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Saussure, Ferdinand de. Cours de linguistique générale – T01

[Cours de linguistique générale]

Introduction

Chapitre premier
Coup d'œil sur l'histoire
de la linguistique

La science qui s'est constituée autour des faits de langue
a passé par trois phases successives avant de reconnaître quel
est son véritable et unique objet.

On a commencé par faire ce qu'on appelait de la « grammaire ».
Cette étude, inaugurée par les Grecs, continuée
principalement par les Français, est fondée sur la logique
et dépourvue de toute vue scientifique et désintéressée sur
la langue elle-même ; elle vise uniquement à donner des
règles pour distinguer les formes correctes des formes
incorrectes ; c'est une discipline normative, fort éloignée
de la pure observation et dont le point de vue est forcément
étroit.

Ensuite parut la philologie. Il existait déjà à Alexandrie
une école « philologique », mais ce terme est surtout attaché
au mouvement scientifique créé par Friedrich August
Wolf à partir de 1777 et qui se poursuit sous nos yeux. La
langue n'est pas l'unique objet de la philologie, qui veut
avant tout fixer, interpréter, commenter les textes ; cette
première étude l'amène à s'occuper aussi de l'histoire littéraire,
des mœurs, des institutions, etc. ; partout elle use
de sa méthode propre, qui est la critique. Si elle aborde les
13questions linguistiques, c'est surtout pour comparer des
textes de différentes époques, déterminer la langue particulière
à chaque auteur, déchiffrer et expliquer des inscriptions
rédigées dans une langue archaïque ou obscure. Sans
doute ces recherches ont préparé la linguistique historique :
les travaux de Ritschl sur Plaute peuvent être appelés linguistiques ;
mais dans ce domaine, la critique philologique
est en défaut sur un point : elle s'attache trop servilement
à la langue écrite et oublie la langue vivante ; d'ailleurs
c'est l'antiquité grecque et latine qui l'absorbe presque
complètement.

La troisième période commença lorsqu'on découvrit qu'on
pouvait comparer les langues entre elles. Ce fut l'origine
de la philologie comparative ou « grammaire comparée ».
En 1816, dans un ouvrage intitulé Système de la conjugaison
du sanscrit
, Franz Bopp étudie les rapports qui unissent
le sanscrit avec le germanique, le grec, le latin, etc.
Bopp n'était pas le premier à constater ces affinités et à
admettre que toutes ces langues appartiennent à une même
famille ; cela avait été fait avant lui, notamment par l'orientaliste
anglais W. Jones († 1794) ; mais quelques affirmations
isolées ne prouvent pas qu'en 1816 on eût compris d'une
manière générale la signification et l'importance de cette
vérité. Bopp n'a donc pas le mérite d'avoir découvert que
le sanscrit est parent de certains idiomes d'Europe et
d'Asie, mais il a compris que les relations entre langues
parentes pouvaient devenir la matière d'une science autonome.
Eclairer une langue par une autre, expliquer les
formes de l'une par les formes de l'autre, voilà ce qui n'avait
pas encore été fait.

Il est douteux que Bopp eût pu créer sa science, — du moins
aussi vite, — sans la découverte du sanscrit. Celui-ci, arrivant
comme troisième témoin à côté du grec et du latin,
lui fournit une base d'étude plus large et plus solide ; cet avantage
se trouvait accru du fait que, par une chance inespérée,
14le sanscrit est dans des conditions exceptionnellement favorables
pour éclairer cette comparaison.

Voici un exemple. Si l'on considère le paradigme du latin
genus (genus, generis, genere, genera, generum, etc), et celui
du grec génos (génos, géneos, géneï, génea, genéōn, etc.),
ces séries ne disent rien, qu'on les prenne isolément ou
qu'on les compare entre elles. Mais il en va autrement
dès qu'on y joint la série correspondante du sanscrit (ǵanas,
ǵanasas, ǵanasi, ǵanassu, ǵanasām, etc.). Il suffit d'y jeter
un coup d'œil pour apercevoir la relation qui existe entre
les paradigmes grec et latin. En admettant provisoirement
que ǵanas représente l'état primitif, puisque cela aide à
l'explication, on conclut qu'un s a dû tomber dans les formes
grecques géne(s)os, etc., chaque fois qu'il se trouvait
placé entre deux voyelles. On conclut ensuite que, dans les
mêmes conditions, s aboutit à r en latin. Puis, au point
de vue grammatical, le paradigme sanscrit précise la
notion de radical, cet élément correspondant à une unité
(ǵanas-) parfaitement déterminable et fixe. Le latin et
le grec n'ont connu que dans leurs origines l'état représenté
par le sanscrit. C'est donc par la conservation de
tous les s indo-européens que le sanscrit est ici instructif.
Il est vrai que dans d'autres parties il a moins bien
gardé les caractères du prototype : ainsi il a complètement
bouleversé le vocalisme. Mais d'une manière générale,
les éléments originaires conservés par lui aident à la
recherche d'une façon merveilleuse — et le hasard en a fait
une langue très propre à éclairer les autres dans une foule
de cas.

Dès le commencement on voit surgir à côté de Bopp des
linguistes de marque : Jacob Grimm, le fondateur des études
germaniques (sa Grammaire allemande a été publiée de 1822
à 1836) ; Pott, dont les recherches étymologiques ont mis une
somme considérable de matériaux entre les mains des linguistes ;
Kuhn, dont les travaux portèrent à la fois sur la linguistique
15et la mythologie comparée, les indianistes Benfey
et Aufrecht, etc.

Enfin, parmi les derniers représentants de cette école, il
faut signaler tout particulièrement Max Müller, G. Curtius
et Aug. Schleicher. Tous trois, de façons diverses, ont
beaucoup fait pour les études comparatives. Max Müller
les a popularisées par ses brillantes causeries (Leçons sur
la science du langage
, 1861, en anglais) ; mais ce n'est pas
par excès de conscience qu'il a péché. Curtius, philologue
distingué, connu surtout par ses Principes d'étymologie
grecque
(1879), a été un des premiers à réconcilier la grammaire
comparée avec la philologie classique. Celle-ci avait
suivi avec méfiance les progrès de la nouvelle science, et
cette méfiance était devenue réciproque. Enfin Schleicher
est le premier qui ait essayé de codifier les résultats des
recherches de détail. Son Abrégé de grammaire comparée
des langues indo-germaniques
(1861) est une sorte de systématisation
de la science fondée par Bopp. Ce livre, qui a
pendant longtemps rendu de grands services, évoque mieux
qu'aucun autre la physionomie de cette école comparatiste,
qui constitue la première période de la linguistique indo-européenne.

Mais cette école, qui a eu le mérite incontestable d'ouvrir
un champ nouveau et fécond, n'est pas parvenue à constituer
la véritable science linguistique. Elle ne s'est jamais préoccupée
de dégager la nature de son objet d'étude. Or, sans
cette opération élémentaire, une science est incapable de se
faire une méthode.

La première erreur, qui contient en germe toutes les
autres, c'est que dans ses investigations, limitées d'ailleurs
aux langues indo-européennes, la grammaire comparée ne
s'est jamais demandé à quoi rimaient les rapprochements
qu'elle faisait, ce que signifiaient les rapports qu'elle découvrait.
Elle fut exclusivement comparative au lieu d'être
historique. Sans doute la comparaison est la condition
16nécessaire de toute reconstitution historique. Mais à elle
seule, elle ne permet pas de conclure. Et la conclusion
échappait d'autant plus à ces comparatistes, qu'ils considéraient
le développement de deux langues comme un naturaliste
ferait de la croissance de deux végétaux. Schleicher,
par exemple, qui nous invite toujours à partir de l'indo-européen,
qui semble donc dans un sens très historien,
n'hésite pas à dire qu'en grec e et o sont deux « degrés »
(Stufen) du vocalisme. C'est que le sanscrit présente un
système d'alternances vocaliques qui suggère cette idée de
degrés. Supposant donc que ces derniers doivent être parcourus
séparément et parallèlement dans chaque langue,
comme des végétaux de même espèce parcourent indépendamment
les uns des autres les mêmes phases de développement,
Schleicher voit dans le o du grec un degré renforcé
du e, comme il voit dans le ā du sanscrit un renforcement
de ā. En fait, il s'agit d'une alternance indo-européenne
qui se reflète de façon différente en grec et en sanscrit, sans
qu'il y ait aucune parité nécessaire entre les effets grammaticaux
qu'elle développe dans l'une et dans l'autre langue
(voir p. 217 sv.).

Cette méthode exclusivement comparative entraîne tout
un ensemble de conceptions erronées qui ne correspondent
à rien dans la réalité, et qui sont étrangères aux véritables
conditions de tout langage. On considérait la langue comme
une sphère particulière, un quatrième règne de la nature ;
de là des manières de raisonner qui auraient étonné dans
une autre science. Aujourd'hui on ne peut pas lire huit à
dix lignes écrites à cette époque sans être frappé des
bizarreries de la pensée et des termes qu'on employait
pour les justifier.

Mais au point de vue méthodologique, il n'est pas sans
intérêt de connaître ces erreurs : les fautes d'une science à
ses débuts sont l'image agrandie de celles que commettent
les individus engagés dans les premières recherches scientifiques,
17et nous aurons l'occasion d'en signaler plusieurs au
cours de notre exposé.

Ce n'est que vers 1870 qu'on en vint à se demander
quelles sont les conditions de la vie des langues. On s'aperçut
alors que les correspondances qui les unissent ne sont
qu'un des aspects du phénomène linguistique, que la comparaison
n'est qu'un moyen, une méthode pour reconstituer
les faits.

La linguistique proprement dite, qui lit à la comparaison
la place qui lui revient exactement, naquit de l'étude
des langues romanes et des langues germaniques. Les études
romanes, inaugurées par Diez, — sa Grammaire des
langues romanes
date de 1836-1838, — contribuèrent particulièrement
à rapprocher la linguistique de son véritable
objet. C'est que les romanistes se trouvaient dans des conditions
privilégiées, inconnues des indo-européanistes ; on
connaissait le latin, prototype des langues romanes ; puis
l'abondance des documents permettait de suivre dans le
détail l'évolution des idiomes. Ces deux circonstances limitaient
le champ des conjectures et donnaient à toute cette
recherche une physionomie particulièrement concrète. Les
germanistes étaient dans une situation analogue ; sans doute
le protogermanique n'est pas connu directement, mais l'histoire
des langues qui en dérivent peut se poursuivre, à l'aide
de nombreux documents, à travers une longue série de siècles
Aussi les germanistes, plus près de la réalité, ont-ils abouti,
à des conceptions différentes de celles des premiers indo-européanistes.

Une première impulsion fut donnée par l'Américain
Whitney, l'auteur de la Vie du langage (1875). Bientôt
après se forma une école nouvelle, celle des néogrammairiens
(Junggrammatiker), dont les chefs étaient tous des
Allemands : K. Brugmann, H. Osthoff, les germanistes
W. Braune, E. Sievers, H. Paul, le slaviste Leskien, etc.
Leur mérite fut de placer dans la perspective historique
18tous les résultats de la comparaison, et par là d'enchaîner
les faits dans leur ordre naturel. Grâce à eux, on ne vit
plus dans la langue un organisme qui se développe par lui-même,
mais un produit de l'esprit collectif des groupes
linguistiques. Du même coup on comprit combien étaient
erronées et insuffisantes les idées de la philologie et de la
grammaire comparée 11. Cependant, si grands que soient les
services rendus par cette école, on ne peut pas dire qu'elle
ait fait la lumière sur l'ensemble de la question, et aujourd'hui
encore les problèmes fondamentaux de la linguistique
générale attendent une solution.19

Chapitre II
Matière et tâche de la linguistique ;
ses rapports avec les sciences connexes

La matière de la linguistique est constituée d'abord par
toutes les manifestations du langage humain, qu'il s'agisse
des peuples sauvages ou des nations civilisées, des époques
archaïques, classiques ou de décadence, en tenant compte,
dans chaque période, non seulement du langage correct et
du « beau langage », mais de toutes les formes d'expression.
Ce n'est pas tout : le langage échappant le plus souvent
à l'observation, le linguiste devra tenir compte des
textes écrits, puisque seuls ils lui font connaître les idiomes
passés ou distants :

La tâche de la linguistique sera :

a) de faire la description et l'histoire de toutes les langues
qu'elle pourra atteindre, ce qui revient à faire l'histoire des
familles de langues et à reconstituer dans la mesure du possible
les langues mères de chaque famille ;

b) de chercher les forces qui sont en jeu d'une manière permanente
et universelle dans toutes les langues, et de dégager
les lois générales auxquelles on peut ramener tous les phénomènes
particuliers de l'histoire ;

c) de se délimiter et de se définir elle-même.

La linguistique a des rapports très étroits avec d'autres
sciences qui tantôt lui empruntent des données, tantôt lui
en fournissent. Les limites qui l'en séparent n'apparaissent
20pas toujours nettement. Par exemple, la linguistique doit
être soigneusement distinguée de l'ethnographie et de la préhistoire,
où la langue n'intervient qu'à titre de document ;
distinguée aussi de l'anthropologie, qui n'étudie l'homme
qu'au point de vue de l'espèce, tandis que le langage est un
fait social. Mais faudrait-il alors l'incorporer à la sociologie ?
Quelles relations existent entre la linguistique et la psychologie
sociale ? Au fond, tout est psychologique dans la
langue, y compris ses manifestations matérielles et mécaniques,
comme les changements de sons ; et puisque la
linguistique fournit à la psychologie sociale de si précieuses
données, ne fait-elle pas corps avec elle ? Autant de questions
que nous ne faisons qu'effleurer ici pour les reprendre
plus loin.

Les rapports de la linguistique avec la physiologie ne
sont pas aussi difficiles à débrouiller : la relation est
unilatérale, en ce sens que l'étude des langues demande
des éclaircissements à la physiologie des sons, mais ne
lui en fournit aucun. En tout cas la confusion entre les
deux disciplines est impossible : l'essentiel de la langue,
nous le verrons, est étranger au caractère phonique du signe
linguistique.

Quant à la philologie, nous sommes déjà fixés : elle est
nettement distincte de la linguistique, malgré les points de
contact des deux sciences et les services mutuels qu'elles se
rendent.

Quelle est enfin l'utilité de la linguistique ? Bien peu de
gens ont là-dessus des idées claires ; ce n'est pas le lieu de les
fixer. Mais il est évident, par exemple, que les questions linguistiques
intéressent tous ceux, historiens, philologues, etc.,
qui ont à manier des textes. Plus évidente encore est son
importance pour la culture générale : dans la vie des individus
et des sociétés, le langage est un facteur plus important
qu'aucun autre. Il serait inadmissible que son étude
restât l'affaire de quelques spécialistes ; en fait, tout le monde
21s'en occupe peu ou prou ; mais — conséquence paradoxale
de l'intérêt qui s'y attache — il n'y a pas de domaine où aient
germé plus d'idées absurdes, de préjugés, de mirages, de fictions.
Au point de vue psychologique, ces erreurs ne sont pas
négligeables ; mais la tâche du linguiste est avant tout de les
dénoncer, et de les dissiper aussi complètement que possible.22

Chapitre III
Objet de la linguistique

§ 1. La langue ; sa définition.

Quel est l'objet à la fois intégral et concret de la linguistique ?
La question est particulièrement difficile ; nous verrons
plus tard pourquoi ; bornons-nous ici à faire saisir cette
difficulté.

D'autres sciences opèrent sur des objets donnés d'avance
et qu'on peut considérer ensuite à différents points de vue ;
dans notre domaine, rien de semblable. Quelqu'un prononce
le mot français nu : un observateur superficiel sera tenté d'y
voir un objet linguistique concret ; mais un examen plus attentif
y fera trouver successivement trois ou quatre choses parfaitement
différentes, selon la manière dont on le considère :
comme son, comme expression d'une idée, comme correspondant
du latin nūdum, etc. Bien loin que l'objet précède le
point de vue, on dirait que c'est le point de vue qui crée l'objet,
et d'ailleurs rien ne nous dit d'avance que l'une de ces manières
de considérer le fait en question soit antérieure ou supérieure
aux autres.

En outre, quelle que soit celle qu'on adopte, le phénomène
linguistique présente perpétuellement deux faces qui se correspondent
et dont l'une ne vaut que par l'autre. Par exemple :

Les syllabes qu'on articule sont des impressions acoustiques
perçues par l'oreille, mais les sons n'existeraient pas
sans les organes vocaux ; ainsi un n n'existe que par la correspondance
23de ces deux aspects. On ne peut donc réduire
la langue au son, ni détacher le son de l'articulation buccale ;
réciproquement on ne peut pas définir les mouvements des
organes vocaux si l'on fait abstraction de l'impression acoustique
(voir p. 63 sv.).

Mais admettons que le son soit une chose simple : est-ce
lui qui fait le langage ? Non, il n'est que l'instrument de la
pensée et n'existe pas pour lui-même. Là surgit une nouvelle
et redoutable correspondance : le son, unité complexe acoustico-vocale,
forme à son tour avec l'idée une unité complexe,
physiologique et mentale. Et ce n'est pas tout encore :

Le langage a un côté individuel et un côté social, et l'on
ne peut concevoir l'un sans l'autre. En outre :

A chaque instant il implique à la fois un système établi
et une évolution ; à chaque moment, il est une institution
actuelle et un produit du passé. Il semble à première vue très
simple de distinguer entre ce système et son histoire, entre
ce qu'il est et ce qu'il a été ; en réalité, le rapport qui unit ces
deux choses est si étroit qu'on a peine à les séparer. La question
serait-elle plus simple si l'on considérait le phénomène
linguistique dans ses origines, si par exemple on commençait
par étudier le langage des enfants ? Non, car c'est une idée
très fausse de croire qu'en matière de langage le problème
des origines diffère de celui des conditions permanentes ; on
ne sort donc pas du cercle.

Ainsi, de quelque côté que l'on aborde la question, nulle
part l'objet intégral de la linguistique ne s'offre à nous ; partout
nous rencontrons ce dilemme : ou bien nous nous attachons
à un seul côté de chaque problème, et nous risquons
de ne pas percevoir les dualités signalées plus haut ; ou bien,
si nous étudions le langage par plusieurs côtés à la fois, l'objet
de la linguistique nous apparaît un amas confus de choses
hétéroclites sans lien entre elles. C'est quand on procède ainsi
qu'on ouvre la porte à plusieurs sciences — psychologie,
anthropologie, grammaire normative, philologie, etc., — que
24nous séparons nettement de la linguistique, mais qui, à la
faveur d'une méthode incorrecte, pourraient revendiquer le
langage comme un de leurs objets.

Il n'y a, selon nous, qu'une solution à toutes ces difficultés :
il faut se placer de prime abord sur le terrain de la langue et la
prendre pour norme de toutes les autres manifestations du langage
.
En effet, parmi tant de dualités, la langue seule paraît
être susceptible d'une définition autonome et fournit un point
d'appui satisfaisant pour l'esprit.

Mais qu'est-ce que la langue ? Pour nous elle ne se confond
pas avec le langage ; elle n'en est qu'une partie déterminée,
essentielle, il est vrai. C'est à la fois un produit social de la
faculté du langage et un ensemble de conventions nécessaires,
adoptées par le corps social pour permettre l'exercice de cette
faculté chez les individus. Pris dans son tout, le langage est
multiforme et hétéroclite ; à cheval sur plusieurs domaines,
à la fois physique, physiologique et psychique, il appartient
encore au domaine individuel et au domaine social ; il ne se
laisse classer dans aucune catégorie des faits humains, parce
qu'on ne sait comment dégager son unité.

La langue, au contraire, est un tout en soi et un principe
de classification. Dès que nous lui donnons la première
place parmi les faits de langage, nous introduisons un ordre
naturel dans un ensemble qui ne se prête à aucune autre
classification.

A ce principe de classification on pourrait objecter que
l'exercice du langage repose sur une faculté que nous tenons
de la nature, tandis que la langue est une chose acquise et
conventionnelle, qui devrait être subordonnée à l'instinct
naturel au lieu d'avoir le pas sur lui.

Voici ce qu'on peut répondre.

D'abord, il n'est pas prouvé que la fonction du langage,
telle qu'elle se manifeste quand nous parlons, soit entièrement
naturelle, c'est-à-dire que notre appareil vocal soit fait
pour parler comme nos jambes pour marcher. Les linguistes
25sont loin d'être d'accord sur ce point. Ainsi pour Whitney,
qui assimile la langue à une institution sociale au même titre
que toutes les autres, c'est par hasard, pour de simples raisons
de commodité, que nous nous servons de l'appareil vocal
comme instrument de la langue : les hommes auraient pu
aussi bien choisir le geste et employer des images visuelles
au lieu d'images acoustiques. Sans doute cette thèse est trop
absolue ; la langue n'est pas une institution sociale en tous
points semblables aux autres (v. p. 107 sv. et p. 110) ; de plus,
Whitney va trop loin quand il dit que notre choix est tombé
par hasard sur les organes vocaux ; il nous étaient bien en
quelque sorte imposés par la nature. Mais sur le point essentiel,
le linguiste américain nous semble avoir raison : la langue
est une convention, et la nature du signe dont on est convenu
est indifférente. La question de l'appareil vocal est donc secondaire
dans le problème du langage.

Une certaine définition de ce qu'on appelle langage
articulé
pourrait confirmer cette idée. En latin articulus
signifie « membre, partie, subdivision dans une suite de
choses » ; en matière de langage, l'articulation peut désigner
ou bien la subdivision de la chaîne parlée en syllabes,
ou bien la subdivision de la chaîne des significations en
unités significatives ; c'est dans ce sens qu'on dit en allemand
gegliederte Sprache. En s'attachant à cette seconde définition,
on pourrait dire que ce n'est pas le langage parlé qui
est naturel à l'homme, mais la faculté de constituer une langue,
c'est-à-dire un système de signes distincts correspondant
à des idées distinctes.

Broca a découvert que la faculté de parler est localisée
dans la troisième circonvolution frontale gauche ; on s'est
aussi appuyé là-dessus pour attribuer au langage un caractère
naturel. Mais on sait que cette localisation a été constatée
pour tout ce qui se rapporte au langage, y compris l'écriture,
et ces constatations, jointes aux observations faites sur
les diverses formes d'aphasie par lésion de ces centres de localisation,
26semblent indiquer : que les troubles divers du langage
oral sont enchevêtrés de cent façons avec ceux du langage
écrit ; que dans tous les cas d'aphasie ou d'agraphie,
ce qui est atteint, c'est moins la faculté de proférer tels ou
tels sons ou de tracer tels ou tels signes que celle d'évoquer
par un instrument, quel qu'il soit, les signes d'un langage
régulier. Tout cela nous amène à croire qu'au-dessus du fonctionnement
des divers organes il existe une faculté plus générale,
celle qui commande aux signes, et qui serait la faculté
linguistique par excellence. Et par là nous sommes conduits
à la même conclusion que plus haut.

Pour attribuer à la langue la première place dans l'étude
du langage, on peut enfin faire valoir cet argument, que la
faculté — naturelle ou non — d'articuler des paroles ne s'exerce
qu'à l'aide de l'instrument créé et fourni par la collectivité ;
il n'est donc pas chimérique de dire que c'est la langue qui
fait l'unité du langage.

§ 2. Place de la langue dans les faits de langage.

Pour trouver dans l'ensemble du langage la sphère qui correspond
à la langue, il faut se placer devant l'acte individuel
qui permet de reconstituer le circuit de la parole. Cet acte
suppose au moins deux individus ; c'est le minimum exigible
pour que le circuit soit complet. Soient donc deux personnes,
A et B, qui s'entretiennent :

image A | B27

Le point de départ du circuit est dans le cerveau de l'une,
par exemple A, où les faits de conscience, que nous appellerons
concepts, se trouvent associés aux représentations des
signes linguistiques ou images acoustiques servant à leur
expression. Supposons qu'un concept donné déclanche dans
le cerveau une image acoustique correspondante : c'est un
phénomène entièrement psychique, suivi à son tour d'un procès
physiologique : le cerveau transmet aux organes de la phonation
une impulsion corrélative à l'image ; puis les ondes
sonores se propagent de la bouche de A à l'oreille de B : procès
purement physique. Ensuite, le circuit se prolonge en B dans
un ordre inverse : de l'oreille au cerveau, transmission physiologique
de l'image acoustique ; dans le cerveau, association
psychique de cette image avec le concept correspondant.
Si B parle à son tour, ce nouvel acte suivra — de son cerveau
à celui de A — exactement la même marche que le premier
et passera par les mêmes phases successives, que nous figurerons
comme suit :

image audition | phonation | concept | image acoustique

Cette analyse ne prétend pas être complète ; on pourrait
distinguer encore : la sensation acoustique pure, l'identification
de cette sensation avec l'image acoustique latente, l'image
musculaire de la phonation, etc. Nous n'avons tenu compte
que des éléments jugés essentiels ; mais notre figure permet
de distinguer d'emblée les parties physiques (ondes sonores)
28des physiologiques (phonation et audition) et psychiques
(images verbales et concepts). Il est en effet capital de remarquer
que l'image verbale ne se confond pas avec le son lui-même
et qu'elle est psychique au même titre que le concept
qui lui est associé.

Le circuit, tel que nous l'avons représenté, peut se diviser
encore :

a) en une partie extérieure (vibration des sons allant de
la bouche à l'oreille) et une partie intérieure, comprenant
tout le reste ;

b) en une partie psychique et une partie non-psychique, la
seconde comprenant aussi bien les faits physiologiques dont
les organes sont le siège, que les faits physiques extérieurs
à l'individu ;

c) en une partie active et une partie passive : est actif tout
ce qui va du centre d'association d'un des sujets à l'oreille
de l'autre sujet, et passif tout ce qui va de l'oreille de celui-ci
à son centre d'association ;

enfin dans la partie psychique localisée dans le cerveau,
on peut appeler exécutif tout ce qui est actif (ci) et réceptif
tout ce qui est passif (ic).

Il faut ajouter une faculté d'association et de coordination,
qui se manifeste dès qu'il ne s'agit plus de signes
isolés ; c'est cette faculté qui joue le plus grand rôle dans
l'organisation de la langue en tant que système (voir p. 170
sv.).

Mais pour bien comprendre ce rôle, il faut sortir de l'acte
individuel, qui n'est que l'embryon du langage, et aborder
le fait social.

Entre tous les individus ainsi reliés par le langage, il s'établira
une sorte de moyenne : tous reproduiront, — non exactement
sans doute, mais approximativement — les mêmes
signes unis aux mêmes concepts.

Quelle est l'origine de cette cristallisation sociale ?
Laquelle des parties du circuit peut être ici en cause ? Car
29il est bien probable que toutes n'y participent pas également.

La partie physique peut être écartée d'emblée. Quand nous
entendons parler une langue que nous ignorons, nous percevons
bien les sons, mais, par notre incompréhension, nous
restons en dehors du fait social.

La partie psychique n'est pas non plus tout entière en jeu :
le côté exécutif reste hors de cause, car l'exécution n'est
jamais faite par la masse ; elle est toujours individuelle,
et l'individu en est toujours le maître ; nous l'appellerons
la parole.

C'est par le fonctionnement des facultés réceptive et
coordinative que se forment chez les sujets parlants des
empreintes qui arrivent à être sensiblement les mêmes
chez tous. Comment faut-il se représenter ce produit social
pour que la langue apparaisse parfaitement dégagée du reste ?
Si nous pouvions embrasser la somme des images verbales
emmagasinées chez tous les individus, nous toucherions
le lien social qui constitue la langue. C'est un trésor déposé
par la pratique de la parole dans les sujets appartenant
à une même communauté, un système grammatical existant
virtuellement dans chaque cerveau, ou plus exactement
dans les cerveaux d'un ensemble d'individus ; car la langue
n'est complète dans aucun, elle n'existe parfaitement que
dans la masse.

En séparant la langue de la parole, on sépare du même
coup : ce qui est social de ce qui est individuel ; ce qui
est essentiel de ce qui est accessoire et plus ou moins
accidentel.

La langue n'est pas une fonction du sujet parlant, elle
est le produit que l'individu enregistre passivement ; elle ne
suppose jamais de préméditation, et la réflexion n'y intervient
que pour l'activité de classement dont il sera question
p. 170 sv.

La parole est au contraire un acte individuel de volonté
et d'intelligence, dans lequel il convient de distinguer :
30les combinaisons par lesquelles le sujet parlant utilise le
code de la langue en vue d'exprimer sa pensée personnelle ;
le mécanisme psycho-physique qui lui permet d'extérioriser
ces combinaisons.

Il est à remarquer que nous avons défini des choses et non
des mots ; les distinctions établies n'ont donc rien à redouter
de certains termes ambigus qui ne se recouvrent pas d'une
langue à l'autre. Ainsi en allemand Sprache veut dire « langue »
et « langage » ; Rede correspond à peu près à « parole »,
mais y ajoute le sens spécial de « discours ». En latin sermo
signifie plutôt « langage » et « parole », tandis que lingua désigne
la langue, et ainsi de suite. Aucun mot ne correspond
exactement à l'une des notions précisées plus haut ; c'est
pourquoi toute définition faite à propos d'un mot est vaine ;
c'est une mauvaise méthode que de partir des mots pour
définir les choses.

Récapitulons les caractères de la langue :

Elle est un objet bien défini dans l'ensemble hétéroclite
des faits de langage. On peut la localiser dans la portion
déterminée du circuit où une image auditive vient s'associer
à un concept. Elle est la partie sociale du langage, extérieure
à l'individu, qui à lui seul ne peut ni la créer ni la modifier ;
elle n'existe qu'en vertu d'une sorte de contrat passé
entre les membres de la communauté. D'autre part, l'individu
a besoin d'un apprentissage pour en connaître le jeu ;
l'enfant ne se l'assimile que peu à peu. Elle est si bien une
chose distincte qu'un homme privé de l'usage de la parole
conserve la langue, pourvu qu'il comprenne les signes vocaux
qu'il entend.

La langue, distincte de la parole, est un objet qu'on
peut étudier séparément. Nous ne parlons plus les langues
mortes, mais nous pouvons fort bien nous assimiler leur organisme
linguistique. Non seulement la science de la langue
peut se passer des autres éléments du langage, mais elle n'est
possible que si ces autres éléments n'y sont pas mêlés.31

Tandis que le langage est hétérogène, la langue ainsi
délimitée est de nature homogène : c'est un système de
signes où il n'y a d'essentiel que l'union du sens et de l'image
acoustique, et où les deux parties du signe sont également
psychiques.

La langue n'est pas moins que la parole un objet de
nature concrète, et c'est un grand avantage pour l'étude.
Les signes linguistiques, pour être essentiellement psychiques,
ne sont pas des abstractions ; les associations ratifiées
par le consentement collectif, et dont l'ensemble constitue
la langue, sont des réalités qui ont leur siège dans le cerveau.
En outre, les signes de la langue sont pour ainsi dire tangibles ;
l'écriture peut les fixer dans des images conventionnelles,
tandis qu'il serait impossible de photographier dans
tous leurs détails les actes de la parole ; la phonation d'un
mot, si petit soit-il, représente une infinité de mouvements
musculaires extrêmement difficiles à connaître et à figurer.
Dans la langue, au contraire, il n'y a plus que l'image acoustique,
et celle-ci peut se traduire en une image visuelle constante.
Car si l'on fait abstraction de cette multitude de mouvements
nécessaires pour la réaliser dans la parole, chaque
image acoustique n'est, comme nous le verrons, que la somme
d'un nombre limité d'éléments ou phonèmes, susceptibles
à leur tour d'être évoqués par un nombre correspondant de
signes dans l'écriture. C'est cette possibilité de fixer les choses
relatives à la langue qui fait qu'un dictionnaire et une grammaire
peuvent en être une représentation fidèle, la langue
étant le dépôt des images acoustiques, et l'écriture la forme
tangible de ces images.

§ 3. Place de la langue dans les faits humains.
La sémiologie.

Ces caractères nous en font découvrir un autre plus important.
La langue, ainsi délimitée dans l'ensemble des faits de
32langage, est classable parmi les faits humains, tandis que le
langage ne l'est pas.

Nous venons de voir que la langue est une institution
sociale ; mais elle se distingue par plusieurs traits des autres
institutions politiques, juridiques, etc. Pour comprendre sa
nature spéciale, il faut faire intervenir un nouvel ordre de
faits.

La langue est un système de signes exprimant des idées,
et par là, comparable à l'écriture, à l'alphabet des sourds-muets,
aux rites symboliques, aux formes de politesse, aux
signaux militaires, etc., etc. Elle est seulement le plus important
de ces systèmes.

On peut donc concevoir une science qui étudie la vie des
signes au sein de la vie sociale
 ; elle formerait une partie de
la psychologie sociale, et par conséquent de la psychologie
générale ; nous la nommerons sémiologie 12 (du grec sēmeîon,
« signe »). Elle nous apprendrait en quoi consistent les signes,
quelles lois les régissent. Puisqu'elle n'existe pas encore, on
ne peut dire ce qu'elle sera ; mais elle a droit à l'existence,
sa place est déterminée d'avance. La linguistique n'est qu'une
partie de cette science générale, les lois que découvrira la
sémiologie seront applicables à la linguistique, et celle-ci se
trouvera ainsi rattachée à un domaine bien défini dans
l'ensemble des faits humains.

C'est au psychologue à déterminer la place exacte de la
sémiologie 13 ; la tâche du linguiste est de définir ce qui fait
de la langue un système spécial dans l'ensemble des faits
sémiologiques. La question sera reprise plus bas ; nous ne
retenons ici qu'une chose : si pour la première fois nous
avons pu assigner à la linguistique une place parmi les
33sciences, c'est parce que nous l'avons rattachée à la
sémiologie.

Pourquoi celle-ci n'est-elle pas encore reconnue comme
science autonome, ayant comme toute autre son objet propre ?
C'est qu'on tourne dans un cercle : d'une part, rien n'est
plus propre que la langue à faire comprendre la nature du
problème sémiologique ; mais, pour le poser convenablement,
il faudrait étudier la langue en elle-même ; or, jusqu'ici, on
l'a presque toujours abordée en fonction d'autre chose, à
d'autres points de vue.

Il y a d'abord la conception superficielle du grand
public : il ne voit dans la langue qu'une nomenclature
(voir p. 97), ce qui supprime toute recherche sur sa nature
véritable.

Puis il y a le point de vue du psychologue, qui étudie le
mécanisme du signe chez l'individu ; c'est la méthode la
plus facile, mais elle ne conduit pas au delà de l'exécution
individuelle et n'atteint pas le signe, qui est social par
nature.

Ou bien encore, quand on s'aperçoit que le signe doit être
étudié socialement, on ne retient que les traits de la langue
qui la rattachent aux autres institutions, celles qui dépendent
plus ou moins de notre volonté ; et de la sorte on passe
à côté du but, en négligeant les caractères qui n'appartiennent
qu'aux systèmes sémiologiques en général et à la langue
en particulier. Car le signe échappe toujours en une certaine
mesure à la volonté individuelle ou sociale, c'est là son caractère
essentiel ; mais c'est celui qui apparaît le moins à première
vue.

Ainsi ce caractère n'apparaît bien que dans la langue,
mais il se manifeste dans les choses qu'on étudie le moins,
et par contre-coup on ne voit pas bien la nécessité ou l'utilité
particulière d'une science sémiologique. Pour nous, au
contraire, le problème linguistique est avant tout sémiologique,
et tous nos développements empruntent leur signification
34à ce fait important. Si l'on veut découvrir la véritable
nature de la langue, il faut la prendre d'abord dans ce qu'elle
a de commun avec tous les autres systèmes du même ordre ;
et des facteurs linguistiques qui apparaissent comme très
importants au premier abord (par exemple le jeu de l'appareil
vocal), ne doivent être considérés qu'en seconde ligne,
s'ils ne servent qu'à distinguer la langue des autres systèmes.
Par là, non seulement on éclairera le problème linguistique,
mais nous pensons qu'en considérant les rites, les coutumes,
etc… comme des signes, ces faits apparaîtront sous un autre
jour, et on sentira le besoin de les grouper dans la sémiologie
et de les expliquer par les lois de cette science.35

Chapitre IV
Linguistique de la langue et linguistique
de la parole

En accordant à la science de la langue sa vraie place dans
l'ensemble de l'étude du langage, nous avons du même coup
situé la linguistique tout entière. Tous les autres éléments
du langage, qui constituent la parole, viennent d'eux-mêmes
se subordonner à cette première science, et c'est grâce à cette
subordination que toutes les parties de la linguistique trouvent
leur place naturelle.

Considérons, par exemple, la production des sons nécessaires
à la parole : les organes vocaux sont aussi extérieurs
à la langue que les appareils électriques qui servent à transcrire
l'alphabet Morse sont étrangers à cet alphabet ; et la
phonation, c'est-à-dire l'exécution des images acoustiques,
n'affecte en rien le système lui-même. Sous ce rapport, on
peut comparer la langue à une symphonie, dont la réalité est
indépendante de la manière dont on l'exécute ; les fautes que
peuvent commettre les musiciens qui la jouent ne compromettent
nullement cette réalité.

A cette séparation de la phonation et de la langue on opposera
peut-être les transformations phonétiques, les altérations
de sons qui se produisent dans la parole et qui exercent
une influence si profonde sur les destinées de la langue elle-même.
Sommes-nous vraiment en droit de prétendre que
celle-ci existe indépendamment de ces phénomènes ? Oui,
36car ils n'atteignent que la substance matérielle des mots.
S'ils attaquent la langue en tant que système de signes, ce
n'est qu'indirectement, par le changement d'interprétation
qui en résulte ; or ce phénomène n'a rien de phonétique (voir
p. 121). Il peut être intéressant de rechercher les causes de
ces changements, et l'étude des sons nous y aidera ; mais cela
n'est pas essentiel : pour la science de la langue, il suffira toujours
de constater les transformations de sons et de calculer
leurs effets.

Et ce que nous disons de la phonation sera vrai de toutes
les autres parties de la parole. L'activité du sujet parlant
doit être étudiée dans un ensemble de disciplines qui n'ont
de place dans la linguistique que par leur relation avec la
langue.

L'étude du langage comporte donc deux parties : l'une,
essentielle, a pour objet la langue, qui est sociale dans son
essence et indépendante de l'individu ; cette étude est uniquement
psychique ; l'autre, secondaire, a pour objet la partie
individuelle du langage, c'est-à-dire la parole y compris
la phonation : elle est psycho-physique.

Sans doute, ces deux objets sont étroitement liés et se
supposent l'un l'autre : la langue est nécessaire pour que la
parole soit intelligible et produise tous ses effets ; mais
celle-ci est nécessaire pour que la langue s'établisse ; historiquement,
le fait de parole précède toujours. Comment
s'aviserait-on d'associer une idée à une image verbale, si
l'on ne surprenait pas d'abord cette association dans un
acte de parole ? D'autre part, c'est en entendant les autres
que nous apprenons notre langue maternelle ; elle n'arrive
à se déposer dans notre cerveau qu'à la suite d'innombrables
expériences. Enfin, c'est la parole qui fait évoluer la
langue : ce sont les impressions reçues en entendant les
autres qui modifient nos habitudes linguistiques. Il y a
donc interdépendance de la langue et de la parole ; celle-là
est à la fois l'instrument et le produit de celle-ci. Mais tout
37cela ne les empêche pas d'être deux choses absolument distinctes.

La langue existe dans la collectivité sous la forme d'une
somme d'empreintes déposées dans chaque cerveau, à peu
près comme un dictionnaire dont tous les exemplaires, identiques,
seraient répartis entre les individus (voir p. 30). C'est
donc quelque chose qui est dans chacun d'eux, tout en étant
commun à tous et placé en dehors de la volonté des dépositaires.
Ce mode d'existence de la langue peut être représenté
par la formule :

1 + 1 + 1 + 1… = 1 (modèle collectif).

De quelle manière la parole est-elle présente dans cette
même collectivité ? Elle est la somme de ce que les gens disent,
et elle comprend : a) des combinaisons individuelles, dépendant
de la volonté de ceux qui parlent, b) des actes de phonation
également volontaires, nécessaires pour l'exécution de
ces combinaisons.

Il n'y a donc rien de collectif dans la parole ; les manifestations
en sont individuelles et momentanées. Ici il n'y a
rien de plus que la somme des cas particuliers selon la formule :

(1 + 1′ + 1″ + 1‴…).

Pour toutes ces raisons, il serait chimérique de réunir sous
un même point de vue la langue et la parole. Le tout global
du langage est inconnaissable, parce qu'il n'est pas homogène,
tandis que la distinction et la subordination proposées
éclairent tout.

Telle est la première bifurcation qu'on rencontre dès qu'on
cherche à faire la théorie du langage. Il faut choisir entre deux
routes qu'il est impossible de prendre en même temps ; elles
doivent être suivies séparément.

On peut à la rigueur conserver le nom de linguistique à
chacune de ces deux disciplines et parler d'une linguistique
de la parole. Mais il ne faudra pas la confondre avec la linguistique
38proprement dite, celle dont la langue est l'unique
objet.

Nous nous attacherons uniquement à cette dernière, et si,
au cours de nos démonstrations, nous empruntons des lumières
à l'étude de la parole, nous nous efforcerons de ne jamais effacer
les limites qui séparent les deux domaines.39

Chapitre V
Éléments internes et éléments externes
de la langue

Notre définition de la langue suppose que nous en écartons
tout ce qui est étranger à son organisme, à son système,
en un mot tout ce qu'on désigne par le terme de « linguistique
externe ». Cette linguistique-là s'occupe pourtant de choses
importantes, et c'est surtout à elles que l'on pense quand on
aborde l'étude du langage.

Ce sont d'abord tous les points par lesquels la linguistique
touche à l'ethnologie, toutes les relations qui peuvent exister
entre l'histoire d'une langue et celle d'une race ou d'une civilisation.
Ces deux histoires se mêlent et entretiennent des
rapports réciproques. Cela rappelle un peu les correspondances
constatées entre les phénomènes linguistiques proprement dits
(voir p. 23 sv.), Les mœurs d'une nation ont un contre-coup
sur sa langue, et, d'autre part, c'est dans une large mesure
la langue qui fait la nation.

En second lieu, il faut mentionner les relations existant
entre la langue et l'histoire politique. De grands faits historiques
comme la conquête romaine, ont eu une portée incalculable
pour une foule de faits linguistiques. La colonisation,
qui n'est qu'une forme de la conquête, transporte un idiome
dans des milieux différents, ce qui entraîne des changements
dans cet idiome. On pourrait citer à l'appui toute espèce de
faits : ainsi la Norvège a adopté le danois en s'unissant politiquement
au Danemark ; il est vrai qu'aujourd'hui les
40Norvégiens essaient de s'affranchir de cette influence linguistique.
La politique intérieure des États n'est pas moins
importante pour la vie des langues : certains gouvernements,
comme la Suisse, admettent la coexistence de plusieurs idiomes ;
d'autres, comme la France, aspirent à l'unité linguistique.
Un degré de civilisation avancé favorise le développement
de certaines langues spéciales (langue juridique, terminologie
scientifique, etc).

Ceci nous amène à un troisième point : les rapports de la
langue avec des institutions de toute sorte, l'Église, l'école,
etc. Celles-ci, à leur tour, sont intimement liées avec le développement
littéraire d'une langue, phénomène d'autant plus
général qu'il est lui-même inséparable de l'histoire politique.
La langue littéraire dépasse de toutes parts les limites que
semble lui tracer la littérature ; qu'on pense à l'influence des
salons, de la cour, des académies. D'autre part elle pose la
grosse question du conflit qui s'élève entre elle et les dialectes
locaux (voir p. 267 sv.) ; le linguiste doit aussi examiner les
rapports réciproques de la langue du livre et de la langue courante ;
car toute langue littéraire, produit de la culture, arrive
à détacher sa sphère d'existence de la sphère naturelle, celle
de la langue parlée.

Enfin tout ce qui se rapporte à l'extension géographique
des langues et au fractionnement dialectal relève de la linguistique
externe. Sans doute, c'est sur ce point que la distinction
entre elle et la linguistique interne paraît le plus
paradoxale, tant le phénomène géographique est étroitement
associé à l'existence de toute langue ; et cependant, en réalité,
il ne touche pas à l'organisme intérieur de l'idiome.

On a prétendu qu'il est absolument impossible de séparer
toutes ces questions de l'étude de la langue proprement
dite. C'est un point de vue qui a prévalu surtout depuis
qu'on a tant insisté sur ces « Realia ». De même que la
plante est modifiée dans son organisme interne par des
facteurs étrangers : terrain, climat, etc., de même l'organisme
41grammatical ne dépend-il pas constamment des
facteurs externes du changement linguistique ? Il semble
qu'on explique mal les termes techniques, les emprunts dont
la langue fourmille, si on n'en considère pas la provenance.
Est-il possible de distinguer le développement naturel,
organique d'un idiome, de ses formes artificielles, telles que
la langue littéraire, qui sont dues à des facteurs externes,
par conséquent inorganiques ? Ne voit-on pas constamment
se développer une langue commune à côté des dialectes
locaux ?

Nous pensons que l'étude des phénomènes linguistiques
externes est très fructueuse ; mais il est faux de dire que
sans eux on ne puisse connaître l'organisme linguistique
interne. Prenons comme exemple l'emprunt des mots étrangers ;
on peut constater d'abord que ce n'est nullement un
élément constant dans la vie d'une langue. Il y a dans certaines
vallées retirées des patois qui n'ont pour ainsi dire
jamais admis un seul terme artificiel venu du dehors. Dira-t-on
que ces idiomes sont hors des conditions régulières
du langage, incapables d'en donner une idée, que ce sont
eux qui demandent une étude « tératologique » comme
n'ayant pas subi de mélange ? Mais surtout le mot emprunté
ne compte plus comme tel, dès qu'il est étudié au
sein du système ; il n'existe que par sa relation et son
opposition avec les mots qui lui sont associés, au même
titre que n'importe quel signe autochtone. D'une façon
générale, il n'est jamais indispensable de connaître les circonstances
au milieu desquelles une langue s'est développée.
Pour certains idiomes, tels que le zend et le paléo-slave, on
ne sait même pas exactement quels peuples les ont parlés ;
mais cette ignorance ne nous gêne nullement pour les étudier
intérieurement et pour nous rendre compte des transformations
qu'ils ont subies. En tout cas, la séparation des deux
points de vue s'impose, et plus on l'observera rigoureusement
mieux cela vaudra.42

La meilleure preuve en est que chacun d'eux crée une
méthode distincte. La linguistique externe peut accumuler
détail sur détail sans se sentir serrée dans l'étau d'un système.
Par exemple, chaque auteur groupera comme il l'entend
les faits relatifs à l'expansion d'une langue en dehors
de son territoire ; si l'on cherche les facteurs qui ont créé une
langue littéraire en face des dialectes, on pourra toujours user
de la simple énumération ; si l'on ordonne les faits d'une façon
plus ou moins systématique, ce sera uniquement pour les
besoins de la clarté.

Pour la linguistique interne, il en va tout autrement : elle
n'admet pas une disposition quelconque ; la langue est un
système qui ne connaît que son ordre propre. Une comparaison
avec le jeu d'échecs le fera mieux sentir. Là, il est relativement
facile de distinguer ce qui est externe de ce qui est
interne : le fait qu'il a passé de Perse en Europe est d'ordre
externe ; interne, au contraire, tout ce qui concerne le système
et les règles. Si je remplace des pièces de bois par des
pièces d'ivoire, le changement est indifférent pour le système :
mais si je diminue ou augmente le nombre des pièces, ce changement-là
atteint profondément la « grammaire » du jeu. Il
n'en est pas moins vrai qu'une certaine attention est nécessaire
pour faire des distinctions de ce genre. Ainsi dans chaque
cas on posera la question de la nature du phénomène, et pour
la résoudre on observera cette règle : est interne tout ce qui
change le système à un degré quelconque.43

Chapitre VI
Représentation de la langue
par l'écriture

§ 1. Nécessité d'étudier ce sujet.

L'objet concret de notre étude est donc le produit social
déposé dans le cerveau de chacun, c'est-à-dire la langue. Mais
ce produit diffère suivant les groupes linguistiques : ce qui
nous est donné, ce sont les langues. Le linguiste est obligé
d'en connaître le plus grand nombre possible, pour tirer de
leur observation et de leur comparaison ce qu'il y a d'universel
en elles.

Or nous ne les connaissons généralement que par l'écriture.
Pour notre langue maternelle elle-même, le document
intervient à tout instant. Quand il s'agit d'un idiome parlé
à quelque distance, il est encore plus nécessaire de recourir
au témoignage écrit ; à plus forte raison pour ceux qui n'existent
plus. Pour disposer dans tous les cas de documents directs,
il faudrait qu'on eût fait de tout temps ce qui se fait actuellement
à Vienne et à Paris : une collection d'échantillons phonographiques
de toutes les langues. Encore faudrait-il recourir
à l'écriture pour faire connaître aux autres les textes consignés
de cette manière.

Ainsi, bien que l'écriture soit en elle-même étrangère au
système interne, il est impossible de faire abstraction d'un
procédé par lequel la langue est sans cesse figurée ; il est
nécessaire d'en connaître l'utilité, les défauts et les dangers.44

§ 2. Prestige de l'écriture ; causes de son ascendant
sur la forme parlée.

Langue et écriture sont deux systèmes de signes distincts ;
l'unique raison d'être du second est de représenter
le premier ; l'objet linguistique n'est pas défini par la
combinaison du mot écrit et du mot parlé ; ce dernier
constitue à lui seul cet objet. Mais le mot écrit se mêle si
intimement au mot parlé dont il est l'image, qu'il finit par
usurper le rôle principal ; on en vient à donner autant et
plus d'importance à la représentation du signe vocal qu'à
ce signe lui-même. C'est comme si l'on croyait que, pour
connaître quelqu'un, il vaut mieux regarder sa photographie
que son visage.

Cette illusion a existé de tout temps, et les opinions courantes
qu'on colporte sur la langue en sont entachées. Ainsi
l'on croit communément qu'un idiome s'altère plus rapidement
quand l'écriture n'existe pas : rien de plus faux. L'écriture
peut bien, dans certaines conditions, ralentir les changements
de la langue, mais inversement, sa conservation n'est
nullement compromise par l'absence d'écriture. Le lituanien,
qui se parle encore aujourd'hui dans la Prusse orientale
et une partie de la Russie, n'est connu par des documents
écrits que depuis 1540 ; mais à cette époque tardive,
il offre, dans l'ensemble, une image aussi fidèle de l'indo-européen
que le latin du IIIe siècle avant Jésus-Christ. Cela
seul suffit pour montrer combien la langue est indépendante
de l'écriture.

Certains faits linguistiques très ténus se sont conservés
sans le secours d'aucune notation. Dans toute la période
du vieux haut allemand on a écrit tōten, fuolen et stōzen,
tandis qu'à la fin du XIIe siècle apparaissent les graphies
töten, füelen, contre stōzen qui subsiste. D'où provient cette
différence ? Partout où elle s'est produite, il y avait un y
45dans la syllabe suivante ; le protogermanique offrait *daupyan,
*fōlyan, mais *stautan. Au seuil de la période littéraire,
vers 800, ce y s'affaiblit à tel point que l'écriture n'en
conserve aucun souvenir pendant trois siècles ; pourtant il
avait laissé une trace légère dans la prononciation ; et voici
que vers 1180, comme on l'a vu plus haut, il reparaît miraculeusement
sous forme d'« umlaut » ! Ainsi sans le secours
de l'écriture, cette nuance de prononciation s'était exactement
transmise.

La langue a donc une tradition orale indépendante de
l'écriture, et bien autrement fixe ; mais le prestige de la
forme écrite nous empêche de le voir. Les premiers linguistes
s'y sont trompés, comme avant eux les humanistes. Bopp
lui-même ne fait pas de distinction nette entre la lettre et
le son ; à le lire, on croirait qu'une langue est inséparable de
son alphabet. Ses successeurs immédiats sont tombés dans
le même piège ; la graphie th de la fricative þ a fait croire à
Grimm, non seulement que ce son est double, mais encore
que c'est une occlusive aspirée ; de là la place qu'il lui assigne
dans sa loi de mutation consonantique ou « Lautverschiebung »
(voir p. 199). Aujourd'hui encore des hommes éclairés confondent
la langue avec son orthographe ; Gaston Deschamps
ne disait-il pas de Berthelot « qu'il avait préservé le français
de la ruine » parce qu'il s'était opposé à la réforme orthographique ?

Mais comment s'explique ce prestige de l'écriture ?

D'abord l'image graphique des mots nous frappe comme
un objet permanent et solide, plus propre que le son à constituer
l'unité de la langue à travers le temps. Ce lien a beau
être superficiel et créer une unité purement factice : il est beaucoup
plus facile à saisir que le lien naturel, le seul véritable,
celui du son.

Chez la plupart des individus les impressions visuelles
sont plus nettes et plus durables que les impressions
acoustiques ; aussi s'attachent-ils de préférence aux premières.
46L'image graphique finit par s'imposer aux dépens
du son.

La langue littéraire accroît encore l'importance imméritée
de l'écriture. Elle a ses dictionnaires, ses grammaires ;
c'est d'après le livre et par le livre qu'on enseigne
à l'école ; la langue apparaît réglée par un code ; or ce code
est lui-même une règle écrite, soumise à un usage rigoureux :
l'orthographe, et voilà ce qui confère à l'écriture une
importance primordiale. On finit par oublier qu'on apprend
à parler avant d'apprendre à écrire, et le rapport naturel est
renversé.

Enfin, quand il y a désaccord entre la langue et l'orthographe,
le débat est toujours difficile à trancher pour tout
autre que le linguiste ; mais comme celui-ci n'a pas voix au
chapitre, la forme écrite a presque fatalement le dessus, parce
que toute solution qui se réclame d'elle est plus aisée ; l'écriture
s'arroge de ce chef une importance à laquelle elle n'a
pas droit.

§ 3. Les systèmes d'écriture

Il n'y a que deux systèmes d'écriture :

Le système idéographique, dans lequel le mot est représenté
par un signe unique et étranger aux sons dont il se compose.
Ce signe se rapporte à l'ensemble du mot, et par là, indirectement,
à l'idée qu'il exprime. L'exemple classique de ce
système est l'écriture chinoise.

Le système dit communément « phonétique », qui vise
à reproduire la suite des sons se succédant dans le mot. Les
écritures phonétiques sont tantôt syllabiques, tantôt alphabétiques,
c'est-à-dire basées sur les éléments irréductibles de
la parole.

D'ailleurs les écritures idéographiques deviennent volontiers
mixtes : certains idéogrammes, détournés de leur valeur
première, finissent par représenter des sons isolés.47

Nous avons dit que le mot écrit tend à se substituer dans
notre esprit au mot parlé : cela est vrai pour les deux systèmes
d'écriture, mais cette tendance est plus forte dans le
premier. Pour le Chinois, l'idéogramme et le mot parlé
sont au même titre des signes de l'idée ; pour lui l'écriture
est une seconde langue, et dans la conversation, quand deux
mots parlés ont le même son, il lui arrive de recourir au
mot écrit pour expliquer sa pensée. Mais cette substitution,
par le fait qu'elle peut être absolue, n'a pas les mêmes
conséquences fâcheuses que dans notre écriture ; les mots
chinois des différents dialectes qui correspondent à une
même idée s'incorporent également bien au même signe graphique.

Nous bornerons notre étude au système phonétique, et tout
spécialement à celui qui est en usage aujourd'hui et dont le
prototype est l'alphabet grec.

Au moment où un alphabet de ce genre s'établit, il reflète
la langue d'une façon assez rationnelle, à moins qu'il ne s'agisse
d'un alphabet emprunté et déjà entaché d'inconséquences.
Au regard de la logique, l'alphabet grec est particulièrement
remarquable, comme nous le verrons p. 64. Mais cette harmonie
entre la graphie et la prononciation ne dure pas. Pourquoi ?
C'est ce qu'il faut examiner.

§ 4. Causes du désaccord entre la graphie
et la prononciation.

Ces causes sont nombreuses ; nous ne retiendrons que les
plus importantes.

D'abord la langue évolue sans cesse, tandis que l'écriture
tend à rester immobile. Il s'ensuit que la graphie finit par
ne plus correspondre à ce qu'elle doit représenter. Une
notation, conséquente à un moment donné, sera absurde un
siècle plus tard. Pendant un temps, on modifie le signe graphique
pour le conformer aux changements de prononciation,
48ensuite on y renonce. C'est ce qui est arrivé en français
pour oi.

On prononçait : | On écrivait :

au XIe siècle. | 1. rei, lei | rei, lei.

au XIIIe siècle. | 2. roi, loi | roi, loi.

au XIVe siècle. | 3. roè, loè | roi, loi.

au XIXe siècle. | 4. rwa, lwa | roi, loi.

Ainsi, jusqu'à la deuxième époque on a tenu compte des
changements survenus dans la prononciation ; à une étape
de l'histoire de la langue correspond une étape dans celle
de la graphie. Mais à partir du XIVe siècle l'écriture est
restée stationnaire, tandis que la langue poursuivait son
évolution, et dès ce moment il y a eu un désaccord toujours
plus grave entre elle et l'orthographe. Enfin, comme on continuait
à joindre des termes discordants, ce fait a eu sa répercussion
sur le système même de l'écriture : l'expression graphique
oi a pris une valeur étrangère aux éléments dont elle
est formée.

On pourrait multiplier indéfiniment les exemples. Ainsi
pourquoi écrit-on mais et fait ce que nous prononçons
et  ? Pourquoi c a-t-il souvent en français la valeur de s ?
C'est que nous avons conservé des graphiques qui n'ont plus
de raison d'être.

Cette cause agit dans tous les temps : actuellement notre
l mouillée se change en jod ; nous disons éveyer, mouyer,
comme essuyer, nettoyer ; mais nous continuons à écrire éveiller,
mouiller.

Autre cause du désaccord entre la graphie et la prononciation :
quand un peuple emprunte à un autre son alphabet,
il arrive souvent que les ressources de ce système graphique
sont mal appropriées à sa nouvelle fonction ; on est obligé
de recourir à des expédients ; par exemple, on se servira de
deux lettres pour désigner un seul son. C'est le cas pour le þ
(fricative dentale sourde) des langues germaniques : l'alphabet
49latin n'offrant aucun signe pour le représenter, on le rendit
par th. Le roi mérovingien Chilpéric essaya d'ajouter aux
lettres latines un signe spécial pour ce son ; mais il n'y réussit
pas, et l'usage a consacré th. L'anglais du moyen âge avait
un e fermé (par exemple dans sed « semence ») et un e ouvert
(par exemple dans led « conduire ») ; l'alphabet n'offrant pas
de signes distincts pour ces deux sons, on imagina d'écrire
seed et lead. En français, pour représenter la chuintante š,
on recourut au signe double ch, etc., etc.

Il y a encore la préoccupation étymologique ; elle a été prépondérante
à certaines époques, par exemple à la Renaissance.
Souvent même c'est une fausse étymologie qui impose
une graphie ; ainsi, on a introduit un d dans notre mot poids,
comme s'il venait du latin pondus, alors qu'en réalité il vient
de pensum. Mais il importe peu que l'application du principe
soit correcte ou non : c'est le principe même de l'écriture étymologique
qui est erroné.

Ailleurs, la cause échappe ; certaines chinoiseries n'ont pas
même l'excuse de l'étymologie. Pourquoi a-t-on écrit en allemand
thun au lieu de tun ? On a dit que le h représente l'aspirée
qui suit la consonne ; mais alors il fallait l'introduire partout
où la même aspiration se présente, et une foule de mots
ne l'ont jamais reçu (Tugend, Tisch, etc.).

§ 5. Effets de ce désaccord.

Il serait trop long de classer les inconséquences de l'écriture.
Une des plus malheureuses est la multiplicité des signes
pour le même son. Ainsi pour ž nous avons en français : j, g, ge
(joli, geler, geai) ; pour z : z et s ; pour s, c, ç et t (nation) ;
ss (chasser), sc (acquiescer), (acquiesçant), x (dix) ; pour k :
c, qu, k, ch, cc, cqu (acquérir). Inversement plusieurs valeurs
sont figurées par le même signe : ainsi t représente t ou s,
g représente g ou ž, etc.50

Signalons encore les « graphies indirectes ». En allemand,
bien qu'il n'y ait point de consonnes doubles dans Zettel,
Teller, etc., on écrit tt, ll à seule fin d'indiquer que la
voyelle précédente est brève et ouverte. C'est par une
aberration du même genre que l'anglais ajoute un e muet
final pour allonger la voyelle qui précède ; comparez made
(prononcez mēd) et mad (prononcez mǎd). Cet e, qui intéresse
en réalité l'unique syllabe, en crée une seconde pour
l'œil.

Ces graphies irrationnelles correspondent encore à quelque
chose dans la langue ; mais d'autres ne riment à rien.
Le français actuel n'a pas de consonnes doubles, sauf dans
les futurs anciens mourrai, courrai : néanmoins, notre orthographe
fourmille de consonnes doubles illégitimes (bourru,
sottise, souffrir, etc.).

Il arrive aussi que, n'étant pas fixée et cherchant sa
règle, l'écriture hésite ; de là ces orthographes fluctuantes
qui représentent les essais faits à diverses époques pour
figurer les sons. Ainsi dans ertha, erdha, erda, ou bien
thrī, dhrī, drī, du vieux haut allemand, th, dh, d figurent
bien le même élément phonique ; mais lequel ? Impossible
de le savoir par l'écriture. Il en résulte cette complication
que, en face de deux graphies pour une même forme, on
ne peut pas toujours décider s'il s'agit réellement de deux
prononciations. Les documents de dialectes voisins notent
le même mot les uns asca, les autres ascha ; si ce sont les
mêmes sons, c'est un cas d'orthographe fluctuante ; sinon,
la différence est phonologique et dialectale, comme dans les
formes grecques paízō, paízdō, paíddō. Ou bien encore il s'agit
de deux époques successives ; on rencontre en anglais d'abord
hwat, hweel, etc., puis what, wheel, etc., sommes-nous en présence
d'un changement de graphie ou d'un changement phonétique ?

Le résultat évident de tout cela, c'est que l'écriture voile
la vue de la langue : elle n'est pas un vêtement, mais un travestissement.
51On le voit bien par l'orthographe du mot français
oiseau, où pas un des sons du mot parlé (wazo) n'est
représenté par son signe propre ; il ne reste rien de l'image
de la langue.

Un autre résultat, c'est que moins l'écriture représente
ce qu'elle doit représenter, plus se renforce la tendance à
la prendre pour base ; les grammairiens s'acharnent à attirer
l'attention sur la forme écrite. Psychologiquement, la
chose s'explique très bien, mais elle a des conséquences
fâcheuses. L'emploi qu'on fait des mots « prononcer » et
« prononciation » est une consécration de cet abus et renverse
le rapport légitime et réel existant entre l'écriture et
la langue. Quand on dit qu'il faut prononcer une lettre de
telle ou telle façon, on prend l'image pour le modèle. Pour
que oi puisse se prononcer wa, il faudrait qu'il existât pour
lui-même. En réalité, c'est wa qui s'écrit oi. Pour expliquer
cette bizarrerie, on ajoute que dans ce cas il s'agit d'une prononciation
exceptionnelle de o et de i ; encore une expression
fausse, puisqu'elle implique une dépendance de la langue
à l'égard de la forme écrite. On dirait qu'on se permet quelque
chose contre l'écriture, comme si le signe graphique était
la norme.

Ces fictions se manifestent jusque dans les règles grammaticales,
par exemple celle de l'h en français. Nous avons
des mots à initiale vocalique sans aspiration, mais qui ont
reçu h par souvenir de leur forme latine ; ainsi homme (anciennement
ome), à cause de homo. Mais nous en avons d'autres,
venus du germanique, dont l'h a été réellement prononcé :
hache, hareng, honte, etc. Tant que l'aspiration subsista, ces
mots se plièrent aux lois relatives aux consonnes initiales ;
on disait : deu haches, le hareng, tandis que, selon la loi des
mots commençant par une voyelle, on disait deu-z-hommes,
l'omme. A cette époque, la règle : « devant h aspiré la liaison
et l'élision ne se font pas » était correcte. Mais actuellement
cette formule est vide de sens ; l'h aspiré n'existe plus, à
52moins qu'on n'appelle de ce nom cette chose qui n'est pas
un son, mais devant laquelle ou ne fait ni liaison ni élision.
C'est donc un cercle vicieux, et l'h n'est qu'un être fictif issu
de l'écriture.

Ce qui fixe la prononciation d'un mot, ce n'est pas son
orthographe, c'est son histoire. Sa forme, à un moment
donné, représente un moment de l'évolution qu'il est forcé
de suivre et qui est réglée par des lois précises. Chaque étape
peut être fixée par celle qui précède. La seule chose à considérer,
celle qu'on oublie le plus, c'est l'ascendance du mot,
son étymologie.

Le nom de la ville d'Auch est en transcription phonétique.
C'est le seul cas où le ch de notre orthographe représente
š à la fin du mot. Ce n'est pas une explication que de
dire : ch final ne se prononce š que dans ce mot. La seule question
est de savoir comment le latin Auscii a pu en se transformant
devenir  ; l'orthographe n'importe pas.

Doit-on prononcer gageure avec ö ou avec ü ? Les uns
répondent : gažör, puisque heure se prononce ör. D'autres
disent : non, mais gažür, car ge équivaut à ž. dans geôle par
exemple. Vain débat ! La vraie question est étymologique :
gageure a été formé sur gager comme tournure sur tourner ;
ils appartiennent au même type de dérivation : gažür est seul
justifié ; gažör est une prononciation due uniquement à l'équivoque
de l'écriture.

Mais la tyrannie de la lettre va plus loin encore : à force
de s'imposer à la masse, elle influe sur la langue et la modifie.
Cela n'arrive que dans les idiomes très littéraires, où
le document écrit joue un rôle considérable. Alors l'image
visuelle arrive à créer des prononciations vicieuses ; c'est là
proprement un fait pathologique. Cela se voit souvent en
français. Ainsi pour le nom de famille Lefèvre (du latin faber),
il y avait deux graphies, l'une populaire et simple, Lefèvre,
l'autre savante et étymologique, Lefèbvre. Grâce à la confusion
de v et u dans l'ancienne écriture, Lefèbvre a été lu Lefébure,
53avec un b qui n'a jamais existé réellement dans le mot,
et un u provenant d'une équivoque. Or maintenant cette
forme est réellement prononcée.

Il est probable que ces déformations deviendront toujours
plus fréquentes, et que l'on prononcera de plus en plus les
lettres inutiles. A Paris, on dit déjà : sept femmes en faisant
sonner le t ; Darmesteter prévoit le jour où l'on prononcera
même les deux lettres finales de vingt, véritable monstruosité
orthographique.

Ces déformations phoniques appartiennent bien à la langue,
seulement elles ne résultent pas de son jeu naturel ; elles
sont dues à un facteur qui lui est étranger. La linguistique
doit les mettre en observation dans un compartiment spécial :
ce sont des cas tératologiques.54

Chapitre VII
La phonologie

§ 1. Définition.

Quand on supprime l'écriture par la pensée, celui qu'on
prive de cette image sensible risque de ne plus apercevoir
qu'une masse informe dont il ne sait que faire. C'est comme
si l'on retirait à l'apprenti nageur sa ceinture de liège.

Il faudrait substituer tout de suite le naturel à l'artificiel ;
mais cela est impossible tant qu'on n'a pas étudié les sons
de la langue ; car détachés de leurs signes graphiques, ils ne
représentent plus que des notions vagues, et l'on préfère
encore l'appui, même trompeur, de l'écriture. Aussi les premiers
linguistes, qui ignoraient tout de la physiologie des sons
articulés, sont-ils tombés à tout instant dans ces pièges ;
lâcher la lettre, c'était pour eux perdre pied ; pour nous, c'est
un premier pas vers la vérité ; car c'est l'étude des sons eux-mêmes
qui nous fournit le secours que nous cherchons. Les
linguistes de l'époque moderne l'ont enfin compris ; reprenant
pour leur compte des recherches inaugurées par d'autres
(physiologistes, théoriciens du chant, etc.), ils ont doté la
linguistique d'une science auxiliaire qui l'a affranchie du
mot écrit.

La physiologie des sons (all. Laut- ou Sprachphysiologie)
est souvent appelée « phonétique » (all. Phonetik,
angl. phonetics). Ce terme nous semble impropre ; nous le
remplaçons par celui de phonologie. Car phonétique a d'abord
55désigné et doit continuer à désigner l'étude des évolutions
des sons ; l'on ne saurait confondre sous un même nom deux
études absolument distinctes. La phonétique est une science
historique ; elle analyse des événements, des transformations
et se meut dans le temps. La phonologie est en dehors du
temps, puisque le mécanisme de l'articulation reste toujours
semblable à lui-même.

Mais non seulement ces deux études ne se confondent pas,
elles ne peuvent même pas s'opposer. La première est une
des parties essentielles de la science de la langue ; la phonologie,
elle, — il faut le répéter, — n'en est qu'une discipline
auxiliaire et ne relève que de la parole (voir p. 36). Sans doute
on ne voit pas bien à quoi serviraient les mouvements phonatoires
si la langue n'existait pas ; mais ils ne la constituent
pas, et quand on a expliqué tous les mouvements de l'appareil
vocal nécessaires pour produire chaque impression acoustique,
on n'a éclairé en rien le problème de la langue. Celle-ci
est un système basé sur l'opposition psychique de ces impressions
acoustiques, de même qu'une tapisserie est une œuvre
d'art produite par l'opposition visuelle entre des fils de couleurs
diverses ; or, ce qui importe pour l'analyse, c'est le jeu
de ces oppositions, non les procédés par lesquels les couleurs
ont été obtenues.

Pour l'esquisse d'un système de phonologie nous renvoyons
à l'Appendice, p. 63 ; ici, nous rechercherons seulement quel
secours la linguistique peut attendre de cette science pour
échapper aux illusions de l'écriture.

§ 2. L'écriture phonologique.

Le linguiste demande avant tout qu'on lui fournisse un
moyen de représenter les sons articulés qui supprime toute
équivoque. De fait, d'innombrables systèmes graphiques ont
été proposés.56

Quels sont les principes d'une véritable écriture phonologique ?
Elle doit viser à représenter par un signe chaque
élément de la chaîne parlée. On ne tient pas toujours
compte de cette exigence : ainsi les phonologistes anglais,
préoccupés de classification plutôt que d'analyse, ont pour
certains sons des signes de deux et même trois lettres. En
outre la distinction entre sons explosifs et sons implosifs
(voir p. 77 sv.) devrait, comme nous le dirons, être faite rigoureusement.

Y a-t-il lieu de substituer un alphabet phonologique à
l'orthographe usuelle ? Cette question intéressante ne peut
être qu'effleurée ici ; selon nous récriture phonologique
doit rester au service des seuls linguistes. D'abord, comment
faire adopter un système uniforme aux Anglais, aux
Allemands, aux Français, etc. ! En outre un alphabet applicable
à toutes les langues risquerait d'être encombré de
signes diacritiques ; et sans parler de l'aspect désolant que
présenterait une page d'un texte pareil, il est évident qu'à
force de préciser, cette écriture obscurcirait ce qu'elle veut
éclaircir, et embrouillerait le lecteur. Ces inconvénients ne
seraient pas compensés par des avantages suffisants. En
dehors de la science, l'exactitude phonologique n'est pas
très désirable.

Il y a aussi la question de la lecture. Nous lisons de deux
manières : le mot nouveau ou inconnu est épelé lettre après
lettre ; mais le mot usuel et familier s'embrasse d'un seul
coup d'œil, indépendamment des lettres qui le composent ;
l'image de ce mot acquiert pour nous une valeur idéographique.
Ici l'orthographe traditionnelle peut revendiquer ses
droits : il est utile de distinguer tant et temps, — et, est et ait,
du et , — il devait et ils devaient, etc. Souhaitons seulement
de voir l'écriture usuelle débarrassée de ses plus grosses
absurdités ; si dans l'enseignement des langues un alphabet
phonologique peut rendre des services, on ne saurait en généraliser
l'emploi.57

§ 3. Critique du témoignage de l'écriture.

C'est donc une erreur de croire qu'après avoir reconnu le
caractère trompeur de l'écriture, la première chose à faire
soit de réformer l'orthographe. Le véritable service que nous
rend la phonologie est de nous permettre de prendre certaines
précautions vis-à-vis de cette forme écrite, par laquelle nous
devons passer pour arriver à la langue. Le témoignage de
l'écriture n'a de valeur qu'à la condition d'être interprété.
Devant chaque cas il faut dresser le système phonologique de
l'idiome étudié, c'est-à-dire le tableau des sons qu'il met en
œuvre ; chaque langue, en effet, opère sur un nombre déterminé
de phonèmes bien différenciés. Ce système est la seule
réalité qui intéresse le linguiste. Les signes graphiques n'en
sont qu'une image dont l'exactitude est à déterminer. La
difficulté de cette détermination varie selon les idiomes et
les circonstances.

Quand il s'agit d'une langue appartenant au passé, nous
en sommes réduits à des données indirectes ; quelles sont
alors les ressources à utiliser pour établir le système phonologique ?

D'abord des indices externes, et avant tout le témoignage
des contemporains qui ont décrit les sons et la prononciation
de leur époque. Ainsi les grammairiens français
des XVIe et XVIIe siècles, surtout ceux qui voulaient
renseigner les étrangers, nous ont laissé beaucoup de remarques
intéressantes. Mais cette source d'information est très
peu sûre, parce que ces auteurs n'ont aucune méthode phonologique.
Leurs descriptions sont faites avec des termes de
fortune, sans rigueur scientifique. Leur témoignage doit
donc être à son tour interprété. Ainsi les noms donnés aux
sons fournissent des indices trop souvent ambigus : les grammairiens
grecs désignaient les sonores (comme b, d, g) par
le terme de consonnes « moyennes » (mésai), et les sourdes
58(comme p, t, k) par celui de psīlai, que les Latins traduisaient
par tenuēs.

On peut trouver des renseignements plus sûrs en combinant
ces premières données avec les indices internes, que
nous classerons sous deux rubriques.

a) Indices tirés de la régularité des évolutions phonétiques.

Quand il s'agit de déterminer la valeur d'une lettre, il est
très important de savoir ce qu'a été à une époque antérieure
le son qu'elle représente. Sa valeur actuelle est le
résultat d'une évolution qui permet d'écarter d'emblée certaines
hypothèses. Ainsi nous ne savons pas exactement
quelle était la valeur du ç sanscrit, mais comme il continue
le k palatal indo-européen, cette donnée limite nettement
le champ des suppositions.

Si, outre le point de départ, on connaît encore l'évolution
parallèle de sons analogues de la même langue à la même
époque, on peut raisonner par analogie et tirer une proportion.

Le problème est naturellement plus facile s'il s'agit de
déterminer une prononciation intermédiaire dont on connaît
à la fois le point de départ et le point d'arrivée. Le au
français (par exemple dans sauter) était nécessairement
une diphtongue au moyen âge, puisqu'il se trouve placé
entre un plus ancien al et le o du français moderne ; et si
l'on apprend par une autre voie qu'à un moment donné la
diphtongue au existait encore, il est bien certain qu'elle
existait aussi dans la période précédente. Nous ne savons
pas exactement ce que figure le z d'un mot comme le vieux
haut allemand wazer ; mais les points de repère sont, d'une
part, le plus ancien water, et de l'autre, la forme moderne
wasser. Ce z doit donc être un son intermédiaire entre t et s ;
nous pouvons rejeter toute hypothèse qui ne serait conciliable
qu'avec le t ou avec le s ; il est par exemple impossible
de croire qu'il ait représenté une palatale, car entre
59deux articulations dentales on ne peut supposer qu'une
dentale.

b) Indices contemporains. Ils sont de plusieurs espèces.

Ainsi la diversité des graphies : on trouve écrit, à une certaine
époque du vieux haut allemand : wazer, zehan, ezan,
mais jamais wacer, cehan, etc. Si d'autre part on trouve aussi
esan et essan, waser et wasser, etc., on en conclura que ce z
avait un son très voisin de s, mais assez différent de ce qui
est représenté par c à la même époque. Quand plus tard on
rencontrera des formes comme wacer, etc., cela prouvera que
ces deux phonèmes, jadis nettement distincts, se sont plus
ou moins confondus.

Les textes poétiques sont des documents précieux pour
la connaissance de la prononciation : selon que le système
de versification est fondé sur le nombre des syllabes, sur
la quantité ou sur la conformité des sons (allitération, assonance,
rime), ces monuments nous fourniront des renseignements
sur ces divers points. Si le grec distingue certaines
longues par la graphie (par exemple ō, noté ω), pour
d'autres il néglige cette précision ; c'est aux poètes qu'il
faut demander des renseignements sur la quantité de a, i
et u. En vieux français la rime permet de connaître, par
exemple, jusqu'à quelle époque les consonnes finales de
gras et faz (latin, faciō « je fais ») ont été différentes, à
partir de quel moment elles se sont rapprochées et confondues.
La rime et l'assonance nous apprennent encore qu'en
vieux français les e provenant d'un a latin (par exemple père
de patrem, tel de talem, mer de mare) avaient un son tout
différent des autres e. Jamais ces mots ne riment ou n'assonent
avec elle (de illa), vert (de viridem), belle (de bella),
etc., etc.

Mentionnons pour terminer la graphie des mots empruntés
à une langue étrangère, les jeux de mots, les coq-à-l'âne,
etc. Ainsi en gotique, kawtsjo renseigne sur la prononciation
de cautio en bas latin. La prononciation rwè pour roi est attestée
60pour la fin du XVIIIe siècle par l'anecdote suivante, citée
par Nyrop, Grammaire historique de la langue française, I3
p. 178 : au tribunal révolutionnaire on demande à une femme
si elle n'a pas dit devant témoins qu'il fallait un roi ; elle
répond « qu'elle n'a point parlé d'un roi tel qu'était Capet
ou tout autre, mais d'un rouet maître, instrument à filer. »

Tous ces procédés d'information nous aident à connaître
dans une certaine mesure le système phonologique d'une
époque et à rectifier le témoignage de l'écriture tout en le
mettant à profit.

Quand il s'agit d'une langue vivante, la seule méthode
rationnelle consiste : a) à établir le système des sons tel qu'il
est reconnu par l'observation directe ; b) à mettre en regard
le système des signes qui servent à représenter — imparfaitement —
les sons. Beaucoup de grammairiens s'en tiennent
encore à l'ancienne méthode, critiquée plus haut, qui consiste
à dire comment chaque lettre se prononce dans la langue
qu'ils veulent décrire. Par ce moyen il est impossible de présenter
clairement le système phonologique d'un idiome.

Cependant, il est certain qu'on a déjà fait de grands progrès
dans ce domaine, et que les phonologistes ont beaucoup
contribué à réformer nos idées sur l'écriture et l'orthographe.61

Appendice
Principes de phonologie

Chapitre premier
Les espèces phonologiques

§ 1. Définition du phonème.

[Pour cette partie nous avons pu utiliser la reproduction
sténographique de trois conférences faites par F. de S.
en 1897 sur la Théorie de la syllabe, où il touche aussi aux
principes généraux du premier chapitre ; en outre une bonne
partie de ses notes personnelles ont trait à la phonologie ; sur
bien des points elles éclairent et complètent les données fournies
par les cours I et III. (Ed.)]

Beaucoup de phonologistes s'attachent presque exclusivement
à l'acte de phonation, c'est-à-dire à la production des
sons par les organes (larynx, bouche, etc.), et négligent le côté
acoustique. Cette méthode n'est pas correcte : non seulement
l'impression produite sur l'oreille nous est donnée aussi directement
que l'image motrice des organes, mais encore c'est
elle qui est la base naturelle de toute théorie.

La donnée acoustique existe déjà inconsciemment lorsqu'on
aborde les unités phonologiques ; c'est par l'oreille que
63nous savons ce que c'est qu'un b, un t, etc. Si l'on pouvait
reproduire au moyen d'un cinématographe tous les mouvements
de la bouche et du larynx exécutant une chaîne de
sons, il serait impossible de découvrir des subdivisions
dans cette suite de mouvements articulatoires ; on ne sait
où un son commence, où l'autre finit. Comment affirmer,
sans l'impression acoustique, que dans fāl, par exemple, il
y a trois unités, et non deux ou quatre ? C'est dans la chaîne
de la parole entendue que l'on peut percevoir immédiatement
si un son reste ou non semblable à lui-même ; tant
qu'on a l'impression de quelque chose d'homogène, ce son
est unique. Ce qui importe, ce n'est pas non plus sa durée
en croches ou doubles croches (cf. fāl et fǎl), mais la qualité
de l'impression. La chaîne acoustique ne se divise pas en
temps égaux, mais en temps homogènes, caractérisés par
l'unité d'impression, et c'est là le point de départ naturel
pour l'étude phonologique.

A cet égard l'alphabet grec primitif mérite notre admiration.
Chaque son simple y est représenté par un seul signe
graphique, et réciproquement chaque signe correspond à un
son simple, toujours le même. C'est une découverte de
génie, dont les Latins ont hérité. Dans la notation du mot
bárbaros « barbare », image ΒΑΡΒΑΡΟΣ, chaque lettre correspond
à un temps homogène ; dans la figure ci-dessus la
ligne horizontale représente la chaîne phonique, les petites
barres verticales les passages d'un son à un autre. Dans
l'alphabet grec primitif, on ne trouve pas de graphies complexes
comme notre « ch » pour š, ni de représentations doubles
d'un son unique comme « c » et « s » pour s, pas non
plus de signe simple pour un son double, comme « x » pour ks.
Ce principe, nécessaire et suffisant pour une bonne écriture
phonologique, les Grecs l'ont réalisé presque intégralement 14.64

Les autres peuples n'ont pas aperçu ce principe, et leurs
alphabets n'analysent pas la chaîne parlée en ses phases acoustiques
homogènes. Les Cypriotes, par exemple, se sont arrêtés
à des unités plus complexes, du type pa, ti, ko, etc. ; on
appelle cette notation syllabique ; désignation quelque peu
inexacte, puisqu'une syllabe peut être formée sur d'autres
types encore, par exemple pak, tra, etc. Les Sémites, eux,
n'ont marqué que les consonnes ; un mot comme bárbaros
aurait été noté par eux brbrs.

La délimitation des sons de la chaîne parlée ne peut donc
reposer que sur l'impression acoustique ; mais pour leur description,
il en va autrement. Elle ne saurait être faite que
sur la base de l'acte articulatoire, car les unités acoustiques
prises dans leur propre chaîne sont inanalysables. Il faut recourir
à la chaîne des mouvements de phonation ; on remarque
alors qu'au même son correspond le même acte : b (temps
acoustique) = b′ (temps articulatoire). Les premières unités
qu'on obtient en découpant la chaîne parlée seront composées
de b et b′ ; on les appelle phonèmes ; le phonème est la
somme des impressions acoustiques et des mouvements articulatoires,
de l'unité entendue et de l'unité parlée, l'une conditionnant
l'autre : ainsi c'est déjà une unité complexe, qui a
un pied dans chaque chaîne.

Les éléments que l'on obtient d'abord par l'analyse de
la chaîne parlée sont comme les anneaux de cette chaîne,
des moments irréductibles qu'on ne peut pas considérer
65en dehors du temps qu'ils occupent. Ainsi un ensemble
comme ta sera toujours un moment plus un moment, un
fragment d'une certaine étendue plus un autre fragment.
En revanche le fragment irréductible t, pris à part, peut être
considéré in abstracto, en dehors du temps. On peut parler
de t en général, comme de l'espèce T (nous désignerons les
espèces par des majuscules), de i comme de l'espèce I, en ne
s'attachant qu'au caractère distinctif, sans se préoccuper de
tout ce qui dépend de la succession dans le temps. De la
même façon un ensemble musical, do, , mi ne peut être
traité que comme une série concrète dans le temps ; mais si
je prends un de ses éléments irréductibles, je puis le considérer
in abstracto.

Après avoir analysé un nombre suffisant de chaînes parlées
appartenant à diverses langues, on arrive à connaître
et à classer les éléments avec lesquels elles opèrent ; on constate
alors que, si l'on néglige des nuances acoustiquement
indifférentes, le nombre des espèces données n'est pas indéfini.
On en trouvera la liste et la description détaillée dans les
ouvrages spéciaux 15 ; ici nous voudrions montrer sur quels
principes constants et très simples toute classification de ce
genre est fondée.

Mais disons tout d'abord quelques mots de l'appareil vocal,
du jeu possible des organes et du rôle de ces mêmes organes
comme producteurs du son.

§ 2. L'appareil vocal et son fonctionnement 26.

1. Pour la description de l'appareil, nous nous bornons à
une figure schématique, où A désigne la cavité nasale, B la
66cavité buccale, C le larynx, contenant la glotte ɜ entre les
deux cordes vocales.

Dans la bouche il est essentiel de distinguer les lèvres
α et ɑ, la langue β — γ (β désignant la pointe et γ tout le
reste), les dents supérieures
d, le palais,
comprenant une partie
antérieure, osseuse et
inerte f-h, et une partie
postérieure, molle et
mobile ou voile du palais
i, enfin la luette δ.

image

Les lettres grecques
désignent les organes
actifs dans l'articulation,
les lettres latines
les parties passives.

La glotte ε, formée
de deux muscles parallèles
ou cordes vocales,
s'ouvre par leur écartement
ou se ferme par
leur resserrement. La fermeture complète n'entre pour ainsi
dire pas en ligne de compte ; quant à l'ouverture, elle est
tantôt large, tantôt étroite. Dans le premier cas, l'air passant
librement, les cordes vocales ne vibrent pas ; dans le
second, le passage de l'air détermine des vibrations sonores.
Il n'y a pas d'autre alternative dans l'émission normale des
sons.

La cavité nasale est un organe tout à fait immobile ; le passage
de l'air peut être arrêté par le relèvement de la luette δ,
rien de plus ; c'est une porte ouverte ou fermée.67

Quant à la cavité buccale, elle offre un jeu possible très
varié : on peut augmenter la longueur du canal par les lèvres,
enfler ou desserrer les joues, rétrécir et même fermer la cavité
par les mouvements infiniments divers des lèvres et de la
langue.

Le rôle de ces mêmes organes comme producteurs du son
est en raison directe de leur mobilité : même uniformité dans
la fonction du larynx et de la cavité nasale, même diversité
dans celle de la cavité buccale.

L'air chassé des poumons traverse d'abord la glotte,
il y a production possible d'un son laryngé par rapprochement
des cordes vocales. Mais ce n'est pas le jeu du larynx
qui peut produire les variétés phonologiques permettant de
distinguer et de classer les sons de la langue ; sous ce rapport
le son laryngé est uniforme. Perçu directement, tel qu'il est
émis par la glotte, il nous apparaîtrait à peu près invariable
dans sa qualité.

Le canal nasal sert uniquement de résonateur aux vibrations
vocales qui le traversent ; il n'a donc pas non plus le
rôle de producteur de son.

Au contraire, la cavité buccale cumule les fonctions de
générateur de son et de résonateur. Si la glotte est largement
ouverte, aucune vibration laryngienne ne se produit,
et le son qu'on percevra n'est parti que de la cavité buccale
(nous laissons au physicien le soin de décider si c'est un
son ou simplement un bruit). Si au contraire le rapprochement
des cordes vocales fait vibrer la glotte, la bouche
intervient principalement comme modificateur du son
laryngé.

Ainsi, dans la production du son, les facteurs qui peuvent
entrer en jeu sont l'expiration, l'articulation buccale, la vibration
du larynx et la résonance nasale.

Mais énumérer ces facteurs de production du son, ce n'est
pas encore déterminer les éléments différentiels des phonèmes.
Pour classer ces derniers, il importe bien moins de
68savoir en quoi ils consistent que ce qui les distingue les uns
des autres. Or un facteur négatif peut avoir plus d'importance
pour la classification qu'un facteur positif. Par exemple
l'expiration, élément positif, mais qui intervient dans tout
acte phonatoire, n'a pas de valeur différenciatrice ; tandis
que l'absence de résonance nasale, facteur négatif, servira,
aussi bien que sa présence, à caractériser des phonèmes.
L'essentiel est donc que deux des facteurs énumérés plus haut,
sont constants, nécessaires et suffisants pour la production
du son :

a) l'expiration,

b) l'articulation buccale,

tandis que les deux autres peuvent manquer ou se surajouter
aux premiers :

c) la vibration du larynx,

d) la résonance nasale.

D'autre part, nous savons déjà que a, c et d sont uniformes,
tandis que b comporte des variétés infinies.

En outre il faut se souvenir qu'un phonème est identifié
quand on a déterminé l'acte phonatoire, et que réciproquement
on aura déterminé toutes les espèces de phonèmes en
identifiant tous les actes phonatoires. Or ceux-ci, comme le
montre notre classification des facteurs en jeu dans la production
du son, ne se trouvent différenciés que par les trois
derniers. Il faudra donc établir pour chaque phonème : quelle
est son articulation buccale, s'il comporte un son laryngé
(~~) ou non ([ ]), s'il comporte une résonance nasale
(....) ou non ([ ]). Quand l'un de ces trois éléments n'est
pas déterminé, l'identification du son est incomplète ; mais
dès qu'ils sont connus tous les trois, leurs combinaisons
diverses déterminent toutes les espèces essentielles d'actes
phonatoires.69

On obtient ainsi le schéma des variations possibles :

tableau expiration | art. bucc.

La colonne I désigne les sons sourds. II les sons sonores,
III les sons sourds nasalisés, IV les sons sonores nasalisés.

Mais une inconnue subsiste : la nature de l'articulation buccale ;
il importe donc d'en déterminer les variétés possibles.

§ 3. Classification des sons d'après leur articulation
buccale.

On classe généralement les sons d'après le lieu de leur articulation.
Notre point de départ sera différent. Quelle que soit
la place de l'articulation, elle présente toujours une certaine
aperture, c'est-à-dire un certain degré d'ouverture entre deux
limites extrêmes qui sont : l'occlusion complète et l'ouverture
maximale. Sur cette base, et en allant de l'aperture
minimale à l'aperture maximale, les sons seront classés en
sept catégories désignées par les chiffres 0, 1, 2, 3, 4, 5, 6.
C'est seulement à l'intérieur de chacune d'elles que nous
répartirons les phonèmes en divers types d'après le lieu
de leur articulation propre.

Nous nous conformerons à la terminologie courante, bien
qu'elle soit imparfaite ou incorrecte sur plusieurs points :
des termes tels que gutturales, palatales, dentales, liquides,
etc. sont tous plus ou moins illogiques. Il serait plus
rationnel de diviser le palais en un certain nombre d'aires ;
de la sorte, et en tenant compte de l'articulation linguale,
on pourrait toujours dire vis-à-vis de quel point se trouve
70dans chaque cas le resserrement principal. Nous nous inspirerons
de cette idée, et, utilisant les lettres de la figure p. 67,
nous symboliserons chaque articulation par une formule où le
chiffre d'aperture se trouve placé entre la lettre grecque marquant
l'organe actif (à gauche) et la lettre latine désignant
l'organe passif (à droite). Ainsi β o e veut dire qu'avec le degré
d'aperture correspondant à l'occlusion complète, la pointe
de la langue β s'applique contre les alvéoles des dents supérieures
e.

Enfin, dans l'intérieur de chaque articulation, les diverses
espèces de phonèmes se distinguent par les concomitances —
son laryngé et résonance nasale — dont l'absence aussi
bien que la présence sera un élément de différenciation.

C'est d'après ce principe que nous allons classer les sons.
Il s'agit d'un simple schéma de classification rationnelle ;
on ne doit donc pas s'attendre à y trouver des phonèmes
d'un caractère complexe ou spécial, quelle que soit leur
importance pratique, par exemple les aspirées (ph, dh, etc.),
les affriquées (ts, , pf, etc.), les consonnes mouillées, les
voyelles faibles (ə ou e muet, etc.), ni inversement des
phonèmes simples qui sont dépourvus d'importance pratique
et n'entrent pas en ligne de compte comme sons différenciés.

A. — Aperture zéro : occlusives

A. — Aperture zéro : Occlusives. Cette classe renferme
tous les phonèmes obtenus par la fermeture complète, l'occlusion
hermétique mais momentanée de la cavité buccale. Il
n'y a pas lieu d'examiner si le son est produit au moment de
la fermeture ou à celui de l'ouverture ; en réalité il peut se
produire des deux manières (voir p. 79 sv.).

D'après le lieu d'articulation on distingue trois types principaux
d'occlusives : le type labial (p, b, m), le type dental
(t, d, n), le type dit guttural (k, g, ).

Le premier s'articule avec les deux lèvres ; dans le second
l'extrémité de la langue s'applique sur l'avant du palais ;
71dans le troisième le dos de la langue est en contact avec
l'arrière du palais.

Dans beaucoup de langues, notamment en indo-européen,
on distingue nettement deux articulations gutturales, l'une,
palatale, sur f-h, l'autre, vélaire, sur i. Mais ailleurs, en français
par exemple, on néglige cette différence, et l'oreille assimile
un k d'arrière, comme celui de court, à un k d'avant,
comme celui de qui.

Le tableau suivant montre les formules de ces divers phonèmes :

tableau labiales | dentales | gutturales

Les nasales m, n, sont proprement des occlusives sonores
nasalisées ; quand on prononce amba, la luette se relève pour
fermer les fosses nasales au moment où l'on passe de m à b.

En théorie chaque type possède une nasale sans vibration
glottale, ou sourde ; c'est ainsi que dans les langues Scandinaves
m sourd existe après une sourde ; on en trouverait aussi
des exemples en français, mais les sujets parlants n'y voient
pas un élément différentiel.

Les nasales figurent entre parenthèses dans le tableau ;
en effet si leur articulation comporte une fermeture complète
de la bouche, l'ouverture du canal nasal leur confère un caractère
d'aperture supérieur (voir classe C).

B. — Aperture 1 ; fricatives ou spirantes

B. — Aperture 1 ; fricatives ou spirantes, caractérisées
par une fermeture incomplète de la cavité buccale, permettant
le passage de l'air. Le terme de spirante est tout à fait
72général ; celui de fricative, sans rien dire sur le degré de fermeture,
rappelle l'impression de frottement produite par le
passage de l'air (lat. fricāre).

Dans cette classe on ne peut plus s'en tenir à trois types,
comme dans la première catégorie. D'abord les labiales proprement
dites (correspondant aux occlusives p et b), sont
d'un emploi très rare ; nous en faisons abstraction ; elles sont
ordinairement remplacées par les labio-dentales, produites
par le rapprochement de la lèvre inférieure et des dents (f et v
français) ; les dentales se divisent en plusieurs variétés, suivant
la forme que prend l'extrémité de la langue dans le
resserrement ; sans les détailler, nous désignerons par β, β′
et β″ les diverses formes de la pointe de la langue. Dans les
sons qui intéressent le palais, l'oreille distingue généralement
une .articulation d'avant (palatales) et une articulation
d'arrière (vélaires) 17.

tableau labio-dent. | dentales | palatales | gutturales

þ = anglais th dans thing

đ = anglais th dans then

s = français s dans si

z = français s dans rose

š = français ch dans chant

ž = français g dans génie

κʼ = allemand ch dans ich

γʼ = all. Nord g dans liegen

χ = allemand ch dans Bach

γ = all. Nord g dans Tage73

Y a-t-il dans les fricatives ce qui correspondrait à n, m,
 ?, etc. dans les occlusives, c'est-à-dire un v nasal, un z nasal,
etc. ? Il est facile de le supposer ; ainsi on entend un v nasal
dans le français inventer ; mais en général la fricative nasale
n'est pas un son dont la langue ait conscience.

C. — Aperture 2 : nasales

C. — Aperture 2 : nasales (voir plus haut, p. 72).

D. — Aperture 3 : liquides.

Deux sortes d'articulations relèvent de cette classe :

1) L'articulation latérale ; la langue appuie contre la partie
antérieure du palais, mais en laissant une ouverture à
droite et à gauche, position figurée par un l dans nos formules.
D'après le lieu d'articulation, on distingue l dental, l' palatal
ou « mouillé » et ł guttural ou vélaire. Dans presque toutes
les langues ces phonèmes sont des sonores, au même titre
que b, z, etc. Cependant la sourde n'est pas impossible ; elle
existe même en français, où un l suivant une sourde sera
prononcé sans le son laryngé (par exemple dans pluie, par
opposition à bleu) ; mais nous n'avons pas conscience de cette
différence.

Inutile de parler de l nasal, très rare et non différencié, bien
qu'il existe, surtout après un son nasal (par exemple dans
le français branlant).

2) L'articulation vibrante : la langue est moins rapprochée
du palais que pour l, mais elle vibre, avec un nombre
d'ailleurs variable de battements (signe dans les formules),
et par là on obtient un degré d'aperture équivalent à celui
des latérales. Cette vibration peut être produite de deux
façons : avec la pointe de la langue appliquée en avant sur
les alvéoles (r dit « roulé » du français), ou en arrière, avec
la partie postérieure de la langue (r grasseyé). On peut répéter
à propos des vibrantes sourdes ou nasales ce qui a été dit
des latérales.74

tableau

Au delà du degré 3, nous entrons dans un autre domaine :
des consonnes nous passons aux voyelles. Jusqu'ici, nous
n'avons pas fait prévoir cette distinction ; c'est que le mécanisme
de la phonation reste le même. La formule d'une
voyelle est exactement comparable à celle de n'importe
quelle consonne sonore. Au point de vue de l'articulation
buccale, il n'y a pas de distinction à faire. Seul l'effet acoustique
est différent. Passé un certain degré d'aperture, la bouche
fonctionne principalement comme résonateur. Le timbre
du son laryngé apparaît pleinement et le bruit buccal s'efface.
Plus la bouche se ferme, plus le son laryngé est intercepté ;
plus on l'ouvre, plus le bruit diminue ; c'est ainsi que,
tout à fait mécaniquement, le son prédomine dans la
voyelle.

E. — Aperture 4 : i u ü.

Par rapport aux autres voyelles, ces sons supposent une
fermeture encore considérable, assez voisine de celle des consonnes.
Il en résulte certaines conséquences qui apparaîtront
plus tard, et qui justifient le nom de semi-voyelles donné généralement
à ces phonèmes.

i se prononce avec lèvres tirées (signe ¯) et articulation
d'avant, u avec lèvres arrondies (signe °) et articulation
d'arrière, ü avec la position des lèvres de u et l'articulation
de i.

Comme toutes les voyelles, i u ü ont des formes nasalisées ;
mais elles sont rares et nous pouvons en faire abstraction.
Il est à remarquer que les sons écrits in et un dans
75l'orthographe française correspondent à autre chose (voir
plus bas).

Existe-t-il un i sourd, c'est-à-dire articulé sans le son
laryngé ? La même question se pose pour u et ü et pour
toutes les voyelles ; ces phonèmes, qui correspondraient
aux consonnes sourdes, existent, mais ne doivent pas être
confondus avec les voyelles chuchotées, c'est-à-dire articulées

tableau

avec la glotte
relâchée. On peut assimiler
les voyelles
sourdes aux h aspirés
prononcés devant
elles ; ainsi dans
hi on entend d'abord un i sans vibration, puis un i normal.

F. — Aperture 5 : e o ö

F. — Aperture 5 : e o ö, dont l'articulation correspond
respectivement à celle de i u ü. Les voyelles nasalisées sont
fréquentes (ẽ õ ö̃ , par exemple en français dans pin, pont,
brun). Les formes sourdes sont l'h aspiré de he ho hö.

N. B. — Beaucoup de langues distinguent ici plusieurs
degrés d'aperture ; ainsi le français a au moins deux séries,
l'une dite fermée ọ̈ (p. ex. dans , dos, deux), l'autre ouverte
ę ǫ ǫ̈ (p. ex. dans mer, mort, meurt).

tableau

G. — Aperture 6 : a

tableau

G. — Aperture 6 : a, ouverture
maximale, qui a une
forme nasalisée, un peu plus
resserrée, il est vrai, (par
exemple dans grand), et une
forme sourde, l'h de ha.76

Chapitre II.
Le phonème dans la chaîne parlée

§ 1. Nécessité d'étudier les sons dans la chaîne parlée.

On peut trouver dans les traités spéciaux et surtout dans
les ouvrages des phonéticiens anglais de minutieuses analyses
des sons du langage.

Suffisent-elles pour que la phonologie réponde à sa destination
de science auxiliaire de la linguistique ? Tant de détails
accumulés n'ont pas de valeur en eux-mêmes ; la synthèse
importe seule. Le linguiste n'a nul besoin d'être un phonologiste
consommé ; il demande simplement qu'on lui fournisse
un certain nombre de données nécessaires pour l'étude
de la langue.

Sur un point la méthode de cette phonologie est particulièrement
en défaut ; elle oublie trop qu'il y a dans la langue
non seulement des sons, mais des étendues de sons parlés ;
elle n'accorde pas encore assez d'attention à leurs rapports
réciproques. Or ce n'est pas cela qui nous est donné d'abord ;
la syllabe s'offre plus directement que les sons qui la composent.
On a vu que certaines écritures primitives ont marqué
les unités syllabiques : ce n'est que plus tard qu'on est arrivé
au système alphabétique.

En outre, ce n'est jamais une unité simple qui embarrasse
en linguistique : si, par exemple, à un moment donné,
dans une langue donnée, tout a devient o, il n'en résulte
rien ; on peut se borner à constater le phénomène, sans chercher
77à l'expliquer phonologiquement. La science des sons
ne devient précieuse que lorsque deux ou plusieurs éléments
se trouvent impliqués dans un rapport de dépendance interne ;
car il y a une limite aux variations de l'un d'après les variations
de l'autre ; le fait seul qu'il y a deux éléments entraîne
un rapport et une règle, ce qui est très différent d'une constatation.
Dans la recherche du principe phonologique, la science
travaille donc à contresens en marquant sa prédilection
pour les sons isolés. Il suffit de deux phonèmes pour qu'on
ne sache plus où on en est. Ainsi en vieux haut allemand
hagl, balg, wagn, lang, donr, dorn, sont devenus plus tard
hagal, balg, wagan, lang, donnar, dorn ; ainsi, selon la nature
et l'ordre de succession en groupe, le résultat est différent :
tantôt une voyelle se développe entre deux consonnes,
tantôt le groupe reste compact. Mais comment formuler
la loi ? D'où provient la différence ? Sans doute des groupes
de consonnes (gl, lg, gn, etc.) contenus dans ces mots. Il
est bien clair qu'ils se composent d'une occlusive qui dans
un des cas est précédée, et dans l'autre suivie d'une liquide
ou d'une nasale ; mais qu'en résulte-t-il ? Aussi longtemps
que g et n sont supposés quantités homogènes, on ne comprend
pas pourquoi le contact g-n produirait d'autres effets
que n-g.

A côté de la phonologie des espèces, il y a donc place pour
une science qui prend pour point de départ les groupes binaires
et les consécutions de phonèmes, et c'est tout autre chose.
Dans l'étude des sons isolés, il suffit de constater la position
des organes ; la qualité acoustique du phonème ne fait pas
question ; elle est fixée par l'oreille ; quant à l'articulation,
on a toute liberté de la produire à son gré. Mais dès qu'il
s'agit de prononcer deux sons combinés, la question est moins
simple ; on est obligé de tenir compte de la discordance possible
entre l'effet cherché et l'effet produit ; il n'est pas toujours
en notre pouvoir de prononcer ce que nous avons voulu.
La liberté de lier des espèces phonologiques est limitée par
78la possibilité de lier les mouvements articulatoires. Pour
rendre compte de ce qui se passe dans les groupes, il y a
à établir une phonologie où ceux-ci seraient considérés comme
des équations algébriques ; un groupe binaire implique un
certain nombre d'éléments mécaniques et acoustiques qui
se conditionnent réciproquement ; quand l'un varie, cette
variation a sur les autres une répercussion nécessaire qu'on
pourra calculer.

Si dans le phénomène de la phonation quelque chose offre
un caractère universel qui s'annonce comme supérieur à
toutes les diversités locales des phonèmes, c'est sans doute
cette mécanique réglée dont il vient d'être question. On voit
par là l'importance que la phonologie des groupes doit avoir
pour la linguistique générale. Tandis qu'on se borne généralement
à donner des règles pour articuler tous les sons,
éléments variables et accidentels des langues, cette phonologie
combinatoire circonscrit les possibilités et fixe les relations
constantes des phonèmes interdépendants. Ainsi le cas
de hagl, balg, etc. (voir p. 78), soulève la question si discutée
des sonantes indo-européennes ; or c'est le domaine où l'on
peut le moins se passer d'une phonologie ainsi conçue, car
la syllabation est pour ainsi dire le seul fait qu'elle mette en
jeu du commencement à la fin. Ce n'est pas l'unique problème
qu'on ait à résoudre par cette méthode ; mais un fait est certain :
il devient presque impossible de discuter la question
des sonnantes en dehors d'une appréciation exacte des lois
qui régissent la combinaison des phonèmes.

§ 2. L'implosion et l'explosion.

Nous partons d'une observation fondamentale : quand on
prononce un groupe appa, on perçoit une différence entre
les deux p, dont l'un correspond à une fermeture, le second
à une ouverture. Ces deux impressions sont assez analogues
79pour qu'on ait représenté la suite pp par un seul p (voir p. 66,
note). Cependant c'est cette différence qui nous permet de
distinguer par des signes spéciaux (˃ ˂) les deux p de appa
(ap˃p˂a) et de les caractériser quand ils ne se suivent pas dans
la chaîne (cf. ap˃ta, atp˂a). La même distinction peut se poursuivre
au delà des occlusives et s'applique aux fricatives (af˃f˂a),
aux nasales am˃m˂a, aux liquides (al˃l˂a), et en général à tous
les phonèmes jusqu'aux voyelles (ao˃o˂a) sauf a.

On a appelé la fermeture implosion et l'ouverture explosion ;
un p est dit implosif () ou explosif (). Dans le même sens
on peut parler de sons fermants et de sons ouvrants.

Sans doute, dans un groupe comme appa, on distingue,
outre l'implosion et l'explosion, un temps de repos dans lequel
l'occlusion se prolonge ad libitum, et s'il s'agit d'un phonème
d'aperture plus grande, comme dans le groupe alla, c'est
l'émission du son lui-même qui continue dans l'immobilité
des organes. D'une façon générale, il y a dans toute chaîne
parlée de ces phases intermédiaires que nous appellerons
tenues ou articulations sistantes. Mais elles peuvent être assimilées
aux articulations implosives, parce que leur effet est
analogue ; il ne sera tenu compte dans la suite que des implosions
ou des explosions 18.

Cette méthode, qui ne serait pas admissible dans un traité
complet de phonologie, se justifie dans un exposé qui ramène
à un schéma aussi simple que possible le phénomène de la
syllabation considéré dans son facteur essentiel ; nous ne prétendons
80pas résoudre par là toutes les difficultés que soulève
la division de la chaîne parlée en syllabes, mais poser seulement
une base rationnelle pour l'étude de ce problème.

Encore une remarque. Il ne faut pas confondre les mouvements
fermants et ouvrants que nécessite l'émission des
sons avec les diverses apertures de ces sons eux-mêmes.
N'importe quel phonème peut être aussi bien implosif
qu'explosif ; mais il est vrai que l'aperture influe sur l'implosion
et l'explosion, en ce sens que la distinction des deux
mouvements devient d'autant moins nette que l'aperture
du son est plus grande. Ainsi avec i u ü, on perçoit encore
très bien la différence ; dans ai˃i˂a, il est possible de saisir
un i fermant et un i ouvrant ; de même dans au˃u˂a, aü˃ü˂a on
distingue nettement le son implosif du son explosif qui
suit, à tel point que, contrairement à son habitude, l'écriture
marque parfois cette distinction ; le w anglais, le j
allemand et souvent le y français (dans yeux, etc.) représentent
des sons ouvrants (, ) par opposition à u et i qui
sont employés pour et . Mais à un degré d'aperture plus
élevé (e et o), l'implosion et l'explosion, théoriquement concevables
(cf. ae˃e˂a, ao˃o˂a), sont très malaisées à distinguer
en pratique. Enfin, comme on l'a vu plus haut, au degré
le plus élevé, a ne présente plus ni implosion ni explosion,
car pour ce phonème l'aperture efface toute différence de ce
genre.

Il faut donc dédoubler le tableau des phonèmes sauf
pour a, et établir comme suit la liste des unités irréductibles :

p˃ p˂, etc.

f˃ f˂, etc.

m˃ m˂, etc.

r˃ r˂, etc.

i˃ y˂, etc.

e˃ e˂, etc.

a.81

Loin de supprimer les distinctions consacrées par la graphie
(y w), nous les gardons soigneusement ; la justification
de ce point de vue se trouve plus loin, § 7.

Pour la première fois, nous sommes sortis de l'abstraction ;
pour la première fois apparaissent des éléments concrets,
indécomposables, occupant une place et représentant
un temps dans la chaîne parlée ; on peut dire que P n'était
rien sinon une unité abstraite réunissant les caractères communs
de et de , qui seuls se rencontrent dans la réalité,
exactement de même que B P M sont réunis dans une abstraction
supérieure, les labiales. On parle de P comme on
parlerait d'une espèce zoologique ; il y a des exemplaires
mâles et femelles, mais pas d'exemplaire idéal de l'espèce.
Ce sont ces abstractions que nous avons distinguées et classées
jusqu'ici ; mais il était nécessaire d'aller au delà et
d'atteindre l'élément concret.

Ce fut une grande erreur de la phonologie de considérer
comme des unités réelles ces abstractions, sans examiner
de plus près la définition de l'unité. L'alphabet grec était
arrivé à distinguer ces éléments abstraits, et l'analyse qu'il
suppose était, nous l'avons dit, des plus remarquables ; mais
c'était pourtant une analyse incomplète, arrêtée à un certain
degré.

En effet qu'est-ce qu'un p, sans autre détermination ? Si
on le considère dans le temps, comme membre de la chaîne
parlée, ce ne peut être ni spécialement, ni , encore moins
p˃p˂, ce groupe étant nettement décomposable ; et si on le
prend en dehors de la chaîne et du temps, ce n'est plus qu'une
chose qui n'a pas d'existence propre et dont on ne peut rien
faire. Que signifie en soi un groupe tel que l + g ? Deux
abstractions ne peuvent former un moment dans le temps.
Autre chose est de parler de lk˃˃, de lk˂˂, de l˃k˂, de l˂k˃, et de réunir
ainsi les véritables éléments de la parole. L'on voit pourquoi
il suffit de deux éléments pour embarrasser la phonologie
traditionnelle, et ainsi se trouve démontrée l'impossibilité
82de procéder, comme elle le fait, par unités phonologiques
abstraites.

On a émis la théorie que dans tout phonème simple considéré
dans la chaîne, par exemple p dans pa ou apa, il y a
successivement une implosion et une explosion (a˃p˂a). Sans
doute toute ouverture doit être précédée d'une fermeture ;
pour prendre un autre exemple encore, si je dis r˃p˂ je devrai,
après avoir opéré la fermeture du r, articuler avec la luette
un r ouvrant pendant que l'occlusion du p se forme vers les
lèvres. Mais pour répondre à cette objection, il suffit de bien
spécifier quel est notre point de vue. Dans l'acte phonatoire
que nous allons analyser, nous ne tenons compte que des
éléments différentiels, saillants pour l'oreille et capables de
servir à une délimitation des unités acoustiques dans la chaîne
parlée. Seules ces unités acoustico-motrices doivent être considérées ;
ainsi l'articulation du r explosif qui accompagne
celle du p explosif est pour nous inexistante, parce qu'elle
ne produit pas un son perceptible, ou du moins qu'elle ne
compte pas dans la chaîne des phonèmes. C'est là un point
essentiel dont il faut bien se pénétrer pour comprendre les
développements qui suivent.

§ 3. Combinaisons diverses des explosions et des
implosions dans la chaîne.

Voyons maintenant ce qui doit résulter de la consécution
des explosions et des implosions dans les quatre combinaisons
théoriquement possibles : <>, ><, <<,
>>.

Groupe explosivo-implosif (<>). On peut toujours,
sans rompre la chaîne parlée, joindre deux phonèmes dont
l'un est explosif et le second implosif. Ex. : k˂r˃, k˂i˃, y˂m˃, etc.
(cf. sanscrit k˂r˃ta-, français k˂i˃te « quitter », indo-europ. y˂m˃to-,
etc.). Sans doute, certaines combinaisons, telles que k˃t˃, etc.,
83n'ont pas un effet acoustique susceptible de réalisation pratique,
mais il n'en est pas moins vrai qu'après avoir articulé
un k ouvrant, les organes sont dans la position voulue pour
procéder à un resserrement sur un point quelconque. Ces
deux phases phonatoires peuvent se succéder sans se gêner
mutuellement.

Groupe implosivo-explosif (><). Dans les mêmes
conditions, et sous les mêmes réserves, il n'y a aucune impossibilité
à joindre deux phonèmes dont l'un est implosif et le
second explosif ; ainsi i˃m˂, k˃t˂, etc. (cf. grec haîma, français
actif, etc.).

Sans doute ces moments articulatoires successifs ne se
suivent pas aussi naturellement que dans le cas précédent.
Il y a entre une première implosion et une première explosion
cette différence que l'explosion, tendant à une attitude
neutre de la bouche, n'engage pas le moment suivant, tandis
que l'implosion crée une position déterminée qui ne peut pas
servir de point de départ à une explosion quelconque. Il faut
donc toujours quelque mouvement d'accommodation destiné
à obtenir la position des organes nécessaire pour l'articulation
du second phonème ; ainsi, pendant qu'on exécute le s
d'un groupe sp, il faut fermer les lèvres pour préparer le p
ouvrant. Mais l'expérience montre que ce mouvement d'accommodation
ne produit rien d'appréciable, si ce n'est un de ces
sons furtifs dont nous n'avons pas à tenir compte, et qui ne
gênent en aucun cas la suite de la chaîne.

Chaînon explosif (<<). Deux explosions peuvent
se produire consécutivement ; mais si la seconde appartient
à un phonème d'aperture moindre ou d'aperture égale, on
n'aura pas la sensation acoustique d'unité qu'on trouvera
dans le cas contraire et que présentaient les deux cas précédents ;
p˂k˂ peut se prononcer (p˂ka), mais ces sons ne
forment pas chaîne, parce que les espèces P et K sont
d'égale aperture. C'est cette prononciation peu naturelle
qu'on obtiendrait en s'arrêtant après le premier a de
84cha-p˂k˂a 19. Au contraire p˂r˂ donne une impression de continuité
(cf. prix) ; r˂y˂ ne fait pas davantage difficulté (cf. rien). Pourquoi ?
C'est qu'à l'instant où la première explosion se produit,
les organes ont déjà pu se placer dans la position voulue pour
exécuter la deuxième explosion sans que l'effet acoustique de la
première en ait été gêné ; par exemple dans prix, pendant
qu'on prononce p, les organes se trouvent déjà en r. Mais il est
impossible de prononcer en chaînon continu la série inverse
r˂p˂ ; non pas qu'il soit mécaniquement impossible de prendre
la position de en même temps qu'on articule un ouvrant,
mais parce que le mouvement de cet , rencontrant l'aperture
moindre de , ne pourra pas être perçu. Si donc on veut
faire entendre r˂p˂, il faudra s'y prendre à deux fois et l'émission
sera rompue.

Un chaînon explosif continu peut comprendre plus de deux
éléments, pourvu qu'on passe toujours d'une ouverture moindre
à une ouverture plus grande (par exemple k˂r˂w˂a). En faisant
abstraction de certains cas particuliers sur lesquels nous ne
pouvons insister 210, on peut dire que le nombre possible des
explosions trouve sa limite naturelle dans le nombre des
degrés d'aperture qu'on peut pratiquement distinguer.85

Le chaînon implosif (>>) est régi par la loi inverse.
Tant qu'un phonème est plus ouvert que le suivant, on a
l'impression de continuité (par exemple i˃r˃, r˃t˃), si cette condition
n'est pas remplie, si le phonème suivant est plus ouvert
ou de même aperture que le précédent, la prononciation reste
possible, mais l'impression de continuité n'est plus là : ainsi
s˃r˃ de a˃s˃r˃ta a le même caractère que le groupe p˃k˃ de cha-pka
(voir plus haut, p. 84 sv.). Le phénomène est entièrement
parallèle à celui que nous avons analysé dans le chaînon
explosif : dans r˃t˃, le , en vertu de son degré d'aperture inférieur,
dispense de l'explosion ; ou, si l'on prend un chaînon
dont les deux phonèmes ne s'articulent pas au même point,
comme r˃m˃, l' ne dispense pas l' d'exploser, mais, ce qui
revient au même, il en couvre complètement l'explosion au
moyen de son articulation plus fermée. Sinon, comme dans
le cas inverse m˃r˃, l'explosion furtive, mécaniquement indispensable,
vient rompre la chaîne parlée.

On voit que le chaînon implosif, comme le chaînon explosif,
peut comprendre plus de deux éléments, si chacun d'eux
a une ouverture supérieure à celui qui suit (cf. a˃r˃s˃t).

Laissant de côté les ruptures de chaînons, plaçons-nous
maintenant devant la chaîne continue normale, qu'on pourrait
appeler « physiologique », telle qu'elle est représentée
par le mot français particulièrement, soit p˂a˃r˃t˂i˃k˂ü˃l˂y˂e˃r˃m˂ã˃.
Elle est caractérisée par une succession de chaînons explosifs
et implosifs gradués, correspondant à une succession
d'ouvertures et de fermetures des organes buccaux.

La chaîne normale ainsi définie donne lieu aux constatations
suivantes, dont l'importance est capitale.

§ 4. Frontière de syllabe et point vocalique.

Si dans une chaîne de sons on passe d'une implosion à
une explosion (>|<), on obtient un effet particulier qui
est l'indice de la frontière de syllabe, par exemple dans i˃k˂
86de particulièrement. Cette coïncidence régulière d'une
condition mécanique avec un effet acoustique déterminé
assure au groupe implosivo-explosif une existence propre
dans l'ordre phonologique : son caractère persiste quelles
que soient les espèces dont il est composé ; il constitue un
genre contenant autant d'espèces qu'il y a de combinaisons
possibles.

La frontière syllabique peut être, dans certains cas,
placée en deux points différents d'une même série de phonèmes,
suivant qu'on passe plus ou moins vite de l'implosion
à l'explosion. Ainsi dans un groupe ardra, la chaîne
n'est pas rompue, qu'on coupe a˃r˃d˂r˂a˃ ou a˃r˃d˃r˂a˂, puisque
a˃r˃d˃, chaînon implosif, est aussi bien gradué que d˂r˂, chaînon
explosif. Il en serait de même pour ülye de particulièrement,
(ü˃l˂y˂e˃ ou ü˃l˃y˂e˃).

En second lieu, nous remarquerons qu'à l'endroit où l'on
passe d'un silence à une première implosion (>), par exemple
dans a˃rt de artiste, ou d'une explosion à une implosion
(<>), comme dans p˂a˃rt de particulièrement, le son où se
produit cette première implosion se distingue des sons voisins
par un effet propre, qui est l'effet vocalique. Celui-ci ne
dépend pas du tout du degré d'ouverture plus grand du son a,
car dans p˂r˃t, r le produit aussi bien ; il est inhérent à la première
implosion, quelle que soit son espèce phonologique,
c'est-à-dire son degré d'aperture ; peu importe aussi qu'elle
vienne après un silence ou une explosion. Le son qui donne
cette impression par son caractère de première implosive peut
être appelé point vocalique.

On a donné aussi à cette unité le nom de sonante, en appelant
consonantes tous les sons précédents ou suivants de la
même syllabe. Les termes de voyelles et consonnes, désignent
comme nous l'avons vu p. 75, des espèces différentes ; sonantes
et consonantes désignent au contraire des fonctions dans la
syllabe. Cette double terminologie permet d'éviter une confusion
qui a longtemps régné. Ainsi l'espèce I est la même
87dans fidèle et dans pied : c'est une voyelle ; mais elle est
sonante dans fidèle et consonante dans pied. L'analyse montre
que les sonantes sont toujours implosives et les consonantes
tantôt implosives (par exemple dans l'anglais boi˃, écrit
« boy ») tantôt explosives (par exemple dans le français p˂y˂e˃,
écrit « pied »). Cela ne fait que confirmer la distinction établie
entre les deux ordres. Il est vrai qu'en fait, e o a sont régulièrement
des sonantes ; mais c'est une simple coïncidence :
ayant une plus grande aperture que tous les autres sons, ils
sont toujours au commencement d'un chaînon implosif.
Inversement les occlusives, qui ont l'aperture minimale, sont
toujours consonantes. Dans la pratique ce sont les phonèmes
d'aperture 2, 3 et 4 (nasales, liquides, semi-voyelles) qui
jouent l'un ou l'autre rôle selon leur entourage et la nature
de leur articulation.

§ 5. Critique des théories de la syllabation.

L'oreille perçoit dans toute chaîne parlée la division en
syllabes, et dans toute syllabe une sonante. Ces deux faits
sont connus, mais on peut se demander quelle est leur raison
d'être. On a proposé diverses explications :

Remarquant que certains phonèmes sont plus sonores
que d'autres, on a cherché à faire reposer la syllabe sur la
sonorité des phonèmes. Mais alors pourquoi des phonèmes
sonores tels que i et u ne font-ils pas nécessairement syllabes ?
Et puis, où s'arrête la sonorité, puisque des fricatives
comme s peuvent faire syllabe, par exemple dans pst ? S'il
s'agit seulement de la sonorité relative de sons en contact,
comment expliquer des groupes tels que w˂l˃ (ex. : indo-europ.
*wlkos « loup »), où c'est l'élément le moins sonore qui fait
syllabe ?

M. Sievers a le premier établi qu'un son classé parmi
les voyelles peut ne pas donner l'impression de voyelle (nous
avons vu que par exemple y et w ne sont pas autre chose
88que i et u) ; mais quand on demande en vertu de quoi se produit
la double fonction, ou le double effet acoustique (car le
mot « fonction » ne veut pas dire autre chose), on répond :
tel son a telle fonction selon qu'il reçoit ou non l'« accent
syllabique ».

C'est là un cercle vicieux : ou bien je suis libre en toute
circonstance de dispenser à mon gré l'accent syllabique qui
crée les sonantes, alors il n'y a aucune raison de l'appeler
syllabique plutôt que sonantique ; ou bien, si l'accent syllabique
a un sens, c'est apparemment qu'il se réclame des lois
de la syllabe. Non seulement on ne fournit pas ces lois, mais
on donne à cette qualité sonantique le nom de « silbenbildend »,
comme si à son tour la formation de la syllabe dépendait de
cet accent.

On voit comment notre méthode s'oppose aux deux premières :
par l'analyse de la syllabe, telle qu'elle se présente
dans la chaîne, nous avons obtenu l'unité irréductible, le
son ouvrant ou le son fermant, puis combinant ces unités,
nous sommes arrivés à définir la limite de syllabe et le
point vocalique. Nous savons dès lors dans quelles conditions
physiologiques ces effets acoustiques doivent se produire.
Les théories critiquées plus haut suivent la marche
inverse : on prend des espèces phonologiques isolées, et de
ces sons on prétend déduire la limite de syllabe et la place
de la sonante. Or étant donnée une série quelconque de
phonèmes, il peut y avoir une manière de les articuler plus
naturelle, plus commode qu'une autre ; mais la faculté de
choisir entre les articulations ouvrantes et fermantes subsiste
dans une large mesure, et c'est de ce choix, non des
espèces phonologiques directement, que dépendra la syllabation.

Sans doute cette théorie n'épuise ni ne résout toutes les
questions. Ainsi l'hiatus, d'un emploi si fréquent, n'est pas
autre chose qu'un chaînon implosif rompu, avec ou sans intervention
de la volonté : Ex. i˂-a˃ (dans il cria) ou a˃-i˃ (dans ébahi).
89Il se produit plus facilement avec les espèces phonologiques
de grande aperture.

Il y a aussi le cas des chaînons explosifs rompus, qui sans
être gradués, entrent dans la chaîne phonique au même
titre que les groupes normaux ; nous avons touché ce cas à
propos du grec kteínō, p. 85, note. Soit encore, par exemple,
le groupe pzta : il ne peut se prononcer normalement
que p˂z˂t˂a˃ : il doit donc comprendre deux syllabes, et il les a
en effet si l'on fait entendre nettement le son laryngé de z ;
mais si le z s'assourdit, comme c'est un des phonèmes qui
demandent le moins d'ouverture, l'opposition entre z et a
fait qu'on ne perçoit plus qu'une syllabe et qu'on entend à
peu près p˂z˂t˂a˃.

Dans tous les cas de ce genre, la volonté et l'intention peuvent,
en intervenant, donner le change et tourner dans une
certaine mesure les nécessités physiologiques ; il est souvent
difficile de dire exactement quelle part revient à chacun des
deux ordres de facteurs. Mais quoi qu'il en soit, la phonation
suppose une succession d'implosions et d'explosions, et c'est
là la condition fondamentale de la syllabation.

§ 6. Durée de l'implosion et de l'explosion.

En expliquant la syllabe par le jeu des explosions et des
implosions, on est conduit à une observation importante
qui n'est que la généralisation d'un fait de métrique. On
distingue dans les mots grecs et latins deux sortes de longues :
celles de nature (māter) et celles de position (fāctus).
Pourquoi fac est-il mesuré long dans facius ? On répond :
à cause du groupe ct ; mais si cela tient au groupe en soi,
n'importe quelle syllabe commençant par deux consonnes
aura aussi la quantité longue ; pourtant il n'en est rien (cf.
clĭens, etc.).

La véritable raison est que l'explosion et l'implosion sont
90essentiellement différentes sous le rapport de la durée. La
première est toujours si rapide qu'elle reste une quantité
irrationnelle pour l'oreille ; c'est pour cela aussi qu'elle ne
donne jamais l'impression vocalique. Seule l'implosion peut
être appréciée ; d'où le sentiment qu'on reste plus longtemps
sur la voyelle par laquelle elle commence.

On sait d'autre part que les voyelles placées devant un
groupe formé d'occlusive ou fricative + liquide sont traitées
de deux façons : dans patrem l'a peut être long ou bref :
cela tient au même principe. En effet, t˃r˂ et t˃r˂ sont également
prononçables ; la première manière d'articuler permet à l'a
de rester bref ; la seconde crée une syllabe longue. Le même
traitement double de l'a n'est pas possible dans un mot comme
factus, puisque seul est prononçable à l'exclusion de c˂t.

§ 7. Les phonèmes de quatrième aperture. La diphtongue.
Questions de graphie.

Enfin les phonèmes de quatrième aperture donnent lieu
à certaines observations. Nous avons vu p. 81 que, contrairement
à ce que l'on constate pour d'autres sons, l'usage
a consacré pour ceux-là une double graphie (w = , u =  ;
y = , i = ). C'est que dans des groupes tels que aiya,
auwa on perçoit, mieux que partout ailleurs, la distinction
marquée par < et > ; et donnent nettement l'impression
de voyelles, et celle de consonnes 111. Sans prétendre
expliquer ce fait, nous observons que ce i consonne n'existe
jamais sous l'aspect fermant. Ainsi on ne peut avoir un ai
dont l' fasse le même effet que le y dans aiya (comparez
l'anglais boy avec le français pied) ; c'est donc par position
que y est consonne et i voyelle, puisque ces variétés de
91l'espèce I ne peuvent pas se manifester partout également.
Les mêmes remarques s'appliqueraient à u et w, ü et .

Ceci éclaire la question de la diphtongue. Elle n'est qu'un
cas spécial du chaînon implosif ; les groupes a˃r˃ta et a˃ûta
sont absolument parallèles ; il n'y a entre eux qu'une différence
d'aperture du second élément : une diphtongue est
un chaînon implosif de deux phonèmes dont le second est
relativement ouvert, d'où une impression acoustique particulière :
on dirait que la sonante continue dans le second
élément du groupe. Inversement un groupe comme t˂y˂a ne
se distingue en rien d'un groupe comme t˂r˂a, sinon par le
degré d'aperture de la dernière explosive. Ceci revient à dire
que les groupes appelés par les phonologistes diphtongues
ascendantes ne sont pas des diphtongues, mais des groupes
explosivo-implosifs dont le premier élément est relativement
ouvert, mais sans qu'il en résulte rien de particulier
au point de vue acoustique t˂y˂a˃). Quant aux groupes du
type u˃o, i˃a, avec l'accent sur et , tels qu'on les trouve
dans certains dialectes allemands (cf. buob, liab), ce ne sont
également que de fausses diphtongues qui ne donnent pas
l'impression d'unité comme o˃u˃, a˃i˃, etc. ; on ne peut pas prononcer
u˃o˃ comme implos. + implos. sans rompre la chaîne,
à moins qu'un artifice n'impose à ce groupe l'unité qu'il n'a
pas naturellement.

Cette définition de la diphtongue, qui la ramène au principe
général des chaînons implosifs, montre qu'elle n'est
pas, comme on pourrait le croire, une chose discordante,
inclassée parmi les phénomènes phonologiques. Il est inutile
de lui faire une case à part. Son caractère propre n'a
en réalité aucun intérêt ni aucune importance : ce n'est pas
la fin de la sonante qu'il importe de fixer, mais son commencement.

M. Sievers et beaucoup de linguistes distinguent par
l'écriture i, u, ü, , , etc. et , u, ü̯, r, n, etc. (i̯ = « un silbisches »
i, i = « silbisches » i), et ils écrivent mirta,
92mai̯rta, mi̯arta, tandis que nous écrivons mirta, mairta,
myarta. Ayant constaté que i et y sont de même espèce
phonologique, on a voulu avoir avant tout le même signe
générique (c'est toujours la même idée que la chaîne sonore
se compose d'espèces juxtaposées !). Mais cette notation,
bien que reposant sur le témoignage de l'oreille, est au
rebours du bon sens et efface justement la distinction qu'il
importerait de faire. Par là : on confond i, u ouvrants
(= y, w) et i, u fermants ; on ne peut, par exemple, faire
aucune distinction entre newo et neuo ; inversement, on
scinde en deux i, u fermants (cf. mirta et mairta). Voici
quelques exemples des inconvénients de cette graphie. Soit
l'ancien grec dwis et dusi, et d'autre part rhéwō et rheûma :
ces deux oppositions se produisent exactement dans les
mêmes conditions phonologiques et se traduisent normalelement
par la même opposition graphique : suivant que le
u est suivi d'un phonème plus ou moins ouvert, il devient
tantôt ouvrant (w), tantôt fermant (u). Qu'on écrive du̯is,
dusi, rheu̯ō, rheu̯ma, et tout est effacé. De même en indo-européen
les deux séries māter, mātrai, māteres, mātrsu et
sūneu, sūnewai, sūnewes, sūnusu, sont strictement parallèles
dans leur double traitement de r d'une part, de u de
l'autre ; dans la seconde au moins l'opposition des implosions
et des explosions éclate dans l'écriture, tandis qu'elle
est obscurcie par la graphie critiquée ici (sūnu̯e, sūneu̯ai,
sūneu̯es, sūnusu). Non seulement il faudrait conserver les
distinctions faites par l'usage, entre ouvrants et fermants
(u : w, etc.), mais on devrait les étendre à tout le système
et écrire, par exemple : māter, mātρai, māteρes, mātrsu ; alors
le jeu de la syllabation apparaîtrait avec évidence ; les points
vocaliques et les limites de syllabes se déduiraient d'eux-mêmes.

Note des éditeurs. — Ces théories éclairent plusieurs
problèmes, dont F. de Saussure a touché quelques-uns
93dans ses leçons. Nous en donnerons quelques spécimens.

1. M. Sievers cite beritn̥nn̥n (allemand berittenen) comme
exemple typique du fait que le même son peut fonctionner
alternativement deux fois comme sonante et deux fois comme
consonante (en réalité n ne fonctionne ici qu'une fois
comme consonante, et il faut écrire beritn̥nn̥ ; mais peu
importe). Aucun exemple n'est plus frappant précisément
pour montrer que « son » et « espèce » ne sont pas synonymes.
En effet, si l'on restait sur le même n, c'est-à-dire
sur l'implosion et l'articulation sistante, on n'obtiendrait
qu'une seule syllabe longue. Pour créer une alternance de
n sonants et consonants, il faut faire suivre l'implosion
(premier n) de l'explosion (second n), puis reprendre l'implosion
(troisième n). Comme les deux implosions ne sont
précédées d'aucune autre, elles ont le caractère sonantique.

2. Dans les mots français du type meurtrier, ouvrier, etc.,
les finales -trier, -vrier ne formaient autrefois qu'une syllabe
(quelle que fût d'ailleurs leur prononciation, cf. p. 85 note).
Plus tard on s'est mis à les prononcer en deux syllabes (meurtri-er,
avec ou sans hiatus, c'est-à-dire -t˂r˂i˃e˃ ou t˂r˂i˃y˂e˃). Le changement
s'est produit, non en plaçant un « accent syllabique »
sur l'élément i, mais en transformant son articulation explosive
et une articulation implosive.

Le peuple dit ouvérier pour ouvrier : phénomène tout
semblable, seulement c'est le second élément au lieu du
troisième qui a changé d'articulation et est devenu sonant :
uvr˂y˂e˃uvr˃y˂e˃. Un e a pu se développer après coup devant
l'r sonant.

3. Citons encore le cas si connu des voyelles prothétiques
devant s suivi de consonne en français : latin scūtum
iscūtum → français escu, écu. Le groupe s˂k˂, nous l'avons vu
p. 85, est un chaînon rompu ; s˃k˂ est plus naturel. Mais cet s
implosif doit faire point vocalique quand il est au commencement
de la phrase ou que le mot précédent se termine par
94une consonne d'aperture faible. L'i ou l'e prothétiques ne
font qu'exagérer cette qualité sonantique ; tout caractère
phonologique peu sensible tend à se grossir quand on tient
à le conserver. C'est le même phénomène qui se reproduit
dans le cas de esclandre et dans les prononciations populaires
esquelette, estatue. C'est encore lui qu'on retrouve dans cette
prononciation vulgaire de la préposition de, que l'on transcrit
par ed : un œil ed tanche. Par syncope, de tanche est devenu
d'tanche ; mais pour se faire sentir dans cette position, le d
doit être implosif : d˃t˂anche, et une voyelle se développe devant
lui comme dans les cas précédents.

4. Il est à peine nécessaire de revenir sur la question des
sonantes indo-européennes, et de se demander par exemple
pourquoi le vieux-haut-allemand hagl s'est transformé en
hagal, tandis que balg est resté intact. Le l de ce dernier mot,
second élément d'un chaînon implosif (ba˃l˃g˃), joue le rôle de
consonante et n'avait aucune raison de changer de fonction.
Au contraire le l, également implosif, de hagl faisait point
vocalique. Étant sonantique, il a pu développer devant lui
une voyelle plus ouvrante (un a, s'il faut en croire le témoignage
de la graphie). D'ailleurs, elle s'est assombrie avec le
temps, car aujourd'hui Hagel se prononce de nouveau ha˃g˂l˃.
C'est même ce qui fait la différence entre la prononciation
de ce mot et celle de français aigle ; l'l est fermant dans le
mot germanique et ouvrant dans le mot français avec e muet
final (e˃g˂l˂e).95

Première partie
Principes généraux

Chapitre premier
Nature du signe linguistique

§ 1. Signe, signifié, signifiant.

Pour certaines personnes la langue, ramenée à son principe
essentiel, est une nomenclature, c'est-à-dire une liste
de termes correspondant à autant de choses. Par exemple :

image arbor | equos

Cette conception est critiquable
à bien des égards.
Elle suppose des idées
toutes faites préexistant
aux mots (sur ce point,
voir plus loin, p. 155) ; elle
ne nous dit pas si le nom
est de nature vocale ou psychique,
car arbor peut être
considéré sous l'un ou
l'autre aspect ; enfin elle
laisse supposer que le lien
qui unit un nom à une chose est une opération toute simple,
ce qui est bien loin d'être vrai. Cependant cette vue simpliste
peut nous rapprocher de la vérité, en nous montrant que
97l'unité linguistique est une chose double, faite du rapprochement
de deux termes.

On a vu p. 28, à propos du circuit de la parole, que les
termes impliqués dans le signe linguistique sont tous deux
psychiques et sont unis dans notre cerveau par le lien de l'association.
Insistons sur ce point.

Le signe linguistique unit non une chose et un nom,
mais un concept et une image acoustique 112. Cette dernière
n'est pas le son matériel, chose purement physique, mais
l'empreinte psychique de ce son, la représentation que
nous en donne le témoignage de nos sens ; elle est sensorielle,
et s'il nous arrive de l'appeler « matérielle »,
c'est seulement dans ce sens et par opposition à l'autre
terme de l'association, le concept, généralement plus
abstrait.

Le caractère psychique de nos images acoustiques apparaît
bien quand nous observons notre propre langage. Sans
remuer les lèvres ni la langue, nous pouvons nous parler
à nous-mêmes ou nous réciter mentalement une pièce de
vers. C'est parce que les mots de la langue sont pour nous
des images acoustiques qu'il faut éviter de parler des
« phonèmes » dont ils sont composés. Ce terme, impliquant
une idée d'action vocale, ne peut convenir qu'au mot
parlé, à la réalisation de l'image intérieure dans le discours.
En parlant des sons et des syllabes d'un mot, on évite ce
malentendu, pourvu qu'on se souvienne qu'il s'agit de l'image
acoustique.98

Le signe linguistique est donc une entité psychique à
deux faces, qui peut être représentée par la figure :

image concept | image acoustique

Ces deux éléments sont intimement
unis et s'appellent l'un
l'autre. Que nous cherchions le
sens du mot latin arbor ou le
mot par lequel le latin désigne
le concept « arbre », il est clair
que seuls les rapprochements
consacrés par la langue nous apparaissent conformes à la réalité,

image arbre | arbor

et nous écartons n'importe quel autre qu'on pourrait
imaginer.

Cette définition pose une importante question de terminologie.
Nous appelons signe la combinaison du concept et
de l'image acoustique : mais dans l'usage courant ce terme
désigne généralement l'image acoustique seule, par exemple
un mot (arbor, etc.). On oublie que si arbor est appelé
signe, ce n'est qu'en tant qu'il porte le concept « arbre »,
de telle sorte que l'idée de la partie sensorielle implique celle
du total.

L'ambiguïté disparaîtrait si l'on désignait les trois notions
ici en présence par des noms qui s'appellent les uns les
autres tout en s'opposant. Nous proposons de conserver le
mot signe pour désigner le total, et de remplacer concept et
image acoustique respectivement par signifié et signifiant ;
ces derniers termes ont l'avantage de marquer l'opposition
qui les sépare soit entre eux, soit du total dont ils font partie.
Quant à signe, si nous nous en contentons, c'est que nous ne
99savons par quoi le remplacer, la langue usuelle n'en suggérant
aucun autre.

Le signe linguistique ainsi défini possède deux caractères
primordiaux. En les énonçant nous poserons les principes
mêmes de toute étude de cet ordre.

§ 2. Premier principe : l'arbitraire du signe.

Le lien unissant le signifiant au signifié est arbitraire, ou
encore, puisque nous entendons par signe le total résultant
de l'association d'un signifiant à un signifié, nous pouvons
dire plus simplement : le signe linguistique est arbitraire.

Ainsi l'idée de « sœur » n'est liée par aucun rapport intérieur
avec la suite de sons s—ö—r qui lui sert de signifiant ;
il pourrait être aussi bien représenté par n'importe quelle
autre : à preuve les différences entre les langues et l'existence
même de langues différentes : le signifié « bœuf » a pour signifiant
b—ö—f d'un côté de la frontière, et o—k—s (Ochs) de
l'autre.

Le principe de l'arbitraire du signe n'est contesté par personne ;
mais il est souvent plus aisé de découvrir une vérité
que de lui assigner la place qui lui revient. Le principe énoncé
plus haut domine toute la linguistique de la langue ; ses conséquences
sont innombrables. Il est vrai qu'elles n'apparaissent
pas toutes du premier coup avec une égale évidence ;
c'est après bien des détours qu'on les découvre, et avec elles
l'importance primordiale du principe.

Une remarque en passant : quand la sémiologie sera
organisée, elle devra se demander si les modes d'expression
qui reposent sur des signes entièrement naturels — comme
la pantomime — lui reviennent de droit. En supposant
qu'elle les accueille, son principal objet n'en sera pas moins
l'ensemble des systèmes fondés sur l'arbitraire du signe. En
effet tout moyen d'expression reçu dans une société repose
en principe sur une habitude collective ou, ce qui revient
100au même, sur la convention. Les signes de politesse, par
exemple, doués souvent d'une certaine expressivité naturelle
(qu'on pense au Chinois qui salue son empereur en se
prosternant neuf fois jusqu'à terre), n'en sont pas moins
fixés par une règle ; c'est cette règle qui oblige à les employer,
non leur valeur intrinsèque. On peut donc dire que
les signes entièrement arbitraires réalisent mieux que les
autres l'idéal du procédé sémiologique ; c'est pourquoi la
langue, le plus complexe et le plus répandu des systèmes
d'expression, est aussi le plus caractéristique de tous ; en
ce sens la linguistique peut devenir le patron général de
toute sémiologie, bien que la langue ne soit qu'un système
particulier.

On s'est servi du mot symbole pour désigner le signe linguistique,
ou plus exactement ce que nous appelons le
signifiant. Il y a des inconvénients à l'admettre, justement
à cause de notre premier principe. Le symbole a pour caractère
de n'être jamais tout à fait arbitraire ; il n'est pas vide,
il y a un rudiment de lien naturel entre le signifiant et le
signifié. Le symbole de la justice, la balance, ne pourrait
pas être remplacé par n'importe quoi, un char, par
exemple.

Le mot arbitraire appelle aussi une remarque. Il ne doit
pas donner l'idée que le signifiant dépend du libre choix du
sujet parlant (on verra plus bas qu'il n'est pas au pouvoir
de l'individu de rien changer à un signe une fois établi dans
un groupe linguistique) ; nous voulons dire qu'il est immotivé,
c'est-à-dire arbitraire par rapport au signifié, avec lequel
il n'a aucune attache naturelle dans la réalité.

Signalons en terminant deux objections qui pourraient être
faites à l'établissement de ce premier principe :

On pourrait s'appuyer sur les onomatopées pour dire
que le choix du signifiant n'est pas toujours arbitraire. Mais
elles ne sont jamais des éléments organiques d'un système
linguistique. Leur nombre est d'ailleurs bien moins grand
101qu'on ne le croit. Des mots comme fouet ou glas peuvent
frapper certaines oreilles par une sonorité suggestive ; mais
pour voir qu'ils n'ont pas ce caractère dès l'origine, il suffit
de remonter à leurs formes latines fouet dérivé de fāgus
« hêtre », glas = classicum) ; la qualité de leurs sons actuels,
ou plutôt celle qu'on leur attribue, est un résultat fortuit de
l'évolution phonétique.

Quant aux onomatopées authentiques (celles du type
glou-glou, tic-tac, etc.), non seulement elles sont peu nombreuses,
mais leur choix est déjà en quelque mesure arbitraire,
puisqu'elles ne sont que l'imitation approximative et
déjà à demi conventionnelle de certains bruits (comparez
le français ouaoua et l'allemand wauwau). En outre, une
fois introduites dans la langue, elles sont plus ou moins
entraînées dans l'évolution phonétique, morphologique, etc.
que subissent les autres mots (cf. pigeon, du latin vulgaire
pipiō, dérivé lui-même d'une onomatopée) : preuve évidente
qu'elles ont perdu quelque chose de leur caractère
premier pour revêtir celui du signe linguistique en général,
qui est immotivé.

Les exclamations, très voisines des onomatopées,
donnent lieu à des remarques analogues et ne sont pas plus
dangereuses pour notre thèse. On est tenté d'y voir des
expressions spontanées de la réalité, dictées pour ainsi dire
par la nature. Mais pour la plupart d'entre elles, on peut
nier qu'il y ait un lien nécessaire entre le signifié et le signifiant.
Il suffit de comparer deux langues à cet égard pour
voir combien ces expressions varient de l'une à l'autre (par
exemple au français aïe ! correspond l'allemand au !). On
sait d'ailleurs que beaucoup d'exclamations ont commencé
par être des mots à sens déterminé (cf. diable ! mordieu ! =
mort Dieu, etc.).

En résumé, les onomatopées et les exclamations sont
d'importance secondaire, et leur origine symbolique en partie
contestable.102

§ 3. Second principe : caractère linéaire du signifiant.

Le signifiant, étant de nature auditive, se déroule dans
le temps seul et a les caractères qu'il emprunte au temps :
a) il représente une étendue, et b) cette étendue est mesurable
dans une seule dimension
 : c'est une ligne.

Ce principe est évident, mais il semble qu'on ait toujours
négligé de l'énoncer, sans doute parce qu'on l'a trouvé trop
simple ; cependant il est fondamental et les conséquences
en sont incalculables ; son importance est égale à celle de la
première loi. Tout le mécanisme de la langue en dépend (voir
p. 170). Par opposition aux signifiants visuels (signaux maritimes,
etc.). qui peuvent offrir des complications simultanées
sur plusieurs dimensions, les signifiants acoustiques ne disposent
que de la ligne du temps ; leurs éléments se présentent
l'un après l'autre ; ils forment une chaîne. Ce caractère apparaît
immédiatement dès qu'on les représente par l'écriture
et qu'on substitue la ligne spatiale des signes graphiques à
la succession dans le temps.

Dans certains cas cela n'apparaît pas avec évidence. Si par
exemple j'accentue une syllabe, il semble que j'accumule sur
le même point des éléments significatifs différents. Mais c'est
une illusion ; la syllabe et son accent ne constituent qu'un
acte phonatoire ; il n'y a pas dualité à l'intérieur de cet acte,
mais seulement des oppositions diverses avec ce qui est à côté
(voir à ce sujet p. 180).103

Chapitre II
Immutabilité et mutabilité du signe

§ 1. Immutabilité.

Si par rapport à l'idée qu'il représente, le signifiant apparaît
comme librement choisi, en revanche, par rapport à la
communauté linguistique qui l'emploie, il n'est pas libre, il
est imposé. La masse sociale n'est point consultée, et le signifiant
choisi par la langue, ne pourrait pas être remplacé par
un autre. Ce fait, qui semble envelopper une contradiction,
pourrait ôtre appelé familièrement « la carte forcée ». On dit
à la langue : « Choisissez ! » mais on ajoute : « Ce sera ce signe
et non un autre. » Non seulement un individu serait incapable,
s'il le voulait, de modifier en quoi que ce soit le choix qui
a été fait, mais la masse elle-même ne peut exercer sa souveraineté
sur un seul mot ; elle est liée à la langue telle qu'elle est.

La langue ne peut donc plus être assimilée à un contrat
pur et simple, et c'est justement de ce côté que le signe linguistique
est particulièrement intéressant à étudier ; car si
l'on veut démontrer que la loi admise dans une collectivité
est une chose que l'on subit, et non une règle librement
consentie, c'est bien la langue qui en offre la preuve la plus
éclatante.

Voyons donc comment le signe linguistique échappe à notre
volonté, et tirons ensuite les conséquences importantes qui
découlent de ce phénomène.104

A n'importe quelle époque et si haut que nous remontions,
la langue apparaît toujours comme un héritage de
l'époque précédente. L'acte par lequel, à un moment donné,
les noms seraient distribués aux choses, par lequel un contrat
serait passé entre les concepts et les images acoustiques —
cet acte, nous pouvons le concevoir, mais il n'a jamais
été constaté. L'idée que les choses auraient pu se passer ainsi
nous est suggérée par notre sentiment très vif de l'arbitraire
du signe.

En fait, aucune société ne connaît et n'a jamais connu la
langue autrement que comme un produit hérité des générations
précédentes et à prendre tel quel. C'est pourquoi la
question de l'origine du langage n'a pas l'importance qu'on
lui attribue généralement. Ce n'est pas même une question
à poser ; le seul objet réel de la linguistique, c'est la vie
normale et régulière d'un idiome déjà constitué. Un état de
langue donné est toujours le produit de facteurs historiques,
et ce sont ces facteurs qui expliquent pourquoi le
signe est immuable, c'est-à-dire résiste à toute substitution
arbitraire.

Mais dire que la langue est un héritage n'explique rien si
l'on ne va pas plus loin. Ne peut-on pas modifier d'un moment
à l'autre des lois existantes et héritées ?

Cette objection nous amène à placer la langue dans son
cadre social et à poser la question comme on la poserait pour
les autres institutions sociales. Celles-ci, comment se transmettent-elles ?
Voilà la question plus générale qui enveloppe
celle de l'immutabilité. Il faut d'abord apprécier le plus ou
moins de liberté dont jouissent les autres institutions ; on
verra que pour chacune d'elles il y a une balance différente
entre la tradition imposée et l'action libre de la société.
Ensuite on recherchera pourquoi, dans une catégorie donnée,
les facteurs du premier ordre sont plus ou moins puissants
que ceux de l'autre. Enfin, revenant à la langue, on se demandera
pourquoi le facteur historique de la transmission la
105domine tout entière et exclut tout changement linguistique
général et subit.

Pour répondre à cette question, on pourrait faire valoir
bien des arguments, et dire, par exemple, que les modifications
de la langue ne sont pas liées à la suite des générations,
qui, loin de se superposer les unes aux autres comme les
tiroirs d'un meuble, se mêlent, s'interpénétrent et contiennent
chacune des individus de tous les âges. On rappellerait
aussi la somme d'efforts qu'exige l'apprentissage de la langue
maternelle, pour conclure de là à l'impossibilité d'un changement
général. On ajouterait que la réflexion n'intervient
pas dans la pratique d'un idiome ; que les sujets sont, dans
une large mesure, inconscients des lois de la langue ; et s'ils
ne s'en rendent pas compte, comment pourraient-ils les modifier ?
Fussent-ils même conscients, il faudrait se rappeler que
les faits linguistiques ne provoquent guère la critique, en ce
sens que chaque peuple est généralement satisfait de la langue
qu'il a reçue.

Ces considérations sont importantes, mais elles ne sont
pas topiques ; nous préférons les suivantes, plus essentielles,
plus directes, dont dépendent toutes les autres :

1. — Le caractère arbitraire du signe. Plus haut, il nous
faisait admettre la possibilité théorique du changement ; en
approfondissant, nous voyons qu'en fait, l'arbitraire même
du signe met la langue à l'abri de toute tentative visant à
la modifier. La masse, fût-elle même plus consciente qu'elle
ne l'est, ne saurait la discuter. Car pour qu'une chose soit
mise en question, il faut qu'elle repose sur une norme raisonnable.
On peut, par exemple, débattre si la forme monogame
du mariage est plus raisonnable que la forme polygame
et faire valoir des raisons pour l'une et l'autre. On pourrait
aussi discuter un système de symboles, parce que le symbole
a un rapport rationnel avec la chose signifiée (voir p. 101) ;
mais pour la langue, système de signes arbitraires, cette base
fait défaut, et avec elle se dérobe tout terrain solide de discussion ;
106il n'y a aucun motif de préférer sœur à sister, Ochs
à bœuf, etc.

2. — La multitude des signes nécessaires pour constituer
n'importe quelle langue
. La portée de ce fait est considérable.
Un système d'écriture composé de vingt à quarante lettres
peut à la rigueur être remplacé par un autre. Il en serait
de même pour la langue si elle renfermait un nombre
limité d'éléments ; mais les signes linguistiques sont innombrables.

3. — Le caractère trop complexe du système. Une langue
constitue un système. Si, comme nous le verrons, c'est le
côté par lequel elle n'est pas complètement arbitraire et où
il règne une raison relative, c'est aussi le point où apparaît
l'incompétence de la masse à la transformer. Car ce système
est un mécanisme complexe ; l'on ne peut le saisir que par
la réflexion ; ceux-là mêmes qui en font un usage journalier
l'ignorent profondément. On ne pourrait concevoir un tel
changement que par l'intervention de spécialistes, grammairiens,
logiciens, etc. ; mais l'expérience montre que
jusqu'ici les ingérences de cette nature n'ont eu aucun
succès.

4. — La résistance de l'inertie collective à toute innovation
linguistique
. La langue — et cette considération prime
toutes les autres — est à chaque moment l'affaire de tout
le monde ; répandue dans une masse et maniée par elle,
elle est une chose dont tous les individus se servent toute
la journée. Sur ce point, on ne peut établir aucune comparaison
entre elle et les autres institutions. Les prescriptions
d'un code, les rites d'une religion, les signaux maritimes,
etc., n'occupent jamais qu'un certain nombre d'individus
à la fois et pendant un temps limité ; la langue, au contraire,
chacun y participe à tout instant, et c'est pourquoi elle subit
sans cesse l'influence de tous. Ce fait capital suffit à montrer
l'impossibilité d'une révolution. La langue est de toutes les
institutions sociales celle qui offre le moins de prise aux initiatives.
107Elle fait corps avec la vie de la masse sociale, et celle-ci,
étant naturellement inerte, apparaît avant tout comme un
facteur de conservation.

Toutefois il ne suffit pas de dire que la langue est un produit
des forces sociales pour qu'on voie clairement qu'elle
n'est pas libre ; se rappelant qu'elle est toujours l'héritage
d'une époque précédente, il faut ajouter que ces forces sociales
agissent en fonction du temps. Si la langue a un caractère
de fixité, ce n'est pas seulement parce qu'elle est attachée
au poids de la collectivité, c'est aussi qu'elle est située dans
le temps. Ces deux faits sont inséparables. A tout instant,
la solidarité avec le passé met en échec la liberté de choisir.
Nous disons homme et chien parce qu'avant nous on a dit
homme et chien. Cela n'empêche pas qu'il n'y ait dans le phénomène
total un lien entre ces deux facteurs antinomiques :
la convention arbitraire en vertu de laquelle le choix est libre,
et le temps, grâce auquel le choix se trouve fixé. C'est parce
que le signe est arbitraire qu'il ne connaît d'autre loi que celle
de la tradition, et c'est parce qu'il se fonde sur la tradition
qu'il peut être arbitraire.

§ 2. Mutabilité.

Le temps, qui assure la continuité de la langue, a un autre
effet, en apparence contradictoire au premier : celui d'altérer
plus ou moins rapidement les signes linguistiques et, en un
certain sens, on peut parler à la fois de l'immutabilité et de
la mutabilité du signe 113.

En dernière analyse, les deux faits sont solidaires : le
108signe est dans le cas de s'altérer parce qu'il se continue. Ce
qui domine dans toute altération, c'est la persistance de la
matière ancienne ; l'infidélité au passé n'est que relative.
Voilà pourquoi le principe d'altération se fonde sur le principe
de continuité.

L'altération dans le temps prend diverses formes, dont
chacune fournirait la matière d'un important chapitre de
linguistique. Sans entrer dans le détail, voici ce qu'il est
important de dégager.

Tout d'abord, ne nous méprenons pas sur le sens attaché
ici au mot altération. Il pourrait faire croire qu'il s'agit spécialement
des changements phonétiques subis par le signifiant,
ou bien des changements de sens qui atteignent le concept
signifié. Cette vue serait insuffisante. Quels que soient
les facteurs d'altérations, qu'il agissent isolément ou combinés,
ils aboutissent toujours à un déplacement du rapport entre
le signifié et le signifiant
.

Voici quelques exemples. Le latin necāre signifiant « tuer »
est devenu en français noyer, avec le sens que l'on connaît.
Image acoustique et concept ont changé tous les deux ; mais
il est inutile de distinguer les deux parties du phénomène ;
il suffit de constater in globo que le lien de l'idée et du signe
s'est relâché et qu'il y a eu un déplacement dans leur rapport.
Si au lieu de comparer le necāre du latin classique avec
notre français noyer, on l'oppose au necare du latin vulgaire
du IVe ou du Ve siècle, signifiant « noyer », le cas est un peu
différent ; mais ici encore, bien qu'il n'y ait pas altération
appréciable du signifiant, il y a déplacement du rapport entre
l'idée et le signe.

L'ancien allemand dritteil, « le tiers », est devenu en
allemand moderne Drittel. Dans ce cas, quoique le concept
soit resté le même, le rapport a été changé de deux façons :
le signifiant a été modifié non seulement dans son aspect
matériel, mais aussi dans sa forme grammaticale ; il n'implique
plus l'idée de Teil ; c'est un mot simple. D'une
109manière ou d'une autre, c'est toujours un déplacement de
rapport.

En anglo-saxon, la forme prélittéraire fōt « le pied » est
restée fōt (angl. mod. foot), tandis que son pluriel *fōti, « les
pieds », est devenu fēt. (angl. mod. feet). Quelles que soient
les altérations qu'il suppose, une chose est certaine : il y a
eu déplacement du rapport ; il a surgi d'autres correspondances
entre la matière phonique et l'idée.

Une langue est radicalement impuissante à se défendre
contre les facteurs qui déplacent d'instant en instant le rapport
du signifié et du signifiant. C'est une des conséquences
de l'arbitraire du signe.

Les autres institutions humaines — les coutumes, les lois,
etc. — sont toutes fondées, à des degrés divers, sur les rapports
naturels des choses ; il y a en elles une convenance
nécessaire entre les moyens employés et les fins poursuivies.
Même la mode qui fixe notre costume n'est pas entièrement
arbitraire : on ne peut s'écarter au-delà d'une certaine mesure
des conditions dictées par le corps humain. La langue, au
contraire, n'est limitée en rien dans le choix de ses moyens,
car on ne voit pas ce qui empêcherait d'associer une idée
quelconque avec une suite quelconque de sons.

Pour bien faire sentir que la langue est une institution
pure, Whitney a fort justement insisté sur le caractère
arbitraire des signes ; et par là, il a placé la linguistique
sur son axe véritable. Mais il n'est pas allé jusqu'au bout et
n'a pas vu que ce caractère arbitraire sépare radicalement la
langue de toutes les autres institutions. On le voit bien par
la manière dont elle évolue ; rien de plus complexe : située
à la fois dans la masse sociale et dans le temps, personne
ne peut rien y changer, et, d'autre part, l'arbitraire de ses
signes entraîne théoriquement la liberté d'établir n'importe
quel rapport entre la matière phonique et les idées. Il en
résulte que ces deux éléments unis dans les signes gardent
chacun leur vie propre dans une proportion inconnue
110ailleurs, et que la langue s'altère, ou plutôt évolue, sous
l'influence de tous les agents qui peuvent atteindre soit les
sons soit les sens. Cette évolution est fatale ; il n'y a pas
d'exemple d'une langue qui y résiste. Au bout d'un certain
temps on peut toujours constater des déplacements sensibles.

Cela est si vrai que ce principe doit se vérifier même à
propos des langues artificielles. Celui qui en crée une la
tient en main tant qu'elle n'est pas en circulation ; mais
dès l'instant qu'elle remplit sa mission et devient la chose
de tout le monde, le contrôle échappe. L'espéranto est un
essai de ce genre ; s'il réussit, échappera-t-il à la loi fatale ?
Passé le premier moment, la langue entrera très probablement
dans sa vie sémiologique ; elle se transmettra par des
lois qui n'ont rien de commun avec celles de la création
réfléchie, et l'on ne pourra plus revenir en arrière. L'homme
qui prétendrait composer une langue immuable, que la
postérité devrait accepter telle quelle, ressemblerait à la
poule qui a couvé un œuf de canard : la langue créée par lui
serait emportée bon gré mal gré par le courant qui entraîne
toutes les langues.

La continuité du signe dans le temps, lié à l'altération
dans le temps, est un principe de la sémiologie générale ; on
en trouverait la confirmation dans les systèmes d'écriture,
le langage des sourds-muets, etc.

Mais sur quoi se fonde la nécessité du changement ? On
nous reprochera peut-être de n'avoir pas été aussi explicite
sur ce point que sur le principe de l'immutabilité : c'est que
nous n'avons pas distingué les différents facteurs d'altération ;
il faudrait les envisager dans leur variété pour savoir
jusqu'à quel point ils sont nécessaires.

Les causes de la continuité sont a priori à la portée de
l'observateur ; il n'en est pas de même des causes d'altération
à travers le temps. Il vaut mieux renoncer provisoirement
à en rendre un compte exact et se borner à parler en
111général du déplacement des rapports ; le temps altère toutes
choses ; il n'y a pas de raison pour que la langue échappe à
cette loi universelle.

Récapitulons les étapes de notre démonstration, en nous
reportant aux principes établis dans l'introduction.

Évitant de stériles définitions de mots, nous avons
d'abord distingué, au sein du phénomène total que représente
le langage, deux facteurs : la langue et la parole. La
langue est pour nous le langage moins la parole. Elle est
l'ensemble des habitudes linguistiques qui permettent à un
sujet de comprendre et de se faire comprendre.

Mais cette définition laisse encore la langue en dehors
de sa réalité sociale ; elle en fait une chose irréelle, puisqu'elle
ne comprend qu'un des aspects de la réalité, l'aspect
individuel ; il faut une masse parlante pour qu'il y ait une
langue. A aucun moment, et contrairement à l'apparence,
celle-ci n'existe en dehors du fait social, parce qu'elle est un
phénomène sémiologique. Sa nature sociale est un de ses
caractères internes ; sa définition complète nous place devant
deux choses inséparables, comme le montre le schéma :

image langue | masse parlante

Mais dans ces conditions, la langue
est viable, non vivante ; nous n'avons
tenu compte que de la réalité sociale,
non du fait historique.

Comme le signe linguistique est
arbitraire, il semble que la langue,
ainsi définie, soit un système libre,
organisable à volonté, dépendant uniquement
d'un principe rationnel. Son
caractère social, considéré en lui-même,
ne s'oppose pas précisément à
ce point de vue. Sans doute la psychologie collective n'opère
pas sur une matière purement logique ; il faudrait tenir compte
de tout ce qui fait fléchir la raison dans les relations pratiques
112d'individu à individu. Et pourtant, ce qui nous empêche de
regarder la langue comme une simple convention, modifiable
au gré des intéressés, ce n'est pas cela ; c'est l'action du temps
qui se combine avec celle de la force sociale ; en dehors de la
durée, la réalité linguistique n'est pas complète et aucune
conclusion n'est possible.

Si l'on prenait la langue dans le temps, sans la masse
parlante — supposons un individu isolé vivant pendant
plusieurs siècles, — on ne constaterait peut-être aucune
altération ; le temps n'agirait pas sur elle. Inversement
si l'on considérait la masse parlante sans le temps, on ne
verrait pas l'effet des forces sociales agissant leur la langue
Pour être dans la réalité il faut
donc ajouter à notre premier
schéma un signe qui indique la
marche du temps :

image temps | langue | masse parlante

Dès lors la langue n'est pas
libre, parce que le temps permettra
aux forces sociales s'exerçant
sur elle de développer leurs
effets, et on arrive au principe
de continuité, qui annule la
liberté. Mais la continuité implique
nécessairement l'altération,
le déplacement plus ou moins considérable des rapports.113

Chapitre III
La linguistique statique
et la linguistique évolutive

§ 1. Dualité interne de toutes les sciences
opérant sur les valeurs.

Bien peu de linguistes se doutent que l'intervention du
facteur temps est propre à créer à la linguistique des difficultés
particulières et qu'elle place leur science devant deux
routes absolument divergentes.

La plupart des autres sciences ignorent cette dualité radicale ;
le temps n'y produit pas d'effets particuliers. L'astronomie,
a constaté que les astres subissent de notables changements ;
elle n'a pas été obligée pour cela de se scinder en
deux disciplines. La géologie raisonne presque constamment
sur des successivités ; mais lorsqu'elle vient à s'occuper des
états fixes de la terre, elle n'en fait pas un objet d'étude radicalement
distinct. Il y a une science descriptive du droit et
une histoire du droit ; personne ne les oppose l'une à l'autre.
L'histoire politique des États se meut entièrement dans le
temps ; cependant si un historien fait le tableau d'une époque,
on n'a pas l'impression de sortir de l'histoire. Inversement,
la science des institutions politiques est essentiellement descriptive,
mais elle peut fort bien, à l'occasion, traiter une
question historique sans que son unité soit troublée.

Au contraire la dualité dont nous parlons s'impose déjà
114impérieusement aux sciences économiques. Ici, à rencontre
de ce qui se passait dans les cas précédents, l'économie politique
et l'histoire économique constituent deux disciplines
nettement séparées au sein d'une même science ; les ouvrages
parus récemment sur ces matières accentuent cette distinction.
En procédant de la sorte on obéit, sans bien s'en rendre
compte, à une nécessité intérieure : or c'est une nécessité
toute semblable qui nous oblige à scinder la linguistique
en deux parties ayant chacune son principe propre. C'est
que là, comme en économie politique, on est en face de la
notion de valeur ; dans les deux sciences, il s'agit d'un système
d'équivalence entre des choses d'ordres différents
 : dans
l'une un travail et un salaire, dans l'autre un signifié et un
signifiant.

Il est certain que toutes les sciences auraient intérêt à
marquer plus scrupuleusement les axes sur lesquels sont
situées les choses dont elles s'occupent ; il faudrait partout
distinguer selon la figure suivante : l'axe des simultanéités
(AB), concernant
les rapports entre choses
coexistantes, d'où toute
intervention du temps est
exclue, et l'axe des successivités
(CD), sur lequel
on ne peut jamais considérer
qu'une chose à la
fois, mais où sont situées
toutes les choses du premier
axe avec leurs changements.

image

Pour les sciences travaillant
sur des valeurs, cette distinction devient une nécessité
pratique, et dans certains cas une nécessité absolue.
Dans ce domaine on peut mettre les savants au défi d'organiser
leurs recherches d'une façon rigoureuse sans tenir compte
115des deux axes, sans distinguer le système des valeurs considérées
en soi, de ces mêmes valeurs considérées en fonction
du temps.

C'est au linguiste que cette distinction s'impose le plus
impérieusement ; car la langue est un système de pures
valeurs que rien ne détermine en dehors de l'état momentané
de ses termes. Tant que par un de ses côtés une valeur
a sa racine dans les choses et leurs rapports naturels (comme
c'est le cas dans la science économique — par exemple
un fonds de terre vaut en proportion de ce qu'il rapporte),
on peut jusqu'à un certain point suivre cette valeur dans le
temps, tout en se souvenant qu'à chaque moment clic
dépend d'un système de valeurs contemporaines. Son lien
avec les choses lui donne malgré tout une base naturelle,
et par là les appréciations qu'on y rattache ne sont jamais
complètement arbitraire ; leur variabilité est limitée. Mais
nous venons de voir qu'en linguistique les données naturelles
n'ont aucune place.

Ajoutons que plus un système de valeurs est complexe
et rigoureusement organisé, plus il est nécessaire, à cause
de sa complexité même, de l'étudier successivement selon
les deux axes. Or aucun système ne porte ce caractère à
l'égal de la langue : nulle part on ne constate une pareille
précision des valeurs en jeu, un si grand nombre et une telle
diversité de termes, dans une dépendance réciproque aussi
stricte. La multiplicité des signes, déjà invoquée pour expliquer
la continuité de la langue, nous interdit absolument
d'étudier simultanément les rapports dans le temps et les
rapports dans le système.

Voilà pourquoi nous distinguons deux linguistiques. Comment
les désignerons-nous ? Les termes qui s'offrent ne sont
pas tous également propres à marquer cette distinction.
Ainsi histoire et « linguistique historique » ne sont pas
utilisables, car ils appellent des idées trop vagues ; comme
l'histoire politique comprend la description des époques aussi
116bien que la narration des événements, on pourrait s'imaginer
qu'en décrivant des états de la langue succesifs on étudie la
langue selon l'axe du temps ; pour cela, il faudrait envisager
séparément les phénomènes qui font passer la langue d'un
état à un autre. Les termes d'évolution et de linguistique évolutive
sont plus précis, et nous les emploierons souvent ; par
opposition on peut parler de la science des états de langue ou
linguistique statique.

Mais pour mieux marquer cette opposition et ce croisement
de deux ordres de phénomènes relatifs au même objet,
nous préférons parler de linguistique synchronique et de linguistique
diachronique. Est synchronique tout ce qui se rapporte
à l'aspect statique de notre science, diachronique tout
ce qui a trait aux évolutions. De même synchronie et diachronie
désigneront respectivement un état de langue et une phase
d'évolution.

§ 2. La dualité interne et l'histoire de la linguistique.

La première chose qui frappe quand on étudie les faits de
langue, c'est que pour le sujet parlant leur succession dans
le temps est inexistante : il est devant un état. Aussi le linguiste
qui veut comprendre cet état doit-il faire table rase
de tout ce qui l'a produit et ignorer la diachronie. Il ne peut
entrer dans la conscience des sujets parlants qu'en supprimant
le passé. L'intervention de l'histoire ne peut que fausser
son jugement. Il serait absurde de dessiner un panorama des
Alpes en le prenant simultanément de plusieurs sommets du
Jura ; un panorama doit être pris d'un seul point. De même
pour la langue : on ne peut ni la décrire ni fixer des normes
pour l'usage qu'en se plaçant dans un certain état. Quand
le linguiste suit l'évolution de la langue, il ressemble à l'observateur
en mouvement qui va d'une extrémité à l'autre du
Jura pour noter les déplacements de la perspective.117

Depuis que la linguistique moderne existe, on peut dire
qu'elle s'est absorbée tout entière dans la diachronie. La
grammaire comparée de l'indo-européen utilise les données
qu'elle a en mains pour reconstruire hypothétiquement un
type de langue antécédent ; la comparaison n'est pour elle
qu'un moyen de reconstituer le passé. La méthode est la
même dans l'étude particulière des sous-groupes (langues
romanes, langues germaniques, etc.) ; les états n'interviennent
que par fragments et d'une façon très imparfaite. Telle
est la tendance inaugurée par Bopp ; aussi sa conception de
la langue est-elle hybride et hésitante.

D'autre part, comment ont procédé ceux qui ont étudié
la langue avant la fondation des études linguistiques, c'est-à-dire
les « grammairiens » inspirés par les méthodes traditionnelles ?
Il est curieux de constater que leur point de
vue, sur la question qui nous occupe, est absolument irréprochable.
Leurs travaux nous montrent clairement qu'ils
veulent décrire des états ; leur programme est strictement
synchronique. Ainsi la grammaire de Port-Royal essaie de
décrire l'état du français sous Louis XIV et d'en déterminer
les valeurs. Elle n'a pas besoin pour cela de la langue
du moyen âge ; elle suit fidèlement l'axe horizontal (voir
p. 115) sans jamais s'en écarter ; cette méthode est donc
juste, ce qui ne veut pas dire que son application soit parfaite.
La grammaire traditionnelle ignore des parties
entières de la langue, telle que la formation des mots ; elle
est normative et croit devoir édicter des règles au lieu de
constater des faits ; les vues d'ensemble lui font défaut ;
souvent même elle ne sait pas distinguer le mot écrit du mot
parlé, etc.

On a reproché à la grammaire classique de n'être pas scientifique ;
pourtant sa base est moins critiquable et son objet
mieux défini que ce n'est le cas pour la linguistique inaugurée
par Bopp. Celle-ci, en se plaçant sur un terrain mal délimité,
ne sait pas exactement vers quel but elle tend. Elle est
118à cheval sur deux domaines, parce qu'elle n'a pas su distinguer
nettement entre les états et les successivités.

Après avoir accordé une trop grande place à l'histoire, la
linguistique retournera au point de vue statique de la grammaire
traditionnelle, mais dans un esprit nouveau et avec
d'autres procédés, et la méthode historique aura contribué
à ce rajeunissement ; c'est elle qui, par contre-coup, fera
mieux comprendre les états de langue. L'ancienne grammaire
ne voyait que le fait synchronique ; la linguistique
nous a révélé un nouvel ordre de phénomènes ; mais cela ne
suffit pas ; il faut faire sentir l'opposition des deux ordres
pour en tirer toutes les conséquences qu'elle comporte.

§ 3. La dualité interne illustrée par des exemples.

L'opposition entre les deux points de vue — synchronique
et diachronique — est absolue et ne souffre pas de compromis.
Quelques faits nous montreront en quoi consiste cette
différence et pourquoi elle est irréductible.

Le latin crispus, « ondulé, crêpé », a fourni au français
un radical crép-, d'où les verbes crépir « recouvrir de mortier »,
et décrépir, « enlever le mortier ». D'autre part, à un
un certain moment, on a emprunté au latin le mot dēcrepitus,
« usé par l'âge », dont on ignore l'étymologie, et on
en a fait décrépit. Or il est certain qu'aujourd'hui la masse
des sujets parlants établit un rapport entre « un mur décrépi »
et « un homme décrépit », bien qu'historiquement ces
deux mots n'aient rien à faire l'un avec l'autre ; on parle
souvent de la façade décrépite d'une maison. Et c'est un fait
statique, puisqu'il s'agit d'un rapport entre deux termes
coexistants dans la langue. Pour qu'il se produise, le concours
de certains phénomènes d'évolution a été nécessaire ;
il a fallu que crisp- arrive à se prononcer crép-, et qu'à un
certain moment on emprunte un mot nouveau au latin : ces
119faits diachroniques — on le voit clairement — n'ont aucun
rapport avec le fait statique qu'ils ont produit ; ils sont
d'ordre différent.

Voici un autre exemple, d'une portée tout à fait générale.
En vieux-haut-allemand le pluriel de gast « l'hôte », fut
d'abord gasti, celui de hant « la main », hanti, etc. etc. Plus
tard cet i- a produit un umlaut, c'est-à-dire a eu pour effet
de changer a en e dans la syllabe précédente : gastigesti
hantihenti. Puis cet -i a perdu son timbre d'où gestigeste,
etc. En conséquence on a aujourd'hui Gast : Gäste, Hand :
Hände
, et toute une classe de mots présente la même différence
entre le singulier et le pluriel. Un fait à peu près
semblable s'est produit en anglo-saxon : on a eu d'abord
fōt « le pied », pluriel *fōti ; tōþ, « la dent », pluriel *tōþi ;
gōs, « l'oie », pluriel *gōsi, etc. ; puis par un premier changement
phonétique, celui de l'umlaut, *fōti est devenu *fēti,
et par un second, la chute de l'i final, *fēti a donné fēt ; dès
lors, fōt a pour pluriel fēt ; tōþ, tēþ ; gōs, gēs (angl. mod. : foot :
feet
, tooth : teeth, goose : geese).

Précédemment, quand on disait gast : gasti, fōt : fōti, le
pluriel était marqué par la simple adjonction d'un i ; Gast :
Gäste
et fōt : fēt montrent un mécanisme nouveau pour
marquer le pluriel. Ce mécanisme n'est pas le même dans
les deux cas : en vieil anglais, il y a seulement opposition
de voyelles ; en allemand, il y a en plus, la présence ou
l'absence de la finale -e ; mais cette différence n'importe
pas ici.

Le rapport entre un singulier et son pluriel, quelles qu'en
soient les formes, peut s'exprimer à chaque moment par un
axe horizontal, soit :

image époque

Les faits, quels qu'ils soient, qui ont provoqué le passage
120d'une forme à l'autre, seront au contraire situés sur un axe
vertical, ce qui donne la figure totale :

image époque

Notre exemple-type suggère bon nombre de réflexions qui
rentrent directement dans notre sujet :

Ces faits diachroniques n'ont nullement pour but de marquer
une valeur par un autre signe : le fait que gasti a donné
gesti, geste (Gäste) n'a rien à voir avec le pluriel des substantifs ;
dans tragitträgt, le même umlaut intéresse la flexion
verbale, et ainsi de suite. Donc un fait diachronique est un
événement qui a sa raison d'être en lui-même ; les conséquences
synchroniques particulières qui peuvent en découler
lui sont complètement étrangères.

Ces faits diachroniques ne tendent pas même à changer
le système. On n'a pas voulu passer d'un système de rapports
à un autre ; la modification ne porte pas sur l'agencement
mais sur les éléments agencés.

Nous retrouvons ici un principe déjà énoncé : jamais le
système n'est modifié directement ; en lui-même il est
immuable ; seuls certains éléments sont altérés sans égard
à la solidarité qui les lie au tout. C'est comme si une des
planètes qui gravitent autour du soleil changeait de dimensions
et de poids : ce fait isolé entraînerait des conséquences
générales et déplacerait l'équilibre du système solaire tout
entier. Pour exprimer le pluriel, il faut l'opposition de deux
termes : ou fōt : *fōti, ou fōt : fēt ; ce sont deux procédés également
possibles, mais on a passé de l'un à l'autre pour ainsi
dire sans y toucher ; ce n'est pas l'ensemble qui a été déplacé
ni un système qui en a engendré un autre, mais un élément
du premier a été changé, et cela a suffi pour faire naître un
autre système.

Cette observation nous fait mieux comprendre le
caractère toujours fortuit d'un état. Par opposition à l'idée
121fausse que nous nous en faisons volontiers, la langue n'est
pas un mécanisme créé et agencé en vue des concepts à
exprimer. Nous voyons au contraire que l'état issu du changement
n'était pas destiné à marquer les significations dont
il s'imprègne. Un état fortuit est donné : fōt : fēt, et l'on s'en
empare pour lui faire porter la distinction du singulier et du
pluriel ; fōt : fēt n'est pas mieux fait pour cela que fōt : *fōti
Dans chaque état l'esprit s'insuffle dans une matière donnée
et la vivifie. Cette vue, qui nous est inspirée par la linguistique
historique, est inconnue à la grammaire traditionnelle,
qui n'aurait jamais pu l'acquérir par ses propres méthodes.
La plupart des philosophes de la langue l'ignorent également :
et cependant rien de plus important au point de vue
philosophique.

Les faits appartenant à la série diachronique sont-ils
au moins du même ordre que ceux de la série synchronique ?
En aucune façon, car nous avons établi que les changements
se produisent en dehors de toute intention. Au
contraire le fait de synchronie est toujours significatif ; il
fait toujours appel à deux termes simultanés ; ce n'est pas
Gäste qui exprime le pluriel, mais l'opposition Gast : Gäste.
Dans le fait diachronique, c'est juste l'inverse : il n'intéresse
qu'un seul terme, et pour qu'une forme nouvelle
(Gäste) apparaisse, il faut que l'ancienne (gasti) lui cède la
place.

Vouloir réunir dans la même discipline des faits aussi
disparates serait donc une entreprise chimérique. Dans la
perspective diachronique on a affaire à des phénomènes
qui n'ont aucun rapport avec les systèmes, bien qu'ils les
conditionnent.

Voici d'autres exemples qui confirmeront et compléteront
les conclusions tirées des premiers.

En français, l'accent est toujours sur la dernière syllabe,
à moins que celle-ci n'ait un e muet (ə). C'est un fait synchronique,
un rapport entre l'ensemble des mots français
122et l'accent. D'où dérive-t-il ? D'un état antérieur. Le latin
avait un système accentuel différent et plus compliqué :
l'accent était sur la syllabe pénultième quand celle-ci était
longue ; si elle était brève, il était reporté sur l'antépénultième
(cf. amī́cus, ánĭma). Cette loi évoque des rapports
qui n'ont pas la moindre analogie avec la loi française. Sans
doute, c'est le même accent en ce sens qu'il est resté aux
mêmes places ; dans le mot français il frappe toujours la
syllabe qui le portait en latin : amī́cumami, ánĭmam
âme. Cependant les deux formules sont différentes dans les
deux moments, parce que la forme des mots a changé. Nous
savons que tout ce qui était après l'accent ou bien a disparu,
ou bien s'est réduit à e muet. A la suite de cette altération
du mot, la position de l'accent n'a plus été la même
vis-à-vis de l'ensemble ; dès lors les sujets parlants, conscients
de ce nouveau rapport, ont mis instinctivement
l'accent sur la dernière syllabe, même dans les mots d'emprunt
transmis par l'écriture (facile, consul, ticket, burgrave,
etc.). Il est évident qu'on n'a pas voulu changer de système,
appliquer une nouvelle formule, puisque dans un mot comme
amī́cumami, l'accent est toujours resté sur la même syllabe ;
mais il s'est interposé un fait diachronique : la place
de l'accent s'est trouvée changée sans qu'on y ait touché.
Une loi d'accent, comme tout ce qui tient au système linguistique,
est une disposition de termes, un résultat fortuit
et involontaire de l'évolution.

Voici un cas encore plus frappant. En paléoslave slovo,
« mot », fait à l'instrum. sg. slovemъ au nom. pl. slova, au
gén. pl. slovъ, etc. ; dans cette déclinaison chaque cas a sa
désinence. Mais aujourd'hui les voyelles « faibles » ь et ъ,
représentants slaves de ĭ et ŭ indo-européen, ont disparu ;
d'où en tchèque, par exemple, slovo, slovem, slova, slov ;
de même žena, « femme », accus, sg. ženu, nom. pl. ženy,
gén. pl. žen. Ici le génitif (slov, žen) a pour exposant zéro.
On voit donc qu'un signe matériel n'est pas nécessaire pour
123exprimer une idée ; la langue peut se contenter de. l'opposition
de quelque chose avec rien ; ici, par exemple, on reconnaît
le gén. pl. žen simplement à ce qu'il n'est ni žena ni ženu,
ni aucune des autres formes. Il semble étrange à première
vue qu'une idée aussi particulière que celle du génitif pluriel
ait pris le signe zéro ; mais c'est justement la preuve que
tout vient d'un pur accident. La langue est un mécanisme
qui continue à fonctionner malgré les détériorations qu'on
lui fait subir.

Tout ceci confirme les principes déjà formulés et que nous
résumons comme suit :

La langue est un système dont toutes les parties peuvent
et doivent être considérées dans leur solidarité synchronique.

Les altérations ne se faisant jamais sur le bloc du système,
mais sur l'un ou l'autre de ses éléments, ne peuvent être étudiées
qu'en dehors de celui-ci. Sans doute chaque altération
a son contre-coup sur le système ; mais le fait initial a porté
sur un point seulement ; il n'a aucune relation interne avec
les conséquences qui peuvent en découler pour l'ensemble.
Cette différence de nature entre termes successifs et termes
coexistants, entre faits partiels et faits touchant le système,
interdit de faire des uns et des autres la matière d'une seule
science.

§ 4. La différence des deux ordres illustrée par des
comparaisons.

Pour montrer à la fois l'autonomie et l'interdépendance
du synchronique et du diachronique, on peut comparer le
premier à la projection d'un corps sur un plan. En effet
toute projection dépend directement du corps projeté, et
pourtant elle en diffère, c'est une chose à part. Sans cela
il n'y aurait pas toute une science des projections ; il suffirait
de considérer les corps eux-mêmes. En linguistique,
124même relation entre la réalité historique et un état de
langue, qui en est comme la projection à un moment donné.
Ce n'est pas en étudiant les corps, c'est-à-dire les événements
diachroniques qu'on connaîtra les états synchroniques,
pas plus qu'on n'a une notion des projections géométriques
pour avoir étudié, même de très près, les diverses
espèces de corps.

De même encore
si l'on coupe transversalement
la tige
d'un végétal, on remarque
sur la surface
de section un
dessin plus ou moins
compliqué ; ce n'est
pas autre chose
qu'une perspective

image

des fibres longitudinales, et l'on apercevra celles-ci en pratiquant
une section perpendiculaire à la première. Ici encore
une des perspectives dépend de l'autre : la section longitudinale
nous montre les fibres elles-mêmes qui constituent
la plante, et la section transversale leur groupement sur un
plan particulier ; mais la seconde est distincte de la première
car elle fait constater entre les fibres certains rapports qu'on
ne pourrait jamais saisir sur un plan longitudinal.

Mais de toutes les comparaisons qu'on pourrait imaginer,
la plus démonstrative est celle qu'on établirait entre le jeu
de la langue et une partie d'échecs. De part et d'autre, on
est en présence d'un système de valeurs et on assiste à leurs
modifications. Une partie d'échecs est comme une réalisation
artificielle de ce que la langue nous présente sous une
forme naturelle.

Voyons la chose de plus près.

D'abord un état du jeu correspond bien à un état de
la langue. La valeur respective des pièces dépend de leur
125position sur l'échiquier, de même que dans la langue chaque
terme a sa valeur par son opposition avec tous les autres
termes.

En second lieu, le système n'est jamais que momentané ;
il varie d'une position à l'autre. Il est vrai que les valeurs
dépendent aussi et surtout d'une convention immuable, la
règle du jeu, qui existe avant le début de la partie et persiste
après chaque coup. Cette règle admise une fois pour
toutes existe aussi en matière de langue ; ce sont les principes
constants de la sémiologie.

Enfin, pour passer d'un équilibre à l'autre, ou — selon
notre terminologie — d'une synchronie à l'autre, le déplacement
d'un pièce suffit ; il n'y a pas de remue-ménage général.
Nous avons là le pendant du fait diachronique avec toutes
ses particularités. En effet :

a) Chaque coup d'échecs ne met en mouvement qu'une
seule pièce ; de même dans la langue les changements ne
portent que sur des éléments isolés.

b) Malgré cela le coup a un retentissement sur tout le
système ; il est impossible au joueur de prévoir exactement
les limites de cet effet. Les changements de valeurs qui en
résulteront seront, selon l'occurence, ou nuls, ou très
graves, ou d'importance moyenne. Tel coup peut révolutionner
l'ensemble de la partie et avoir des conséquences
même pour les pièces momentanément hors de cause.
Nous venons de voir qu'il en est exactement de même pour
la langue.

c) Le déplacement d'une pièce est un fait absolument distinct
de l'équilibre précédent et de l'équilibre subséquent.
Le changement opéré n'appartient à aucun de ces deux états :
or les états sont seuls importants.

Dans une partie d'échecs, n'importe quelle position donnée
a pour caractère singulier d'être affranchie de ses antécédents ;
il est totalement indifférent qu'on y soit arrivé
par une voie ou par une autre ; celui qui a suivi toute la
126partie n'a pas le plus léger avantage sur le curieux qui vient
inspecter l'état du jeu au moment critique ; pour décrire
cette position, il est parfaitement inutile de rappeler ce
qui vient de se passer dix secondes auparavant. Tout
ceci s'applique également à la langue et consacre la distinction
radicale du diachronique et du synchronique. La parole
n'opère jamais que sur un état de langue, et les changements
qui interviennent entre les états n'y ont eux-mêmes
aucune place.

Il n'y a qu'un point où la comparaison soit en défaut ; le
joueur d'échecs a l'intention d'opérer le déplacement et
d'exercer une action sur le système ; tandis que la langue
ne prémédite rien ; c'est spontanément et fortuitement que
ses pièces à elle se déplacent — ou plutôt se modifient ;
l'umlaut de Hände pour hanti, de Gäste pour gasti (voir
p. 120), a produit une nouvelle formation de pluriel, mais
a fait surgir aussi une forme verbale comme trägt pour
tragit, etc. Pour que la partie d'échecs ressemblât en tout
point au jeu de la langue, il faudrait supposer un joueur
inconscient ou inintelligent. D'ailleurs cette unique différence
rend la comparaison encore plus instructive, en montrant
l'absolue nécessité de distinguer en linguistique les
deux ordres de phénomènes. Car, si des faits diachroniques
sont irréductibles au système synchronique qu'ils conditionnent,
lorsque la volonté préside à un changement de ce
genre, à plus forte raison le seront-ils lorsqu'ils mettent une
force aveugle aux prises avec l'organisation d'un système
de signes.

§ 5. Les deux linguistiques opposées dans leurs
méthodes et leurs principes.

L'opposition entre le diachronique et le synchronique
éclate sur tous les points.

Par exemple — et pour commencer par le fait le plus
127apparent — ils n'ont pas une égale importance. Sur ce point,
il est évident que l'aspect synchronique prime l'autre, puisque
pour la masse parlante il est la vraie et la seule réalité
(voir p. 117). Il en est de même pour le linguiste : s'il se
place dans la perspective diachronique, ce n'est plus la langue
qu'il aperçoit, mais une série d'événements qui la modifient.
On affirme souvent que rien n'est plus important que
de connaître la genèse d'un état donné ; c'est vrai dans
un certain sens : les conditions qui ont formé cet état nous
éclairent sur sa véritable nature et nous gardent de certaines
illusions (voir p. 121 sv.) ; mais cela prouve justement que
la diachronie n'a pas sa fin en elle-même. On peut dire d'elle
ce qu'on a dit du journalisme : elle mène à tout à condition
qu'on en sorte.

Les méthodes de chaque ordre diffèrent aussi, et de deux
manières :

a) La synchronie ne connaît qu'une perspective, celle
des sujets parlants, et toute sa méthode consiste à recueillir
leur témoignage ; pour savoir dans quelle mesure une chose
est une réalité, il faudra et il suffira de rechercher dans
quelle mesure elle existe pour la conscience des sujets. La
linguistique diachronique, au contraire, doit distinguer deux
perspectives, l'une, prospective, qui suit le cours du temps
l'autre rétrospective, qui le remonte : d'où un dédoublement
de la méthode dont il sera question dans la cinquième
partie.

b) Une seconde différence découle des limites du champ
qu'embrasse chacune des deux disciplines. L'étude synchronique
n'a pas pour objet tout ce qui est simultané, mais seulement
l'ensemble des faits correspondant à chaque langue ;
dans la mesure où cela sera nécessaire, la séparation ira
jusqu'aux dialectes et aux sous-dialectes. Au fond le
terme de synchronique n'est pas assez précis ; il devrait
être remplacé par celui, un peu long il est vrai, de idiosynchronique.
Au contraire la linguistique diachronique non
128seulement ne nécessite pas, mais repousse une semblable spécialisation ;
les termes qu'elle considère n'appartiennent pas
forcément à une même langue (comparez l'indo-européen *esti,
le grec ésti l'allemand ist, le français est). C'est justement la
succession des faits diachroniques et leur multiplication spatiale
qui crée la diversité des idiomes. Pour justifier un rapprochement
entre deux formes, il suffit qu'elles aient entre elles
un lien historique, si indirect soit-il.

Ces oppositions ne sont pas les plus frappantes, ni les
plus profondes : l'antinomie radicale entre le fait évolutif
et le fait statique a pour conséquence que toutes les notions
relatives à l'un ou à l'autre sont dans la même mesure
irréductibles entre elles. N'importe laquelle de ces notions
peut servir à démontrer cette vérité. C'est ainsi que le
« phénomène » synchronique n'a rien de commun avec le
diachronique (voir p. 122) ; l'un est un rapport entre éléments
simultanés, l'autre la substitution d'un élément à un
autre dans le temps, un événement. Nous verrons aussi
p. 150 que les identités diachroniques et synchroniques sont
deux choses très différentes : historiquement la négation
pas est identique au substantif pas, tandis que, pris dans la
langue d'aujourd'hui, ces deux éléments sont parfaitement
distincts. Ces constatations suffiraient pour nous faire
comprendre la nécessité de ne pas confondre les deux
points de vue ; mais nulle part elle ne se manifeste plus
évidemment que dans la distinction que nous allons faire
maintenant.

§ 6. Loi synchronique et loi diachronique.

On parle couramment de lois en linguistique ; mais les
faits de la langue sont-ils réellement régis par des lois
et de quelle nature peuvent-ils être ? La langue étant une
institution sociale, on peut penser a priori qu'elle est
129réglée par des prescriptions analogues à celles qui régissent les
collectivités. Or toute loi sociale a deux caractères fondamentaux :
elle est impérative et elle est générale ; elle s'impose, et
elle s'étend à tous les cas, dans certaines limites de temps et de
lieu, bien entendu.

Les lois de la langue répondent-elles à cette définition ?
Pour le savoir, la première chose à faire, d'après ce qui vient
d'être dit, c'est de séparer une fois de plus les sphères du synchronique
et du diachronique. Il y a là deux problèmes qu'on
ne doit pas confondre : parler de loi linguistique en général,
c'est vouloir étreindre un fantôme.

Voici quelques exemples empruntés au grec, et où les « lois »
des deux ordres sont confondues à dessein :

1. Les sonores aspirées de l'indo-européen sont devenues
des sourdes aspirées : *dhūmosthūmos « souffle de vie »,
*bherōphérō « je porte », etc.

2. L'accent ne remonte jamais au delà de l'antépénultième.

3. Tous les mots se terminent par une voyelle ou par s, n, r,
à l'exclusion de toute autre consonne.

4. s initial devant une voyelle est devenu h (esprit rude) :
*septm (latin septem) → heptá.

5. m final a été changé en n : *jugomzugón (cf. latin
jugum 114).

6. Les occlusives finales sont tombées : *gunaikgúnai,
*epheretéphere, *epherontépheron.

La première de ces lois est diachronique : ce qui était dh
est devenu th, etc. La seconde exprime un rapport entre
l'unité du mot et l'accent, une sorte de contrat entre deux
130termes coexistants : c'est une loi synchronique. Il en est de
même de la troisième, puisqu'elle concerne l'unité du mot
et sa fin. Les lois 4, 5 et 6 sont diachroniques : ce qui était s
est devenu h ; — n a remplacé m ; — t, k, etc., ont disparu
sans laisser de trace.

Il faut remarquer en outre que 3 est le résultat de 5 et 6 ;
deux faits diachroniques ont créé un fait synchronique.

Une fois ces deux catégories de lois séparées, on verra
que 2 et 3 ne sont pas de même nature que 1, 4, 5, 6.

La loi synchronique est générale, mais elle n'est pas impérative.
Sans doute elle s'impose aux individus par la
contrainte de l'usage collectif (v. p. 107), mais nous
n'envisageons pas ici une obligation relative aux sujets
parlants. Nous voulons dire que dans la langue aucune
force ne garantit le maintien de la régularité quand elle
règne sur quelque point. Simple expression d'un ordre
existant, la loi synchronique constate un état de choses ;
elle est de même nature que celle qui constaterait que les
arbres d'un verger sont disposés en quinconce. Et l'ordre
qu'elle définit est précaire, précisément parce qu'il n'est
pas impératif. Ainsi rien n'est plus régulier que la loi synchronique
qui régit l'accent latin (loi exactement comparable
à 2) ; pourtant ce régime accentuel n'a pas résisté
aux facteurs d'altération, et il a cédé devant une loi nouvelle,
celle du français (voir plus haut p. 122 sv.). En
résumé, si l'on parle de loi en synchronie, c'est dans le
sens d'arrangement, de principe de régularité.

La diachronie suppose au contraire un facteur dynamique
par lequel un effet est produit, une chose exécutée. Mais ce
caractère impératif ne suffit pas pour qu'on applique la
notion de loi aux faits évolutifs ; on ne parle de loi que
lorsqu'un ensemble de faits obéissent à la même règle, et
malgré certaines apparences contraires, les événements diachroniques
ont toujours un caractère accidentel et particulier.131

Pour les faits sémantiques, on s'en rend compte immédiatement ;
si le français poutre « jument » a pris le sens de « pièce
de bois, solive », cela est dû à des causes particulières et ne
dépend pas des autres changements qui ont pu se produire
dans le même temps ; ce n'est qu'un accident parmi tous ceux
qu'enregistre l'histoire d'une langue.

Pour les transformations syntaxiques et morphologiques,
la chose n'est pas aussi claire au premier abord. A une certaine
époque presque toutes les formes de l'ancien cas sujet
ont disparu en français ; n'y a-t-il pas là un ensemble de
faits obéissant à la même loi ? Non, car tous ne sont que les
manifestations multiples d'un seul et même fait isolé. C'est
la notion particulière de cas sujet qui a été atteinte et sa disparition
a entraîné naturellement celle de toute une série de
formes. Pour quiconque ne voit que les dehors de la langue,
le phénomène unique est noyé dans la multitude de ses manifestations ;
mais lui-même est un dans sa nature profonde,
et il constitue un événement historique aussi isolé dans son
ordre que le changement sémantique subi par poutre ; il ne
prend l'apparence d'une loi que parce qu'il se réalise dans
un système : c'est l'agencement rigoureux de ce dernier qui
crée l'illusion que le fait diachronique obéit aux mêmes conditions
que le synchronique.

Pour les changements phonétiques enfin, il en est exactement
de même ; et pourtant on parle couramment de lois
phonétiques. On constate en effet qu'à un moment donné,
dans une région donnée, tous les mots présentant une même
particularité phonique sont atteints du même changement ;
ainsi la loi 1 de la page 130 (*dhūmos → grec thūmôs)
frappe tous les mot grecs qui renfermaient une sonore
aspirée (cf. *nebhosnéphos, *medhuméthu, *anghōánkhō,
etc.) ; la règle 4 (*septmheptá) s'applique à
serpōhérpo, *sūshûs, et à tous les mots commençant
par s. Cette régularité, qu'on a quelquefois contestée, nous
paraît très bien établie ; les exceptions apparentes n'atténuent
132pas la fatalité des changements de cette nature, car
elles s'expliquent soit par des lois phonétiques plus spéciales
(voir l'exemple de tríkhes : thriksí p. 138) soit par l'intervention
de faits d'un autre ordre (analogie, etc.). Rien ne
semble donc mieux répondre à la définition donnée plus
haut du mot loi. Et pourtant, quel que soit le nombre des
cas où une loi phonétique se vérifie, tous les faits qu'elle
embrasse ne sont que les manifestations d'un seul fait particulier.

La vraie question est de savoir si les changements phonétiques
atteignent les mots ou seulement les sons ; la réponse
n'est pas douteuse : dans néphos, méthu, ánkhō, etc., c'est un
certain phonème, une sonore aspirée indo-européenne qui
se change en sourde aspirée, c'est l's initial du grec primitif
qui se change en h, etc., et chacun de ces faits est isolé,
indépendant des autres événements du même ordre, indépendant
aussi des mots où il se produit 115. Tous ces mots se
trouvent naturellement modifiés dans leur matière phonique,
mais cela ne doit pas nous tromper sur la véritable nature
du phonème.

Sur quoi nous fondons-nous pour affirmer que les mots
eux-mêmes ne sont pas directement en cause dans les transformations
phonétiques ? Sur cette constatation bien simple
que de telles transformations leur sont au fond étrangères
et ne peuvent les atteindre dans leur essence. L'unité du
mot n'est pas constituée uniquement par l'ensemble de ses
phonèmes ; elle tient à d'autres caractères que sa qualité
133matérielle. Supposons qu'une corde de piano soit faussée :
toutes les fois qu'on la touchera en exécutant un air, il y aura
une fausse note ; mais où ? Dans la mélodie ? Assurément
non ; ce n'est pas elle qui a été atteinte ; le piano seul a été
endommagé. Il en est exactement de même en phonétique.
Le système de nos phonèmes est l'instrument dont nous
jouons pour articuler les mots de la langue ; qu'un de ces éléments
se modifie, les conséquences pourront être diverses,
mais le fait en lui-même n'intéresse pas les mots, qui sont,
pour ainsi dire, les mélodies de notre répertoire.

Ainsi les faits diachroniques sont particuliers ; le déplacement
d'un système se fait sous l'action d'événements qui
non seulement lui sont étrangers (voir p. 121), mais qui sont
isolés et ne forment pas système entre eux.

Résumons : les faits synchroniques, quels qu'ils soient,
présentent une certaine régularité, mais ils n'ont aucun caractère
impératif ; les faits diachroniques, au contraire, s'imposent
à la langue, mais ils n'ont rien de général.

En un mot, et c'est là que nous voulions en venir, ni les
uns ni les autres ne sont régis par des lois dans le sens défini
plus haut, et si l'on veut malgré tout parler de lois linguistiques,
ce terme recouvrira des significations entièrement
différentes selon qu'il sera appliqué aux choses de l'un ou de
l'autre ordre.

§ 7. Y a-t-il un point de vue panchronique ?

Jusqu'ici nous avons pris le terme de loi dans le sens juridique.
Mais y aurait-il peut-être dans la langue des lois dans
le sens où l'entendent les sciences physiques et naturelles,
c'est-à-dire des rapports qui se vérifient partout et toujours ?
En un mot, la langue ne peut-elle pas être étudiée an point
de vue panchronique ?

Sans doute. Ainsi puisqu'il se produit et se produira toujours
des changements phonétiques, on peut considérer ce
134phénomène en général comme un des aspects constants du
langage ; c'est donc une de ses lois. En linguistique comme
dans le jeu d'échecs (voir p. 125 sv.), il y a des règles qui survivent
à tous les événements. Mais ce sont là des principes
généraux existants indépendamment des faits concrets ; dès
qu'on parle de faits particuliers et tangibles, il n'y a pas de
point de vue panchronique. Ainsi chaque changement phonétique,
quelle que soit d'ailleurs son extension, est limité
à un temps et un territoire déterminés ; aucun ne se produit
dans tous les temps et dans tous les lieux ; il n'existe que
diachroniquement. C'est justement un critère auquel on
peut reconnaître ce qui est de la langue et ce qui n'en est
pas. Un fait concret susceptible d'une explication panchronique
ne saurait lui appartenir. Soit le mot chose : au point
de vue diachronique, il s'oppose au latin causa dont il dérive ;
au point de vue synchronique, à tous les termes qui peuvent
lui être associés en français moderne. Seuls les sons du mot
pris en eux-mêmes (šọz) donnent lieu à l'observation panchronique ;
mais ils n'ont pas de valeur linguistique ; et même
au point de vue panchronique šọz, pris dans une chaîne
comme un soz admirablə « une chose admirable », n'est pas
une unité, c'est une masse informe, qui n'est délimitée par
rien ; en effet, pourquoi šọz plutôt que ọza ou nšọ ? Ce n'est
pas une valeur, parce que cela n'a pas de sens. Le point de
vue panchronique n'atteint jamais les faits particuliers de
la langue.

§ 8. Conséquences de la confusion du synchronique
et du diachronique.

Deux cas peuvent se présenter :

a) La vérité synchronique paraît être la négation de la
vérité diachronique, et à voir les choses superficiellement,
on s'imagine qu'il faut choisir ; en fait ce n'est pas nécessaire ;
l'une des vérités n'exclut pas l'autre. Si dépit a signifié
135en français « mépris », cela ne l'empêche pas d'avoir
actuellement un sens tout différent ; étymologie et valeur
synchronique sont deux choses distinctes. De même encore,
la grammaire traditionnelle du français moderne enseigne
que, dans certains cas, le participe présent est variable et
s'accorde comme un adjectif (cf. « une eau courante »), et
que dans d'autres il est invariable (cf. « une personne courant
dans la rue »). Mais la grammaire historique nous montre
qu'il ne s'agit pas d'une seule et même forme : la première
est la continuation du participe latin (currentem) qui est
variable, tandis que l'autre vient du gérondif ablatif invariable
(currendō) 116. La vérité synchronique contredit-elle à la
vérité diachronique, et faut-il condamner la grammaire traditionnelle
au nom de la grammaire historique ? Non, car
ce serait ne voir que la moitié de la réalité ; il ne faut pas
croire que le fait historique importe seul et suffit à constituer
une langue. Sans doute, au point de vue des origines, il y a
deux choses dans le participe courant ; mais la conscience
linguistique les rapproche et n'en reconnaît plus qu'une :
cette vérité est aussi absolue et incontestable que l'autre.

b) La vérité synchronique concorde tellement avec la
vérité diachronique qu'on les confond, ou bien l'on juge
superflu de les dédoubler. Ainsi on croit expliquer le sens
actuel du mot père en disant que pater avait la même signification.
Autre exemple : a bref latin en syllabe ouverte
non initiale s'est changé en i : à côté de faciō on a conficiō,
a côté de amīcus, inimīcus, etc. On formule souvent la loi
en disant que le a de faciō devient i dans conficiō, parce
qu'il n'est plus dans la première syllabe. Ce n'est pas exact :
jamais le a de faciō n'est « devenu » i dans conficiō.
Pour rétablir la vérité, il faut distinguer deux époques et quatre
136termes : on a dit d'abord faciōconfaciō ; puis confaciō
s'étant transformé en conficiō, tandis que faciō subsistait sans
changement, on a prononcé faciōconficiō. Soit :

image faciō | confaciō | conficiō | époque

Si un « changement » s'est produit, c'est entre confaciō et
conficiō ; or la règle, mal formulée, ne mentionnait même
pas le premier I Puis à côté de ce changement, naturellement
diachronique, il y a un second fait, absolument distinct
du premier et qui concerne l'opposition purement
synchronique entre faciō et conficiō. On est tenté de dire
que ce n'est pas un fait, mais un résultat. Cependant, c'est
bien un fait dans son ordre, et même tous les phénomènes
synchroniques sont de cette nature. Ce qui empêche de
reconnaître la véritable valeur de l'opposition faciōconficiō,
c'est qu'elle n'est pas très significative. Mais que l'on
considère les couples GastGäste, gebegibt, on verra
que ces oppositions sont, elles aussi, des résultats fortuits
de l'évolution phonétique, mais n'en constituent pas moins,
dans l'ordre synchronique, des phénomènes grammaticaux
essentiels. Comme ces deux ordres de phénomènes se trouvent
par ailleurs étroitement liés entre eux, l'un conditionnant
l'autre, on finit par croire qu'il ne vaut pas la peine de
les distinguer ; en fait la linguistique les a confondus pendant
des dizaines d'années sans s'apercevoir que sa méthode
ne valait rien.

Cette erreur éclate cependant avec évidence dans certains
cas. Ainsi pour expliquer le grec phuktós, on pourrait
penser qu'il suffit de dire : en grec g ou kh se changent en
k devant consonnes sourdes, en exprimant la chose par des
correspondances synchroniques, telles que phugeîn : phuktós.
lékhos : léktron, etc. Mais on se heurte à des cas comme
tríkhes : thriksí, où l'on constate une complication : le
137« passage » de t à th. Les formes de ce mot ne peuvent
s'expliquer qu'historiquement, par la chronologie relative.
Le thème primitif *thrikh, suivi de la désinence -si, a donné
thriksí, phénomène très ancien, identique à celui qui a produit
léktron, de la racine lekh-. Plus tard, toute aspirée suivie
d'une autre aspirée dans le même, mot a passé à la sourde,
et *tríkhes est devenu tríkhes : thriksí échappait naturellement
à cette loi.

§ 9. Conclusions.

Ainsi la linguistique se trouve ici devant sa seconde bifurcation.
Il a fallu d'abord choisir entre la langue et la parole
(voir p. 36) ; nous voici maintenant à la croisée des routes
qui conduisent l'une, à la diachronie, l'autre à la synchronie.
Une fois en possession de ce double principe de classification,
on peut ajouter que tout ce qui est diachronique dans
la langue ne l'est que par la parole
. C'est dans la parole
que se trouve le germe de tous les changements : chacun
d'eux est lancé d'abord par un certain nombre d'individus
avant d'entrer dans l'usage. L'allemand moderne dit : ich
war
, wir waren, tandis que l'ancien allemand, jusqu'au
XVIe siècle, conjuguait : ich was, wir waren (l'anglais dit
encore : I was, we were). Comment s'est effectuée cette substitution
de war à was ? Quelques personnes, influencées
par waren, ont créé war par analogie ; c'était un fait de
parole ; cette forme, souvent répétée, et acceptée par la
communauté, est devenue un fait de langue. Mais toutes les
innovations de la parole n'ont pas le même succès, et tant
qu'elles demeurent individuelles, il n'y a pas à en tenir
compte, puisque nous étudions la langue ; elles ne rentrent
dans notre champ d'observation qu'au moment où la collectivité
les a accueillies.

Un fait d'évolution est toujours précédé d'un fait, ou plutôt
138d'une multitude de faits similaires dans la sphère de la
parole ; cela n'infirme en rien la distinction établie ci-dessus,
elle s'en trouve même confirmée, puisque dans l'histoire
de toute innovation on rencontre toujours deux moments
distincts : celui ou elle surgit chez les individus ; celui
où elle est devenue un fait de langue, identique extérieurement,
mais adopté par la collectivité.

Le tableau suivant indique la forme rationnelle que doit
prendre l'étude linguistique :

image langage | langue | synchronie | diachronie | parole

Il faut reconnaître que la forme théorique et idéale d'une
science n'est pas toujours celle que lui imposent les exigences
de la pratique. En linguistique ces exigences-là sont
plus impérieuses que partout ailleurs ; elles excusent en
quelque mesure la confusion qui règne actuellement dans
ces recherches. Même si les distinctions établies ici étaient
admises une fois pour toutes, on ne pourrait peut-être pas
imposer, au nom de cet idéal, une orientation précise aux
investigations.

Ainsi dans l'étude synchronique de l'ancien français le
linguiste opère avec des faits et des principes qui n'ont rien
de commun avec ceux que lui ferait découvrir l'histoire de
cette même langue, du XIIIe au XXe siècle ; en revanche ils
sont comparables à ceux que révélerait la description d'une
langue bantoue actuelle, du grec attique en 100 avant Jésus-Christ
ou enfin du français d'aujourd'hui. C'est que ces divers
exposés reposent sur des rapports similaires ; si chaque idiome
forme un système fermé, tous supposent certains principes
constants, qu'on retrouve en passant de l'un à l'autre, parce
qu'on reste dans le même ordre. Il n'en est pas autrement
de l'étude historique : que l'on parcoure une période déterminée
139du français (par exemple du XIIIe au XXe siècle), ou
une période du javanais, ou de n'importe quelle langue, partout
on opère sur des faits similaires qu'il suffirait de rapprocher
pour établir les vérités générales de l'ordre diachronique.
L'idéal serait que chaque savant se consacre à l'une
ou l'autre de ces recherches et embrasse le plus de faits possible
dans cet ordre ; mais il est bien difficile de posséder
scientifiquement des langues aussi différentes. D'autre part
chaque langue forme pratiquement une unité d'étude, et l'on
est amené par la force des choses à la considérer tour à tour
statiquement et historiquement. Malgré tout il ne faut jamais
oublier qu'en théorie cette unité est superficielle, tandis que
la disparité des idiomes cache une unité profonde. Que dans
l'étude d'une langue l'observation se porte d'un côté ou de
l'autre, il faut à tout prix situer chaque fait dans sa sphère
et ne pas confondre les méthodes.

Les deux parties de la linguistique, ainsi délimitées, feront
successivement l'objet de notre étude.

La linguistique synchronique s'occupera des rapports logiques
et psychologiques reliant des termes coexistants et formant
système, tels qu'ils sont aperçus par la même conscience
collective.

La linguistique diachronique étudiera au contraire les rapports
reliant des termes successifs non aperçus par une même
conscience collective, et qui se substituent les uns aux autres
sans former système entre eux.140

Deuxième partie
Linguistique synchronique

Chapitre premier
Généralités

L'objet de la linguistique synchronique générale est d'établir
les principes fondamentaux de tout système idiosynchronique,
les facteurs constitutifs de tout état de langue. Bien
des choses déjà exposées dans ce qui précède appartiennent
plutôt à la synchronie ; ainsi les propriétés générales du signe
peuvent être considérées comme partie intégrante de cette
dernière, bien qu'elles nous aient servi à prouver la nécessité
de distinguer les deux linguistiques.

C'est à la synchronie qu'appartient tout ce qu'on appelle
la « grammaire générale » ; car c'est seulement par les états
de langue que s'établissent les différents rapports qui sont
du ressort de la grammaire. Dans ce qui suit nous n'envisageons
que certains principes essentiels, sans lesquels on ne
pourrait pas aborder les problèmes plus spéciaux de la statique,
ni expliquer le détail d'un état de langue.

D'une façon générale, il est beaucoup plus difficile de
faire de la linguistique statique que de l'histoire. Les faits
d'évolution sont plus concrets, ils parlent davantage à
l'imagination ; les rapports qu'on y observe se nouent
141entre termes successifs qu'on saisit sans peine ; il est aisé,
souvent même amusant, de suivre une série de transformations.
Mais la linguistique qui se meut dans des valeurs et
des rapports coexistants présente de bien plus grandes difficultés.

En pratique, un état de langue n'est pas un point, mais
un espace de temps plus ou moins long pendant lequel la
somme des modifications survenues est minime. Cela peut
être dix ans, une génération, un siècle, davantage même.
Une langue changera à peine pendant un long intervalle,
pour subir ensuite des transformations considérables en quelques
années. De deux langues coexistant dans une même
période, l'une peut évoluer beaucoup et l'autre presque pas ;
dans ce dernier cas l'étude sera nécessairement synchronique,
dans l'autre diachronique. Un état absolu se définit par
l'absence de changements, et comme malgré tout la langue
se transforme, si peu que ce soit, étudier un état de langue
revient pratiquement à négliger les changements peu importants,
de même que les mathématiciens négligent les quantités
infinitésimales dans certaines opérations, telles que le
calcul des logarithmes.

Dans l'histoire politique on distingue l'époque, qui est un
point du temps, et la période, qui embrasse une certaine durée.
Cependant l'historien parle de l'époque des Antonins, de
l'époque des Croisades, quand il considère un ensemble de
caractères qui sont restés constants pendant ce temps.
On pourrait dire aussi que la linguistique statique s'occupe
d'époques ; mais état est préférable ; le commencement
et la fin d'une époque sont généralement marqués par
quelque révolution plus ou moins brusque tendant à
modifier l'état de choses établi. Le mot état évite de faire
croire qu'il se produise rien de semblable dans la langue,
En outre le terme d'époque, précisément parce qu'il est
emprunté à l'histoire, fait moins penser à la langue elle-même
qu'aux circonstances qui l'entourent et la conditionnent ;
142en un mot elle évoque plutôt l'idée de ce que
nous avons appelé la linguistique externe (voir p. 40).

D'ailleurs la délimitation dans le temps n'est pas la seule
difficulté que nous rencontrons dans la définition d'un état
de langue ; le même problème se pose à propos de l'espace.
Bref, la notion d'état de langue ne peut être qu'approximative.
En linguistique statique, comme dans la plupart des
sciences, aucune démonstration n'est possible sans une simplification
conventionnelle des données.143

Chapitre II
Les entités concrètes de la langue

§ 1. Entités et unités. Définitions.

Les signes dont la langue est composée ne sont pas des abstractions,
mais des objets réels (voir p. 32) ; ce sont eux et leurs
rapports que la linguistique étudie ; on peut les appeler les
entités concrètes de cette science.

Rappelons d'abord deux principes qui dominent toute la
question :

L'entité linguistique n'existe que par l'association du
signifiant et du signifié (voir p. 99) ; dès qu'on ne retient
qu'un de ces éléments, elle s'évanouit ; au lieu d'un objet concret,
on n'a plus devant soi qu'une pure abstraction. A tout
moment on risque de ne saisir qu'une partie de l'entité en
croyant l'embrasser dans sa totalité ; c'est ce qui arriverait
par exemple, si l'on divisait la chaîne parlée en syllabes ; la
syllabe n'a de valeur qu'en phonologie. Une suite de sons n'est
linguistique que si elle est le support d'une idée ; prise en elle-même
elle n'est plus que la matière d'une étude physiologique.

Il en est de même du signifié, dès qu'on le sépare de
son signifiant. Des concepts tels que « maison », « blanc »,
« voir », etc., considérés en eux-mêmes, appartiennent à
la psychologie ; ils ne deviennent entités linguistiques que
par association avec des images acoustiques ; dans la
langue, un concept est une qualité de la substance phonique,
144comme une sonorité déterminée est une qualité du
concept.

On a souvent comparé cette unité à deux faces avec l'unité
de la personne humaine, composée du corps et de l'âme.
Le rapprochement est peu satisfaisant. On pourrait penser
plus justement à un composé chimique, l'eau par exemple ;
c'est une combinaison d'hydrogène et d'oxygène ; pris à
part, chacun de ces éléments n'a aucune des propriétés de
l'eau.

L'entité linguistique n'est complètement déterminée
que lorsqu'elle est délimitée, séparée de tout ce qui l'entoure
sur la chaîne phonique. Ce sont ces entités délimitées
ou unités qui s'opposent dans le mécanisme de la
langue.

Au premier abord on est tenté d'assimiler les signes linguistiques
aux signes visuels, qui peuvent coexister dans
l'espace sans se confondre, et l'on s'imagine que la séparation
des éléments significatifs peut se faire de la même façon,
sans nécessiter aucune opération de l'esprit. Le mot de « forme »
dont on se sert souvent pour les désigner — cf. les expressions
« forme verbale », « forme nominale » — contribue à nous
entretenir dans cette erreur. Mais on sait que la chaîne phonique
a pour premier caractère d'être linéaire (voir p. 103).
Considérée en elle-même, elle n'est qu'une ligne, un ruban
continu, où l'oreille ne perçoit aucune division suffisante et
et précise ; pour cela il faut faire appel aux significations.
Quand nous entendons une langue inconnue, nous sommes
hors d'état de dire comment la suite des sons doit être analysée ;
c'est que cette analyse est impossible si l'on ne tient
compte que de l'aspect phonique du phénomène linguistique.
Mais quand nous savons quel sens et quel rôle il faut attribuer
à chaque partie de la chaîne, alors nous voyons ces parties
se détacher les unes des autres, et le ruban amorphe se
découper en fragments ; or cette analyse n'a rien de
matériel.145

En résumé la langue ne se présente pas comme un ensemble
de signes délimités d'avance, dont il suffirait d'étudier les
significations et l'agencement ; c'est une masse indistincte
où l'attention et l'habitude peuvent seules nous faire trouver
des éléments particuliers. L'unité n'a aucun caractère phonique
spécial, et la seule définition qu'on puisse en donner est
la suivante : une tranche de sonorité qui est, à l'exclusion de
ce qui précède et de ce qui suit dans la chaîne parlée, le signifiant
d'un certain concept
.

§ 2. Méthode de délimitation.

Celui qui possède une langue en délimite les unités par une
méthode fort simple — du moins en théorie. Elle consiste à
se placer dans la parole, envisagée comme document de langue
et à la représenter par deux chaînes parallèles, celle des concepts
(a), et celle des images acoustiques (b).

Une délimitation correcte exige que les divisions établies
dans la chaîne acoustique (α β γ…) correspondent à celles
de la chaîne des concepts (α′ β′ γ′…) :

image

Soit en français sižlaprã : puis-je couper cette chaîne après
l et poser sižl comme unité ? Non : il suffit de considérer les
concepts pour voir que cette division est fausse. La coupe
en syllabe : siž-la-prã n'a rien non plus de linguistique
a priori. Les seules divisions possibles sont : si-ž-la-prã
(« si je la prends »), et si-ž-l-aprã (« si je l'apprends »),
et elles sont déterminées par le sens qu'on attache à ces
paroles.

Pour vérifier le résultat de cette opération et s'assurer
qu'on a bien affaire à une unité, il faut qu'en comparant
146une série de phrases où la même unité se rencontre, on puisse
dans chaque cas séparer celle-ci du reste du contexte en constatant
que le sens autorise cette délimitation. Soient les deux
membres de phrase : lafǫrsdüvã « la force du vent » et abudfǫrs
« à bout de force » : dans l'un comme dans l'autre, le même
concept coïncide avec la même tranche phonique fǫrs ; c'est
donc bien une unité linguistique. Mais dans ilməfǫrsaparlẹ « il
me force à parler », frǫs a un sens tout différent ; c'est donc une
autre unité.

§ 3. Difficultés pratiques de la délimitation.

Cette méthode, si simple en théorie, est-elle d'une application
aisée ? On est tenté de le croire, quand on part de
l'idée que les unités à découper sont les mots : car qu'est-ce
qu'une phrase sinon une combinaison de mots, et
qu'y a-t-il de plus immédiatement saisissable ? Ainsi, pour
reprendre l'exemple ci-dessus, on dira que la chaîne parlée
sižlaprã se divise en quatre unités que notre analyse permet
de délimiter et qui sont autant de mots : si-je-l'-apprends.
Cependant nous sommes mis immédiatement en défiance
en constatant qu'on s'est beaucoup disputé sur la nature
du mot, et en y réfléchissant un peu, on voit que ce qu'on
entend par là est incompatible avec notre notion d'unité concrète.

Pour s'en convaincre, qu'on pense seulement à cheval et
à son pluriel chevaux. On dit couramment que ce sont deux
formes du même nom ; pourtant, prises dans leur totalité,
elles sont bien deux choses distinctes, soit pour le
sens, soit pour les sons. Dans mwa .(« le mois de décembre »)
et mwaz (« un mois après »), on a aussi le même
mot sous deux aspects distincts, et il ne saurait être question
d'une unité concrète : le sens est bien le même, mais
les tranches de sonorités sont différentes. Ainsi, dès qu'on
veut assimiler les unités concrètes à des mots, on se trouve
147en face d'un dilemme : ou bien ignorer la relation, pourtant
évidente, qui unit cheval à chevaux, mwa à mwaz, etc., et dire
que ce sont des mots différents, — ou bien, au lieu d'unités
concrètes, se contenter de l'abstraction qui réunit les diverses
formes du même mot. Il faut chercher l'unité concrète
ailleurs que dans le mot. Du reste beaucoup de mots sont
des unités complexes, où l'on distingue aisément des sous-unités
(suffixes, préfixes, radicaux) ; des dérivés comme désir-eux,
malheur-eux se divisent en parties distinctes dont chacune
a un sens et un rôle évidents. Inversement il y a des
unités plus larges que les mots : les composés (porte-plume),
les locutions (s'il vous plaît), les formes de flexion (il a été), etc.
Mais ces unités opposent à la délimitation les mêmes difficultés
que les mots proprement dits, et il est extrêmement
difficile de débrouiller dans une chaîne phonique le jeu des
unités qui s'y rencontrent et de dire sur quels éléments concrets
une langue opère.

Sans doute les sujets parlants ne connaissent pas ces difficultés ;
tout ce qui est significatif à un degré quelconque leur
apparaît comme un élément concret, et ils le distinguent infaillement
dans le discours. Mais autre chose est de sentir ce
jeu rapide et délicat des unités, autre chose d'en rendre compte
par une analyse méthodique.

Une théorie assez répandue prétend que les seules unités
concrètes sont les phrases : nous ne parlons que par les
phrases, et après coup nous en extrayons les mots. Mais
d'abord jusqu'à quel point la phrase appartient-elle à la langue
(voir p. 172) ? Si elle relève de la parole, elle ne
saurait passer pour l'unité linguistique. Admettons cependant
que cette difficulté soit écartée. Si nous nous
représentons l'ensemble des phrases susceptibles d'être
prononcées, leur caractère le plus frappant est de ne pas
se ressembler du tout entre elles. Au premier abord on est
tenté d'assimiler l'immense diversité des phrases à la diversité
non moins grande des individus qui composent une
148espèce zoologique ; mais c'est une illusion : chez les animaux
d'une même espèce les caractères communs sont bien plus
importants que les différences qui les séparent ; entre les phrases,
au contraire, c'est la diversité qui domine, et dès qu'on
cherche ce qui les relie toutes à travers cette diversité, on
retrouve, sans l'avoir cherché, le mot avec ses caractères
grammaticaux, et l'on retombe dans les mêmes difficultés.

§ 4. Conclusion.

Dans la plupart des domaines qui sont objets de science, la
question des unités ne se pose même pas : elles sont données
d'emblée. Ainsi, en zoologie, c'est l'animal qui s'offre dès le
premier instant. L'astronomie opère aussi sur des unités séparées
dans l'espace : les astres ; en chimie, on peut étudier la
nature et la composition du bichromate de potasse sans douter
un seul instant que ce soit un objet bien défini.

Lorsqu'une science ne présente pas d'unité concrètes
immédiatement reconnaissables, c'est qu'elles n'y sont pas
essentielles. En histoire, par exemple, est-ce l'individu, l'époque,
la nation ? On ne sait, mais qu'importe ? On peut faire
œuvre historique sans être au clair sur ce point.

Mais de même que le jeu d'échecs est tout entier dans la combinaison
des différentes pièces, de même la langue a le caractère
d'un système basé complètement sur l'opposition de ses
unités concrètes. On ne peut ni se dispenser de les connaître,
ni faire un pas sans recourir à elles ; et pourtant leur délimitation
est un problème si délicat qu'on se demande si elles
sont réellement données.

La langue présente donc ce caractère étrange et frappant
de ne pas offrir d'entités perceptibles de prime abord, sans
qu'on puisse douter cependant qu'elles existent et que c'est
leur jeu qui la constitue. C'est là sans doute un trait qui la distingue
de toutes les autres institutions sémiologiques.149

Chapitre III
Identités, réalités, valeurs

La constatation faite tout à l'heure nous place devant un
problème d'autant plus important que, en linguistique
statique, n'importe quelle notion primordiale dépend directement
de l'idée qu'on se fera de l'unité et même se confond
avec elle. C'est ce que nous voudrions montrer successivement
à propos des notions d'identité, de réalité et de valeur
synchronique.

A. Qu'est-ce qu'une identité synchronique ? Il ne s'agit
pas ici de l'identité qui unit la négation pas au latin passum ;
elle est d'ordre diachronique, — il en sera question ailleurs,
p. 249, — mais de celle, non moins intéressante,
en vertu de laquelle nous déclarons que deux phrases
comme « je ne sais pas » et « ne dites pas cela » contiennent
le même élément. Question oiseuse, dira-t-on : il y a identité
parce que dans les deux phrases la même tranche
de sonorité (pas) est revêtue de la même signification.
Mais cette explication est insuffisante, car si la correspondance
des tranches phoniques et des concepts prouve l'identité
(voir plus haut l'exemple « la force du vent » : « à
bout de force »), la réciproque n'est pas vraie : il peut y
avoir identité sans cette correspondance. Lorsque, dans
une conférence, on entend répéter à plusieurs reprises le
mot Messieurs !, on a le sentiment qu'il s'agit chaque fois
de la même expression, et pourtant les variations de débit
et l'intonation la présentent, dans les divers passages, avec
150des différences phoniques très appréciables — aussi appréciables
que celles qui servent ailleurs à distinguer des mots
différents (cf. pomme et paume, goutte et je goûte, fuir et
fouir, etc.) ; en outre, ce sentiment de l'identité persiste,
bien qu'au point de vue sémantique non plus il n'y ait pas
identité absolue d'un Messieurs ! à l'autre, de même qu'un mot
peut exprimer des idées assez différentes sans que son identité
soit sérieusement compromise (cf. « adopter une mode » et
« adopter un enfant », « la fleur du pommier » et « la fleur de la
noblesse », etc.).

Le mécanisme linguistique roule tout entier sur des identités
et des différences, celles-ci n'étant que la contre-partie
de celles-là. Le problème des identités se retrouve donc
partout ; mais d'autre part, il se confond en partie avec
celui des entités et des unités, dont il n'est qu'une complication,
d'ailleurs féconde. Ce caractère ressort bien de
la comparaison avec quelques faits pris en dehors du langage.
Ainsi nous parlons d'identité à propos de deux
express « Genève-Paris 8 h. 45 du soir » qui partent à
vingt-quatre heures d'intervalle. A nos yeux, c'est le même
express, et pourtant probablement locomotive, wagons,
personnel, tout est différent. Ou bien si une rue est démolie,
puis rebâtie, nous disons que c'est la même rue, alors
que matériellement il ne subsiste peut-être rien de l'ancienne.
Pourquoi peut-on reconstruire une rue de fond en
comble sans qu'elle cesse d'être la même ? Parce que l'entité
qu'elle constitue n'est pas purement matérielle ; elle
est fondée sur certaines conditions auxquelles sa matière
occasionnelle est étrangère, par exemple sa situation relativement
aux autres ; pareillement, ce qui fait l'express,
c'est l'heure de son départ, son itinéraire et en général
toutes les circonstances qui le distinguent des autres
express. Toutes les fois que les mêmes conditions sont réalisées,
on obtient les mêmes entités. Et pourtant celles-ci
ne sont pas abstraites, puisqu'une rue ou un express ne se
151conçoivent pas en dehors d'une réalisation matérielle.

Opposons aux cas précédents celui — tout différent —
d'un habit qui m'aurait été volé et que je retrouve à l'étalage
d'un fripier. Il s'agit là d'une entité matérielle, qui
réside uniquement dans la substance inerte, le drap, la
doublure, les parements, etc. Un autre habit, si semblable
soit-il au premier, ne sera pas le mien. Mais l'identité linguistique
n'est pas celle de l'habit, c'est celle de l'express
et de la rue. Chaque fois que j'emploie le mot Messieurs,
j'en renouvelle la matière ; c'est un nouvel acte phonique
et un nouvel acte psychologique. Le lien entre les deux
emplois du même mot ne repose ni sur l'identité matérielle,
ni sur l'exacte similitude des sens, mais sur des éléments
qu'il faudra rechercher et qui feront toucher de très
près à la nature véritable des unités linguistiques.

B. Qu'est-ce qu'une réalité synchronique ? Quels éléments
concrets ou abstraits de la langue peut-on appeler ainsi ?

Soit par exemple la distinction des parties du discours :
sur quoi repose la classification des mots en substantifs,
adjectifs, etc. ? Se fait-elle au nom d'un principe purement
logique, extra-linguistique, appliqué du dehors sur la
grammaire comme les degrés de longitude et de latitude
sur le globe terrestre ? Ou bien correspond-elle à quelque
chose qui ait sa place dans le système de la langue et soit
conditionné par lui ? En un mot, est-ce une réalité synchronique ?
Cette seconde, supposition paraît probable,
mais on pourrait défendre la première. Est-ce que dans
« ces gants sont bon marché » bon marché est un adjectif ?
Logiquement il en a le sens, mais grammaticalement cela
est moins certain, car bon marché ne se comporte pas
comme un adjectif (il est invariable, ne se place jamais
devant son substantif, etc.) ; d'ailleurs il est composé de
deux mots ; or, justement la distinction des parties du
discours doit servir à classer les mots de la langue ; comment
un groupe de mots peut-il être attribué à l'une de ces
152« parties » ? Mais inversement on ne rend pas compte de
cette expression quand on dit que bon est un adjectif et marché
un substantif. Donc nous avons affaire ici à un classement
défectueux ou incomplet ; la distinction des mots en
substantifs, verbes, adjectifs, etc., n'est pas une réalité
linguistique indéniable.

Ainsi la linguistique travaille sans cesse sur des concepts
forgés par les grammairiens, et dont on ne sait s'ils correspondent
réellement à des facteurs constitutifs du système
de la langue. Mais comment le savoir ? Et si ce sont des fantômes,
quelles réalités leur opposer ?

Pour échapper aux illusions, il faut d'abord se convaincre
que les entités concrètes de la langue ne se présentent
pas d'elles-mêmes à notre observation. Qu'on
cherche à les saisir, et l'on prendra contact avec le réel ;
partant de là, on pourra élaborer tous les classements dont
la linguistique a besoin pour ordonner les faits de son
ressort. D'autre part, fonder ces classements sur autre
chose que des entités concrètes — dire, par exemple, que
les parties du discours sont des facteurs de la langue simplement
parce qu'elles correspondent à des catégories
logiques, — c'est oublier qu'il n'y a pas de faits linguistiques
indépendants d'une manière phonique découpée en
éléments significatifs.

C. Enfin, toutes les notions touchées dans ce paragraphe
ne diffèrent pas essentiellement de ce que nous avons
appelé ailleurs des valeurs. Une nouvelle comparaison avec
le jeu d'échecs nous le fera comprendre (voir p. 125 sv.). Prenons
un cavalier : est-il à lui seul un élément du jeu ?
Assurément non, puisque dans sa matérialité pure, hors de
sa case et des autres conditions du jeu, il ne représente
rien pour le joueur et ne devient élément réel et concret
qu'une fois revêtu de sa valeur et faisant corps avec elle.
Supposons qu'au cours d'une partie cette pièce vienne à
être détruite ou égarée : peut-on la remplacer par une
153autre équivalente ? Certainement : non seulement un autre
cavalier, mais même une figure dépourvue de toute ressemblance
avec celle-ci sera déclarée identique, pourvu
qu'on lui attribue la même valeur. On voit donc que dans
les systèmes sémiologiques, comme la langue, où les éléments
se tiennent réciproquement en équilibre selon des règles
déterminées, la notion d'identité se confond avec celle de
valeur et réciproquement.

Voilà pourquoi en définitive la notion de valeur recouvre
celles d'unité, d'entité concrète et de réalité. Mais s'il
n'existe aucune différence fondamentale entre ces divers
aspects, il s'ensuit que le problème peut être posé successivement
sous plusieurs formes. Que l'on cherche à déterminer
l'unité, la réalité, l'entité concrète ou la valeur, cela
reviendra toujours à poser la même question centrale qui
domine toute la linguistique statique.

Au point de vue pratique, il serait intéressant de commencer
par les unités, de les déterminer et de rendre
compte de leur diversité en les classant. Il faudrait chercher
sur quoi se fonde la division en mots — car le mot,
malgré la difficulté qu'on a à le définir, est une unité qui
s'impose à l'esprit, quelque chose de central dans le mécanisme
de la langue ; — mais c'est là un sujet qui remplirait
à lui seul un volume. Ensuite on aurait à classer les
sous-unités, puis les unités plus larges, etc. En déterminant
ainsi les éléments qu'elle manie, notre science remplirait
sa tâche tout entière, car elle aurait ramené tous les phénomènes
de son ordre à leur premier principe. On ne peut pas
dire qu'on se soit jamais placé devant ce problème central,
ni qu'on en ait compris la portée et la difficulté ; en matière
de langue on s'est toujours contenté d'opérer sur des unités
mal définies.

Cependant, malgré l'importance capitale des unités, il
est préférable d'aborder le problème par le côté de la valeur,
parce que c'est, selon nous, son aspect primordial.154

Chapitre IV
La valeur linguistique

§ 1. La langue comme pensée organisée dans la matière
phonique.

Pour se rendre compte que la langue ne peut être qu'un
système de valeurs pures, il suffit de considérer les deux
éléments qui entrent en jeu dans son fonctionnement : les
idées et les sons.

Psychologiquement, abstraction faite de son expression
par les mots, notre pensée n'est qu'une masse amorphe et
indistincte. Philosophes et linguistes se sont toujours
accordés à reconnaître que, sans le secours des signes, nous
serions incapables de distinguer deux idées d'une façon
claire et constante. Prise en elle-même, la pensée est comme
une nébuleuse où rien n'est nécessairement délimité. Il n'y
a pas d'idées préétablies, et rien n'est distinct avant l'apparition
de la langue.

En face de ce royaume flottant, les sons offriraient-ils
par eux-mêmes des entités circonscrites d'avance ? Pas
davantage. La substance phonique n'est pas plus fixe ni
plus rigide ; ce n'est pas un moule dont la pensée doive
nécessairement épouser les formes, mais une matière plastique
qui se divise à son tour en parties distinctes pour
fournir les signifiants dont la pensée a besoin. Nous pouvons
donc représenter le fait linguistique dans son ensemble,
c'est-à-dire la langue, comme une série de subdivisions
155contiguës dessinées à la fois sur le plan indéfini des idées
confuses (A) et sur celui non moins indéterminé des sons
(B) ; c'est ce qu'on peut figurer très approximativement par
le schéma :

image

Le rôle caractéristique de la langue vis-à-vis de la pensée
n'est pas de créer un moyen phonique matériel pour l'expression
des idées, mais de servir d'intermédiaire entre la
pensée et le son, dans des conditions telles que leur union
aboutit nécessairement à des délimitations réciproques
d'unités. La pensée, chaotique de sa nature, est forcée de
se préciser en se décomposant. Il n'y a donc ni matérialisation
des pensées, ni spiritualisation des sons, mais il
s'agit de ce fait en quelque sorte mystérieux, que la « pensée-son »
implique des divisions et que la langue élabore ses
unités en se constituant entre deux masses amorphes. Qu'on
se représente l'air en contact avec une nappe d'eau : si la
pression atmosphérique change, la surface de l'eau se
décompose en une série de divisions, c'est-à-dire de vagues ;
ce sont ces ondulations qui donneront une idée de l'union,
et pour ainsi dire de l'accouplement de la pensée avec la
matière phonique.

On pourrait appeler la langue le domaine des articulations,
en prenant ce mot dans le sens défini p. 20 : chaque terme
linguistique est un petit membre, un articulus où une idée
se fixe dans un son et où un son devient le signe d'une idée.156

La langue est encore comparable à une feuille de papier :
la pensée est le recto et le son le verso ; on ne peut découper
le recto sans découper en même temps le verso ; de même
dans la langue, on ne saurait isoler ni le son de la pensée, ni
la pensée du son ; on n'y arriverait que par une abstraction
dont le résultat serait de faire de la psychologie pure ou de la
phonologie pure.

La linguistique travaille donc sur le terrain limitrophe
où les éléments des deux ordres se combinent ; cette combinaison
produit une forme, non une substance
.

Ces vues font mieux comprendre ce qui a été dit p. 100
de l'arbitraire du signe. Non seulement les deux domaines
reliés par le fait linguistique sont confus et amorphes, mais
le choix qui appelle telle tranche acoustique pour telle idée
est parfaitement arbitraire. Si ce n'était pas le cas, la
notion de valeur perdrait quelque chose de son caractère,
puisqu'elle contiendrait un élément imposé du dehors, Mais
en fait les valeurs restent entièrement relatives, et voilà
pourquoi le lien de l'idée et du son est radicalement arbitraire.

A son tour, l'arbitraire du signe nous fait mieux comprendre
pourquoi le fait social peut seul créer un système
linguistique. La collectivité est nécessaire pour établir des
valeurs dont l'unique raison d'être est dans l'usage et le
consentement général ; l'individu à lui seul est incapable
d'en fixer aucune.

En outre l'idée de valeur, ainsi déterminée, nous montre
que c'est une grande illusion de considérer un terme simplement
comme l'union d'un certain son avec un certain
concept. Le définir ainsi, ce serait l'isoler du système dont il
fait partie ; ce serait croire qu'on peut commencer par les
termes et construire le système en en faisant la somme, alors
qu'au contraire c'est du tout solidaire qu'il faut partir pour
obtenir par analyse les éléments qu'il renferme.

Pour développer cette thèse nous nous placerons successivement
157au point de vue du signifié ou concept (§ 2), du
signifiant (§ 3) et du signe total (§ 4).

Ne pouvant saisir directement les entités concrètes ou
unités de la langue, nous opérerons sur les mots. Ceux-ci,
sans recouvrir exactement la définition de l'unité linguistique
(voir p. 147), en donnent du moins une idée approximative
qui a l'avantage d'être concrète ; nous les prendrons
donc comme spécimens équivalents des termes réels d'un
système synchronique, et les principes dégagés à propos des
mots seront valables pour les entités en général.

§ 2. La valeur linguistique considérée dans son aspect
conceptuel.

Quand on parle de la valeur d'un mot, on pense généralement
et avant tout à la propriété qu'il a de représenter
une idée, et c'est là en effet un des aspects de la valeur linguistique.
Mais s'il en est ainsi, en quoi cette valeur diffère-t-elle
de ce qu'on appelle la signification ? Ces deux mots
seraient-ils synonymes ? Nous ne le croyons pas, bien que la
confusion soit facile, d'autant qu'elle est provoquée, moins
par l'analogie des termes que par la délicatesse de la distinction
qu'ils marquent.

La valeur, prise dans son aspect conceptuel, est sans
doute un élément de la signification, et il est très difficile
de savoir comment celle-ci s'en distingue tout en étant sous
sa dépendance. Pourtant il est nécessaire de tirer au clair
cette question, sous peine de réduire la langue à une simple
nomenclature (voir p. 97).

image signifié | signifiant

Prenons d'abord la signification
telle qu'on se la représente
et telle que nous l'avons figurée
p. 99. Elle n'est, comme l'indiquent
les flèches de la figure,
que la contre-partie de l'image auditive. Tout se passe
158entre l'image auditive et le concept, dans les limites du mot
considéré comme un domaine fermé, existant pour lui-même.

Mais voici l'aspect paradoxal de la question : d'un côté, le
concept nous apparaît comme la contre-partie de l'image
auditive dans l'intérieur du signe, et, de l'autre, ce signe
lui-même, c'est-à-dire le rapport qui relie ses deux éléments,
est aussi, et tout autant la contre-partie des autres signes
de la langue.

Puisque la langue est un système dont tous les termes
sont solidaires et où la valeur de l'un ne résulte que de la
présence simultanée des autres, selon le schéma :

image sign.é | sign.t

comment se fait-il que la valeur, ainsi définie, se confonde
avec la signification, c'est-à-dire avec la contre-partie de
l'image auditive ? Il semble impossible d'assimiler les rapports
figurés ici par des flèches horizontales à ceux qui
sont représentés plus haut par des flèches verticales. Autrement
dit — pour reprendre la comparaison de la feuille de
papier qu'on découpe (voir p. 157), — on ne voit pas pourquoi
le rapport constaté entre divers morceaux A, B, C,
D, etc., n'est pas distinct de celui qui existe entre le recto et
le verso d'un même morceau, soit A /A′, B /B′, etc.

Pour répondre à cette question, constatons d'abord que
même en dehors de la langue, toutes les valeurs semblent
régies par ce principe paradoxal. Elles sont toujours constituées :

par une chose dissemblable susceptible d'être échangée
contre celle dont la valeur est à déterminer ;

par des choses similaires qu'on peut comparer avec celle
dont la valeur est en cause.

Ces deux facteurs sont nécessaires pour l'existence d'une
valeur. Ainsi pour déterminer ce que vaut une pièce de
159cinq francs, il faut savoir : qu'on peut l'échanger conter
une quantité déterminée d'une chose différente, par exemple
du pain ; qu'on peut la comparer avec une valeur similaire
du même système, par exemple une pièce d'un franc,
ou avec une monnaie d'un autre système (un dollar, etc.).
De même un mot peut être échangé contre quelque chose
de dissemblable : une idée ; en outre, il peut être comparé
avec quelque chose de même nature : un autre mot. Sa valeur
n'est donc pas fixée tant qu'on se borne à constater qu'il
peut être « échangé » contre tel ou tel concept, c'est-à-dire
qu'il a telle ou telle signification ; il faut encore le comparer
avec les valeurs similaires, avec les autres mots qui lui sont
opposables. Son contenu n'est vraiment déterminé que par le
concours de ce qui existe en dehors de lui. Faisant partie
d'un système, il est revêtu, non seulement d'une signification,
mais aussi et surtout d'une valeur, et c'est tout autre chose.

Quelques exemples montreront qu'il en est bien ainsi. Le
français mouton peut avoir la même signification que l'anglais
sheep, mais non la même valeur, et cela pour plusieurs raisons,
en particulier parce qu'en parlant d'une pièce de viande
apprêtée et servie sur la table, l'anglais dit mutton et non
sheep. La différence de valeur entre sheep et mouton tient à ce
que le premier a à côté de lui un second terme, ce qui n'est
pas le cas pour le mot français.

Dans l'intérieur d'une même langue, tous les mots qui
expriment des idées voisines se limitent réciproquement :
des synonymes comme redouter, craindre, avoir peur n'ont
de valeur propre que par leur opposition ; si redouter n'existait
pas, tout son contenu irait à ses concurrents. Inversement,
il y a des termes qui s'enrichissent par contact avec
d'autres ; par exemple, l'élément nouveau introduit dans
décrépit (« un vieillard décrépit », voir p. 110) résulte de la
coexistence de décrépi (« un mur décrépi »). Ainsi la valeur
de n'importe quel terme est déterminée par ce qui l'entoure ;
il n'est pas jusqu'au mot signifiant « soleil » dort on puisse
160immédiatement fixer la valeur si l'on ne considère pas ce qu'il
y a autour de lui ; il v a des langues où il est impossible de dire
« s'asseoir au soleil ».

Ce qui est dit des mots s'applique à n'importe quel terme
de la langue, par exemple aux entités grammaticales.
Ainsi la valeur d'un pluriel français ne recouvre pas celle
d'un pluriel sanscrit, bien que la signification soit le plus
souvent identique : c'est que le sanscrit possède trois nombres
au lieu de deux (mes yeux, mes oreilles, mes bras, mes
jambes
, etc., seraient au duel) ; il serait inexact d'attribuer
la même valeur au pluriel en sanscrit et en français, puisque
le sanscrit ne peut pas employer le pluriel dans tous
les cas où il est de règle en français ; sa valeur dépend donc
bien de ce qui est en dehors et autour de lui.

Si les mots étaient chargés de représenter des concepts
donnés d'avance, ils auraient chacun, d'une langue à l'autre,
des correspondants exacts pour le sens ; or il n'en est pas
ainsi. Le français dit indifféremment louer (une maison)
pour « prendre à bail » et « donner à bail », là où l'allemand
emploie deux termes : mieten et vermieten ; il n'y a donc
pas correspondance exacte des valeurs. Les verbes schätzen
et urteilen présentent un ensemble de significations qui
correspondent en gros à celles des mots français estimer
et juger ; cependant sur plusieurs points cette correspondance
est en défaut.

La flexion offre des exemples particulièrement frappants.
La distinction des temps, qui nous est si familière, est
étrangère à certaines langues ; l'hébreu ne connaît pas
même celle, pourtant fondamentale, entre le passé, le présent
et le futur. Le protogermanique n'a pas de forme
propre pour le futur ; quand on dit qu'il le rend par le présent,
on s'exprime improprement, car la valeur d'un présent
n'est pas la même en germanique que dans les langues
pourvues d'un futur à côté du présent. Les langues slaves
distinguent régulièrement deux aspects du verbe : le perfectif
161représente l'action dans sa totalité, comme un point,
en dehors de tout devenir ; l'imperfectif la montre en train
de se faire, et sur la ligne du temps. Ces catégories font
difficulté pour un Français, parce que sa langue les ignore :
si elles étaient prédéterminées, il n'en serait pas ainsi.
Dans tous ces cas nous surprenons donc, au lieu d'idées
données d'avance, des valeurs émanant du système. Quand
on dit qu'elles correspondent à des concepts, on sous-entend
que ceux-ci sont purement différentiels, définis non pas
positivement par leur contenu, mais négativement par leurs
rapports avec les autres termes du système. Leur plus
exacte caractéristique est d'être ce que les autres ne sont
pas.

On voit dès lors l'interprétation réelle du schéma du
signe. Ainsi

image signifié « juger » | signifiant « juger »

veut dire qu'en français un concept « juger » est uni à
l'image acoustique juger ; en un mot il symbolise la signification ;
mais il est bien entendu que ce concept n'a rien
d'initial, qu'il n'est qu'une valeur déterminée par ses rapports
avec d'autres valeurs similaires, et que sans elles la
signification n'existerait pas. Quand j'affirme simplement
qu'un mot signifie quelque chose, quand je m'en tiens à
l'association de l'image acoustique avec un concept, je fais
une opération qui peut dans une certaine mesure être
exacte et donner une idée de la réalité ; mais en aucun cas
je n'exprime le fait linguistique dans son essence et dans
son ampleur.162

§ 3. La valeur linguistique considérée dans son aspect
matériel.

Si la partie conceptuelle de la valeur est constituée uniquement
par des rapports et des différences avec les autres
termes de la langue, on peut en dire autant de sa partie
matérielle. Ce qui importe dans le mot, ce n'est pas le son
lui-même, mais les différences phoniques qui permettent de
distinguer ce mot de tous les autres, car ce sont elles qui
portent la signification.

La chose étonnera peut-être ; mais où serait en vérité la
possibilité du contraire ? Puisqu'il n'y a point d'image
vocale qui réponde plus qu'une autre à ce qu'elle est chargée
de dire, il est évident, même a priori, que jamais un
fragment de langue ne pourra être fondé, en dernière analyse,
sur autre chose que sur sa non-coïncidence avec le
reste. Arbitraire et différentiel sont deux qualités corrélatives.

L'altération des signes linguistiques montre bien cette
corrélation ; c'est précisément parce que les termes a et b
sont radicalement incapables d'arriver, comme tels, jusqu'aux
régions de la conscience, — laquelle n'aperçoit
perpétuellement que la différence a/b, — que chacun de
ces termes reste libre de se modifier selon des lois étrangères
à leur fonction significative. Le génitif pluriel
tchèque žen n'est caractérisé par aucun signe positif (voir
p. 123) ; pourtant le groupe de formes žena : žen fonctionne
aussi bien que žena : ženъ qui l'a précédé ; c'est que la différence
des signes est seule en jeu ; žena ne vaut que parce
qu'il est différent.

Voici un autre exemple qui fait mieux voir encore ce
qu'il y a de systématique dans ce jeu des différences phoniques :
en grec éphēn est un imparfait et éstēn un aoriste,
bien qu'ils soient formés de façon identique ; c'est que le
163premier appartient au système de l'indicatif présent phēmi
« je dis », tandis qu'il n'y a point de présent *stēmi ; or c'est
justement le rapport phēmi — éphēn qui correspond au rapport
entre le présent et l'imparfait (cf. deíknūmi — edeíknūn),
etc. Ces signes agissent donc, non par leur valeur intrinsèque,
mais par leur position relative.

D'ailleurs il est impossible que le son, élément matériel,
appartienne par lui-même à la langue. Il n'est pour elle
qu'une chose secondaire, une matière qu'elle met en œuvre.
Toutes les valeurs conventionnelles présentent ce caractère
de ne pas se confondre avec l'élément tangible qui leur sert
de support. Ainsi ce n'est pas le métal d'une pièce de monnaie
qui en fixe la valeur ; un écu qui vaut nominalement
cinq francs ne contient que la moitié de cette somme en
argent ; il vaudra plus ou moins avec telle ou telle effigie,
plus ou moins en deçà et au delà d'une frontière politique.
Cela est plus vrai encore du signifiant linguistique ; dans son
essence, il n'est aucunement phonique, il est incorporel,
constitué, non par sa substance matérielle, mais uniquement
par les différences qui séparent son image acoustique de toutes
les autres.

Ce principe est si essentiel qu'il s'applique à tous les éléments
matériels de la langue, y compris les phonèmes. Chaque
idiome compose ses mots sur la base d'un système d'éléments
sonores dont chacun forme une unité nettement délimitée
et dont le nombre est parfaitement déterminé. Or ce qui les
caractérise, ce n'est pas, comme on pourrait le croire, leur
qualité propre et positive, mais simplement le fait qu'ils ne se
confondent pas entre eux. Les phonèmes sont avant tout des
entités oppositives, relatives et négatives.

Ce qui le prouve, c'est la latitude dont les sujets jouissent
pour la prononciation dans la limite où les sons restent
distincts les uns des autres. Ainsi en français, l'usage
général de grasseyer l'r n'empêche pas beaucoup de personnes
de le rouler ; la langue n'en est nullement troublée ;
164elle ne demande que la différence et n'exige pas, comme
on pourrait l'imaginer, que le son ait une qualité invariable.
Je puis même prononcer l'r français comme ch allemand
dans Bach, doch, etc., tandis qu'en allemand je ne
pourrais pas employer r comme ch, puisque cette langue
reconnaît les deux éléments et doit les distinguer. De même
en russe, il n'y aura point de latitude pour t du côté de ť
(t mouillé), parce que le résultat serait de confondre deux
sons différenciés par la langue (cf. govoriť « parler » et
govorit « il parle »), mais il y aura une liberté plus grande
du côté de th (t aspiré), parce que ce son n'est pas prévu dans
le système des phonèmes du russe.

Comme on constate un état de choses identique dans cet
autre système de signes qu'est l'écriture, nous le prendrons
comme terme de comparaison pour éclairer toute cette question.
En fait :

les signes de l'écriture sont arbitraires ; aucun rapport,
par exemple, entre la lettre t et le son qu'elle désigne ;

la valeur des lettres est purement négative et différentielle ;
ainsi une même personne peut écrire t avec des variantes
telles que :

image

La seule chose essentielle est que ce signe ne se confonde pas
sous sa plume avec celui de l, de d, etc. ;

les valeurs de l'écriture n'agissent que par leur opposition
réciproque au sein d'un système défini, composé d'un
nombre déterminé de lettres. Ce caractère, sans être identique
au second, est étroitement lié avec lui, parce que tous
deux dépendent du premier. Le signe graphique étant arbitraire,
sa forme importe peu, ou plutôt n'a d'importance
que dans les limites imposées par le système ;

le moyen de production du signe est totalement indifférent,
165car il n'intéresse pas le système (cela découle aussi
du premier caractère). Que j'écrive les lettres en blanc ou
en noir, en creux ou en relief, avec une plume ou un ciseau,
cela est sans importance pour leur signification.

§ 4. Le signe considéré dans sa totalité.

Tout ce qui précède revient à dire que dans la langue il
n'y a que des différences
. Bien plus : une différence suppose
en général des termes positifs entre lesquels elle s'établit ;
mais dans la langue il n'y a que des différences sans termes
positifs
. Qu'on prenne le signifié ou le signifiant, la langue
ne comporte ni des idées ni des sons qui préexisteraient au
système linguistique, mais seulement des différences conceptuelles
et des différences phoniques issues de ce système.
Ce qu'il y a d'idée ou de matière phonique dans un
signe importe moins que ce qu'il y a autour de lui dans les
autres signes. La preuve en est que la valeur d'un terme
peut être modifiée sans qu'on touche ni à son sens ni à ses
sons, mais seulement par le fait que tel autre terme voisin
aura subi une modification (voir p. 160).

Mais dire que tout est négatif dans la langue, cela n'est
vrai que du signifié et du signifiant pris séparément : dès
que l'on considère le signe dans sa totalité, on se trouve en
présence d'une chose positive dans son ordre. Un système
linguistique est une série de différences de sons combinées
avec une série de différences d'idées ; mais cette mise en
regard d'un certain nombre de signes acoustiques avec
autant de découpures faites dans la masse de la pensée
engendre un système de valeurs ; et c'est ce système qui
constitue le lien effectif entre les éléments phoniques et
psychiques à l'intérieur de chaque signe. Bien que le signifié
et le signifiant soient, chacun pris à part, purement différentiels
et négatifs, leur combinaison est un fait positif ;
c'est même la seule espèce de faits que comporte la langue,
166puisque le propre de l'institution linguistique est justement
de maintenir le parallélisme entre ces deux ordres de différences.

Certains faits diachroniques sont très caractéristiques à
cet égard : ce sont les innombrables cas où l'altération du
signifiant amène l'altération de l'idée, et où l'on voit qu'en
principe la somme des idées distinguées correspond à la
somme des signes distinctifs. Quand deux termes se confondent
par altération phonétique (par exemple décrépit =
decrepitus et décrépi de crispus), les idées tendront à se confondre
aussi, pour peu qu'elles s'y prêtent. Un terme se
différencie-t-il (par exemple chaise et chaire) ? Infailliblement
la différence qui vient de naître tendra à devenir significative,
sans y réussir toujours, ni du premier coup. Inversement
toute différence idéelle aperçue par l'esprit cherche
à s'exprimer par des signifiants distincts, et deux idées que
l'esprit ne distingue plus cherchent à se confondre dans le
même signifiant.

Dès que l'on compare entre eux les signes — termes positifs —
on ne peut plus parler de différence ; l'expression serait
impropre, puisqu'elle ne s'applique bien qu'à la comparaison
de deux images acoustiques, par exemple père et mère,
ou à celle de deux idées, par exemple l'idée « père » et l'idée
« mère » ; deux signes comportant chacun un signifié et un
signifiant ne sont pas différents, ils sont seulement distincts.
Entre eux il n'y a qu'opposition. Tout le mécanisme du langage,
dont il sera question plus bas, repose sur des oppositions
de ce genre et sur les différences phoniques et conceptuelles
qu'elles impliquent.

Ce qui est vrai de la valeur est vrai aussi de l'unité (voir
p. 154). C'est un fragment de chaîne parlée correspondant
à un certain concept ; l'un et l'autre sont de nature purement
différentielle.

Appliqué à l'unité, le principe de différenciation peut se
167formuler ainsi : les caractères de l'unité se. confondent avec
l'unité elle-même
. Dans la langue, comme dans tout système
sémiologique, ce qui distingue un signe, voilà tout ce qui le
constitue. C'est la différence qui fait le caractère, comme elle
fait la valeur et l'unité.

Autre conséquence, assez paradoxale, de ce même principe :
ce qu'on appelle communément un « fait de grammaire »
répond en dernière analyse à la définition de
l'unité, car il exprime toujours une opposition de termes ;
seulement cette opposition se trouve être particulièrement
significative, par exemple la formation du pluriel allemand
du type Nacht : Nächte. Chacun des termes mis en présence
dans le fait grammatical (le singulier sans umlaut et sans e
final, opposé au pluriel avec umlaut et -e) est constitué lui-même
par tout un jeu d'oppositions au sein du système ;
pris isolément, ni Nacht ni Nächte, ne sont rien : donc tout
est opposition. Autrement dit, on peut exprimer le rapport
Nacht : Nächte par une formule algébrique a/b, ou a et b
ne sont pas des termes simples, mais résultent chacun d'un
ensemble de rapports. La langue est pour ainsi dire une
algèbre qui n'aurait que des termes complexes. Parmi les
oppositions qu'elle comprend, il y en a qui sont plus significatives
que d'autres ; mais unité et fait de grammaire, ne
sont que des noms différents pour désigner des aspects divers
d'un même fait général : le jeu des oppositions linguistiques.
Cela est si vrai qu'on pourrait fort bien aborder le
problème des unités en commençant par les faits de grammaire.
Posant une opposition telle que Nacht : Nächte, on se
demanderait quelles sont les unités mises en jeu dans cette
opposition. Sont-ce ces deux mots seulement ou toute la série
des mots similaires ? ou bien a et ä ? ou tous les singuliers et
tous les pluriels ? etc.

Unité et fait de grammaire ne se confondraient pas si les
signes linguistiques étaient constitués par autre chose que des
différences. Mais la langue étant ce qu'elle est, de quelque
168côté qu'on l'aborde, on n'y trouvera rien de simple ; partout
et toujours ce même équilibre complexe de termes qui
se conditionnent réciproquement. Autrement dit, la langue
est une forme et non une substance
(voir p. 157). On ne saurait
assez se pénétrer de cette vérité, car toutes les erreurs de notre
terminologie, toutes nos façons incorrectes de désigner les
choses de la langue proviennent de cette supposition involontaire
qu'il y aurait une substance dans le phénomène linguistique.169

Chapitre V
Rapports syntagmatiques et rapports
associatifs

§ 1. Définitions.

Ainsi, dans un état de langue, tout repose sur des rapports ;
comment fonctionnent-ils ?

Les rapports et les différences entre termes linguistiques
se déroulent dans deux sphères distinctes dont chacune est
génératrice d'un certain ordre de valeurs ; l'opposition entre
ces deux ordres fait mieux comprendre la nature de chacun
d'eux. Ils correspondent à deux formes de notre
activité mentale, toutes deux indispensables à la vie de la
langue.

D'une part, dans le discours, les mots contractent entre
eux, en vertu de leur enchaînement, des rapports fondés sur
le caractère linéaire de la langue, qui exclut la possibilité
de prononcer deux éléments à la fois (voir p. 103). Ceux-ci
se rangent les uns à la suite des autres sur la chaîne de la
parole. Ces combinaisons qui ont pour support l'étendue
peuvent être appelées syntagmes 117. Le syntagme se compose
donc toujours de deux ou plusieurs unités consécutives
(par exemple : re-lire ; contre tous ; la vie humaine ; Dieu
est bon
 ; s'il fait beau temps, nous sortirons, etc.). Placé dans
170un syntagme, un terme n'acquiert sa valeur que parce qu'il
est opposé à ce qui précède ou ce qui suit, ou à tous les
deux.

D'autre part, en dehors du discours, les mots offrant
quelque chose de commun s'associent dans la mémoire, et
il se forme ainsi des groupes au sein desquels régnent des
rapports très divers. Ainsi le mot enseignement fera surgir
inconsciemment devant l'esprit une foule d'autres mots
(enseigner, renseigner, etc., ou bien armement, changement,
etc., ou bien éducation, apprentissage) ; par un côté ou
un autre, tous ont quelque chose de commun entre
eux.

On voit que ces coordinations sont d'une tout autre espèce
que les premières. Elles n'ont pas pour support l'étendue ;
leur siège est dans le cerveau ; elles font partie de ce trésor
intérieur qui constitue la langue chez chaque individu. Nous
les appellerons rapports associatifs.

Le rapport syntagmatique est in praesentia ; il repose
sur deux ou plusieurs termes également présents dans
une série effective. Au contraire le rapport associatif
unit des termes in absentia dans une série mnémonique
virtuelle.

A ce double point de vue, une unité linguistique est
comparable à une partie déterminée d'un édifice, une
colonne par exemple ; celle-ci se trouve, d'une part, dans
un certain rapport avec l'architrave qu'elle supporte ; cet
agencement de deux unités également présentes dans l'espace
fait penser au rapport syntagmatique ; d'autre part,
si cette colonne est d'ordre dorique, elle évoque la comparaison
mentale avec les autres ordres (ionique, corinthien,
etc.), qui sont des éléments non présents dans l'espace : le
rapport est associatif.

Chacun de ces deux ordres de coordination appelle quelques
remarques particulières.171

§ 2. Les rapports syntagmatiques.

Nos exemples de la page 170 donnent déjà à entendre
que la notion de syntagme s'applique non seulement aux
mots, mais aux groupes de mots, aux unités complexes de
toute dimension et de toute espèce (mots composés, dérivés,
membres de phrase, phrases entières).

Il ne suffit pas de considérer le rapport qui unit les diverses
parties d'un syntagme entre elles (par exemple contre et
tous dans contre tous, contre et maître dans contremaître) ;
il faut tenir compte aussi de celui qui relie le tout à ses
parties (par exemple contre tous opposé d'une part à contre,
de l'autre à tous, ou contremaître opposé à contre et à
maître).

On pourrait faire ici une objection. La phrase est le type
par excellence du syntagme. Mais elle appartient à la parole,
non à la langue (voir p. 30) ; ne s'ensuit-il pas que le syntagme
relève de la parole ? Nous ne le pensons pas.
Le propre de la parole, c'est la liberté des combinaisons ;
il faut donc se demander si tous les syntagmes sont également
libres.

On rencontre d'abord un grand nombre d'expressions
qui appartiennent à la langue ; ce sont les locutions toutes
faites, auxquelles l'usage interdit de rien changer, même si
l'on peut y distinguer, à la réflexion, des parties significatives
(cf. à quoi bon ? allons donc ! etc.). Il en est de même,
bien qu'à un moindre degré, d'expressions telles que prendre
la mouche
, forcer la main à quelqu'un, rompre une lance,
ou encore avoir mal à (la tête, etc.), à force de (soins, etc.),
que vous ensemble ?, pas n'est besoin de…, etc., dont le caractère
usuel ressort des particularités de leur signification ou
de leur syntaxe. Ces tours ne peuvent pas être improvisés,
ils sont fournis par la tradition. On peut citer aussi les
mots qui, tout en se prêtant parfaitement à l'analyse, sont
172caractérisés par quelque anomalie morphologique maintenue
par la seule force de l'usage (cf. difficulté vis-à-vis de
facilité, etc., mourrai en face de dormirai, etc.).

Mais ce n'est pas tout ; il faut attribuer à la langue, non
à la parole, tous les types de syntagmes construits sur des
formes régulières. En effet, comme il n'y a rien d'abstrait
dans la langue, ces types n'existent que si elle en a enregistré
des spécimens suffisamment nombreux. Quand un
mot comme indécorable surgit dans la parole (voir p. 228 sv.),
il suppose un type déterminé, et celui-ci à son tour n'est
possible que par le souvenir d'un nombre suffisant de mots
semblables appartenant à la langue (impardonnable, intolérable,
infatigable, etc.). Il en est exactement de même des
phrases et des groupes de mots établis sur des patrons réguliers ;
des combinaisons comme la terre tourne, que vous
dit-il ?
etc., répondent à des types généraux, qui ont à leur
tour leur support dans la langue sous forme de souvenirs
concrets.

Mais il faut reconnaître que dans le domaine du syntagme
il n'y a pas de limite tranchée entre le fait de langue, marque
de l'usage collectif, et le fait de parole, qui dépend de la liberté
individuelle. Dans une foule de cas, il est difficile de classer
une combinaison d'unités, parce que l'un et l'autre facteurs
ont concouru à la produire, et dans des proportions qu'il est
impossible de déterminer.

§ 3. Les rapports associatifs.

Les groupes formés par association mentale ne se bornent
pas à rapprocher les termes qui présentent quelque
chose de commun ; l'esprit saisit aussi la nature des
rapports qui les relient dans chaque cas et crée par là
autant de séries associatives qu'il y a de rapports divers.
Ainsi dans enseignement, enseigner, enseignons, etc., il y a
un élément commun à tous les termes, le radical ; mais le
173mot enseignement peut se trouver impliqué dans une série
basée sur un autre élément commun, le suffixe (cf. enseignement,
armement, changement, etc.) ; l'association peut
reposer aussi sur la seule analogie des signifiés (enseignement,
instruction, apprentissage, éducation, etc.), ou au
contraire, sur la simple communauté des images acoustiques
(par exemple enseignement et justement) 118. Donc il y
a tantôt communauté double du sens et de la forme, tantôt
communauté de forme ou de sens seulement. Un mot quelconque
peut toujours évoquer tout ce qui est susceptible de
lui être associé d'une manière ou d'une autre,

Tandis qu'un syntagme appelle tout de suite l'idée d'un
ordre de succession et d'un nombre déterminé d'éléments,
les termes d'une famille associative ne se présentent ni en
nombre défini, ni dans un ordre déterminé. Si on associe
désir-eux, chaleur-eux, peur-eux, etc., on ne saurait dire
d'avance quel sera le nombre des mots suggérés par la mémoire,
ni dans quel ordre ils apparaîtront. Un terme donné est
comme le centre d'une constellation, le point où convergent
d'autres termes coordonnés, dont la somme est indéfinie (voir
la figure p. 175).

Cependant, de ces deux caractères de la série associative,
ordre indéterminé et nombre indéfini, seul le premier
se vérifie toujours ; le second peut manquer. C'est ce qui
174arrive dans un type caractéristique de ce genre de groupements,
les paradigmes de flexion. En latin, dans dominus,
dominí, dominō, etc., nous avons bien un groupe associatif
formé par un élément commun, le thème nominal domin-,

image enseignement | enseigner | enseignons | apprentissage | éducation | changement | armement | clément | justement

mais la série n'est pas indéfinie comme celle de enseignement,
changement, etc. ; le nombre des cas est déterminé ;
par contre leur succession n'est pas ordonnée spatialement,
et c'est par un acte purement arbitraire que le grammairien
les groupe d'une façon plutôt que d'une autre ; pour la conscience
des sujets parlants le nominatif n'est nullement le
premier cas de la déclinaison, et les termes pourront surgir
dans tel ou tel ordre selon l'occasion.175

Chapitre VI
Mécanisme de la langue

§ 1. Les solidarités syntagmatiques.

L'ensemble des différences phoniques et conceptuelles
qui constitue la langue résulte donc de deux sortes de comparaisons ;
les rapprochements sont tantôt associatifs,
tantôt syntagmatiques ; les groupements de l'un et l'autre
ordre sont, dans une large mesure, établis par la langue ;
c'est cet ensemble de rapports usuels qui la constitue et qui
préside à son fonctionnement.

La première chose qui nous frappe dans cette organisation,
ce sont les solidarités syntagmatiques : presque toutes
les unités de la langue dépendent soit de ce qui les entoure
sur la chaîne parlée, soit des parties successives dont elles
se composent elles-mêmes.

La formation des mots suffit à le montrer. Une unité telle
que désireux se décompose en deux sous-unités (désir-eux),
mais ce ne sont pas deux parties indépendantes ajoutées
simplement l'une à l'autre (désir + eux). C'est un produit,
une combinaison de deux éléments solidaires, qui n'ont de
valeur que par leur action réciproque dans une unité supérieure
(désir × eux). Le suffixe, pris isolément, est inexistant ;
ce qui lui confère sa place dans la langue, c'est une
série de termes usuels tels que chaleur-eux, chanc-eux, etc.
A son tour, le radical n'est pas autonome ; il n'existe
que par combinaison avec un suffixe ; dans roul-is, l'élément
176roul- n'est rien sans le suffixe qui le suit. Le tout vaut
par ses parties, les parties valent aussi en vertu de leur place
dans le tout, et voilà pourquoi le rapport syntagmatique de
la partie au tout est aussi important que celui des parties
entre elles.

C'est là un principe général, qui se vérifie dans tous les
types de syntagmes énumérés plus haut, p. 172 ; il s'agit
toujours d'unités plus vastes, composées elles-mêmes d'unités
plus restreintes, les unes et les autres étant dans un rapport
de solidarité réciproque.

La langue présente, il est vrai, des unités indépendantes,
sans rapports syntagmatiques ni avec leurs parties, ni avec
d'autres unités. Des équivalents de phrases tels que oui,
non, merci, etc., en sont de bons exemples. Mais ce fait,
d'ailleurs exceptionnel, ne suffit pas à compromettre le
principe général. Dans la règle, nous ne parlons pas par
signes isolés, mais par groupes de signes, par masses
organisées qui sont elles-mêmes des signes. Dans la
langue, tout revient à des différences, mais tout revient
aussi à des groupements. Ce mécanisme, qui consiste
dans un jeu de termes successifs, ressemble au fonctionnement
d'une machine dont les pièces ont une action
réciproque bien qu'elles soient disposées dans une seule
dimension.

§ 2. Fonctionnement simultané des deux formes
de groupements.

Entre les groupements syntagmatiques, ainsi constitués,
il y a un lien d'interdépendance ; ils se conditionnent réciproquement.
En effet la coordination dans l'espace contribue
à créer des coordinations associatives, et celles-ci à leur
tour sont nécessaires pour l'analyse des parties du syntagme.

Soit le composé dé-faire. Nous pouvons le représenter
177sur un ruban horizontal correspondant à la chaîne parlée :

image dé-faire

Mais simultanément et sur un autre axe, il existe dans le
subconscient une ou plusieurs séries associatives comprenant
des unités qui ont un élément commun avec le syntagme,
par exemple :

image dé-faire | décoller | déplacer | découdre | faire | refaire | contrefaire

De même, si le latin quadruplex est un syntagme, c'est
qu'il s'appuie aussi sur deux séries associatives :

image quadru-plex | quadrupes | quadrifrons | quadraginta | simplex | triplex | centuplex

C'est dans la mesure où ces autres formes flottent autour
de défaire ou de quadruplex que ces deux mots peuvent être
décomposés en sous-unités, autrement dit, sont des syntagmes.
Ainsi défaire serait inanalysable si les autres formes
contenant dé- ou faire disparaissaient de la langue ; il ne
178serait plus qu'une unité simple et ses deux parties ne seraient
plus opposables l'une à l'autre.

On comprend dès lors le jeu de ce double système dans le
discours.

Notre mémoire tient en réserve tous les types de syntagmes
plus ou moins complexes, de quelque espèce ou
étendue qu'ils puissent être, et au moment de les employer,
nous faisons intervenir les groupes associatifs pour fixer
notre choix. Quand quelqu'un dit marchons !, il pense
inconsciemment à divers groupes d'associations à l'intersection
desquels se trouve le syntagme marchons ! Celui-ci
figure d'une part dans la série marche ! marchez !, et c'est
l'opposition de marchons ! avec ces formes qui détermine
le choix ; d'autre part, marchons ! évoque la série montons !
mangeons ! etc., au sein de laquelle il est choisi par le
-même procédé ; dans chaque série on sait ce qu'il faut
faire varier pour obtenir la différenciation propre à l'unité
cherchée. Qu'on change l'idée à exprimer, et d'autres
oppositions seront nécessaires pour faire apparaître une
autre valeur ; on dira par exemple marchez !, ou bien montons !

Ainsi il ne suffit pas de dire, en se plaçant à un point de
vue positif, qu'on prend marchons ! parce qu'il signifie ce
qu'on veut exprimer. En réalité l'idée appelle, non une
forme, mais tout un système latent, grâce auquel on obtient
les oppositions nécessaires à la constitution du signe. Celui-ci
n'aurait par lui-même aucune signification propre. Le
jour où il n'y aurait plus marche ! marchez ! en face de marchons !,
certaines oppositions tomberaient et la valeur de
marchons ! serait changée ipso facto.

Ce principe s'applique aux syntagmes et aux phrases de
tous les types, même les plus complexes. Au moment où
nous prononçons la phrase : « que vous dit-il ? », nous
faisons varier un élément dans un type syntagmatique
latent, par exemple « que te dit-il ? » — « que nous dit-il ? »,
179etc., et c'est par là que notre choix se fixe sur le pronom
vous. Ainsi dans cette opération, qui consiste à éliminer
mentalement tout ce qui n'amène pas la différenciation
voulue sur le point voulu, les groupements associatifs et les
types syntagmatiques sont tous deux en jeu.

Inversement ce procédé de fixation et de choix régit les
unités les plus minimes et jusqu'aux éléments phonologiques,
quand ils sont revêtus d'une valeur. Nous ne pensons pas seulement
à des cas comme pətit (écrit « petite ») vis-à-vis de pəti
(écrit « petit »), ou lat. dominī vis-à-vis de dominō, etc., où la
différence repose par hasard sur un simple phonème, mais
au fait plus caractéristique et plus délicat, qu'un phonème
joue par lui-même un rôle dans le système d'un état
de langue. Si par exemple en grec m, p, t, etc., ne peuvent
jamais figurer à la fin d'un mot, cela revient à dire que leur
présence ou leur absence à telle place compte dans la structure
du mot et dans celle de la phrase. Or dans tous les cas
de ce genre, le son isolé, comme toutes les autres unités, sera
choisi à la suite d'une opposition mentale double : ainsi dans
le groupe imaginaire anma, le son m est en opposition syntagmatique
avec ceux qui l'entourent et en opposition associative
avec tous ceux que l'esprit peut suggérer, soit :

anma | vd

§ 3. L'arbitraire absolu et l'arbitraire relatif.

Le mécanisme de la langue peut être présenté sous un autre
angle particulièrement important.

Le principe fondamental de l'arbitraire du signe n'empêche
pas de distinguer dans chaque langue ce qui est
radicalement arbitraire, c'est-à-dire immotivé, de ce qui ne
l'est que relativement. Une partie seulement des signes
180est absolument arbitraire ; chez d'autres intervient un phénomène
qui permet de reconnaître des degrés dans l'arbitraire
sans le supprimer : le signe peut être relativement
motivé
.

Ainsi vingt est immotivé, mais dix-neuf ne l'est pas au
même degré, parce qu'il évoque les termes dont il se compose
et d'autres qui lui sont associés, par exemple dix,
neuf, vingt-neuf, dix-huit, soixante-dix, etc. ; pris séparément,
dix et neuf sont sur le même pied que vingt, mais dix-neuf
présente un cas de motivation relative. Il en est de même
pour poirier, qui rappelle le mot simple poire et dont le suffixe
-ier fait penser à cerisier, pommier, etc. ; pour frêne,
chêne, etc., rien de semblable. Comparez encore berger, complètement
immotivé, et vacher, relativement motivé ; de
même les couples geôle et cachot, hache et couperet, concierge
et portier, jadis et autrefois, souvent et fréquemment, aveugle
et boiteux, sourd et bossu, second et deuxième, all. Laub et fr.
feuillage, fr. métier et all. Handwerk. Le pluriel anglais ships
« navires » rappelle par sa formation toute la série flags, birds,
books, etc., tandis que men « hommes », sheep « moutons »
ne rappellent rien. En grec dṓsō « je donnerai » exprime
l'idée de futur par un signe qui éveille l'association de
lū́sō, stḗsō, túpsō, etc., tandis que eîmi « j'irai » est tout à
fait isolé.

Ce n'est pas le lieu de rechercher les facteurs qui conditionnent
dans chaque cas la motivation ; mais celle-ci est
toujours d'autant plus complète que l'analyse syntagmatique
est plus aisée et le sens des sous-unités plus évident.
En effet, s'il y a des éléments formatifs transparents, comme
-ier dans poir-ier vis-à-vis de ceris-ier, pomm-ier, etc., il
en est d'autres dont la signification est trouble ou tout à
fait nulle ; ainsi jusqu'à quel point le suffixe -ot correspond-il
à un élément de sens dans cachot ? En rapprochant des
mots tels que coutelas, fatras, platras, canevas, on a le
vague sentiment que -as est un élément formatif propre
181aux substantifs, sans qu'on puisse le définir plus exactement.
D'ailleurs, même dans les cas les plus favorables, la
motivation n'est jamais absolue. Non seulement les éléments
d'un signe motivé sont eux-mêmes arbitraires (cf. dix et neuf
de dix-neuf), mais la valeur du terme total n'est jamais égale
à la somme des valeurs des parties ; poir × ier n'est pas égal
à poir + ier (voir p. 176).

Quand au phénomène lui-même, il s'explique par les principes
énoncés au paragraphe précédent : la notion du relativement
motivé implique : l'analyse du terme donné, donc
un rapport syntagmatique ; l'appel à un ou plusieurs autres
termes, donc un rapport associatif. Ce n'est pas autre chose
que le mécanisme en vertu duquel un terme quelconque se
prête à l'expression d'une idée. Jusqu'ici, les unités nous sont
apparues comme des valeurs, c'est-à-dire comme les éléments
d'un système, et nous les avons considérées surtout dans leurs
oppositions ; maintenant nous reconnaissons les solidarités
qui les relient ; elles sont d'ordre associatif et d'ordre syntagmatique,
et ce sont elles qui limitent l'arbitraire. Dix-neuf
est solidaire associativement de dix-huit, soixante-dix
etc., et syntagmatiquement de ses éléments dix et neuf (voir
p. 177). Cette double relation lui confère une partie de sa
valeur.

Tout ce qui a trait à la langue en tant que système
demande, c'est notre conviction, à être abordé de ce point
de vue, qui ne retient guère les linguistes : la limitation
de l'arbitraire. C'est la meilleure base possible. En effet
tout le système de la langue repose sur le principe irrationnel
de l'arbitraire du signe qui, appliqué sans restriction,
aboutirait à la complication suprême ; mais l'esprit
réussit à introduire un principe d'ordre et de régularité
dans certaines parties de la masse des signes, et c'est là le
rôle du relativement motivé. Si le mécanisme de la langue
était entièrement rationnel, on pourrait l'étudier en lui-même ;
mais comme il n'est qu'une correction partielle
182d'un système naturellement chaotique, on adopte le point de
vue imposé par la nature même de la langue, en étudiant ce
mécanisme comme une limitation de l'arbitraire.

Il n'existe pas de langue où rien ne soit motivé ; quant
à en concevoir une où tout le serait, cela serait impossible par
définition. Entre les deux limites extrêmes — minimum d'organisation
et minimum d'arbitraire — on trouve toutes les
variétés possibles. Les divers idiomes renferment toujours
des éléments des deux ordres — radicalement arbitraires et
relativement motivés — mais dans des proportions très variables,
et c'est là un caractère important, qui peut entrer en ligne
de compte dans leur classement.

En un certain sens — qu'il ne faut pas serrer de trop près,
mais qui rend sensible une des formes de cette opposition —
on pourrait dire que les langues où l'immotivité atteint
son maximum sont plus lexicologiques, et celles où il
s'abaisse au minimum, plus grammaticales. Non que
« lexique » et « arbitraire » d'une part, « grammaire » et
« motivation relative » de l'autre, soient toujours synonymes ;
mais il y a quelque chose de commun dans le principe.
Ce sont comme deux pôles entre lesquels se meut
tout le système, deux courants opposés qui se partagent le
mouvement de la langue : la tendance à employer l'instrument
lexicologique, le signe immotivé, et la préférence
accordée à l'instrument grammatical, c'est-à-dire à la règle
de construction.

On verrait par exemple que l'anglais donne une place
beaucoup plus considérable à l'immotivé que l'allemand ;
mais le type de l'ultra-lexicologique est le chinois, tandis
que l'indo-européen et le sanscrit sont des spécimens de
l'ultra-grammatical. Dans l'intérieur d'une même langue,
tout le mouvement de l'évolution peut être marqué par un
passage continuel du motivé à l'arbitraire et de l'arbitraire
au motivé ; ce va-et-vient a souvent pour résultat de déplacer
sensiblement les proportions de ces deux catégories de
183signes. Ainsi le français est caractérisé par rapport au latin,
entre autres choses, par un énorme accroissement de l'arbitraire :
tandis qu'en latin inimĭcus rappelle in- et amĭcus et se
motive par eux, ennemi ne se motive par rien ; il est rentré
dans l'arbitraire absolu, qui est d'ailleurs la condition essentielle
du signe linguistique. On constaterait ce déplacement
dans des centaines d'exemples : cf. constāre (stāre) : coûter,
fabrica (faber) : forge, magister (magis) : maître, berbīcārius
(berbīx) : berger, etc. Ces changements donnent une physionomie
toute particulière au français.184

Chapitre VII
La grammaire et ses subdivisions

§ 1. Définitions ; divisions traditionnelles.

La linguistique statique ou description d'un état de langue
peut être appelée grammaire, dans le sens très précis, et
d'ailleurs usuel, qu'on trouve dans les expressions « grammaire
du jeu d'échec », « grammaire de la Bourse », etc., où il s'agit
d'un objet complexe et systématique, mettant en jeu des
valeurs coexistantes.

La grammaire étudie la langue en tant que système de
moyens d'expression ; qui dit grammatical dit synchronique
et significatif, et comme aucun système n'est à cheval sur
plusieurs époques à la fois, il n'y a pas pour nous de « grammaire
historique » ; ce qu'on appelle ainsi n'est en réalité que
la linguistique diachronique.

Notre définition ne concorde pas avec celle, plus restreinte,
qu'on en donne généralement. C'est en effet la morphologie
et la syntaxe réunies qu'on est convenu d'appeler grammaire,
tandis que la lexicologie ou science des mots en est
exclue.

Mais d'abord ces divisions répondent-elles à la réalité ?
Sont-elles en harmonie avec les principes que nous venons de
poser ?

La morphologie traite des diverses catégories de mots
(verbes, noms, adjectifs, pronoms, etc.) et des différentes
formes de la flexion (conjugaison, déclinaison). Pour séparer
185cette étude de la syntaxe, on allègue que cette dernière,
a pour objet les fonctions attachées aux unités linguistiques
tandis que la morphologie n'envisage que leur forme ; elle
se contente par exemple de dire que le génétif du grec phúlax
« gardien » est phúlakos, et la syntaxe renseigne sur l'emploi
de ces deux formes.

Mais cette distinction est illusoire : la série des formes du
substantif phúlax ne devient paradigme de flexion que par
la comparaison des fonctions attachées aux différentes formes ;
réciproquement, ces fonctions ne sont justiciables de la morphologie
que si à chacune d'elles correspond un signe phonique
déterminé. Une déclinaison n'est ni une liste de formes
ni une série d'abstractions logiques, mais une combinaison
de ces deux choses (voir p. 144) : formes et fonctions sont solidaires,
et il est difficile, pour ne pas dire impossible, de les
séparer. Linguistiquement, la morphologie n'a pas d'objet
réel et autonome ; elle ne peut constituer une discipline distincte
de la syntaxe.

D'autre part, est-il logique d'exclure la lexicologie de la
grammaire ? A première vue les mots, tels qu'ils sont enregistrés
dans le dictionnaire, ne semblent pas donner prise
à l'étude grammaticale, qu'on limite généralement aux rapports
existants entre les unités. Mais tout de suite on constate
qu'une foule de ces rapports peuvent être exprimés
aussi bien par des mots que par des moyens grammaticaux.
Ainsi en latin fīō et faciō s'opposent de la même manière
que dīcor et Dīcō, formes grammaticales d'un même mot ;
en russe la distinction du perfectif et de l'imperfectif est
rendue grammaticalement dans sprosíť : sprášivať « demander »,
et lexicologiquement dans skazáť : govoríť
« dire ». On attribue généralement les prépositions à la
grammaire ; pourtant la locution prépositionnelle en considération
de
est essentiellement lexicologique, puisque le
mot considération y figure avec son sens propre. Si l'on
compare grec peíthō : peíthomai avec franç. je persuade :
186j'obéis, on voit que l'opposition est rendue grammaticalement
dans le premier cas et lexicologiquement dans le second. Quantité
de rapports exprimés dans certaines langues par des cas
ou des prépositions sont rendus dans d'autres par des composés,
déjà plus voisins des mots proprement dits (franç.
royaume des cieux et all. Himmerleich), ou par des dérivés
(franç. moulin à vent et polon. wialr-ak) ou enfin par des mots
simples (franç. bois de chauffage et russe drovâ, franç. bois
de construction
et russe les). L'échange des mots simples et des
locutions composées au sein d'une même langue (cf. considérer
et prendre en considération, se venger de et tirer vengeance de)
est également très fréquent.

On voit donc qu'au point de vue de la fonction, le fait lexicologique
peut se confondre avec le fait syntaxique. D'autre
part, tout mot qui n'est pas une unité simple et irréductible
ne se distingue pas essentiellement d'un membre de phrase,
d'un fait de syntaxe ; l'agencement des sous-unités qui le composent
obéit aux mêmes principes fondamentaux que la formation
des groupes de mots.

En résumé, les divisions traditionnelles de la grammaire
peuvent avoir leur utilité pratique, mais ne correspondent pas
à des distinctions naturelles et ne sont unies par aucun lien
logique. La grammaire ne peut s'édifier que sur un principe
différent et supérieur.

§ 2. Divisions rationnelles.

L'interpénétration de la morphologie, de la syntaxe et
de la lexicologie s'explique par la nature au fond identique
de tous les faits de synchronie. Il ne peut y avoir entre eux
aucune limite tracée d'avance. Seule la distinction établie
plus haut entre les rapports syntagmatiques et les rapports
associatifs suggère un mode de classement qui s'impose de
lui-même, le seul qu'on puisse mettre à la base du système
grammatical.187

Tout ce qui compose un état de langue doit pouvoir être
ramené à une théorie des syntagmes et à une théorie des associations.
Dès maintenant certaines parties de la grammaire
traditionnelle semblent se grouper sans effort dans l'un ou
l'autre de ces ordres : la flexion est évidemment une forme
typique de l'association des formes dans l'esprit des sujets
parlants ; d'autre part la syntaxe, c'est-à-dire, selon la définition
la plus courante, la théorie des groupements de
mots, rentre dans la syntagmatique, puisque ces groupements
supposent toujours au moins deux unités distribuées
dans l'espace. Tous les faits de syntagmatique ne
se classent pas dans la syntaxe, mais tous les faits
de syntaxe appartiennent à la syntagmatique.

N'importe quel point de grammaire montrerait l'importance
qu'il y a à étudier chaque question à ce double point
de vue. Ainsi la notion de mot pose deux problèmes distincts,
selon qu'on la considère associativement ou syntagmatiquement ;
l'adjectif grand offre dans le syntagme une dualité de
forme (grã garsõ « grand garçon » et grãt ãfã « grand enfant »),
et associativement une autre dualité (masc. grã « grand », fém.
grãd « grande »).

Il faudrait pouvoir ramener ainsi chaque fait à son ordre,
syntagmatique ou associatif, et coordonner toute la matière de
la grammaire sur ses deux axes naturels ; seule cette répartition
montrerait ce qu'il faut changer aux cadres usuels de
la linguistique synchronique. Cette tâche ne peut naturellement
pas être entreprise ici, où l'on se borne à poser les principes
les plus généraux.188

Chapitre VIII
Rôle des entités abstraites en grammaire

Il y a un sujet important qui n'a pas encore été touché et
qui montre justement la nécessité d'examiner toute question
grammaticale sous les deux points de vue distingués plus haut.
Il s'agit des entités abstraites en grammaire. Envisageons-les
d'abord sous l'aspect associatif.

Associer deux formes, ce n'est pas seulement sentir
qu'elles offrent quelque chose de commun, c'est aussi distinguer
la nature des rapports qui régissent les associations.
Ainsi les sujets ont conscience que la relation qui
unit enseigner à enseignement ou juger à jugement n'est pas
la même que celle qu'ils constatent entre enseignement et
jugement (voir p. 173 sv.). C'est par là que le système des
associations se rattache à celui de la grammaire. On peut
dire que la somme des classements conscients et méthodiques
faits par le grammairien qui étudie un état de langue
sans faire intervenir l'histoire doit coïncider avec la
somme des associations, conscientes ou non, mises en jeu
dans la parole. Ce sont elles qui fixent dans notre esprit les
familles de mots, les paradigmes de flexion, les éléments
formatifs : radicaux, suffixes, désinences, etc. (voir p.
253 sv.).

Mais l'association ne dégage-t-elle que des éléments
matériels ? Non, sans doute ; nous savons déjà qu'elle rapproche
des mots reliés par le sens seulement (cf. enseignement,
189apprentissage, éducation, etc.) ; il doit en être de même
en grammaire : soit les trois génitifs latins : ʹdomin-ī, rēg-is,
ros-ārum ; les sons des trois désinences n'offrent aucune analogie
qui donne prise à l'association ; mais elles sont pourtant
rattachées par le sentiment d'une valeur commune qui
dicte un emploi identique ; cela suffit pour créer l'association
en l'absence de tout support matériel, et c'est ainsi que la
notion de génitif en soi prend place dans la langue. C'est par
un procédé tout semblable que les désinences de flexion
-us , etc. (dans dominus, dominī, dominō, etc.), sont reliées
dans la conscience et dégagent les notions plus
générales de cas et de désinence casuelle. Des associations du
même ordre, mais plus larges encore, relient tous les substantifs,
tous les adjectifs, etc., et fixent la notion des parties
du discours.

Toutes ces choses existent dans la langue, mais à titre d'entités
abstraites
 ; leur étude est difficile, parce qu'on ne peut
savoir exactement si la conscience des sujets parlants va toujours
aussi loin que les analyses du grammairien. Mais l'essentiel
est que les entités abstraites reposent toujours, en dernière
analyse, sur les entités concrètes
. Aucune abstraction grammaticale
n'est possible sans une série d'éléments matériels qui
lui sert de substrat, et c'est toujours à ces éléments qu'il faut
revenir en fin de compte.

Plaçons-nous maintenant au point de vue syntagmatique.
La valeur d'un groupe est souvent liée à l'ordre de ses
éléments. En analysant un syntagme, le sujet parlant ne se
borne pas à en distinguer les parties ; il constate entre
elles un certain ordre de succession. Le sens du français
désir-eux ou du latin signi-fer dépend de la place respective
des sous-unités : on ne saurait dire eux-désir ou fer-signum.
Une valeur peut même n'avoir aucun rapport dans un élément
concret (tel que -eux ou -fer) et résulter de la seule
ordonnance des termes ; si par exemple en français les deux
groupes je dois et dois-je ? ont des significations différentes
190cela ne tient qu'à l'ordre des mots. Une langue exprime quelquefois
par la succession des termes une idée qu'une autre
rendra par un ou plusieurs termes concrets ; l'anglais, dans
le type syntagmatique gooseberry wine « vin de groseilles »,
(gold watch « montre en or », etc., exprime par l'ordre pur et
simple des termes des rapports que le français moderne
marque par des prépositions ; à son tour, le français moderne
rend la notion de complément direct uniquement par
la position du substantif après le verbe transitif (cf. je cueille
une fleur
), tandis que le latin et d'autres langues le font par
l'emploi de l'accusatif, caractérisé par des désinences spéciales,
etc.

Mais si l'ordre des mots est incontestablement une entité
abstraite, il n'en est pas moins vrai qu'elle ne doit son
existence qu'aux unités concrètes qui la contiennent et qui
courent sur une seule dimension. Ce serait une erreur de
croire qu'il y a une syntaxe incorporelle en dehors de ces
unités matérielles distribuées dans l'espace. En anglais the
man I have seen
(« l'homme que j'ai vu ») nous montre un
fait de syntaxe qui semble représenté par zéro, tandis que
le français le rend par que. Mais c'est justement la comparaison
avec le fait de syntaxe français qui produit cette illusion
que le néant peut exprimer quelque chose ; en réalité,
les unités matérielles, alignées dans un certain ordre, créent
seules cette valeur. En dehors d'une somme de termes concrets
on ne saurait raisonner sur un cas de syntaxe. D'ailleurs,
par le seul fait que l'on comprend un complexus
linguistique (par exemple les mots anglais cités plus haut),
cette suite de termes est l'expression adéquate de la
pensée.

Une unité matérielle n'existe que par le sens, la fonction
dont elle est revêtue ; ce principe est particulièrement
important pour la connaissance des unités restreintes,
parce qu'on est tenté de croire qu'elles existent en vertu de
leur pure matérialité, que par exemple aimer ne doit son
191existence qu'aux sons qui le composent. Inversement —
comme on vient de le voir — un sens, une fonction n'existent
que par le support de quelque forme matérielle ; si ce principe
a été formulé à propos des syntagmes plus étendus ou types
syntaxiques, c'est qu'on est porté à y voir des abstractions
immatérielles planant au-dessus des termes de la phrase. Ces
deux principes, en se complétant, concordent avec nos affirmations
relatives à la délimitation des unités (voir p. 145).192

Troisième partie
Linguistique diachronique

Chapitre premier
Généralités

La linguistique diachronique étudie, non plus les rapports
entre termes coexistants d'un état de langue, mais entre
termes successifs qui se substituent les uns aux autres dans
le temps.

En effet l'immobilité absolue n'existe pas (voir p. 110
sv.) ; toutes les parties de la langue sont soumises au changement ;
à chaque période correspond une évolution plus ou
moins considérable. Celle-ci peut varier de rapidité et d'intensité
sans que le principe lui-même se trouve infirmé ; le
fleuve de la langue coule sans interruption ; que son cours
soit paisible ou torrentueux, c'est une considération secondaire.

Il est vrai que cette évolution ininterrompue nous est
souvent voilée par l'attention accordée à la langue littéraire ;
celle-ci, comme on le verra p. 267 sv., se superpose
à la langue vulgaire, c'est-à-dire à la langue naturelle, et est
soumise à d'autres conditions d'existence. Une fois formée,
elle reste en général assez stable, et tend à demeurer
identique à elle-même ; sa dépendance de l'écriture lui
assure des garanties spéciales de conservation. Ce n'est
193donc pas elle qui peut nous montrer à quel point sont variables
les langues naturelles dégagées de toute réglementation
littéraire.

La phonétique, et la phonétique tout entière, est le
premier objet de la linguistique diachronique ; en effet
l'évolution des sons est incompatible avec la notion d'état ;
comparer des phonèmes ou des groupes de phonèmes avec ce
qu'ils ont été antérieurement, cela revient à établir une diachronie.
L'époque antécédente peut être plus ou moins rapprochée ;
mais quand l'une et l'autre se confondent, la phonétique
cesse d'intervenir ; il n'y a plus que la description
des sons d'un état de langue, et c'est à la phonologie de le
faire.

Le caractère diachronique de la phonétique s'accorde fort
bien avec ce principe que rien de ce qui est phonétique n'est
significatif ou grammatical, dans le sens large du terme (voir
p.36). Pour faire l'histoire des sons d'un mot, on peut ignorer
son sens, ne considérant que son enveloppe matérielle, y
découper des tranches phoniques sans se demander si elles
ont une signification ; on cherchera — par exemple ce que devient
en grec attique un groupe -ewo-, qui ne signifie rien.
Si l'évolution de la langue se réduisait à celle des sons, l'opposition
des objets propres aux deux parties de la linguistique
serait tout de suite lumineuse : on verrait clairement que diachronique
équivaut à non-grammatical, comme synchronique
à grammatical.

Mais n'y a-t-il que les sons qui se transforment avec le
temps ? Les mots changent de signification, les catégories
grammaticales évoluent ; on en voit qui disparaissent avec
les formes qui servaient à les exprimer (par exemple le
duel en latin). Et si tous les faits de synchronie associative
et syntagmatique ont leur histoire, comment maintenir la
distinction absolue entre la diachronie et la synchronie ?
Cela devient très difficile dès que l'on sort de la phonétique
pure.194

Remarquons cependant que beaucoup de changements
tenus pour grammaticaux se résolvent en des changements
phonétiques. La création du type grammatical de l'allemand
Hand : Hände, substitué à hant : hanti (voir p. 120),
s'explique entièrement par un fait phonétique. C'est encore
un fait phonétique qui est à la base du type de composés
Springbrunnen, Reitschule, etc. ; en vieux haut allemand
le premier élément n'était pas verbal, mais substantif ;
beta-hūs voulait dire « maison de prière » ; cependant la
voyelle finale étant tombée phonétiquement (beta-bet-,
etc.), il s'est établi un contact sémantique avec le verbe
(beten, etc), et Bethaus a fini par signifier « maison pour
prier ».

Quelque chose de tout semblable s'est produit dans les composés
que l'ancien germanique formait avec le mot līch « apparence
extérieure » (cf. mannolīch « qui a l'apparence d'un
homme », redolīch « qui a l'apparence de la raison »). Aujourd'hui,
dans un grand nombre d'adjectifs (cf. verzeihlich, glaublich,
etc.), -lich est devenu un suffixe, comparable à celui de
pardonn-able, croy-able, etc., et en même temps l'interprétation
du premier élément a changé : on n'y aperçoit plus un
substantif, mais une racine verbale ; c'est que dans un certain
nombre de cas, par chute de la voyelle finale du premier élément
(par exemple redo-red-), celui-ci a été assimilé à une
racine verbale (red- de reden).

Ainsi dans glaublich, glaub- est rapproché de glauben plutôt
que de Glaube, et malgré la différence du radical, sichtlich
est associé à sehen et non plus à Sicht.

Dans tous ces cas et bien d'autres semblables, la distinction
des deux ordres reste claire ; il faut s'en souvenir pour
ne pas affirmer à la légère qu'on fait de la grammaire historique
quand, en réalité, on se meut successivement dans le
domaine diachronique, en étudiant le changement phonétique,
et dans le domaine synchronique, en examinant les conséquences
qui en découlent.195

Mais cette restriction ne lève pas toutes les difficultés. L'évolution
d'un fait de grammaire quelconque, groupe associatif
ou type syntagmatique, n'est pas comparable à celle d'un
son. Elle n'est pas simple, elle se décompose en une foule de
faits particuliers dont une partie seulement rentre dans la phonétique.
Dans la genèse d'un type syntagmatique tel que le
futur français prendre ai, devenu prendrai, on distingue au
minimum deux faits, l'un psychologique : la synthèse des deux
éléments du concept, l'autre phonétique et dépendant du
premier : la réduction des deux accents du groupe à un seul
(prendre aiprendrai).

La flexion du verbe fort germanique (type all. moderne
geben, gab, gegeben, etc., cf. grec leípo, élipon, léloipa, etc.),
est fondée en grande partie sur le jeu de l'ablaut des voyelles
radicales. Ces alternances (voir p. 215 sv.) dont le système
était assez simple à l'origine, résultent sans doute d'un fait
purement phonétique ; mais pour que ces oppositions prennent
une telle importance fonctionnelle, il a fallu que le système
primitif de la flexion se simplifie par une série de procès
divers : disparition des variétés multiples du présent et des
nuances de sens qui s'y rattachaient, disparition de l'imparfait,
du futur et de l'aoriste, élimination du redoublement
du parfait, etc. Ces changements, qui n'ont rien d'essentiellement
phonétique, ont réduit la flexion verbale à un groupe
restreint de formes, où les alternances radicales ont acquis
une valeur significative de premier ordre. On peut affirmer
par exemple que l'opposition e : a est plus significative
dans geben : gab que l'opposition e : o dans le grec leipô : léloipa,
à cause de l'absence de redoublement dans le parfait allemand.

Si donc la phonétique intervient le plus souvent par un
côté quelconque dans l'évolution, elle ne peut l'expliquer
tout entière ; le facteur phonétique une fois éliminé, on
trouve un résidu qui semble justifier l'idée « d'une histoire
de la grammaire » ; c'est là qu'est la véritable difficulté ; la
196distinction — qui doit être maintenue — entre le diachronique
et le synchronique demanderait des explications délicates,
incompatibles avec le cadre de ce cours 119.

Dans ce qui suit, nous étudions successivement les changements
phonétiques, l'alternance et les faits d'analogie, pour
terminer par quelques mots sur l'étymologie populaire et l'agglutination.197

Chapitre II
Les changements phonétiques

§ 1. Leur régularité absolue.

On a vu p. 132 que le changement phonique n'atteint pas
les mots, mais les sons. C'est un phonème qui se transforme :
événement isolé, comme tous les événements diachroniques,
mais qui a pour conséquence d'altérer d'une façon identique
tous les mots où figure le phonème en question ; c'est en
ce sens que les changements phonétiques sont absolument
réguliers.

En allemand tout ī est devenu ei, puis ai : wīn, trīben,
līhen, zīt, ont donné Wein, treiben, leihen, Zeit ; tout ū est
devenu au : hūs, zūn, rūchHaus, Zaun, Rauch ; de même
ǖ s'est changé en eu : hǖsirHäuser, etc. Au contraire la
diphtongue ie a passé à ī, que l'on continue à écrire ie : cf.
biegen, lieb, Tier. Parallèlement, tous les uo sont devenus ū :
muotMut, etc. Tout z (voir p. 59) a donné s (écrit ss) :
wazerWasser, fliezenfliessen, etc. Tout h intérieur a
disparu entre voyelles : līhen, sehenleien, seen (écrits
leihen, sehen). Tout w s'est transformé en v labiodental (écrit w) :
wazerwasr (Wasser).

En français, tout l mouillé est devenu y (jod) : piller,
bouillir se prononcent piyẹ, buyir, etc.

En latin, ce qui a été s intervocalique apparaît comme rà
une autre époque : *genesis, *asēnageneris arēna, etc.

N'importe quel changement phonétique, vu sous son vrai
198jour, confirmerait la parfaite régularité de ces transformations.

§ 2. Conditions des changements phonétiques.

Les exemples précédents montrent déjà que les phénomènes
phonétiques, loin d'être toujours absolus, sont le plus souvent
liés à des conditions déterminées : autrement dit, ce n'est pas
l'espèce phonologique qui se transforme, mais le phonème tel
qu'il se présente dans certaines conditions d'entourage,
d'accentuation, etc. C'est ainsi que s n'est devenu r en latin
qu'entre voyelles et dans quelques autres positions, ailleurs
il subsiste (cf. est, senex, equos).

Les changements absolus sont extrêmement rares ; ils ne
paraissent souvent tels que par le caractère caché ou trop général
de la condition ; ainsi en allemand ī devient ei, ai, mais
seulement en syllabe tonique ; le k1, indo-européen devient h
en germanique (cf. indo-européen k1olsom, latin collum all.
Hals) ; mais le changement ne se produit pas après s (cf. grec
skótos et got. skadus « ombre »).

D'ailleurs la division des changements en absolus et conditionnels
repose sur une vue superficielle des choses ; il
est plus rationnel de parler, comme on le fait de plus en
plus, de phénomènes phonétiques spontanés et combinatoires.
Ils sont spontanés quand ils sont produits par une
cause interne, et combinatoires quand ils résultent de la
présence d'un ou plusieurs autres phonèmes. Ainsi le passage
de o indo-européen à a germanique (cf. got. skadus,
all. Hais, etc.) est un fait spontané. Les mutations consonantiques
ou « Lautverschiebungen » du germanique sont le
type du changement spontané : ainsi le k1, indo-européen
devient h en proto-germanique (cf. lat. collum et got. hals),
le protogermanique t, conservé en anglais, devient z (prononcé
ts) en haut allemand (cf. got. taihun, angl. ten, all.
zehn). Au contraire, le passage de lat. ct, pt à italien tt (cf.
199factumfatto, captīvum cattivo) est un fait combinatoire,
puisque le premier élément a été assimilé au second.
L'umlaut allemand est dû aussi à une cause externe, la
présence de i dans la syllabe suivante : tandis que gast ne
change pas, gasli donne gesti, Gäste.

Notons que dans l'un et l'autre cas le résultat n'est nullement
en cause et qu'il n'importe pas qu'il y ait ou non
changement. Si par exemple on compare got. fisks avec
lat. piscis et got. skadus avec grec skótos, on constate dans
le premier cas persistance de l'i, dans l'autre, passage de o
à a ; de ces deux sons, le premier est resté tel quel, le second
a changé ; mais l'essentiel est qu'ils ont agi par eux-mêmes.

Si un fait phonétique est combinatoire, il est toujours
conditionnel ; mais s'il est spontané, il n'est pas nécessairement
absolu, car il peut être conditionné négativement
par l'absence de certains facteurs de changement. Ainsi le
k, indo-européen devient spontanément qu en latin (cf.
quattuor, inquilīna, etc.), mais il ne faut pas qu'il soit suivi,
par exemple, de o ou de u (cf. cottīdie, colō, secundus,
etc.). De même, la persistance de i indo-européen dans
got. fisks, etc. est liée à une condition : il ne faut pas qu'il
soit suivi de r ou h, auquel cas il devient e, noté ai (cf. wair =
lat. vir et maihstus = all. Mist).

§ 3. Points de méthode.

Les formules qui expriment les phénomènes doivent tenir
compte des distinctions précédentes, sous peine de les présenter
sous un jour faux.

Voici quelques exemples de ces inexactitudes.

D'après l'ancienne formulation de la loi de Verner, « en
germanique tout þ non initial a été changé en đ si l'accent
le suivait » : cf. d'une part *faþerfađer (all. Vater),
*liþumé*liđumé all. litten), d'autre part, *þris (all. drei),
*brōþer (all. Bruder), *liþo all. leide), où þ subsiste).
200Cette formule attribue le rôle actif à l'accent et introduit
une clause restrictive pour þ initial. En réalité, le phénomène
est tout différent : en germanique, comme en latin, þ tendait
à se sonoriser spontanément à l'intérieur du mot ; seul l'accent
placé sur la voyelle précédente a pu l'en empêcher. Ainsi tout
est renversé : le fait est spontané, non combinatoire, et
l'accent est un obstacle au lieu d'être la cause provoquante
Il faut dire : « Tout þ intérieur est devenu đ, à moins que
l'accent placé sur la voyelle précédente ne s'y soit
opposé. »

Pour bien distinguer ce qui est spontané et ce qui est
combinatoire, il faut analyser les phases de la transformation
et ne pas prendre le résultat médiat pour le résultat
immédiat. Ainsi pour expliquer la rotacisation (cf. latin
*genesisgeneris), il est inexact de dire que s est devenu
r entre deux voyelles, car s, n'ayant pas de son laryngé, ne
peut jamais donner r du premier coup. En réalité il y a
deux actes : s devient z par changement combinatoire ;
mais z, n'ayant pas été maintenu dans le système phonique
du latin, a été remplacé par le son très voisin r, et ce
changement est spontané. Ainsi par une grave erreur on
confondait en un seul phénomène deux faits disparates ; la
faute consiste d'une part à prendre le résultat médiat
pour l'immédiat (sr au lieu de zr) et d'autre part,
à poser le phénomène total comme combinatoire, alors qu'il
ne l'est pas dans sa première partie. C'est comme si l'on
disait qu'en français e est devenu a devant nasale. En réalité
il y a eu successivement changement combinatoire, nasalisation
de e par n (cf. lat. ventum → franç. vẽnt, lat. fēmina
→ franç. femə fẽmə) puis changement spontané de
en ã (cf. vãnt, fãmə, actuellement , fam). En vain objecterait-on
que cela n'a pu se passer que devant consonne
nasale : il ne s'agit pas de savoir pourquoi e s'est nasalisé,
mais seulement si la transformation de è en à est spontanée
ou combinatoire.201

La plus grave erreur de méthode que nous rappelons ici
bien qu'elle ne se rattache pas aux principes exposés plus
haut, consiste à formuler une loi phonétique au présent,
comme si les faits qu'elle embrasse existaient une fois pour
toutes, au lieu qu'ils naissent et meurent dans une portion
du temps. C'est le chaos, car ainsi on supprime toute succession
chronologique des événements. Nous avons déjà
insisté sur ce point p. 137 sv., en analysant les phénomènes
successifs qui expliquent la dualité tríkhes : thriksi. Quand
on dit : « s devient r en latin », on fait croire que la rotacisation
est inhérente à la nature de la langue, et l'on reste
embarrassé devant des exceptions telles que causa, rīsus, etc.
Seule la formule : « s intervocalique est devenu r en latin à
une certaine époque » autorise à penser qu'au moment où s
passait à r, causa, rīsus, etc., n'avaient pas de s intervocalique
et étaient à l'abri du changement ; en effet on disait encore
caussa, rīssus. C'est pour une raison analogue qu'il faut dire :
« ā est devenu ē en dialecte ionien » (cf. mā́tērmḗtēr, etc.), car
sans cela on ne saurait que faire de formes telles que pâsa,
phāsi, etc. (qui étaient encore pansa, phansi, etc.. à l'époque
du changement).

§ 4. Causes des changements phonétiques.

La recherche de ces causes est un des problèmes les plus
difficiles de la linguistique. On a proposé plusieurs explications,
dont aucune n'apporte une lumière complète.

I. On a dit que la race aurait des prédispositions traçant
d'avance la direction des changements phonétiques. Il y a
là une question d'anthropologie comparée : mais l'appareil
phonatoire varie-t-t-il d'une race à l'autre ? Non, guère plus
que d'un individu à un autre ; un nègre transplanté dès sa
naissance en France parle le français aussi bien que les
indigènes. De plus, quand on se sert d'expressions telles
que « l'organe italien » ou « la bouche des Germains n'admet
202pas cela », on risque de transformer en caractère permanent
un fait purement historique ; c'est une erreur comparable
à celle qui formule un phénomène phonétique au présent ;
prétendre que l'organe ionien est contraire à l'ā long et le
change en ē, est tout aussi faux que de dire : ā « devient » ē
en ionien.

L'organe ionien n'avait aucune répugnance à prononcer
l'ā, puisqu'il l'admet en certains cas. Il ne s'agit donc pas
d'une incapacité anthropologique, mais d'un changement
dans les habitudes articulatoires. De même le latin, qui
n'avait pas conservé l's intervocalique (*genesisgeneris)
l'a réintroduit un peu plus tard (cf. *rīssusrīsus) ; ces changements
n'indiquent pas une disposition permanente de
l'organe latin.

Il y a sans doute une direction générale des phénomènes
phonétiques à une époque donnée chez un peuple déterminé ;
les monophtongaisons des diphtongues en français moderne
sont les manifestations d'une seule et même tendance ; mais
on trouverait des courants généraux analogues dans l'histoire
politique, sans que leur caractère purement historique soit
mis en doute et sans qu'on y voie une influence directe de la
race.

II. On a souvent considéré les changements phonétiques
comme une adaptation aux conditions du sol et du climat.
Certaines langues du Nord accumulent les consonnes, certaines
langues du Midi font un plus large emploi des
voyelles, d'où leur son harmonieux. Le climat et les conditions
de la vie peuvent bien influer sur la langue, mais le
problème se complique dès qu'on entre dans le détail :
ainsi à côté des idiomes Scandinaves, si chargés de consonnes,
ceux des Lapons et des Finnois sont plus vocaliques
que l'italien lui-même. On notera encore que l'accumulation
des consonnes dans l'allemand actuel est, dans
bien des cas, un fait tout récent, dû à des chutes de
voyelles posttoniques ; que certains dialectes du Midi de la
203France répugnent moins que le français du Nord aux groupes
consonantiques, que le serbe en présente autant que le russe
moscovite, etc.

III. On a fait intervenir la loi du moindre effort, qui remplacerait
deux articulations par une seule, ou une articulation
difficile par une autre plus commode. Cette idée, quoi qu'on
dise, mérite l'examen : elle peut élucider la cause du phénomène
dans une certaine mesure, ou indiquer tout au moins la
direction où il faut la chercher.

La loi du moindre effort semble expliquer un certain nombre
de cas : ainsi le passage de l'occlusive à la spirante (habēre
avoir), la chute de masses énormes de syllabes finales dans
beaucoup de langues, les phénomènes d'assimilation (par
exemple lyll, *alyos → gr. állos, tnnn, *alnos → lat.
annus), la monophtongaison des diphtongues, qui n'est qu'une
variété de l'assimilation (par exemple aię, franç. maizõn
męzõ « maison »), etc.

Seulement on pourrait mentionner autant de cas où il se
passe exactement le contraire. A la monophtongaison on
peut opposer par exemple le changement de ī ū ǖ allemand
en ei au eu. Si l'on prétend que l'abrègement slave de ā, ē en
ă, ĕ est dû au moindre effort, alors il faut penser que le phénomène
inverse présenté par l'allemand (făterVāter, gĕben
gēben) est dû au plus grand effort. Si l'on tient la sonore pour
plus facile à prononcer que la sourde (cf. opera → prov. obra),
l'inverse doit nécessiter un effort plus grand, et pourtant
l'espagnol a passé de ž à χ (cf. hiχo « le fils » écrit hijo), et le
germanique a changé b d g en p t k. Si la perte de l'aspiration
(cf. indo-européen. *bherō → germ. beran) est considérée ; comme
une diminution de l'effort, que dire de l'allemand, qui la
met là où elle n'existait pas (Tanne, Pute, etc. prononcés
Thanne, Phute) ?

Ces remarques ne prétendent pas réfuter la solution proposée.
En fait on ne peut guère déterminer pour chaque
langue ce qui est plus facile ou plus difficile à prononcer.
204S'il est vrai que l'abrègement correspond à un moindre
effort dans le sens de la durée, il est tout aussi vrai que
les prononciations négligées tombent dans la longue et
que la brève demande plus de surveillance. Ainsi, en supposant
des prédispositions différentes on peut présenter
deux faits opposés sous une même couleur. De même, là où
k est devenu (cf. lat. cēdere → ital. cedere), il semble, à
ne considérer que les termes extrêmes du changement,
qu'il y ait augmentation d'effort ; mais l'impression serait
peut-être autre si l'on rétablissait le chaîne : k devient k′
palatal par assimilation à la voyelle suivante : puis k′ passe
à ky ; la prononciation n'en devient pas plus difficile : deux
éléments enchevêtrés dans k′ ont été nettement différenciés :
puis de ky, on passe successivement à ty, tχ′, partout avec
effort moins grand.

Il y aurait là une vaste étude à faire, qui, pour être complète,
devrait considérer à la fois le point de vue physiologique (question
de l'articulation) et le point de vue psychologique (question
de l'attention).

IV. Une explication en faveur depuis quelques années
attribue les changements de prononciation à notre éducation
phonétique dans l'enfance. C'est après beaucoup de tâtonnements,
d'essais et de rectifications que l'enfant arrive à
prononcer ce qu'il entend autour de lui ; là serait le germe
des changements ; certaines inexactitudes non corrigées
l'emporteraient chez l'individu et se fixeraient dans la
génération qui grandit. Nos enfants prononcent souvent t
pour k, sans que nos langues présentent dans leur histoire de
changement phonétique correspondant ; mais il n'en est pas
de même pour d'autres déformations ; ainsi à Paris beaucoup
d'enfants prononcent flʼeur, blʼanc avec l mouillé ; or en italien
c'est par un procès analogue que florem a passé à flʼore puis
à fiore.

Ces constatations méritent toute attention, mais laissent
le problème intact ; en effet on ne voit pas pourquoi une génération
205convient de retenir telles inexactitudes à l'exclusion
de telles autres, toutes étant également naturelles ; en fait
le choix des prononciations vicieuses apparaît purement
arbitraire, et l'on n'en aperçoit pas la raison. En outre, pourquoi
le phénomène a-t-il réussi à percer cette fois-ci plutôt
qu'une autre ?

Cette observation s'applique d'ailleurs à toutes les causes
précédentes, si leur action est admise ; l'influence du climat,
la prédisposition de la race, la tendance au moindre effort
existent d'une façon permanente ou durable ; pourquoi agissent-elles
d'une manière intermittente, tantôt sur un point
et tantôt sur un autre du système phonologique ? Un événement
historique doit avoir une cause déterminante ; on ne
nous dit pas ce qui vient, dans chaque cas, déclancher un
changement dont la cause générale existait depuis longtemps.
C'est là le point le plus difficile à éclaircir.

V. On cherche quelquefois une de ces causes déterminantes
dans l'état général de la nation à un moment donné. Les
langues traversent des époques plus mouvementées que
d'autres : on prétend les rattacher aux périodes agitées de
l'histoire extérieure et découvrir ainsi un lien entre l'instabilité
politique et l'instabilité linguistique ; cela fait, on croit
pouvoir appliquer aux changements phonétiques les conclusions
concernant la langue en général. On observe par exemple
que les plus graves bouleversements du latin dans son passage
aux langues romanes coïncident avec l'époque très troublée
des invasions. Pour ne pas s'égarer, il faut tenir la main à deux
distinctions :

a) La stabilité politique n'influe pas sur la langue de la
même façon que l'instabilité ; il n'y a là aucune réciprocité.
Quand l'équilibre politique ralentit l'évolution de la langue,
il s'agit d'une cause positive quoique extérieure, tandis que
l'instabilité, dont l'effet est inverse, ne peut agir que négativement.
L'immobilité, la fixation relative d'un idiome
peut provenir de faits extérieurs à la langue (influence
206d'une cour, de l'école, d'une académie, de l'écriture, etc.),
qui à leur tour se trouvent favorisés positivement par
l'équilibre social et politique. Au contraire, si quelque
bouleversement extérieur survenu dans l'état de la nation
précipite l'évolution linguistique, c'est que la langue
revient simplement à l'état de liberté où elle suit son cours
régulier. L'immobilité du latin à l'époque classique est due
à des faits extérieurs et ne peut se comparer avec les changements
qu'il a subis plus tard, puisqu'ils se sont produits
d'eux-mêmes, par l'absence de certaines conditions extérieures.

b) Il n'est question ici que des phénomènes phonétiques
et non de toute espèce de modifications de la langue. On comprendrait
que les changements grammaticaux relèvent de
cet ordre de causes ; les faits de grammaire tiennent toujours
à la pensée par quelque côté et subissent plus facilement le
contre-coup des bouleversements extérieurs, ceux-ci ayant
une répercussion plus immédiate sur l'esprit. Mais rien n'autorise
à admettre qu'aux époques agitées de l'histoire d'une
nation correspondent des évolutions précipitées des sons d'un
idiome.

Du reste on ne peut citer aucune époque, même parmi celles
où la langues est dans une immobilité factice, qui n'ait connu
aucun changement phonétique.

VI. On a recouru aussi à l'hypothèse du « substrat linguistique
antérieur » : certains changements seraient dus à
une population indigène absorbée par des nouveaux venus.
Ainsi la différence entre la langue d'oc et la langue d'oïl
correspondrait à une proportion différente de l'élément
celtique autochtone dans deux parties de la Gaule ; on a
appliqué aussi cette théorie aux diversités dialectales de
l'italien, que l'on ramène, suivant les régions, à des
influences liguriennes, étrusques, etc. Mais d'abord cette
hypothèse suppose des circonstances qui se rencontrent
rarement ; en outre, il faut préciser : veut-on dire qu'en
207adoptant la langue nouvelle, les populations antérieures y
ont introduit quelque chose de leurs habitudes phoniques ?
Cela est admissible et assez naturel ; mais si l'on fait appel de
nouveau aux facteurs impondérables de la race, etc., nous
retombons dans les obscurités signalées plus haut.

VII. Une dernière explication — qui ne mérite guère ce
nom — assimile les changements phonétiques aux changements
de la mode. Mais ces derniers, personne ne les a expliqués :
on sait seulement qu'ils dépendent des lois d'imitation,
qui préoccupent beaucoup les psychologues. Toutefois, si cette
explication ne résout pas le problème, elle a l'avantage de le
faire rentrer dans une autre plus vaste : le principe des changements
phonétiques serait purement psychologique. Seulement,
où est le point de départ de l'imitation, voilà le mystère,
aussi bien pour les changements phonétiques que pour ceux
de la mode.

§ 5. L'action des changements phonétiques est illimitée.

Si l'on cherche à évaluer l'effet de ces changements, on voit
très vite qu'il est illimité et incalculable, c'est-à-dire qu'on
ne peut pas prévoir où ils s'arrêteront. Il est puéril de croire
que le mot ne peut se transformer que jusqu'à un certain point
comme s'il y avait quelque chose en lui qui pût le préserver.
Ce caractère des modifications phonétiques tient à la qualité
arbitraire du signe linguistique, qui n'a aucun lien avec la
signification.

On peut bien constater à un moment donné que les sons
d'un mot ont eu à souffrir et dans quelle mesure, mais on ne
saurait dire d'avance jusqu'à quel point il est devenu ou
deviendra méconnaissable.

Le germanique a fait passer l'indo-européen *aiwom (cf.
lat. aevom) à *aiwan, *aiwa, *aiw, comme tous les mots présentant
la même finale ; ensuite *aiw est devenu en ancien
allemand ew, comme tous les mots renfermant le groupe
208aiw ; puis, comme tout w final se change en o, on a eu ēo ; à
son tour ēo a passé à eo, io, d'après d'autres règles tout aussi
générales ; io a donné ensuite ie, je, pour aboutir en allemand
moderne à (cf. « das schnste, was ich je gesehen
habe »).

A ne considérer que le point de départ et le point d'arrivée,
le mot actuel ne renferme plus un seul des éléments
primitifs ; cependant chaque étape, prise isolément, est
absolument certaine et régulière ; en outre chacune d'elles
est limitée dans son effet, mais l'ensemble donne l'impression
d'une somme illimitée de modifications. On ferait les
mêmes constatations sur le latin calidum, en le comparant
d'abord sans transition avec ce qu'il est devenu en français
moderne (šọ, écrit « chaud »), puis en rétablissant les
étapes : calidum, calidu, caldu, cald, calt, tšall, tšaut, šaut
šọt
, šọ. Comparez encore lat. vulg. *waidanjugẽ (écrit,
« gain »), minusmwẽ (écrit « moins »), hoc illīwi (écrit
« oui »).

Le phénomène phonétique est encore illimité et incalculable
en ce sens qu'il atteint n'importe quelle espèce de
signe, sans faire de distinction entre un adjectif, un substantif,
etc., entre un radical, un suffixe, une désinence,
etc. Il doit en être ainsi a priori, car si la grammaire
intervenait, le phénomène phonétique se confondrait avec
le fait synchronique, chose radicalement impossible. C'est
là ce qu'on peut appeler le caractère aveugle des évolutions
de sons.

Ainsi en grec s est tombé après n non seulement dans
*khānses « oies », *mānses « mois » (d'où khênes, mênes),
où il n'avait pas de valeur grammaticale, mais aussi dans
les formes verbales du type *etensa, *ephansa, etc. (d'où
éteina, éphēna, etc.), où il servait à caractériser l'aoriste.
En moyen haut allemand les voyelles posttoniques ĭ ĕ ă ŏ
ont pris le timbre uniforme e (gibilGiebel, meistar
Meisler), bien que la différence de timbre caractérisât
209nombre de désinences ; c'est ainsi que l'acc. sing. boton et le
gén. et dat. sing. boten se sont confondus en boten.

Si donc les phénomènes phonétiques ne sont arrêtés par
aucune limite, ils doivent apporter une perturbation profonde
dans l'organisme grammatical. C'est sous cet aspect que nous
allons les considérer maintenant.210

Chapitre III
Conséquences grammaticales
de l'évolution phonétique

§ 1. Rupture du lien grammatical.

Une première conséquence du phénomène phonétique est
de rompre le lien grammatical qui unit deux ou plusieurs termes.
Ainsi il arrive qu'un mot n'est plus senti comme dérivé
de l'autre. Exemples :

mansiō*mansiōnāticus
maisonménage

La conscience linguistique voyait autrefois dans *mansiōnāticus
le dérivé de mansiō, puis les vicissitudes phonétiques les
ont séparés. De même :

(vervēxvervēcārius)
lat. pop. berbīxberbīcārius
brebisberger

Cette séparation a naturellement son contre-coup sur la
valeur : c'est ainsi que dans certains parlers locaux berger
arrive à signifier spécialement « gardien de bœufs ».

De même encore :

Grātiānopolisgrātiānopolitānus
GrenobleGrésivaudan

decemundecim
dixonze.

Un cas analogue est celui de got. bītan « mordre » —
211bitum « nous avons mordu » — bitr « mordant, amer » ; par
suite du changement t ->- ts (z), d'une part, et de la conservation
du groupe tr d'autre part, le germanique occidental
en a fait : bīʒan, biʒumbitr.

L'évolution phonétique rompt encore le rapport normal qui
existait entre deux formes fléchies d'un même mot. Ainsi
cornescomiten devient en vieux français cuenscomte,
barōbarōnemberbaron, presbiterpresbiterum
prestreprovoire.

Ailleurs, c'est une désinence qui se scinde en deux. L'indo-européen
caractérisait tous les accusatifs singuliers par une
même finale -m 120 (*ek1wom, *owim, *podm, *māterm, etc.). En
latin, pas de changement radical à cet égard ; mais en grec le
traitement très différent de la nasale sonante et consonante
a créé deux séries distinctes de formes : híppon, ó(w)in : póda,
mā́tera. L'accusatif pluriel présente un fait tout semblable
(cf. híppous et pódas).

§ 2. Effacement de la composition des mots.

Un autre effet grammatical du changement phonétique
consiste en ce que les parties distinctes d'un mot, qui contribuaient
à en fixer la valeur, cessent d'être analysables : le
mot devient un tout indivisible. Exemples : franç. ennemi
(cf. lat. in-imīcusamīcus), en latin perdere (cf. plus ancien
per-daredare), amiciō pour *ambjaciōjaciō), en allemand
Drittel (pour dril-teilteil).

On voit d'ailleurs que ce cas se ramène à celui du paragraphe
précédent : si par exemple ennemi est inanalysable, cela revient
à dire qu'on ne peut plus le rapprocher, comme in-imīcus du
simple amīcus ; la formule

amīcusinimīcus
amiennemi212

est toute semblable à

mansiōmansiōnāticus
maisonménage.

Cf. encore : decemundecim : dixonze.

Les formes simples hunc, hanc, hāc, etc., du latin classique
remontant à hon-ce, han-ce, hā-ce, comme le montrent
des formes épigraphiques, sont le résultat de l'agglutination
d'un pronom avec la particule -ce ; on pouvait autrefois
rapprocher hon-ce, etc., de ec-ce ; mais plus tard -e étant
tombé phonétiquement, cela n'a plus été possible ; ce qui
revient à dire qu'on ne distingue plus les éléments de hunc,
hanc, hāc, etc.

L'évolution phonétique commence par troubler l'analyse
avant de la rendre tout à fait impossible. La flexion nominale
indo-européenne offre un exemple de ce cas.

L'indo-européen déclinait nom. sing. *pod-s, acc. *pod-m,
dat. *pod-ai, loc. *pod-i, nom. pl. *pod-es, acc. *pod-ns, etc. ;
la flexion de *ek1wos, fut d'abord exactement parallèle :
*ek1wo-s, *ek1wo-m, *ek1wo-ai, *ek1wo-i, *ek1wo-es, *ek1wo-ns,
etc. A cette époque on dégageait aussi facilement *ek1wo-
que *pod-. Mais plus tard les contractions vocaliques modifient
cet état : dat. *ek1wōi, loc. *ek1woi, nom. pl. *ek1wōs.
Dès ce moment la netteté du radical *ek1wo- est compromise
et l'analyse est amenée à prendre le change. Plus
tard encore de nouveaux changements, tels que la différenciation
des accusatifs (voir p. 212), effacent les dernières
traces de l'état primitif. Les contemporains de Xénophon
avaient probablement l'impression que le radical était hipp-
et que les désinences étaient vocaliques (hipp-os, etc.),
d'où séparation absolue des types *ek1wo-s et *pod-s. Dans
le domaine de la flexion, comme ailleurs, tout ce qui
trouble l'analyse contribue à relâcher les liens grammaticaux.213

§ 3. Il n'y a pas de doublets phonétiques.

Dans les deux cas envisagés aux paragraphes 1 et 2, l'évolution
sépare radicalement deux termes unis grammaticalement
à l'origine. Ce phénomène pourrait donner lieu à une grave
erreur d'interprétation.

Quand on constate l'identité relative de bas lat. barō : barōnem
et la disparité de v. franç. ber : baron, n'est-on pas tenté
de dire qu'une seule et même unité primitive (bar-) s'est développée
dans deux directions divergentes et a produit deux
formes ? Non, car un même élément ne peut pas être soumis
simultanément et dans un même lieu à deux transformations
différentes ; ce serait contraire à la définition même du changement
phonétique. Par elle-même, l'évolution des sons n'a
pas la vertu de créer deux formes au lieu d'une.

Voici les objections qu'on peut faire à notre thèse ; nous
supposerons qu'elles sont introduites par des exemples :

Collocāre, dira-t-on, a donné coucher et colloquer. Non, seulement
coucher ; colloquer n'est qu'un emprunt savant du mot
latin (cf. rançon et rédemption, etc.).

Mais cathedra n'a-t-il pas donné chaire et chaise, deux mots
authentiquement français ? En réalité, chaise est une forme
dialectale. Le parler parisien changeait r intervocalique en
z ; il disait par exemple : pèse, mèse pour père, mère ; le français
littéraire n'a retenu que deux spécimens de cette prononciation
locale : chaise et bésicles (doublet de béricles venant de
béryl). Le cas est exactement comparable à celui du picard
rescapé, qui vient de passer en français commun et qui se trouve
ainsi contraster après coup avec réchappé. Si l'on a côte à côte
cavalier et chevalier, cavalcade et chevauchée, c'est que cavalier
et cavalcade ont été empruntés à l'italien. C'est au fond
le même cas que calidum, donnant en français chaud et en
italien caldo. Dans tous ces exemples il s'agit d'emprunts.214

Si maintenant on prétend que le pronom latin est représenté
en français par deux formes : me et moi (cf. « il me voit »
et « c'est moi qu'il voit »), on répondra : C'est lat. atone
qui est devenu me ; accentué a donné moi ; or la présence
ou l'absence de l'accent dépend, non des lois phonétiques qui
ont fait passer à me et moi, mais du rôle de ce mot dans
la phrase ; c'est une dualité grammaticale. De même en allemand,
*ur- est resté ur- sous l'accent et est devenu er- en protonique
(cf. úrlaub : erlaúben) ; mais ce jeu d'accent lui-même
est lié aux types de composition où entrait ur-, et par conséquent
à une condition grammaticale et synchronique.
Enfin, pour revenir à notre exemple du début, les différences
de formes et d'accent que présente le couple bárō : barōnem
sont évidemment antérieures au changement phonétique.

En fait on ne constate nulle part de doublets phonétiques.
L'évolution des sons ne fait qu'accentuer des différences existant
avant elle. Partout où ces différences ne sont pas dues
à des causes extérieures comme c'est le cas pour les emprunts,
elles supposent des dualités grammaticales et synchroniques
absolument étrangères au phénomène phonétique.

§ 4. L'alternance.

Dans deux mots tels que maison : ménage, on est peu tenté
de chercher ce qui fait la différence des termes, soit parce
que les éléments différentiels (-ezõ et -en-) se prêtent mal à
la comparaison, soit parce qu'aucun autre couple ne présente
une opposition parallèle. Mais il arrive souvent que les deux
termes voisins ne diffèrent que par un ou deux éléments
faciles à dégager, et que cette même différence se répète régulièrement
dans une série de couples parallèles ; il s'agit alors
du plus vaste et du plus ordinaire des faits grammaticaux où
les changements phonétiques jouent un rôle : on l'appelle
alternance.215

En français tout ŏ latin placé en syllabe ouverte est
devenu eu sous l'accent et ou en protonique ; de là des
couples tels que pouvons : peuvent, oeuvre : ouvrier, nouveau :
neuf
, etc., dans lesquels on dégage sans effort un élément
de différence et de variation régulière. En latin la rotacisation
fait alterner gerō avec gestus, oneris avec onus, maeror
avec maestus, etc. En germanique s étant traité différemment
suivant la place de l'accent on a en moyen haut allemand
ferliesen : ferloren, kiesen : gekoren, friesen : gefroren, etc. La
chute de e indo-européen se reflète en allemand moderne
dans les oppositions beissen : biss, leiden : litt, reiten :
titt
, etc.

Dans tous ces exemples, c'est l'élément radical qui est
atteint ; mais il va sans dire que toutes les parties du mot
peuvent présenter des oppositions semblables. Rien de plus
commun, par exemple, qu'un préfixe qui apparaît sous des
formes diverses selon la nature de l'initiale du radical (cf.
grec apo-dídōmi : ap-érchomai, franç. inconnu : inutile).
L'alternance indo-européenne e : o, qui doit bien, en fin de
compte, remonter à une cause phonétique, se trouve dans
un grand nombre d'éléments suffixaux (grec híppos : híppe,
phér-o-men : phér-e-te, gén-os : gén-e-os pour *gén-es-os,
etc.). Le vieux français a un traitement spécial pour a latin
accentué après palatales ; d'où une alternance e : ie dans
nombre de désinences (cf. chant-er : jug-ier, chant-é : jug-ié,
chan-tez : jug-iez, etc.).

L'alternance peut donc être définie : une correspondance entre
deux sons ou groupes de sons déterminés, permutant régulièrement
entre deux séries de formes coexistantes
.

De même que le phénomène phonétique n'explique pas
à lui seul les doublets, il est aisé de voir qu'il n'est ni la
cause unique ni la cause principale de l'alternance. Quand
on dit que le latin nov- est devenu par changement phonétique
neuv- et nouv- (neuve et nouveau), on forge une unité
imaginaire et l'on méconnaît une dualité synchronique
216préexistante ; la position différente de nov- dans nov-us et
dans nov-ellus est à la fois antérieure au changement phonétique
et éminemment grammaticale (cf. barō : barōnem). C'est
cette dualité qui est à l'origine de toute alternance et qui la
rend possible. Le phénomène phonétique n'a pas brisé une
unité, il n'a fait que rendre plus sensible par l'écart des sons
une opposition de termes coexistants. C'est une erreur, partagée
par beaucoup de linguistes, de croire que l'alternance est
d'ordre phonétique, simplement parce que les sons en forment
la matière et que leurs altérations interviennent dans
sa genèse. En fait, qu'on la prenne à son point de départ ou
son point d'arrivée, elle appartient toujours à la grammaire
et à la synchronie.

§ 5. Les lois d'alternance.

Les alternances sont-elles réductibles à des lois, et de quelle
nature sont ces lois ?

Soit l'alternance e : i, si fréquente en allemand moderne :
en prenant tous les cas en bloc et pêle-mêle (geben : gibt,
Feld : Gefilde, Wetter : wittern, helfen : Hilfe, sehen :
Sicht
, etc.), on ne peut formuler aucun principe général.
Mais si de cette masse on extrait le couple geben : gibt pour
l'opposer à schelten : schilt, helfen : hilft, nehmen : nimmt,
etc., on s'aperçoit que cette alternance coïncide avec une,
distinction de temps, de personne, etc. ; dans lang : Länge
stark : Stärke, hart : Härte, etc., l'opposition toute semblable
a : e est liée à la formation de substantifs au moyen
d'adjectifs, dans Hand : Hände, Gast : Gäste, etc., à la formation
du pluriel, et ainsi de tous les cas, si fréquents,
que les germanistes comprennent sous le nom d'ablaut
(voyez encore finden : fand, ou finden : Fund, binden : band
ou binden : Bund, schiessen : schoss : Schuss, fliessen : floss :
Fluss
, etc.). L'ablaut, ou variation vocalique radicale coïncidant
avec une opposition grammaticale, est un exemple
217capital de l'alternance ; mais elle ne se distingue du phénomène
général par aucun caractère particulier.

On voit que l'alternance est d'ordinaire distribuée entre
plusieurs termes de façon régulière, et qu'elle coïncide
avec une opposition importante de fonction, de catégorie,
de détermination. On peut parler de lois grammaticales
d'alternances ; mais ces lois ne sont qu'un résultat fortuit
des faits phonétiques qui leur ont donné naissance.
Ceux-ci créant une opposition phonique régulière entre
deux séries de termes présentant une opposition de valeur,
l'esprit s'empare de cette différence matérielle pour la
rendre significative et lui faire porter la différence conceptuelle
(voir p. 121 sv.). Comme toutes les lois synchroniques,
celles-ci sont de simples principes de disposition sans force
impérative. Il est très incorrect de dire, comme on le fait
volontiers, que le a de Nacht se change en ä dans le pluriel
Nächte ; cela donne l'illusion que de l'un à l'autre
terme il intervient une transformation réglée par un principe
impératif. En réalité nous avons affaire à une simple
opposition de formes résultant de l'évolution phonétique.
Il est vrai que l'analogie, dont il va être question, peut
créer de nouveaux couples offrant la même différence phonique
(cf. Kranz : Kränze sur Gast : Gäste, etc.). La loi
semble alors s'appliquer comme une règle qui commande
à l'usage au point de le modifier. Mais il ne faut pas
oublier que dans la langue ces permutations sont à la merci
d'influences analogiques contraires, et cela suffit à marquer
que les règles de cet ordre sont toujours précaires et
répondent entièrement à la définition de la loi synchronique.

Il peut arriver aussi que la condition phonétique qui a
provoqué l'alternance soit encore manifeste. Ainsi les
couples cités p. 217 avaient en vieux haut allemand la
forme : geban : gibit, feld : gafildi, etc. A cette époque,
quand le radical était suivi d'un i, il apparaissait lui-même
218avec i au lieu de e, tandis qu'il présentait e dans tous
les autres cas. L'alternance de lat. faciō : conficiō, amīcus
inimīcus, facilis : difficilis, etc., est également liée à une
condition phonique que les sujets parlants auraient exprimée
ainsi : l'a d'un mot du type faciō, amīcus, etc., alterne
avec i dans les mots de même famille où cet a se trouve en
syllabe intérieure.

Mais ces oppositions phoniques suggèrent exactement
les mêmes observations que toutes les lois grammaticales :
elles sont synchroniques ; dès qu'on l'oublie, on risque de
commettre l'erreur d'interprétation déjà signalée p. 136.
En face d'un couple comme faciō : conficiō, il faut bien se
garder de confondre le rapport entre ces termes coexistants
avec celui qui relie les termes successifs du fait diachronique
(confaciōconficiō). Si on est tenté de le faire, c'est
que la cause de la différenciation phonétique est encore
visible dans ce couple ; mais son action appartient au passé,
et pour les sujets, il n'y a là qu'une simple opposition synchronique.

Tout ceci confirme ce qui a été dit du caractère strictement
grammatical de l'alternance. On s'est servi, pour la
désigner, du terme, d'ailleurs très correct, de permutation ;
mais il vaut mieux l'éviter, précisément parce qu'on l'a
souvent appliqué au changement phonétique et qu'il éveille
une fausse idée de mouvement là où il n'y a qu'un état.

§ 6. Alternance et lien grammatical.

Nous avons vu comment l'évolution phonétique, en changeant
la forme des mots, a pour effet de rompre les liens
grammaticaux qui peuvent les unir. Mais cela n'est vrai que
pour les couples isolés tels que maison : ménage, Teil :
Drittel
, etc. Dès qu'il s'agit d'alternance, il n'en est plus de
-même.

Il est évident d'abord que toute opposition phonique un
219peu régulière de deux éléments tend à établir un lien entre
eux. Wetter est instinctivement rapproché de wittern, parce
qu'on est habitué à voir e alterner avec i. A plus forte raison,
dès que les sujets parlants sentent qu'une opposition phonique
est réglée par une loi générale, cette correspondance habituelle
s'impose à leur attention et contribue à resserrer le lien
grammatical plutôt qu'à le relâcher. C'est ainsi que l'ablaut
allemand (voir p. 217), accentue la perception de l'unité radicale
à travers les variations vocaliques.

Il en est de même pour les alternances non significatives,
mais liées à une condition purement phonique. Le préfixe re-
(reprendre, regagner, retoucher, etc.) est réduit à r- devant
voyelle (rouvrir, racheter, etc.). De même le préfixe in-, très
vivant bien que d'origine savante, apparaît dans les mêmes
conditions sous deux formes distinctes : ẽ- (dans inconnu,
indigne, invertébré, etc.), et in- (dans inavouable, inutile, inesthétique,
etc.). Cette différence ne rompt aucunement l'unité
de conception, parce que sens et fonction sont conçus comme
identiques et que la langue est fixée sur les cas où elle emploiera
l'une ou l'autre forme.220

Chapitre IV
L'analogie

§ 1. Définition et exemples.

Il résulte de ce qui précède que le phénomène phonétique
est un facteur de trouble. Partout où il ne crée pas des
alternances, il contribue à relâcher les liens grammaticaux
qui unissent les mots entre eux ; la somme des formes en
est augmentée inutilement ; le mécanisme linguistique
s'obscurcit et se complique dans la mesure où les irrégularités
nées du changement phonétique l'emportent sur les formes
groupées sous des types généraux ; en d'autres termes
dans la mesure où l'arbitraire absolu l'emporte sur l'arbitraire
relatif (voir p. 183).

Heureusement l'effet de ces transformations est contrebalancé
par l'analogie. C'est d'elle que relèvent toutes les modifications
normales de l'aspect extérieur des mots qui ne sont
pas de nature phonétique.

L'analogie suppose un modèle et son imitation régulière.
Une forme analogique est une forme faite à l'image d'une ou
plusieurs autres d'après une règle déterminée
.

Ainsi le nominatif latin honor est analogique. On a dit
d'abord honōs : honōsem, puis par rotacisation de l's honôs :
honōrem. Le radical avait dès lors une double forme ; cette
dualité a été éliminée par la forme nouvelle honor, créée
sur le modèle de ōrātor : ōrātōrem, etc., par un procédé
que nous étudierons plus bas et que nous ramenons dès
221maintenant au calcul de la quatrième proportionnelle :

ōrātōrem : ōrātor = honōrem : x.
x = honor.

On voit donc que, pour contrebalancer l'action diversifiante
du changement phonétique (honōs : honōrem), l'analogie
a de nouveau unifié les formes et rétabli la régularité
(honor : honōrem).

En français on a dit longtemps : il preuve, nous prouvons,
ils preuvent. Aujourd'hui on dit il prouve, ils prouvent, formes
qui ne peuvent s'expliquer phonétiquement ; il aime remonte
au latin amat, tandis que nous aimons est analogique pour
amons ; on devrait dire aussi amable au lieu de aimable. En
grec, s a disparu entre deux voyelles : -eso- aboutit à -eo- (cf.
geneos pour *genesos). Cependant on trouve cet s intervocalique
au futur et à l'aoriste de tous les verbes à voyelles : lū́sō,
élūsa, etc. C'est que l'analogie des formes du type túpsō,
étupsa, où s ne tombait pas, a conservé le souvenir du futur
et de l'aoriste en s. En allemand, tandis que Gast : Gäste, Balg ;
Bälge
, etc., sont phonétiques, Kranz : Kränze (plus anciennement
kranz : kranza), Hals : Hälse (plus anc. halsa), etc., sont
dus à l'imitation.

L'analogie s'exerce en faveur de la régularité et tend à
unifier les procédés de formation et de flexion. Mais elle a
ses caprices : à côté de Kranz : Kränze, etc., on a Tag :
Tage
, Salz : Salze, etc., qui ont résisté, pour une raison ou
une autre, à l'analogie. Ainsi on ne peut pas dire d'avance
jusqu'où s'étendra l'imitation d'un modèle, ni quels sont les
types destinés à la provoquer. Ainsi ce ne sont pas toujours
les formes les plus nombreuses qui déclanchent
l'analogie. Dans le parfait grec, à côté de l'actif pépheuga,
pépheugas, pephéugamen, etc., tout le moyen se fléchit sans
a : péphugmai, pephúgmetha, etc., et la langue d'Homère
nous montre que cet a manquait anciennement au pluriel et
au duel de l'actif (cf. hom. ídmen, éïkton, etc.). L'analogie
222est partie uniquement de la première personne du singulier
de l'actif et a gagné presque tout le paradigme du parfait
indicatif. Ce cas est remarquable en outre parce qu'ici l'analogie
rattache au radical un élément -a-, flexionnel à l'origine,
d'où pepheúga-men ; l'inverse — élément radical rattaché au
suffixe — est, comme nous le verrons p. 233, beaucoup plus
fréquent.

Souvent, deux ou trois mots isolés suffisent pour créer une
forme générale, une désinence, par exemple ; en vieux haut
allemand, les verbes faibles du type habēn, lobōn, etc., ont un
-m à la première pers. sing. du présent : habēm, lobōm ; cet -m
remonte à quelques verbes analogues aux verbes en -mi du grec :
bim, stām, gēm, tuom, qui à eux seuls ont imposé cette terminaison
à toute la flexion faible. Remarquons qu'ici l'analogie
n'a pas effacé une diversité phonétique, mais généralisé
un mode de formation.

§ 2. Les phénomènes analogiques ne sont pas
des changements

Les premiers linguistes n'ont pas compris la nature du
phénomène de l'analogie, qu'ils appelaient « fausse analogie ».
Ils croyaient qu'en inventant honor le latin « s'était
trompé » sur le prototype honōs. Pour eux, tout ce qui
s'écarte de l'ordre donné est une irrégularité, une infraction
à une forme idéale. C'est que, par une illusion très caractéristique
de l'époque, on voyait dans l'état originel de la langue
quelque chose de supérieur et de parfait, sans même se demander
si cet état n'avait pas été précédé d'un autre. Toute liberté
prise à son égard était donc une anomalie. C'est l'école néogrammairienne
qui a pour la première fois assigné à l'analogie
sa vraie place en montrant qu'elle est, avec les changements
phonétiques, le grand facteur de l'évolution des langues, le
procédé par lequel elles passent d'un état d'organisation à un
autre.223

Mais quelle est la nature des phénomènes analogiques ?
Sont-ils, comme on le croit communément, des changements ?

Tout fait analogique est un drame à trois personnages,
qui sont : le type transmis, légitime, héréditaire (par
exemple honōs) ; le concurrent (honor) ; un personnage
collectif, constitué par les formes qui ont créé ce
concurrent (honōrem, ōrātor, ōrātōrem, etc.). On considère
volontiers honor comme une modification, un « métaplasme »
de honōs ; c'est de ce dernier mot qu'il aurait tiré
la plus grande partie de sa substance. Or la seule forme qui
ne soit rien dans la génération de honor, c'est précisément
honōs !

On peut figurer le phénomène par le schéma :

image formes transmises | forme nouvelle | honōs (qui n'entre pas en ligne de compte) | honōrem, ōrātor, ōrātōrem, etc. (groupe générateur) | honor

On le voit, il s'agit d'un « paraplasme », de l'installation
d'un concurrent à côté d'une forme traditionnelle, d'une
création enfin. Tandis que le changement phonétique n'introduit
rien de nouveau sans annuler ce qui a précédé
(honōrem remplace honōsem), la forme analogique n'entraîne
pas nécessairement la disparition de celle qu'elle
vient doubler. Honor et honōs ont coexisté pendant un
temps et ont pu être employés l'un pour l'autre. Cependant,
comme la langue répugne à maintenir deux signifiants
pour une seule idée, le plus souvent la forme primitive,
moins régulière, tombe en désuétude et disparaît.
C'est ce résultat qui fait croire à une transformation : l'action
analogique une fois achevée, l'ancien état (honōs :
honōrem
) et le nouveau (honor : honōrem) sont en apparence
dans la même opposition que celle qui résulte de
l'évolution des sons. Cependant, au moment où naît honor,
224rien n'est changé puisqu'il ne remplace rien ; la disparition
de honōs n'est pas davantage un changement, puisque ce
phénomène est indépendant du premier. Partout où l'on
peut suivre la marche des événements linguistiques, on voit
que l'innovation analogique et l'élimination de la forme
ancienne sont deux choses distinctes et que nulle part on ne
surprend une transformation.

L'analogie a si peu pour caractère de remplacer une
forme par une autre, qu'on la voit souvent en produire qui
ne remplacent rien. En allemand on peut tirer un diminutif
en -chen de n'importe quel substantif à sens concret ; si
une forme Elefantchen s'introduisait dans la langue, elle ne
supplanterait rien de préexistant. De même en français,
sur le modèle de pension : pensionnaire, réaction : réactionnaire,
etc., quelqu'un peut créer interventionnaire ou répressionnaire,
signifiant « qui est pour l'intervention », « pour
la répression ». Ce processus est évidemment le même que
celui qui tout à l'heure engendrait honor : tous deux appellent
la même formule :

réaction : réactionnaire = répression : x.
x = répressionnaire.

et dans l'un et l'autre cas il n'y a pas le moindre prétexte à
parler de changement ; répressionnaire ne remplace rien.
Autre exemple : d'une part, on entend dire analogiquement
finaux pour finals, lequel passe pour plus régulier ; d'autre
part, quelqu'un pourrait former l'adjectif firmamental et
lui donner un pluriel firmamentaux. Dira-t-on que dans
finaux il y a changement et création dans firmamentaux ?
Dans les deux cas il y a création. Sur le modèle de mur :
emmurer, on a fait tour : entourer et jour : ajourer (dans
« un travail ajouré ») ; ces dérivés, relativement récents,
nous apparaissent comme des créations. Mais si je remarque
qu'à une époque antérieure on possédait entorner et ajorner,
construits sur torn et jorn, devrai-je changer d'opinion
225et déclarer que entourer et ajourer sont des modifications
de ces mots plus anciens ? Ainsi l'illusion du « changement »
analogique vient de ce qu'on établit une relation
avec un terme évincé par le nouveau : mais c'est une erreur,
puisque les formations qualifiées de changements (type
honor) sont de même nature que celles que nous appelons
créations (type répressionnaire).

§ 3. L'analogie principe des créations de la langue.

Si après avoir montré ce que l'analogie n'est pas, nous l'étudions
à un point de vue positif, aussitôt il apparaît que son
principe se confond tout simplement avec celui des créations
linguistiques en général. Quel est-il ?

L'analogie est d'ordre psychologique ; mais cela ne suffit
pas à la distinguer des phénomènes phonétiques, puisque
ceux-ci peuvent être aussi considérés comme tels (voir p. 208).
Il faut aller plus loin et dire que l'analogie est d'ordre grammatical :
elle suppose la conscience et la compréhension d'un
rapport unissant les formes entre elles. Tandis que l'idée n'est
rien dans le phénomène phonétique, son intervention est nécessaire
en matière d'analogie.

Dans le passage phonétique de s intervocalique à r en latin
(cf. honōsemhonōrem), on ne voit intervenir ni la comparaison
d'autres formes, ni le sens du mot : c'est le cadavre de la
forme honōsem qui passe à honōrem. Au contraire, pour rendre
compte de l'apparition de honor en face de honōs, il faut faire
appel à d'autres formes, comme le montre la formule de la quatrième
proportionnelle :

ōrātōrem : ōrātor = honōrem : x
x = honor,

et cette combinaison n'aurait aucune raison d'être si l'esprit
n'associait pas par leur sens les formes qui la composent.

Ainsi tout est grammatical dans l'analogie ; mais ajoutons
226tout de suite que la création qui en est l'aboutissement ne
peut appartenir d'abord qu'à la parole ; elle est l'œuvre
occasionnelle d'un sujet isolé. C'est dans cette sphère,
et en marge de la langue, qu'il convient de surprendre
d'abord le phénomène. Cependant il faut y distinguer deux
choses : la compréhension du rapport qui relie entre
elles les formes génératrices ; le résultat suggéré par la
comparaison, la forme improvisée par le sujet parlant pour
l'expression de la pensée. Seul ce résultat appartient à la
parole.

L'analogie nous apprend donc une fois de plus à séparer
la langue de la parole (voir p. 36 sv.) ; elle nous montre la
seconde dépendant de la première et nous fait toucher du
doigt le jeu du mécanisme linguistique, tel qu'il est décrit
p. 179. Toute création doit être précédée d'une comparaison
inconsciente des matériaux déposés dans le trésor de la langue
où les formes génératrices sont rangées selon leurs rapports
syntagmatiques et associatifs.

Ainsi toute une partie du phénomène s'accomplit avant
qu'on voie apparaître la forme nouvelle. L'activité continuelle
du langage décomposant les unités qui lui sont données
contient en soi non seulement toutes les possibilités
d'un parler conforme à l'usage, mais aussi toutes celles des
formations analogiques. C'est donc une erreur de croire que
le processus générateur ne se produit qu'au moment où
surgit la création ; les éléments en sont déjà donnés. Un
mot que j'improvise, comme in-décor-able, existe déjà en
puissance dans la langue ; on retrouve tous ses éléments
dans les syntagmes tels que décor-er, décor-ation : pardonnable,
mani-able : in-connu, insensé, etc., et sa réalisation dans
la parole est un fait insignifiant en comparaison de la possibilité
de le former.

En résumé, l'analogie, prise en elle-même, n'est qu'un
aspect du phénomène d'interprétation, une manifestation de
l'activité générale qui distingue les unités pour les utiliser
227ensuite. Voilà pourquoi nous disons qu'elle est tout entière
grammaticale et synchronique.

Ce caractère de l'analogie suggère deux observations qui
confirment nos vues sur l'arbitraire absolu et l'arbitraire relatif
(voir p. 180 sv.) :

On pourrait classer les mots d'après leur capacité relative
d'en engendrer d'autres selon qu'ils sont eux-mêmes
plus ou moins décomposables. Les mots simples sont, par
définition, improductifs (cf. magasin, arbre, racine, etc.).
Magasinier n'a pas été engendré par magasin ; il a été
formé sur le modèle de prisonnier : prison, etc. De même,
emmagasiner doit son existence à l'analogie de emmailloter,
encadrer, encapuchonner, etc., qui contiennent maillot, cadre,
capuchon, etc.

Il y a donc dans chaque langue des mots productifs et
des mots stériles, mais la proportion des uns et des autres
varie. Cela revient en somme à la distinction faite p. 183
entre les langues « lexicologiques » et les langues « grammaticales ».
En chinois, la plupart des mots sont indécomposables ;
au contraire, dans une langue artificielle,
ils sont presque tous analysables. Un espérantiste a pleine
liberté de construire sur une racine donnée des mots nouveaux.

Nous avons remarqué p. 222 que toute création analogique
peut être représentée comme une opération analogue
au calcul de la quatrième proportionnelle. Très souvent on
se sert de cette formule pour expliquer le phénomène
lui-même, tandis que nous avons cherché sa raison d'être
dans l'analyse et la reconstruction d'éléments fournis par la
langue.

Il y a conflit entre ces deux conceptions. Si la quatrième
proportionnelle est une explication suffisante, à quoi bon
l'hypothèse d'une analyse des éléments ? Pour former indécorable,
nul besoin d'en extraire les éléments (in-décorable) ;
228il suffit de prendre l'ensemble et de le placer dans
l'équation :

pardonner : impardonnable, etc., = décorer : x.
x = indécorable.

De la sorte on ne suppose pas chez le sujet une opération
compliquée, trop semblable à l'analyse consciente du grammairien.
Dans un cas comme Krantz : Kränze fait sur Gast :
Gäste
, la décomposition semble moins probable que la
quatrième proportionnelle, puisque le radical du modèle
est tantôt Gast-, tantôt Gäst- ; on a dû simplement reporter
un caractère phonique de Gäste sur Kränze.

Laquelle de ces théories correspond à la réalité ? Remarquons
d'abord que le cas de Kranz n'exclut pas nécessairement
l'analyse. Nous avons constaté des alternances dans
des racines et des préfixes (voir p. 216), et le sentiment
d'une alternance peut bien exister à côté d'une analyse
positive.

Ces deux conceptions opposées se reflètent dans deux
doctrines grammaticales différentes. Nos grammaires européennes
opèrent avec la quatrième proportionnelle ; elles
expliquent par exemple la formation d'un prétérit allemand
en partant de mots complets ; on a dit à l'élève : sur le modèle
de selzen : setzte, formez le prétérit de lachen, etc. Au
contraire la grammaire hindoue étudierait dans un chapitre
déterminé les racines (setz-, lach-, etc.), dans un autre les
terminaisons du prétérit (-te, etc.) ; elle donnerait les éléments
résultant de l'analyse, et on aurait à recomposer les
mots complets. Dans tout dictionnaire sanscrit les verbes
sont rangés dans l'ordre que leur assigne leur racine.

Selon la tendance dominante de chaque groupe linguistique,
les théoriciens de la grammaire inclineront vers l'une
ou l'autre des ces méthodes.

L'ancien latin semble favoriser le procédé analytique,
En voici une preuve manifeste. La quantité n'est pas la
229même dans făctus et āctus, malgré făciō et ăgō ; il faut supposer
que āctus remonte à *ăglos et attribuer l'allongement
de la voyelle à la sonore qui suit ; cette hypothèse est pleinement
confirmée par les langues romanes ; l'opposition spĕciō :
spĕctus
contre tĕgō : tēctus se reflète en français dans dépit
(= despĕctus) et toit (tēctum) : cf. conficiō : confĕctus (franç. confit),
contre rĕgō : rectus (dīrēctus → franç. droit). Mais *agtos,
*tegtos, *regtos, ne sont pas hérités de l'indo-européen, qui
disait certainement *ăktos, *tĕklos, etc. ; c'est le latin préhistorique
qui les a introduits, malgré la difficulté qu'il y a à prononcer
une sonore devant une sourde. Il n'a pu y arriver qu'en
prenant fortement conscience des unités radicales ag- teg-.
Le latin ancien avait donc à un haut degré le sentiment des
pièces du mot (radicaux, suffixes, etc.) et de leur agencement.
Il est probable que nos langues modernes ne l'ont pas de façon
aussi aiguë, mais que l'allemand l'a plus que le français
(voir p. 256).230

Chapitre V
Analogie et évolution

§ 1. Comment une innovation analogique entre dans la
langue.

Rien n'entre dans la langue sans avoir été essayé dans la
parole, et tous les phénomènes évolutifs ont leur racine dans
la sphère de l'individu. Ce principe, déjà énoncé p. 138, s'applique
tout particulièrement aux innovations analogiques. Avant
que honor devienne un concurrent susceptible de remplacer
honōs, il a fallu qu'un premier sujet l'improvise, que d'autres
l'imitent et le répètent, jusqu'à ce qu'il s'impose à
l'usage.

Il s'en faut que toutes les innovations analogiques aient
cette bonne fortune. A tout instant on rencontre des combinaisons
sans lendemain que la langue n'adoptera probablement
pas. Le langage des enfants en regorge, parce
qu'ils connaissent mal l'usage et n'y sont pas encore asservis ;
ils disent viendre pour venir, mouru pour mort, etc.
Mais le parler des adultes en offre aussi. Ainsi beaucoup de
gens remplacent trayait par traisait (qui se lit d'ailleurs
dans Rousseau). Toutes ces innovations sont en soi parfaitement
régulières ; elles s'expliquent de la même façon que
celles que la langue a acceptées ; ainsi viendre repose sur la
proportion ;

éteindrai : éteindre = viendrai : x.
x = viendre,231

et traisait a été fait sur le modèle de plaire ; plaisait, etc…

La langue ne retient qu'une minime partie des créations de
la parole ; mais celles qui durent sont assez nombreuses pour
que d'une époque à l'autre on voie la somme des formes nouvelles
donner au vocabulaire et à la grammaire une tout autre
physionomie.

Tout le chapitre précédent montre clairement que l'analogie
ne saurait être à elle seule un facteur d'évolution ; il
n'en est pas moins vrai que cette substitution constante de formes
nouvelles à des formes anciennes est un des aspects les
plus frappants de la transformation des langues. Chaque fois
qu'une création s'installe définitivement et élimine son concurrent,
il y a vraiment quelque chose de créé et quelque chose
d'abandonné, et à ce titre l'analogie occupe une place prépondérante
dans la théorie de l'évolution.

C'est sur ce point que nous voudrions insister.

§ 2. Les innovations analogiques
symptômes des changements d'interprétation.

La langue ne cesse d'interpréter et de décomposer les unités
qui lui sont données. Mais comment se fait-il que cette interprétation
varie constamment d'une génération à l'autre ?

Il faut chercher la cause de ce changement dans la masse
énorme des facteurs qui menacent sans cesse l'analyse adoptée
dans un état de langue. Nous en rappellerons quelquesuns.

Le premier et le plus important est le changement phonétique
(voir chap. n). En rendant certaines analyses ambiguës
et d'autres impossibles, il modifie les conditions de la
décomposition, et du même coup ses résultats, d'où déplacement
des limites des unités et modification de leur nature.
Voyez ce qui a été dit plus haut, p. 195, des composés tels
que beta-hûs et redo-lîch, et p. 213 de la flexion nominale en
indo-européen.232

Mais il n'y a pas que le fait phonétique. Il y a aussi l'agglutination,
dont il sera question plus tard, et qui a pour
effet de réduire à l'unité une combinaison d'éléments ;
ensuite toutes sortes de circonstances extérieures au mot,
mais susceptibles d'en modifier l'analyse. En effet puisque
celle-ci résulte d'un ensemble de comparaisons, il est évident
qu'elle dépend à chaque instant de l'entourage associatif
du terme. Ainsi le superlatif indo-européen *swād-is-to-s
contenait deux suffixes indépendants : -is-, marquant
l'idée de comparatif (exemple lat. mag-is), et -to-, qui
désignait la place déterminée d'un objet dans une série
cf. grec trí-to-s « troisième »). Ces deux suffixes se sont
agglutinés (cf. grec hḗd-isto-s, ou plutôt hḗd-ist-os). Mais à
son tour cette agglutination a été grandement favorisée par
un fait étranger au superlatif : les comparatifs en is- sont
sortis de l'usage, supplantés par les formations en -jōs ; -is-
n'étant plus reconnu comme élément autonome, on ne l'a plus
distingué dans -isto-.

Remarquons en passant qu'il y a une tendance générale
à diminuer l'élément radical au profit de l'élément formatif,
surtout lorsque le premier se termine par une voyelle. C'est
ainsi qu'en latin le suffixe -tāt- (vēri-tāt-em, pour *vēro-tāt-em,
cf. grec deinó-tēt-a) s'est emparé de l'i du thème, d'où l'analyse
vēr-itāt-em ; de même Rōmā-nus, Albā-nus (cf. aēnus pour *aes-no-s)
deviennent Rōm-ānus, etc.

Or, quelle que soit l'origine de ces changements d'interprétation,
ils se révèlent toujours par l'apparition de formes
analogiques. En effet, si les unités vivantes, ressenties par
les sujets parlants à un moment donné, peuvent seuls donner
naissance à des formations analogiques, réciproquement
toute répartition déterminée d'unités suppose la possibilité
d'en étendre l'usage. L'analogie est donc la preuve
péremptoire qu'un élément formatif existe à un moment
donné comme unité significative. Merīdiōnālis (Lactance)
pour merīdiālis, montre qu'on divisait septentri-ōnlis,
233regi-ōnālis, et pour montrer que le suffixe -tāt- s'était grossi
d'un élément i emprunté au radical on n'a qu'à alléguer
celer-itātem ; pāg-ānus, formé sur pāg-us, suffit à montrer
comment les Latins analysaient Rōm-ānus ; l'analyse de
redlich (p. 195) est confirmée par l'existence de sterblich, formé
avec une racine verbale, etc.

Un exemple particulièrement curieux montrera comment
l'analogie travaille d'époque en époque sur de nouvelles unités.
En français moderne somnolent est analysé somnol-ent,
comme si c'était un participe présent ; la preuve, c'est qu'il
existe un verbe somnoler. Mais en latin on coupait somnolentus,
comme succu-lentus, etc., plus anciennement encore
somn-olentus (« qui sent le sommeil », de olēre, comme vīn-olenius
« qui sent le vin »).

Ainsi l'effet le plus sensible et le plus important de l'analogie
est de substituer à d'anciennes formations, irrégulières
et caduques, d'autres plus normales, composées d'éléments
vivants.

Sans doute les choses ne se passent pas toujours aussi
simplement : l'action de la langue est traversée d'une infinité
d'hésitations, d'à peu près, de demi-analyses. A aucun
moment un idiome ne possède un système parfaitement fixe
d'unités. Qu'on pense à ce qui a été dit p. 213 de la flexion
de *ekwos en face de celle de *pods. Ces analyses imparfaites
donnent lieu parfois à des créations analogiques troubles. Les
formes indo-européennes *geus-etai, *gus-tos, *gus-lis permettent
de dégager une racine geus- gus- « goûter » ; mais en grec
s intervocalique tombe, et l'analyse de geúomai, geuslôs en
est troublée ; il en résulte un flottement, et c'est tantôt geus-
tantôt geu- que l'on dégage ; à son tour l'analogie témoigne de
cette fluctuation, et l'on voit même des bases en eu- prendre
cet s final (exemple : pneu-, pneûma, adjectif verbal
pneus-tós.

Mais même dans ces tâtonnements l'analogie exerce une
action sur la langue. Ainsi, bien qu'elle ne soit pas en
234elle-même un fait d'évolution, elle reflète de moment en moment
les changements intervenus dans l'économie de la langue
et les consacre par des combinaisons nouvelles. Elle est la
collaboratrice efficace de toutes les forces qui modifient sans
cesse l'architecture d'un idiome, et à ce titre elle est un puissant
facteur d'évolution.

§ 3. L'analogie principe de rénovation et de conservation.

On est parfois tenté de se demander si l'analogie a vraiment
l'importance que lui supposent les développements précédents,
et si elle a une action aussi étendue que les changements
phonétiques. En fait l'histoire de chaque langue permet de
découvrir une fourmillement de faits analogiques accumulés
les uns sur les autres, et, pris en bloc, ces continuels remaniements
jouent dans l'évolution de la langue un rôle considérable,
plus considérable même que celui des changements
de sons.

Mais une chose intéresse particulièrement le linguiste :
dans la masse énorme des phénomènes analogiques que
représentent quelques siècles d'évolution, presque tous les
éléments sont conservés ; seulement ils sont distribués
autrement. Les innovations de l'analogie sont plus apparentes
que réelles. La langue est une robe couverte de
rapiéçages faits avec sa propre étoffe. Les quatre cinquièmes
du français sont indo-européens, si l'on pense à la
substance dont nos phrases se composent, tandis que les
mots transmis dans leur totalité, sans changement analogique,
de la langue mère jusqu'au français moderne, tiendraient
dans l'espace d'une page (par exemple : est = *esti,
les noms de nombres, certains vocables, tels que ours, nez,
père, chien, etc.). L'immense majorité des mots sont, d'une
manière ou d'une autre, des combinaisons nouvelles d'éléments
phoniques arrachés à des formes plus anciennes.
Dans ce sens, on peut dire que l'analogie, précisément
235parce qu'elle utilise toujours la matière ancienne pour ses innovations,
est éminemment conservatrice.

Mais elle n'agit pas moins profondément comme facteur
de conservation pure et simple ; on peut dire qu'elle intervient
non seulement quand des matériaux préexistants sont
distribués dans de nouvelles unités, mais aussi quand les
formes restent identiques à elles-mêmes. Dans les deux
cas il s'agit du même procès psychologique. Pour s'en rendre
compte, il suffit de se rappeler que son principe est
au fond identique à celui du mécanisme du langage (voir
p. 226).

Le latin agunt s'est transmis à peu près intact depuis
l'époque préhistorique (où l'on disait *agonti) jusqu'au
seuil de l'époque romane. Pendant cet intervalle, les générations
successives l'ont repris sans qu'aucune forme concurrente
soit venue le supplanter. L'analogie n'est-elle pour
rien dans celte conservation ? Au contraire, la stabilité de
agunt est aussi bien son œuvre que n'importe quelle innovation.
Agunt est encadré dans un système ; il est solidaire de formes
telles que dīcunt, legunt, etc., et d'autres telles que agimus,
agitis, etc. Sans cet entourage il avait beaucoup de chances
d'être remplacé par une forme composée de nouveaux éléments.
Ce qui a été transmis, ce n'est pas agunt, mais ag-unt ;
la forme ne change pas, parce que ag- et -unt étaient régulièrement
vérifiés dans d'autres séries, et c'est ce cortège de
formes associées qui a préservé agunt le long de la route. Comparez
encore sex-tus, qui s'appuie aussi sur des séries compactes :
d'une part sex, sex-āginta, etc., de l'autre quar-tus, quintus,
etc.

Ainsi les formes se maintiennent parce qu'elles sont sans
cesse refaites analogiquement ; un mot est compris à la
fois comme unité et comme syntagme, et il est conservé
pour autant que ses éléments ne changent pas. Inversement
son existence n'est compromise que dans la mesure
où ses éléments sortent de l'usage. Voyez ce qui se passe
236en français pour dites et faites, qui correspondent directement
à latin dic-itis, fac-itis, mais qui n'ont plus de point d'appui
dans la flexion verbale actuelle ; la langue cherche à les
remplacer ; on entend dire disez, faisez, sur le modèle de plaisez,
lisez, etc., et ces nouvelles finales sont déjà usuelles
dans la plupart des composés (contredisez, etc.).

Les seules formes sur lesquelles l'analogie n'ait aucune prise
sont naturellement les mots isolés, tels que les noms propres
spécialement les noms de lieu (cf. Paris, Genève, Agen, etc.),
qui ne permettent aucune analyse et par conséquent aucune
interprétation de leurs éléments ; aucune création concurrente
ne surgit à côté d'eux.

Ainsi la conservation d'une forme peut tenir à deux causes
exactement opposées : l'isolement complet ou l'étroit encadrement
dans un système qui, resté intact dans ses parties
essentielles, vient constamment à son secours. C'est dans le
domaine intermédiaire des formes insuffisamment étayées
par leur entourage que l'analogie novatrice peut déployer
ses effets.

Mais qu'il s'agisse de la conservation d'une forme composée
de plusieurs éléments, ou d'une redistribution de la matière
linguistique dans de nouvelles constructions, le rôle de l'analogie
est immense ; c'est toujours elle qui est en jeu.237

Chapitre VI
L'étymologie populaire

Il nous arrive parfois d'estropier les mots dont la forme et
le sens nous sont peu familiers, et parfois l'usage consacre
ces déformations. Ainsi l'ancien français coute-pointe (de coute,
variante de couette, « couverture » et pointe, part. passé de
poindre « piquer »), a été changé en courte-pointe, comme si
c'était un composé de l'adjectif court et du substantif pointe.
Ces innovations, quelque bizarres qu'elles soient, ne se font
pas tout à fait au hasard ; ce sont des tentatives d'expliquer
approximativement un mot embarrassant en le rattachant à
quelque chose de connu.

On a donné à ce phénomène le nom d'étymologie populaire.
A première vue, il ne se distingue guère de l'analogie.
Quand un sujet parlant, oubliant l'existence de surdité,
crée analogiquement le mot sourdité, le résultat est le même
que si, comprenant mal surdité, il l'avait déformé par souvenir
de l'adjectif sourd ; et la seule différence serait alors que
les constructions de l'analogie sont rationnelles, tandis que
l'étymologie populaire procède un peu au hasard et n'aboutit
qu'à des coq-à-l'âne.

Cependant cette différence, ne concernant que les résultats,
n'est pas essentielle. La diversité de nature est plus
profonde ; pour faire voir en quoi elle consiste, commençons
par donner quelques exemples des principaux types
d'étymologie populaire.238

Il y a d'abord le cas où le mot reçoit une interprétation
nouvelle sans que sa forme soit changée. En allemand
durchbläuen « rouer de coups » remonte étymologiquement
à bliuwan « fustiger » ; mais on le rattache à blau, à cause
des « bleus » produits par les coups. Au moyen âge l'allemand
a emprunté au français aventure, dont il a fait régulièrement
ābentüre, puis Abenteuer ; sans déformer le mot,
on l'a associé avec Abend (« ce qu'on raconte le soir à la veillée »),
si bien qu'au XVIIIe siècle on l'a écrit Abendteuer.
L'ancien français soufraite « privation » (= suffracta de
subfrangere) a donné l'adjectif souffreteux, qu'on rattache
maintenant à souffrir, avec lequel il n'a rien de commun.
Lais est le substantif verbal de laisser ; mais actuellement
on y voit celui de léguer et l'on écrit legs ; il y a même des
gens qui le prononcent le-g-s ; cela pourrait donner à penser
qu'il y a là déjà un changement de forme résultant de
l'interprétation nouvelle ; mais il s'agit d'une influence de
la forme écrite, par laquelle on voulait, sans modifier la
prononciation, marquer l'idée qu'on se faisait de l'origine
du mot. C'est de la même façon que homard, emprunté à
l'ancien nordique humarr (cf. danois hummer) a pris un d
final par analogie avec les mots français en -ard ; seulement
ici l'erreur d'interprétation relevée par l'orthographe porte
sur la finale du mot, qui a été confondue avec un suffixe usuel
(cf. bavard, etc.).

Mais le plus souvent on déforme le mot pour l'accommoder
aux éléments qu'on croit y reconnaître ; c'est le cas de
choucroute (de Sauerkraut) ; en allemand dromedārius est devenu
Trampeltier « l'animal qui piétine » ; le composé est nouveau,
mais il renferme des mots qui existaient déjà, trampeln
et Tier. Le vieux haut allemand a fait du latin margarita
mari-greoz « caillou de mer », en combinant deux mots
déjà connus.

Voici enfin un cas particulièrement instructif : le latin
carbunculus « petit charbon » a donné en allemand Karfunkel
239(par association avec funkeln « étinceler ») et en
français escarboucle, rattaché à boucle. Calfeter, calfetrer
est devenu calfeutrer sous l'influence de feutre. Ce qui
frappe à première vue dans ces exemples, c'est que chacun
renferme, à côté d'un élément intelligible existant par
ailleurs, une partie qui ne représente rien d'ancien (Kar-,
escar-, cal-). Mais ce serait une erreur de croire qu'il y a dans
ces éléments une part de création, une chose qui ait surgi
à propos du phénomène ; c'est le contraire qui est vrai :
il s'agit de fragments que l'interprétation n'a pas su atteindre ;
ce sont, si l'on veut, des étymologies populaires
restées à moitié chemin. Karfunkel est sur le même pied
que Abenteuer (si l'on admet que -teuer est un résidu resté
sans explication) ; il est comparable aussi à homard
hom- ne rime à rien.

Ainsi le degré de déformation ne crée pas de différences
essentielles entre les mots maltraités par l'étymologie
populaire ; ils ont tous ce caractère d'être des interprétations
pures et simples de formes incomprises par des formes
connues.

On voit dès lors en quoi l'étymologie ressemble à l'analogie
et en quoi elle en diffère.

Les deux phénomènes n'ont qu'un caractère en commun :
dans l'un et l'autre on utilise des éléments significatifs
fournis par la langue, mais pour le reste ils sont diamétralement
opposés. L'analogie suppose toujours l'oubli de la
forme antérieure ; à la base de la forme analogique il
traisait
(voir p. 231), il n'y a aucune analyse de la forme
ancienne il trayait ; l'oubli de cette forme est même nécessaire
pour que sa rivale apparaisse. L'analogie ne tire rien
de la substance des signes qu'elle remplace. Au contraire
l'étymologie populaire se réduit à une interprétation de la
forme ancienne ; le souvenir de celle-ci, même confus, est
le point de départ de la déformation qu'elle subit. Ainsi
dans un cas c'est le souvenir, dans l'autre l'oubli qui est
240à la base de l'analyse, et cette différence est capitale.

L'étymologie populaire n'agit donc que dans des conditions
particulières et n'atteint que les mots rares, techniques ou
étrangers, que les sujets s'assimilent imparfaitement. L'analogie
est, au contraire, un fait absolument général, qui appartient
au fonctionnement normal de la langue. Ces deux phénomènes,
si ressemblants par certains côtés, s'opposent dans leur
essence ; ils doivent être soigneusement distingues.241

Chapitre VII
L'agglutination

§ 1. Définition.

A côté de l'analogie, dont nous venons de marquer l'importance,
un autre facteur intervient dans la production
d'unités nouvelles : c'est l'agglutination.

Aucun autre mode de formation n'entre sérieusement en
ligne de compte : le cas des onomatopées (voir p. 101) et
celui des mots forgés de toutes pièces par un individu
sans intervention de l'analogie (par exemple gaz), voire
même celui de l'étymologie populaire, n'ont qu'une importance
minime ou nulle.

L'agglutination consiste en ce que deux ou plusieurs
termes originairement distincts, mais qui se rencontraient
fréquemment en syntagme au sein de la phrase, se soudent
en une unité absolue ou difficilement analysable. Tel
est le processus agglutinatif : processus, disons-nous, et
non procédé, car ce dernier mot implique une volonté, une
intention, et l'absence de volonté est justement un caractère
essentiel de l'agglutination.

Voici quelques exemples. En français on a dit d'abord
ce ci en deux mots, et plus tard ceci : mot nouveau, bien
que sa matière et ses éléments constitutifs n'aient pas
changé. Comparez encore : franç. tous jourstoujours,
au jour d' huiaujourd'hui, dès jàdéjà, vert jus
verjus. L'agglutination peut aussi souder les sous-unités
242d'un mot, comme nous l'avons vu p. 233 à propos du
superlatif indo-européen *swād-is-to-s et du superlatif grec
hḗd-isto-s.

En y regardant de plus près, on distingue trois phases dans
ce phénomène :

la combinaison de plusieurs termes en un syntagme,
comparable à tous les autres ;

l'agglutination proprement dite, soit la synthèse des
éléments du syntagme en une unité, nouvelle. Cette synthèse
se fait d'elle-même, en vertu d'une tendance mécanique :
quand un concept composé est exprimé par une suite
d'unités significatives très usuelle, l'esprit, prenant pour
ainsi dire le chemin de traverse, renonce à l'analyse et
applique le concept en bloc sur le groupe de signes qui devient
alors une unité simple ;

tous les autres changements susceptibles d'assimiler
toujours plus l'ancien groupe à un mot simple : unification
de l'accent (vért-júsverjús), changements phonétiques
spéciaux, etc.

On a souvent prétendu que ces changements phonétiques
et accentuels (3) précédaient les changements intervenus
dans le domaine de l'idée (2), et qu'il fallait expliquer la
synthèse sémantique par l'agglutination et la synthèse
matérielles ; il n'en est probablement pas ainsi : c'est bien
plutôt parce qu'on a aperçu une seule idée dans vert jus,
tous jours, etc., qu'on en a fait des mots simples, et ce serait
une erreur de renverser le rapport.

§ 2. Agglutination et analogie.

Le contraste entre l'analogie et l'agglutination est frappant :

Dans l'agglutination deux ou plusieurs unités se confondent
en une seule par synthèse (par exemple encore, de
hanc horam), ou bien deux sous-unités n'en forment plus
243qu'une (cf. hḗd-isto-s, de *swād-is-to-s). Au contraire
l'analogie part d'unités inférieures pour en faire une unité
supérieure. Pour créer pāg-ānus, elle a uni un radical pāg-
et un suffixe -ānus.

L'agglutination opère uniquement dans la sphère syntagmatique ;
son action porte sur un groupe donné ; elle
ne considère pas autre chose. Au contraire l'analogie fait
appel aux séries associatives aussi bien qu'aux syntagmes.

L'agglutination n'offre surtout rien de volontaire, rien
d'actif ; nous l'avons déjà dit : c'est un simple processus
mécanique, où l'assemblage se fait tout seul. Au contraire,
l'analogie est un procédé, qui suppose des analyses et des
combinaisons, une activité intelligente, une intention.

On emploie souvent les termes de construction et de
structure à propos de la formation des mots ; mais ces termes
n'ont pas le même sens selon qu'ils s'appliquent à l'agglutination
ou à l'analogie. Dans le premier cas, ils rappellent
la cimentation lente d'éléments qui, en contact dans un
syntagme, ont subi une synthèse pouvant aller jusqu'au
complet effacement de leurs unités originelles. Dans le cas
de l'analogie, au contraire, construction veut dire agencement
obtenu d'un seul coup, dans un acte de parole, par la
réunion d'un certain nombre d'éléments empruntés à diverses
séries associatives.

On voit combien il importe de distinguer l'un et l'autre
mode de formation. Ainsi en latin possum n'est pas autre
chose que la soudure de deux mots potis sum « je suis le
maître » : c'est un agglutiné ; au contraire, signifer, agricola,
etc., sont des produits de l'analogie, des constructions
faites sur des modèles fournis par la langue. C'est aux
créations analogiques seules qu'il faut réserver les termes
de composés et de dérivés 121.244

Il est souvent difficile de dire si une forme analysable
est née par agglutination ou si elle a surgi comme construction
analogique. Les linguistes ont discuté à perte de
vue sur les formes *es-mi, *es-ti, *ed-mi, etc., de l'indo-européen.
Les éléments es-, ed-, etc., ont-ils été, à une époque
très ancienne, des mots véritables, agglutinés ensuite avec
d'autres : mi, ti, etc., ou bien *es-mi, *es-ti, etc., résultent-ils
de combinaisons avec des éléments extraits d'autres
unités complexes du même ordre, ce qui ferait remonter
l'agglutination à une époque antérieure à la formation des
désinences en indo-européen ? En l'absence de témoignages
historiques, la question est probablement insoluble.

L'histoire seule peut nous renseigner. Toutes les fois
qu'elle permet d'affirmer qu'un élément simple a été autrefois
deux ou plusieurs éléments de la phrase, on est en face
d'une agglutination : ainsi lat. hunc, qui remonte à hom ce
(ce est attesté épigraphiquement). Mais dès que l'information
historique est en défaut, il est bien difficile de déterminer
ce qui est agglutination et ce qui relève de l'analogie.245

Chapitre VIII
Unités, identités et réalités
diachroniques

La linguistique statique opère sur des unités qui existent
selon l'enchaînement synchronique. Tout ce qui vient d'être
dit prouve que dans une succession diachronique on n'a
pas affaire à des éléments délimités une fois pour toutes,
tels qu'on pourrait les figurer par le graphique :

image époque

Au contraire, d'un moment à l'autre ils se répartissent autrement,
en vertu des événements dont la langue est le théâtre,
de sorte qu'ils répondraient plutôt à la figure :

image époque

Cela résulte de tout ce qui a été dit à propos des conséquences
de l'évolution phonétique, de l'analogie, de l'agglutination,
etc.

Presque tous les exemples cités jusqu'ici appartiennent à
246la formation des mots ; en voici un autre emprunté à la
syntaxe. L'indo-européen ne connaissait pas les prépositions ;
les rapports qu'elles indiquent étaient marqués par
des cas nombreux et pourvus d'une grande force significative.
Il n'y avait pas non plus de verbes composés au moyen
de préverbes, mais seulement des particules, petits mots
qui s'ajoutaient à la phrase pour préciser et nuancer l'action
du verbe. Ainsi, rien qui correspondît au latin īre ob
mortem
« aller au-devant de la mort », ni à obīre mortem ;
on aurait dit : īre mortem ob. C'est encore l'état du grec
primitif : óreos baínō káta ; óreos baínō signifie à lui seul
« je viens de la montagne », le génitif ayant la valeur de
l'ablatif ; káta ajoute la nuance « en descendant ». A une
autre époque on a eu katà óreos baínō, où katà joue le
rôle de préposition, ou encore kata-baínō óreos, par
agglutination du verbe et de la particule, devenue préverbe.

Il y a ici deux ou trois phénomènes distincts, mais qui
reposent tous sur une interprétation des unités : création
d'une nouvelle espèce de mots, les prépositions, et cela par
simple déplacement des unités reçues. Un ordre particulier,
indifférent à l'origine, dû peut-être à une cause fortuite,
a permis un nouveau groupement : kata, d'abord
indépendant, s'unit avec le substantif óreos, et cet ensemble
se joint à baínō pour lui servir de complément ; apparition
d'un type verbal nouveau (katabaínō) ; c'est un autre
groupement psychologique, favorisé aussi par une distribution
spéciale des unités et consolidé par l'agglutination ;
comme conséquence naturelle : affaiblissement du sens
de la désinence du génitif (óre-os) ; c'est katà qui sera
chargé d'exprimer l'idée essentielle que le génitif était seul
à marquer autrefois : l'importance de la désinence -os en est
diminuée d'autant. Sa disparition future est en germe dans
le phénomène.

Dans les trois cas il s'agit donc bien d'une répartition
nouvelle des unités. C'est la même substance avec d'autres
247fonctions ; car — chose à remarquer — aucun changement
phonétique n'est intervenu pour provoquer l'un ou l'autre
de ces déplacements. D'autre part, bien que la matière
n'ait pas varié, il ne faudrait pas croire que tout se passe
dans le domaine du sens : il n'y a pas de phénomène de
syntaxe sans l'union d'une certaine chaîne de concepts à
une certaine chaîne d'unités phoniques (voir p. 191), et
c'est justement ce rapport qui a été modifié. Les sons subsistent,
mais les unités significatives ne sont plus les
mêmes.

Nous avons dit p. 109 que l'altération du signe est un
déplacement de rapport entre le signifiant et le signifié.
Cette définition s'applique non seulement à l'altération des
termes du système, mais à l'évolution du système lui-même ;
le phénomène diachronique dans son ensemble n'est pas
autre chose.

Cependant, quand on a constaté un certain déplacement
des unités synchroniques, on est loin d'avoir rendu compte
de ce qui s'est passé dans la langue. Il y a un problème de
l'unité diachronique en soi : il consiste à se demander, à
propos de chaque événement, quel est l'élément soumis
directement à l'action transformatrice. Nous avons déjà
rencontré un problème de ce genre à propos des changements
phonétiques (voir p. 133) ; ils n'atteignent que le
phonème isolé, tandis que le mot, en tant qu'unité, lui est
étranger. Comme il y a toutes sortes d'événements diachroniques,
on aura à résoudre quantité de questions analogues,
et les unités qu'on délimitera dans ce domaine ne
correspondront pas nécessairement à celles du domaine
synchronique. Conformément au principe posé dans la
première partie, la notion d'unité ne peut pas être la même
dans les deux ordres. En tous cas, elle ne sera pas complètement
élucidée tant qu'on ne l'aura pas étudiée sous ses
deux aspects, statique et évolutif. Seule la solution du problème
de l'unité diachronique nous permettra de dépasser
248les apparences du phénomène d'évolution et d'atteindre
son essence. Ici comme en synchronie la connaissance des
unités est indispensable pour distinguer ce qui est illusion
et ce qui est réalité (voir p. 153).

Mais une autre question, particulièrement délicate, est
celle de l'identilé diachronique. En effet, pour que je puisse
dire qu'une unité a persisté identique à elle-même, ou que
tout en persistant comme unité distincte, elle a changé de
forme ou de sens — car tous ces cas sont possibles, — il
faut que je sache sur quoi je me fonde pour affirmer qu'un
élément pris à une époque, par exemple le mot français
chaud, est la même chose qu'un élément pris à une autre
époque, par exemple le latin calidum.

A cette question, on répondra sans doute que calidum a
dû devenir régulièrement chaud par l'action des lois phonétiques,
et que par conséquent chaud = calidum. C'est ce
qu'on appelle une identité phonétique. Il en est de même
pour sevrer et sēparāre ; en dira au contraire que fleurir
n'est pas la même chose que flōrēre (qui aurait donné
*flouroir), etc.

Ce genre de correspondance semble au premier abord
recouvrir la notion d'identité diachronique en général. Mais
en fait, il est impossible que le son rende compte à lui seul
de l'identité. On a sans doute raison de dire que lat. mare
doit paraître en français sous la forme de mer parce que
tout a est devenu e dans certaines conditions, parce
que e atone final tombe, etc. ; mais affirmer que ce sont ces
rapports ae, ezéro, etc., qui constituent l'identité, c'est
renverser les termes, puisque c'est au contraire au nom de
la correspondance mare : mer que je juge que a est devenu e,
que e final est tombé, etc.

Si deux personnes appartenant à des régions différentes
de la France disent l'une se fâcher, l'autre se fôcher, la
différence est très secondaire en comparaison des faits
grammaticaux qui permettent de reconnaître dans ces deux
249formes distinctes une seule et même unité de langue. Or
l'identité diachronique de deux mots aussi différents que
calidum et chaud signifie simplement que l'on a passé de
l'un à l'autre à travers une série d'identités synchroniques
dans la parole, sans que jamais le lien qui les unit ait été rompu
par les transformations phonétiques successives. Voilà pourquoi
nous avons pu dire p. 150, qu'il est tout aussi intéressant
de savoir comment Messieurs ! répété plusieurs fois de suite
dans un discours est identique à lui-même, que de savoir
pourquoi pas (négation) est identique à pas (substantif) ou,
ce qui revient au même, pourquoi chaud est identique à calidum.
Le second problème n'est en effet qu'un prolongement
et une complication du premier.250

Appendices
aux troisième et quatrième parties

A. Analyse subjective et analyse objective.

L'analyse des unités de la langue, faite à tous les instants
par les sujets parlants, peut être appelée analyse subjective ;
il faut se garder de la confondre avec l'analyse objective,
fondée sur l'histoire. Dans une forme comme grec híppos,
le grammairien distingue trois éléments : une racine, un
suffixe et une désinence (hípp-o-s) ; le grec n'en apercevait
que deux (hípp-os, voir p. 213). L'analyse objective voit
quatre sous-unités dans amābās (am-ā-bā-s) ; les Latins
coupaient amā-bā-s ; il est même probable qu'ils regardaient
-bās comme un tout flexionnel opposé au radical. Dans les
mots français entier (lat. in-teger « intact »), enfant (lat. infans
« qui ne parle pas »), enceinte (lat. in-cincta « sans ceinture »),
l'historien dégagera un préfixe commun en-, identique au in-
privatif du latin ; l'analyse subjective des sujets parlants
l'ignore totalement.

Le grammairien est souvent tenté de voir des erreurs
dans les analyses spontanées de la langue ; en fait l'analyse
subjective n'est pas plus fausse que la « fausse » analogie
(voir p. 223). La langue ne se trompe pas ; son point de
vue est différent, voilà tout. Il n'y a pas de commune
mesure entre l'analyse des individus parlants et celle de
l'historien, bien que toutes deux usent du même procédé :
la confrontation des séries qui présentent un même élément.
Elles se justifient l'une et l'autre, et chacune conserve
251sa valeur propre ; mais en dernier ressort celle des
sujets importe seule, car elle est fondée directement sur les
faits de langue.

L'analyse historique n'en est qu'une forme dérivée. Elle
consiste au fond à projeter sur un plan unique les constructions
des différentes époques. Comme la décomposition
spontanée, elle vise à connaître les sous-unités qui entrent
dans un mot, seulement elle fait la synthèse de toutes les
divisions opérées au cours du temps, en vue d'atteindre la
plus ancienne. Le mot est comme une maison dont on aurait
changé à plusieurs reprises la disposition intérieure et la
destination. L'analyse objective totalise et superpose ces
distributions successives ; mais pour ceux qui occupent la
maison, il n'y en a jamais qu'une. L'analyse hípp-o-s, examinée
plus haut, n'est pas fausse, puisque c'est la conscience
des sujets qui l'a établie ; elle est simplement « anachronique »,
elle se reporte à une autre époque que celle où elle
prend le mot. Ce hípp-o-s ne contredit pas le hípp-os du grec
classique, mais il ne faut pas le juger de la même façon. Cela
revient à poser une fois de plus la distinction radicale du diachronique
et du synchronique.

Et ceci permet au surplus de résoudre une question de
méthode encore pendante en linguistique. L'ancienne école
partageait les mots en racines, thèmes, suffixes, etc., et
donnait à ces distinctions une valeur absolue. A lire Bopp
et ses disciples, on croirait que les Grecs avaient apporté
avec eux depuis un temps immémorial un bagage de racines
et de suffixes, et qu'ils s'occupaient à confectionner leurs
mots en parlant, que patḗr, par exemple, était pour eux
rac. pa + suff. ter, que dṓsō dans leur bouche représentait
la somme de + so + une désinence personnelle, etc.

On devait nécessairement réagir contre ces aberrations,
et le mot d'ordre, très juste, de cette réaction, fut : observez
ce qui se passe dans les langues d'aujourd'hui, dans le
langage de tous les jours, et n'attribuez aux périodes
252anciennes de la langue aucun processus, aucun phénomène
qui ne soit pas constatable actuellement. Et comme le plus
souvent la langue vivante ne permet pas de surprendre des
analyses comme en faisait Bopp, les néogrammairiens, forts
de leur principe, déclarent que racines, thèmes, suffixes,
etc., sont de pures abstractions de notre esprit et que, si
l'on en fait usage, c'est uniquement pour la commodité de
l'exposition. Mais s'il n'y a pas de justification à l'établissement
de ces catégories, pourquoi les établir ? Et quand on
le fait, au nom de quoi déclare-t-on qu'une coupure comme
hípp-o-s, par exemple, est préférable à une autre comme
hípp-os ?

L'école nouvelle, après avoir reconnu les défauts de l'ancienne
doctrine, ce qui était facile, s'est contentée de la
rejeter en théorie, tandis qu'en pratique elle restait comme
embarrassée dans un appareil scientifique dont, malgré
tout, elle ne pouvait se passer. Dès qu'on raisonne ces « abstractions »,
on voit la part de réalité qu'elles représentent,
et un correctif très simple suffit pour donner à ces artifices du
grammairien un sens légitime et exact. C'est ce qu'on a essaye
de faire plus haut, en montrant que, unie par un lien intérieur
à l'analyse subjective de la langue vivante, l'analyse objective
a une place légitime et déterminée dans la méthode
linguistique.

B. L'analyse subjective et la détermination
des sous-unités.

En matière d'analyse, on ne peut donc établir une méthode
ni formuler des définitions qu'après s'être placé dans le plan
synchronique. C'est ce que nous voudrions montrer par
quelques observations sur les parties du mot : préfixes, racines,
radicaux, suffixes, désinences 122.253

Commençons par la désinence, c'est-à-dire la caractéristique
flexionnelle ou élément variable de fin de mot qui
distingue les formes d'un paradigme nominal ou verbal.
Dans zeúgnū-mi, zeúgnū-s, zeúgnū-si, zeúgnu-men, etc.,
« j'attelle, etc. », les désinences, -mi, -s, -si, etc., se délimitent
simplement parce qu'elles s'opposent entre elles et
avec la partie antérieure du mot (zeugnū̆-). On a vu (pp.
123 et 163) à propos du génitif tchèque žen, par opposition
au nominatif žena, que l'absence de désinence peut jouer le
même rôle qu'une désinence ordinaire. Ainsi en grec zeúgnū !
« attelle ! » opposé à zeúgnu-te ! « attelez ! », etc., ou le vocatif
rhêtor ! opposé à rhḗtor-os, etc., en français marš (écrit « marche ! »),
opposé à maršõ (écrit « marchons ! »), sont des formes
fléchies à désinence zéro.

Par l'élimination de la désinence on obtient le thème de
flexion
ou radical, qui est, d'une façon générale, l'élément
commun dégagé spontanément de la comparaison d'une
série de mots apparentés, fléchis ou non, et qui porte
l'idée commune à tous ces mots. Ainsi en français dans la
série roulis, rouleau, rouler, roulage, roulement, on perçoit
sans peine un radical roul-. Mais l'analyse des sujets parlants
distingue souvent dans une même famille de mots
des radicaux de plusieurs espèces, ou mieux de plusieurs
degrés. L'élément zeugnū́, dégagé plus haut de zeúgnū-mi,
zeúgnū-s, etc., est un radical du premier degré ; il n'est
pas irréductible, car si on le compare avec d'autres séries
(zeúgnūmi, zeuktós, zeûksis, zeuktêr, zugón, etc., d'une
part, zeúgnūmi, deíknūmi, órnūmi, etc., d'autre part), la
division zeug-nu se présentera d'elle-même. Ainsi zeug-
(avec ses formes alternantes zeug- zeuk- zug-, voir p. 220)
254est un radical du second degré ; mais il est, lui, irréductible,
car on ne peut pas pousser plus loin la décomposition
par comparaison des formes parentes.

On appelle racine cet élément irréductible et commun à
tous les mots d'une même famille. D'autre part, comme
toute décomposition subjective et synchronique ne peut
séparer les éléments matériels qu'en envisageant la portion
de sens qui revient à chacun d'eux, la racine est à cet égard
l'élément où le sens commun à tous les mots parents
atteint le maximum d'abstraction et de généralité. Naturellement,
cette indétermination varie de racine à racine ;
mais elle dépend aussi, dans une certaine mesure, du degré
de réductibilité du radical : plus celui-ci subit de retranchements,
plus son sens a de chances de devenir abstrait.
Ainsi zeugmátion désigne un « petit attelage », zeûgma un
« attelage » sans détermination spéciale, enfin zeug- renferme
l'idée indéterminée d'« atteler ».

Il s'ensuit qu'une racine, comme telle, ne peut constituer
un mot et recevoir l'adjonction directe d'une désinence.
En effet un mot représente toujours une idée relativement
déterminée, au moins au point de vue grammatical,
ce qui est contraire à la généralité et à l'abstraction
propres à la racine. Que faut-il alors penser du cas très
fréquent où racine et thème de flexion semblent se confondre,
comme on le voit dans le grec phlóks, gén. phlogós
« flamme », comparé à la racine phleg- : phlog- qui se trouve
dans tous les mots de la même famille (cf. phlég-ō, etc.) ?
N'est-ce pas en contradiction avec la distinction que nous
venons d'établir ? Non, car il faut distinguer phleg- : phlogà
sens général et phlog- à sens spécial, sous peine de ne
considérer que la forme matérielle à l'exclusion du sens.
Le même élément phonique a ici deux valeurs différentes ;
il constitue donc deux éléments linguistiques distincts (voir
p. 147). De même que plus haut zeúgnū ! « attelle ! », nous
apparaissait comme un mot fléchi à désinence zéro, nous
255dirons que phlóg- « flamme » est un thème à suffixe zéro.
Aucune confusion n'est possible : le radical reste distinct
de la racine, même s'il lui est phoniquement identique.

La racine est donc une réalité pour la conscience des
sujets parlants. Il est vrai qu'ils ne la détachent pas toujours
avec une égale précision ; il y a sous ce rapport des différences,
soit au sein d'une même langue, soit de langue à
langue.

Dans certains idiomes, des caractères précis signalent la
racine à l'attention des sujets. C'est le cas en allemand, où
elle a un aspect assez uniforme ; presque toujours monosyllabique
(cf. streit-, bind-, haft-, etc.), elle obéit à certaines
règles de structure : les phonèmes n'y apparaissent
pas dans un ordre quelconque ; certaines combinaisons de
consonnes, telles que occlusive + liquide en sont proscrites
en finale : werk- est possible, wekr- ne l'est pas ; on rencontre
helf-, werd-, on ne trouverait pas hefl-, wedr.

Rappelons que les alternances régulières, surtout entre
voyelles, renforcent bien plus qu'elles n'affaiblissent le sentiment
de la racine et des sous-unités en général ; sur ce
point aussi l'allemand, avec le jeu varié de ses ablauts (voir
p. 217), diffère profondément du français. Les racines sémitiques
ont, à un plus haut degré encore, des caractères
analogues. Les alternances y sont très régulières et déterminent
un grand nombre d'oppositions complexes (cf. hébreu
qāṭal, qṭaltem, qṭōl, qiṭlū, etc., toutes formes d'un même
verbe signifiant « tuer ») ; de plus elles présentent un trait
qui rappelle le monosyllabisme allemand, mais plus frappant :
elles renferment toujours trois consonnes (voir plus
loin, p. 315 sv.).

Sous ce rapport, le français est tout différent. Il a peu
d'alternances et, à côté de racines monosyllabiques (roul-,
march-, mang-), il en a beaucoup de deux et même trois
syllabes (commenc-, hésit-, épouvant-). En outre les formes
de ces racines offrent, notamment dans leurs finales, des
256combinaisons trop diverses pour être réductibles à des
règles (cf. tu-er, régn-er, guid-er, grond-er, souffl-er, tarder,
entr-er, hurl-er, etc.). Il ne faut donc pas s'étonner si
le sentiment de la racine est fort peu développé en
français.

La détermination de la racine entraîne par contre-coup
celle des préfixes et suffixes. Le préfixe précède la partie du
mot reconnue comme radicale, par exemple hupo- dans le
grec hupo-zeúgnūmi. Le suffixe est l'élément qui s'ajoute à
la racine pour en faire un radical (exemple : zeug-mat-), ou
à un premier radical pour en faire un du second degré
(par exemple zeugmat-io-). On a vu plus haut que cet élément,
comme la désinence, peut être représenté par zéro.
L'extraction du suffixe n'est donc qu'une autre face de l'analyse
du radical.

Le suffixe a tantôt un sens concret, une valeur sémantique,
comme dans zeuk-tēr-, où -ter- désigne l'agent, l'auteur
de l'action, tantôt une fonction purement grammaticale,
comme dans zeúg-nū(-mi), où -nū- marque l'idée de
présent. Le préfixe peut aussi jouer l'un et l'autre rôle,
mais il est rare que nos langues lui donnent la fonction grammaticale ;
exemples : le ge- du participe passé allemand
(ge-setzt, etc.), les préfixes perfectifs du slave (russe na-pisáť,
etc.).

Le préfixe diffère encore du suffixe par un caractère qui,
sans être absolu, est assez général : il est mieux délimité,
parce qu'il se détache plus facilement de l'ensemble du
mot. Cela tient à la nature propre de cet élément ; dans la
majorité des cas, ce qui reste après élimination d'un préfixe
fait l'effet d'un mot constitué (cf. recommencer : commencer,
indigne : digne, maladroit : adroit, contrepoids : poids, etc.).
Cela est encore plus frappant en latin, en grec, en allemand.
Ajoutons que plusieurs préfixes fonctionnent comme
mots indépendants : cf. franç. contre, mal, avant, sur, all.
unter, vor, etc., grec katá, pró, etc. Il en va tout autrement
257du suffixe : le radical obtenu par la suppression de cet élément
est un mot incomplet ; exemple : franç. organisation :
organis-
, all. Trennung : trenn-, grec zeûgma : zeug-, etc.,
et d'autre part, le suffixe lui-même n'a aucune existence
autonome.

Il résulte de tout cela que le radical est le plus souvent
délimité d'avance dans son commencement : avant toute
comparaison avec d'autres formes, le sujet parlant sait où
placer la limite entre le préfixe et ce qui le suit. Pour la fin
du mot il n'en est pas de même : là aucune limite ne s'impose
en dehors de la confrontation de formes ayant même
radical ou même suffixe, et ces rapprochements aboutiront
à des délimitations variables selon la nature des termes
rapprochés.

Au point de vue de l'analyse subjective, les suffixes et les
radicaux ne valent que par les oppositions syntagmatiques
et associatives : on peut, selon l'occurrence, trouver un élément
formatif et un élément radical dans deux parties opposées
d'un mot, quelles qu'elles soient, pourvu qu'elles
donnent lieu à une opposition. Dans le latin dictātōrem,
par exemple, on verra un radical dictātōr-(em), si on le
compare à consul-em, ped-em, etc., mais un radical dictā-(tōrem)
si on le rapproche de lic-tō-rem, scrip-tōrem, etc.,
un radical dic-(tātōrem), si l'on pense à pō-tātōrem, cantā-tōrem.
D'une manière générale, et dans des circonstances
favorables, le sujet parlant peut être amené à faire toutes
les coupures imaginables (par exemple : dictāt-ôrem, d'après
am-ōrem, ard-ōrem, etc., did-ātōrem, d'après ōr-ātōrem, arātōrem,
etc.). On sait (voir p. 233) que les résultats de
ces analyses spontanées se manifestent dans les formations
analogiques de chaque époque ; ce sont elles qui permettent
de distinguer les sous-unités (racines, préfixes, suffixes, désinences)
dont la langue a conscience et les valeurs qu'elle y
attache.258

C. L'étymologie.

L'étymologie n'est ni une discipline distincte ni une partie
de la linguistique évolutive ; c'est seulement une application
spéciale des principes relatifs aux faits synchroniques
et diachroniques. Elle remonte dans le passé des mots jusqu'à
ce qu'elle trouve quelque chose qui les explique.

Quand on parle de l'origine d'un mot et qu'on dit qu'il
« vient » d'un autre, on peut entendre plusieurs choses
différentes : ainsi sel vient du latin sal par simple altération
du son ; labourer « travailler la terre » vient de l'ancien
français labourer « travailler en général » par altération
du sens seul ; couver vient du latin cubāre « être couché »
par altération du sens et du son ; enfin quand on
dit que pommier vient de pomme, on marque un rapport
de dérivation grammaticale. Dans les trois premiers cas on
opère sur des identités diachroniques, le quatrième repose
sur un rapport synchronique de plusieurs termes différents :
or tout ce qui a été dit à propos de l'analogie montre que
c'est là la partie la plus importante de la recherche étymologique.

L'étymologie de bonus n'est pas fixée parce qu'on remonte
à dvenos ; mais si l'on trouve que bis remonte à dvis et qu'on
puisse par là établir un rapport avec duo, cela peut être appelé
une opération étymologique ; il en est de même du rapprochement
de oiseau avec avicellus, car il permet de retrouver
le lien qui unit oiseau à avis.

L'étymologie est donc avant tout l'explication des mots
par la recherche de leurs rapports avec d'autres mots.
Expliquer veut dire : ramener à des termes connus, et en
linguistique expliquer un mot, c'est le ramener à d'autres
mots
, puisqu'il n'y a pas de rapports nécessaires entre
le son et le sens (principe de l'arbitraire du signe, voir
p. 100).259

L'étymologie ne se contente pas d'expliquer des mots
isolés ; elle fait l'histoire des familles de mots, de même
qu'elle fait celle des éléments formatifs, préfixes, suffixes,
etc.

Comme la linguistique statique et évolutive, elle décrit
des faits, mais cette description n'est pas méthodique,
puisqu'elle ne se fait dans aucune direction déterminée.
A propos d'un met pris comme objet de la recherche, l'étymologie
emprunte ses éléments d'information tour à tour
à la phonétique, à la morphologie, à la sémantique, etc.
Pour arriver à ses fins, elle se sert de tous les moyens que
la linguistique met à sa disposition, mais elle n'arrête pas
son attention sur la nature des opérations qu'elle est obligée
de faire.260

Quatrième partie
Linguistique géographique

Chapitre premier
De la diversité des langues

En abordant la question des rapports du phénomène linguistique
avec l'espace, on quitte la linguistique interne
pour entrer dans la linguistique externe, dont le chapitre V
de l'Introduction a déjà marqué l'étendue et la variété.

Ce qui frappe tout d'abord dans l'étude des langues, c'est
leur diversité, les différences linguistiques qui apparaissent
dès qu'on passe d'un pays à un autre, ou même d'un
district à un autre. Si les divergences dans le temps échappent
souvent à l'observateur, les divergences dans l'espace
sautent tout de suite aux yeux ; les sauvages eux-mêmes les
saisissent, grâce aux contacts avec d'autres tribus parlant
une autre langue. C'est même par ces comparaisons qu'un
peuple prend conscience de son idiome.

Remarquons, en passant, que ce sentiment fait naître
chez les primitifs l'idée que la langue est une habitude, une
coutume analogue à celle du costume ou de l'armement.
Le terme d'idiome désigne fort justement la langue comme
reflétant les traits propres d'une communauté (le grec idiōma
avait déjà le sens de « coutume spéciale »). Il y a là
une idée juste, mais qui devient une erreur lorsqu'on va
261jusqu'à voir dans la langue un attribut, non plus de la nation,
mais de la race, au même titre que la couleur de la peau ou
la forme de la tète.

Ajoutons encore que chaque peuple croit à la supériorité
de son idiome. Un homme qui parle une autre langue est
volontiers considéré comme incapable de parler ; ainsi le
mot grec bárbaros paraît avoir signifié « bègue » et être parent
du latin balbus ; en russe, les Allemands sont appelés Nêmtsy,
c'est-à-dire « les muets ».

Ainsi la diversité géographique a été la première constatation
faite en linguistique ; elle a déterminé la forme initiale
de la recherche scientifique en matière de langue, même
chez les Grecs ; il est vrai qu'ils ne se sont attachés qu'à la
la variété existant entre les différents dialectes helléniques ;
mais c'est qu'en général leur intérêt ne dépassait guère les
limites de la Grèce elle-même.

Après avoir constaté que deux idiomes diffèrent, on est
amené instinctivement à y découvrir des analogies. C'est là
une tendance naturelle des sujets parlants. Les paysans
aiment à comparer leur patois avec celui du village voisin ;
les personnes qui pratiquent plusieurs langues remarquent
les traits qu'elles ont en commun. Mais, chose curieuse, la
science a mis un temps énorme à utiliser les constatations
de cet ordre ; ainsi les Grecs, qui avaient observé beaucoup
de ressemblances entre le vocabulaire latin et le leur, n'ont
su en tirer aucune conclusion linguistique.

L'observation scientifique de ces analogies permet d'affirmer
dans certains cas que deux ou plusieurs idiomes sont
unis par un lien de parenté, c'est-à-dire qu'ils ont une origine
commune. Un groupe de langues ainsi rapprochées
s'appelle une famille ; la linguistique moderne a reconnu
successivement les familles indo-européenne, sémitique,
bantoue 123, etc. Ces familles peuvent être à leur tour comparées
262entre elles et parfois des filiations plus vastes et plus
anciennes se font jour. On a voulu trouver des analogies
entre le finno-ougrien 124 et l'indo-européen, entre ce dernier
et le sémitique, etc. Mais les comparaisons de ce genre se
heurtent vite à des barrières infranchissables. Il ne faut
pas confondre ce qui peut être et ce qui est démontrable.
La parenté universelle des langues n'est pas probable,
mais fût-elle vraie — comme le croit un linguiste
italien, M. Trombetti 225 — elle ne pourrait pas être prouvée,
à cause du trop grand nombre de changements intervenus.

Ainsi à côté de la diversité dans la parenté, il y a une
diversité absolue, sans parenté reconnaissable ou démontrable.
Quelle doit être la méthode de la linguistique dans
l'un et l'autre cas ? Commençons par le second, le plus fréquent.
Il y a, comme on vient de le dire, une multitude
infinie de langues et de familles de langues irréductibles
les unes aux autres. Tel est, par exemple, le chinois à
l'égard des langues indo-européennes. Cela ne veut pas
dire que la comparaison doive abdiquer ; elle est toujours
possible et utile ; elle portera aussi bien sur l'organisme
grammatical et sur les types généraux de l'expression de
la pensée que sur le système des sons ; on comparera de
-même des faits d'ordre diachronique, l'évolution phonétique
de deux langues, etc. A cet égard les possibilités, bien
qu'en nombre incalculable, sont limitées par certaines données
constantes, phoniques et psychiques, à l'intérieur desquelles
toute langue doit se constituer ; et réciproquement,
c'est la découverte de ces données constantes qui est
263le but principal de toute comparaison faite entre langues
irréductibles les unes aux autres.

Quant à l'autre catégorie de diversités, celles qui existent
au sein des familles de langues, elles offrent un champ
illimité à la comparaison. Deux idiomes peuvent différer à
tous les degrés : se ressembler étonnamment, comme le
zend et le sanscrit, ou paraître entièrement dissemblables,
comme le sanscrit et l'irlandais ; toutes les nuances intermédiaires
sont possibles : ainsi le grec et le latin sont plus
rapprochés entre eux qu'ils ne le sont respectivement du
sanscrit, etc. Les idiomes qui ne divergent qu'à un très
faible degré sont appelés dialectes ; mais il ne faut pas donner
à ce terme un sens rigoureusement exact ; nous verrons
p. 278 qu'il y a entre les dialectes et les langues une différence
de quantité, non de nature.264

Chapitre II
Complications de la diversité
géographique

§ 1. Coexistence de plusieurs langues sur un même point.

La diversité géographique a été présentée jusqu'ici sous
sa forme, idéale : autant de territoires, autant de langues
distinctes. Et nous étions en droit de procéder ainsi, car
la séparation géographique reste le facteur le plus général
de la diversité linguistique. Abordons maintenant les faits
secondaires qui viennent troubler cette correspondance et
dont le résultat est la coexistence de plusieurs langues sur
un même territoire.

Il n'est pas ici question du mélange réel, organique, de
l'interpénétration de deux idiomes aboutissant à un changement
dans le système (cf. l'anglais après la conquête
normande). Il ne s'agit pas non plus de plusieurs langues
nettement séparées territorialement, mais comprises dans
les limites d'un même État politique, comme c'est le cas
en Suisse. Nous envisagerons seulement le fait que deux
idiomes peuvent vivre côte à côte dans un même lieu et
coexister sans se confondre. Cela se voit très souvent ; mais
il faut distinguer deux cas.

Il peut arriver d'abord que la langue d'une nouvelle population
vienne se superposer à celle de la population indigène.
Ainsi dans l'Afrique du Sud, à côté de plusieurs
dialectes nègres, on constate la présence du hollandais et de
265l'anglais, résultat de deux colonisations successives ; c'est
de la même façon que l'espagnol s'est implanté au Mexique.
Il ne faudrait pas croire que les empiétements linguistiques
de ce genre soient spéciaux à l'époque moderne. De
tout temps on a vu des nations se mélanger sans confondre
leurs idiomes. Il suffit, pour s'en rendre compte, de jeter les
yeux sur la carte de l'Europe actuelle : en Irlande on parle
le celtique et l'anglais ; beaucoup d'Irlandais possèdent les
deux langues. En Bretagne on pratique le breton et le
français ; dans la région basque on se sert du français ou
de l'espagnol en même temps que du basque. En Finlande
le suédois et le finnois coexistent depuis assez longtemps ;
le russe est venu s'y ajouter plus récemment ; en Courlande
et en Livonie on parle le lette, l'allemand et le russe ;
l'allemand, importé par des colons venus au moyen âge
sous les auspices de la ligue hanséatique, appartient à une
classe spéciale de la population ; le russe y a ensuite été
importé par voie de conquête. La Lituanie a vu s'implanter
à côté du lituanien le polonais, conséquence de son ancienne
union avec la Pologne, et le russe, résultat de l'incorporation
à l'empire moscovite. Jusqu'au XVIIIe siècle, le slave et
l'allemand étaient en usage dans toute la région orientale
de l'Allemagne à partir de l'Elbe. Dans certains pays la
confusion des langues est plus grande encore ; en Macédoine
on rencontre toutes les langues imaginables : le turc,
le bulgare, le serbe, le grec, l'albanais, le roumain, etc.,
mêlés de façons diverses suivant les régions.

Ces langues ne sont pas toujours absolument mélangées ;
leur coexistence dans une région donnée n'exclut pas une
relative répartition territoriale. Il arrive, par exemple, que
de deux langues l'une est parlée dans les villes, l'autre dans
les campagnes ; mais cette répartition n'est pas toujours
nette.

Dans l'antiquité, mêmes phénomènes. Si nous possédions
la carte linguistique de l'Empire romain, elle nous
266montrerait des faits tout semblables à ceux de l'époque
moderne. Ainsi, en Campanie, vers la fin de la République,
on parlait : l'osque, comme les inscriptions de Pompéi en
font foi ; le grec, langue des colons fondateurs de Naples,
etc. ; le latin ; peut-être même l'étrusque, qui avait régné
sur cette région avant l'arrivée des Romains. A Carthage,
le punique ou phénicien avait persisté, à côté du latin (il
existait encore à l'époque de l'invasion arabe), sans compter
que le numide se parlait certainement sur territoire carthaginois.
On peut presque admettre que dans l'antiquité,
autour du bassin de la Méditerranée, les pays unilingues
formaient l'exception.

Le plus souvent cette superposition de langues a été
amenée par l'envahissement d'un peuple supérieur en force ;
mais il y a aussi la colonisation, la pénétration pacifique ;
puis le cas des tribus nomades qui transportent leur parler
avec elles. C'est ce qu'ont fait les tziganes, fixés surtout
en Hongrie, où ils forment des villages compacts ; l'étude
de leur langue a montré qu'ils ont dû venir de l'Inde à une
époque inconnue. Dans la Dobroudja, aux bouches du
Danube, on trouve des villages tatares éparpillés, marquant
de petites taches sur la carte linguistique de cette
région.

§ 2. Langue littéraire et idiome local.

Ce n'est pas tout encore : l'unité linguistique peut être
détruite quand un idiome naturel subit l'influence d'une
langue littéraire. Cela se produit infailliblement toutes les
fois qu'un peuple arrive à un certain degré de civilisation.
Par « langue littéraire » nous entendons non seulement la
langue de la littérature, mais, dans un sens plus général,
toute espèce de langue cultivée, officielle ou non, au service
de la communauté tout entière. Livrée à elle-même, la
langue ne connaît que des dialectes dont aucun n'empiète
267sur les autres, et par là elle est vouée à un fractionnement
indéfini. Mais comme la civilisation, en se développant,
multiplie les communications, on choisit, par une sorte de
convention tacite, l'un des dialectes existants pour en faire
te véhicule de tout ce qui intéresse la nation dans son
ensemble. Les motifs de ce choix sont divers : tantôt on
donne la préférence au dialecte de la région où la civilisation
est le plus avancée, tantôt à celui de la province qui a
l'hégémonie politique et où siège le pouvoir central ;
tantôt c'est une cour qui impose son parler à la nation. Une
fois promu au rang de langue officielle et commune, le dialecte
privilégié reste rarement tel qu'il était auparavant.
Il s'y mêle des éléments dialectaux d'autres régions ; il
devient de plus en plus composite, sans cependant perdre
tout à fait son caractère originel : ainsi dans le français
littéraire on reconnaît bien le dialecte de l'Ile-de-France,
et le toscan dans l'italien commun. Quoi qu'il en soit, la
langue littéraire ne s'impose pas du jour au lendemain, et
une grande partie de la population se trouve être bilingue,
parlant à la fois la langue de tous et le patois local. C'est
ce qu'on voit dans bien des régions de la France, comme
la Savoie, où le français est une langue importée et n'a pas
encore étouffé les patois du terroir. Le fait est général en
Allemagne et en Italie, où partout le dialecte persiste à
côté de la langue officielle.

Les mêmes faits se sont passés dans tous les temps, chez
tous les peuples parvenus à un certain degré de civilisation.
Les Grecs ont eu leur koinè, issue de l'attique et de
l'ionien, et à côté de laquelle les dialectes locaux ont subsisté.
Même dans l'ancienne Babylone on croit pouvoir
établir qu'il y a eu une langue officielle à côté des dialectes
régionaux.

Une langue générale suppose-t-elle forcément l'usage de
l'écriture ? Les poèmes homériques semblent prouver le
contraire ; bien qu'ils aient vu le jour à une époque où l'on
268ne faisait pas ou presque pas usage de l'écriture, leur langue
est conventionnelle et accuse tous les caractères d'une
langue littéraire.

Les faits dont il a été question dans ce chapitre sont si
fréquents qu'ils pourraient passer pour un facteur normal
dans l'histoire des langues. Cependant nous ferons ici
abstraction de tout ce qui trouble la vue de la diversité
géographique naturelle, pour considérer le phénomène
primordial, en dehors de toute importation de langue
étrangère et de toute formation d'une langue littéraire.
Cette simplification schématique semble faire, tort à la
réalité ; mais le fait naturel doit être d'abord étudié en lui-même.

D'après le principe que nous adoptons, nous dirons par
exemple que Bruxelles est germanique, parce que cette
ville est située dans la partie flamande de la Belgique ; on
y parle le français, mais la seule chose qui nous importe
est la ligne de démarcation entre le domaine du flamand et
celui du wallon. D'autre part, à ce même point de vue, Liège
sera roman parce qu'il se trouve sur territoire wallon ; le
français n'y est qu'une langue étrangère superposée à un dialecte
de même souche. Ainsi encore Brest appartient linguistiquement
au breton ; le français qu'on y parle n'a rien
de commun avec l'idiome indigène de la Bretagne ; Berlin,
où l'on n'entend presque que le haut-allemand, sera attribué
au bas-allemand, etc.269

Chapitre III
Causes de la diversité géographique

§ 1. Le temps, cause essentielle.

La diversité absolue (voir p. 263) pose un problème
purement spéculatif. Au contraire la diversité dans la parenté
nous place sur le terrain de l'observation et elle peut être
ramenée à l'unité. Ainsi le français et le provençal remontent
tous deux au latin vulgaire, dont l'évolution a été différente
dans le nord et dans le sud de la Gaule. Leur origine commune
résulte de la matérialité des faits.

Pour bien comprendre comment les choses se passent,
imaginons des conditions théoriques aussi simples que possible,
permettant de dégager la cause essentielle de la différenciation
dans l'espace, et. demandons-nous ce qui se passerait
si une langue parlée sur un point nettement délimité —
une petite île, par exemple — était transportée par des
colons sur un autre point, également délimité, par exemple
une autre île. Au bout d'un certain temps, on verra surgir
entre la langue du premier foyer (F) et celle du second (F′)
des différences variées, portant sur le vocabulaire, la grammaire,
la prononciation, etc.

Il ne faut pas s'imaginer que l'idiome transplanté se
modifiera seul, tandis que l'idiome originaire demeurera
immobile ; l'inverse ne se produit pas non plus d'une façon
absolue ; une innovation peut naître d'un côté, ou de l'autre,
ou des deux à la fois. Étant donné un caractère linguistique
270a, susceptible d'être remplacé par un autre (b, c,
d, etc.), la différenciation peut se produire de trois façons
différentes :

image foyer

L'étude ne peut donc pas être unilatérale ; les innovations
des deux langues ont une égale importance.

Qu'est-ce qui a créé ces différences ? Quand on croit que
c'est l'espace seul, on est victime d'une illusion. Livré à
lui-même, il ne peut exercer aucune action sur la langue.
Au lendemain de leur débarquement en F′, les colons partis
de F parlaient exactement la même langue que la veille.
On oublie le facteur temps, parce qu'il est moins concret
que l'espace ; mais en réalité, c'est de lui que relève la différenciation
linguistique. La diversité géographique doit être
traduite en diversité temporelle.

Soient deux caractères différentiels b et c ; on n'a jamais
passé du premier au second ni du second au premier ; pour
trouver le passage de l'unité à la diversité, il faut remonter
au primitif a, auquel b et c se sont substitués ; c'est lui qui
a fait place aux formes postérieures ; d'où le schéma de
différenciation géographique, valable pour tous les cas analogues :

image

La séparation des deux idiomes est la forme tangible du
phénomène, mais ne l'explique pas. Sans doute, ce fait linguistique
271ne se serait pas différencié sans la diversité des
lieux, si minime soit-elle ; mais à lui seul, l'éloignement ne
crée pas les différences. De même qu'on ne peut juger d'un
volume par une surface, mais seulement à l'aide d'une troisième
dimension, la profondeur, de même le schéma de la
différence géographique n'est complet que projeté dans le
temps.

On objectera que les diversités de milieu, de climat, de
configuration du sol, les habitudes spéciales (autres par
exemple chez un peuple montagnard et dans une population
maritime), peuvent influer sur la langue et que dans ce
cas les variations étudiées ici seraient conditionnées géographiquement.
Ces influences sont contestables (voir p. 203) ;
fussent-elles prouvées, encore faudrait-il faire ici une distinction.
La direction du mouvement est attribuable au milieu ;
elle est déterminée par des impondérables agissant dans chaque
cas sans qu'on puisse les démontrer ni les décrire. Un u
devient ü à un moment donné, dans un milieu donné ; pourquoi
a-t-il changé à ce moment et dans ce lieu, et pourquoi
est-il devenu ü et non pas o, par exemple ? Voilà ce qu'on
ne saurait dire. Mais le changement même, abstraction faite de
sa direction spéciale et de ses manifestations particulières,
en un mot l'instabilité de la langue, relève du temps seul.
La diversité géographique est donc un aspect secondaire du
phénomène général. L'unité des idiomes apparentés ne se
retrouve que dans le temps. C'est un principe dont le comparatiste
doit se pénétrer s'il ne veut pas être victime de
fâcheuses illusions.

§ 2. Action du temps sur un territoire continu.

Soit maintenant un pays unilingue, c'est-à-dire où l'on
parle uniformément la même langue et dont la population
est fixe, par exemple la Gaule vers 450 après J.-C., où le
latin était partout solidement établi. Que va-t-il se passer ?272

L'immobilité absolue n'existant pas en matière de
langage (voir p. 110 sv.), au bout d'un certain laps de temps
la langue ne sera plus identique à elle-même.

L'évolution ne sera pas uniforme sur toute la surface
du territoire, mais variera suivant les lieux ; on n'a jamais
constaté qu'une langue change de la même façon sur la
totalité de son domaine. Donc ce n'est pas le schéma :

image

mais bien le schéma :

image

qui figure la réalité.

Comment débute et se dessine la diversité qui aboutira
à la création des forme dialectales de toute nature ? La
chose est moins simple qu'elle ne le paraît au premier
abord. Le phénomène présente deux caractères principaux :

L'évolution prend la forme d'innovations successives
et précises, constituant autant de faits partiels, qu'on
pourra énumérer, décrire et classer selon leur nature (faits
phonétiques, lexicologiques, morphologiques, syntaxiques,
etc.).

Chacune de ces innovations s'accomplit sur une surface
déterminée, à son aire distincte. De deux choses l'une :
273ou bien l'aire d'une innovation couvre tout le territoire, et
elle ne crée aucune différence dialectale (c'est le cas le plus
rare) ; ou bien, comme il arrive ordinairement, la transformation
n'atteint qu'une portion du domaine, chaque fait
dialectal ayant son aire spéciale. Ce que nous disons ci-après
des changements phonétiques doit s'entendre de n'importe
quelle innovation. Si par exemple une partie du territoire
est affectée du changement de a en e :

image

il se peut qu'un changement de s en z se produise, sur ce
même territoire, mais dans d'autres limites :

image

et c'est l'existence de ces aires distinctes qui explique la
diversité des parlers sur tous les points du domaine d'une
langue, quand elle est abandonnée à son évolution naturelle.
Ces aires ne peuvent pas être prévues ; rien ne permet
de déterminer d'avance leur étendue, on doit se borner à les
constater. En se superposant sur la carte, où leurs limites
s'entrecroisent, elles forment des combinaisons extrêmement
compliqués. Leur configuration est parfois paradoxale ; ainsi c
et g latins devant a se sont changés en , , puis š, ž (cf. cantum
chant, virgaverge), dans tout le nord de la France
sauf en Picardie et dans une partie de la Normandie, où c, g
sont restés intacts (cf. picard cat pour chat, rescapé pour
réchappé, qui a passé récemment en français, vergue de virga
cité plus haut, etc.).274

Que doit-il résulter de l'ensemble de ces phénomènes ?
Si à un moment donné une même langue règne sur toute
l'étendue d'un territoire, au bout de cinq ou dix siècles
les habitants de deux points extrêmes ne s'entendront probablement
plus ; en revanche ceux d'un point quelconque
continueront à comprendre le parier des régions avoisinantes.
Un voyageur traversant ce pays d'un bout à l'autre
ne constaterait, de localité en localité, que des variétés dialectales
très minimes ; mais ces différences s'accumulant à
mesure qu'il avance, il finirait par rencontrer une langue
inintelligible pour les habitants de la région d'où il serait
parti. Ou bien, si l'on part d'un point du territoire pour
rayonner dans tous les sens, on verra la somme des divergences
augmenter dans chaque direction, bien que de façon différente.

Les particularités relevées dans le parler d'un village se
retrouveront dans les localités voisines, mais il sera impossible
de prévoir jusqu'à quelle distance chacune d'elles
s'étendra. Ainsi à Douvaine, bourg du département de la
Haute-Savoie, le nom de Genève se dit đenva ; cette prononciation
s'étend très loin à l'est et au sud ; mais de l'autre
côté du lac Léman on prononce dzenva ; pourtant il ne s'agit
pas de deux dialectes nettement distincts, car pour un autre
phénomène les limites seraient différentes ; ainsi à Douvaine
on dit daue pour deux, mais cette prononciation a une aire
beaucoup plus restreinte que celle de đenva ; au pied du Salève,
à quelques kilomètres de là, on dit due.

§ 3. Les dialectes n'ont pas de limites naturelles.

L'idée qu'on se fait couramment des dialectes est tout
autre. On se les représente comme des types linguistiques
parfaitement déterminés, circonscrits dans tous les sens et
couvrant sur la carte des territoires juxtaposés et distincts
(a, b, c, d, etc.).
275

Mais les transformations dialectales naturelles aboutissent
à un résultat tout différent. Dès qu'on s'est mis à étudier
chaque phénomène en lui-même et à déterminer son aire
d'extension, il a bien fallu substituer à l'ancienne notion

image

une autre, qu'on peut définir comme suit : il n'y a que des
caractères dialectaux naturels, il n'y a pas de dialectes naturels ;
ou, ce qui revient au même : il y a autant de dialectes
que de lieux.

Ainsi la notion de dialecte naturel est en principe incompatible
avec celle de région plus ou moins étendue. De
deux choses l'une : ou bien l'on définit un dialecte par la
totalité de ses caractères, et alors il faut se fixer sur un
point de la carte et s'en tenir au parler d'une seule localité ;
dès qu'on s'en éloignera, on ne trouvera plus exactement
les mêmes particularités. Ou bien l'on définit le dialecte
par un seul de ses caractères ; alors, sans doute, on
obtient une surface, celle que recouvre l'aire de propagation
du fait en question, mais il est à peine besoin de
remarquer que c'est là un procédé artificiel, et que les limites
ainsi tracées ne correspondent à aucune réalité dialectale.

La recherche des caractères dialectaux a été le point de
départ des travaux de cartographie linguistique, dont le
modèle est l'Atlas linguistique de la France, par Gilliéron ;
il faut citer aussi celui de l'Allemagne par Wenker 126. La
forme de l'atlas est tout indiquée, car on est obligé d'étudier
276le pays région par région, et pour chacune d'elles une
carte ne peut embrasser qu'un petit nombre de caractères
dialectaux ; la même région doit être reprise un grand nombre
de fois pour donner une idée des particularités phonétiques,
lexicologiques, morphologiques, etc., qui y sont superposées,
De semblables recherches supposent toute une organisation,
des enquêtes systématiques faites au moyen de questionnaires,
avec l'aide de correspondants locaux, etc. Il convient
de citer à ce propos l'enquête sur les patois de la Suisse
romande. Un des avantages des atlas linguistiques, c'est de
fournir des matériaux pour des travaux de dialectologie :
de nombreuses monographies parues récemment sont basées
sur l'Atlas de Gilliéron.

On a appelé « lignes isoglosses » ou « d'isoglosses » les frontières
des caractères dialectaux ; ce terme a été formé sur le
modèle d'isotherme ; mais il est obscur et impropre, car il
veut dire « qui a la même langue » ; si l'on admet que glossème
signifie « caractère idiomatique », on pourrait parler plus
justement de lignes isoglossématiques, si ce terme était utilisable ;
mais nous préférons encore dire : ondes d'innovation
en reprenant une image qui remonte à J. Schmidt et que le
chapitre suivant justifiera.

Quand on jette les yeux sur une carte linguistique, on
voit quelquefois deux ou trois de ces ondes coïncider à peu
près, se confondre même sur un certain parcours :

image

Il est évident que deux points A et B, séparés par une zone
de ce genre, présentent une certaine somme de divergences
et constituent deux parlers assez nettement différenciés.
Il peut arriver aussi que ces concordances, au lieu
277d'être partielles, intéressent le périmètre tout entier de deux
ou plusieurs aires :

image

Quand ces concordances sont suffisamment nombreuses on
peut par approximation parler de dialecte. Elles s'expliquent
par des faits sociaux, politiques, religieux, etc., dont nous
faisons totalement abstraction ici ; elles voilent, sans jamais
l'effacer complètement, le fait primordial et naturel de la
différenciation par aires indépendantes.

§ 4. Les langues n'ont pas de limites naturelles.

Il est difficile de dire en quoi consiste la différence entre
une langue et un dialecte. Souvent un dialecte porte le nom
de langue parce qu'il a produit une littérature ; c'est le cas
du portugais et du hollandais. La question d'intelligibilité
joue aussi son rôle ; on dira volontiers de personnes qui ne
se comprennent, pas qu'elles parlent des langues différentes.
Quoi qu'il en soit, des langues qui se sont développées sur
un territoire continu au sein de populations sédentaires permettent
de constater les mêmes faits que les dialectes, sur
une plus grande échelle ; on y retrouve les ondes d'innovation,
seulement elles embrassent un terrain commun à plusieurs
langues.

Dans les conditions idéales que nous avons supposées,
on ne peut pas plus établir de frontières entre langue
parentes qu'entre dialectes ; l'étendue du territoire est
indifférente. De même qu'on ne saurait dire où finit le
278haut allemand, où commence le plattdeutsch, de même il
est impossible de tracer une ligne de démarcation entre
l'allemand et le hollandais, entre le français et l'italien. Il y
a des points extrêmes où l'on dira avec assurance : « Ici
règne le français, ici l'italien » ; mais dès qu'on entre
dans les régions intermédiaires, on voit cette distinction
s'effacer ; une zone compacte plus restreinte, qu'on imaginerait
pour servir de transition entre les deux langues,
comme par exemple le provençal entre le français et l'italien,
n'a pas plus de réalité. Comment d'ailleurs se représenter,
sous une forme ou une autre, une limite linguistique
précise sur un territoire couvert d'un bout à l'autre de dialectes
graduellement différenciés ? Les délimitations des
langues s'y trouvent noyées, comme celles des dialectes,
dans les transitions. De même que les dialectes ne sont que
des subdivisions arbitraires de la surface totale de la langue,
de même la limite qui est censée séparer deux langues ne
peut être que conventionnelle.

Pourtant les passages brusques d'une langue à une
autre sont très fréquents : d'où proviennent-ils ? De ce que
des circonstances défavorables ont empêché ces transitions
insensibles de subsister. Le facteur le plus troublant est le
déplacement des populations. Les peuples ont toujours
connu des mouvements de va-et-vient. En s'accumulant au
cours des siècles, ces migrations ont tout embrouillé, et sur
beaucoup de points le souvenir des transitions linguistiques
s'est effacé. La famille indo-européenne en est un exemple
caractéristique. Ces langues ont dû être au début dans des
rapports très étroits et former une chaîne ininterrompue
d'aires linguistiques dont nous pouvons reconstituer les
principales dans leurs grandes lignes. Par ses caractères, le
slave chevauche sur l'iranien et le germanique, ce qui est
conforme à la répartition géographique de ces langues ; de
même le germanique peut être considéré comme un anneau
intermédiaire entre le slave et le celtique, qui à son tour a
279des rapports très étroits avec l'italique ; celui-ci est intermédiaire
entre le celtique et le grec, si bien que, sans connaître
la position géographique de tous ces idiomes, un
linguiste pourrait sans hésitation assigner à chacun d'eux
celle qui lui revient. Et cependant, dès que nous considérons
une frontière entre deux groupes d'idiomes, par
exemple la frontière germano-slave, il y a un saut brusque,
sans aucune transition ; les deux idiomes se heurtent au
lieu de se fondre l'un dans l'autre. C'est que les dialectes
intermédiaires ont disparu. Ni les Slaves, ni les Germains
ne sont restés immobiles ; ils ont émigré, conquis des
territoires aux dépens les uns des autres ; les populations
slaves et germaniques qui voisinent actuellement ne sont pas
celles qui étaient autrefois en contact. Supposez que les Italiens
de la Calabre viennent se fixer aux confins de la France ;
ce déplacement détruirait naturellement la transition insensible
que nous avons constatée entre l'italien et le français ;
c'est un ensemble de faits analogues que nous présente l'indo-européen.

Mais d'autres causes encore contribuent à effacer les transitions,
par exemple l'extension des langues communes aux
dépens des patois (voir p. 267 sv.). Aujourd'hui le français
littéraire (l'ancienne langue de l'Ile-de-France) vient se heurter
à la frontière avec l'italien officiel (dialecte toscan généralisé),
et c'est une bonne fortune qu'on puisse encore trouver des
patois de transition dans les Alpes occidentales, alors que sur
tant d'autres frontières linguistiques tout souvenir de parlers
intermédiaires a été effacé.280

Chapitre IV
Propagation des ondes linguistiques

§ 1. La force d'intercourse 127 et l'esprit de clocher.

La propagation des faits de langue est soumise aux mêmes
lois que n'importe quelle habitude, la mode par exemple.
Dans toute masse humaine deux forces agissent sans cesse
simultanément et en sens contraires : d'une part l'esprit
particulariste, l'« esprit de clocher » ; de l'autre, la force
d'« intercourse », qui crée les communications entre les
hommes.

C'est par l'esprit de clocher qu'une communauté linguistique
restreinte reste fidèle aux traditions qui se sont développées
dans son sein. Ces habitudes sont les premières que
chaque individu contracte dans son enfance ; de là leur
force et leur persistance. Si elles agissaient seules, elles créeraient
en matière de langage des particularités allant
à l'infini.

Mais leurs effets sont corrigés par l'action de la force
opposée. Si l'esprit de clocher rend les hommes sédentaires,
l'intercourse les oblige à communiquer entre eux.
C'est lui qui amène dans un village les passants d'autres
localités, qui déplace une partie de la population à l'occasion
281d'une fête ou d'une foire, qui réunit sous les drapeaux
les hommes de provinces diverses, etc. En un mot, c'est un
principe unifiant, qui contrarie l'action dissolvante de l'esprit
de clocher.

C'est à l'intercourse qu'est due l'extension et la cohésion
d'une langue. Il agit de deux manières : tantôt négativement :
il prévient le morcellement dialectal en étouffant
une innovation au moment où elle surgit sur un point ;
tantôt positivement : il favorise l'unité en acceptant et propageant
cette innovation. C'est cette seconde forme de
l'intercourse qui justifie le mot onde pour désigner les limites
géographiques d'un fait dialectal (voir p. 277) ; la ligne isoglossématique
est comme le bord extrême d'une inondation
qui se répand, et qui peut aussi refluer.

Parfois on constate avec étonnement que deux parlers
d'une même langue, dans des régions fort éloignées l'une
de l'autre, ont un caractère linguistique en commun ; c'est
que le changement surgi d'abord à un endroit du territoire
n'a pas rencontré d'obstacle à sa propagation et s'est étendu
de proche en proche très loin de son point de départ. Rien
ne s'oppose à l'action de l'intercourse dans une masse linguistique
où il n'existe que des transitions insensibles.

Cette généralisation d'un fait particulier, quelles que
soient ses limites, demande du temps, et ce temps, on peut
quelquefois le mesurer. Ainsi la transformation de þ en d,
que l'intercourse a répandue sur toute l'Allemagne continentale,
s'est propagée d'abord dans le sud, entre 800 et
850, sauf en francique, où þ persiste sous la forme douce đ
et ne cède le pas à d que plus tard. Le changement de t en z
(pron. ts) s'est produit dans des limites plus restreintes et a
commencé à une époque antérieure aux premiers documents
écrits ; elle, a dû partir des Alpes vers l'an 600 et
s'étendre à la fois au nord et au sud, en Lombardie. Le t
se lit encore dans une charte thuringienne du VIIIe siècle.
A une époque plus récente, les ī et les ū germaniques sont
282devenus des diphtongues (cf. mein pour mīn, braun pour
brïūn) ; parti de Bohême vers 1400, le phénomène a mis 300
ans pour arriver au Rhin et couvrir son aire actuelle.

Ces faits linguistiques se sont propagés par contagion, et
il est probable qu'il en est de même de toutes les ondes ;
elles partent d'un point et rayonnent. Ceci nous amène à
une seconde constatation importante.

Nous avons vu que le facteur temps suffit pour expliquer
la diversité géographique. Mais ce principe ne se vérifie
entièrement que si l'on considère le lieu où est née l'innovation.

Reprenons l'exemple de la mutation consonantique allemande.
Si un phonème t devient ts sur un point du
territoire germanique, le nouveau son tend à rayonner autour
de son point d'origine, et c'est par cette propagation spatiale
qu'il entre en lutte avec le t primitif ou avec d'autres sons
qui ont pu en sortir sur d'autres points. A l'endroit où elle
prend naissance, une innovation de ce genre est un fait
phonétique pur ; mais ailleurs elle ne s'établit que
géographiquement et par contagion. Ainsi le schéma

t → ts

n'est valable dans toute sa simplicité qu'au foyer d'innovation ;
appliqué à la propagation, il en donnerait une image
inexacte.

Le phonéticien distinguera donc soigneusement les foyers
d'innovation, où un phonème évolue uniquement sur
l'axe du temps, et les aires de contagion qui, relevant à la
fois du temps et de l'espace, ne sauraient intervenir dans la
théorie des faits phonétiques purs. Au moment où un ts,
venu du dehors, se substitue à t, il ne s'agit pas de la modification
d'un prototype traditionnel, mais de l'imitation
d'un parler voisin, sans égard à ce prototype ; quand une
283forme herza « cœur », venue des Alpes, remplace en Thuringe
un plus archaïque herta, il ne faut pas parler de changement
phonétique, mais d'emprunt de phonème.

§ 2. Les deux forces ramenées à un principe unique.

Sur un point donné du territoire — nous entendons par
là une surface minimale assimilable à un point (voir p. 270),
un village par exemple, — il est très facile de distinguer
ce qui relève de chacune des forces en présence, l'esprit de
clocher et l'intercourse ; un fait ne peut dépendre que de
l'une à l'exclusion de l'autre ; tout caractère commun avec
un autre parler relève de l'intercourse ; tout caractère qui
n'appartient qu'au parler du point envisagé est dû à la force
de clocher.

Mais dès qu'il s'agit d'une surface, d'un canton par
exemple, une difficulté nouvelle surgit : on ne peut plus
dire auquel des deux facteurs se rapporte un phénomène
donné ; tous deux, bien qu'opposés, sont impliqués dans
chaque caractère de l'idiome. Ce qui est différenciateur
pour un canton A est commun à toutes ses parties ; là, c'est
la force particulariste qui agit, puisqu'elle interdit à ce canton
d'imiter quelque chose du canton voisin B, et qu'inversement
elle interdit à B d'imiter A. Mais la force unifiante,
c'est-à-dire l'intercourse, est aussi en jeu, car elle se manifeste
entre les différentes parties de A (A1, A2, A3, etc.).
Ainsi, dans le cas d'une surface, les deux forces agissent
simultanément, bien que dans des proportions diverses.
Plus l'intercourse favorise une innovation, plus son aire
s'étend ; quant à l'esprit de clocher, son action consiste à
maintenir un fait linguistique dans les limites qu'il a
acquises, en le défendant contre les concurrences du dehors.
Il est impossible de prévoir ce qui résultera de l'action de
ces deux forces. Nous avons vu p. 282 que dans le domaine
du germanique, qui va des Alpes à la mer du Nord, le passage
284de þ à d a été général, tandis que le changement de t
en ts (z) n'a atteint que le sud ; l'esprit de clocher a créé
une opposition entre le sud et le nord ; mais, à l'intérieur
de ces limites, grâce à l'intercourse, il y a solidarité linguistique.
Ainsi en principe il n'y a pas de différence fondamentale
entre ce second phénomène et le premier. Les
mêmes forces sont en présence ; seule l'intensité de leur
action varie.

Cela signifie que pratiquement, dans l'étude des évolutions
linguistiques produites sur une surface, on peut faire abstraction
de la force particulariste, ou, ce qui revient au
même, la considérer comme l'aspect négatif de la force unifiante.
Si celle-ci est assez puissante, elle établira l'unité sur
la surface entière ; sinon le phénomène s'arrêtera en chemin,
ne couvrant qu'une partie du territoire ; cette aire restreinte
n'en représentera pas moins un tout cohérent par rapport à
ses propres parties. Voilà pourquoi on peut tout ramener à la
seule force unifiante sans faire intervenir l'esprit de clocher,
celui-ci n'étant pas autre chose que la force d'intercourse
propre à chaque région.

§ 3. La différenciation linguistique sur des territoires
séparés.

Quand on s'est rendu compte que, dans une masse unilingue,
la cohésion varie selon les phénomènes, que les innovations
ne se généralisent pas toutes, que la continuité géographique
n'empêche pas de perpétuelles différenciations,
alors seulement on peut aborder le cas d'une langue qui se
développe parallèlement sur deux territoires séparés.

Ce phénomène est très fréquent : ainsi dès l'instant où le
germanique a pénétré du continent dans les Iles Britanniques,
son évolution s'est dédoublée ; d'un côté, les dialectes
allemands ; de l'autre, l'anglo-saxon, d'où est sorti
l'anglais. On peut citer encore le français transplanté au
285Canada. La discontinuité n'est pas toujours l'effet de la
colonisation ou de la conquête : elle peut se produire aussi
par isolement : le roumain a perdu le contact avec la masse
latine grâce à l'interposition de populations slaves. La cause
importe peu d'ailleurs ; la question est avant tout de savoir si
la séparation joue un rôle dans l'histoire des langues et si elle
produit des effets autres que ceux qui apparaissent dans la
continuité.

Plus haut, pour mieux dégager l'action prépondérante du
facteur temps, nous avons imaginé un idiome qui se développerait
parallèlement sur deux points sans étendue appréciable,
par exemple deux petites îles, où l'on peut faire
abstraction de la propagation de proche en proche. Mais
dès qu'on se place sur deux territoires d'une certaine
superficie, ce phénomène reparaît et amène des différenciations
dialectales, de sorte que le problème n'est simplifié
à aucun degré du fait de domaines discontinus. Il faut se
garder d'attribuer à la séparation ce qui peut s'expliquer
sans elle.

C'est l'erreur qu'ont commise les premiers indo-européanistes
(voir p. 14). Placés devant une grande famille de
langues devenues très différentes les unes des autres, ils
n'ont pas pensé que cela put s'être produit autrement que
par fractionnement géographique. L'imagination se représente
plus facilement des langues distinctes dans les lieux
séparés, et pour un observateur superficiel c'est l'explication
nécessaire et suffisante de la différentiation. Ce n'est
pas tout : on associait la notion de langue à celle de nationalité,
celle-ci expliquant celle-là ; ainsi on se représentait
les Slaves, les Germains, les Celtes, etc., comme autant
d'essaims sortis d'une même ruche ; ces peuplades, détachées
par migration de la souche primitive, auraient porté avec
elles l'indo-européen commun sur autant de territoires différents.

On ne revint que fort tard de cette erreur ; en 1877
286seulement, un ouvrage de Johannes Schmidt : Die Verwandtschaftsverlhätnisse
der Indogermanen
, ouvrit les yeux
des linguistes en inaugurant la théorie de la continuité ou
des ondes (Wellentheorie). On comprit que le fractionnement
sur place suffit pour expliquer les rapports réciproques
entre les langues indo-européennes, sans qu'il soit nécessaire
d'admettre que les divers peuples eussent quitté leurs
positions respectives (voir p. 279) ; les différenciations dialectales
ont pu et dû se produire avant que les nations se
soient répandues dans les directions divergentes. Ainsi la
théorie des ondes ne nous donne pas seulement une vue
plus juste de la préhistoire de l'indo-européen ; elle nous
éclaire sur les lois primordiales de tous les phénomènes de
différenciation et sur les conditions qui régissent la parenté
des langues.

Mais cette théorie des ondes s'oppose à celle des migrations
sans l'exclure nécessairement. L'histoire des langues
indo-européennes nous offre maint exemple de peuples qui
se sont détachés de la grande famille par déplacement, et
cette circonstance a dû avoir des effets spéciaux ; seulement
ces effets s'ajoutent à ceux de la différenciation dans la continuité ;
il est très difficile de dire en quoi ils consistent, et
ceci nous ramène au problème de l'évolution d'un idiome sur
territoires séparés.

Prenons l'ancien anglais. Il s'est détaché du tronc germanique
à la suite d'une migration. Il est probable qu'il
n'aurait pas sa forme actuelle si, au Ve siècle, les Saxons
étaient restés sur le continent. Mais quels ont été les effets
spécifiques de la séparation ? Pour en juger, il faudrait
d'abord se demander si tel ou tel changement n'aurait pas pu
naître aussi bien dans la continuité géographique. Supposons
que les Anglais aient occupé le Jutland au lieu des Iles Britanniques ;
peut-on affirmer qu'aucun des faits attribués à
la séparation absolue ne se serait produit dans l'hypothèse
du territoire contigu ? Quand on dit que la discontinuité a
287permis à l'anglais de conserver l'ancien þ, tandis que ce son
devenait d sur tout le continent (exemple : angl. thing et
all. Ding), c'est comme si l'on prétendait qu'en germanique
continental ce changement s'est généralisé grâce à la continuité
géographique, alors que cette généralisation aurait
très bien pu échouer en dépit de la continuité. L'erreur
vient, comme toujours, de ce qu'on oppose le dialecte isolé
aux dialectes continus. Or en fait, rien ne prouve qu'une
colonie anglaise supposée établie au Jutland aurait nécessairement
subi la contagion du d. Nous avons vu par exemple
que sur le domaine linguistique français k (+a) a subsisté
dans un angle formé par la Picardie et la Normandie, tandis
que partout ailleurs il se changeait en la chuintante š (ch).
Ainsi l'explication par l'isolement reste insuffisante et superficielle.
Il n'est jamais nécessaire d'y faire appel pour expliquer
une différenciation ; ce que l'isolement peut faire, la continuité
géographique le fait tout aussi bien ; s'il y a une différence
entre ces deux ordres de phénomènes, nous ne pouvons
pas la saisir.

Cependant, en considérant deux idiomes parents, non
plus sous l'aspect négatif de leur différenciation, mais sous
l'aspect positif de leur solidarité, on constate que dans l'isolement
tout rapport est virtuellement rompu à partir du
moment de la séparation, tandis que dans la continuité géographique
une certaine solidarité subsiste, même entre parlers
nettement différents, pourvu qu'ils soient reliés par des
dialectes intermédiaires.

Aussi, pour apprécier les degrés de parenté entre les
langues, il faut faire une distinction rigoureuse entre la
continuité et l'isolement. Dans ce dernier cas les deux
idiomes conservent de leur passé commun un certain nombre
de traits attestant leur parenté, mais comme chacun
d'eux a évolué d'une manière indépendante, les caractères
nouveaux surgis d'un côté ne pourront pas se retrouver
dans l'autre (en réservant le cas où certains caractères nés
288après la séparation se trouvent par hasard identiques dans
les deux idiomes). Ce qui est en tout cas exclu, c'est la
communication de ces caractères par contagion. D'une manière
générale, une langue qui a évolué dans la discontinuité
géographique présente vis-à-vis des langues parentes
un ensemble de traits qui n'appartiennent qu'à elle, et
quand à son tour cette langue s'est fractionnée, les divers
dialectes qui en sont sortis attestent par des traits communs
la parenté plus étroite qui les relie entre eux à
l'exclusion des dialectes de l'autre territoire. Ils forment
réellement une branche distincte détachée du tronc.

Tout autres sont les rapports entre langues sur territoire
continu ; les traits communs qu'elles présentent ne sont pas
forcément plus anciens que ceux qui les diversifient ; en
effet, à tout moment une innovation partie d'un point quelconque
a pu se généraliser et embrasser même la totalité
du territoire. En outre, puisque les aires d'innovation
varient d'étendue d'un cas à l'autre, deux idiomes voisins
peuvent avoir une particularité commune sans former un
groupe à part dans l'ensemble, et chacun d'eux peut être
relié aux idiomes contigus par d'autres caractères, comme
le montrent les langues indo-européennes.289

Cinquième partie
Questions
de linguistique rétrospective
Conclusion

Chapitre premier
Les deux perspectives de la linguistique
diachronique

Tandis que la linguistique synchronique n'admet qu'une
seule perspective, celle des sujets parlants, et par conséquent
une seule méthode, la linguistique diachronique suppose
à la fois une perspective prospective, qui suit le cours
du temps, et une perspective rétrospective, qui le remonte
(voir p. 128).

La première correspond à la marche véritable des événements ;
c'est celle qu'on emploie nécessairement pour
écrire un chapitre quelconque de linguistique historique,
pour développer n'importe quel point de l'histoire d'une
langue. La méthode consiste uniquement à contrôler les documents
dont on dispose. Mais dans une foule de cas cette
manière de pratiquer la linguistique diachronique est insuifisante
ou inapplicable.

En effet, pour pouvoir fixer l'histoire d'une langue dans
tous ses détails en suivant le cours du temps, il faudrait
291posséder une infinité de photographies de la langue, prises
de moment en moment. Or cette condition n'est jamais
remplie : les romanistes, par exemple, qui ont le privilège
de connaître le latin, point de départ de leur recherche, et
de posséder une masse imposante de documents appartenant
à une longue série de siècles, constatent à chaque instant
les lacunes énormes de leur documentation. Il faut alors
renoncer à la méthode prospective, au document direct, et
procéder en sens inverse, en remontant le cours du temps
par la rétrospection. Dans cette seconde vue on se place à
une époque donnée pour rechercher, non pas ce qui résulte
d'une forme, mais quelle est la forme plus ancienne qui a
pu lui donner naissance.

Tandis que la prospection revient à une simple narration
et se fonde tout entière sur la critique des documents, la
rétrospection demande une méthode reconstructive, qui
s'appuie sur la comparaison. On ne peut établir la forme
primitive d'un signe unique et isolé, tandis que deux signes
différents mais de même origine, comme latin pater, sanscrit
pitar-, ou le radical de latin ger-ō et celui de ges-tus,
font déjà entrevoir par leur comparaison l'unité diachronique
qui les relie l'une et l'autre à un prototype susceptible
d'être reconstitué par induction. Plus les termes de comparaison
seront nombreux, plus ces inductions seront précises,
et elles aboutiront — si les données sont suffisantes — à de
véritables reconstructions.

Il en est de même pour les langues dans leur ensemble.
On ne peut rien tirer du basque parce que, étant isolé, il ne
se prête à aucune comparaison. Mais d'un faisceau de
langues apparentées, comme le grec, le latin, le vieux slave,
etc., a on pu par comparaison dégager les éléments
primitifs communs qu'elles contiennent et reconstituer
l'essentiel de la langue indo-européenne, telle qu'elle existait
avant d'être différenciée dans l'espace. Et ce qu'on a
fait en grand pour la famille tout entière, on l'a répété dans
292des proportions plus restreintes, — et toujours par le même
procédé, — pour chacune de ses parties, partout où cela
a été nécessaire et possible. Si par exemple de nombreux
idiomes germaniques sont attestés directement par des documents,
le germanique commun d'où ces divers idiomes sont
sortis ne nous est connu qu'indirectement par la méthode
rétrospective. C'est de la même manière encore que les linguistes
ont recherché, avec des succès divers, l'unité primitive
des autres familles (voir p. 263).

La méthode rétrospective nous fait donc pénétrer dans le
passé d'une langue au delà des plus anciens documents.
Ainsi l'histoire prospective du latin ne commence guère
qu'au me ou au ive siècle avant l'ère chrétienne ; mais la
reconstitution de l'indo-européen a permis de se faire une
idée de ce qui a dû se passer dans la période qui s'étend entre
l'unité primitive et les premiers documents latins connus,
et ce n'est qu'après coup qu'on a pu en tracer le tableau prospectif.

Sous ce rapport, la linguistique évolutive est comparable
à la géologie, qui, elle aussi, est une science historique ;
il lui arrive de décrire des états stables (par exemple l'état
actuel du bassin du Léman), en faisant abstraction de ce
qui a pu précéder dans le temps, mais elle s'occupe surtout
d'événements, de transformations, dont l'enchaînement
forme des diachronies. Or en théorie on peut concevoir une
géologie prospective, mais en fait et le plus souvent, le coup
d'œil ne peut être que rétrospectif ; avant de raconter ce qui
s'est passé sur un point de la terre, on est obligé de reconstruire
la chaîne des événements et de rechercher ce qui a amené
cette partie du globe à son état actuel.

Ce n'est pas seulement la méthode des deux perspectives
qui diffère de façon éclatante ; même au point de vue didactique,
il n'est pas avantageux de les employer simultanément
dans un même exposé. Ainsi l'étude des changements
phonétiques offre deux tableaux très différents selon
293que l'on procède de l'une ou de l'autre manière. En opérant
prospectivement, on se demandera ce qu'est devenu en
français le ĕ du latin classique : on verra alors un son unique
se diversifier en évoluant dans le temps et donner naissance
à plusieurs phonèmes : cf. pĕdempye (pied),
vĕntum (vent), lĕctumli (lit), nĕcārenwayẹ
(noyer), etc. ; si l'on recherche, au contraire, rétrospectivement
ce que représente en latin un ę ouvert français, on
constatera qu'un son unique est l'aboutissement de plusieurs
phonèmes distincts à l'origine : cf. tęr (terre) = tērram, vęrž
(verge) = vĭrgam, (fait) = factum, etc. L'évolution
des éléments formatifs pourrait être présentée également de
deux manières, et les deux tableaux seraient aussi différents ;
tout ce que nous avons dit p. 232 sv. des formations analogiques
le prouve a priori. Si l'on recherche par exemple
(rétrospectivement) les origines du suffixe de participe
français en , on remonte au latin -ātum ; celui-ci, par ses
origines, se rattache d'abord aux verbes dénominatifs latins
en -are, qui eux-mêmes remontent en grande partie aux
substantifs féminins en -a (cf. plantāre : planta, grec tīmáō :
tīmā́, etc.) ; d'autre part, -ātum n'existerait pas si le suffixe
indo-européen -to- n'avait pas été par lui-même vivant et
productif (cf. grec klu-tó-s, latin in-clu-tu-s, sanscrit çru-ta-s,
etc.) ; -ātum renferme encore l'élément formatif -m de
l'accusatif singulier (voir p. 212). Si, inversement, on se
demande (prospectivement) dans quelles formations françaises
se retrouve le suffixe primitif -to-, on pourrait mentionner
non seulement les divers suffixes, productifs ou
non, du participe passé (aimé = latin amātum), fini = latin
fīnītum, clos = latin clausum pour *claudtum, etc.), mais
encore bien d'autres, comme -u = latin -ūtum (cf. cornu =
cornūtum), -tif (suffixe savant) = latin -tīvum (cf. fugitif =
fugitīvum, sensitif, négatif, etc.), et une quantité de mots
qu'on n'analyse plus, tels que point = latin punctum, =
latin datum, chétif = latin captīvum, etc.294

Chapitre II
La langue la plus ancienne
et le prototype

A ses premiers débuts, la linguistique indo-européenne
n'a pas compris le vrai but de la comparaison, ni l'importance
de la méthode reconstitutive (voir p. 16). C'est ce qui
explique une de ses erreurs les plus frappantes : le rôle
exagéré et presque exclusif qu'elle accorde au sanscrit dans
la comparaison ; comme c'est le plus ancien document de
l'indo-européen, ce document a été promu à la dignité de
prototype. Autre chose est de supposer l'indo-européen
engendrant le sanscrit, le grec, le slave, le celtique, l'italique,
autre chose est de mettre l'une de ces langues à la
place de l'indo-européen. Cette confusion grossière a eu des
conséquences aussi diverses que profondes. Sans doute
cette hypothèse n'a jamais été formulée aussi catégoriquement
que nous venons de le faire, mais en pratique on l'admettait
tacitement. Bopp écrivait qu'« il ne croyait pas que
le sanscrit put être la source commune », comme s'il était
possible de formuler, même dubitativement, une semblable
supposition.

Ceci amène à se demander ce qu'on veut dire quand on
parle d'une langue qui serait plus ancienne ou plus vieille
qu'une autre. Trois interprétations sont possibles, en théorie :

On peut d'abord penser à l'origine première, au point
de départ d'une langue ; mais le plus simple raisonnement
295montre qu'il n'y en a aucune à laquelle on puisse assigner
un âge, parce que n'importe laquelle est la continuation de
ce qui se parlait avant elle. Il n'en est pas du langage comme
de l'humanité : la continuité absolue de son développement
empêche d'y distinguer des générations, et Gaston Paris
s'élevait avec raison contre la conception de langues filles
et de langues mères, parce qu'elle suppose des interruptions.
Ce n'est donc pas dans ce sens qu'on peut dire qu'une langue
est plus vieille qu'une autre.

On peut aussi donner à entendre qu'un état de langue
a été surpris à une époque plus ancienne qu'une autre :
ainsi le perse des inscriptions achéménides est plus ancien
que le persan de Firdousi. Tant qu'il s'agit, comme dans ce
cas particulier, de deux idiomes positivement issus l'un de
l'autre et également bien connus, il va sans dire que le plus
ancien doit seul entrer en ligne de compte. Mais si ces deux
conditions ne sont pas remplies, cette ancienneté-là n'a
aucune importance ; ainsi le lituanien, attesté depuis 1540
seulement, n'est pas moins précieux à cet égard que le paléoslave,
consigné au xe siècle, ou même que le sanscrit du
Rigvéda.

Le mot « ancien » peut désigner enfin un état de langue
plus archaïque, c'est-à-dire dont les formes sont restées
plus près du modèle primitif, en dehors de toute question
de date. Dans ce sens, on pourrait dire que le lituanien du
XVIe siècle est plus ancien que le latin du IIIe siècle avant l'ère.

Si l'on attribue au sanscrit une plus grande ancienneté
qu'à d'autres langues, cela ne peut donc être que dans le
deuxième ou le troisième sens ; or il se trouve qu'il l'est
dans l'un comme dans l'autre. D'une part, on accorde que
les hymnes védiques dépassent en antiquité les textes grecs
les plus anciens ; d'autre part, chose qui importe particulièrement,
la somme de ses caractères archaïques est considérable
en comparaison de ce que d'autres langues ont conservé
(voir p. 15).296

Par suite de cette idée assez confuse d'antiquité qui fait
du sanscrit quelque chose d'antérieur à toute la famille, il
arriva plus tard que les linguistes, même guéris de l'idée
qu'il est une langue mère, continuèrent à donner une importance
trop grande au témoignage qu'il fournit comme langue
collatérale.

Dans ses Origines indo-européennes (voir p. 306), Ad.
Pictet, tout en reconnaissant explicitement l'existence d'un
peuple primitif qui parlait sa langue à lui, n'en reste pas
moins convaincu qu'il faut consulter avant tout le sanscrit,
et que son témoignage surpasse en valeur celui de plusieurs
autres langues indo-européennes réunies. C'est cette illusion
qui a obscurci pendant de longues années des questions
de première importance, comme celle du vocalisme primitif.

Cette erreur s'est répétée en petit et en détail. En étudiant
des rameaux particuliers de l'indo-européen on était
porté à voir dans l'idiome le plus anciennement connu le
représentant adéquat et suffisant du groupe entier, sans
chercher à mieux connaître l'état primitif commun. Par
exemple, au lieu de parler de germanique, on ne se faisait
pas scrupule de citer tout simplement le gotique, parce
qu'il est antérieur de plusieurs siècles aux autres dialectes
germaniques ; il devenait par usurpation le prototype, la
source des autres dialectes. Pour le slave, on se fondait exclusivement
sur le slavon ou paléoslave, connu au Xe siècle, parce
que les autres sont connus à date plus basse.

En fait il est extrêmement rare que deux formes de langue
fixées par l'écriture à des dates successives se trouvent
représenter exactement le même idiome à deux moments de
son histoire. Le plus souvent on est en présence de deux
dialectes qui ne sont pas la suite linguistique l'un de l'autre.
Les exceptions confirment la règle : la plus illustre est celle
des langues romanes vis-à-vis du latin : en remontant du
français au latin, on se trouve bien dans la verticale ; le territoire
297de ces langues se trouve être par hasard le même
que celui où l'on parlait latin, et chacune d'elles n'est que
du latin évolué. De même nous avons vu que le perse des
inscriptions de Darius est le même dialecte que le persan
du moyen âge. Mais l'inverse est beaucoup plus fréquent :
les témoignages des diverses époques appartiennent à des
dialectes différents de la même famille. Ainsi le germanique
s'offre successivement dans le gotique d'Ullìlas, dont on ne
connaît pas la suite, puis dans les textes du vieux haut allemand,
plus tard dans ceux de l'anglo-saxon, du norrois, etc. ;
or aucun de ces dialectes ou groupes de dialectes n'est la
continuation de celui qui est attesté antérieurement. Cet état
de choses peut être figuré par le schéma suivant, où les lettres
représentent les dialectes et les lignes pointillées les époques
successives :

image époque

La linguistique n'a qu'à se féliciter de cet état de choses ;
autrement le premier dialecte connu (A) contiendrait
d'avance tout ce qu'on pourrait déduire de l'analyse des
états subséquents, tandis qu'en cherchant le point de convergence
de tous ces dialectes (A, B, C, D, etc.), on rencontrera
une forme plus ancienne que A, soit un prototype X,
et la confusion de A et de X sera impossible.298

Chapitre III
Les reconstructions

§ 1. Leur nature et leur but.

Si le seul moyen de reconstruire est de comparer, réciproquement
la comparaison n'a pas d'autre but que d'être
une reconstruction. Sous peine, d'être stériles, les correspondances
constatées entre plusieurs formes doivent être
placées dans la perspective du temps et aboutir au rétablissement
d'une forme unique ; nous avons insisté à plusieurs
reprises sur ce point (p. 16 sv., 272). Ainsi pour expliquer
le latin medius en face du grec mésos, il a fallu, sans
remonter jusqu'à l'indo-européen, poser un terme plus ancien
*methyos susceptible d'être relié historiquement à medius et
à mésos. Si au lieu de comparer deux mots de langues différentes,
on confronte deux formes prises dans une seule, la
même constatation s'impose : ainsi en latin gerō et gestus font
remonter à un radical *ges- jadis commun aux deux
formes.

Remarquons en passant que la comparaison portant sur
des changements phonétiques doit s'aider constamment de
considérations morphologiques. Dans l'examen de latin
patior et passus, je fais intervenir factus, dictus, etc., parce
que passus est une formation de même nature ; c'est en me
fondant sur le rapport morphologique entre faciō et factus,
dīcō et dictus, etc., que je peux établir le même rapport à
une époque antérieure entre patior et *pat-tus. Réciproquement,
299si la comparaison est morphologique, je dois l'éclairer
par le secours de la phonétique : le latin meliōrem peut
être comparé au grec hēdlō parce que phonétiquement l'un
remonte à *meliosem, *meliosm et l'autre à *hādioa *hādiosa,
*hādiosm.

La comparaison linguistique n'est donc pas une opération
mécanique ; elle implique le rapprochement de toutes
les données propres à fournir une explication. Mais elle
devra toujours aboutir à une conjecture tenant dans une
formule quelconque, et visant à rétablir quelque chose d'antérieur ;
toujours la comparaison reviendra à une reconstruction
de formes.

Mais la vue sur le passé vise-t-elle la reconstruction des
formes complètes et concrètes de l'état antérieur ? Se
borne-t-elle au contraire à des affirmations abstraites, partielles,
portant sur les parties des mots, comme par exemple
à cette constatation que le f latin dans fūmus correspond
à un italique commun þ, ou que le premier élément du grec
állo, latin aliud, était déjà en indo-européen un a ?
Elle peut fort bien limiter sa tâche à ce second ordre de
recherches ; on peut même dire que sa méthode analytique
n'a pas d'autre but que ces constatations partielles. Seulement,
de la somme de ces faits isolés, on peut tirer des
conclusions plus générales : par exemple une série de faits
analogues à celui du latin fūmus permet de poser avec certitude
que þ figurait dans le système phonologique de
l'italique commun ; de même, si l'on peut affirmer que
l'indo-européen montre dans la flexion dite pronominale
une terminaison de neutre singulier -d, différente de celle
des adjectifs -m, c'est là un fait morphologique général
déduit d'un ensemble de constatations isolées (cf. latin
istud, aliud contre bonum, grec = *tod, állo = *allod
contre kalón, angl. that, etc.). On peut aller plus loin : ces
divers faits une fois reconstitués, on procède à la synthèse
de tous ceux qui concernent une forme totale, pour
300reconstruire des mots complets (par exemple indo-europ.
*alyod), des paradigmes de flexion, etc. Pour cela on réunit
en un faisceau des affirmations parfaitement isolables ; si
par exemple on compare les diverses parties d'une forme
reconstruite comme *alyod, on remarque une grande différence
entre le -d, qui soulève une question de grammaire,
et a-, qui n'a aucune signification de ce genre. Une forme
reconstruite n'est pas un tout solidaire, mais une somme
toujours décomposable de raisonnements phonétiques, et
chacune de ses parties est révocable et reste soumise à l'examen.
Aussi les formes restituées ont-elles toujours été
le reflet fidèle des conclusions générales qui leur sont
applicables. L'indo-européen pour « cheval » a été supposé
successivement *akvas, *ak1vas, *ek1vos, enfin *ek1wos ;
seul s est resté incontesté, ainsi que le nombre des phonèmes.

Le but des reconstructions n'est donc pas de restituer
une forme pour elle-même, ce qui serait d'ailleurs assez
ridicule, mais de cristalliser, de condenser un ensemble de
conclusions que l'on croit justes, d'après les résultats qu'on
a pu obtenir à chaque moment ; en un mot, d'enregistrer
les progrès de notre science. On n'a pas à justifier les linguistes
de l'idée assez bizarre qu'on leur prête de restaurer
de pied en cap l'indo-européen, comme s'ils voulaient en
faire usage. Ils n'ont pas même cette vue quand ils abordent
les langues connues historiquement (on n'étudie pas
le latin linguistiquement pour le bien parler), à plus forte
raison pour les mots séparés de langues préhistoriques.

D'ailleurs, même si la reconstruction restait sujette à
révision, on ne saurait s'en passer pour avoir une vue sur
l'ensemble de la langue étudiée, sur le type linguistique
auquel elle appartient. C'est un instrument indispensable
pour représenter avec une relative facilité une foule de faits
généraux, synchroniques et diachroniques. Les grandes
lignes de l'indo-européen s'éclairent immédiatement par
301l'ensemble des reconstructions : par exemple, que les suffixes
étaient formés de certains éléments (t, s, r, etc.) à
l'exclusion d'autres, que la variété compliquée du vocalisme
des verbes allemands (cf. werden, wirst, ward, wurde, worden)
cache dans la règle une même alternance primitive : e—o—zéro.
Par contre-coup l'histoire des périodes ultérieures
s'en trouve grandement facilitée : sans reconstruction
préalable, il serait bien plus difficile d'expliquer les
changements survenus au cours du temps depuis la période
antéhistorique.

§ 2. Degré de certitude des reconstitutions.

Il y a des formes reconstruites qui sont tout à fait certaines,
d'autres qui restent contestables ou franchement problématiques.
Or, comme on vient de le voir, le degré de
certitude des formes totales dépend de la certitude relative
qu'on peut attribuer aux restitutions partielles qui interviennent
dans cette synthèse. A cet égard, deux mots ne sont
presque jamais sur le même pied ; entre des formes indo-européennes
aussi lumineuses que *esti « il est » et *didōti
« il donne », il y a une différence ; car dans la seconde la
voyelle de redoublement permet un doute (cf. sanscrit dadāti
et grec didōsi).

En général on est porté à croire les reconstitutions moins
sûres qu'elles ne le sont. Trois faits sont propres à augmenter
notre confiance :

Le premier, qui est capital, a été signalé p. 65 sv. : un mot
étant donné, on peut distinguer nettement les sons qui le
composent, leur nombre et leur délimitation ; on a vu, p. 83,
ce qu'il faut penser des objections que feraient certains
linguistes penchés sur le microscope phonologique. Dans
un groupe tel que -sn- il y a sans doute des sons furtifs ou
de transition ; mais il est antilinguistique d'en tenir
compte ; l'oreille ordinaire ne les distingue pas, et
302surtout les sujets parlants sont toujours d'accord sur le
nombre des éléments. Aussi pouvons-nous dire que dans la
forme indo-européenne *ek1wos il n'y avait que cinq éléments
distincts, différentiels, auxquels les sujets devaient
faire attention.

Le second fait concerne le système de ces éléments
phonologiques dans chaque langue. Tout idiome opère
avec une gamme de phonèmes dont le total est parfaitement
délimité (voir p. 58). Or, en indo-européen, tous les
éléments du système apparaissent au moins dans une douzaine
de formes attestées par reconstruction, quelquefois
dans des milliers. On est donc sûr de les connaître tous.

Enfin, pour connaître les unités phoniques d'une langue
il n'est pas indispensable de caractériser leur qualité positive ;
il faut les considérer comme des entités différentielles
dont le propre est de ne pas se confondre les unes
avec les autres (voir p. 164). Cela est si bien l'essentiel qu'on
pourrait désigner les éléments phoniques d'un idiome
à reconstituer par des chiffres ou des signes quelconques.
Dans *ĕk1wŏs, il est inutile de déterminer la qualité absolue
de ĕ, de se demander s'il était ouvert ou fermé, articulé plus
ou moins en avant, etc. ; tant qu'on n'aura pas reconnu plusieurs
sortes de ĕ, cela reste sans importance, pourvu qu'on
ne le confonde pas avec un autre des éléments distingués
de la langue (ă, ŏ, ĕ, etc.). Cela revient à dire que le premier
phonème de *ĕk1wŏs ne différait pas du second de
*mĕdhyŏs, du troisième de *ăgĕ, etc., et qu'on pourrait, sans
spécifier sa nature phonique, le cataloguer et le représenter
par son numéro dans le tableau des phonèmes indo-européens.
Ainsi la reconstruction de *ĕk1wŏs veut dire que le
correspondant indo-européen de latin equos, sanscrit açva-s,
etc., était formé de cinq phonèmes déterminés pris dans la
gamme phonologique de l'idiome primitif.

Dans les limites que nous venons de tracer, nos reconstitutions
conservent donc leur pleine valeur.303

Chapitre IV
Le témoignage de la langue
en anthropologie et en préhistoire

§ 1. Langue et race.

Le linguiste peut donc, grâce à la méthode rétrospective,
remonter le cours des siècles et reconstituer des langues
parlées par certains peuples bien avant leur entrée dans l'histoire.
Mais ces reconstructions ne pourraient-elles pas nous
renseigner en outre sur ces peuples eux-mêmes, leur race,
leur filiation, leurs rapports sociaux, leurs mœurs, leurs
institutions, etc. ? En un mot, la langue apporte-t-elle des
lumières à l'anthropologie, à l'ethnographie, à la préhistoire ?
On le croit très généralement ; nous pensons qu'il y a là une
grande part d'illusion. Examinons brièvement quelques aspects
de ce problème général.

D'abord la race : ce serait une erreur de croire que de
la communauté de langue on peut conclure à la consanguinité,
qu'une famille de langues recouvre une famille anthropologique.
La réalité n'est pas si simple. Il y a par exemple
une race germanique, dont les caractères anthropologiques
sont très nets : chevelure blonde, crâne allongé, stature
élevée, etc. ; le type scandinave en est la forme la plus parfaite.
Pourtant il s'en faut que toutes les populations parlant
des langues germaniques répondent à ce signalement ;
ainsi les Alémanes, au pied des Alpes, ont un type anthropologique
bien différent de celui des Scandinaves. Pourrait-on
304admettre du moins qu'un idiome appartient en
propre à une race et que, s'il est parlé par des peuples allogènes,
c'est qu'il leur a été imposé par la conquête ? Sans doute,
on voit souvent des nations adopter ou subir la langue de
leurs vainqueurs, comme les Gaulois après la victoire des
Romains ; mais cela n'explique pas tout : dans le cas des
Germains, par exemple, même en admettant qu'ils aient
subjugué tant de populations diverses, ils ne peuvent pas les
avoir toutes absorbées ; pour cela il faudrait supposer une
longue domination préhistorique, et d'autres circonstances
encore que rien n'établit.

Ainsi la consanguinité et la communauté linguistique
semblent n'avoir aucun rapport nécessaire, et il est impossible
de conclure de l'une à l'autre ; par conséquent, dans les
cas très nombreux où les témoignages de l'anthropologie
et de la langue ne concordent pas, il n'est pas nécessaire de les
opposer ni de choisir entre eux ; chacun d'eux garde sa valeur
propre.

§ 2. Ethnisme.

Que nous apprend donc ce témoignage de la langue ?
L'unité de race ne peut être, en elle-même, qu'un facteur
secondaire et nullement nécessaire de communauté linguistique ;
mais il y a une autre unité, infiniment plus importante,
la seule essentielle, celle qui est constituée par le lien
social : nous l'appellerons ethnisme. Entendons par là une
unité reposant sur des rapports multiples de religion, de civilisation,
de défense commune, etc., qui peuvent s'établir
même entre peuples de races différentes et en l'absence de
tout lien politique.

C'est entre l'ethnisme et la langue que s'établit ce rapport
de réciprocité déjà constaté p. 40 : le lien social tend
à créer la communauté de langue et imprime peut-être à
l'idiome commun certains caractères ; inversement, c'est la
305communauté de langue qui constitue, dans une certaine
mesure, l'unité ethnique. En général celle-ci suffit toujours
pour expliquer la communauté linguistique. Par exemple,
au début du moyen âge il y a eu un ethnisme roman reliant,
sans lien politique, des peuples d'origines très diverses.
Réciproquement, sur la question de l'unité ethnique, c'est
avant tout la langue qu'il faut interroger ; son témoignage
prime tous les autres. En voici un exemple : dans l'Italie
ancienne, on trouve les Étrusques à côté des Latins ; si
l'on cherche ce qu'ils ont de commun, dans l'espoir de les
ramener à une même origine, on peut faire appel à tout ce
que ces deux peuples ont laissé : monuments, rites religieux,
institutions politiques, etc. ; mais on n'arrivera jamais à la
certitude que donne immédiatement la langue : quatre lignes
d'étrusque suffisent pour nous montrer que le peuple qui le
parlait était absolument distinct du groupe ehtnique qui
parlait latin.

Ainsi, sous ce rapport et dans les limites indiquées, la
langue est un document historique ; par exemple le fait que
les langues indo-européennes forment une famille nous fait
conclure à un ethnisme primitif, dont toutes les nations parlant
aujourd'hui ces langues sont, par filiation sociale, les
héritières plus ou moins directes.

§ 3. Paléontologie linguistique.

Mais si la communauté de langue permet d'affirmer la
communauté sociale, la langue nous fait-elle connaître la
nature de cet ethnisme commun ?

Pendant longtemps on a cru que les langues sont une
source inépuisable de documents sur les peuples qui les
parlent et sur leur préhistoire. Adolphe Pictet, un des pionniers
du celtisme, est surtout connu par son livre Les
Origines indo-européennes
(1859-63). Cet ouvrage a servi
de modèle à beaucoup d'autres ; il est demeuré le plus
306attrayant de tous. Pictet veut retrouver dans les témoignages
fournis par les langues indo-européennes les traits fondamentaux
de la civilisation des « Aryâs », et il croit pouvoir
en fixer les aspects les plus divers : choses matérielles (outils,
armes, animaux domestiques), vie sociale (était-ce un peuple
nomade ou agricole ?), famille, gouvernement ; il cherche
à connaître le berceau des Aryâs, qu'il place en Bactriane ;
il étudie la flore et la faune du pays qu'ils habitaient. C'est là
l'essai le plus considérable qu'on ait fait dans cette direction ;
la science ainsi inaugurée reçut le nom de paléontologie
linguistique.

D'autres tentatives ont été faites depuis dans le même
sens ; une des plus récentes est celle de Hermann Hirt (Die
Indogermanen
, 1905-1907) 128. Il s'est fondé sur la théorie
de J. Schmidt (voir p. 287) pour déterminer la contrée
habitée par les Indo-européens ; mais il ne dédaigne pas de
recourir à la paléontologie linguistique : des faits de vocabulaire
lui montrent que les Indo-européens étaient agriculteurs,
et il refuse de les placer dans la Russie méridionale,
comme plus propre à la vie nomade ; la fréquence des
noms d'arbres, et surtout de certaines essences (sapin, bouleau,
hêtre, chêne), lui donne à penser que leur pays était
boisé et qu'il se trouvait entre le Harz et la Vistule, plus
spécialement dans la région de Brandebourg et de Berlin.
Rappelons aussi que, même avant Pictet, Adalbert Kuhn et
d'autres avaient utilisé la linguistique pour reconstruire la
mythologie et la religion des Indo-européens.

Or il ne semble pas qu'on puisse demander à une langue
des renseignements de ce genre, et si elle ne peut, les fournir,
cela tient, selon nous, aux causes suivantes :

D'abord l'incertitude de l'étymologie ; on a compris peu
307à peu combien sont rares les mots dont l'origine est bien
établie, et l'on est devenu plus circonspect. Voici un
exemple des témérités d'autrefois : étant donnés servus et
servāre, on les rapproche — on n'en a peut-être pas le droit ;
puis on donne au premier la signification de « gardien », pour
en conclure que l'esclave a été à l'origine le gardien de la
maison. Or on ne peut pas même affirmer que servāre ait eu
d'abord le sens de « garder ». Ce n'est pas tout : les sens des
mots évoluent : la signification d'un mot change souvent en
même temps qu'un peuple change de résidence. On a cru voir
aussi dans l'absence d'un mot la preuve que la civilisation
primitive ignorait la chose désignée par ce mot ; c'est une
erreur. Ainsi le mot pour « labourer » manque dans les idiomes
asiatiques ; mais cela ne signifie pas que cette occupation
fût inconnue à l'origine : le labour a pu tout aussi bien tomber
en désuétude ou se faire par d'autres procédés, désignés
par d'autres mots.

La possibilité des emprunts est un troisième facteur qui
trouble la certitude. Un mot peut passer après coup dans
une langue en même temps qu'une chose est introduite chez
le peuple qui la parle, ainsi le chanvre n'a été connu que
très tard dans le bassin de la Méditerranée, plus tard encore
dans les pays du Nord ; à chaque fois le nom du chanvre
passait avec la plante. Dans bien des cas, l'absence de données
extra-linguistiques ne permet pas de savoir si la présence d'un
même mot dans plusieurs langues est due à l'emprunt ou
prouve une tradition primitive commune.

Ce n'est pas à dire qu'on ne puisse dégager sans hésitation
quelques traits généraux et même certaines données
précises : ainsi les termes communs indiquant la parenté
sont abondants et se sont transmis avec une grande netteté ;
ils permettent d'affirmer que, chez les Indo-européens, la
famille était une institution aussi complexe que régulière :
car leur langue connaît en cette matière des nuances que
nous ne pouvons rendre. Dans Homère eináteres veut dire
308« belles-sœurs » dans le sens de « femmes de plusieurs frères »
et galóōi « belles-sœurs » dans le sens de « femme et sœur
du mari entre elles » ; or le latin janitrīcēs correspond
à eináteres pour la forme et la signification. De même le
« beau-frère, mari de la sœur » ne porte pas le même nom
que les « beaux-frères, maris de plusieurs sœurs entre eux ».
Ici on peut donc vérifier un détail minutieux, mais en
général on doit se contenter d'un renseignement général.
Il en est de même des animaux : pour des espèces importantes
comme l'espèce bovine, non seulement on peut
tabler sur la coïncidence de grec boûs, all. Kuh, sanscrit
gau-s etc., et reconstituer un indo-européen *g2ōu-s, mais la
flexion a les mêmes caractères dans toutes les langues, ce
qui ne serait pas possible s'il s'agissait d'un mot emprunté
postérieurement à une autre langue.

Qu'on nous permette d'ajouter ici, avec un peu plus de
détails, un autre fait morphologique qui a ce double caractère
d'être limité à une zone déterminée et de toucher à un
point d'organisation sociale.

Malgré tout ce qui a été dit sur le lien de dominus avec
domus, les linguistes ne se sentent pas pleinement satisfaits,
parce qu'il est au plus haut point extraordinaire de voir un
suffixe -no- former des dérivés secondaires ; on n'a jamais
entendu parler d'une formation comme serait en grec *oiko-no-s
ou *oike-no-s de oîkos, ou en sanscrit *açva-na- de açva-.
Mais c'est précisément cette rareté qui donne au suffixe de
dominus sa valeur et son relief. Plusieurs mots germaniques
sont, selon nous, tout à fait révélateurs :

*þeuđa-na-z « le chef de la *þeuđō, le roi », got. þiudans,
vieux saxon thiodan (*þeuđō, got. þivda, = osque
touto « peuple »).

*druχti-na-z (partiellement changé en *druχtī-na-z)
« le chef de la *druχ-ti-z, de l'armée », d'où le nom chrétien
pour « le Seigneur, c'est-à-dire Dieu », v. norr. Dróttinn,
anglo-saxon Dryhten, tous les deux avec la finale -ĭna-z.309

*kindi-na-z « le chef de la *kindi-z = lat. gens ».
Comme le chef d'une gens était, par rapport à celui d'une
*þeuđō, un vice-roi, ce terme germanique de kindins (absolument
perdu par ailleurs) est employé par Ulfilas pour
désigner le gouverneur romain d'une province, parce que
le légat de l'empereur était, dans ses idées germaniques, la
même chose qu'un chef de clan vis-à-vis d'un þiudans ; si
intéressante que soit l'assimilation au point de vue historique,
il n'est pas douteux que le mot kindins, étranger aux
choses romaines, témoigne d'une division des populations
germaniques en kindi-z.

Ainsi un suffixe secondaire -no- s'ajoute à n'importe
quel thème en germanique pour donner le sens de « chef
de telle ou telle communauté ». Il ne reste plus alors qu'à
constater que latin tribūnus signifie de même littéralement
« le chef de la tribus » comme þiudans le chef de la þiuda,
et de même enfin domi-nus « chef de la domus », dernière
division de la touta = þiuda. Dominus, avec son singulier
suffixe, nous semble une preuve très difficilement réfutable
non seulement d'une communauté linguistique mais aussi
d'une communauté d'institutions entre l'ethnisme italiote
et l'ethnisme germain.

Mais il faut se rappeler encore une fois que les rapprochements
de langue à langue livrent rarement des indices aussi
caractéristiques.

§4. Type linguistique et mentalité du groupe social.

Si la langue ne fournit pas beaucoup de renseignements
précis et authentiques sur les mœurs et les institutions du
peuple qui en fait usage, sert-elle au moins à caractériser le
type mental du groupe social qui la parle ? C'est une opinion
assez généralement admise qu'une langue reflète le
caractère psychologique d'une nation : mais une objection
très grave s'oppose à cette vue : un procédé linguistique
310n'est pas nécessairement déterminé par des causes psychiques.

Les langues sémitiques expriment le rapport de substantif
déterminant à substantif déterminé (cf. franç. « la parole
de Dieu »), par la simple juxtaposition, qui entraîne, il est
vrai, une forme spéciale, dite « état construit », du déterminé
placé devant le déterminant. Soit en hébreu dāƀār
« parole » et ʼelōhīm 129 « Dieu : » dƀar, ʼelōhīm signifie : « la
parole de Dieu ». Dirons-nous que ce type syntaxique
révèle quelque chose de la mentalité sémitique ? L'affirmation
serait bien téméraire, puisque l'ancien français a régulièrement
employé une construction analogue : cf. le cor
Roland
, les quatre fils Aymon, etc. Or ce procédé est né en
roman d'un pur hasard, morphologique autant que phonétique :
la réduction extrême des cas, qui a imposé à la langue
cette construction nouvelle. Pourquoi un hasard
analogue n'aurait-il pas jeté le protosémite dans la même
voie ? Ainsi un fait syntaxique qui semble être un de ses
traits indélébiles n'offre aucun indice certain de la mentalité
sémite.

Autre exemple : l'indo-européen primitif ne connaissait
pas de composés à premier élément verbal. Si l'allemand
en possède (cf. Bethaus, Springbrunnen, etc.) faut-il croire
qu'à un moment donné les Germains ont modifié un mode
de pensée hérité de leurs ancêtres ? Nous avons vu que
cette innovation est due à un hasard non seulement matériel,
mais encore négatif : la suppression de l'a dans
betahūs (voir p. 195). Tout s'est passé hors de l'esprit,
dans la sphère des mutations de sons, qui bientôt imposent
un joug absolu à la pensée et la forcent à entrer dans la
voie spéciale qui lui est ouverte par l'état matériel des signes.
Une foule d'observations du même genre nous confirment
dans cette opinion ; le caractère psychologique du
311groupe linguistique pèse peu devant un fait comme la suppression
d'une voyelle ou une modification d'accent, et bien
d'autres choses analogues capables de révolutionner à chaque
instant le rapport du signe et de l'idée dans n'importe
quelle forme de langue.

Il n'est jamais sans intérêt de déterminer le type grammatical
des langues (qu'elles soient historiquement connues
ou reconstruites) et de les classer d'après les procédés
qu'elles emploient pour l'expression de la pensée ; mais de
ces déterminations et de ces classements on ne saurait rien
conclure avec certitude en dehors du domaine proprement
linguistique.312

Chapitre V
Familles de langues et types linguistiques 130

Nous venons de voir que la langue n'est pas soumise directement
à l'esprit des sujets parlants : insistons en terminant
sur une des conséquences de ce principe : aucune famille de
langues n'appartient de droit et une fois pour toutes à un
type linguistique.

Demander à quel type un groupe de langues se rattache,
c'est oublier que les langues évoluent ; c'est sous-entendre
qu'il y aurait dans cette évolution un élément de stabilité.
Au nom de quoi prétendrait-on imposer des limites à une
action qui n'en connaît aucune ?

Beaucoup, il est vrai, en parlant des caractères d'une
famille, pensent plutôt à ceux de l'idiome primitif, et ce
problème-là n'est pas insoluble, puisqu'il s'agit d'une langue
et d'une époque. Mais dès qu'on suppose des traits permanents
auxquels le temps ni l'espace ne peuvent rien changer,
on heurte de front les principes fondamentaux de la linguistique
évolutive. Aucun caractère n'est permanent de droit ;
il ne peut persister que par hasard.

Soit, par exemple, la famille indo-européenne ; on connaît
les caractères distinctifs de la langue dont elle est issue ; le
système des sons est d'une grande sobriété ; pas de groupes
compliqués de consonnes, pas de consonnes doubles ; un
vocalisme monotone, mais qui donne lieu à un jeu d'alternances
313extrêmement régulières et profondément grammaticales
(voir pp. 216, 302) ; un accent de hauteur, qui peut
se placer, en principe, sur n'importe quelle syllabe du mot
et contribue par conséquent au jeu des oppositions grammaticales ;
un rythme quantitatif, reposant uniquement sur
l'opposition des syllabes longues et brèves ; une grande facilité
pour former des composés et des dérivés ; la flexion nominale
et verbale est très riche ; le mot fléchi, portant en lui-même
ses déterminations, est autonome dans la phrase, d'où
grande liberté de construction et rareté des mots grammaticaux
à valeur déterminative ou relationnelle (préverbes,
prépositions, etc.).

Or on voit aisément qu'aucun de ces caractères ne s'est
maintenu intégralement dans les diverses langues indo-européennes,
que plusieurs (par exemple le rôle du rythme
quantitatif et de l'accent de hauteur) ne se retrouvent dans
aucune, certaines d'entre elles ont même altéré l'aspect
primitif de l'indo-européen au point de faire penser à un
type linguistique entièrement différent, par exemple l'anglais,
l'arménien, l'irlandais, etc.

Il serait plus légitime de parler de certaines transformations
plus ou moins communes aux diverses langues d'une
famille. Ainsi l'affaiblissement progressif du mécanisme
flexionnel, signalé plus haut, est général dans les langues
indo-européennes, bien qu'elles présentent sous ce rapport
même des différences notables : c'est le slave qui a le
mieux résisté, tandis que l'anglais a réduit la flexion à presque
rien. Par contre-coup on a vu s'établir, assez généralement
aussi, un ordre plus ou moins fixe pour la construction
des phrases, et les procédés analytiques d'expression
ont tendu à remplacer les procédés synthétiques
valeurs casuelles rendues par des prépositions (voir
p. 247), formes verbales composées au moyen d'auxiliaires,
etc.).

On a vu qu'un trait du prototype peut ne pas se
314retrouver dans telle ou telle des langues dérivées : l'inverse
est également vrai. Il n'est pas rare même de constater
que les traits communs à tous les représentants d'une
famille sont étrangers à l'idiome primitif ; c'est le cas de
l'harmonie vocalique (c'est-à-dire d'une certaine assimilation
du timbre de toutes les voyelles des suffixes d'un mot
à la dernière voyelle de l'élément radical). Ce phénomène
se rencontre en ouralo-altaïque, vaste groupe de langues parlées
en Europe et en Asie depuis la Finlande jusqu'à la Mandchourie ;
mais ce caractère remarquable est dû, selon toute probabilité,
à des développements ultérieurs ; ce serait donc un trait
commun sans être un trait originel, à tel point qu'il ne peut être
invoqué pour prouver l'origine commune (très contestée) de ces
langues, pas plus que leur caractère agglutinatif. On a reconnu
également que le chinois n'a pas toujours été monosyllabique.
Quand on compare les langues sémitiques avec le protosémite
reconstitué, on est frappé à première vue de la persistance
de certains caractères ; plus que toutes les autres
familles, celle-ci donne l'illusion d'un type immuable,
permanent, inhérent à la famille. On le reconnaît aux
traits suivants, dont plusieurs s'opposent d'une façon saisissante
à ceux de l'indo-européen : absence presque totale
de composés, usage restreint de la dérivation ; flexion peu
développée (plus, cependant, en protosémite que dans les
langues filles), d'où un ordre de mots lié à des règles
strictes. Le trait le plus remarquable concerne la constitution
des racines (voir p. 256) ; elles renferment régulièrement
trois consonnes (par exemple q-ṭ-l « tuer »), qui persistent
dans toutes les formes à l'intérieur d'un même
idiome (cf. hébreu qāṭal, qāṭlā, qṭōl, qiṭli, etc.), et d'un idiome
à l'autre (cf. arabe qatala, qutila, etc.). Autrement dit,
les consonnes expriment le « sens concret » des mots, leur
valeur lexicologique, tandis que les voyelles, avec le
concours, il est vrai, de certains préfixes et suffixes, marquent
exclusivement les valeurs grammaticales par le jeu
315de leurs alternances (par exemple hébreu qāṭal « il a tué »,
qṭōl « tuer », avec suffixe qṭāl-ū « ils ont tué », avec préfixe,
ji-qṭōl « il tuera », avec l'un et l'autre ji-qṭl-ū « ils tueront »
etc.).

En face de ces faits et malgré les affirmations auxquelles
ils ont donné lieu, il faut maintenir notre principe : il n'y
a pas de caractères immuables ; la permanence est un effet
du hasard ; si un caractère se maintient dans le temps, il
peut tout aussi bien disparaître avec le temps. Pour nous
en tenir au sémitique, on constate que la « loi » des trois
consonnes n'est pas si caractéristique de cette famille, puisque
d'autres présentent des phénomènes tout à fait
analogues. En indo-européen aussi, le consonantisme des
racines est soumis à des lois précises ; par exemple, elles
n'ont jamais deux sons de la série i, u, r, l, m, n après leur
e ; une racine telle que *serl est impossible, etc. Il en est
de même, à un plus haut degré, du jeu des voyelles en sémitique ;
l'indo-européen en présente un tout aussi précis,
bien que moins riche ; des oppositions telles que hébreu
daƀar « parole », dbār-īm « paroles », dibrē-hem « leurs
paroles » rappellent celles de l'allemand Gast : Gäste,
fliessen : floss, etc. Dans les deux cas la genèse du procédé
grammatical est la même. Il s'agit de modifications
purement phonétiques, dues à une évolution aveugle ; mais
les alternances qui en sont résultées ont été saisies par l'esprit,
qui leur a attaché des valeurs grammaticales et a
propagé par l'analogie des modèles fournis par le hasard
de l'évolution phonétique. Quant à l'immutabilité des
trois consonnes en sémitique, elle n'est qu'approximative,
et n'a rien d'absolu. On pourrait en être certain a
priori
 ; mais les faits confirment cette vue : en hébreu, par
exemple, si la racine de ʼanāš-īm « hommes » présente les
trois consonnes attendues, son singulier ʼīš n'en offre que
deux ; c'est la réduction phonétique d'une forme plus ancienne
qui en contenait trois. D'ailleurs, même en admettant
316cette quasi-immutabilité, doit-on y voir un caractère
inhérent aux racines ? Non ; il se trouve simplement que
les langues sémitiques ont moins subi d'altérations phonétiques
que beaucoup d'autres et que les consonnes ont été
mieux conservées dans ce groupe qu'ailleurs. Il s'agit donc
d'un phénomène évolutif, phonétique, et non grammatical
ni permanent. Proclamer l'immutabilité des racines, c'est
dire qu'elles n'ont pas subi de changements phonétiques,
rien de plus ; et l'on ne peut pas jurer que ces changements
ne se produiront jamais. D'une manière générale, tout ce
que le temps a fait, le temps peut le défaire ou le transformer.

Tout en reconnaissant que Schleicher faisait violence à la
réalité en voyant dans la langue une chose organique qui
porte en elle-même sa loi d'évolution, nous continuons, sans
nous en douter, à vouloir en faire une chose organique dans
un autre sens, en supposant que le « génie » d'une race ou
d'un groupe ethnique tend à ramener sans cesse la langue dans
certaines voies déterminées.

Des incursions que nous venons de faire dans les domaines
limitrophes de notre science, il se dégage un enseignement
tout négatif, mais d'autant plus intéressant qu'il concorde
avec l'idée fondamentale de ce cours : la linguistique a pour
unique et véritable objet la langue envisagée en elle-même et pour
elle-même
.317

11. La nouvelle école, serrant de plus près la réalité, fit la guerre à la terminologie
des comparatistes, et notamment aux métaphores illogiques
dont elle se servait. Dès lors on n'ose plus dire : « la langue fait ceci ou
cela », ni parler de la « vie de la langue », etc., puisque la langue n'est pas
une entité, et n'existe que dans les sujets parlants. Il ne faudrait pourtant
pas aller trop loin, et il suffit de s'entendre. Il y a certaines images dont
on ne peut se passer. Exiger qu'on ne se serve que de termes répondant
aux réalités du langage, c'est prétendre que ces réalités n'ont plus de
mystères pour nous. Or il s'en faut de beaucoup ; aussi n'hésiterons-nous
pas à employer à l'occasion telle des expressions qui ont été blâmées à
l'époque.

21. On se gardera de confondre la sémiologie avec la sémantique, qui étudie
les changements de signification, et dont F. de S. n'a pas fait un exposé
méthodique ; mais on en trouvera le principe fondamental formulé à la
page 109.

32. Cf. Ad. Naville, Classification des sciences, 2e éd., p. 104.

41. Il est vrai qu'ils ont écrit Χ, Θ, Φ pour kh, th, ph ; ΦΕΡΩ représente
phérō ; mais c'est une innovation postérieure ; les inscriptions archaïques
notent κηαρις et non χαρις. Les mêmes inscriptions offrent deux
signes pour k, le kappa et le koppa, mais le fait est différent : il s'agissait
de noter deux nuances réelles de la prononciation, le k étant tantôt palatal,
tantôt vélaire ; d'ailleurs le koppa a disparu dans la suite. Enfin, point
plus délicat, les inscriptions primitives grecques et latines notent souvent
une consonne double par une lettre simple ; ainsi le mot latin fuisse a été
écrit fuise ; donc infraction au principe, puisque ce double s dure deux
temps qui, nous le verrons, ne sont pas homogènes et donnent des impressions
distinctes ; mais erreur excusable, puisque ces deux sons, sans se
confondre, présentent un caractère commun (cf. p. 79 sv.).

51. Cf. Sievers, Grundzüge der Phonetik, 5e éd. 1902 ; Jespersen, Lehrbuch
der Phonetik
, 2e éd. 1913 : Houdet, Eléments de phonétique générale, 1910.

62. La description un peu sommaire de F. de Saussure a été complétée
d'après le Lehrbuch der Phonetik de M. Jespersen, auquel nous avons aussi
emprunté le principe d'après lequel les formules des phonèmes seront
établies ci-dessous. Mais il s'agit là de questions de forme, de mise au point,
et le lecteur se convaincra que ces changements n'altèrent nulle part la
pensée de F. de S. (Ed.).

71. Fidèle à sa méthode de simplification, F. de Saussure n'a pas cru
devoir faire la même distinction à propos de la classe A, malgré l'importance
considérable des deux séries K1, et K2 en indo-européen. Il y a là
une omission toute volontaire (Éd.).

81. C'est là un des points de la théorie qui prêtent le plus à la discussion
Pour prévenir certaines objections, on peut faire remarquer que toute
articulation sistante, comme celle d'un f, est la résultante de deux forces :
la pression de l'air contre les parois qui lui sont opposées et la résistance
de ces parois, qui se resserrent pour faire équilibre à cette pression.
La tenue n'est donc qu'une implosion continuée. C'est pourquoi, si l'on
fait suivre une impulsion et une tenue de même espèce, l'effet est continu
d'un bout à l'autre. A ce titre, il n'est pas illogique de réunir ces deux
genres d'articulation en une unité mécanique et acoustique. L'explosion
s'oppose au contraire à l'une et à l'autre réunies : elle est par définition
un desserrement ; voir aussi § 6 (Ed.).

91. Sans doute certains groupes de cette catégorie sont très usités dans
certaines langues (p. ex. kt initial en grec ; cf. kteínō) ; mais bien que faciles
à prononcer, ils n'offrent pas d'unité acoustique (Voir la note suivante).

102. Ici par une simplification voulue, on ne considère dans le phonème
que son degré d'aperture, sans tenir compte ni du lieu, ni du caractère
particulier de l'articulation (si c'est une sourde ou une sonore, une vibrante
ou une latérale, etc.). Les conclusions tirées du principe unique de l'aperture
ne peuvent donc pas s'appliquer à tous les cas réels sans exception.
Ainsi dans un groupe comme trya les trois premiers éléments peuvent
difficilement se prononcer sans rupture de chaîne : t˂r˂y˂a˃ (à moins que le
ne se fonde avec l' en le palatalisant) ; pourtant ces trois éléments try
forment un chaînon explosif parfait (cf. d'ailleurs p. 94 à propos de meurtrier,
etc.) ; au contraire trwa ne fait pas difficulté. Citons encore des chaînons,
comme pmla, etc., où il est bien difficile de ne pas prononcer la nasale
implosivement (p˂m˃l˂a˃). Ces cas aberrants apparaissent surtout dans l'explosion,
qui est par nature un acte instantané et ne souffre pas de retardements.
(Ed.).

111. Il ne faut pas confondre cet élément de quatrième aperture avec la
fricative palatale douce (liegen dans l'allemand du Nord). Cette espèce
phonologique appartient aux consonnes et en a tous les caractères.

121. Ce terme d'image acoustique paraîtra peut-être trop étroit, puisqu'à
côté de la représentation des sons d'un mot il y a aussi celle de son
articulation, l'image musculaire de l'acte phonatoire. Mais pour F. de
Saussure la langue est essentiellement un dépôt, une chose reçue du dehors
(voir p. 30). L'image acoustique est par excellence la représentation naturelle
du mot en tant que fait de langue virtuel, en dehors de toute réalisation
par la parole. L'aspect moteur peut donc être sous-entendu ou en
tout cas n'occuper qu'une place subordonnée par rapport à l'image acoustique (Ed.).

131. On aurait tort de reprocher à F. de Saussure d'être illogique ou
paradoxal en attribuant à la langue deux qualités contradictoires. Par
l'opposition de deux termes frappants, il a voulu seulement marquer fortement
cette vérité, que la langue se transforme sans que les sujets puissent
la transformer. On peut dire aussi qu'elle est intangible, mais non inaltérable
(Ed.).

141. D'après MM. Meillet (Mém. de la Soc. de Lingu., IX, p. 365 et suiv.)
et Gauthiot (La fin de mol en indo-européen, p. 158 et suiv.), l'indo-européen
ne connaissait que -n final à l'exclusion de -m ; si l'on admet cette
théorie, il suffira de formuler ainsi la loi 5 : tout -n final i. e. a été conservé
en grec ; sa valeur démonstrative n'en sera pas diminuée, puisque le phénomène
phonétique aboutissant à la conservation d'un état ancien est de
même nature que celui qui se traduit par un changement (voir p. 200) (Ed.).

151. Il va sans dire que les exemples cités ci-dessus ont un caractère purement
schématique : la linguistique actuelle s'efforce avec raison de ramener
des séries aussi larges que possible de changements phonétiques à un
même principe initial ; c'est ainsi que M. Meillet explique toutes les transformations
des occlusives grecques par un affaiblissement progressif de
leur articulation (voir Mém. de la Soc. de Ling., IX, p. 163 et suiv.). C'est
naturellement à ces faits généraux, la où il existent, que s'appliquent en
dernière analyse ces conclusions sur le caractère des changements phonétiques
(Ed.).

161. Cette théorie, généralement admise, a été récemment combattue par
M. E. Lerch (Das invariable Participium praesenti, Erlangen 1913), mais,
croyons-nous, sans succès ; il n'y avait donc pas lieu de supprimer un
exemple qui, en tout état de cause, conserverait sa valeur didactique (Ed.).

171. Il est presque inutile de faire observer que l'étude des syntagmes ne
se confond pas avec la syntaxe : celle-ci, comme on le verra p. 185 et suiv.,
n'est qu'une partie de celle-là (Ed.).

181. Ce dernier cas est rare et peut passer pour anormal, car l'esprit écarte
naturellement les associations propres à troubler l'intelligence du discours ;
mais son existence est prouvée par une catégorie inférieure de jeux
de mots reposant sur les confusions absurdes qui peuvent résulter de l'homonymie
pure et simple, comme lorsqu'on dit : « Les musiciens produisent
les sons et les grainetiers les vendent. » Ce cas doit être distingué de celui
où une association, tout en étant fortuite, peut s'appuyer sur un rapprochement
d'idées (cf. franç. ergot : ergoter, et all. blau : durchbläuen, « rouer de
coups ») ; il s'agit d'une interprétation nouvelle d'un des termes du couple ;
ce sont des cas d'étymologie populaire (voir p. 238) ; le fait est intéressant
pour l'évolution sémantique, mais au point de vue synchronique
il tombe tout simplement dans la catégorie : enseigner : enseignement, mentionnée
plus haut (Ed.).

191. A cette raison didactique et extérieure s'en ajoute peut-être une
autre : F. de Saussure n'a jamais abordé dans ses leçons la linguistique de
la parole (v. p. 36 sv.). On se souvient qu'un nouvel usage commence toujours
par une série de faits individuels (voir p. 138). On pourrait admettre
que l'auteur refusait à ceux-ci le caractère de faits grammaticaux, en ce
sens qu'un acte isolé est forcément étranger à !a langue et à son système
lequel ne dépend que de l'ensemble des habitudes collectives. Tant que
les faits appartiennent à la parole, ils ne sont que des manières spéciales
et tout occasionnelles d'utiliser le système établi. Ce n'est qu'au moment
où une innovation, souvent répétée, se grave dans la mémoire et entre dans
le système, qu'elle a pour effet de déplacer l'équilibre des valeurs et que
la langue se trouve ipso facto et spontanément changée. On pourrait
appliquer à l'évolution grammaticale ce qui est dit pp. 30 et 121 de l'évolution
phonétique : son devenir est extérieur au système, car celui-ci n'est
jamais aperçu dans son évolution ; nous le trouvons autre de moment en
moment. Cet essai d'explication est d'ailleurs une simple suggestion de
notre part (Ed.).

201. Ou -n ? Cf. p. 130, note.

211. Ceci revient à dire que ces deux phénomènes combinent leur action
dans l'histoire de la langue ; mais l'agglutination précède toujours, et
c'est elle qui fournit des modèles à l'analogie. Ainsi le type de composés
qui a donné en grec hippó-dromo-s, etc., est né par agglutination partielle
à une époque de l'indo-européen où les désinences étaient inconnues (ekwo
dromo
équivalait alors à un composé anglais tel que country house) ; mais
c'est l'analogie qui en a fait une formation productive avant la soudure
absolue des éléments. Il en est de même du futur français (je ferai, etc.),
né en latin vulgaire de l'agglutination de l'infinitif avec le présent du
verbe habēre (facere habeō = « j'ai à faire »). Ainsi c'est par l'intervention
de l'analogie que l'agglutination crée des types syntaxiques et travaille
pour la grammaire ; livrée à elle-même, elle pousse la synthèse des éléments
jusqu'à l'unité absolue et ne produit que des mots indécomposables
et improductifs (type hanc hōramencore), c'est-à-dire qu'elle travaille
pour le lexique (Éd.).

221. F. de Saussure n'a pas abordé, du moins au point de vue synchronique,
la question des mots composés. Cet aspect du problème doit donc
être entièrement réservé ; il va sans dire que la distinction diachronique
établie plus haut entre les composés et les agglutinés ne saurait être transportée
telle quelle ici, où il s'agit d'analyser un état de langue. Il est à
peine besoin de faire remarquer que cet exposé, relatif aux sous-unités,
ne prétend pas résoudre la question plus délicate soulevée pp. 147 et 154,
de la définition du mot considéré comme unité (Éd.).

231. Le bantou est un ensemble de langues parlées par des populations
de l'Afrique sud-équatoriale, notamment les Cafres (Éd.).

241. Le finno-ougrien, qui comprend entre autres le finnois proprement
dit ou suomi, le mordvin, le lapon, etc., est une famille de langues parlées
dans la Russie septentrionale et la Sibérie, et remontant, certainement
à un idiome primitif commun ; on la rattache au groupe très vaste des
langues dites ouralo-altaïques, dont la communauté d'origine n'est pas
prouvée, malgré certains traits qui se retrouvent dans toutes (Éd.).

252. Voir son ouvrage L'Unila d'origine del Linguaggio, Bologna, 1905, (Éd.).

261. Cf. encore Weigand ; Linguistischer Allas des dakorumänischen
Gebiets
(1909) et Millaudet : Petit atlas linguistique d'une région des
Landes
(1910).

271. Nous avons cru pouvoir conserver cette pittoresque expression de
l'auteur, bien qu'elle soit empruntée à l'anglais (intercourse, prononcez
interkors, « relations sociales, commerce, communications »), et qu'elle se
justifie moins dans l'exposé théorique que dans l'explication orale (Ed.).

281. Cf. encore d'Arbois de Jubainville : Les premiers habitants de. l'Europe
(1877), O. Schrader : Sprachvergleichung und Urgeschichte, Id. : Reallexikon
der indogermanischen Altertumskunde
(ouvrages un peu antérieurs à
l'ouvrage de Hirt), S. Feist : Europa im Lichte der Vorgerschichte (1910).

291. Le signe ' désigne l'aleph, soit l'occlusive glottale qui correspond à
l'esprit doux du grec.

301. Bien que ce chapitre ne traite pas de linguistique rétrospective, nous
le plaçons ici parce qu'il peut servir de conclusion à l'ouvrage tout
entier (Ed.).