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Meillet, Antoine. Linguistique historique et linguistique générale. [Tome I] – T01

L'état actuel
des
études de linguistique générale

Leçon d'ouverture
du cours de Grammaire comparée au Collège de France

lue le mardi 13 février 1906.

En m'appelant à succéder à M. Bréal, au maître qui a introduit
en France l'enseignement de la grammaire comparée, qui a
le premier occupé cette chaire et pour qui elle semblait faite, le
Collège de France et l'Académie des Inscriptions qui m'ont
désigné, le gouvernement de la République qui m'a nommé
m'ont fait un honneur dont je dois d'abord exprimer ma reconnaissance ;
je ne m'étendrai pas davantage : la reconnaissance ne
se traduit pas par des mots, et l'on mesurera la sincérité de mes
sentiments au soin que je prendrai de la science dont les intérêts
me sont confiés.

M. Bréal se retire au moment où il vient de publier ce livre
sur la Sémantique, dont tout le monde a senti le charme et dont
les progrès de nos études font chaque jour mieux apprécier la
portée par les spécialistes ; il achève un nouvel ouvrage qui
renouvellera une question capitale ; je n'ai pas à parler d'une
carrière scientifique qui se poursuit avec éclat. Mais il est un
trait de caractère que je tiens à indiquer, parce que j'en ai
souvent éprouvé le bienfait, et dont la simple mention dira plus
que beaucoup de louanges : M. Bréal a conseillé, soutenu et
encouragé les jeunes gens sans leur demander de penser comme
lui, et lorsque, après un enseignement long et glorieux, attristé
seulement par la mort d'élèves éminents qu'il aimait, il a voulu
abandonner sa chaire, il a souhaité d'y avoir pour successeur un
disciple qui le continuerait en ne le répétant pas.1

La jeune école linguistique française, dont une amitié fraternelle
unit les membres, n'a présenté qu'un seul des siens à l'élection
des corps savants ; celui qui occupe aujourd'hui cette chaire
est donc aussi, en quelque manière, l'élu de ses collaborateurs,
de ses anciens maîtres, de ses camarades, de ses élèves, et leur
représentant ; ce sera l'une des parties principales de sa tâche que
de travailler à coordonner les efforts des linguistes français et
que de contribuer à mettre en lumière leurs recherches. La leçon
que vous allez entendre doit beaucoup de vues importantes aux
travaux de l'ami qui a bien voulu faire associer son nom au
mien sur la liste de présentation, M. Maurice Grammont, l'un
de ces hommes rares qui apportent des idées nouvelles.

En entrant ici, j'y retrouve des maîtres à qui je dois beaucoup
de ma formation intellectuelle, dont la chaude sympathie
m'a soutenu dès le début de mes études et m'accompagne jusqu'à
cette chaire : ils connaissent trop mes sentiments intimes
pour me permettre de les remercier à cette place. Mais il en
est un, mort prématurément, que j'ai la douleur de n'y plus
rencontrer : James Darmesteter, à qui une brève carrière a suffi
pour laisser une œuvre qui ne périra pas.

Je puis encore rappeler un autre nom : après avoir donné à
notre pays dix ans d'un enseignement lumineux et avoir suscité
autour de lui les vocations scientifiques, M. Ferdinand de
Saussure est rentré dans sa patrie pour y occuper la chaire de
grammaire comparée à la belle Université de Genève. Aucun
de ceux qui ont eu le bonheur de les entendre n'oubliera jamais
ces leçons familières de l'École des hautes études où l'élégance
discrète de la forme dissimulait si bien la sûreté impeccable et
l'étendue de l'information, et où la précision d'une méthode
inflexiblement rigoureuse ne laissait qu'à peine entrevoir la
génialité de l'intuition.

Mes dettes de reconnaissance sont immenses. Permettez-moi
de ne les pas énumérer toutes et de commencer dès aujourd'hui
l'enseignement de la grammaire comparée.

J'aborde immédiatement l'objet de ce cours, en vous exposant
quelles considérations m'ont amené à rechercher, dans les premières
2leçons que je suis appelé à faire ici, les causes sociales
des faits linguistiques.

I

Quand ils se proposent d'expliquer les changements qui surviennent
dans les langues, les linguistes recourent d'ordinaire
à un très petit nombre de notions fondamentales distinctes.

Ils constatent que, à certains moments, en certains lieux, la
prononciation subit telle ou telle modification, et ils formulent
en une loi phonétique cette modification qui atteint la prononciation
en tant que telle, et indépendamment de toute considération
de sens ou de rôle grammatical. Ainsi, à la fin du mot,
dans la France du Nord, un a de syllabe finale devient e muet
entre le VIe siècle et le Xe après Jésus-Christ ; un impératif
canta devient chante, exactement comme un féminin lenta devient
lente. — D'autres changements ont lieu en fonction du sens,
du rôle grammatical ou syntaxique, et, bien qu'ils puissent à
l'occasion avoir des résultats identiques aux précédents, ces changements
dits analogiques en diffèrent par leur nature d'une
manière essentielle. Ainsi cantas, cantat sont devenus (tu)
chantes, (il) chante(t) par de simples changements de la prononciation ;
et les changements de la prononciation ont simultanément
transformé canto en (je) chant (sans e muet final),
comme ils ont transformé homo en on ; le français du XIe siècle
conjuguait donc chant,, chantes, chantet mais certains verbes
du même type, tels que trembler ou entrer, avaient e muet à
la Ire personne, soit tremble, entre ; sur ce modèle et sous l'influence
concomitante de chantes, chantet, l'e muet s'est introduit
à la Ire personne, et l'on a dit chante ; on le voit, l'e muet
de tu chantes résulte d'un changement de la prononciation,
celui de je chante d'un changement de la flexion grammaticale ;
ce sont deux procès distincts, et qui n'ont qu'un trait commun,
celui de s'être développés spontanément et sans aucune
influence extérieure appréciable.

Mais, et ceci est un troisième type distinct des deux précédents,
3la langue d'une localité donnée est toujours plus ou moins
accessible à l'influence des populations avec lesquelles ses membres
sont en rapport : on emprunte des mots, des tours syntaxiques,
des formes grammaticales, des manières de prononcer à d'autres
langues, à d'autres parlers ou même à des textes écrits. Le résultat
peut être exactement pareil à celui des changements spontanés ;
ainsi la prononciation wa s'est substituée à à Paris ;
cette prononciation wa est reproduite actuellement dans tous
ceux des parlers français qui subissent l'influence parisienne ;
loi s'y prononce donc lwa comme à Paris, et non plus lwè ;
mais à Paris le changement était spontané, tandis que, dans ces
parlers, wa est emprunté. Le résultat est identique, mais le
procès diffère absolument, et c'est le procès qu'il importe avant
tout d'analyser.

Les « lois phonétiques », l'analogie, l'emprunt, tels sont les
trois principes d'explication qu'a reconnus la linguistique au
cours du XIXe siècle ; appliqués à des langues très diverses, de
tous temps et de tous pays, ils se sont partout et toujours
trouvés vérifiés par l'expérience ; et l'on s'est rendu mieux
compte de l'histoire des langues à mesure qu'on les a employés
avec plus de rigueur et de précision, et qu'on a suivi de plus
près, analysé avec plus d'exactitude les changements de prononciation,
les innovations analogiques et les emprunts de toutes
sortes. La linguistique en a été renouvelée tout entière.

Pour immense que soit le parti qu'on en a tiré, on en peut
attendre plus encore qu'ils n'ont déjà fourni à l'explication des
langues.

Tout d'abord, il reste des familles entières de langues auxquelles
on n'a presque pas commencé de les appliquer, fût-ce
d'une manière élémentaire, et même dans les groupes où l'application
en a été poussée le plus loin, il reste une infinité de parlers,
de dialectes, de langues même où presque tout est encore
à faire.

Dans, les domaines qui ont été étudiés le plus attentivement,
il n'y a sans doute pas une question dont on ne puisse renouveler
l'étude en apportant à l'application des principes une précision
4nouvelle, en utilisant les découvertes des philologues qui
se consacrent à chaque langue, en refaisant le travail philologique
et en reprenant l'étude de tout l'ensemble des faits qui,
de près ou de loin, se rapportent au sujet ; en linguistique,
comme en toute science, la solution de beaucoup de problèmes
tient à un degré de précision de plus dans la détermination des
faits ; les solutions qui semblent acquises deviennent incertaines
quand on serre de près les dépouillements sur lesquels elles
reposent ; et chaque précision obtenue vient poser des problèmes
nouveaux.

Aucune philologie ne se suffit à elle-même. Et, si l'indianiste
est obligé de demander à la Grèce et à la Chine les dates que
les textes sanskrits lui refusent, le linguiste qui étudie une
langue est souvent aussi obligé de demander des témoignages à
la philologie des langues étrangères : ce sont les mots arméniens
empruntés à l'iranien qui ont permis d'écrire la phonétique
historique du persan.

Et ce n'est pas de la philologie seule que le linguiste attend
des précisions plus grandes : le temps n'est plus où la linguistique
était un département de la philologie, et où la grammaire
comparée pouvait recevoir parfois un nom que les linguistes
n'ont d'ailleurs jamais adopté, celui de philologie comparée.
L'observation des faits actuels est encore plus capable d'expliquer
le passé que l'étude du passé d'expliquer le présent, et les
langues modernes, tant dans leurs formes les plus populaires
que dans leurs formes écrites et littéraires, ont attiré l'attention
des savants, qui se dirigeait autrefois d'une manière trop exclusive
sur les langues qu'on ne peut plus observer ; on s'est mis
à décrire avec une exactitude singulière tous les détails des
idiomes modernes.

On ne se contente même plus de l'observation directe, et l'on
s'est ingénié à inventer des appareils qui permettent d'enregistrer
les sons émis et d'inscrire chacun des mouvements articulatoires ;
les premiers essais de ce genre ont été faits ici, dans
le laboratoire de physiologie ; reprises depuis en des proportions
plus étendues, ces recherches ont amené la création d'un laboratoire
5de phonétique à côté de la chaire de grammaire comparée.
La mesure s'introduit ainsi dans la phonétique, et c'est
le commencement d'une petite révolution.

Moins encore peut-être que de l'observation phonétique
directe on peut se contenter des remarques vagues et fuyantes
de la psychologie vulgaire, avec lesquelles les linguistes ont trop
longtemps opéré. En cherchant à tirer parti des faits linguistiques,
les psychologues ont été conduits à les éclairer à l'aide
des données de la psychologie moderne ; or, il n'y a pas de fait
linguistique qui ne repose sur quelque activité psychique, et dans
l'étude duquel on ne puisse profiter des découvertes de la psychologie.
Quelques linguistes sont même allés jusqu'à vouloir
trouver dans la psychologie l'explication de tous les faits linguistiques ;
c'est une grave erreur, mais qui procède d'un point
de départ juste.

En même temps l'étude du vocabulaire se renouvelle, et
renouveler l'étude du vocabulaire, c'est renouveler toute la
phonétique historique, qui repose sur l'examen étymologique
des mots, et par là toute la linguistique historique. D'une part
on a compris que l'étude des mots ne peut se séparer de l'étude
des choses désignées par ces mots ; de l'autre, les atlas linguistiques
qui se préparent de divers côtés et dont la publication a
même commencé — la France a pris de ce côté une remarquable
avance — fournissent à l'étude du vocabulaire des outils
de recherche dont les premiers résultats acquis font entrevoir
la décisive importance. Quand on constate l'existence d'un mot
en latin et de son représentant phonétiquement correct dans un
parler français moderne, on est au premier abord tenté de croire
que ce mot s'est simplement transmis de génération en génération ;
la géographie linguistique, combinée avec l'examen des
choses et l'histoire des choses, a montré que cette vue simple
était une vue inexacte ; elle a révélé des séries d'emprunts dans des
cas où l'on supposait, assez naïvement, la persistance d'un même
vocable durant des suites illimitées de siècles. Il apparaît de plus
en plus qu'on s'est exagéré le rôle du changement spontané ; on
a attribué au changement spontané, phonétique ou morphologique,
6tout ce que l'on a pu expliquer par là, et l'on se plaisait
à ne voir dans l'emprunt qu'un fait accessoire ; en réalité,
l'emprunt est un fait normal, et dont l'importance dans le
développement linguistique éclate chaque jour davantage.

Ainsi, de toutes parts, à l'application schématique des trois
principes de la « loi phonétique », de l'action analogique et de
l'emprunt on voit se substituer l'observation toujours plus précise
de réalités toujours plus complexes et plus variées. Et,
dans la suite de ce cours, il y aura lieu de mettre en évidence
cet enrichissement. Mais si près de la réalité que permettent
d'approcher les progrès de la philologie, de la physiologie, de la
psychologie, de la géographie linguistique, de l'étude des choses
elles-mêmes, et si soigneusement que les linguistes tiennent
compte de la complication souvent inextricable des faits, le
défaut essentiel de toute méthode historique demeure : malgré
toutes les précisions, malgré tous les enrichissements, les principes
posés n'expliquent jamais que des faits particuliers, et ne
fournissent que des conclusions particulières ; on aboutit à une
poussière d'explications, dont chacune est juste peut-être, mais
qui ne constituent pas un système, et qui ne sont pas susceptibles
d'en constituer jamais un. La constitution de l'histoire des
langues a été un moment essentiel dans le développement de
la linguistique ; mais l'histoire ne saurait être pour la linguistique
qu'un moyen, non une fin.

II

Le développement linguistique obéit à des lois générales.
L'histoire même des langues suffit à le montrer par les régularités
qu'on y observe.

En effet, quand on examine les changements qu'a subis la
langue indo-européenne commune sur les divers sols d'Asie
et d'Europe sur lesquels elle s'est implantée, on fait une double
constatation. Pour le détail matériel des changements, chaque
dialecte a suivi ses voies propres, si bien qu'aujourd'hui les
diverses langues indo-européennes ont des systèmes phonétiques,
7des grammaires, des vocabulaires entièrement distincts,
et que les traces de leur ancienne unité sont ou tout à fait
indiscernables ou sensibles seulement à un spécialiste exercé.
Mais, en même temps, ces changements, tous différents les uns
des autres dans leur matérialité, sont exactement semblables
dans leur direction générale.

A l'égard de la prononciation, les articulations qui ont été
altérées sont presque partout les mêmes. Ainsi, et ceci est un
principe général, la fin des mots a souffert plus que les initiales.
Même une langue, dont l'état de conservation, sur ce
point comme sur tant d'autres, émerveille le linguiste, le lituanien,
impose aux voyelles finales de ses mots des abrègements
et des changements de timbre dont l'intérieur du mot n'a pas
l'équivalent. Les autres langues indo-européennes, moins conservatrices,
ont toutes perdu plus ou moins complètement la
fin du mot indo-européen ; les rares mots indo-européens qui
se retrouvent en français n'en ont plus aujourd'hui la moindre
trace, sinon dans l'écriture, du moins dans la prononciation ; un
indo-européen *esti est devenu è dans il est, *dōnom est devenu
don, l'accusatif féminin *oinām est devenu une, dont l'e muet
final, dernière trace de l'a latin, ne se prononce plus, et ainsi
dans tous les cas. C'est donc une tendance générale des langues
indo-européennes que la tendance à articuler les fins de mot
d'une manière particulièrement débile.

Le développement morphologique des langues indo-européennes
présente des tendances générales, non moins nettes.
Ainsi la flexion indo-européenne commune était très compliquée
et comprenait un grand nombre de formes diverses ; les rapports
que les mots soutiennent entre eux dans la phrase étaient
indiqués par des formes flexionnelles variées, et par suite la
phrase indo-européenne se présentait comme un agrégat très
lâche d'éléments autonomes, rangés dans un ordre libre ; cet
ordre dépendait seulement de l'importance attribuée à telle ou telle
notion par le sujet parlant. A mesure que les langues de la
famille ont évolué, toutes ont, plus ou moins tôt, plus ou moins
vite et plus ou moins complètement, réduit l'importance de la
8flexion et resserré plus étroitement les éléments de la phrase.
Là où l'indo-européen avait trois modes, l'indicatif, le subjonctif
et l'optatif, que distinguent encore toutes les langues attestées
sous la forme la plus archaïque, le grec ancien, l'iranien ancien,
le sanskrit védique, on n'en trouve bientôt plus que deux,
comme en latin, en irlandais, en germanique, en arménien,
ou même plus qu'un seul, comme en slave ; de même qu'en
latin, il n'y a que deux modes en grec moderne par contraste
avec le grec ancien, en sanskrit classique et en prâkrit par contraste
avec le védique. De même, les huit cas de la déclinaison
indo-européenne n'apparaissent plus que dans les formes anciennes
de l'indo-iranien ; des autres langues, celles qui ont le plus
conservé ont perdu un cas, comme l'arménien, le polonais, le
lituanien, le latin ancien, ou deux, comme le russe ; et, sauf
une amorce d'illatif en lituanien oriental, on ne voit pas qu'aucun
cas nouveau ait été ajouté à ceux que distinguait l'indo-européen
commun. Les relations des mots entre eux et les
nuances de sens exprimées par les cas ont été rendues par d'autres
procédés : par l'ordre des mots qui tend à devenir fixe, de libre
qu'il était, et par des mots spéciaux : prépositions, conjonctions,
articles. Ce développement est nécessaire : dans une langue
comme l'arménien moderne, où la flexion nominale a des formes
distinctes pour un nombre de cas à peine moindre que celui
de l'indo-européen, les désinences qui marquent chaque cas sont
si fixes et si constantes, identiques d'ailleurs pour le singulier
et pour le pluriel, qu'elles sont de tous points comparables aux
prépositions françaises ; une observation pure et simple des faits,
qui ne tiendrait pas compte de l'histoire — et c'est ainsi qu'on
devrait toujours décrire les langues — aboutirait à mettre sur
un même plan les unes et les autres ; en même temps, le fait
que le nominatif et l'accusatif ont presque toujours une seule et
même forme en arménien moderne a pour conséquence immédiate
un ordre fixe des membres nominaux de la phrase verbale,
comme en français.

Les développements phonétiques et morphologiques des
langues indo-européennes, divers dans leur détail matériel, ont
9donc obéi à des tendances exactement semblables, et présentent
un saisissant parallélisme.

De là résulte, pour le dire en passant, la nécessité, que trop
longtemps on n'a pas aperçue, de suivre dans toute son étendue,
depuis l'indo-européen jusqu'à l'époque moderne, la courbe du
développement de chacune des langues de la famille. Les comparatistes
ont cru longtemps, quelques-uns croient peut-être
encore, qu'on peut se contenter d'expliquer les formes les plus
anciennes de chaque langue, en les rapprochant du type indo-européen ;
c'est un procédé commode, et qui permet d'ignorer
beaucoup de choses, ce qui est utile, mais il est artificiel. Qui
veut vraiment expliquer n'a pas plus le droit d'isoler les périodes
modernes des périodes anciennes que l'on n'a le droit d'expliquer
l'état actuel par lui-même, en négligeant le passé. Le latin
n'est qu'un moment de la grande transformation qui partant
de l'indo-européen a abouti aux parlers romans actuels et qui
de ceux-ci aboutira à quelque état nouveau. Ainsi les altérations
qui de l'indo-européen *esti « il est » ont fait le français est,
l'italien avaient .commencé dès avant le latin historique, où
l'on a déjà est, et non plus *esti ; le français une, qui représente
un indo-européen *oinām, était déjà préparé en latin par l'abrègement
de l'a de ūnam et par l'affaiblissement très marqué de
l'articulation de la nasale finale. De même l'échelonnement des
altérations par lesquelles les huit cas de l'indo-européen ont
disparu en français est remarquable : dès avant la période historique
du latin, dès l'italique commun sans doute, l'ablatif et
l'instrumental sont déjà fondus en une forme unique ; l'ancien
latin a encore un vocatif distinct du nominatif, mais seulement
au singulier et seulement dans la seconde déclinaison ; il a
encore un locatif Karthaginī distinct de l'ablatif Karthagine, mais
seulement au singulier, et dans certaines conditions strictement
définies ; ce locatif tend à disparaître à l'époque classique ; les
autres cas se maintiennent tant que dure le latin littéraire ;
quand les dialectes romans de la Gaule commencent à être écrits,
on n'y reconnaît plus que deux cas ; c'est au XIVe siècle seulement,
à la date où toute déclinaison disparaît en français, qu'on
10peut dire que la ruine de la déclinaison indo-européenne, commencée
bien avant l'époque historique, est achevée dans les
dialectes italiques. Par une conséquence nécessaire, l'ordre des
mots est devenu de plus en plus fixe, développement qui ne
s'est terminé qu'à une époque moderne. —Il y a donc une continuité
dans l'évolution linguistique, et cette continuité révèle
la constance des causes qui déterminent les modalités du changement.

Les changements linguistiques ne prennent leur sens que si
l'on considère tout l'ensemble du développement dont ils font
partie ; un même changement a une signification absolument
différente suivant le procès dont il relève, et il n'est jamais légitime
d'essayer d'expliquer un détail en dehors de la considération
du système général de la langue où il apparaît.

Dès lors la nécessité s'impose de chercher à formuler les lois
suivant lesquelles sont susceptibles de s'opérer les changements
linguistiques. On déterminera ainsi, non plus des lois historiques,
telles que sont les « lois phonétiques » ou les formules
analogiques qui emplissent les manuels actuels de linguistique,
mais des lois générales qui ne valent pas pour un seul moment
du développement d'une langue, qui au contraire sont de tous
les temps ; qui ne sont pas limitées à une langue donnée, qui au
contraire s'étendent également à toutes les langues. Et, qu'on
le remarque, ce ne seront ni des lois physiologiques ni des lois
psychiques, mais des lois linguistiques. Quand on aura constaté
par exemple que, entre deux voyelles, les consonnes tendent
à subir certaines modifications, il faudra examiner si toutes les
modifications observées se laissent ramener à une formule générale,
en tant du moins qu'elles procèdent de la position intervocalique,
et non de telle ou telle autre circonstance ; si l'on
constate que ces altérations, dont l'aspect est au premier abord
très divers, proviennent toutes d'une diminution de la force avec
laquelle les consonnes sont prononcées, il ne restera plus qu'à
rechercher la cause de cette faiblesse particulière, qui caractérise
les consonnes articulées entre deux voyelles ; or, la cause
ressort immédiatement de la formule même : les voyelles sont,
11dans la syllabe, les éléments ouverts par excellence, ceux qui
comportent le minimum d'articulation ; une consonne placée
entre deux voyelles s'adapte aux éléments vocaliques précédents
et suivants, tend à se vocaliser en quelque sorte, de la même
manière qu'une voyelle placée près d'une nasale tend à se
nasaliser.

De même l'élimination progressive des flexions complexes de
l'indo-européen au cours du développement des divers dialectes
se ramène à une formule compréhensive qui révèle la cause psychique
du phénomène. Dès l'époque indo-européenne commune,
les formes qui caractérisent une seule et même catégorie
grammaticale variaient suivant les mots, et aussi en fonction
d'autres catégories grammaticales ; elles variaient suivant les
mots, ainsi l'optatif λύοι du présent grec λύω ne ressemble guère
à l'optatif εἴη de εἰμι ; elles variaient suivant les catégories grammaticales,
ainsi l'optatif présent λύοι de λύω est tout autrement
constitué que l'optatif aoriste λύσειε du même verbe, et la première
personne du pluriel εἶμεν « que nous soyons » diverge
beaucoup d'avec la première du singulier εἴην. Or, partout et
toujours, les langues tendent à abolir une pareille absence d'unité,
et à instituer l'unité de forme pour l'unité de rôle grammatical
et de signification. Ce résultat s'obtient par divers moyens,
souvent par généralisation de l'un des procédés, ainsi quand la
Ire personne du pluriel des verbes est caractérisée par -ons dans
tous les verbes français. Un autre procédé très ordinaire est l'élimination
des formes trop compliquées. Ainsi le français moderne
a entièrement perdu le passé défini, du type j'aimai, je fus, je dis,
dont les formations sont trop divergentes et la flexion trop différente
de celle des autres formes verbales ; cette forme, trop
riche en anomalies, ne survit plus que dans la manière de parler
de certains Français qui subissent l'influence de patois locaux, et
le français actuel ne connaît, en dehors de l'imparfait, d'autres
formes du passé que celles qui sont constituées à l'aide d'un participe.
Ce qui montre que pareille disparition n'a rien de fortuit,
c'est qu'on en retrouve en slave le pendant exact ; le slave commun
avait un aoriste qui présentait des caractères comparables
12à ceux du passé défini français ; cet aoriste a été simplifié dans
certains dialectes ; le russe et le polonais l'ont éliminé de très
bonne heure, et les parlers serbes l'éliminent actuellement ; en
slave comme en français, c'est une forme nominale qui tend à
fournir l'unique expression du passé. Les langues de la Perse et
de l'Inde présentent des développements tout pareils. Dans les
mêmes conditions générales, on voit ainsi se réaliser les mêmes
changements de formes grammaticales, et cela dans des conditions
où tout soupçon d'influence mutuelle est naturellement
exclu.

La recherche des lois générales, tant morphologiques que
phonétiques, doit être désormais l'un des principaux objets de
la linguistique. Mais, de par leur définition même, ces lois
dépassent les limites des familles de langues ; elles s'appliquent
à l'humanité entière.

Une famille de langues aussi grande, aussi variée, et qu'on
peut suivre durant un aussi long espace de temps que la famille
indo-européenne fournit assurément un champ d'observation
assez vaste pour que les conclusions puissent prétendre à une
valeur générale. En effet, il n'y a pas à objecter que l'expérience
serait faussée par le fait même de la parenté des langues indo-européennes
entre elles. L'affirmation de la parenté de deux
langues n'implique la persistance d'aucun lien entre les deux ;
elle suppose seulement un fait historique : des langues parentes
sont des langues qui, à un certain moment du passé, n'en faisaient
qu'une ; puis, à un moment ultérieur, des sujets, parlant
une langue ont été séparés par des circonstances quelconques de
telle sorte qu'il y a eu deux groupes évoluant d'une manière
indépendante. Il suit de cette définition que, du jour où la séparation
des sujets parlants est accomplie, on se trouve en présence
de deux développements distincts, et par là même de deux
témoignages distincts, ayant chacun leur valeur propre dans les
démonstrations de la linguistique générale. Durant les premiers
temps après la séparation, l'identité de la langue parlée par les
groupes examinés rend les conditions très semblables au point
de vue proprement linguistique : l'expérience présente alors un
13intérêt tout particulier à certains égards. Plus tard, quand les
langues ont beaucoup divergé et que, comme c'est le cas actuel
pour les langues de la famille indo-européenne, elles diffèrent
profondément les unes des autres et n'ont presque plus rien de
commun entre elles — quelle ressemblance y a-t-il entre l'anglais
et le russe moderne ? — leur témoignage vaut en linguistique
générale exactement ce que vaudrait le témoignage de
langues de familles distinctes. Entre ces doux termes extrêmes,
on a tous les degrés de dissemblance imaginables, et par là
même une variété infinie d'expériences, dont la valeur en linguistique
générale est inappréciable.

Néanmoins un sceptique pourrait tenter d'élever des doutes
sur la portée des conclusions acquises, aussi longtemps qu'on
n'aura pas suivi, pour autant que les faits attestés permettent de
le faire, le développement de toutes les autres familles de langues.
Les conditions différentes dans lesquelles se trouvent ces familles,
la variété des combinaisons qu'elles offrent à l'étude permettront
de vérifier la valeur des conclusions générales que l'étude des
seules langues indo-européennes autorise à tirer ; elles permettront
de plus de poser un certain nombre de questions qui, par
des hasards divers, ne se posent pas aussi clairement dans les
langues indo-européennes, et l'attention se trouvera ainsi attirée
sur des détails peut-être importants, mais peu apparents, qui
ont échappé jusqu'ici. La grammaire comparée des langues indo-européennes
présente à ces recherches des modèles, et les
méthodes qu'elle est parvenue à fixer éviteront aux travailleurs
beaucoup d'inutiles tâtonnements. Déjà la grammaire comparée
de certains groupes — le groupe sémitique, le groupe finno-ougrien
par exemple — est très avancée ; ailleurs le travail est
commencé et poussé assez avant pour qu'on en puisse déjà tirer
profit, ainsi pour le turco-tatare, pour le bantou, pour le caucasique
du sud, pour le malais. Au fur et à mesure que les grammaires
comparées des divers groupes se constitueront d'une
manière plus systématique, les lois de la linguistique générale
acquerront plus de certitude, plus de précision et épuiseront
plus complètement l'ensemble des faits de langue.14

L'ancienne grammaire générale est tombée dans un juste décri
parce qu'elle n'était qu'une application maladroite de la logique
formelle à la linguistique où les catégories logiques n'ont rien à
faire. La nouvelle linguistique générale, fondée sur l'étude précise
et détaillée de toutes les langues à toutes les périodes de leur
développement, enrichie des observations délicates et des mesures
précises de l'anatomie et de la physiologie, éclairée par les théories
objectives de la psychologie moderne, apporte un renouvellement
complet des méthodes et des idées : aux faits historiques
particuliers, elle superpose une doctrine d'ensemble, un système.

III

Toutes les lois générales qu'on a posées, toutes celles dont
cette recherche, à peine entamée, réserve encore la découverte,
ont cependant un défaut : elles énoncent des possibilités, non
des nécessités.

Ainsi la loi relative à la débilité caractéristique de l'articulation
des consonnes intervocaliques n'empêche pas les consonnes
de subsister entre voyelles durant un temps illimité dans certaines
langues. Le t intervocalique du mot indo-européen qui
signifie « cent », celui du sanskrit çatam et du latin centum, subsiste
dans le grec moderne ekato ; le k intervocalique du mot
indo-européen pour « dix », celui du latin decem, subsiste sans
la moindre altération dans le grec moderne deka ; de même,
en lituanien, en slave, le t intervocalique du mot signifiant
« mère » est aussi intact que celui du sanskrit védique mātā,
du grec ancien μήτηρ, du latin māter, et l'on peut entendre un
Lituanien dire mote, un Russe dire mať, máteri, un Serbe
dire mati, et ainsi dans tous les cas semblables. Toutes ces consonnes
intervocaliques, toutes celles que présentent les exemples
innombrables qu'il serait aisé d'énumérer, ont au moins quatre
mille ans d'existence, et rien n'en fait prévoir la prochaine
altération.

Les lois de la phonétique ou de la morphologie générale historique
ne suffisent donc à expliquer aucun fait ; elles énoncent
15des conditions constantes qui règlent le développement des faits
linguistiques ; mais, même si l'on parvenait à les déterminer
d'une manière complète et de tout point exacte, on ne saurait
pour cela prévoir aucune évolution future, ce qui est la marque
d'une connaissance incomplète ; car il resterait à découvrir les
conditions variables qui permettent ou provoquent la réalisation
des possibilités ainsi reconnues. Pour décisif que soit le progrès
qui résulte de la constitution de la linguistique générale, on ne
saurait donc s'en contenter.

L'élément variable qu'il reste à déterminer ne peut évidemment
se rencontrer dans la structure anatomique des organes ou
dans le fonctionnement de ces organes ; il ne se rencontre pas
davantage dans le fonctionnement psychique : ce sont là des
données constantes, qui sont partout sensiblement les mêmes,
et qui ne renferment pas en elles des principes de variation.
Mais il y a un élément dont les circonstances provoquent de
perpétuelles variations, tantôt soudaines, et tantôt lentes, mais
jamais entièrement interrompues : c'est la structure de la société.

Or, le langage est éminemment un fait social. On a souvent
répété que les langues n'existent pas en dehors des sujets qui
les parlent, et que par suite on n'est pas fondé à leur attribuer
une existence autonome, un être propre. C'est une constatation
évidente, mais sans portée, comme la plupart des propositions
évidentes. Car si la réalité d'une langue n'est pas quelque chose
de substantiel, elle n'en existe pas moins. Cette réalité est à la
fois linguistique et sociale.

Elle est linguistique : car une langue constitue un système
complexe de moyens d'expression, système où tout se tient et
où une innovation individuelle ne peut que difficilement trouver
place si, provenant d'un pur caprice, elle n'est pas exactement
adaptée à ce système, c'est-à-dire si elle n'est pas en harmonie
avec les règles générales de la langue.

A un autre égard, la réalité de la langue est sociale : elle
résulte de ce qu'une langue appartient à un ensemble défini de
sujets parlants, de ce qu'elle est le moyen de communication
entre les membres d'un même groupe et de ce qu'il ne dépend
16d'aucun des membres du groupe de la modifier ; la nécessité
même d'être compris impose à tous les sujets le maintien de la
plus grande identité possible dans les usages linguistiques ; le
ridicule est la sanction immédiate de toutes les déviations individuelles,
et, dans les sociétés civilisées modernes, on exclut de
tous les principaux emplois par des examens ceux des citoyens
qui ne savent pas se soumettre aux règles de langage, parfois
assez arbitraires, qu'a une fois adoptées la communauté. Comme
l'a très bien dit, dans son Essai de sémantique, M. Bréal, la
limitation de la liberté qu'a chaque sujet de modifier son langage
« tient au besoin d'être compris, c'est-à-dire qu'elle est de
même sorte que les autres lois qui régissent notre vie sociale ».
Dès lors il est probable a priori que toute modification de la
structure sociale se traduira par un changement des conditions
dans lesquelles se développe le langage. Le langage est une institution
ayant son autonomie ; il faut donc en déterminer les
conditions générales de développement à un point de vue purement
linguistique, et c'est l'objet de la linguistique générale ; il
a ses conditions anatomiques, physiologiques et psychiques, et
il relève de l'anatomie, de la physiologie et de la psychologie qui
l'éclairent à beaucoup d'égards et dont la considération est
nécessaire pour établir les lois de la linguistique générale ; mais
du fait que le langage est une institution sociale, il résulte que
la linguistique est une science sociale, et le seul élément variable
auquel on puisse recourir pour rendre compte du changement
linguistique est le changement social dont les variations du langage
ne sont que les conséquences parfois immédiates et directes, et
le plus souvent médiates et indirectes.

Il ne faut pas dire qu'on soit par là ramené à une conception
historique, et qu'on retombe dans la simple considération des
faits particuliers ; car s'il est vrai que la structure sociale est conditionnée
par l'histoire, ce ne sont jamais les faits historiques
eux-mêmes qui déterminent directement les changements linguistiques,
et ce sont les changements de structure de la société
qui seuls peuvent modifier les conditions d'existence du langage.
Il faudra déterminer à quelle structure sociale répond une structure
17linguistique donnée et comment, d'une manière générale,
les changements de structure sociale se traduisent par des changements
de structure linguistique.

L'objet de ce cours sera donc de rechercher dans quelle mesure
il est possible de reconnaître dès maintenant des rapports entre
le développement linguistique et les autres faits sociaux. Les
travaux préparatoires sont encore trop rares, les études de détail
manquent encore trop pour qu'on puisse espérer donner des solutions
définitives du premier coup. Mais il importe plus d'indiquer
les problèmes nouveaux que pose le progrès de la science que de
répéter les solutions, d'ailleurs nécessairement incomplètes, qu'ont
reçues les vieux problèmes ; le devoir du professeur est, surtout
ici, de montrer les recherches à entreprendre plus encore que de
donner les résultats des travaux déjà faits. Le XIXe siècle a été le
siècle de l'histoire, et les progrès qu'a réalisés la linguistique en
se plaçant au point de vue historique ont été admirables ; les
sciences sociales se constituent maintenant, et la linguistique y doit
prendre la place que sa nature lui assigne. Le moment est donc
venu de marquer la position des problèmes linguistiques au
point de vue social. Regarder vers l'avenir plutôt que vers le passé
est le moyen de suivre l'exemple du maître qui m'a précédé dans
cette chaire, et de demeurer fidèle à l'esprit de la noble maison
qui m'a fait l'honneur de m'accueillir.18