaucoup plus étranges que celle que je
conjecture ici. S'il est une pensée générale qui occupe tout entier le subconscient
de Mlle Smith au moment où elle assemble les sons du sanscritoïde
ou du martien, c'est assurément celle de ne point parler « français » :
toute son attention doit être bandée à cet effort. Or, le mot « français »
commence par un f, par cette raison l'f doit lui apparaître comme la lettre
« française » par excellence, et donc elle l'évite tant qu'elle peut : c'est
pourquoi il n'y a point d'f en sanscritoïde, et presque pas en martien.

Mais à ce compte, dira-t-on, il n'y en devrait point avoir du tout. —
Sans doute ; mais il n'est telle attention qui ne se lasse, telle vigilance
101qu'on ne puisse prendre en défaut : mettons que les quelques f du martien
soient des lapsus, la consonne a bondi trop vite pour que la réflexion
sublimale la pût corriger, qui s'en étonnera ? Même, si l'on examine
d'un peu près les six mots à f initial, on entreverra de vagues raisons du
maintien exceptionnel de la consonne : l'un est un terme technique dont
la forme s'imposait, Fl. 12 ; l'autre était suffisamment déguisé par le
détour dédaléen d'où il était issu, pour qu'un déguisement ultérieur dût
paraître inutile, Fl. 24 ; un autre a été prononcé « en plein somnambulisme »,
dans une phrase qui n'est qu'un sanglot, Fl. 13… N'insistons
pas, sous peine de forcer la note : il doit nous suffire d'avoir mis toutes
les vraisemblances au service de notre hypothèse.

Nous l'aurions fait, si nous parvenions à démontrer que, quand
Mlle Smith emprunte à une langue d'elle connue un mot contenant un f,
elle change cette lettre en une autre consonne, toujours la même ; car
alors la proscription systématique de l'f sauterait aux yeux ; et, en même
temps, on comprendrait mieux qu'elle l'eût si heureusement réalisée,
ayant toujours présent à la mémoire un substitut tout prêt pour la
consonne abhorrée. Il se peut qu'il en soit ainsi, et que Mlle Smith remplace
l'f par le b : on en trouvera quelques indices au cours de ces pages,
nos 36 (3°), 151, 180 ; mais je n'en sais de preuve à peu près irréfragable
que l'al. finden devenu mt. bindié, n° 150. Théoriquement, la substitution
est irréprochable : elle se justifie par une double association, phonétique
et graphique. L'f est une labiale : il appelle, pour le remplacer, une
consonne qui exige le même mouvement de lèvres et la même disposition
de l'organe buccal. Maintenant, pourquoi le b plutôt que le p et le v,
qui sont, chacun de son côté, plus voisins de l'f, l'un parce qu'il est une
sourde, l'autre parce qu'il est une spirante ? Ici intervient l'influence de
la graphie : le b est de toutes les labiales la seule dont le caractère ressemble
à celui de l'f commencé comme lui par une grande boucle qui en
forme presque tout le corps. Si ces inductions rapides se vérifient par la
suite de mon analyse, c'est ce que je laisse de bon cœur au lecteur à
apprécier.

Il résulte de cette discussion que Mlle Smith a pu parler un sanscrit
d'apparence correcte en en sachant fort peu, et que, comme parfois son
rêve hindou s'entremêle à son rêve martien (Fl. 13), elle a pu utiliser
quelques souvenirs orientaux pour la construction de sa langue martienne.

V. Autres langues

(9) V. Autres langues. — C'est tout, heureusement : car, si nous avions
dû promener notre recherche à travers d'autres domaines linguistiques, il
102y avait de quoi nous décourager de l'entreprendre ; et, d'autre part, elle
serait devenue suspecte ; on nous aurait objecté qu'il fallait bien que le
martien ressemblât à quelque chose, et que, ressemblant à tant de
langues à la fois, il avait donc bien des chances d'être original. M. Smith
père, nous dit-on, « parlait couramment le hongrois, l'allemand, le français,
l'italien et l'espagnol, comprenait assez bien l'anglais, et savait
aussi le latin et un peu de grec » (Fl. p. 15) ; mais, de tout cela, sauf sa
langue natale, rien ne nous permet ni ne nous oblige de supposer qu'il ait
transmis la moindre notion à sa fille. Sans doute elle aura pu saisir
quelques mots de ses conversations avec des étrangers ; il serait même
étonnant qu'elle ne connût pas certaines bribes d'anglais et d'italien : il
vient tant d'Anglais à Genève, et l'Italie est si proche ! Il serait donc
excessif d'exclure toutes les langues autres que français, allemand, hongrois
et sanscrit ; mais elles n'ont droit d'apparaître qu'à l'extrême
arrière-plan, et seulement en tant qu'il s'agira de locutions connues, pour
ainsi dire, de toute personne de moyenne instruction. Notre horizon de
recherche se trouve ainsi rigoureusement circonscrit.103

Chapitre premier
Les procédés du langage martien

(10) Fixés maintenant sur le but et la méthode de notre recherche,
nous abordons notre sujet par l'examen et le classement des procédés
généraux qui président, dans le moi subconscient du sujet, à l'élaboration
de la langue martienne. Les quelques exemples cités dans l'introduction,
de mots français, allemands, magyars, transportés à peu près
tels quels en martien, n'avaient d'autre objet que de rendre manifeste le
fait brut de l'adaptation de ces trois langues à la création de l'idiome
nouveau rêvé par Mlle Smith. Il s'agit maintenant de savoir ce qu'ils
deviennent dans sa bouche ou sous sa plume, quand, — ce qui est de
beaucoup le cas le plus fréquent, — elle les déforme pour les déguiser ou
les plier aux besoins de l'expression de sa pensée. Chacun des procédés
qu'elle emploie à cet effet sera établi à son tour par un ou deux exemples
seulement, mais autant que possible simples, clairs et probants, empruntés
de préférence au français ; puis, une fois acquise par cette voie la
preuve que le procédé dont s'agit n'est pas étranger à la linguistique subliminale
de Mlle Smith, il deviendra légitime d'en poursuivre l'application
à tous les autres mots de son vocabulaire, en les comparant, sous le
bénéfice des modifications que ce procédé comporte et autorise, aux
mots des divers vocabulaires réels que nous avons reconnus être à sa disposition.

§ 1er. — Phonétique

(11) Il est presque superflu de faire observer que la phonétique est une
des parties les moins intéressantes de l'organisme martien. Sauf la statistique
des voyelles, déjà dressée par M. Flournoy (p. 225), et celle des
consonnes, qui ne nous apprendrait sans doute rien de nouveau en
dehors de la rareté de l'f constatée au n° 8, il est presque impossible d'en
extraire aucune donnée positive. De lois phonétiques, en effet, il ne saurait
être question ici : les lois phonétiques supposent un langage vivant, évoluant
pendant des années et des siècles dans la bouche des hommes groupés
en communauté, les enfants s'efforçant de reproduire l'habitus buccal
de leurs parents, n'y parvenant que de façon imparfaite, et imposant ainsi à
105la parole apprise des altérations insensibles dont la somme finit par
constituer la variation phonétique. Mais Mlle Smith est Genevoise, elle
est notre contemporaine ; qu'elle parle français, allemand, hongrois ou
martien, son habitus buccal est. toujours celui de Mlle Smith : si donc, elle
change, par exemple, un d en t, un f en b, ce n'est pas qu'elle y soit
contrainte par aucune nécessité anatomique ou physiologique ; c'est par
un effort de sa volonté, — ce mot entendu comme il doit l'être pour
exclure toute idée de simulation consciente, — et qui dit volonté dit
nécessairement, au moins dans l'état présent de nos connaissances psychologiques,
arbitraire et caprice. On a déjà comparé son martien à un
jargon enfantin ou à un argot professionnel. La seconde comparaison est
la plus juste : l'enfant qui jargonne ne songe qu'à déformer les mots au
hasard, car il ne s'inquiète pas d'être compris ni même de se comprendre,
il ne répétera jamais ce qu'il a dit une fois ; dans l'argot, il faut
que les déformations soient reconnaissables à une oreille initiée, et qu'un
même mot, dès lors, n'affecte pas trop de formes différentes ; mais, de
part et d'autre, les altérations sont arbitraires, et ce serait perdre son
temps que de chercher, par exemple, des concordances phonétiques fixes
de l'argot français au français. Tout au plus sera-t-il permis d'y signaler
des tendances confuses, souvent traversées et entravées par des tendances
inverses, et c'est aussi dans cette mesure discrète qu'on soumettra
à un examen phonétique le martien de Mlle Smith.

I. Les voyelles

(12) I. Les voyelles. — La substitution vocalique est le moyen évidemment
le plus aisé qui s'offre à l'esprit pour déguiser un mot quelconque :
aussi est-elle à peu près indéfinie en martien, comme dans tout
jargon enfantin. Toutefois elle obéit en général à un principe fort bien
mis en relief par M. Flournoy, celui de la transposition du grave à
l'aigu : ainsi l'o passe volontiers à l'a, l'a à l'e, l'e à l'i, et l'u, en tant
que son mixte, reste de préférence intact. On s'en assurera par l'examen
du vocabulaire. Peut-être même les cas où se produit la mutation inverse
(mt. nàmi pour mg. némi, n° 198) doivent-ils s'expliquer par des
influences étrangères à la phonétique ; mais ce serait outrer les choses et
lasser la patience du lecteur, que de se livrer à l'investigation de pareilles
minuties.

Le caractère fuyant du vocalisme martien est d'ailleurs pleinement
démontré par les hésitations du sujet même qui le crée : ses finales sont
parfois incertaines ; on relève tarviné et tarvini « langage » (Fl. 12 et 15),
povini et poviné « arriver » (Fl. 11 et 27). Rien de plus concevable ; encore
une fois, c'est le contraire qui serait surprenant. Mais on ne saurait
106attendre du martien un traitement tant soit peu constant des vocalismes
étrangers, alors qu'il fait si bon marché de son propre vocalisme.

Les dipthongues étrangères au français se réduisent à des voyelles
simples : al. einige devient -énêzé, n° 168 ; al. haus donne haudan, qui se
prononce à la française, n° 156. C'est la conséquence naturelle de ce que
le martien est un idiome partiellement étranger, mais toujours articulé
par un organe français.

Par la même raison, une voyelle suivie de nasale + consonne se
nasalise : al. handeln donne mt. andélir, qui se prononce avec a nasal et
sans consonne n.

La possibilité de l'insertion d'une voyelle épenthétique dans un
groupe de consonnes ou, inversement, de la chute d'une voyelle entre
consonne et liquide, est mise en lumière par le rapport étymologique, au
moins très probable, des deux mots bérimir et primi, nos 53 et 285. C'est
d'ailleurs, dans toutes les langues du monde, un phénomène phonétique
élémentaire et des plus communs. Voir encore cà et là les mots crizi,
piri, kirimé, pocrimé, kramâ, etc.

II. Les consonnes

(13) II. Les consonnes. — L'échange de sourde et sonore (k > g, t >
d
, p > b, ou réciproquement) est, de tous les procédés de déguisement
consonnantique, le plus naturel et praticable : aussi verra-t-on que Mlle
Smith en use très largement.

L'échange entre liquides, entre nasales, et d'explosive à spirante de
même ordre (r > l, m > n, b > v, ou réciproquement), est aussi extrêmement
aisé : Mlle Smith connaît le procédé, mais n'en abuse pas.

Sur la mutation conjecturale f > b, voir le n° 8.

En ce qui concerne les sifflantes, il y a lieu d'admettre, outre
l'échange de sourde à sonore, — s > z, z > s, d'autant plus courant chez
Mlle Smith qu'elle prononce à la française, c'est-à-dire comme un z, l's
martien entre deux voyelles, — l'échange de chuintante et sifflante, en
d'autres termes le zézaiement qui change s (= sch al.) en s, ou le phénomène
inverse. Les mots martiens qui commencent par z semblent
presque tous des produits variés de ces diverses mutations capricieusement
croisées et combinées entre elles : nos 146-147, 226-227.

En dehors de ces quatre variations, qui relèvent d'une phonétique
parfaitement normale et dont on trouverait des exemples dans nombre de
langues réellement existantes, le martien semble parfois en accuser une
autre, tout à fait argotique celle-là, qui consiste à remplacer arbitrairement
une consonne par celle qui la précède ou la suit immédiatement
dans l'ordre alphabétique : ainsi, l pour m, dans , n° 32, 1° ; d pour c,
107dans dodé, n° 33, 2°, etc. On ne perdra pas de temps à insister sur le
caractère à la fois artificiel et ingénu d'un procédé que désavouerait
aujourd'hui le plus vulgaire des cryptogrammes.

III. La métathèse

(14) III. La métathèse. — Le phénomène dit de métathèse, surtout
consonnantique, se constate, non sans fréquence, dans tous les idiomes jusqu'à
présent étudiés. Dans notre parler de tous les jours, c'est à lui que
remontent la plupart de nos lapsus vocaux, de lui que relèvent cent facéties
qui courent les rues : sesque pour sexe, et similaires. En tant qu'opération
réfléchie, faire l'anagramme d'un mot a toujours passé pour une façon
agréable de le déguiser pour le laisser deviner, et nos journaux illustrés
publient encore en dernière page toute sorte de problèmes en ce genre. On
doit donc a priori supposer qu'un procédé aussi courant est familier à Mlle
Smith. Pour s'assurer que son moi subconscient le pratique en effet, il suffit
de constater qu'il opère des changements métathétiques jusque dans son
propre martien : il a commencé par dire kiné « petit », Fl. 3, 8 novembre
1896 ; plus d'un an après (28 novembre 1897, H. 20), il n'a pas oublié son
mot, que pourtant il n'a jamais prononcé dans l'intervalle ; mais il en a fait
l'anagramme, et il dit niké. Je n'ajouterai rien à un fait qui parle de lui-même ;
mais on verra que la métathèse est, comme on doit s'y attendre, une
des clefs les plus satisfaisantes et les plus sûres du problème martien, et
l'on se reportera dès à présent, si on le veut bien, aux articles chiré, dimé,
tensée
(chapitre IV), manir (chapitre VI), etc., etc.

IV. Aphérèse, syncope, apocope

(15) IV. Aphérèse, syncope, apocope. — C'est aussi un procédé de
démarquage très usité que de retrancher à un mot la tête ou la queue ou
le milieu, et l'on doit supposer que Mlle Smith a parfois eu sous les yeux
un logogriphe, peut-être même s'est amusée à en déchiffrer. Au surplus,
dans la rapidité de la prononciation, certaines syllabes faiblement accentuées
tombent d'elles-mêmes, sans que la volonté y intervienne. Que
l'on compare maintenant : mt. chand-êné « délicieux », au fr. en-chanteur,
n° 60 ; mt. kiné « petit », au mg. kicsiny, n° 191 ; mt. mervé
« superbes », au fr. merveilleux, n° 101. Il n'en faut pas davantage, j'imagine,
pour établir que l'aphérèse, la syncope intérieure et l'apocope font
partie du bagage phonétique de la créatrice du martien, et pour légitimer
l'introduction de ces procédés si simples dans la recherche de certaines
étymologies moins transparentes.

V. Allitération et assonance

(16) V. Allitération et assonance. — Toutes les langues primitives et tous
les jargons enfantins usent largement de l'allitération et de l'assonance :
108survivance du temps lointain où la parole et le chant ne faisaient qu'un,
satisfaction vague d'un instinct esthétique qui est la marque d'outil
imprimée par l'homme à toutes ses productions, moyen mnémonique
aussi efficace qu'aisé, tout concourt à faire de la répétition des sons initiaux
ou finaux la base de la mélopée accompagnatrice du langage
humain. A plus forte raison, s'il s'agit de l'œuvre d'un subconscient qui
volontiers rimaille, ne fût-ce qu'en vers de mirliton, et à qui il arrive de
parler même en prose rimée, sans s'en apercevoir qu'après coup (Fl.
p. 53-54). Les exemples que j'ai relevés de ces phénomènes me paraissent
sûrs, et je crois même qu'il ne serait pas malaisé de les multiplier
sans invraisemblance.

Allitération vocalique : durant un an et demi de notations martiennes,
on n'a pas recueilli un seul mot commençant par u ; tout à coup, le 28
novembre 1897, un u initial fait son apparition, et voici, coup sur coup,
en une seule ligne, trois mots commençant par u, Fl. 20 ; on les retrouvera
en temps et lieu. Allitération consonnantique : on relève des successions
de mots telles que mété modé Fl. 4, povini poénêzé Fl. 11, crizi
capri… carimi
Fl. 20, qui ne sauraient toutes être fortuites 14. Il est même
fort possible que la forme étrange de certains « petits mots » (cf. le chapitre
III) ait été, pour la première fois qu'ils ont été prononcés, déterminée
par une allitération sensible ou latente : ainsi, ché « ton », qui est
inexplicable à ma connaissance, viendrait (Fl. 3) de la consonnance ché
chiré
« ton fils », que Mlle Smith n'a pas prononcée ce jour-là, mais qui
est apparue dix jours plus tard (Fl. 4), ou bien d'une assonance plus
générale encore, cf. n° 32, 2°.

Il ne faudrait pas exagérer la portée de ce précieux principe. Il m'avait
d'abord lancé sur de fausses pistes : j'ai cherché dans beaucoup d'initiales
martiennes des consonnes prothétiques issues d'allitération ou de fausse
euphonie, et en fin de compte j'ai dû abandonner cette idée. En lisant une
phrase telle que mis méch med mirivé « un crayon pour tracer » Fl. 17, qui
ne croirait à une succession allitérante à dessein ? Il n'en est rien pourtant :
de tous ces mots, méch est le seul dont la genèse puisse, si l'on veut,
mais non pas nécessairement doive s'expliquer par une allitération avec
mis. Mirivé, qui a tout l'air d'une altération de fr. écrivez par une prothèse
allitérante de m, est bien issue d'allitération, il est vrai, mais non pas dans
cette phrase ; car il est apparu trois mois et demi plus tôt, dans le texte Fl.
12 et la succession machir mirivé iche manir. Enfin, med « pour », qui est
109né ce jour-là, ne semble pas cependant être né par la vertu de l'allitération ;
car, sept mois auparavant (Fl. 8), Mlle Smith avait dit méta « pourtant »,
qui ne semble pas pouvoir en être séparé ; cf. n° 282.

Mais, si l'hypothèse allitérative est sujette à caution dans l'explication
du langage martien, l'assonance, poussée même jusqu'à la rime, et jusqu'à
la rime riche, en constitue un des procédés les plus constants et
spontanés. Il semble qu'une finale donnée en appelle à sa suite, au bout
de quelques mots, une autre toute pareille. Ainsi, la finale -imé est fort
rare en martien ; mais, dans le texte Fl. 8, on la lit deux fois, à une ligne
d'intervalle : c'est que Mlle Smith, ayant dit misaïmé « fleurs », a été naturellement
amenée à dire aussi finaïmé « senteurs ». Parfois le rapport
d'assonance est double, et le balancement antithétique de la proposition
est comme un rudiment du procédé des rimes croisées : Fl. 29, zé bodri |
né dorimé || zé pastri | tubré né tuzé
, « l'os est sain, le sang seul est
malade ». Il serait aussi aisé qu'inutile d'accroître la liste de ces cas dont
le principe seul est intéressant à constater.

§ 2. — Dérivation

(17) La dérivation martienne s'effectue exclusivement par voie de
suffixation : du moins, lorsqu'il s'y produit une préfixation analysable,
ne trahit-elle manifestement qu'un simple décalque du français ; cf.
nos 241-242. Mais la suffixation proprement martienne est d'une indigence
et d'une monotonie qui ne s'expliquent que trop bien si l'on prend
la peine de réfléchir qu'elle a beaucoup moins pour objet de former des
mots nouveaux que de déformer des mots déjà tout faits. En bref, elle
relève de deux principes antagonistes, tous deux étrangers à la morphologie
des idiomes réels et normaux : celui de la déformation jargonnante
ou argotique (n° 11) tendrait à imposer aux mots transportés en martien
les finales les plus variées, les plus bizarres, comme étant les mieux
propres à les déguiser ; tandis qu'au contraire le procédé de l'assonance
(n° 16) tend à assimiler les finales entre elles et à ne les laisser évolouer
que dans un cercle restreint. La suffixation martienne est le résultat de
l'équilibre instable entre ces deux tendances : tout n'y est qu'arbitraire et
confusion, et c'est à peine si l'on y peut relever quelques repères fixes.

Au début de l'apparition du martien, l'imagination du sujet paraît
entièrement envahie par une finale , qui rappelle irrésistiblement les suffixes
argotiques si communs, -uche, -anche, -oche25, dont la connaissance
110a été plus ou moins propagée dans le grand public par les romans d'E. Sue
et Les Misérables de V. Hugo. La première éjaculation se compose de
quatre mots isolés, tous terminés par (nos 93, 99, 102 et 104), qui ne sont
visiblement que de grossières et très arbitraires déformations du français.

Mais, de ces quatre mots, trois ne reparaîtront jamais plus, un seul
(métiche) est appelé à une haute fortune. La prédilection pour la finale
s'accuse encore, mais beaucoup plus discrètement, par exemple par la
transformation du français vu en véche au texte Fl. 2. Elle ne va pas tarder
à s'évanouir. Dès le texte Fl. 4, et définitivement à partir de Fl. 5, mais
il faut bien remarquer qu'il s'est produit entre Fl. 1 et Fl. 5 un travail
d'élaboration subconsciente qui a duré plus de dix mois, — le système
des finales martiennes est fixé tel qu'il se développera dans la
suite : prédominance des voyelles, et surtout des voyelles ou -i, soit
qu'on les ajoute au mot emprunté pour le compléter (fr. Espagne > mt.
Espênié), soit qu'on les y découvre en laissant tomber la consonne finale
qui les recouvrait (al. mutter ou anglais mother > mt. modé).

Ce n'est pas à dire que la finale disparaisse sans retour. Mais on
ne la rencontre guère employée avec une préférence marquée que dans
les adverbes ou mots accessoires du même genre : tiche « bientôt »,
étéche et itèch « toujours », vétiche « cependant ». On n'en saurait
conclure, d'ailleurs, que Mlle Smith ait établi aucun lien entre ce suffixe
apparent et sa fonction adverbiale ; car on verra qu'il s'explique assez
bien, dans la plupart de ces mots, par des raisons d'emprunt.

En dehors de ces cas, et de quelques autres où le mot emprunté ne
subit ni addition ni apocope finale (mâche, atèv, pâlir, etc.), la suffixation
que nous appelons martienne, c'est-à-dire essentiellement dépourvue
de signification précise, indifférente même en principe entre le substantif,
l'adjectif et le verbe, est constituée par une voyelle : le plus
communément , -i, ou -ié ; parfois -a ou , qui presque toujours s'explique
mieux par des raisons d'emprunt ; jamais -o ni -u. Lorsqu'elle est
plus compliquée, c'est-à-dire disyllabique, c'est généralement une nasale
qui en constitue la consonne : -imé, très rare ; -iné, -ini, -inié, très fréquents ;
-uné, -unié, -ôné, etc. ; subsidiairement, -zi, -izi, assez communs.
Pour plus amples informations on consultera les vocabulaires.

La seule finale suffixale significative du martien n'apparaît qu'à la
fin, Fl. 40 : c'est un suffixe -nâ, correspondant au fr. -ment dans les
adverbes, 2 fois, mais dans une seule et même phrase, et dès lors sans
intérêt, car il n'a naturellement jamais été répété, et là même on ne peut
savoir s'il ne relève pas de tout autre chose que d'un procédé suffixal ;
cf. les nos 69 et 154.111

§ 3. — Grammaire

(18) La grammaire du martien est éminemment sommaire, non pas
seulement à cause du petit nombre de documents que nous en possédons
et qui n'a guère permis la répétition fréquente des mêmes mots en
diverses situations de relation grammaticale, mais aussi et surtout parce
que, des différentes formes d'un même mot ainsi employé, il est fort difficile
d'extraire plus de trois ou quatre règles grammaticales précises et
sensiblement invariables. Telle qu'elle nous apparaît, toutefois, cette
grammaire n'offre presque pas un seul trait qui ne soit exclusivement
français, c'est-à-dire qui ne s'explique par le transport pur et simple au
martien d'un trait de la langue la plus familière, la seule familière même
à Mlle Smith.

I. Le substantif

(19) I. Le substantif. — Le genre du substantif martien a pour indice
essentiel, comme en français, la forme de l'article, qu'Ésenale traduit en
mot à mot par « le » ou « la » suivant les cas. La conclusion qui se dégage
constamment de cette traduction, c'est que le martien n'a que deux
genres, et que les mots qui sont masculins ou féminins en français le
sont aussi, respectivement, sans exception, en martien. Qu'une langue
puisse ne pas connaître la catégorie du genre grammatical, ou qu'au
contraire une langue puisse compter plus de deux genres, ou qu'enfin un
mot masculin en français puisse être féminin ou neutre ailleurs, c'est là
une idée qui paraît aussi absolument étrangère à la créatrice du martien
que celle de la lumière à un aveugle-né ! Tant la grammaire élémentaire
du magyar, ou même de l'allemand, qu'elle a apprise, demeure lettre
close à son subconscient linguistique !

Un seul substantif a une flexion féminine : c'est men « ami », qui
fait mené « amie » ; remarquons qu'ici le féminin est apparu le premier.
Le procédé, au surplus, appartient à la flexion des adjectifs, où nous le
retrouverons plus largement répandu.

Nous manquons de données sur la façon dont le martien formerait
des dérivés féminins plus compliqués, soit le rapport fr. de maîtresse à
maître ou de chanteuse à chanteur. Le cas ne s'est pas présenté :
médache « madame » a, comme en fr., un radical différent de celui de
métiche « monsieur », et bigâ « enfant », toujours comme en fr., est des
deux genres sans changement.

Le pluriel des substantifs n'apparaît que dans les textes graphiques,
parce qu'il consiste, comme dans l'immense majorité des mots français,
en un signe qui ne se prononce pas : c'est un caractère qui ressemble
112assez au ξ grec et que M. Flournoy transcrit par cette lettre. Je suivrai
son exemple. On prendra garde qu'il est aussi parfaitement muet que l's
plural fr. ; faute de quoi l'on s'exposerait à fausser les concordances phonétiques
auxquelles sa présence ni son absence ne sauraient jamais porter
la moindre atteinte.

Un seul mot martien a un signe de pluriel audible : c'est métiche
« homme », qui fait métiché (une fois, Fl. 7). A cette date ancienne ;
MMe Smith n'avait pas encore inventé l'écriture martienne, ni par conséquent
son ξ plural : ayant besoin d'un pluriel de substantif, elle l'a calqué
sur le pluriel probable de ses adjectifs, n° 20, 3°.

Les relations casuelles du substantif ne relèvent que de la syntaxe
(n° 23), et d'une syntaxe vraiment monstrueuse pour le linguiste
même le plus novice, à force de servilité à reproduire celle du français
(n° 30).

II. L'adjectif

(20) II. L'adjectif. — Quand l'adjectif masculin est terminé par une
voyelle, il se féminise par l'adjonction d'un e muet : diviné « heureux »,
divinée « heureuse », Fl. 20 ; cf. midée « laide », bénézée « retrouvée »,
dont malheureusement nous n'avons pas le masculin. C'est du français
tout pur, sans aucun doute.

Quand l'adjectif se termine par une consonne, il prend au féminin :
cen « beau » fait cêné, mess « grand » fait messé, mis « un » fait misé,
etc. Je pense que cet é ne diffère pas au fond de l'e précédent ; c'est toujours
l'e muet fr., mais vocalisé ici par une mutation martienne, pour servir
d'indice audible du genre. Cependant il est également permis de songer
ici à une influence du rapport al. de schön à schöne, d'autant que la
flexion apparaît pour la première fois dans un mot sûrement emprunté à
l'allemand (cêné, Fl. 6).

C'est en tout cas certainement à cette dernière langue qu'aurait été
pris l'indice martien du pluriel des adjectifs, s'il était permis d'en
conjecturer un d'après l'analogie de métiché (n° 19, 5°), c'est-à-dire si
gudé « bons », grêvé « larges » et tant d'autres proviennent d'un singulier
*gud, *grêv, etc., que par un fâcheux hasard Mlle Smith n'a jamais eu
l'occasion de nous révéler.

Les deux signes inaudibles, l'un du féminin des adjectifs, l'autre du
pluriel des substantifs (n° 19, 4°), se cumulent dans la forme unique iéeξ,
« toutes », Fl. 28.

III. Les pronoms

(21) III. Les pronoms. — Les flexions des pronoms, ainsi que celles
des articles, sont beaucoup trop compliquées et irrégulières pour qu'on
113les puisse séparer de l'étude des mots eux-mêmes. On les retrouvera au
chapitre III, nos 32-33, et cf. Fl., p. 232.

IV. Le verbe

(22) IV. Le verbe. — La conjugaison est de beaucoup la partie la plus
faible de l'œuvre grammaticale de Mlle Smith. Car, pour la flexion pronominale,
elle peut invoquer l'excuse de l'état chaotique de cette flexion
en français même. Au contraire, les verbes dits irréguliers ne forment
dans toutes les langues qu'une petite minorité, tandis qu'en martien la
règle de la conjugaison semble être de n'en pas avoir, à ce point que,
dans certains verbes (bétiné, n° 243), les formes conjuguées ne se distinguent
pas de l'infinitif. En l'état, l'on doit se borner à quelques
constatations éparses et disparates.

Quelquefois la conjugaison est très riche, mais ne semble relever
que d'un foisonnement arbitraire de formes par voie de déformation
argotique : c'est le cas du verbe vétéche « voir », qui, remarquons-le, est
aussi passablement irrégulier en français.

Dans trois cas, le signe de conjugaison est emprunté au français,
plus exactement à la graphie française, par un procédé d'addition tout
mécanique : nos 37, 6°, 38, 2°, et 164.

Parfois on discerne un rudiment de conjugaison (umèz « fais » et
umêzé « faire »), d'autant plus insignifiant que la faible importance en est
encore infirmée par les observations qui vont suivre.

Le plus souvent, en effet, le verbe ne change pas d'une forme à
l'autre : pédriné « [il] quitte », Fl. 14 ; pédriné « quitter », Fl. 17.

Ou bien, pis encore, le verbe subit un léger changement, alors que
la personne reste la même : « [il] quitte » se dit pédriné Fl. 14, mais
pédrinié Fl. 34. Observons pourtant que Fl. 14 est purement auditif, tandis
que Fl. 17 et 34 sont graphiques, et par conséquent mieux établis.

L'impératif ni le subjonctif n'ont, non plus qu'en français, rien qui
les caractérise : de ce que Mlle Smith dit bétiné « [je] regarde » et bétinié
« regarde », il serait inexact de conclure qu'elle distingue l'impératif de
l'indicatif, puisqu'on vient de voir le doublet pédriné pédrinié, et que,
d'autre part, elle dit aussi bétiné tout court « regarder ».

L'imparfait triménéni (Fl. 15) et le passé défini sadri « chanta »
(Fl. 20) sont deux ἅπαξ, dont la décomposition est impossible.

Le passé se forme généralement au moyen des auxiliaires. Les
verbes qui en fr. se conjuguent au moyen de l'auxiliaire « avoir » ou de
l'auxiliaire « être » prennent respectivement, sans exception, les mêmes
auxiliaires en martien : né amé « est venu », Fl. 14 et 20 ; é nié « a été »,
Fl. 20. Quant à la conjugaison de ceux-ci, voir les nos 37-38.114

Le futur a pour indice une syllabe -ir-, dont le consonnantisme à
coup sûr, et peut-être aussi le vocalisme (par nos verbes dits de 2e conjugaison)
lui vient du français : mâche « peux », machir « pourras ». Cette
catégorie conjugable est de beaucoup la plus ferme. Elle serait même
absolument cohérente, si l'on ne constatait séïmiré « comprendras »
(Fl. 8), qui devrait être *séïmirir, puisqu'on a plus tard séïmiré « comprends »
et « comprendre » Fl. 15 et 37. Mais il faut remarquer que séïmiré
est la toute première forme de futur qui soit apparue ; la grammaire
de ce temps ne devait pas encore être fixée. Ou bien peut-être *séïmirest-il
un futur très régulier d'un radical verbal *séïm-, cf. n° 259 ; et
alors, ce serait par abus et lapsus que plus tard cette forme de futur, qui
n'est pas revenue comme telle, aurait été transportée en fonction de présent
et d'infinitif. On relèvera encore une légère incertitude en sens
inverse sur bérimir Fl. 15, n° 53.

10° On ne rencontre qu'une seule forme de conditionnel, ténassé,
cf. n° 134.

§ 4. — Syntaxe

(23) Ce serait faire tort aux excellentes analyses de M. Flournoy que
d'essayer de démontrer après lui que la syntaxe martienne n'est qu'un
décalque, mot pour mot, de la syntaxe française. Ses textes sont là, et la
preuve est faite ; voir aussi mes n° 22, 8°, et 30. Elle ressortira également,
a contrario, du relevé, que je garantis complet, des très rares cas
d'insignifiante divergence.

Construction inusitée en français : Fl. 35, dabé… ié ti takâ
« maître… tout de pouvoir », pour « tout-puissant, très puissant ».

Construction incorrecte en français : Fl. 39, andélir… é vi « apparaîtra…
à toi ». La phrase est par ailleurs lourde et embarrassée. On a fait
observer à Léopold que Mlle Smith parle un langage par trop suspect
d'influence française : visiblement elle cherche à se corriger, mais s'y
emploie d'un zèle un peu gauche.

Ellipse d'un déterminatif : Fl. 28, éziné rabriξ ni tibraξ, « mes pensées
et [mes] besoins » ; sans difficulté.

Ellipse d'un pronom : Fl. 40, med lé goduné ni ankôné « pour m'aider
et réjouir » ; mais cf. nos 45 et 82. Il faudrait ranger ici : les cas énigmatiques
i-lassuné « m'approche » Fl. 9, m-ianiné « t'enveloppe » Fl. 14,
où le pronom, s'il est exprimé, l'est par un élément tout à fait insolite ; et
le cas cé méï adzi ilinée « je t'ai bien reconnue » Fl. 15, où il ne semble
pas l'être du tout, puisqu'on ne peut couper m-éï, la forme « as » Fl. 2
115nous garantissant par contre-coup l'authenticité de méï « ai ». Ce sont là,
selon toute apparence, de simples lapsus, comme il arrive à tout sujet
parlant d'en commettre dans sa propre langue.

§ 5. — Sémantique

I. Phénomènes de sémantique ordinaire

(24) I. Phénomènes de sémantique ordinaire. — D'après les considérations
exposées dans notre introduction (n° 3), on a dû comprendre que le
domaine que nous abordons ici est le sujet essentiel de notre livre : plus
exactement même, le seul sujet ; car tout le reste n'est en réalité que travail
de déblai, destiné à éliminer de notre recherche toutes les particularités
du langage martien qui ne rentrent pas strictement dans l'étude des
mots et de leur signification. Cependant je me ferais scrupule de consacrer
aux généralités de la sémantique un plus long développement
qu'aux autres parties de l'œuvre de Mlle Smith. La raison en est bien
simple : il ne sied point à la sémantique théorique de dominer a priori
l'étude du vocabulaire martien ; c'est au contraire à l'étude détaillée de
ce vocabulaire à nous prouver, s'il est possible, qu'il satisfait à toutes les
exigences de la sémantique théorique ; et l'on m'accuserait à bon droit
de pétition de principe, si je suivais une autre méthode. Le lecteur qui
voudra dès à présent se rendre compte des procédés sémantiques de la
langue de Mlle Smith, en trouvera tous les spécimens possibles énumérés
dans les chapitres IV à IX. Il ne s'agit ici que de les classer sous les
rubriques familières aux linguistes, afin de s'assurer que, quoi qu'on
doive penser de telle ou telle étymologie martienne en particulier, l'ensemble,
en tout cas, ne nous offre rien que nous ne soyons accoutumés à
rencontrer dans le parler usuel des langues les mieux connues.

Passons rapidement sur les métonymies : — le genre pour l'espèce,
miza « pavillon locomobile », n° 108 ; l'espèce pour le genre, alizé « élément »,
chèke « papier », nos 42 et 61 ; — l'épithète caractéristique de l'object
pour l'objet lui-même, chiré « fils », priâni « flot », nos 62 et 125 ; et,
inversement, l'objet pour son épithète caractéristique, capri « noir » (cf.
fr. un ruban lilas), grevé « larges », nos 58 et 84 ; — l'emblème pour la
chose qu'il signifie, zati « souvenir », n° 146, cf. fr. récolter des lauriers,
etc. ; — la provenance pour l'objet en provenu ou la qualité qu'il rappelle,
ziné « bleu », n° 147, cf. anglais china « porcelaine ». — Il n'y a rien là
que d'élémentaire et de parfaitement concevable.

Observons toutefois que ce procédé, si simple qu'il soit, touche de
bien près déjà aux autres qui vont suivre et prépare même les paradoxes
sémantiques qui émaillent la langue de Mlle Smith comme toutes les
116langues de l'univers. Ainsi, elle dit chiré « fils » qui est évidemment le
fr. chéri. Or, il n'est pas moins évident que le mot, une fois créé, restera
partout et toujours semblable à lui-même, et que, si elle en avait eu par
hasard l'occasion, elle eût également dit chiré d'un fils dénaturé et maudit
de ses parents. C'est ainsi que le plus violent contraste de signification
est déjà implicitement contenu dans la plus inoffensive déviation
sémantique.

L'association sémantique est un fécond principe de contresens qui
prennent droit de cité dans une langue et l'enrichissent d'autant. On a
appelé « tortue » une certaine pièce d'artifice, simplement parce qu'elle a
une carapace bombée. Or, tortue ne signifie en aucune façon « qui a une
carapace » de n'importe quelle forme : tortue veut dire « [la bête] tordue »,
qui a les pieds tors. Le mot ne saurait donc en aucune façon évoquer
l'idée de « carapace », mais la chose signifié l'évoque, et cela suffit :
une tortue a une carapace, donc un objet à carapace peut être
dénommé tortue. La rose a des épines, raisonne de même le moi subconscient
de Mlle Smith : donc tout objet rose peut être dénommé *épin,
ou quelque chose d'approchant, n° 74. N'est-ce pas, des deux parts, la
même logique ?

La suggestion sémantique, dont j'ai fait un très large usage, n'est
pas de nature beaucoup plus compliquée : au lieu de se fonder sur un
caractère permanent qui accompagne partout un objet donné, elle
emprunte ses données à une circonstance fortuite et accidentelle, mais qui
se trouve associée à cet objet, au nom de cet objet, dans une phrase
usuelle, souvent répétée, passé en proverbe. Remarquons que, dans
l'exemple précédent, l'association sémantique se double de suggestion
verbale, à cause de la phrase connue : « Il n'y a pas de roses sans épines. »
On sait que le sens « tromperie » vient au mot canard de la phrase
vieillie : « Donner un canard à moitié » ; or, dans cette phrase, c'est à moitié
qui complète la pensée, et canard sans lui ne signifie rien ; cependant
le mot important a disparu, et le mot insignifiant a pris à lui tout seul un
sens que rien ne justifie. C'est un phénomène de ce genre que j'ai conjecturé
dans le type bénèz, n° 52 ; avec un détour plus violent et à peine vraisemblable,
dans le type arvâ n° 47 ; mais la logique du rêve est plus hardie
et plus vague que celle d'un sujet éveillé. Il va de soi que, partout
observable, le fait n'est nulle part plus admissible que quand le sujet
emprunte un mot à une phrase d'une langue étrangère dont il ne connaît
que le sens général et qu'il ne saurait traduire littéralement : bibé, n° 179.

Il reste un dernier pas à franchir : les mots peuvent s'ordonner dans
la mémoire par voie de contraste sémantique, de telle sorte qu'une idée
117évoque l'idée opposée, et qu'en conséquence le sujet en vienne à exprimer,
par exemple, le concept de « plaisir » par un mot signifiant « douleur ».
Je ne dis pas que le cas soit fréquent, et aussi ne l'ai-je guère
relevé plus d'une ou deux fois dans le vocabulaire martien ; mais enfin il
est psychologiquement concevable, et à ce titre seul il ne nous est pas
permis de l'exclure de notre recherche. Que dis-je, possible ? Il se
constate un peu partout. L'allemand fast signifie, de par son étymologie,
« fermement, précisément », et elle a été son acception courante jusqu'à
une époque fort voisine de nous ; aujourd'hui, il signifie tout le contraire,
« à peu près, presque, approximativement ». Par quelle filière sémantique
il a été étiré pour en venir là, c'est ce qu'il appartient à son histoire de
nous dire ; mais, pour l'instant, c'est le fait brut qui seul nous intéresse,
en tant que possible dans un langage quelconque, partant admissible en
martien. Or, qui ne voit que, si — comme je le crois — Mlle Smith emploie
au sens de « peu » le fr. abondant légèrement altéré (n° 40), elle ne fait
autre chose que réaliser instantanément sur le sens de ce mot et objectiver
à nos yeux, en quelque sorte, par une opération mentale de la durée
d'un éclair, le travail plusieurs fois séculaire qui a changé du tout au tout
le concept exprimé par l'allemand fast, tout de même que le chimiste
obtient en quelques minutes au fond de son creuset une réaction qui aux
temps géologiques a transformé la face de la terre en s'étendant sur une
période d'une incalculable longueur ? Ici moins que partout ailleurs le
temps ne fait rien à l'affaire : il y a parité entre les deux phénomènes,
voilà ce qui est indéniable, et le processus identique est aussi, de part et
d'autre, également inconscient.

Hybride et hors cadre se classe la contamination sémantique :
sémantique, en ce qu'elle consiste à penser tout à la fois deux mots de
signification semblable, qui se suggèrent l'un l'autre ; phonétique, en ce
qu'elle fusionne par voie d'altération réciproque les sons ou les syllabes
dont se composent ces mots. Extravagante en ses créations, elle n'a point
d'influence sur les langues littéraires, dont le vocabulaire est graphiquement
fixé : qu'un plaisantin imagine le verbe *accumonceler, on rira
sans doute, mais il n'en sera pas davantage. Au contraire, les idiomes
sans littérature fourmillent de ces fusions bizarres, lapsus ordinairement
involontaires, qui se répandent et s'implantent de par la facilité même
qui préside à l'éclosion et au pouvoir expressif des monstres qu'ils
enfantent : récemment encore, M. Schuchardt a vivement appelé l'attention
des linguistes sur l'importance qu'il conviendrait d'accorder en étymologie
à la contamination, et je crois en avoir moi-même indiqué d'assez
nombreux et probants spécimens dans mon Lexique Breton. En tout
118état de cause, elle n'est nulle part mieux à sa place, que dans ces créations
instantanées et fortuites, nées d'un moment d'émotion ou d'embarras,
qui ne sont en apparence d'aucune langue et que pourtant tout le
monde comprend. Un jour, à la campagne, je voyais une jeune fille qui
s'apprêtait à faire une promenade à cheval : elle n'avait jamais monté,
elle était fort joyeuse, et un peu troublée ; lorsqu'elle se sentit bien en
selle : « Passez-moi les rides », dit-elle avec un petit tremblement dans la
voix, et on les lui passa, tout naturellement. Elle avait contaminé
ensemble rênes, guides, bride, que sais-je ? et c'est à peine si l'on s'en
était aperçu. Ce qu'a fait cette jeune fille, étant parfaitement éveillée, le
moi subconscient de Mlle Smith s'en montre capable, lorsqu'il crée
midée (n° 105), fouminé (n° 80), forimé (n° 79), et d'autres peut-être,
dont la clef est plus difficile à saisir. Qui s'en étonnerait ?

II. Contamination polyglotte

(25) II. Contamination polyglotte. — Les phénomènes que nous
venons d'étudier ne se passent normalement que dans l'intérieur d'une
seule et même langue, et l'on voit qu'ainsi circonscrits ils ont déjà une
fort notable portée ; mais ils acquerront une intensité singulière s'ils
font la navette entre deux vocabulaires, c'est-à-dire si le sujet connaît
plusieurs langues, et surtout s'il ne les sait qu'imparfaitement. D'abord,
parce que nous avons une vague idée de l'etymologie de beaucoup de
mots de notre propre langue, aucune de celle des mots de l'idiome
étranger, dont le vrai sens nous échappe dès lors absolument : nous
appelons square, sans le moindre scrupule, une place triangulaire, ronde
ou polygonale, pourvu qu'elle soit plantée d'arbres ; l'Anglais, dans la
langue duquel square signifie « carré », ne saurait oublier, en prononçant
ce mot, qu'il implique une idée de forme et exclut toute idée de
végétation. Ensuite — et c'est là la raison principale — parce que les mots
ont beaucoup plus de chances de se brouiller entre eux, et se brouillent
bien plus capricieusement, lorsque, au lieu de trois ou quatre synonymes
pour un sens donné, il s'en offre à la mémoire dix ou douze : non
pas seulement, par exemple, courage, vaillance et bravoure, mais
encore muth et tapferkeit, et ainsi de suite. Que dire alors, si, en plus de
la synonymie courante, l'homonymie monoglotte ou polyglotte intervient
à son tour, par la voie si largement ouverte et si fréquentée du
calembour ?

De la contamination par simple synonymie relèvent quelques
modifications phonétiques très élémentaires, qui ne dépassent point la
limite de celles qu'on a rencontrées au n° 24, 6° : ainsi, le martien a nàmi
« beaucoup », par fusion probable de mg. némi et al. mannig, n° 198.119

Quand la synonymie vient à se compliquer d'homonymie partielle,
l'altération franchit les bornes de la phonétique : ce n'est plus la langue
qui fourche, c'est le style qui gauchit. L'Anglais qui écrivait à Fénelon
« Vous avez eu pour moi des boyaux de père » était absolument dans son
droit, en ce que boyaux et entrailles sont synonymes, en ce que bowels
et boyaux sont homonymes, en ce que bowels s'emploie très bien en ce
sens en anglais : bref, en tout, sauf en un point, le point capital, l'usage
du mot en français même. C'est exactement le cas de Mlle Smith, lorsqu'elle
emploie le mot sanscrit attamana « âme », dans une phrase où le
fr. dirait âme, mais où au grand jamais le sk. ne dirait ātmánam (Fl.
p. 299, et cf. mes nos 236 et 270). Il y a déjà là une sorte de calembour
bilingue, mais dont le résultat en définitive ne dépasse pas les limites de
la simple impropriété de style.

Mais le calembour, même monoglotte, aboutit très vite à l'insanité ;
il n'y a qu'à lui lâcher la bride. Dans ma première enfance, on me mena
un jour faire une visite à de vieilles dames dont le salon était tendu d'une
tapisserie à personnages. Je l'admirai ; elles me l'expliquèrent obligeamment,
et me montrèrent, entre autres, dans un coin, des matelots qui
jetaient l'ancre. L'ancre ? Je n'en avais jamais entendu parler que dans
un encrier. On eut beau me dire que c'était pour arrêter le bateau, me
montrer l'engin et l'accompagner d'éclaircissement sans doute un peu
confus : plusieurs années après encore, je ne parvenais pas à me débarrasser
de la vision de matelots qui, pour arrêter leur navire, projetaient
sur les flots un liquide noir. Maintenant il est évident que cette confusion
mentale ne pouvait se faire jour dans mon langage : pensant ancre ou
encre, je prononçais toujours de même, et il n'y paraissait point extérieurement ;
mais, si j'eusse été bilingue, j'aurais fort bien pu dire une
fois die Tinte werfen, et mon calembour subconscient éclatait. C'est ce
qui arrive à Mlle Smith, lorsqu'elle dit nazère pour le verbe « trompe »
(n° 248) ou tiziné pour « demain » (n° 260). Qu'on ne dise pas qu'il
s'agit ici de monstres mort-nés, qui ne méritent aucune attention ; car la
tératologie est une science aussi. Et puis, ces monstres ont parfois la vie
très dure : ne devons-nous pas notre mot baccalauréat à un calembour
scolaire sur le latin vulgaire *bacalaris, qui étymologiquement ne
contient pas la moindre idée de « baie » ni de « laurier » ?

Car, lorsque le jeu de mots se fait polyglotte, il devient impossible
de prévoir jusqu'à quelles extrémités il pourra s'échapper : il faut, tant
bien que mal, en suivre les détours sinueux, à travers les vocabulaires
qu'il parcourt avec toute la fantaisie du rêve et la rapidité de la pensée.
Supposons, par exemple, qu'un sujet sachant l'allemand, le magyar et le
120français, vienne à songer au cachet d'une lettre : le mot - je ne parle ici,
bien entendu, que de possibilités, mais de possibilités comme nous en
avons tous vu se réaliser en nous-mêmes, quand nous cessons de
conduire nos pensées et les laissons errer à l'aventure — évoquera son
synonyme sceau, et celui-ci son homonyme seau, qui se traduira eimer
en allemand ; mais l'al. eimer désigne aussi une mesure de capacité, qui
s'appelle en magyar akó, en sorte que, si le travail s'arrête là, — et rien
ne s'oppose à ce qu'il aille beaucoup plus loin, — il viendra un mot akó
comme équivalent de « cachet » ou d'un concept similaire. Il ne sera pas
réalisé dans la vie pratique, parce que le sujet, sortant de sa rêverie, trouvera
dans sa mémoire consciente le vrai mot et perdra toute notion du
faux équivalent ; mais, si sa conscience est endormie et son subconscient
éveillé, aucune inhibition ne s'opposera à ce qu'il substitue l'un à
l'autre ; et, si un entraînement préalable l'a prédisposé à conserver, d'une
de ses transes à l'autre, le souvenir de ses songes, le chatoiement éphémère
de sons et de sens qui aura un instant traversé son cerveau se fixera
en un terme permanent, un mot aura été créé. Dès le chapitre suivant,
mais surtout au chapitre IX, on trouvera colligées les principales créations
de Mlle Smith que je crois pouvoir assigner à ce processus compliqué.
On en jugera. Mais la question est bien moins de savoir si, dans
chaque cas, j'en ai donné une description vraisemblable, que de décider
si en lui-même et théoriquement il est possible ; et je ne pense pas qu'à
aucun point de vue l'affirmative puisse faire l'ombre d'un doute.

Tout à fait en dehors de ces manifestations étranges, mais encore
logiques, de l'aberration psychique, il faudrait ranger, si on les admettait,
les hypothèses de lapsus sémantiques, soit monoglottes comme
nubé (n° 111), soit bilingues comme koumé (n° 162). Ici, tout en demeurant
dans les limites du possible, nous touchons à celles de l'indémontrable ;
et l'indémontrable n'a droit de cité dans aucune science qu'en
tant qu'il fournit un repère commode et provisoire pour des recherches
ultérieures. Ce n'est pas le cas de ces menus faits sporadiques et partant
négligeables.121

Chapitre II
Les noms propres

(26) Le roman martien met en scène un grand nombre de personnages,
dont plusieurs portent un nom. Il y a même une petite fille qui en a
deux : Anini Nikaïné. Comme rien n'est plus arbitraire qu'un nom
propre, il semble que ce soit peine perdue que d'en scruter l'origine ; et
aussi ne l'essaiera-t-on pas pour les noms des comparses, Eupié, Pouzé,
Sika, Saziné, et tant d'autres. Tout au plus pourrait-on faire observer
qu'Anini et Zitêni sont des appellations fort bien choisies pour des
fillettes, et que Mâtêmi a tout l'air d'un féminin martien du magyar Máté
« Mathieu » : particularité digne de remarque, en ce que Mathieu est précisément,
dans nos langues, un des rares noms d'homme qui n'ont pas
formé de dérivation féminine 16. Mais il y a quelques protagonistes qui se
détachent en vigueur sur cette figuration monotone et terne : ils jouent un
rôle important, sont ou paraissent des réincarnations ou des doublures
d'êtres qui ont vécu sur terre, et il n'était pas sans intérêt de savoir si
leurs appellatifs signifient quelque chose, ou si, en particulier, leurs
noms martiens ne seraient pas, eux aussi, des doublets de leurs noms terrestres.
J'ajoute que c'est cette recherche, par laquelle j'ai débuté, qui
m'a fait pénétrer d'emblée parmi les procédés les plus complexes de la
sémantique martienne (cf. n° 25). J'ai donc cru qu'il y avait à la fois
avantage et loyauté de méthode à faire passer le lecteur par les chemins
que j'avais suivis. Moins je chercherai à pallier mes témérités apparentes,
plus il se trouvera à l'aise pour y adhérer ou s'insurger contre
elles.

I. Ésenale

(27) I. Ésenale. — On a vu que la traduction des phrases martiennes en
français est censée l'œuvre d'un esprit réincarné en Mars, puis désincarné,
qui vivait récemment encore sur notre terre. Il y portait le nom
d'Alexis Mirbel. Mirbel est un pseudonyme (Fl. p. 140) ; mais je me suis
assuré, par lettre particulière de M. Flournoy, qu'Alexis n'en est pas un.
Le problème qui se pose est celui-ci : y a-t-il un pont à jeter entre les
123deux noms d'Alexis et d'Ésenale, que porte en deux mondes différents
le même personnage ?

« Alexis » n'est pas, si l'on veut, un prénom fort rare ; mais il n'est pas
commun non plus, et il n'y en a pas d'autre qui lui ressemble par la
finale : il n'est donc pas étonnant que cette consonnance tant soit peu
insolite ait fait travailler la pensée subconsciente de Mlle Smith. Remarquons
dès l'abord qu'elle a eu pour cela tout le temps nécessaire : c'est
en novembre 1894 que nous apprenons l'existence d'Alexis dans la planète
Mars, en octobre 1896 seulement qu'on nous révèle son nom martien
d'Ésenale (Fl. p. 156). Deux ans : grande mortalis aevi spatium,
pour une élaboration, si compliquée soit-elle, dont le rêve eût pu brûler
les étapes en moins d'une minute !

La consonnance des deux syllabes finales d'Alexis rappelle celle du
mg. csacsi, surtout si on le prononce à la française. Or csacsi signifie
« âne » : non pas terme générique, notons-le bien ; mais espèce de diminutif
de caresse, comme on en enseigne volontiers aux enfants. Le mot a
pu jaillir des lèvres de M. Smith, dès la première fois qu'il a montré un
âne à Hélène à peine sevrée. Traduisons maintenant en allemand, et nous
obtenons Esel, c'est-à-dire presque exactement les deux premières syllabes
du nom d'Ésenale. Et la finale ? Eh bien, c'est l'initiale même du
nom d'Alexis ; car, bien entendu, l'e final est muet. L'opération totale
peut s'exprimer par une formule d'une rigueur mathématique, savoir al
+ csacsi = esel + al
. Les deux noms sont identiques.

Non pas tout à fait cependant : on devrait avoir *Eselale ; mais je ne
pense pas que personne attache la moindre importance à cette légère
divergence, de quelque façon qu'on se l'explique. On peut songer tout
simplement à une dissimulation d'un des deux l ; ou à une formule de
retraduction en français, soit donc Esel « âne », dont la métathèse (cf.
n° 14) donne exactement Ésenale ; ou bien à quelque vague interférence
de la liaison de mots mg. ézen állat « cet animal ». Mais, dût-on ne pas
se l'expliquer du tout, on ne s'aheurtera point, je pense, à un aussi
minime désaccord, en présence d'une concordance aussi parfaite de tout
point par ailleurs.

Pour concevable qu'elle soit, l'opération est évidemment trop complexe,
pour qu'on puisse s'attendre à la rencontrer souvent dans la formation
d'un vocabulaire qui n'excède pas 300 mots. Elle serait suspecte
néanmoins, si elle constituait un cas isolé, et je crois que Mlle Smith l'a
renouvelée au moins une fois, dans éréduté « solitaire », n° 245. Quant
au principe en lui-même, c'est-à-dire à la création de formes du langage
par addition d'éléments juxtaposés, il ne saurait faire l'objet d'un doute,
124puisque l'application en est visible à l'oeil nu dans la conjugaison, soit ni
+ é, + i, machir + i, n° 22, 2°.

II. Astané, ramié et consorts

(28) II. Astané, Ramié et consorts. — Dans ses pérégrinations à travers
tous les cycles qu'elle parcourt, Mlle Smith a un guide, un conseiller, un
génie tutélaire, qui rarement l'abandonne et intervient à temps pour
l'éclairer de ses avis et de ses leçons : sur terre et à l'époque actuelle,
c'est un désincarné nommé Léopold ; au siècle dernier, en tant qu'elle
revit son existence passée de Marie-Antoinette, c'est Cagliostro ; dans
l'Inde, au XVe siècle, la princesse Simandini consulte le fakir Kanga ;
enfin, transportée dans la planète Mars, elle a le bonheur d'y rencontrer
deux sages, deux savants éminents, Astané et Ramié, qui s'intéressent à
ses progrès en martien et, à vrai dire, lui promettent beaucoup plus d'informations
qu'ils ne lui en donnent, mais à qui nous n'en sommes pas
moins redevables d'une bonne part des textes précieux édités par
M. Flournoy. Léopold et Cagliostro ne font qu'un ; ce point est expressément
révélé, ainsi que la réincarnation du fakir Kanga en Astané ;
d'autre part, celui-ci et Ramié sont distincts entre eux et distincts de
Léopold ; mais Ramié n'est visiblement, en tant que fonction, qu'une
doublure affaiblie d'Astané ; et enfin, — ce qui est l'essentiel, — ces cinq
personnages répondent tous à un concept unique, celui de directeur spirituel.
C'en est assez pour que M. Flournoy admette à bon droit leur
identité virtuelle. Nous le suivrons dans cette voie, et nous nous demanderons
si leurs noms, dès lors, ne seraient pas, comme leurs personnes,
apparentés entre eux, abstraits ou dérivés l'un de l'autre. A priori, l'hypothèse
serait fort séduisante ; mais, après mûre discussion, je crois qu'il
vaut mieux y renoncer, ou plutôt la restreindre.

Léopold est apparu le premier, le 26 août 1892, et ce n'est que postérieurement
qu'a été révélée son identité personnelle avec Cagliostro,
mais dans des circonstances telles que M. Flournoy (p. 91) n'exclut nullement
la possibilité qu'il ait eu la conscience nette d'être Cagliostro
avant qu'on lui en eût suggéré l'idée. S'il en était ainsi, en d'autres
termes si Cagliostro avait virtuellement précédé Léopold, — le nom de
Cagliostro étant supposé prononcé à la française, c'est-à-dire le g et l'l
articulés à part, — il y aurait un chemin pour passer de l'un à l'autre :
détachant la syllabe initiale, qui servira plus tard à former le nom de
Kanga, il reste un trisyllabe commençant par -lio-, qui a pu fort bien suggérer
les deux premières syllabes de Léopold, surtout si l'on considère
que ce prénom est en mg. Lipót. Certes, cette explication en vaut une
autre, et en tout cas elle l'emporte beaucoup sur l'étymologie illuministe
125(Fl. ibid.), que Léopold n'aurait jamais trouvée tout seul et qu'on lui a
obligeamment soufflée.

Mais encore tout cela n'est-il pas probable : la genèse du nom de Léopold,
datant presque des débuts médiumiques de Mlle Smith, doit être
plus simple. Cet esprit a supplanté celui de Victor Hugo dans la direction
de conscience du sujet, et tout porte à croire qu'une circonstance
accidentelle a fait la transition de l'un des noms à l'autre. Mlle Smith, qui
doit être familière avec les œuvres de V. Hugo pour l'avoir choisi
comme premier inspirateur, a au moins entrevu un jour la dédicace des
Voix intérieures à Joseph-Léopold-Sigisbert comte Hugo, et ce souvenir,
si fugace qu'elle en a nécessairement perdu toute conscience, est resté
empreint dans sa mémoire subliminale, qui, ayant un autre jour besoin
d'un prénom pour désigner un nouveau personnage, a tout naturellement
fourni celui-là. Ou bien l'on avait raconté devant Mlle Smith quelque
anecdote sur V. Hugo, du temps de son exil en Belgique, où se mêlait le
nom du roi Léopold Ier ; ou bien le prénom du frère de Marie-Antoinette,
échappé du cycle royal en voie de formation, a prématurément pris corps
dans le personnage qui domine cet épisode des vies imaginaires de Mlle
Smith. Que sait-on ? Chacune de ces conjectures, tout au moins, y compris
celle de l'étymologie purement verbale, cadre parfaitement avec
cette circonstance capitale, que Léopold, qui sait tant de choses, ne sait
pas du tout d'où lui vient son propre nom : le hasard qui le lui a imposé
est un fil d'araignée trop ténu pour avoir laissé trace dans le réseau de
ses souvenirs.

Poursuivons. Si Cagliostro n'a pas engendré Léopold, a-t-il pu engendrer
Kanga ? Chronologiquement oui : le cycle hindou est postérieur au
cycle royal, bien que plus tard ils évoluent parallèlement. Au point de
vue verbal, la première syllabe de Cagliostro, moyennant une nasalisation
et l'addition d'une finale sanscritoïde, donne aisément Kanga. Mais
ce n'est encore là qu'un simple possible, que n'étaie aucune preuve. Il
est bien plus vraisemblable que le nom de Kanga ait été pris tout fait
dans le roman pseudo-oriental qu'a dû un jour feuilleter Mlle Smith (nos 2
et 8), et dont elle ne se souvient non plus que de la dédicace des Voix
intérieures
. Quoi qu'il en soit, jusqu'à ce qu'un bibliographe nous
déterre ce roman, la question demeure en suspens.

Jusqu'ici le terrain a cédé sous nos pas ; mais il va s'affermir. Par quel
procédé Mlle Smith a-t-elle extrait de cette syllabe Cag- le mot mg. ág,
qui signifie « branche » ? La simple aphérèse est difficilement concevable
pour un mot aussi court ; mais, de quelque manière qu'elle s'y soit prise,
il est certain qu'elle l'a fait. Le grand sage de Mars s'appelle Ast-ané,
126c'est-à-dire, sans difficulté, al. ast « branche », suivi d'une suffixation
martienne (n° 17, 4°).

Et, si l'on voulait tenir pour fortuite cette coïncidence si remarquable,
je demanderais alors par quelle récidive du hasard la doublure d'Ast-ané
se nomme Ram-ié, soit exactement le radical du fr. rameau, qui à son
tour est la traduction de l'al. ast, également accompagné d'un autre suffixe
martien ?

Il y aurait folie à expliquer tous les mots créés par Mlle Smith, puérilité
peut-être à le faire alors même qu'on le pourrait ; mais, sur ce point
particulier, je crois en avoir dit assez pour emporter la conviction.127

Chapitre III
Les petits mots

(29) Il y a lieu, je pense, de commencer par éliminer ce que j'appelle
les petits mots, articles, pronoms, menus adverbes, verbes auxiliaires,
etc., qui ne sont d'aucune langue, pour ainsi dire, par la raison que dans
toutes ils se présentent sous une forme semi-atone et de prononciation
rapide qui ne permet guère à l'esprit d'y attacher son attention, en sorte
que le sujet parlant qui y cherche des substituts se trouve tout naturellement
amené à remplacer tel monosyllabe, qu'il estime arbitraire, par un
autre monosyllabe également arbitraire, ou dont tout au moins le mode
de création nous échappe. Ici donc notre étude se confinera presque dans
la statistique, sans toutefois négliger les rapprochements assez clairs
pour valoir la peine d'être relevés.

§ 1er. — Les articles

(30) L'initiale de l'article défini est une sifflante, qui oscille entre la
sourde et la sonore, mais avec une préférence marquée et définitivement
victorieuse pour celle-ci : toujours « le », 15 fois, plus une fois élidé
dans zalizé « l'élément » (cf. n° 42) ; ci, une fois, et zi, 3 fois, « la » ; cée,
une fois, zée, 2 fois, et , une fois, « les ». On a déjà vu que la répartition
des genres est exactement celle du français. La syntaxe de l'article
partitif n'est pas moins calquée sur la construction très spéciale de cette
langue : ti zâmé tensée (Fl. 30) « de meilleurs moments » ; et jusqu'à ti zi
mazêté
(Fl. 27) « de la peine ». En présence de pareils faits, il est superflu
de se demander où Mlle Smith a pris son article : c'est une déformation
quelconque et de pur caprice des monosyllabes français à ce affectés.

(31) L'article indéfini est beaucoup plus intéressant, parce qu'il a une
forme bien mieux caractérisée ; il en a même deux. La première fois que
Mlle Smith l'a employé, elle a dit tivé (Fl. 8) « d'un » : liaison où l'on ne
peut savoir si « un » est ou ivé, puisque « de » se dit ti et pourrait être
élidé. J'incline à croire qu'il faut suivre la seconde alternative, et couper
t'ivé, où ivé représenterait mg. együvé, « en un, ensemble », cas factitif
129du numéral mg. egy « un », entendu jadis par le sujet dans quelque phrase
usuelle et retenu comme tel sans aucun soupçon de sa valeur grammaticale.

Quoi qu'il en soit, ce mot mort-né n'a paru qu'une seule fois, et a été
aussitôt remplacé par mis « un », 9 fois, auquel il faut joindre misé
« une », 3 fois. J'ai suivi bien des pistes pour retrouver la filiation de ce
monosyllabe, qui ferait penser au grec μία « une », s'il nous était permis
de supposer que MIle Smith sût un peu de grec. Aucune n'étant satisfaisante,
j'indique en passant la moins invraisemblable. Une fois créé le
mot tivé, il a pu être coupé et compris ti vé et la syllabe a évoqué
l'idée de l'al. weh « mal », lequel à son tour a évoqué l'idée du préfixe al.
miss-, si souvent traduit par « mal », par exemple dans des juxtapositions
telles que miss-handeln « mal-traiter ». Le chemin paraît bien détourné ;
mais j'ai déjà dit (n° 25, 4°), et l'on verra par la suite, que la genèse des
mots par voie de calembour est un procédé familier à notre sujet et justifié
par le flottement de toutes les images dans le rêve ou même dans la
rêverie.

§ 2. — Pronoms personnels et possessifs

(32) Nulle part plus qu'en ce domaine ne règne dans la grammaire de
nos langues un beau désordre apparent. Le radical de chaque pronom
varie au hasard : je, moi, mon, notre ; il, le, son, leur, etc. ; sans qu'aucune
loi semble régir ces caprices. Mlle Smith ne manque pas de transporter
ce chaos dans la planète Mars, et même de l'y compliquer.

1re personne. — Cas-sujet : « je », 16 fois. — Cas-régime, sans distinction,
non plus qu'en français, entre l'accusatif et le datif : si « moi »,
6 fois ; « me », 8 fois. — Pluriel, sans distinction, non plus qu'en français,
entre sujet et régime, nini « nous », 6 fois. — Possessifs : êzi « mon »,
14 fois ; êzé « ma », 3 fois ; êziné « mes » 4 fois ; viche, une fois, et iche,
6 fois, « notre ». — Le fr. je zézayé a suggéré , qui apparaît à l'état pur
dans le possessif, mais s'est assourdi en (écrit ) dans la pronom,
ainsi que le prouverait au besoin, de surcroît, l'élision de la voyelle dans
saliné Fl. 11, qu'il faut lire s'aliné « j'oublie ». L'initiale de nous se
reconnaît sans peine dans nini. La forme semble tirée de me par
simple substitution à la consonne de la consonne immédiatement précédente
dans l'alphabet (cf. n° 13, 5°). Les autres types sont peu clairs :
iche rappelle l'al. ich par la forme et l'al. uns par le sens ; son doublet
viche est considéré par M. Flournoy comme un simple lapsus ; quant à si,
il se rattache sans doute à = « je ».130

2e personne. — Cas-sujet : « tu », 10 fois. — Cas-régime, comme
plus haut : vi « toi », 14 fois ; di « te », 19 fois. — Pluriel : sini « vous »,
une fois. — Possessif : ché « ton », 13 fois ; chée « ta », 5 fois ; chi
« tes », une fois ; « votre » est inconnu. — Le changement de dentale
dans et di a été suggéré, soit par l'al. du et dich, soit aussi et principalement
par la métathèse de sonore et sourde qui s'est produite
dans la juxtaposition fr. de te (Fl. 7) devenue mt. ti di. La forme vi
emprunte assez étrangement son initiale au fr. vous, de politesse sans
doute, tandis que sini paraît être l'al. sie « vous » de politesse, affublé
d'une finale venue de nini. La chuintante du possessif est apparue tout
au début du martien, à une époque où Mlle Smith manifestait une prédilection
marquée pour cette consonne, et elle n'a probablement pas
d'autre raison d'être (nos 16 et 17, 1°).

3e personne. — Sujet : hed « il » et « ils », 7 fois ; le féminin n'apparaît
pas. — Régime : « le », 4 fois ; pi « lui », une fois ; le féminin
n'apparaît pas. — Possessif : bi « son », 2 fois ; « sa », et béc « ses »,
chacun une fois. — Ici le désordre est à son comble : la rareté en martien
de la consonne h accentue le caractère énigmatique de la forme
hed, qui ne rappelle que l'anglais he, alors pourtant que l'auteur du
martien ne paraît pas savoir l'anglais ; la labiale, sourde dans pi,
sonore dans , etc., n'est pas moins déconcertante ; en somme, il n'y
a de clair que « le », reproduction pure et simple de l'article défini,
comme en français.

Réfléchi : rès « se », 3 fois. — La première fois que le mot est
apparu, c'est dans la juxtaposition rés pazé Fl. 23, traduite « se retire » :
l'initiale de ce dernier groupe est ser, dont la métathèse (n° 14) est res.
Une fois ce monosyllabe admis au sens de « se », il a été reproduit tel
quel deux fois ailleurs. Cf. n° 118.

§ 3. — Démonstratifs et relatifs

(33) Cette catégorie est très pauvre.

Tès « ce », et aussi « cette », en tout neuf fois ; tésée « cette », une
fois ; tésé « ces », 2 fois ; il ne faut pas être grand clerc pour dénoncer
l'influence de l'al. dies-er, etc.

Dodé « ceci », 2 fois : imitation allitérante du fr. ceci, rappelle le
grec τοῦτο, ou a pris sa consonne à l'al. dies, ou bien a simplement remplacé
une lettre française par sa voisine dans l'alphabet. Cf. n° 13, 5°.

« qui », 4 fois, et « que », 6 fois, pour tous les genres et
nombres, comme en français, ne dissimulent pas leur origine.131

§ 4. — Menus adverbes

(34) Ci « là », une fois, n'est pas sûr (Fl. 4), mais probable, puisqu'on
a aussi et zi « là », chacun une fois. En tout cas, le fr. ci (ici) et
l'homophonie avec l'article les expliquent suffisamment.

Le même élément se laisse discerner, joint à d'autres plus obscurs,
dans : azini « alors », plus exactement « ensuite », Fl. 17 ; et atrizi « là-bas »,
dont on rapprocherait le sk. átra « ici », si l'on pouvait croire que
Mlle Smith en eût connaissance.

Par contre, va « où » (4 fois) se réclamerait du sk. kvà « où ? »,
qu'elle semble connaître et précisément altérer en va (Fl. p. 295), si l'al.
wo ne fournissait un répondant moins éloigné et presque aussi exact.
Peut-être est-ce une contamination de l'un et de l'autre.

Éni « ici » (3 fois) et anâ (5 fois) « maintenant » ne répondent à rien
de précis et ne sont que des créations démonstratives relevant du langage
enfantin.

§ 5. — Menues prépositions

(35) « De » se dit ti, cf. n° 32, 2°, mot qui revient 41 fois. Comme
en français, il se combine avec l'article défini masculin ou pluriel :
« du », 6 fois ; tié « des », 3 fois ; mais non avec l'article féminin, cf. n°
30. Ce décalque du français est la naïveté même !

« A » se dit é, 14 fois, dont une fois traduit par « vers », Fl. 11 :
simple changement de voyelle. Combiné avec l'article défini, il devient
assez étrangement ine « au », 2 fois, pour lequel l'al. in ne fournit qu'une
analogie trop lointaine.

« Par » s'est dit une fois li (Fl. 28) et une fois ûni (Fl. 31). Il est
oiseaux d'insister sur un petit mot aussi rare et aussi peu fixé.

Med « pour » (5 fois) a pu naître sous l'influence de l'al. mit
« avec ». Je ne vois pas autre chose à en dire. On trouvera encore d'autres
prépositions à leur rang alphabétique.

§ 6. — Menues conjonctions

(36) « Et » s'est dit une fois (Fl. 12), qui est à peu près la métathèse
du mg. és (n° 14). Partout ailleurs il se dit ni (17 fois) : on ne peut
rapprocher le fr. ni, qui est un « et » négatif, ou l'exclamation mg. ni
« vois donc », ou enfin, à raison de l'homophonie en français, les formes
du verbe « être » (n° 37).

La négation, calquée sur le fr. ne… pas, comporte deux mots : à
« ne » répond ou kié, respectivement 5 et 3 fois ; à « pas », ani, 3 fois.
132Phonétiquement, l'un rappelle l'al. kein « aucun », et l'autre le fr. ne, le
tout beaucoup trop vaguement pour qu'il y ait le moindre intérêt à s'y
arrêter.

La combinaison de « et » et de la négation ressemble aussi peu que
possible à l'un ou à l'autre : c'est un mot béz « ni », qui au surplus n'apparaît
qu'une seule fois. En vertu de la concordance f > b, conjecturée au
n° 8, on en pourrait rapprocher, par voie de calembour, le mg. fészek, qui
précisément signifie « nid ».

L'exclamation « que », soit au sens de « comme » ou « combien »,
soit en tant qu'indice du subjonctif (en tout 5 fois), ne diffère pas plus
qu'en français du pronom relatif.

Ii « si [fait] », une fois, est l'al. ja « oui » avec transposition vocalique
à l'aigu.

C'est ici enfin, faute d'une meilleure place, qu'on rangera l'exclamation
i « ô » (7 fois), qui est, comme l'a fait remarquer M. Flournoy, un
bon exemple de la transposition à l'aigu que subit le vocalisme européen
pour passer au vocalisme martien.

D'autres conjonctions plus importantes viendront à leur rang alphabétique.

§ 7. — Le verbe « être »

(37) Cette conjugaison est, comme on s'y doit attendre, formidable de
complication, surtout eu égard au peu de formes qu'on en possède. Le
mieux est de commencer par les plus simples : il en est une, mais fort
peu usitée, qui reproduit exactement le fr. à savoir é « est » Fl. 27 (une
seule fois).

Mais cet ἅπαξ n'est probablement qu'un lapsus ; car, partout
ailleurs, « est » se dit , soit par homophonie partielle avec « et » (n° 36,
1°), soit surtout par influence de l'exclamation mg. ne « tiens ». Le mot
revient 21 fois, auxquelles il en faut ajouter deux pour ané « c'est », qui
recèle en outre une forme de démonstratif a ou an- qu'on rapprochera
des types ci-dessus du n° 33.

Le même consonnantisme apparaît au pi. oné « sont » (2 fois), avec
une sorte de préfixation dont la genèse est obscure.

Mais, à la 1re personne, on constate un radical êv-, dont on ne saurait
guère que dire, sinon que sa consonne peut avoir été suggérée par le
magyar : la forme est êvé « suis » et revient 4 fois.

Bien que le même mot soit traduit différemment, et conjugué pronominalement,
il est reconnaissable dans êvé de la phrase répétée deux
fois identiqement, Fl. 5 et 6, ké di êvé dé « ne te tiens-tu » car le sens
133revient à « n'es-tu ». Il n'en est pas moins remarquable, en tant que tout
à fait contraire aux habitudes du sujet, que deux mots aussi différents
que « suis » et « es » aient le même répondant martien.

En tout cas, le radical êv- est répété à satiété sous la forme de l'impératif :
évaï « sois », 11 fois.

Enfin, on a une fois le participe nié « été », naïvement formé,
comme le fr. ét-é, par l'adjonction d'un é au mt. ni « et » (observation
déjà faite par M. Fl.).

§ 8. — Le verbe « avoir »

(38) La conjugaison n'est pas moins étrange que celle du verbe
« être » ; mais nous en possédons bien moins de formes.

La plus usuelle est é « [il] a », 5 fois dont 2 comme verbe auxiliaire :
homophone évident de é « à » (n° 35, 2°), comme en français a et
à.

En tant qu'auxiliaire, on a une fois « [tu] as », dont la nasale initiale
m'est un mystère. Comme fr. ai = a + i graphiquement, Mlle Smith
a tiré de ce , par le même procédé d'addition tout extérieure, une 1re
personne méi « [j']ai », qui n'apparaît également qu'une fois.

Est-ce l'homophonie de é « est » et é « a », est-ce le rapprochement
sémantique des deux verbes, ou toute autre cause, qui a introduit dans le
verbe « avoir » le radical év- « être » ci-dessus ? Quoi qu'il en soit, il
semble bien émerger dans évenir « [tu] posséderas » (une fois), qui pourtant
est susceptible d'une autre explication (n° 274).134

Chapitre IV
Le vocabulaire français

(39) Le travail de déblai terminé, il ne reste plus qu'à suivre l'ordre
alphabétique, en rangeant chaque mot martien sous le vocabulaire
auquel il paraît le plus vraisemblablement emprunté. Je répète ici que je
ne me dissimule nullement le caractère hypothétique de beaucoup de
mes rapprochements ; mais, pour plus de sûreté, je les qualifierai moimême,
à l'occasion, de « douteux » et « très douteux ». Il en est que je
n'indique que par acquit de conscience, pour signaler une piste et permettre
à d'autres chercheurs de trouver mieux.

(40) Abadâ « peu », une seule fois, dans la locution mis abadâ « un
peu » : suggère, avec jargonnement enfantin, le fr. abondant, d'où il a pu
en effet sortir par voie de contraste sémantique. Douteux.

(41) Acâmi « astronome », une fois : l'idée d'« astronome » suggère
celle de « savant », et celle-ci celle d'« académie » ; on observera la
longue médiale, qui semble compensatoire de la chute de la pénultième.

(42) Alizé « élément », 2 fois : il s'agit d'un élément subtil, dans le
genre du fluide des spirites : cette idée suggère celle de « vent », et celle-ci
le mot alizé qui, en sa qualité de mot non usuel et savant, demeure
intact.

(43) Animinâ « existence », 2 fois : c'est le fr. animé « vivant », avec
suffixation arbitraire.

(44) Anizié « envoie », une fois : pourrait être une métathèse avec
changement de sourde en sonore, du fr. assigner, lequel aurait été suggéré
par consigner, terme qui en technique commerciale revêt couramment
le sens d'« envoyer » ; or Mlle Smith a suivi la carrière commerciale
et entend ce terme vingt fois par jour. Douteux pourtant ; cf. n° 65.

(45) Ankôné « réjouir » une seule fois, tout à la fin, Fl. 40. Le texte
porte lé godané ni ankôné « me aider et réjouir », et l'on est amené à se
135demander s'il n'y a pas eu interversion de sens entre les deux verbes,
d'autant que, suivant les habitudes à peu près invariables de Mlle Smith,
le mot fr. aider commençant par une voyelle, le mot mt. corrélatif
devrait aussi commencer par une voyelle et causer élision du pronom-régime.
Cela posé, si godané signifiait « réjouir » et ankôné « aider », on
reconnaîtrait dans ce dernier les deux premières syllabes du fr. encourager,
avec suffixation arbitraire. Très douteux, mais sans aucune importance,
vu l'isolement et la date tardive du mot. Cf. nos 4 et 82.

(46) Antéch « hier », 2 fois : c'est le fr. antique, ou plutôt les deux premières
syllabes du fr. antérieur, avec suffixation du type adverbial, n° 17, 3°.

(47) Arvâ « soleil », 4 fois. A sa première apparition, le mot a été
traduit comme nom propre, Fl. 14 ; mais, là aussi sans doute, il doit déjà
désigner le soleil, car autrement la phrase n'aurait guère de sens : « Arvâ
nous quitte, sois heureux jusqu'au retour du jour ». L'idée de « quitter » a
suggéré la salutation à revoir, usuelle entre gens qui se quittent (à ce
point de vue il serait intéressant de savoir si à Genève on dit à revoir ou
au revoir), et celle-ci, légèrement altérée, ayant pris le sens de « soleil »
dans cette phrase inaugurale, l'a conservé ailleurs. Douteux.

(48) Assilé « immense », 3 fois : semble une simple métathèse altérée
de alizé, n° 42 ; l'idée d'« élément » peut aisément suggérer celle
d'« immense ».

(49) 10° Badèni « vent », une fois, dans une scène maritime ou fluviale,
Fl. 27. On dit « le vent bat les flots », en sorte que, dans un langage
métaphorique et enfantin, où l'épithète devient le nom commun, le vent
peut fort bien être appelé « le battant ». Au radical de ce participe présent
s'ajoute ensuite une suffixation quelconque. Très douteux, et toutefois la
supposition trouve un appui dans l'emploi parallèle de priâni au sens de
« flot », à une ligne de distance.

(50) 11° Bana « trois », 4 fois. Mot bien difficile : peut-être un vague ressouvenir
d'une leçon de géographie sur les Confins Militaires Hongrois, où
il était dit qu'ils sont divisés en trois parties, Croatie, Slavonie et Banat.

(51) 12° Bazée « courte », une fois : fr. basse. Les deux concepts de
« court » et de « bas » sont facilement associables, au point de vue tout à
la fois matériel et moral.136

(52) 13° Bénèz « retrouver », une fois, et bénézée « retrouvée », 2 fois,
tout au début. Il y a un mot mg. benézni qui signifie « jeter un coup d'œil
sur » ; mais le sens concorde trop peu. Il ne faut sans doute pas chercher
si loin : une phrase française telle que « béni soit le jour où je te
retrouve ! » — tout à fait dans le ton des phrases où apparaît bénez-, — suffit
amplement à expliquer l'emploi d'un de ces radicaux au sens de
l'autre. Douteux pourtant.

(53) 14° Bérimir « reviendra », une fois. Ce mot a comme un faux air
de fr. revenir, et en fait il en est l'anagramme moyennant les substitutions
très admissibles v > b et n > m. Il est vrai que, normalement, -ir étant
finale de futur, le radical serait bérim- tout court ; mais on sait que Mlle
Smith n'est pas fort conséquente dans sa grammaire (n° 22, 9°). La question
serait sans importance, ce bérimir étant un ἅπαξ, si primi (n° 285)
n'en paraissait une répétition altérée. De toute façon, très douteux.

(54) 15° Bisti « habitant », une fois : semble une simple altération jargonnante
de habitant.

(55) 16° Brimaξ, « paroles » une fois. En comparant ce mot à brimi
« sagesse », brizi « sagesse », ébrinié « pense », rabriξ, « pensées », qu'on
retrouvera à leur rang alphabétique, il est impossible de ne pas songer à un
radical -bri-, qui signifierait « penser, parler », et s'accompagnerait de suffixations
et préfixations diverses. Or ce radical pourrait fort bien être abstrait
du mot fr. esprit, soit au sens spirite, soit au sens d'« intelligence » ; il
n'y faut qu'un passage de sourde à sonore. De plus, comme dans la phrase
Fl. 17 il s'agit d'« écrire » des « paroles », l'm suffixal de brimaξ peut avoir
été suggéré par celui du fr. imprimer. Le tout bien indécis.

(56) 17° Brimi (une fois, Fl. 22) et 18° brizi (une fois, Fl. 28)
« sagesse » : sans importance ; voir le n° 55.

(57) 19° Buzi « moyen », une fois. Le « moyen » suggère l'« issue », et,
s'il est bon, la suppose « bonne » : sait donc, métathèse de issue, avec
changement de sourde en sonore, et préfixation de l'initiale de bonne.
Très douteux, et c. n° 287, 5°.

(58) 20° Capri « noir », une fois. La première fois qu'enfant
Mlle Smith a vue des « câpres », elle a pu être frappée de la « noirceur »
de ce condiment dans la sauce blanche, et associer les deux idées. Possible,
mais douteux ; d'ailleurs insignifiant.137

(59) 21° Carimi « fenêtre », une fois : fr. carreau, avec suffixation
arbitraire.

(60) 22° Chandêné « délicieux », une fois : suggéré par le radical du fr.
en-chant-eur, avec passage de la sourde à la sonore et suffixation martienne.

(61) 23° Chèke « papier », mot isolé : emploi arbitraire du mot chèque,
suggéré par l'idée de « papier [commercial] ».

(62) 24° Chiré « fils », 5 fois : métathèse évidente du fr. chéri ; le mot
n'apparaît que dans des phrases de vive tendresse.

(63) 25° Chodé, mot non traduit, une fois. La scène est aquatique,
Fl. 27 : le mot pourrait donc signifier « jet d'eau », dont il serait la métathèse
vocalique, avec changement en sourde de la sonore initiale.

(64) 26° Dabé « maître », 2 fois ; L'argot français a un mot dab, « père,
patron » : la présence d'un terme d'argot dans le vocabulaire de
Mlle Smith n'a rien en soi de surprenant, en tant que résidu fortuit d'une
lecture quelconque ; cf. n° 138.

(65) 27° Dassinié indicatif et daziné subjonctif « [il] garde », chacun
une fois : extension de sens du verbe fr. assigner. Cf. n° 44.

(66) 28° Dézanir « répondra », une fois : futur martien, formé sur un
radical abstrait du verbe fr. dire, plus exactement du participe disant, cf.
nos 49 et 125.

(67) 29° Dimé « semblable », une fois : métathèse probable du fr. demi,
puisque rien ne se ressemble plus que les deux moitiés d'un même objet.

(68) 30° Diviné « heureux », et féminin divinée, en tout 10 fois : dérivation
manifeste de fr. divin, suggérée par une locution telle que « [félicité]
divine ».

(69) 31° Dizênâ « profondément », au sens de « recherche profonde »,
une fois, tout à la fin, Fl. 40 : vague influence du verbe fr. discerner.
Bien douteux, car la finale -ênâ paraît suffixale ; cf. n° 17, 5°.138

(70) 32° Dorimé « sain », une fois : métathèse possible du fr. modéré,
dont l'idée est connexe de celle de « bien portant ».

(71) 33° Duméïné « ancienne », une fois, Fl. 11. Alexis a dit à sa mère terrestre
modé « mère » ; puis il se reprend, — car elle n'est plus sa mère, puisqu'il
en a une autre, étant réincarné dans Mars, — et il lui dit duméïné modé. Cette
correction a pu amener l'idée de la conjonction du moins, qui l'accompagnerait
presque inévitablement en français, et c'est celle-ci qui, avec une suffixation
martienne, a assumé la fonction de l'adjectif « ancienne ».

(72) 34° Durée « terre », 2 fois. Une métathèse de l'al. erde n'explique
pas le vocalisme ; cf. n° 245. Beaucoup plus probable est l'influence
d'une locution fr. telle que « [la] dure [terre] » ou « [coucher sur la]
dure », d'autant que, la première fois au moins que le mot a été prononcé
(Fl. 7), c'est par un habitant de Mars, avec un sentiment de profond
mépris pour notre infortunée planète.

(73) 35° Ébrinié « [il] pense », une fois, cf. n° 55. Comme la pensée
ici est passionnément tendre, on peut aussi songer au fr. épris, qui expliquerait
l'initiale.

(74) 36° Épizi « rosé », adjectif, une fois : suggéré par l'association des
mots rose et épine dans mainte phrase usuelle ; puis apocope et suffixation
arbitraire.

(75) 37° Éspênié, nom propre qui désigne le paradis martien, 2 fois :
suggéré par les peintures enchanteresses de VEspagne des romans et des
romances.

(76) 38° Éssat « vivant », une fois, et éssaté « vivre », deux fois :
contient visiblement le radical du verbe « être » ; comme ce radical n'apparaît
nettement en fr. que dans le mot savant essence, peut-être vaut-il
mieux recourir à l'ital. essere, qu'on peut connaître sans être polyglotte.

(77) 39° Fimès « [je] meurs », une fois : l'initiale rappelle fr. fin, et la
médiale fr. mort. Douteux, mais sans importance : la phrase Fl. 13, proférée
en pleine extase, n'est qu'exclamations entrecoupées.

(78) 40° Finaïmé « senteurs », une fois : suggéré par le fr. « [odeur]
fine », avec une finale de suffixation assonante, cf. nos 16 et 239.139

(79) 41° Forimé « marques [d'écriture] », une fois : le fr. forme est
bien voisin ; mais le terme commercial firme, en tant que « marque commerciale »,
convient mieux au sens, et Mlle Smith, employée de commerce,
doit le posséder familièrement ; peut-être y a-t-il eu contamination
de l'un et de l'autre.

(80) 42° Fouminé « puissant », 3 fois : contamination possible des
deux mots fr. fougueux et formidable. Douteux, quoique, dans la première
phrase où le mot est apparu (Fl. 27), l'une et l'autre épithète soient
parfaitement à leur place.

(81) 43° Gamié « il pleure », une fois : peut sortir d'une métaphore
facétieuse telle que « [chanter la] gamme ». Peu importe : le mot appartient
à la phrase inintelligible Fl. 33, où il y a presque autant d'énigmes
que de mots, et dont le sens a été violemment brouillé par la volonté
subliminale du sujet.

(82) 44° Godané « aider », une fois, mais cf. n° 45 : le sens « réjouir »
s'apparierait à merveille au fr. [se] gaudir ou à l'ital. godere. Si l'on
veut s'en tenir au sens « aider », je ne vois de ressource, bien détournée,
que dans la locution anglaise God [help] «  Dieu aide », dont le second
mot aurait suggéré le premier. Douteux en tout cas.

(83) 45° Grani « corps », une fois, dans la même phrase que valin
« visage », Fl. 18 : dérivation assonante, sur un radical gran-, qui paraît
abstrait du fr. grand. La personne dont il s'agit est « maigre » : par conséquent,
elle doit être ou paraître « grande ». L'absence du d final, que le
fr. ne prononce pas, ne fait guère difficulté, cf. nos 49, 66, 125, etc.

(84) 46° Grêvé « larges », une fois : dérivé du fr. grève. L'idée de « largeur »
peut suggérer naturellement celle de « grève », et l'on peut avoir
vu des grèves très larges sans même avoir jamais quitté les rives du lac
de Genève. Peu sûr.

(85) 47° Hantiné « fidèle », 4 fois. L'h est fort rare en mt., et, comme
le fr. ne le prononce pas, on se trouve amené à l'assigner de préférence
à un emprunt al. ou mg. : c'est pourquoi ma première pensée avait été
pour l'al. hund « chien », emblème de la fidélité ; mais le vocalisme est
en défaut. Toute réflexion faite, le verbe fr. hanter est plus proche, et la
seule objection qu'on y voie, c'est son caractère peu usuel ; mais il est
140fort littéraire, et les phrases qui contiennent hantiné ont précisément
aussi un cachet de style un peu recherché. La suffixation -iné est des
plus communes en martien.

(86) 48° Idé « on », 3 fois. « On », par contraste avec « il », etc., est un
personnage qui ne se laisse pas voir en chair et en os, mais dont on a
simplement l'idée. Je me hâte d'ajouter que cette explication idéologique
me paraît à peu près désespérée.

(87) 49° Iminé « mince », une fois : soit une filière d'idées telle que
« mince >aminci> diminué », et la contamination de ces divers mots, ou
d'autres encore.

(88) 50° Iné et inée, « adorée, bien-aimée », 4 fois : l'al. innig
« intime » convient peu ; plutôt terme de caresse enfantin, cf. fr. mignon,
minet, etc., avec aphérèse.

(89) 51° Iri « souvent », une fois : suggère le fr. réitéré, qui a dû nécessairement
s'ecourter beaucoup pour traduire un si petit adverbe.

(90) 52° Kalâmé « accomplir » [un désir], une fois, tout à la fin, Fl.
40 : accomplir un désir, c'est l'apaiser, le calmer. Douteux, mais sans
réelle importance.

(91) 53° Kavivé « étranges », une fois : étant donné que signifie
« qui », ka-vivé pourrait se décomposer en « qui vive ! » exclamation
qu'on pousse lorsqu'on entend ou voit un objet insolite.

(92) 54° Kêmâ « mâle », une fois : métathèse syllabique du fr. mâle, où
la lettre l a été remplacée par sa voisine immédiate dans l'alphabet. Très
douteux.

(93) 55° Kin’t’che « quatre », une fois à la toute première apparition du
martien encore informe : altération arbitraire et jargonnante du fr. quatre.

(94) 56° Léziré « souffrance », une fois : dérivé évident du fr. léser ou
lésion.

(95) 57° Luné « jour », 6 fois. Ici l'on a beaucoup de choix : ou fr.
lune, astre de nuit, par contraste sémantique ; ou fr. lundi, ital. lunedï, par
141lequel commence rémunération des jours de la semaine ; ou, plus simplement,
un radical lu-, abstrait de luire, lumière, etc., sur lequel s'applique
une suffixation martienne.

(96) 58° Mabûré « grossier », une fois. L'idée suggère celle de
« bure », ou même de « [vêtement] en bure », juxtaposition qui pourrait
aussi s'orthographier ambure, dont mabûré est la métathèse
exacte.

(97) 59° Maprinié « entré », une fois : contamination grossière de entré
et pénétré, avec la syllabe en- écrite am- puis métathèse comme ci-dessus ;
le mot appartient à la phrase inintelligible Fl. 33, ce qui pourrait
légitimer cette explication contournée et bizarre, mais en même temps la
rend mutile.

(98) 60° Mazêté « peine », 2 fois : le mot suggère l'idée d'une
« masse » difficile à mouvoir ; suffixation arbitraire.

(99) 61° Médache « madame », une fois : jargon du début du martien,
où la chuintante joue un rôle prépondérant. Cf. nos 93, 102 et 104.

(100) 62° Médinié « entourent », une fois : les deux premières syllabes
viennent de médi-terranée, que toutes les géographies enfantines définissent
« mer entourée de tous côtés par les terres ».

(101) 63° Mervé « superbes », une fois : fr. merveille, ou les deux premières
syllabes de merveilleux.

(102) 64° Métaganiche « mademoiselle », une fois, le même jour que
médache.

(103) 65° Mété « tendre », une fois, dans la juxtaposition allitérante
mété modé « tendre mère ». L'idée de « mère » a suggéré « maternel », qui
a été écourté et jargonné.

(104) 66° Métiche, « monsieur, homme », 5 fois, et métiché « hommes »,
une fois : seul mot du jargon de l'extrême début (cf. nos 17, 1°, et 99) qui
ait survécu, grâce à son adaptation postérieure au sens général
d'« homme », phénomène que M. Flournoy a expliqué avec une élégance
que je lui envie (p. 241).142

(105) 67° Midée « laide », une fois : contamination probable des deux
mots misère et hideux.

(106) 68° Mile, mot non traduit, une fois, Fl. 19 ; mais, vu l'habitude
de Mlle Smith de multiplier numéralement ses adieux, la phrase mile piri
mirâ
ne peut guère signifier que « mille fois adieu ». On a donc ici le fr.
mille. La raison pour laquelle on n'a jamais pu obtenir d'Ésenale la traduction
de milé piri, est peut-être précisément que milé, venu par lapsus,
ressemblait trop à son prototype français et aurait rendu le martien suspect.
Par le même motif, quand Mlle Smith a voulu employer encore le
mot « fois », elle n'a plus dit piri, et l'a remplacé par un zézaiement
enfantin et jargonnant, zizazi, visiblement fabriqué pour la circonstance :
cf. nos 120 et 228.

(107) 69° Mima « parents », une fois : réduplication enfantine et caressante
du radical ma-, suggéré par fr. maman.

(108) 70° Miza, une fois, désigne une sorte de kiosque ou de pavillon
roulant dans le rêve incohérent Fl. 23 : je suppose que c'est le fr. maison,
avec transposition vocalique enfantine ou martienne.

(109) 71° Mûné « moment, instants », trois fois : déformation vocalique
du fr. minute, avec chute de la finale.

(110) 72° Nipuré « crains », 2 fois, et nipunêzé « craindre », une fois :
l'association de l'idée de « crainte » et de celle de « punition » est tout à
fait conforme à la psychologie infantile ; quant à la formation du mot,
j'inclinerais à croire que nipu est la métathèse exacte du fr. puni, et que
la ou les syllabes finales sont de suffixation.

(111) 73° Nubé « curieux » ; une fois, Fl. 35. Le jour où l'on montre à
Mlle Smith ce tableau « curieux », elle ne le voit pas. Est-ce aller trop loin
que de conjecturer qu'en cet instant le mot nébuleux est venu interférer
dans sa mémoire et a fourni par métathèse syllabique initiale la traduction
de l'épithète ?

(112) 74° Orié « frapper », au sens de « heurter », une fois : malgré la
divergence apparente et purement graphique, c'est le fr. heurter, à peine
altéré en prononciation.143

(113) 75° Palette « calme » impératif, une fois, tout au début, Fl. 4 :
abstrait du fr. palliatif « calmant », mot savant il est vrai, mais compris
de toutes les personnes instruites. Douteux pourtant.

(114) 76° Pâlir « temps », une fois. Si l'on avait *padir, la métathèse
du fr. rapide, naturellement suggéré par l'idée de « temps », sauterait, je
pense, aux yeux. En l'état, l'l est embarrassant, quoique son échange
avec le d soit phonétiquement facile. Très douteux, mais sans aucune
importance, d'autant que l'l peut venir de l'association du mg. repül « il
vole », également naturelle.

(115) 77° Parêzié « [il] laisse », une fois : l'idée de « laisser » suggère
aisément celle de « négligence », et par suite le mot fr. paresse.

(116) 78° Pastri « sang », une fois : que l'idée de « sang », dans une
scène médicale, où figure un instrument à trois tubes, amène sur les
lèvres du sujet le nom de Pasteur, c'est la vraisemblance même ; la
finale est martienne, assonante à bodri, cf. nos 16 et 251.

(117) 79° Pavi « joie », 3 fois ; pavi « heureux », une fois, et pavinée
« joyeuse », une fois : paraissent abstraits ou dérivés des mots fr. pavillon,
pavier
, pavoiser, etc., qui s'associent bien à une idée de « joie ».

(118) 80° Pazé « retire », une fois, Fl. 23 : il s'agit de la main de Paniné,
qui doit « se retirer », et par conséquent « repasser » par l'ouverture par
laquelle elle est sortie ; les deux locutions susdites se contaminent en « se
repasser », dont la méthathèse absolument exacte est rès pazé, cf. n° 32, 4°.

(119) 81° Pi « très », une fois : paraît n'être que l'initiale altérée du fr.
bien (superlatif).

(120) 82° Piri, mot non traduit, cf. n° 106 : si l'on admet le sens
« fois », on peut songer au fr. « [à mille] reprises », avec semi-métathèse
ou épenthèse vocalique.

(121) 83° Pit « sans », 2 fois : petit mot bizarre qui semble une déformation
violente du fr. vide, dont l'idée est connexe.

(122) 84° Pléva « chagrin » (adjectif), une fois. Mot difficile, à cause de
péliché et pélésse (n° 249), auxquels il ressemble à la fois trop et trop peu.
144Pour moi, je l'en séparerais plutôt, pour le rattacher au fr. pleurer. Le v peut
venir du fr. pleuvoir, suggéré par la quasi-homonymie et l'analogie de sens.

(123) 85° Polluni « question », une fois : contamination possible des
deux mots fr. problème et solution.

(124) 86° Povine et povini « arriver », chacun une fois : à rapprocher
de vinâ, n° 143 ; c'est le fr. parvenir, à peine altéré par un adoucissement
qui rappelle les inflexions créoles.

(125) 87° Priâni « flot », une fois : cf. fr. brillant. Dans un vocabulaire
par épithètes, où « le vent » est « le battant » (n° 49), il est fort admissible
que « le flot » soit dit « le brillant » ; la finale est assonancée avec badêni.
Mais tout cela est cruellement hypothétique.

(126) 88° Rabriξ, « pensées », une fois : voir n° 55 ; mais je ne m'explique
pas la préfixation, à moins de quelque contamination des mots
raison, réfléchir, etc.

(127) 89° Riz « sur », 3 fois : fr. sur, avec métathèse et changement
vocalique.

(128) 90° Sandiné « longtemps », 2 fois : l'idée, en se précisant, peut
se fixer à « cent ans », soit donc peut-être une adaptation martienne du fr.
centenaire. Cf. un procédé similaire n° 189.

(129) 91° Surès « [tu] crois », une fois : ce que l'on « croit », on en est
volontiers « sûr » ; dérivation évidente du fr. sûr, assurer, etc.

(130) 92° Taméche, une fois, non traduit ; mais, comme il est question
d'un arbuste en buisson, il est assez naturel de penser à l'initiale du fr.
tamarix avec finale martienne.

(131) 93° Taniré « prends » (impératif), une fois : transport pur et
simple du verbe tenir, suggéré par l'exclamation française « tiens,
prends » ; rien de plus naïf.

(132) 94° Tapié, une fois, non traduit, désigne une vision étrange, qui
se déroule sans doute comme un « tableau » ou une « tapisserie », Fl. 32 ;
contamination de ces deux mots.145

(133) 95° Ten « près », 12 fois : abstrait du radical du fr. at-ten-ant, atten-ir,
etc. ; ces mots sont peu usuels, mais « tenir à » exprime la même
idée ; cf. le suivant.

(134) 96° Ténassé « [je] voudrais », une fois : c'est le radical du verbe
tenir [à] au sens de « vouloir » ; si la finale est empruntée à l'imparfait du
subjonctif fr. de 1re conjugaison en vue d'exprimer le conditionnel, ce
cas est un des très rares où le sujet accuse quelques traces de sens grammatical.

(135) 97° Tensée « instant », 3 fois : c'est l'anagramme exact du fr.
instant, où la voyelle nasale initiale est remplacée par une voyelle simple
de finale martienne.

(136) 98° Touzé « même », une fois : soit la locution fr. tout ainsi, avec
syncope intérieure et finale altérée ; ou la première syllabe de tout de
même
, avec suffixation arbitraire. Rien de tout cela n'est bien satisfaisant.

(137) 99° Tranéi « passage », une fois : il est aisé de reconnaître la syllabe
tra-, abstraite de tra-jet et autres mots ; mais peut-être bien se complique-t-elle
d'une contamination du fr. traînée, dont tranéi est la métathèse
graphique lettre pour lettre. On observera que précisément ce texte
est graphique. La connexité des idées est fort suffisante.

(138) 100° Trimazi « force », 2 fois : dérivé du verbe d'argot fr. trimer.
C'est, avec dabé, le seul mot d'argot que paraisse connaître Mlle Smith :
cette proportion n'a rien d'excessif, d'autant que trimer a passé dans la
langue familière. Le suffixe vient, par assonance, de mazi qui précède.

(139) 101° Triné « parler », 4 fois, et trinir « parlera », 2 fois : comme
tous les gens qui « parlent » martien parlent pour « enseigner » quelque
chose à Mlle Smith, la seconde syllabe du mot fr. doctrine se présente
invinciblement à l'esprit ; mais, d'autre part, il semble difficile de séparer
tout à fait triné de tarviné « langage », n° 210. Douteux.

(140) 102° Tuzé « malade », 2 fois. Mot bien difficile : le mg. dühösség
« rage [du chien] » est bien éloigné à tous égards, et le fr. usé peu satisfaisant ;
si l'on se décide pour ce dernier, le t initial peut provenir d'une
liaison naïve, résultant de ce que le mot précédent est , équivalent du
146fr. « est », dans la phrase Fl. 29, où tuzé fait sa première apparition ; il n'a
été répété que dans la phrase inintelligible Fl. 33.

(141) 103° Uri « soir », une fois : l'idée de « soir », implique obsc-uri-té,
mot trop long, par rapport à celui qu'il devait traduire, pour ne pas
subir un violent écourtement.

(142) 104° Véche « vu », véchêsi « voyons », véchi « [tu] vois », véchir
« verras », vétéche « voir », chacun une fois : altérations diverses d'un
radical imité du verbe voir. Le mot est né au début du martien, dans la
période de prépondérance de la chuintante.

(143) 105° Vinâ « retour », 2 fois, cf. poviné, n° 124 : constructions
élémentaires sur la base du radical du verbe fr. venir.

(144) 106° Vizêné « distinguer », une fois : dérivation martienne du fr.
vision, qui, en tant que mot savant, a pour Mlle Smith un sens plus technique
que le simple sens de « voir » ; peut-être aussi viser.

(145) 107° Zabiné « arriéré », une fois, Fl. 35 : peut-être, avec métathèse
et suffixation martienne, fr. bas au sens de « dégradé » qui se dit
des races sauvages. Très douteux : tous les mots commençant par z sont
des ἅπαξ, presque indéchiffrables ; heureusement il n'y en a pas beaucoup.

(146) 108° Zati « souvenir », une fois : suggestion des deux dernières
syllabes de myosotis (vergissmeinnicht), fleur du souvenir.

(147) 109° Ziné « bleu », une fois : peut-être altéré et dérivé de Chine,
à cause de la belle couleur bleue de certains vases chinois : au surplus, le
mot fait partie de la phrase inintelligible Fl. 33.

(148) En somme, déduisant même tous les cas douteux, il semble
qu'un bon tiers du vocabulaire martien vienne, par voie plus ou moins
détournée, du français seul.147

Chapitre V
Le vocabulaire allemand

(149) Andélir «apparaîtra », une fois, Fl. 39. Le mot a ici le sens de
« être en relation, avoir commerce fréquent avec » : soit donc, avec semi-calembour,
adaptation de l'al. handeln « traiter, commercer », que Mlle
Smith doit bien connaître.

(150) Bindié « [il] trouve », une fois : conjugué sur le radical de l'al.
finden « trouver », cf. n° 8. Presque sûr.

(151) Bounié « chercher, [il] cherche », chacun une fois : malgré ce
qu'il peut y avoir de forcé à tirer deux mots martiens d'un seul mot allemand,
le rapport étroit de signification des mots « trouver » et « chercher »
ramène irrésistiblement la pensée au même verbe finden, mais
cette fois sous sa forme de participe passé gefunden, ou au substantif qui
en est issu, fund « trouvaille ».

(152) Cen « beau » et cêné « belle », chacun une fois : al. schön
« beau ». Si l'on croyait nécessaire d'expliquer la mutation de la chuintante
initiale en sifflante, la contamination par le mg. szép « beau » ne
souffrirait aucune difficulté. Sûr.

(153) Chinit « bague », mot isolé : al. schnitt « taille, coupure », soit
parce qu'une bague semble « couper » le doigt, soit à cause de la « taille »
des pierres dont elle est ornée, etc. Douteux, mais sans aucune importance.

(154) Ébanâ « lentement », une fois, tout à la fin (Fl. 40), sans
importance : le sujet doit avoir songé à l'al. eben « uni », qui ne concorde
point exactement pour le sens ; toutefois un pas « égal » est un pas plutôt
« lent ».

(155) Gudé « bons », une fois : malgré le d, il y a plus de probabilité
pour l'al. gut que pour l'anglais good, parce que la première de ces
langues doit être de beaucoup la mieux présente à l'esprit du sujet, cf. n°
166 ; en tout cas, l'emprunt est manifeste.149

(156) Haudan « maison », une fois, tout au début ; M. Flournoy fait
observer avec beaucoup de finesse que haudan est calqué, consonne
pour consonne et voyelle pour voyelle, sur maison. Mais cela ne nous
empêchera pas de reconnaître dans la première syllabe l'al. haus. Quant
au d médial, il demeure énigmatique.

(157) Hêné « s'élever », une fois : al. höhe « hauteur » et [sich er-]
höhen « s'élever » ; il est assez curieux qu'ici, contrairement aux habitudes
de Mlle Smith, le pronom « se » soit sans équivalent.

(158) 10° et iée « tout, toute », 3 fois ; iééξ, « toutes », une fois : ce
mot, qui a de bonne heure remplacé is (n° 188), a pu être abstrait de
locutions al. très usuelles que wer je « tous ceux qui », was je « tout ce
qui », etc., où je prend en effet le sens de « tout ». A peine douteux.

(159) 11° Ilinée « reconnue », une fois, a remplacé cévouitche (n°
182) : c'est l'al. [sich] erinnern « se rappeler », très peu altéré ; car r > l
est de phonétique courante.

(160) 12° Imá « ciel », une fois : il est impossible de méconnaître l'al.
himmel.

(161) 13° Kirimé « prudent », une fois, et cf. pocrimé « science », n°
167 : les deux sens se concilieraient admirablement par un rapport avec
l'al. hirn « cerveau » ; mais le phonétisme serait ici trop altéré.

(162) 14° Koumé « fondre », une fois. Il y a homophonie parfaite de
l'al. kummer « chagrin » ; or, précisément, la phrase (Fl. 8) est « fondre
tout ton chagrin » : la coïncidence est-elle fortuite ? Il se peut que kummer,
suggéré par l'idée de « chagrin », soit, si je puis ainsi m'exprimer,
parti trop tôt à la manière d'un ressort qui s'affole, et que dès lors, utilisé
pour exprimer « fondre », il n'ait pu l'être pour « chagrin ». Douteux.

(163) 15° Lassuné et lassunié « approche » (impératif) ; lassuné « [il]
approche », ilassuné « [je] m'approche » : chacun une fois. Ce mot est
cruellement embarrassant. On voit, d'abord, que la conjugaison n'obéit à
aucune règle : cela est vrai surtout de la forme ilassuné, qui devrait être
*lé-lassuné, n° 32, 1° ; mais, à l'époque où elle est apparue (Fl. 9), la
grammaire de Mlle Smith était encore tout à fait chaotique. Quoi qu'il en
soit, prenant lass- comme radical du verbe, on ne sait vraiment à quoi le
150rattacher. En désespoir de cause, j'ai songé à une image de piété, comme
il en existe beaucoup, représentant la scène « laissez les enfants s'approcher
de moi » : si l'inscription de celle que Mlle Smith a eu quelque jour
sous les yeux était rédigée en allemand, elle commençait par lass-et [die
kinder…]
, et ce radical a pu ainsi s'associer à l'idée de s'approcher ;
mais, bien entendu, je ne donne la conjecture que pour ce qu'elle vaut.

(164) 16° Mache « [je] peux », 4 fois ; machir « pourras » et machiri
« pourrai » (pour l'i final, cf. le n° 38, 2°), chacun une fois. Le premier de
ces mots est sûrement l'al. [ich] mag, peut-être contaminé de [ich] mache,
parce que « pouvoir » c'est généralement « pouvoir faire ». Les deux
autres sont des formes conjuguées, d'allure martienne très régulière.

(165) 17° Mané « père », une fois : c'est l'al. mann « homme, époux »,
peut-être avec une confusion partielle du radical de mimâ, n° 107.

(166) 18° Modé « mère », 14 fois : toute la question n'est qu'entre l'al.
mutter et l'anglais mother, celui-ci mieux concordant au point de vue du
phonétisme, celui-là sûrement mieux connu du sujet ; cf. n° 155. On
observera que les mots qui reviennent le plus souvent sont aussi, en principe,
les mieux explicables par un emprunt manifeste.

(167) 19° Pocrimé « savoir », une fois : cf. kirimé, n° 161 ; mais, en
tout cas, je ne vois absolument aucune donnée qui rende compte de la
préfixation apparente.

(168) 20° Poénêzé « quelques », une fois. Ici, la préfixation po- pourrait
relever du procédé de l'allitération, n° 16 ; car le mot (Fl. 11) est
immédiatement précédé du mot povini, cf. n° 124. Cette quantité
déduite, il reste -énêzé, qui s'applique presque lettre pour lettre sur l'al.
einige « quelques ».

(169) 21° Radziré « prononcer », une fois, Fl. 15, dans une phrase où
en fait l'emploi du verbe « parler » conviendrait beaucoup mieux : al.
reden « parler », avec léger jargonnement et terminaison martienne ;
presque sûr.

(170) 22° Rénir « portera », une fois, Fl. 18, dans une phrase où le vrai
sens est « apportera » : futur martien sur un radical rén-, qui, sauf aphérèse
initiale, rappelle de bien près celui de l'al. bring-en « apporter ».151

(171) 23° Tibraξ, « besoins », une fois : cf. l'al. trieb « instinct ». Les
deux idées sont connexes, et la phonétique concorde à merveille, sauf
une métathèse des plus simples. Douteux pourtant : le terme al. n'est pas
de ceux que Mlle Smith a pu aisément connaître et familièrement retenir.

(172) 24° Toumaξ « charmes », une fois : cf. al. taumel « vertige,
ivresse, paroxysme de joie ». Le phonétisme va bien, comme le montre
imâ venu de himmel, n° 160. Douteux pourtant : il est difficile que Mlle
Smith connaisse ce mot peu usuel.152

Chapitre VI
Le vocabulaire magyar

(173) Avant d'énumérer les mots martiens qui peuvent être ramenés
immédiatement aux vagues souvenirs de magyar que le subconscient de
Mlle Smith a dû retenir de propos tenus en sa présence par son père, il
convient de rappeler brièvement les règles de prononciation, d'ailleurs
très aisées, de cette langue souple, sonore et mélodieuse.

Les voyelles se prononcent à peu de chose près comme en fr. ou en
al. : l'u, comme al. u, et l'ü comme fr. u ; les voyelles accentuées sont les
longues ; mais l'a non accentué, bref par conséquent, prend un timbre
plus sombre, à peu près intermédiaire entre a et o ouvert. Enfin, il faut
noter que, dans certains dialectes, les voyelles longues subissent, du fait
seul de leur longueur, une légère modification de timbre qui les fait
presque confondre, savoir respectivement : l'á avec la diphtongue ua (fr.
oua ou oi, et l'é, avec un i long. Naturellement, je ne suis pas en mesure
de décider si et dans quelle mesure la prononciation mg. de Mlle Smith a
subi, de par l'origine de son père, l'influence de ces dialectes ; mais certains
indices tendraient à le faire supposer, cf. nos 181, 210 et 223.

Parmi les consonnes, il n'y a de vraiment remarquable que les
consonnes mouillées, c'est-à-dire suivies d'un y, semi-voyelle qui a la
valeur générale de l'y du mot fr. yeux ou du j al. ; et, parmi celles-ci, il
faut noter spécialement les deux groupes dj ou gy, qui sont absolument
équivalents : la consonne qu'ils représentent est une palatale mouillée,
c'est-à-dire une articulation qui n'est exactement ni un g ni un d, mais
tient de l'un et de l'autre, et confine un peu, quoique plus fuyante, au g
italien de oggi. Lorsqu'elle s'efface davantage encore, ce qui n'est pas
rare en prononciation rapide, elle se réduit presque à un simple y, et les
deux syllabes qu'elle sépare semblent n'en plus faire qu'une, un peu
allongée, en sorte que des liaisons telles que igy et même egy ont pu fort
bien ne laisser à l'oreille et surtout à la mémoire auditive de Mlle Smith
que l'impression d'un simple i. A plus forte raison en faut-il dire autant
de ly et lj, c'est-à-dire de l'l mouillé, qui en fr. courant même ne se distingue
plus de la semi-voyelle y.

Les sifflantes et chuintantes sont nombreuses et variées ; mais la distinction
n'en a guère d'importance pour le parler de Mlle Smith, dont
153l'oreille, la mémoire ou l'organe paraît les confondre entièrement entre
elles, soit par zézaiement enfantin, soit par changement de sourde en
sonore, ou réciproquement, ainsi qu'on va le voir. J'en rappelle toutefois
la valeur aux lecteurs qui seraient désireux de prononcer correctement
les mots mg. cités : s, comme ch fr. ou sch al. ; sz, comme s fr., toujours
sourd en toute position ; z comme z fr., sonore de l'articulation précédente ;
zs, comme combinaison de z et s mg., c'est-à-dire avec la sonorité
du premier et le chuintement du second, soit donc comme j fr. ; c,
comme ts fr. ou z al., en toute position ; cs enfin, comme combinaison de
c et s mg., c'est-à-dire à peu près comme tch fr. dans les transcriptions
de mots slaves.

Ces notions sommaires suffiront amplement pour se rendre compte
des équivalences phonétiques admises par la linguistique subliminale de
Mlle Smith.

(174) Adi et adzi « bien » (adverbe), chacun une fois : abstrait de
locutions mg. très usuelles, telles que adja Isten « plaise à Dieu », adjon
Isten
« bonne chance » (souhait), qui contiennent le verbe adni « donner » ;
le group mg. dj explique très bien l'alternance de dz et d tout
court dans le mot emprunté ; la locution ne faisant par sa fréquence
qu'un mot pour ainsi dire, Isten « Dieu » est tombé, comme seraient
tombées les deux dernières syllabes d'un tétrasyllabe quelconque. Me
paraît sûr.

(175) Amé « venu », 2 fois ; améir « viendras », une fois ; amés
« viens » (impératif), 8 fois ; amès « [je] viens », 2 fois ; ami « [il] va »,
une fois : en tout 14 fois. Ce mot, des plus usuels, se recouvre, par le
radical, et même par certaines de ses formes, avec le mg., menni
« aller » : il suffit de comparer ami avec mg. megy « il va », et amès avec
mg. megyesz ou mész « tu vas », en tenant compte de ce qui a été dit de
la prononciation du groupe egy, n° 173. Quant à améir, c'est une forme
normale de futur martien. Le préfixe peut n'être qu'une addition arbitraire ;
mais, plus probablement, il y faut voir un souvenir du verbe mg.
à préfixe átmenni « passer, traverser », ce qui explique l'emploi du verbe
mt. à la fois dans le double sens d'« aller » et de « venir ».

(176) Asnète, mot isolé, désigne une espèce de paravent : peut se
rattacher à un vague souvenir du mg. háznemü (ü long) « mobilier » ; au
surplus, sans aucune importance.154

(177) Avé « vieil », 2 fois : à la rigueur, ce pourrait être le mot fr.
déformé ; mais il ressemble davantage au mg. vén « vieux » ; quant à l'initiale
a-, on peut songer, si l'on veut, à une contamination par l'al. alt.

(178) Azâni « mal » (adverbe), une fois : le mg. a alacsony « de
mauvaise qualité, bas », etc. Rapprochement douteux ; mais le mot n'apparaît
que dans la phrase Fl. 33.

(179) Bibé « capable », une fois. Mot très curieux : le mg. a bibe
« petite blessure, bobo, point délicat », qu'il emploie dans des locutions
telles que eltaláltad a bibeje « tu as mis le doigt dessus », donc « tu es
très malin » ou « très débrouillarde », etc. ; c'est une phrase de ce genre,
happée par Mlle Smith, peut-être dans un petit compliment que lui adressait
son père à la suite de quelque preuve précoce d'intelligence enfantine,
qui lui a fourni très naturellement la traduction du mot « capable ».

(180) Bigá « enfant » de l'un et de l'autre sexe, 5 fois. Le mg. A fia
« son fils, son petit », mot extrêmement usuel, par exemple dans des
locutions comme torony fia « l'enfant du clocher », désignant « un petit
clocher » par opposition à son jumeau plus grand. Le g médial, assez surprenant,
peut procéder de la contamination du g initial de mg. gyermek
« enfant ». Quant au b initial, voir n°8 in fine. Douteux pourtant ; mais je
ne vois pas mieux.

(181) Boua « frère », une fois : c'est l'initiale du mg. bátya, « frère
aîné », avec la prononciation signalée au n° 173, qui se développe plus
aisément après consonne labiale que partout ailleurs ; toutefois le timbre
vocalique fait aussi songer à l'al. bruder « frère », et peut-être y a-t-il eu
contamination légère du fait de ce dernier.

(182) Cévouitche « [je] reconnais », au sens de « reconnaître avec
affection, vive tendresse » (d'un fils à sa mère). Ce mot n'est apparu
qu'une fois, tout au début ; puis il a été remplacé par ilinée, cf. n° 159 : il
faut donc qu'il ait été formé assez artificiellement et n'ait occupé qu'une
place d'arrière-plan dans le subconscient de Mlle Smith. Par toutes ces raisons,
la pensée se reporte à quelque mot mg. qui, sans être inusité, n'appartienne
pas cependant au langage de tous les instants, à un dérivé du mg.
sziv « cœur », et plus particulièrement à szivesség « tendresse de cœur »,
dont le consonnantisme serait assez fidèlement reproduit. Cf. n° 262.155

(183) 10° Crizi « oiseau », 2 fois. Le mg. kirics désigne une sorte d'hirondelle
de mer : le mot n'est pas fort répandu, et il est douteux que
Mlle Smith ait eu occasion de l'entendre ; toutefois son père a pu lui désigner
une fois sous ce nom un oiseau fluviatile rencontré au long des
berges du Léman.

(184) 11° Danda « silence », une fois : dans le mg. csendes « silencieux »,
la vraie initiale, ne l'oublions pas, est un t, n° 173 ; soit donc
changement initial de sourde en sonore, par assimilation de l'initiale à la
médiale, mais le rejet de l's suivant est embarrassant. Douteux, mais
c'est un ἅπαξ.

(185) 12° Écrié « âme », 2 fois : paraît construit, par changement de
liquide (cf. n° 13, 2°, et 159), sur le radical du verbe mg. él-ni « vivre »,
mais plus précisément sur la forme de beaucoup la plus usuelle de ce
verbe à savoir l'exclamation éljen… « vive… ! » qui apparaît surtout
avec netteté dans le suivant.

(186) 13° Ériné « satisfait », une fois : soit une dérivation martienne
sur éljen ; cf. le précédent et le verbe éljenezni « pousser des vivats ».

(Étéche « toujours » : voir n° 189.)

(187) 14° Ii « si » devant un adjectif (lat. tam), 3 fois. Le mg. a igy,
igyen, « ainsi, de cette manière », et ilyen « tel » : de part et d'autre le phonétisme
est irréprochable, cf. n° 173. L'origine mg. paraît donc infiniment
plus probable qu'un rattachement à i « si fait », que nous avons
ramené à l'al. ja, n° 36, 5°. Mais il n'est pas douteux que l'homophonie
des deux si en fr., déjà observée par M. Flournoy, n'en ait entraîné l'homophonie
en martien, par contamination réciproque des mots mg. et al.
qui leur ont servi de base.

(188) 15° Is « tout », une fois, Fl. 4. Ce mot n'a pas vécu : il a été remplacé
par , n° 158 ; mais, bien que mort-né, il paraît avoir déposé en
martien le germe d'une postérité adverbiale, cf. nos 276-277. Il se ramène
sans peine au mg. egész, dont le sens répond, non à celui de l'al. all,
mais à celui de l'al. ganz ; or on remarquera que c'est plutôt dans le sens
de ganz qu'il a été employé.

(189) 16° Itèche et étéche « toujours », chacun deux fois : il n'y a donc
aucune raison extérieure de préférer l'une des deux formes à l'autre, en
156tant que correctement martienne ; il n'y en a pas non plus de raison
intrinsèque, bien que étéche soit apparu le premier ; car, évidemment,
itèche peut tout aussi bien être une correction qu'une corruption de
étéche. Je crois que la première de ces deux hypothèses est la bonne, et
que itèche reproduit plus fidèlement le vocalisme de l'emprunt au mg.
idös « âgé » ; le phonétisme final est bien concordant, et le changement
médial de sonore en sourde ne fait pas difficulté. Quant au passage d'un
adjectif d'âge au sens d'un adverbe de temps, on comparera sandiné,
n° 128 ; et l'on prendra garde, en outre, que le mg. idö signifie « temps »,
et a pu à lui seul suggérer le sens « longtemps », qui est tout connexe à
celui de « toujours ».

(190) 17° Ivre « sacré », une fois. Ce mot, en tant qu'il ne figure que
dans la phrase inintelligible Fl. 33, pourrait fort bien se passer d'explication.
Mais la concordance phonétique avec le mg. ivrét « in-folio » est
trop parfaite pour qu'il soit permis de l'omettre. On remarquera que les
livres « sacrés » affectent de préférence un format élevé. Douteux pourtant :
où Mlle Smith aurait-elle appris le nom magyar d'un in-folio ?

(191) 18° Kiné « petit », une fois tout au début : mg. kicsiny « petit »,
avec syncope de la médiale, peut-être par une contamination du mg. könnyü
« léger », et sous une vague influence de l'al. klein « petit ». Voir
aussi niké, n° 200.

(192) 19° Kramâ « panier », une fois. Le mg. garabó « panier » n'est
que dialectal et d'ailleurs diffère sensiblement. On ne le cite que pour
être complet ; car le mot fait partie de la phrase inintelligible Fl. 33.

(193) 20° Lâmi « voici », 3 fois : transport presque pur et simple de
l'exclamation mg. lám « vois donc » ; c'est l'évidence même.

(194) 21° Maniké « attentive » [à regarder], une fois : transport, avec
légères altérations vocaliques, du mg. megnéz-ni, ou peut-être, à cause
de la gutturale de la syllabe finale, megnézgél-ni, « considérer, examiner »,
entendu un jour sous la forme de l'impératif.

(195) 22° Manir « écriture », une fois : mg. iromány « écriture » ; en
métathèse, l'articulation ny s'est contractée avec l'i initial ; il ne manque
à l'appel que l'o médial, dont l'accentuation est très faible. Nous avons
ici un exemple frappant de la manière toute mécanique dont Mlle Smith
157forme ses mots : mg. -mány, qui n'est qu'un suffixe sans signification,
occupe ici la place d'honneur, et l'élément significatif ir- est presque
dissimulé. Cf. aussi le n° 255.

(196) 23° Mazi « avec », 2 fois : l'idée de « avec [quelqu'un] » évoque
naturellement celle de « un autre » ; mg. más « autre » ou même másik
« autre », avec changement de chuintante sourde et sifflante sonore.

(197) 24° Mess « grand », 4 fois, et messé « grande », une fois. Un radical
commençant par un m et signifiant « grand » ne peut que satisfaire un
indogermaniste ; mais, comme il est peu probable que Mlle Smith
connaisse le sk. mahát, ou le gr. μέγας, ou l'al. michel, ou même le lat.
magnus, mieux vaut encore recourir au mg. magas « haut ». Le vocalisme,
il est vrai, et la disparition de la médiale font difficulté ; mais, en
revanche, le sens est excellent ; car mess s'est dit d'abord et de prédilection
du « grand homme Astané », et le mg. emploie aussi, usuellement,
son mot magas au sens moral. En somme, ce point, qui semblerait
devoir être un des plus clairs, reste fâcheusement indécis.

(198) 25° Nâmi « beaucoup », 2 fois : m. némi « maint » ; on peut, si
l'on veut, pour expliquer le timbre â, invoquer une contamination de
l'al. mannig qui présente les deux nasales dans l'ordre inverse.

(199) 26° Nébé « vert », une fois : cf. mg. levél « feuille » : il est question
d'un « rameau ». Les consonnes ne concordent pas, mais sont fort
voisines ; et il ne faut pas se montrer trop sévère sur le phonétisme d'un
mot de la phrase inintelligible.

(200) 27° Niké « petit », 2 fois : par métathèse de kiné, cf. nos 14 et
191.

(201) 28° Ousti « bateau », une fois : cf. mg. usztatni « faire flotter »,
usztatás, etc., « flottage par radeau », etc. Emprunt sûr.

(202) 29° Pédriné « quitter » et « [il] quitte », chacun une fois, et pédrinié
« [il] quitte », une fois. Le mg. a un verbe peder « il tourne », pederedni
« se tourner », qui, à la vérité, n'a pas le sens de « se tourner pour
quitter quelqu'un avec qui on vient de causer ou de s'arrêter » ; mais
l'homophonie ici nous interdit de nous montrer trop difficiles sur la
sémantique. Mlle Smith, qui ne sait pas le hongrois, a pu entendre une
158forme du verbe peder employée au sens de « se tourner », et l'employer
elle-même légèrement à contre-sens.

(203) 30° Réch « tard », 2 fois, mais seulement dans la locution zou
réch
, voir n° 229.

(204) 31° Sadri « chanta », une fois. Il s'agit du chant d'un oiseau. Le
corps du mot fait immédiatement songer au mg. madár « oiseau ». L'initiale
est peut-être transportée de la syllabe finale de madárszó « chant d'oiseau »,
ou contaminée de l'initiale du verbe csatinázni, qui désigne le chant du rossignol.
Tous ces mots sont très usuels ; mais le résultat laisse à désirer.

(205) 32° Sidiné « maigre », une fois, Fl. 18. La finale seule est claire,
en ce qu'elle rime richement avec iminé, n° 87, et cf. n° 16. Le radical
peut être celui du mg. zsidó « juif », si quelque souvenir d'enfance, de
nous inconnu, a associé dans l'esprit de Mlle Smith cette idée à celle de
« maigreur » ; elles ne sont pas incompatibles. Très douteux.

(206) 33° Sirima « rameau », une fois : quoique appartenant à la phrase
inintelligible Fl. 33, ce mot paraît s'expliquer d'une façon assez satisfaisante
par le mg. szirom « pétale » : ce sont toujours des parties de plantes,
et, si le « rameau » en question est « vert », d'autre part le mg. szirmanyult
signifie « cresson de roche ».

(207) 34° Somé « admirer », 2 fois : rappelle de loin une dérivation du
mg. szem « œil », soit szemes « attentif » ou plutôt szemök (ö long) « qui a
de grands yeux » ; M. Smith a pu en riant appeler sa fillette szemök, un
jour qu'elle ouvrait des yeux béants d'admiration ou de stupeur. Douteux :
le vocalisme ne concorde pas.

(208) 35° Soumini « riant », une fois : métathèse probable du mg.
mosojogni « sourire », qui a, en mg. même, une variante métathétique
dialectale somojogni.

(209) 36° Takâ « pouvoir » (substantif), une fois : il est question d'un
très grand pouvoir ; or le mg. tágas signifie « vaste, spacieux, étendu » ;
l'homophonie et la sémantique sont approximativement satisfaites.

(210) 37° Tarviné et tarvini « langage », 4 fois en tout. Le mg. törvény
signifie « loi, droit, justice », au sens de « comparaître en justice » : de
159celui-ci au sens de « plaidoyer », le pas est aisément franchi, et « plaidoyer »
pour « langage » n'est que l'espèce pour le genre. L'homophonie
consonnantique est ici frappante. Cf. aussi n° 261.

(211) 38° Tatinée « chérie », 3 fois, adressé à une mère : cf. mg. tata
« père », terme de caresse enfantin ; la finale est une suffixation martienne,
ou bien le terme est contaminé de son synonyme inée, n° 88.

(212) 39° Tazié « [il] lance », une fois : lancer avec une fronde est un
jeu d'enfant, et « fronder » se dit en mg. parittyázni ; MIle Smith a-t-elle
entendu ce mot ? l'a-t-elle retenu en en laissant tomber les deux premières
syllabes ? Bien douteux ; mais en tout cas la chute de l'y, qui ne
fait que mouiller le t précédent, ne ferait pas difficulté.

(213) 40° Téassé « entier », une fois : c'est le mg. teljes « complet » ;
l'articulation de l'l mouillé est assez fugace pour que la chute totale se
justifie ; finale martienne.

(214) 41° Téri « comme », 4 fois. Le verbe mg. terjedni « s'étendre »
commande au dictionnaire une série d'exemples, parmi lesquels je
relève hitele 10000 forintra terjed « son crédit s'étend juqu'à 10000 florins »,
c'est-à-dire en somme « équivaut à, est égal à », d'où peut procéder
le sens de « comme » dans la pensée du sujet. Bien douteux pourtant :
ce n'est pas devant une enfant qu'on prononce des phrases de ce genre ;
ou, si on ne les lui adresse pas, elle ne les comprend point. Il est fâcheux
de ne pouvoir trouver mieux pour un mot relativement usuel.

(215) 42° Tiche et tis « bientôt », chacun une fois : c'est le mg. tüzes
« enflammé > zélé >ardemment > vivement » ; la filière sémantique est
des plus satisfaisantes.

(216) 43° Toué « dans », 2 fois : faute d'aucune donnée qui permette de
soupçonner que Mlle Smith ait pu utiliser le breton étouez « parmi », force
est bien de recourir à une forme déclinée quelconque du mg. (ö long),
« tronc, racine », soit l'accusatif tövet (ö bref), ou toute autre ; le mot a pu
être entendu dans une phrase où il impliquait une notion d'« intérieur », de
« partie interne », en opposition aux organes externes de la plante. Douteux.

(217) 44° Tubré « seul », une fois : cf. la locution mg. többre [menni]
« [pousser] plus avant », etc. Celui qui « prend de l'avance » se trouve
160nécessairement « seul » tout le temps que dure son avance : cela était
peut-être arrivé à Mlle Smith dans une promenade avec son père.

(218) 45° Udânïξ, « songes », une fois, Fl. 20 : le mg. a aludni « dormir » ;
l'aphérèse syllabique, ainsi que le timbre initial ü au lieu de u
(= fr. ou), paraît due à l'allitération avec umèz, qui précède, n° 16.

(219) 46° Umèz « [tu] fais » et umêzé « faire », chacun une fois : métathèse
évidente du mg. üzem « exploitation ».

(220) 47° Vadâzâξ, mot non traduit, une fois, Fl. 31. Le mg. vadásza
signifie « son chasseur » : le mot avait été entendu par Mlle Smith sans
qu'elle en apprit jamais le sens, et elle l'a répété tel quel, au hasard, un
jour qu'il lui est revenu, et sous une forme presque irréprochable.

(221) 48° Vâmé « triste », une fois : soit une métathèse possible du mg.
vidám « gai », cf. n° 24, 5° ; mais comme le d et le sens tout à la fois font
difficulté, il n'est pas hors de propos de rappeler que le mot ne figure
que dans la phrase inintelligible.

(222) 49° Vétiche « cependant », une fois : le mg. a pedig « mais », dont la
finale a pu se contaminer de celle du mg. is « cependant ». Sans importance.

(223) 50° Viniâ « nom », 6 fois : le radical vin-, suivi d'un suffixe martien,
est presque sûrement l'anagramme du mg. név « nom » ; cf. n° 173.

(224) 51° Vizé « descend », une fois : cf. mg. viz « eau » ; l'idée de « descendre
[à travers les espaces] » Fl. 6, évoque celle de « couler » ou plutôt
de « se répandre en pluie ». Pas bien sûr : a été traduit le jour même.

(225) 52° Vraïni « désir », 3 fois : mot très difficile, d'autant plus qu'il
se complique de ivraïni, n° 267. La pensée va tout droit au mg. várni
« attendre » ; mais -ni est un suffixe d'infinitif, qui n'a aucune raison
d'être reproduit dans le substantif. S'y est-il confondu avec une suffixation
martienne ? Ou bien avons-nous affaire à une métaphore poétique,
mg. virány « floraison » ? Tout cela est bien recherché pour une langue
enfantine. Rien de moins clair.

(226) 53° Zaki « animal », une fois, dans la phrase inintelligible, et
pourtant explicable sans trop d'effort par une métathèse approximative
161du mg. csiga « escargot » : on a montré un jour un escargot à Hélène, en
lui disant, comme aux enfants, quelque chose comme « vois-tu la
bébête ? », et en même temps on le lui a nommé en hongrois, en sorte
que la consonnance de ces deux syllabes s'est associée dans son moi
subconscient au concept d'« animal ».

(227) 54° Zâmé « meilleurs », une fois : cf. mg. csemege, « friandise,
dessert » ; Hélène enfant a dû constater par expérience que le « dessert »
était « meilleur » que le repas. Douteux pourtant : le phonétisme ne
concorde pas suffisamment.

(228) 55° Zizazi « fois », une fois, tout à la fin : bien que le principe de
la formation de ce mot bizarre ne semble être qu'un jargonnement arbitraire
(cf. n° 106), il n'est pas interdit de reconnaître, à la base du processus
réduplicatif d'où il est issu, la sifflante sonore du mg. izrom
« fois ».

(229) 56° Zou « plus », 2 fois, mais seulement dans la locution zou
rêch
« plus tard ». On peut, dès lors, se demander si cette locution n'est
pas coupée en deux mots uniquement parce qu'elle en forme deux en
français, et si l'orthographe correcte ne serait pas zouréch en un seul.
Dans ce cas, l'on conjecturerait une altération, d'ailleurs assez grossière,
du mg. sokára, « longtemps, longtemps après ». Cette dernière identification
est incertaine ; mais ce qu'il y a de sûr, c'est qu'on ne saurait identifier
mot pour mot zou à « plus » et réch à « tard », d'autant que « plus
tard » en ce sens est un idiotisme français que les Martiens n'ont guère
pu emprunter.

(230) Tout compte fait, le magyar se trouve avoir fourni directement
au martien deux à trois fois plus de mots que l'allemand, deux fois
moins que le français. Cette proportion resterait à peu de chose près la
même si on défalquait de part et d'autre les cas que nous avons qualifiés
de douteux. Elle est tout à fait conforme à ce que la théorie nous mettait
en droit d'attendre (cf. nos 5-7) : l'auteur du martien est une enfant bien
douée, qui sait à fond le français et a entendu un bon nombre de mots
magyars très usuels ; comme c'est aussi dans un cercle d'idées très
usuelles que se meuvent les phrases martiennes, ceux-ci lui reviennent
avec une abondance relative ; mais, malgré l'avantage inappréciable
qu'ils offriraient au point de vue du déguisement des origines du martien,
ils restent en minorité, parce qu'elle n'en a à son service qu'une
162quantité fort limitée ; quant à l'allemand, appris plus tard et sans doute
moins fidèlement retenu, il n'apporte qu'un faible appoint, bien supérieur
toutefois à celui des autres domaines linguistiques à peine effleurés
par Mlle Smith.163

Chapitre VII
Le vocabulaire anglais

(231) Tenant compte au vocabulaire anglais de l'apport possible de
hed (n° 32, 3°), de l'influence qu'il a pu exercer sur l'adoption ou l'altération
de modé et gudé (nos 155 et 166), et de l'explication subsidiaire,
éminemment problématique, de godané (n° 82), il ne reste plus à son
actif immédiat que trois mots, dont deux fort usuels, que Mlle Smith a pu
fort bien connaître sans savoir l'anglais.

(232) Kida « faveur », une fois, Fl. 28 : semble être un transport,
avec suffixation martienne, du radical de kind « aimable », kind-ness
« obligeance », etc., mais prononcé à la française et dépouillé de sa
nasale.

(233) Méch « crayon », une fois, Fl. 17 : ressemble trop à match
« allumette » pour qu'on ne suppose pas entre les deux mots un lien suggestif ;
la forme des deux objets a servi de transition. Sans importance :
texte graphique, mais traduit dans la même séance où il a été dicté.

(234) Nori « jamais », une fois, Fl. 24 : rappelle de façon irrésistible
la locution anglaise nor yet « ni jusqu'à présent ». Sans importance au
surplus : le mot est isolé de tout autre contexte.165

Chapitre VIII
Le vocabulaire oriental

(235) Le cycle martien a débuté le 25 novembre 1892, pour se dérouler,
avec des interruptions plus ou moins prolongées, jusqu'au 4 juin
1899. On peut dater l'apparition du cycle hindou du 2 septembre 1894
(Fl. p. 261), et les prodromes de cet ensemble de visions remontent
beaucoup plus haut. On doit donc considérer les développements respectifs
de ces deux cycles comme chronologiquement parallèles, et il
serait fort surprenant que l'on ne constatât point de mélange entre eux,
d'influence de l'un sur l'autre. En fait, il y a des rêves mixtes, ne fût-ce
que celui de la séance du 23 mai 1897, où les visions orientales et martiennes
interfèrent au point de se gêner réciproquement, de même qu'en
physique deux sources de lumière se résolvent en obscurité ; et, ce jour-là,
parmi beaucoup de bavardages indistincts, on recueille un texte
hybride (Fl. 13), contenant deux mots dont le truchement martien ne
sait que faire. La présomption de quelques emprunts du martien au
vocabulaire oriental est donc en soi parfaitement légitime : il s'agit de
savoir si elle se justifie dans le détail, c'est-à-dire, si la concordance est
assez frappante pour emporter la conviction, et si Mlle Smith connaît ou
peut être censée connaître le terme oriental qu'on croit retrouver en
martien.

(236) Attanâ « monde », une fois, et « mondes », une fois :
2 novembre et 5 décembre 1898. Mlle Smith connaît le mot pseudo-sanscrit
attamana, qu'elle a prononcé en cycle hindou le 1er mars 1898 (Fl.
p. 299) : c'est le sanscrit ātmā́, ou plutôt son accusatif ātmā́nam, auquel
elle paraît donner le sens de « âme » ; mais ce dernier ne se dégage pas
assez nettement de sa phrase, pour qu'on n'y puisse substituer celui de
« vie, être, existence », etc., dont la signification du sk. ātma s'accommoderait
également bien. En somme, tout porte à croire que, dans sa
pensée, c'est un mot à sens vague et élastique, comme par exemple le sk.
védique bhúvanam, qui signifie à la fois « être » et « monde » ; et au surplus
l'acception plus abstraite « être » réapparaîtra, si je ne me trompe,
dans le composé atèv, n° 270 : il ne paraît donc guère douteux que le mt.
attanâ ne soit une syncope du sanscritoïde attamana.167

(237) Darié « cœurs », une fois, et « cœur », une fois. Ce mot nous
servira à interpréter un mot sanscritoïde autrement inintelligible, et en
même temps il s'expliquera par lui. Dans une de ses effusions hindoues
(Fl. p. 295), Mlle Smith a dit radisivou, que Léopold traduit tant bien que
mal par quelque chose comme « bien-aimé Sivrouka ». Or, si sivou est
une abréviation caressante du nom de Sivrouka, radi-sivou peut en effet
avoir le sens esquissé par Léopold, mais plus exactement celui de
« Sivrouka de [mon] cœur » : en tant que, d'une part, le mt. darié, qui
signifie « cœur », est la metathèse exacte de radi-, plus une suffixation
martienne ; en tant que, d'autre part, radi- est la reproduction approximative
de hṛdi ou la metathèse de hṛdā́ (usuellement prononcé hridā),
respectivement locatif et instrumental du mot sk. hṛd « cœur ». Il n'y
manque que l'aspirée mitiale, assez difficile à prononcer dans cette position,
et généralement omise par les sanscritistes français. On sait
d'ailleurs que Mlle Smith, fidèle aux usages de la prononciation française,
laisse volontiers tomber les aspirées : nos 160, 176, etc.

(238) Mirâ « adieu », 12 fois. Ce mot, répété à satiété, ne ressemble
à rien de connu. En désespoir de cause, j'ai pensé au malgache miarahaba
« salue », qui expliquerait même la longue finale constante par la
contraction des deux a séparés par l'h. A l'époque des séances de Mlle
Smith, les affaires de Madagascar battaient leur plein, les journaux fourmillaient
d'anecdotes malgaches, et il n'y aurait rien d'impossible à ce
que l'un d'eux lui eût mis accidentellement sous les yeux le texte d'une
salutation telle que izaho miarahaba anao « je vous salue ». Mais il va de
soi que cette hypothèse demeure en l'air.

(239) Misaïmé « fleur » et « fleurs », chacun une fois. Je transcris ici
textuellement un passage de M. Flournoy (p. 300). « Les spécimens [de
sanscrit ] les plus remarquables sont les deux mots sumanas et smayamana,
qui ont particulièrement frappé M. de Saussure. Le premier est la
reproduction graphiquement irréprochable du sk. sumanas « bienveillant »,
cité un peu dans toutes les grammaires et servant même ça et
là de paradigme de déclinaison : il faut toutefois noter que, pour toutes
les grammaires également, ce mot se prononce soumanas, tandis qu'Hélène
l'a nettement articulé sumanas et qu'il paraissait désigner une
plante dans sa phrase : C'étaient les plus belles sumanas de notre jardin. »
Ce qui semble avoir échappé à M. de Saussure, c'est que le sk.
sumanas signifie aussi « fleur » : il est évident, dès lors, qu'elle ne le
connaît que comme tel. Il est entendu, de plus, qu'elle le prononce avec
168un u français, en sorte que, si en martien elle appelait les « fleurs »
*musaïmé, personne n'hésiterait guère à reconnaître dans ce dernier mot
une métathèse des deux premières syllabes de sumanas, accessoirement
affublée d'une suffixation martienne : cf. n° 17, 4°. La différence de
timbre de l'u et de l'i est-elle suffisante pour infirmer une conjecture en
elle-même aussi plausible ? C'est ce que je laisserai de bon cœur à l'appréciation
du lecteur.

(240) Pondé « savant », une fois, vers la fin. Mlle Smith ne connaît
sûrement pas le sk. paṇḍitás « savant » ; mais, si elle a, comme tout l'indique,
jeté les yeux sur quelque roman de mœurs orientales, elle ne peut
pas manquer d'y avoir rencontré le mot pandit, qui en est la francisation.
Beaucoup de personnes le connaissent, qui ne sont pas orientalistes, et
qui naturellement le prononcent sans faire sonner le t. Ce rapprochement,
irréprochable quant aux consonnes, me paraît donc presque sûr,
quoique les deux mutations vocaliques se soient effectuées en sens précisément
inverse des tendances phonétiques relevées en martien, cf.
n° 12, 1° ; mais c'est un mot de date tardive.169

Chapitre IX
Les contaminations 17

I. Franco-allemand et réciproquement

(241) I. Franco-allemand et réciproquement. Aliné « oublie »,
mot un peu douteux, en ce qu'il n'apparaît qu'une fois, et sous la forme
non décomposée saliné « j'oublie », cf. n° 32, 1°. Cependant la quasi-homophonie
avec ilinée « reconnue » (n° 159) conduirait à penser que
aliné est issu de iliné et qu'il en est en quelque façon la négation : s'il en
irait ainsi, l'a- initial serait un -a privatif, dont il n'est pas besoin d'avoir
appris le grec pour avoir pleine conscience par nombre de mots français,
soit acotylédone, apétale, — toutes les jeunes filles apprennent un peu de
botanique, — anormal, athée, etc. Tout cela pourtant demeure fort indécis,
soit à cause de la disparition de l'i initial, soit surtout parce que ilinée
n'est apparu que postérieurement à saliné. Peu important.

(242) Amêré « réunir », une fois. Ici la préfixation française est
beaucoup plus claire : le mot a été tiré de l'al. mehrere « plusieurs », dont
.1 conserve intacts le vocalisme et jusqu'à la quantité, par le même procédé
qui a formé en français a-moncel-er de mon-ceau, et tant d'autres.

(243) Bétiné « regarder » et « [je] regarde », et bétinié « regarde »,
chacun une fois. Le fr. « regarder » se dit aussi dans la langue courante
« fixer », et d'autre part « fixer », surtout dans le sens commercial de
« convenir [d'un prix, etc.] », — qui est précisément celui que Mlle Smith,
à raison de sa profession, a été le mieux en mesure d'apprendre, — se dit
en al. bedingen. Le rapport parle assez de lui-même.

(244) Dastrée « paisible », une fois. Soit une locution fr. « de
repos », analogue à la locution « de pouvoir » employée un jour au sens
de « puissant » (n° 23, 1°), et pouvant parfaitement signifier « paisible » :
contaminée d'al., elle devient *de rast, dont la métathèse exacte est
*dastre, puis avec une suffixation mt. dastrée. Le procédé est curieux et
me paraît sûr.171

(245) Éréduté « solitaire », une fois : cf. la formation d'Ésenale,
n° 27. Dans le mot fr. soli-taire, isolons d'abord la seconde moitié, soit
terre, qui se traduit en al. erde. Voilà, avec une légère métathèse ou une
petite insertion vocalique, de quoi fournir la première moitié du mot
martien. Reste après cela soli-, c'est-à-dire le nom d'une note de
musique, plus une voyelle, qu'on remplacera par le nom d'une autre note
de musique, plus une voyelle de même timbre (cf. n° 12, 2°). La formule
est mathématique : sol + i + taire = éréd + ut + é. Ce dernier peut aussi
être un suffixe martien.

(246) Firêzi « certainement », une fois. Le fr. vrai n'aurait pas pu
donner aisément firé-, -zi étant une suffixation martienne : d'abord, il est
peu probable que Mlle Smith change un v en f ; puis, l'insertion vocalique
reste inexpliquée ; enfin, le sens ne concorde pas tout à fait. Cependant
je crois que vrai se retrouve ici tout au moins dans la voyelle médiale du
mot : firê-zi serait une imitation de vrai-ment. D'autre part, le sens
concorde mieux avec l'al. freilich « certainement », et l'al. fürwahr
« vraiment » expliquerait, s'il en était besoin, l'insertion vocalique. L'anglais
verily est sans doute hors de cause.

(247) Furimir « aimera », une fois. Le verbe « aimer » évoque le
radical am- de am-our, am-i, etc., et celui-ci, la syllabe initiale de l'al.
am-eise « fourmi » : de fourmi à furimir, la distance est courte. Je ne
doute pas de l'étymologie ; mais elle est sans importance, le mot ne faisant
partie d'aucun contexte suivi (Fl. 24).

(248) Nazère « [je] trompe », une fois. Le verbe tromper évoque le
substantif trompe, qui suggère l'idée de « nez », al. nase. Reste la finale
-er, qui fournit la syllabe -ère. Me paraît sûr.

(249) Pélésse « chagrin » et péliché « souci », une fois chacun : il
est difficile d'échapper à la pensée que ces deux mots n'en font
qu'un ; mais l'explication en serait plus aisée si le second n'était
apparu le premier. De la traduction « souci », en effet, on ne saurait
rien tirer, tandis que la traduction « chagrin » suggère le jeu de mots
« sorte de peau préparée », puis la traduction al. pelz, dont pélésse est
la reproduction presque littéraire. Il est vrai que pelz ne signifie point
« éuir », mais « fourrure » ; mais les équivalences sémantiques du martien
ne sont pas à cela près. La seule objection grave est celle que j'ai
formulée au début. Je ne crois pas qu'elle soit péremptoire : Mlle Smith
172a pu traduire « souci », tout en ayant « chagrin » dans la pensée quand
elle a créé le mot.

(250) 10° Sanâ « tant », une fois. Une dérivation mt. de tant, le t final
ne se prononçant pas, donnerait *tanâ. La substitution de l's au t peut
provenir de leur voisinage dans l'alphabet (n° 13, 5°) ; mais il est plus
méthodique de supposer une contamination très aisée par l'al. so.

II. Franco-hongrois, et réciproquement

(251) II. Franco-Hongrois, et réciproquement. — Bodri « os »,
une fois : mot très difficile. La métathèse de os est so, qui, entre autres
sens, donne en fr. celui de « sot » ; or, celui-ci peut se traduire en mg.
botor, qui, moyennant une mutation de sourde en sonore, une syncope et
une suffixation martienne, donne bodri. Je ne me dissimule pas le caractère
aléatoire de cette restitution ; cependant je fais observer que Mlle
Smith paraît bien en effet avoir songé, pour le traduire en martien, à un
mot commençant par une consonne (so), et non par une voyelle (os) ; car
autrement il est probable qu'elle aurait créé en martien aussi un mot
commençant par une voyelle devant laquelle l'article se serait élidé.
Tant, en général, son imitation est servile ! Cf. z'alizé « l'élément », nos
30 et 42. Aussi Ésenale, appelé à interpréter ce texte, traduit-il séparément
et sans élision « le os », fl. 29. En dehors de cette présomption, il
n'y a aucune analogie que celle de l'al. ou anglais butter, que je ne vois
aucun moyen de concilier avec le sens de « os ».

(252) Ladé « vers » (préposition), une fois ; une autre fois, le sujet a
employé le mot plus simple é, n° 35, 2°. Le mg. a lát-ni « voir », qui
n'est guère compatible au point de vue du sens ; mais le rapport a dû
s'établir à la faveur de la consonnance presque identique des deux mots
fr. vers et voir.

(253) Linéi « debout », une fois. Le mg állani « se tenir debout » est
phonétiquement trop éloigné pour être seul en cause ; mais les sens très
voisins du fr. ligne [droite] ou aligné expliquent sans difficulté l'altération
qu'il a subie. A peu près sûr.

(254) Men « ami », 6 fois, et méné « amie », 4 fois, total 10 : le
second est apparu le premier ; mais il importe peu que mêné soit dérivé
de men, ou men abstrait de mêné, cf. n° 19, 2°. La consonnance fr. ami
est identique à la consonnance mt. ami, que Mlle Smith devait plus tard
employer au sens de « il va », cf. n° 175 ; or l'infinitif mg. du verbe d'où
173procède ce dernier est menni, qui a été en conséquence transporté
presque textuellement au sens d'« ami » ou « amie ». L'homophonie est
frappante, et pourtant l'hypothèse très douteuse, en ce que le mt. amès et
surtout ami n'est apparu que bien postérieurement au mt. mêné. Peut-être
vaudrait-il mieux partir tout simplement de l'al. meine, « ma,
mienne », etc.

(255) Mirivé « tracer » [des caractères d'écriture], 2 fois. Il n'est
pas difficile de reconnaître dans ce mot le fr. écrire, ou plutôt un barbarisme
fr. *écriver, infinitif créé sur l'analogie des formes écrivons,
écrivez
, écrivais, etc. Le procédé est remarquablement enfantin. Mais
la syllabe -ir- me paraît due à une contamination par le verbe mg. ir-ni
« écrire », que Mlle Smith connaît, cf. n° 195. Quant à l'm initial, je
n'en aperçois pas la raison d'être, à moins qu'elle ne connaisse que
iromany, dont elle aurait transporté la médiale au début. Cf. pourtant
n° 16.

(256) Neura « danger », une fois. L'idée de « danger » appelle celle
de « risque », et celle ci, surtout dans l'esprit d'une personne vouée à la
carrière commerciale, se lie aisément à celle de « spéculation ». Or le mot
spéculateur a pour équivalent le mg. nyerész. Douteux : le phonétisme
est en défaut.

(257) Ouradé « [se] souvenir », une fois : tout à fait différent de zati
« souvenir », n° 146. Le mg. a plusieurs mots très semblables de forme,
notamment uradalom « seigneurie », et surtout úrhadi « nobiliaire », mais
très différents par le sens. Le rapport a pu s'établir par la double signification,
à la fois matérielle et intellectuelle, du fr. posséder, étant donné
qu'en Hongrie la noblesse est encore aujourd'hui essentiellement la
caste propriétaire.

(258) Patrinèz « alors », une fois, Fl. 17. Le mot « alors » a dans
cette phrase le sens très net de « donc, c'est pourquoi ». Ce dernier mot
se dit en mg. melly, et melly, retraduit en fr. dans un autre de ses sens,
donne poitrine, dont patrinèz est un jargonnement à peine déguisé avec
finale martienne.

(259) Séïmiré « comprendre », deux fois, « [je] comprends » et « comprendras »,
une fois chacun : total, 4 fois, cf. n° 22, 9°. Une chose que
174l'on « comprend » est une chose qui « va de soi », et l'homonyme fr. de
soi est soie qui se traduit en mg. selyem. On voit que la prononciation
fuyante de l'l mouillé (n° 173) donne exactement un radical verbal séïm,
qui se complète par une suffixation martienne.

(260) 10° Tiziné « demain », deux fois. Un calembour très simple sur
fr. demain donne fr. deux mains, qui font « dix doigts », et « dix » se dit
en mg. tiz ; la finale est une suffixation fort commune.

(261) 11° Uzir « dira », une fois. Le mg. a une exclamation úgye ?
« n'est-ce pas ? » dont une traduction en fr. usuel serait aussi notre « dis
donc » : c'est ainsi que ce radical a pu prendre le sens du verbe « dire ».
Mais peut-être vaudrait-il mieux s'en tenir au mg. ügyész « avocat » : en
ce cas, il n'y aurait pas de contamination par le fr., et la seule remarque
à faire serait celle de la curieuse prédilection de Mlle Smith pour les
termes juridiques, en tant qu'il s'agit de rendre l'idée de « parole » ; cf.
n° 210. M. Smith père aurait-il eu à soutenir un procès en Hongrie ?

(262) 12° Zivênié « étudie », une fois. L'idée d'« étudier » évoque facilement,
surtout chez un enfant, celle d'« apprendre par cœur », et ce dernier
mot, à son tour, évoque sa traduction mg. szív, qui au surplus n'est
jamais employée dans le sens spécial au français ; mais peu importe, il
s'agit ici d'un calembour bilingue, et non d'une équivalence. Avec
mutation de sourde à sonore, on a un radical ziv-, sur lequel s'applique
une suffixation martienne. Me paraît tout à fait sûr.

III. Hongro-allemand et réciproquement

(263) III. Hongro-allemand et réciproquement. — Borêsé
« pleines », une fois. Le fr. « plein » se traduit en al. voll, lequel signifie
aussi « ivre », et ce dernier sens a suggéré la traduction en mg., soit boros
« ivre » ou borisza « ivrogne » ; l'homophonie est presque absolue. Cf. le
suivant.

(264) Châmi « parfum », une fois, dans la même phrase que le précédent.
L'al. a schmecken « sentir » [à l'odorat] et geschmack « goût » ;
mais je crois que, pour expliquer la voyelle insérée entre š et m, il est
presque indispensable de faire intervenir le mg. zamat « bouquet du
vin » ; d'autant que le radical de borisza est bor « vin ». Il devient évident,
dès lors, que le concept de « vin » se jouait dans l'arrière-pensée de
Mlle Smith lorsqu'elle a prononcé cette phrase.175

(265) Grini « soulever », une fois, Fl. 23. L'idée de « soulever »
évoque celle de « sol », qui se traduit en al. grund et en mg. gerend,
celui-ci plus proche par le vocalisme, celui-là par la double consonne
initiale. Ce mot est d'ailleurs tout à fait négligeable, parce que la traduction
en est des plus équivoques : d'abord la phrase « le miza va soulever »
n'est pas française, il faudrait « se soulever » ; puis, dans la vision qui la
suit, l'objet ne se soulève pas, mais « prend un mouvement de balancement
qui fait un bruit de tic-tac, puis glisse comme un train sur des
rails ».

(266) Uzénir « attendra », 2 fois. Le mot « attendre » se traduit en al.
warten, qui signifie aussi « s'occuper de, prendre soin de » ; sa traduction
dans ce dernier sens est mg. ügyelni. Pour la concordance mg. gy > mt.
z, voir nos 173 et 174.

IV. Franco-hongro-allemand

(267) IV. Franco-hongro-allemand. — Ivraïni « aujourd'hui », une
fois, Fl. 27. Vraïnï « désir » (Fl. 14, cf. n° 225) est chronologiquement
antérieur à ivraïni, en sorte que rien ne s'oppose à la filière assez complexe
que je vais restituer. La finale de « aujourd'/m/ » ou simplement son
sens amène l'al. heute, dont le phonétisme suggère très facilement le mg.
ohajtás « désir » ; celui-ci, à son tour, suggère son équivalent mt. vraïni ;
et, comme une sorte de doigt indicateur qui nous guide dans de dédale,
l'initiale de ohajtás demeure encore figée en tête de ivraïni, sous le bénéfice
de la mutation o > i, qui nous est déjà connue, cf. n° 36, 6°.

(268) Valini « visage », une fois. Tout d'abord, les idées très voisines
« visage, aspect, regard » se sont évoquées l'une l'autre ; puis,
regard traduit en al. a donné blick, dont la traduction mg. exacte serait
pillanat. Mais blick signifie aussi « reflet lumineux », et dans ce cas sa
traduction mg., peu différente, est villanat, avec le verbe villanni « lancer
des éclairs », etc. Il n'échappera à personne que valini en est la métathèse
rigoureuse. Cette cascade de doubles sens est douteuse cependant,
parce qu'il n'est pas probable que Mlle Smith connaisse tous ces mots et
toutes leurs nuances ; mais peut-être, précisément parce qu'elle ignore
les nuances, elle emploie les mots un peu à tort et à travers.

V. Autres contaminations

(269) V. Autres contaminations. — Amiché « mains » et éméche
« main », une fois chacun. Que le vocabulaire oriental puisse intervenir
dans les contaminations, c'est ce que démontrera l'exemple suivant ;
mais celle que je vais analyser est au premier abord si invraisemblable,
176que je n'aurais jamais osé l'imprimer, si la vraisemblance était un critérium
applicable à un rêve. Si, ainsi que nous l'avons constamment
supposé, Mlle Smith a feuilleté quelque roman pseudo-oriental, il est difficile
qu'elle n'y ait pas rencontré le nom des « Ameshaspands », ces
demi-dieux tutélaires en grande vénération dans la religion persane : il
n'importe que le mot ait été retenu ; il suffit qu'il ait été vu, pour que la
mémoire subliminale puisse l'utiliser sous l'influence de quelque excitation
accidentelle. Revenons à présent au fr. « main » : l'équivalent est al.
ou anglais hand, dont la consonnance évoque la finale de amešpand, et
celle-ci le mot tout entier ; enfin, les deux premières syllabes détachées
fournissent un radical amiš-, ou éméš-, où l'alternance vocalique elle-même
semble trahir une origine exotique et bizarre, un mot non familier
au sujet, et par conséquent mal retenu. Tout cela me semble à peine douteux.

(270) Atêv, « être, êtres », 7 fois : contamination évidente de l'initiale
d'attanâ avec le radical mt. du verbe « être » ; cf. nos 37 et 236.

(Éméche « main » : voir n° 269.)177

Chapitre X
Les dérivations ultérieures

(271) Atimi « bonheur », 3 fois : paraît dérivé, par suffixation martienne,
de adi « bien » (n° 174), qui toutefois n'est apparu que plus tard.
J'ai déjà dit que je considère cette objection comme sérieuse, mais non
comme décisive : un mot peut avoir été élaboré dans le subconscient du
sujet, sans avoir encore nécessairement vu le jour.

(272) Datrinié « caché », une fois, dans la phrase inintelligible.
Si l'on peut attribuer à da- un sens préfixal, soit inversif ou négatif,
pareil à celui du préfixe fr. dé- dans dé-lié, etc., on voit que le mot
entier peut signifier « dont on ne parle pas » (cf. triné « parler », n°
139), par conséquent « secret, caché ». Douteux, mais sans importance.

(273) Éfi « choses », une fois : il est probable que la forme plus correcte
serait *évi (cf. n° 8), et que le mot se rattache par dérivation au
radical év-, du verbe mt. qui signifie « être » ; voir nos 37 et 274.

(274) Évenir « posséderas », une fois : dérivation possible du radical
év- au sens de « chose », par conséquent « objet qu'on peut posséder,
bien » ; cf. nos 38, 3°, et 273.

(275) Imizi « sous », une fois, dans la phrase inintelligible : dérivé
possible de imâ « ciel » (n° 160), par l'intermédiaire de l'idée que « tout
est sous le ciel ».

(276) Izâ « mais », 2 fois : dérivé de is « tout » (n° 188), de par la
transition fournie par le synonyme fr. « toutefois ».

(277) Izé « enfin », 3 fois : dérivé de is (cf. n° 276), à la faveur de
la transition fournie par la locution synonyme « après tout ».

(278) Kêmisi « femelle », 2 fois : dérivé for insolite de kêmâ
« mâle », n° 92.179

(279) Kévi et kêvi « quand », en tout 3 fois : dérivé du thème interrogatif
et relatif k-, dont on a vu l'origine, n° 33, 3°.

(280) 10° Kiché « pourquoi », 3 fois : autre dérivé jargonnant du même
thème.

(281) 11° Kiz « quel », 4 fois, et kizé « quelle », 2 fois : autre dérivé du
même thème.

(282) 12° Méta « pourtant », une fois : étant donné que med signifie
« pour », c'est une formation calquée sur le fr. pour-tant, soit *med-ta, où
la syllabe -ta représente la syllabe fr. -tant. Noter toutefois que med est
postérieur à méta.

(283) 13° Nazina « nouveau », une fois : comparer azini « ensuite »,
d'où le sens « postérieur, récent », cf. n° 34, 2° ; l'n initial vient de
contamination par le mot fr. nouveau.

(284) 14° Néümi « mystérieux », une fois. Le mot lui-même est assez
mystérieux et semble de formation mystique : par l'initiale, il rappelle le
fr. né-ant ; l'élément subséquent doit se rattacher au verbe mt. umez« faire »
(n° 219), en sorte que l'ensemble aboutirait au sens de « infaisable »
ou « incréé ».

(285) 15° Primi « revoir » substantif, une fois, Fl. 23 : ce « revoir »
s'effectue par un « retour », en sorte qu'il est difficile de ne pas soupçonner
un rapport étymologique avec bérimir qu'on a vu au n° 53. Peu
clair.

(286) 16° Triménêni « comprenions », une fois, Fl. 15. M. Flournoy
fait observer que la traduction est suspecte, puisque « comprendre » se dit
tout autrement (n° 259), et qu'il vaudrait mieux « entretenions » pris dans
le sens de « converser, causer » : dans ces conditions, et puisque tarvini et
triné apparaissent dans la même phrase, le rapport à établir entre ces
trois mots n'est pas niable, cf. nos 139 et 210. Ce qui demeure obscur,
c'est le mode spécial de dérivation de triménêni. Peut-être n'est-ce qu'un
jargonnement arbitraire, vaguement imitatif du fr. entretenions.180

Chapitre XI
Le résidu

(287) Il n'est guère d'analyse linguistique, si patiemment conduite
qu'on la suppose, qui ne laisse au fond de la cornue un caput mortuum
irréductible. Celle du martien pouvait moins que toute autre échapper à
cette infirmité. Il me reste donc à énumérer les quelques mots dont je
renonce à trouver l'explication, et à souhaiter à mes lecteurs, s'ils m'ont
suivi jusqu'ici, plus de pénétration. On tiendra compte, en outre, des
petits mots dont la genèse demeure obscure, et des incertitudes dont je
n'ai pas fait mystère au cours de ma trop longue exposition.

Estotiné « ma dernière », Fl. 15 : ce n'est pas la seule anomalie de
ce texte ; mais c'est la seule dont il soit absolument impossible de venir
à bout ; car, puisqu'on ne peut, dans ce prétendu composé, isoler un mot
qui ait le sens de « ma » (cf. n° 32, 1°), à plus forte raison n'y reconnaît-on
pas le mot « dernière », et à plus forte raison encore ne saurait-on le
rapprocher de rien.

Ianiné « [il] enveloppe », Fl. 14 et 28. La difficulté de ce mot
étrange se complique de ce que, la première fois qu'il apparaît, c'est
sous la forme m-ianiné, qui est censée signifier « t'enveloppe » et où
pourtant l'élément m- ne peut que par lapsus évident représenter le pronom
« te ». Le mg. a un mot hiány « lacune », d'où le composé hiányjel
« signe de lacune », qui désigne le petit symbole que nous appelons
« apostrophe ». On sait, d'autre part, que l'apostrophe est souvent
employée, dans certains ouvrages, comme le seraient les guillemets, et
qu'enfin les guillemets « enveloppent » une partie déterminée d'un texte.
Toutes ces idées sont donc plus ou moins connexes, et il n'était pas difficile
de passer de l'une à l'autre. Mais il n'est pas croyable que Mlle
Smith connaisse, même pour en fausser le sens, un terme grammatical
aussi technique en langue magyare.

Lâmée « jusque », une fois. Le fr. là même se suggère tout naturellement ;
mais il faut se défier des explications trop faciles.

Pové « rester », une fois : je ne trouve à citer que l'al. bewohnen
« habituer », et vraiment il est trop éloigné à tous points de vue.

Ruzzi « milieu », Fl. 24. On est frappé tout d'abord de l'homophonie
avec buzi « moyen » : le rapport aurait pu s'établir par l'intermédiaire
181de l'al. mittel, qui signifie à la fois l'un et l'autre. Mais buzi, qu'on a
expliqué tant bien que mal au n° 57, n'appraît que tout à fait à la fin, fl.
40 : il est difficile, dès lors, de croire que ruzzi en soit issu ; et, si l'on
suppose que ce dernier, au contraire, est l'ancêtre, c'est bien pis encore,
car il n'y en a pas d'etymologie visible. Rien non plus ne justifie le passage
de b à r ou réciproquement. Mieux vaut donc laisser ruzzi parmi les
mots inexpliqués, et peut-être, par la même occasion, y reléguer buzi
avec lui. Mais avec ces deux derniers mots nous avons épuisé la totalité
du vocabulaire martien.182

Conclusion

(288) Dans mes Antinomies linguistiques, - auxquelles je m'excuse de
renvoyer si souvent, mais il le faut bien, le présent livre n'étant au fond
qu'une vérification expérimentale des principes spéculatifs que j'y avais
exposés, — je me suis trouvé tout naturellement amené à examiner l'irritant
problème de la conformité originaire du langage et de la pensée,
postulat logique inéluctable, mais jusqu'à présent rebelle à tout essai de
démonstration, puisque le langage primitif de l'humanité nous est lettre
close. « Peut-être, ajoutais-je (p. 41, n. 1), n'est-il pas téméraire de fonder
à cet égard quelques espérances sur l'avenir des récentes recherches
qui ont si fortement modifié et ébranlé l'antique notion de l'unité du
moi. Qui sait si le sens élémentaire du langage ne se dégagera pas brusquement
ou pièce à pièce de quelque moi sous-jacent, mis à découvert
dans un de ces états seconds que provoquent les expériences d'hypnotisme ?
Si étonnants que paraissent certains de leurs résultats, il est clair
que les expérimentateurs n'en sont encore qu'aux premiers rudiments de
la psychologie qu'ils nous préparent et n'ont pas encore ébauchée. »

Tandis que j'exprimais ce timide espoir, d'éminents expérimentateurs,
à mon insu, assistaient à l'éclosion d'une langue telle que je la souhaitais,
mais telle aussi qu'elle m'apprêtait une déception. Mlle Hélène
Smith est évidemment beaucoup trop instruite et trop cultivée, pour être
restée l'intuitive que requerrait la reconstruction d'un langage primitif et
spontanée ; son subconscient est encombré de trop de souvenirs
conscients, linguistiques, littéraires, scolaires, pour laisser transparaître
encore sous ce voile factice le confus et lointain souvenir des concordances
mystérieuses du son et du sens qui créèrent la langue de nos premiers
ancêtres. Il y faudrait, sinon un sujet qui n'eût jamais appris à parler,
du moins une nature plus fruste, un cerveau beaucoup moins affiné.
N'en désespérons pas : ces conditions peuvent se rencontrer demain ;
mais dans le cas présent elles nous font défaut. En fait, on l'a vu,
Mlle Smith ne parle qu'avec ses propres souvenirs, immédiats
(conscients) ou médiats (inconscients), jamais d'après ceux qui, remontant
par atavisme les générations disparues, iraient rejoindre les premiers
anneaux de l'humanité parlante. Elle a beau se dire reine de France,
princesse arabe par la naissance et hindoue par le mariage, exploratrice
de la planète Mars : elle n'a vécu toutes ces vies que sur le papier des
183livres qu'elle a lus : à plus forte raison n'en revit-elle point d'autres, plus
réelles, mais plus abstruses, ensevelies qu'elles sont à jamais dans un
passé sans histoire.

Ne lui demandons pas plus qu'elle ne nous peut donner, et remercions
M. Flournoy de l'avoir si fidèlement recueilli : de la documentation martienne,
où il a eu l'heureuse pensée de ne pas essayer de faire un choix,
qu'il nous a transmise complète et rigoureusement authentique, quelles
conclusions se dégagent au point de vue de la psychologie du langage ?

Presque tous les mots du martien ont une étymologie assurée, puisée
dans des langues réelles, connues plus ou moins, mais certainement
connues, de Mlle Smith. En admettant que quelques-unes de mes explications
doivent être tenues pour forcées ou très contestables, il en reste
encore un assez grand nombre de probables ou de sûres, pour que le
résidu inexplicable ne constitue qu'une infime minorité : il est donc à
présumer que ce résidu lui-même deviendrait réductible, si nous disposions
de moyens plus puissants ou plus sagaces pour pénétrer les secrets
de l'élaboration subsoncientes à laquelle elle s'est livrée, et qu'il apparaîtrait
dès lors qu'elle n'a point créé un seul mot qui n'appartint d'ores
et déjà à sa mémoire sous-jacente. — L'homme, quand il le voudrait,
n'inventerait pas une langue : il ne peut parler, il ne parle qu'avec ses
souvenirs, immédiats, médiats ou ataviques.

L'inconscience du procédé linguistique chez le sujet parlant est une
notion d'ordre élémentaire, qui pourtant a bien de la peine à s'imposer à
certains esprits. On l'accorde généralement pour le processus phonétique,
qui ne saurait en effet s'expliquer ni se produire, si le sujet qui
opère une mutation ne croyait articuler ce qu'en fait il n'articule point.
On l'admet aussi, en principe, pour la morphologie ; sauf à retirer parfois
en détail ce qu'on a accordé dans l'ensemble ou à laisser échapper
encore quelqu'une de ces monstrueuses explications grammaticales, qui
supposent que le sujet opère sciemment un certain metaplasme et prévoit
dans l'avenir une certaine confusion qui ne manquerait pas de se produire
s'il ne l'opérait pas. Quant à la syntaxe et à la sémantique, il
semble qu'elles demeurent, dans le langage, le domaine réservé à la
conscience et à la volonté. Oui, pour le professeur qui cherche à se faire
parfaitement entendre, et qui peine à trouver un tour clair, une image
représentative ; oui, peut-être, — car ceux-là sont déjà dans une large
mesure des spontanés lorsqu'ils sont sincères, — pour l'orateur et le
poète, qui songent à frapper les esprits par un tour nouveau, une métaphore
brillante ; oui, enfin, pour qui s'écoute parler, mais on conviendra
que tel n'est point le cas des millions de propos oiseux qui s'échangent
184chaque jour. Et ceux-là, c'est le langage, le langage réel et vivant ; le
reste n'en est que l'apparence élégante et figée. Or Mlle Smith, — inconsciente
par définition, — employant la syntaxe française parce qu'elle n'a
pas la plus mince idée d'une autre, mais connaissant partiellement
quelques vocabulaires différents de celui du français, s'est créé un vocabulaire
spécial à l'aide de ces matériaux, retravaillés par les mêmes procédés
sémantiques, métonymies, associations, suggestions et contaminations
(nos 24-25), que l'on constate dans les langues ordinaires. Le
résultat étant le même, il faut bien que le principe de formation soit le
même chez elle et chez le sujet parlant éveillé. — Le langage est la
consciente mise en œuvre d'un système complexe de forces inconscientes,
et ses antinomies se résolvent par la considération de la
conscience de l'acte unie à l'inconscience du procédé 18.

Discutant la formule de Darmesteter, suivant laquelle le sujet parlant
à ses débuts aurait « plus d'idées que de mots », je proposais d'y
substituer la formule inverse « plus de mots que d'idées », et j'enseignais
que l'usage de la parole commence par un inconscient bavardage, vaguement
intelligible peut-être pour le sujet parlant, mais à coup sûr intraduisible
par lui et pour les autres 29. Et voici que le prodrome de l'apparition
du langage martien (Fl. p. 149) a été une véritable explosion de
syllabes étranges et de sons barbares, jaillissant « avec une volubilité
croissante », « jargon incompréhensible », presque impossible à reproduire,
qui — cela va sans dire — n'a jamais été traduit ni même répété
dans la suite, mais qui présente déjà, tout au moins, à un très haut degré,
les caractères de l'allitération et de l'assonance, distinctifs de la langue
postérieure qui en devait sortir. — Ainsi, en ce qui concerne la genèse
individuelle du langage, les conclusions qui se dégagent du martien ou
de l'observation des jargons enfantins sont identiquement les mêmes :
tout langage commence par un gargouillis de mots, entre lesquels et sous
lesquels le sujet n'apprend que plus tard à faire un choix et à mettre un
sens précis.

Et maintenant, s'il est vrai ce qu'on enseigne couramment et ce
que du moins la raison ne désavoue pas, que l'ontogenèse est la reproduction
exacte de la phylogénèse, il ne nous est pas interdit de nous former
une représentation très vague des premiers débuts du langage
humain. Le cri animal, avant d'être un appel, ne fut qu'un réflexe
inconscient, et le langage en procède, mais par une voie détournée : seul
185le cri d'appel, l'interjection, chez l'homme, est la survivance d'une animalité
antérieure ; le langage proprement dit a une autre origine, non
moins mécanique, au surplus, ni moins foncièrement étrangère au mécanisme
de la pensée. Bref, ce que nous nommons « le langage suivi », par
opposition, à la simple exclamation, a dû débuter par une éjaculation de
sons quelconques, appropriés naturellement à l'organe qui les émettait,
mélopée très probablement allitérante et assonante, gymnastique pulmonaire
et labiale, sous laquelle le sujet ne mettait sans doute, et sûrement
ne cherchait encore à faire comprendre à ses semblables aucun rudiment
d'idée. Avant d'être l'expression d'une pensée, le langage a été un exutoire :
pour les muscles pectoraux ? pour les cellules de la troisième circonvolution ?
C'est aux physiologistes d'en décider 310.186

16. Voir, sur ce point, les conclusions du chapitre Il de mes Antinomies linguistiques
(T. II de la Biblioth. de la Fac. des Lettres à Paris, Paris, Alcan, 1896).

27. Essai de Sémantique, Paris, Hachette, 1897.

38. Antinomies linguistiques, pp. 68 sq.

41. Voir aussi, au n° 288, ce qui est dit des débuts manifestement allitérants du langage
martien.

52. Cf. Guieysse et Schwob, in Mém. Soc. Ling., VII, p. 40 sq.

61. Paniné (Fl. 23) doit bien probablement son nom au grand grammairien sanscrit
Pâṇini.

71. Il s'agit ici des contaminations polyglottes, telles qu'on les a définies et expliquées
au n° 25.

81. Antinomies linguistiques, pp. 23 et 64 sq.

92. Antinomies linguistiques, pp. 50 et 55.

103. En dehors de ces considérations génétiques, le fait capital qui se dégage, pour le linguiste,
des observations de M. Flournoy, c'est que tout fait linguistique, en tant qu'il a été
une fois perçu, demeure dans la mémoire au moins subconsciente du sujet. Cette donnée,
pour n'être pas absolument nouvelle, est trop importante pour qu'on ne tienne point
compte, dans toutes les inductions ultérieures, de la preuve éclatante que Mlle Smith nous
en a fournie.