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Ginneken, Jacobus van. Principes de linguistique psychologique – T02

Introduction

Je ne trouve pas de meilleure introduction à mon
livre que la simple explication du titre : Principes de
linguistique psychologique.

Et d'abord, qu'est-ce que j'entends par linguistique ?
La linguistique est pour moi “la recherche des causes
plus profondes de tous les phénomènes linguistiques
dans leur devenir intime”.

Je dis “causes plus profondes”, je n'entends donc
point par là les explications faciles des grammaires
philologiques ou des grammaires comparées. La philologie
en effet ne peut trouver les causes plus profondes,
parce que de parti pris elle restreint ses recherches à
une ou deux périodes linguistiques de peu de durée.
La grammaire comparée, telle qu'elle est à la mode de
nos jours, a un champ de travail plus vaste il est vrai,
mais elle restreint de parti pris sa méthode : elle ne
s'occupe que de lois phonétiques ou d'actions analogiques
ou d'emprunts.

Or il me semble qu'outre ces trois explications, il en
faut encore beaucoup d autres semblables pour pouvoir
classifier, plus ou moins convenablement, tous les phénomènes
linguistiques et c'est alors seulement que commence
la tâche principale : la recherche des causes véritables
des faits ainsi classifiés.

Dans cette recherche le devenir des phénomènes linguistiques
est de la plus grande importance ; ils sont
dans un perpétuel devenir. Ils ne sauraient ni être ni
exister, et si parfois nous nous servons quand même de
ces termes, nous n'entendons par là que devenir fréquemment
ou être continuellement engendré de nouveau.
Car un phénomène linguistique n'a une existence concrète
qu'au moment où la personne qui parle ou qui
écrit s'exprime et que l'interlocuteur ou le lecteur
icomprend. Aussi c'est une conception fausse que de regarder
les expressions, les constructions ou les règles
grammaticales comme des entités stables qui, tout en
étant susceptibles de changements accidentels, seraient
cependant dans leur essence à peu près invariables tant
que la langue existe. Toutes les fois en effet qu'on
emploie une expression ou une construction ou qu'on
applique une règle, elles deviennent tout autre chose.
Pour chaque individu qui s'en sert, la volition, l'automatisme
et par suite la prononciation se modifient
avec ses dispositions personnelles et momentanées
comme le timbre, l'ampleur et la sphère de leur signification
changent sous l'influence du milieu pour
chaque individu qui les entend. Eh bien, les grammaires
philologique et comparée n'ont pas l'idée de
cette genèse toujours individuelle, concrète et intime
d'une expression, d'une construction, d'une règle ou de
quelque phénomène linguistique que ce soit ; la philologie
ne connaît que le code, abstrait, extrinsèque et
autoritaire ; la grammaire comparée ne s'occupe que de
l'évolution collective également extrinsèque et abstraite
se produisant d'un siècle à l'autre et de génération en
génération.

Comme cependant toute science doit se baser sur les
faits concrets, la linguistique commence pour moi par
la genèse intime, concrète et individuelle de tous les
phénomènes linguistiques ; tandis que l'évolution extrinsèque,
abstraite et collective ou la soi-disant histoire
linguistique se trouve reléguée au second plan. Le code
autoritaire a seulement de la valeur en tant qu'il appelle
l'attention sur la fréquence d'une tendance linguistique
déterminée et individuelle dans une certaine période
donnée et qu'elle peut nous aider à reconstruire l'histoire
linguistique.

Il suit de là que je ne restreins pas mes observations
à une série de langues apparentées ; tous les idiomes
et dialectes, civilisés ou non, de n'importe quelle tribu ou
quel peuple, tout me va. Je n'ai mis les langues indoeuropéennes
au premier plan, que parce qu'elles sont
mieux connues que les autres. Si de temps en temps je
m'essaie à donner une solution à quelque problème purement
historique de l'indo- européen, c'est seulement
iipour montrer combien ces questions deviennent plus
claires et plus faciles, lorsque nous les plaçons dans la
lumière encore nouvelle pour elles de la réalité concrète.

C'est cette linguistique ainsi comprise que j'ai désignée
dans le titre de cet ouvrage du nom de psychologique
et cela non sans raison.

Si en effet nous prenons comme point central de nos
recherches l'histoire de la genèse intime du mot parlé
dans la personne qui parle, et l'évolution des mots
perçus dans celui qui entend jusqu'à une compréhension
parfaite des pensées ou des sentiments communiqués ;
si cette série éternellement variable de procédés psychiques
constituent au fond l'objet complet de toute
notre linguistique, je crois qu il y a assez de raisons
pour maintenir la qualification de “psychologique”.

On a néanmoins soulevé des difficultés contre cette
réunion étroite de ces deux termes de psychologie et
de linguistique. Tel, et non le premier venu, voudrait
avant tout mettre la linguistique générale en rapport
avec les sciences sociales. Tel autre croit trouver une
relation étroite entre la linguistique et l'esthétique.
Et tout cela non pas sans fondement. Mais n'étant
pas psychologues, ils ne s'aperçurent pas que cette
science sociale aussi bien que cette esthétique concrète
ne sont que deux petits terrains délimités arbitrairement
sur le champ psychologique. Aussi je n'hésite
pas à leur accorder que la linguistique générale
est une science sociale et qu'elle est aussi du domaine
de 1 esthétique. Il reste cependant vrai que la linguistique
comprend tout cela et infiniment plus encore ; et fidèle
à ma devise condamnant toute restriction, je maintiens
mon premier titre de linguistique “psychologique”.

Dans cet ouvrage j'ai voulu exposer les “principes” de
cette linguistique psychologique. Mais qu'est ce que
j'entends par ces principes ? Tout ce qui est universellement
humain, soit dans la personne qui parle, soit dans
celle qui écoute ; toutes les tendances et toutes les
opérations qui se trouvent au moins virtuellement dans
iiichaque individu, ou — pour parler d'une façon plus
abstraite et par là même plus claire peut-être pour la
plupart des linguistes — les lois et les règles qui s'appliquent
indistinctement à toutes les langues et sur lesquelles
se fondent toutes les lois historiques de phonétique,
de morphologie et de sémantique, dont toutes
les actions analogiques ou irrégularités apparentes découlent,
et qui ne manquent jamais de reproduire leur
action dès que les conditions et les circonstances requises
se présentent.

En regard de celle-ci il y a la linguistique psychologique
spéciale ou typologie des langues. Elle a pour
but de rechercher comment et pourquoi toutes ces tendances
et opérations se sont pratiquement développées
et combinées dans chaque groupe d'individus de telle
façon particulière à l'exclusion de toute autre, autrement
dit : comment et pourquoi dans chaque communauté
linguistique tel ou tel groupe de lois phonétiques,
morphologiques ou sémantiques se sont combinées
et devaient nécessairement se combiner avec une série
d'actions analogiques respectives en un tout systématique
que nous avons coutume d'appeler “une
langue”.

La linguistique psychologique générale est à la linguistique
spéciale ce que la psychologie générale est à
la psychologie individuelle. Mais comme on ne saurait
cultiver sérieusement la psychologie individuelle sans
connaître d'abord à fond les principes généraux, de
même aussi les principes généraux de la linguistique
psychologique doivent être d'abord posés et prouvés
avant qu'on puisse aborder l'explication psychologique
spéciale d'une évolution linguistique déterminée (1).

C'est pourquoi j'espère que mes lecteurs ne me croiront
pas réfuté s'ils peuvent se référer à un fait linguistique
quelconque que par hasard ils connaissent bien et qui,
ivaprès un examen superficiel, semblerait ne pas se
concorder avec mon explication générale. Nous ne
saurions, nous autres humains, connaître une chose
solidement et à fond sans la comparer avec beaucoup
d'autres de même nature.

Je crois avoir suffisamment expliqué ainsi le titre de
cet ouvrage et par suite aussi mon intention.

Mais Wilhelm Wundt n'a-t-il pas voulu et réalisé
déjà la même chose dans les deux premiers tomes de
sa “Völkerpsychologie” ? Voulu, oui, je le crois du moins,
mais réalisé ? décidément non. J'ai appris bien des
choses dans l'ouvrage de Wundt, mais je n'hésite cependant
pas à souscrire le jugement de Hales (Mind, tome XII,
1903, p. 239) : There is far too much theory and too
little fact to please us. The facts are quoted merely as
illustrations of théories, not as proofs of them
. C'est
pourquoi j'estime qu'il est de toute nécessité de faire
de nouveau une revue universelle des faits et de rechercher
non pas ce que ces faits illustrent, mais ce qu'ils
prouvent. Je ferai évidemment mon profit des résultats
certains obtenus par Wundt.

La première édition de ce livre a paru en deux
parties, dans une revue flamande de l'Université de
Louvain (Leuvensche Bijdragen, tome VI et VII,
1904-1906). Il va sans dire que cette traduction française
a été soigneusement corrigée et considérablement
augmentée, et cependant c'est avec une certaine appréhension
que je livre mon ouvrage une seconde fois à la
publicité, appréhension que je n'éprouvai pas la première
fois.

La traduction française n'est pas de ma main.

Je l'ai revue, il est vrai, avec soin et nombre de fois,
j'ai dû y apporter des corrections de toutes sortes si
bien qu'en général le contenu est correct. Si par hasard
quelques inconséquences en fait de ponctuation, d'abréviations
et de citations, ou quelques termes moins
heureux ont pu m'échapper, c'est qu'au cours de la traduction
et de l'impression j'ai été continuellement malade,
vvoilà ma seule excuse. La conviction que je faisais
mon devoir en m'appliquant à mettre en pratique le
“Prius vivere”, voilà mon unique consolation.

Pour terminer, plus d'une fois déjà je vous ai témoigné
ma reconnaissance, cher et honoré professeur Uhlenbeck ;
mais comme ce livre pénétrera probablement plus avant
dans le inonde, je tiens à vous renouveler ici mes protestations
de reconnaissance afin que ce livre qui sans
vous n'aurait pu naître ne vive pas sans vous non plus.

Katwijk sur Rhin Octobre 1907.
près de Leyde,vi

(1) Que je ne prétende nullement me dérober à cette seconde
partie de la linguistique psychologique, c'est ce qu'on peut voir
suffisamment dans Anthropos : Revue internationale d'ethnologie
et de linguistique 1907, fasc. IV et V, p. 690 sqq., où j'ai inséré une
étude préliminaire avec un questionnaire dans le but de rassembler
les matériaux nécessaires.