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Meillet, Antoine. Linguistique historique et linguistique générale. [Tome I] – T03

Note
sur
une difficulté générale de la grammaire comparée

A M. Michel Bréal
à l'occasion
du 25e anniversaire de son élection à l'institut

(3 décembre 1875 — 3 décembre 1900).

I

Si l'on envisage d'une part la structure grammaticale de l'indo-européen
telle que l'examen des langues les plus anciennement
attestées de la famille, surtout du sanskrit védique et du grec homérique,
permet de la définir, et si l'on passe en revue d'autre part
les grammaires des langues indo-européennes à date plus récente,
on constate que le plan général de la langue a été changé dans
toutes d'une manière essentielle. Toutes ont perdu les mêmes
traits de la grammaire en les remplaçant par d'autres qui se
retrouvent partout, non pas identiques, mais sensiblement
analogues : l'histoire des prépositions en est un bel exemple (Bréal,
Sémantique, 203). En un mot, les langues indo-européennes se
sont sur bien des points développées indépendamment les unes
des autres d'une manière parallèle.

Il n'y a là rien de surprenant. Car si peu que l'on sache sur les
causes des changements linguistiques, il est au moins aisé de
déterminer trois ordres de faits dont ils dépendent : la structure
de la langue considérée, les conditions générales physiologiques
et psychiques de l'existence du langage, et enfin les influences
particulières qui s'exercent en un temps et en un lieu donnés.
Les langues indo-européennes ont divergé parce qu'elles ont
subi chacune certaines actions extérieures auxquelles les autres
36ont échappé. Mais elles se sont à beaucoup d'égards développées
parallèlement, parce que, le point de départ étant le même pour
toutes, les possibilités ou même les nécessités de changements
qui résultaient de la structure de l'indo-européen et des conditions
générales d'évolution du langage étaient identiques. En
observant ces développements parallèles, on a donc un moyen de
déterminer, en même temps que les conditions générales du
développement linguistique, ce qui est essentiel à l'indo-européen
et, du même coup, ce qui, étant particulier à chaque dialecte et
provenant d'influences propres à ce dialecte, le caractérise.

En fait, aussi longtemps que des accidents historiques graves
n'interviennent pas, les divers dialectes d'une même langue
évoluent d'une manière parallèle, et cela sans qu'il y ait lieu d'admettre
aucune influence des uns sur les autres
. Les langues slaves
fournissent de ce fait capital toute une série d'exemples. Pour ne
rien dire ici du plus net de tous, le remplacement de la ire personne
verbale dĕlajǫ par dĕlam, on peut citer la flexion de l'adjectif.
Le slave commun avait deux formes d'adjectifs, l'une
simple, fléchie comme le substantif, qui était employée avec
valeur indéterminée, l'autre composée de l'adjectif simple et
d'un démonstratif enclitique, qui était employée avec valeur
déterminée ; par suite de diverses transformations, les unes phonétiques,
les autres morphologiques, le caractère composé de la
forme déterminée a cessé d'être sensible dès le début de la période
historique du slave, et les dialectes slaves se sont trouvés posséder
deux flexions de l'adjectif, l'une identique à celle des substantifs,
l'autre analogue à celle des démonstratifs ; or, dans tous ces dialectes,
la forme déterminée a tendu de bonne heure à perdre son
sens propre, ce qui s'explique en grande partie par le fait que, le
slave n'exprimant pas la détermination là où il n'y a pas
d'adjectif, l'expression de la détermination dans l'adjectif allait
contre le système général de la langue ; et peu à peu la forme
déterminée, analogue à la flexion des démonstratifs et qui par
là même permettait de distinguer l'adjectif du substantif (distinction
que l'indo-européen ne paraît pas avoir faite dans la forme,
mais qu'on en est venu par la suite à marquer de plus en plus
37presque partout), est devenue la flexion normale de l'adjectif,
tandis que la forme simple tendait à disparaître ; partout la
forme simple a laissé des traces, mais partout aussi la forme
composée a empiété sur l'autre. Si donc, par un hasard, les
textes anciens des divers dialectes slaves où les formes simples
sont régulièrement employées avaient disparu, on serait certainement
amené par la comparaison des dialectes modernes à exagérer
beaucoup l'importance de la forme composée en slave commun
aux dépens de la forme simple. — Par suite de l'extension
de la forme déterminée, les cas obliques du pluriel de l'adjectif se
trouvent n'avoir plus de distinction de genre et c'est ce qui a
provoqué sans doute au masculin et au neutre des substantifs
l'emploi de la finale -ami de l'instrumental féminin pluriel : ce
fait s'est produit à date historique et en partie récente dans plusieurs
langues slaves bien distinctes et tout à fait séparées les
unes des autres.

Pour voir que les divers dialectes indo-européens ont subi
avant d'être écrits des modifications parallèles de même ordre
que les modifications ainsi constatées en slave à l'époque historique,
il suffit d'envisager dans ses traits les plus généraux le
système morphologique indo-européen. Trois procédés d'expression
morphologique étaient employés simultanément pour caractériser
chaque forme : 1° la division en racine, suffixe et désinence ;
2° le vocalisme ; 3° le ton. La racine jouait dans la morphologie
indo-européenne un rôle analogue à celui qu'elle joue
dans l'arabe du Coran et non moins important ; elle était une
réalité d'autant plus saisissable pour l'esprit que, la plupart du
temps, elle suffisait déjà par elle-même à constituer un thème
sans l'adjonction d'aucun suffixe et que les thèmes racines nominaux
ou verbaux étaient régulièrement en usage, comme le sanskrit
védique permet encore de l'entrevoir. Du fait même que les
trois éléments : racine, suffixe et désinence, étaient bien distincts
pour l'esprit résultait la possibilité pour chacun d'avoir une voyelle
caractéristique : et en effet, un mot indo-européen n'est pas défini
si l'on sait seulement quel suffixe est ajouté à sa racine, quelle
désinence à son thème ; on doit savoir de plus quel est le vocalisme
38de la syllabe prédésinentielle et de la syllabe présuffixale.
Enfin pour achever la détermination morphologique du mot
indo-européen il faut savoir s'il a un ton et, au cas où il en a un,
sur lequel des éléments morphologiques le ton est placé ; on
sait que le ton consistait en une simple montée de la voix et que
par suite la syllabe qui en était frappée n'acquérait pas par là
une importance démesurée comme la syllabe frappée de l'accent
allemand ou de l'accent russe ; l'équilibre des parties du mot
n'était en rien compromis par la présence du ton sur l'une d'elles,
et par suite le ton ne troublait pas la clarté de la division
morphologique du mot, ni ne détournait l'attention de la valeur
significative de chaque voyelle : à ce point de vue le mot indo-européen
différait radicalement du mot de toute langue moderne.
Le datif védique mánase par exemple est défini complètement si
l'on sait : 1° que la racine est man-, le suffixe -as-, la désinence
-e ; 2° que la présuffixale et la prédésinentielle ont toutes deux le
vocalisme a (indo-européen e) ; 3° que le ton est sur la racine ;
mais il n'est défini que si l'on a les trois données.

Dans tous les dialectes, ce système si cohérent a été disloqué,
et l'on en ignorerait l'existence si par bonheur le véda n'en avait
conservé les traits essentiels et si l'on n'en retrouvait par ailleurs
assez de restes pour établir qu'il a été le système indo-européen
commun et que chaque idiome l'a brisé à sa manière. Chacune
des trois parties qui le constituaient a été altérée indépendamment
et, en même temps, par son altération même, a contribué
à l'altération des deux autres. La racine a cessé d'être nettement
perceptible du jour où les thèmes-racines n'ont plus été employés
d'une manière fréquente ; le suffixe a cessé d'être bien isolé de
la désinence par suite de l'extension toujours croissante des
formes thématiques aux dépens des formes athématiques et de
l'introduction des voyelles de liaison ; dès lors le vocalisme de la
présuffixale et de la prédésinentielle et la place du ton (sur la
racine, le suffixe ou la désinence) perdaient leur signification
caractéristique. Le vocalisme a été fortement obscurci par des
changements phonétiques, par ceux notamment relatifs aux
sonantes y, w, r, l, m, n, dont les unes se sont définitivement
39rapprochées des voyelles et les autres des consonnes ; par là
même l'indépendance de chacun des éléments morphologiques du
mot disparaissait et le ton était détaché de la voyelle de l'élément
morphologique à laquelle il appartenait d'abord essentiellement.
Enfin le ton a disparu, comme en indo-iranien ou en germanique,
ou est devenu accent d'intensité comme on l'observe, à une époque
historique, en russe : dans le second cas, non seulement son
rôle morphologique se réduisait, mais un système complet d'alternances
vocaliques s'étendant à toutes les syllabes, comme en
indo-européen, devenait impossible ; car, seule, la syllabe accentuée
attire l'attention.

Il serait très long de mettre en évidence toutes ces actions et
réactions dont la conséquence est claire : nulle part la morphologie
indo-européenne n'a subsisté, et là même où, comme dans
l'Inde, au début de la tradition, on la retrouve sinon intacte du
moins conservée, à ce qu'il semble, dans ses traits essentiels, elle
n'a pas tardé à s'altérer aussi et plus profondément qu'ailleurs.
Toutes les langues indo-européennes ont perdu les mêmes procédés
grammaticaux, et si, comme en germanique, il reste quelque
chose des alternances vocaliques, ou, comme en russe, quelque
chose à la fois des alternances vocaliques et des mouvements du
ton, ce ne sont que d'informes débris : la morphologie régulière
n'en conserve plus rien.

La flexion indo-européenne était extrêmement complexe, et
beaucoup plus qu'on n'est porté à le croire au premier abord. La
flexion védique même ne donne sans doute qu'une idée très
atténuée de cette complexité. La tendance de toutes les langues
a été de réduire cette richesse ancienne de la flexion à une simplicité
relative ; ainsi, au lieu de la multiplicité des formes verbales
védiques ou homériques, une conjugaison à deux thèmes
seulement s'est établie presque partout à date plus ou moins
ancienne : par exemple en latin où tout verbe a deux thèmes l'un
de présent, l'autre de prétérit fournissant chacun une série de
formes (facio, faciebam, faciam, etc., et feci, feceram, fecero, etc.).
Ces deux thèmes ne sont pus partout les mêmes, et dans chaque
langue ils fournissent des « temps » et des modes différents. Mais
40on peut poser presque en règle universelle du développement du
verbe indo-européen que, parti d'un système complexe de formations
indépendantes les unes des autres toutes rattachées à une
racine, il a tendu vers une conjugaison rigide comportant seulement
deux thèmes distincts.

Cette tendance à la simplification de la flexion ne se manifeste
pas seulement dans les changements essentiels de tout le plan de
la grammaire, elle apparaît aussi dans une foule de détails. Par
exemple le duel qui en indo-européen constituait une troisième
série de formes à côté de celles du singulier et du pluriel se
conserve tant que la flexion reste complexe, ainsi en védique,
et disparaît quand la flexion se simplifie, ainsi dans les prâkrits ;
il n'est pas fortuit que le slave qui a maintenu à peu de chose
près toute la richesse en cas de la déclinaison indo-européenne
emploie encore le duel au Xe siècle après J.-C, tandis que le
grec qui, dès l'époque historique, a réduit sa déclinaison à quatre
formes casuelles au singulier et au pluriel tend à le perdre de
bonne heure ; déjà dans la langue homérique le duel n'est plus
employé avec constance, l'ionien ni l'éolien n'en ont plus trace,
et l'attique même, qui l'a mieux conservé, le perd tout à fait de
360 à 320 avant J.-C. Les raisons de la disparition du duel indiquées
par M. Delbrück, Vergleichende Syntax, III, p. 251 et suiv.,
sont visiblement insuffisantes : cette disparition suppose
l'action d'une cause générale, à savoir la grande tendance à la
simplification de la flexion.

On expliquerait de même que les deux modes à signification
voisine, le subjonctif et l'optatif, ne coexistent plus que dans les
textes anciens des deux langues connues à la date la plus ancienne :
l'indo-iranien et le grec : partout ailleurs il ne reste qu'une
forme, issue soit du subjonctif, soit de l'optatif. — Il serait aisé
de multiplier les exemples de ces réductions grâce auxquelles les
morphologies récentes ont atteint le degré de simplicité et
de régularité qu'on observe notamment en gotique et en arménien.

L'évolution des verbes à nasale fournit un exemple plus remarquable
peut-être que tous les autres. M. F. de Saussure a
reconnu, dans son admirable et célèbre Mémoire, que le type
41indo-iranien des verbes tels que skr. riṇákti, zend irinaxti remonte
à l'indo-européen et a expliqué par là le vocalisme et la formation
de sanskrit pr̥ṇati, punā́ti, etc., en regard de pūrṇá-, pūtá-,
etc. ; on explique de même skr. vr̥ṇóti en regard de arménien
gelum gr. Ϝελύ-σθη, lat. uoluo. Partant de cette découverte,
M. Pedersen a montré (Indogermanische Forschungen, II, 285 et
suiv.) comment plusieurs types de verbes à nasale qu'on rencontre
dans les diverses langues sont issus du type à infixe. Le type à infixe
n'a subsisté partiellement qu'en baltique (où il a pris un développement
et a fourni des dénominatifs tels que lituanien bąlù « je
blanchis, je deviens blanc ») et en latin, mais en devenant thématique,
conformément à une tendance générale de la flexion indo-européenne :
on a vieux prussien -linka et lat. linquit en regard
de skr. riṇák-ti, pluriel riñcán-ti ; il s'agit ici d'un développement
récent, car de même que de la racine *bheid- attestée par gotique
beitan et peut-être par gr. φείδομαι, le latin a findit en regard de
skr. bhinátti, plur. bhind-ánti, le prâkrit a bhindadi. Conformément
au plan général de la langue qui, usant fréquemment des
suffixes, ne connaissait nul infixe autre que celui-ci, le type à
infixe a été éliminé partout ailleurs de diverses manières ; le
plus souvent un suffixe a été substitué à l'infixé, c'est ce qui
est arrivé régulièrement en slave où bŭnǫ, svǐnǫ, etc. répondent
à lituanien bundù, szvintù, etc. et en arménien où lkhanem, gtanem,
etc. répondent à skr. riṇáktii, vindáti (gâthique vīnastī), etc. ; et,
dans plus d'un cas, on ne saurait démontrer l'existence d'un
ancien infixe que par la divergence même des types, ainsi
dans arménien lizànem « je lèche » ou gr. λιχνεύω), en face de
lat. lingō. Les verbes en *-nā- et en *-neu- qui, comme l'a
si bien vu F. de Saussure, ne s'expliquent que par l'hypothèse
d'un ancien infixe, ont été pris pour des verbes à suffixe
et par suite ont fourni des verbes nouveaux à suffixe : ainsi
l'ancienne forme a infixe attestée par skr. yunákti, lat. iungō,
lit. jùngiụ est remplacée en grec par ζεύγνυμι dont le caractère
récent est dénoncé par le vocalisme. Il a parfois fallu très
peu de chose pour transformer en type à suffixe un ancien type à
infixe : par exemple de la racine *kwreyə- « acheter » (gr. πρίασθαι)
42on a un verbe à infixe *kwrinā- attesté par pāli kiṇāti, vieux russe
krǐnuti (krenut'), v. irlandais crenim, galloisprynu ; il a suffi au
sanskrit classique de substituer à la brève de *kriṇāti la longue de
krītá- et de dire krīṇā́ti pour donner à -nā- le caractère d'un suffixe
régulier dans ce verbe et dans les autres de forme analogue. Nulle
part mieux que dans cette histoire des verbes à nasale on ne voit
à quel point les dialectes historiquement connus se sont écartés
du type indo-européen, perdant tous les mômes particularités
caractéristiques, et remplaçant d'anciens types par des procédés
conformes au plan général de la langue.

De cet exemple ressort clairement une difficulté fondamentale
de la grammaire comparée : les ressemblances que présentent
les langues indo-européennes entre elles et sur lesquelles seules
peut reposer une théorie de l'indo-européen admettent souvent
deux interprétations : identité initiale ou développement dialectal
identique : dans les deux cas les formes observées dans les
diverses langues font au premier abord l'effet de reposer sur un
état premier un. La question qui se pose est alors de déterminer
laquelle des deux interprétations est la vraie. Là où apparaissent
des divergences comme dans les verbes à nasale, on ne peut pas
ne pas voir que les dialectes indo-européens ont évolué parallèlement
de très bonne heure. Mais dans les cas où l'évolution a été
sensiblement identique, le résultat est le même que s'il y avait
eu unité dès le début : ainsi en slave quand on constate partout à
l'époque moderne l'extension de la forme composée de l'adjectif ;
alors on ne saurait rien décider. Parfois le changement, tout en
portant dans les divers dialectes sur les mêmes points de la
grammaire, s'est produit dans chacun de manière différente et
alors il est impossible de faire une restitution quelconque, à
moins qu'un dialecte n'ait à peu près conservé l'état ancien,
comme l'a fait le sanskrit pour les verbes à nasale : l'obscurité
impossible à dissiper de toute une partie des formes de la déclinaison
indo-européenne provient d'un fait de ce genre. Il y a
là, pour la grammaire comparée, une difficulté fondamentale qui
tient à l'essence même de sa méthode et qu'on n'a pas le droit de
jamais perdre de vue.43