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Meillet, Antoine. Linguistique historique et linguistique générale. [Tome I] – T04

Linguistique historique
et
linguistique générale 11

La grammaire se fait de deux manières : elle est ou descriptive,
ou historique. Dans le premier type, on se borne à exposer
l'usage linguistique d'un groupe d'hommes donné, à un moment
donné, en un lieu donné. Dans le second, on expose les changements
de l'usage entre deux époques plus ou moins éloignées
l'une de l'autre.

Pour procéder avec rigueur en grammaire historique, il faudrait
comparer l'usage exactement au même lieu et chez les seuls
descendants des hommes qui constituaient le groupe parlant la
langue à la première époque considérée ; mais les changements
historiques et sociaux sont en général trop rapides et trop fréquents
pour que cette rigueur soit réalisable ; en fait, on est
amené à comparer des états de langues à des dates différentes sur
des domaines sensiblement différents, les sujets parlants étant des
hommes d'origines très diverses, le plus souvent mal connues
ou ignorées.

La grammaire descriptive et la grammaire historique ne
diffèrent pas essentiellement l'une de l'autre. D'une part, en effet,
toute description est en quelque mesure historique : si un que
soit le groupe social où une langue est parlée, les divers sujets
qui le composent sont, à certains égards, à des degrés différents
de l'évolution qui emporte constamment chaque langue : chaque
génération nouvelle apporte quelques menues innovations, si
44bien que le parler des vieillards diffère souvent d'une manière
sensible de celui des jeunes gens. De plus il peut y avoir dans
le groupe des éléments conservateurs qui maintiennent les
archaïsmes, et des éléments novateurs où au contraire l'évolution
est en avance. Enfin, il est des usages qui tendent à devenir de
plus en plus rares tandis que d'autres n'apparaissent d'abord qu'à
l'état de tentatives isolées. Toute description précise et complète
d'une situation linguistique à un moment donné comporte donc
la considération d'une certaine part d'évolution ; et ceci est inévitable
puisque une langue qui se parle n'est plus par là même
en état de stabilité complète.

D'autre part, les moyens dont dispose la grammaire historique
ne permettent jamais de décrire d'une manière vraiment continue
la courbe suivie par l'évolution. Pour des faits contemporains,
certains observateurs ont eu occasion d'examiner — et encore
par une méthode un peu indirecte — la façon dont quelques
changements se sont produits. M. l'abbé Rousselot a pu suivre
ainsi la transformation de l mouillée en y dans un patois français ;
M. Gauchat a fait des observations analogues sur un patois
suisse roman. Toutefois ce sont des observations isolées, précieuses
en ceci qu'elles permettent de se former une idée de la
façon dont les langues évoluent, mais dont on n'a jamais l'équivalent
pour les périodes plus anciennes, et dont on a même très
peu d'exemples encore à l'époque actuelle. En fait et pratiquement,
la grammaire dite historique consiste à juxtaposer des grammaires
descriptives de plusieurs époques successives et à constater qu'à
un fait a d'une première époque répond un fait b d'une seconde,
un fait c d'une troisième, et ainsi de suite. Il est aisé de le
montrer.

Ce que l'on appelle une « loi phonétique » exprime purement
et simplement une correspondance entre deux états linguistiques
donnés. Cette correspondance peut avoir lieu entre deux états
d'une même langue à deux époques distinctes. Ainsi toutes les
langues romanes sont des formes plus récentes du latin. Dire que
f du latin devient h en espagnol moderne, c'est dire qu'à latin f,
répond espagnol h, ainsi hija à filiam. Quand on a plusieurs
45transformations différentes d'une même langue antérieure, on
observe de même des lois de correspondance entre langues considérées
à un même moment ; en ce sens l'espagnol hija répond
à italien figlia, portugais filha, français fille, roumain fie- (dans
fiema), etc., c'est-à-dire que espagnol h répond à f des principales
langues romanes modernes. Tant à l'un qu'à l'autre point de vue,
on ne constate rien autre qu'un fait de correspondance. Seulement,
dans le premier cas, la loi de correspondance exprime une
transformation qui s'est opérée à un certain moment entre la
date où est attestée la forme latine filiam et celle où est attestée
la forme espagnole hija. Dans l'autre cas au contraire, le sens de
la correspondance est au premier abord incertain ; il faut un
examen pour pouvoir décider de quel côté il y a innovation. Si
même on n'avait pas le latin, on arriverait du reste à conclure
sans hésitation que l'espagnol a innové ; ce qui le prouve, ce n'est
pas que la plupart des langues romanes aient f en regard du h
espagnol et gascon (le gascon concorde ici avec l'espagnol), car
il arrive qu'une seule langue conserve un état ancien altéré dans
toutes les autres. On notera cependant que la concordance exacte
de toutes les langues autres que l'espagnol et le gascon (qui a
hilʼ en face de l'espagnol hijo « fils ») s'expliquerait malaisément
si f résultait d'une innovation : l'innovation ne serait sans doute
pas exactement identique dans toutes les langues. Toutefois, il
n'y a là qu'une probabilité ; la vraie preuve est ailleurs, dans un
fait de théorie générale :f peut se transformer en h sans aucune
influence externe ; il suffit pour cela que le mouvement de
rapprochement de la lèvre inférieure avec les dents d'en haut soit
exécuté incomplètement ; au contraire il ne semble pas que h
puisse se transformer spontanément en f, et nulle part en effet on
n'observe un changement spontané de h en f.

C'est donc une règle de phonétique générale qui, dans le cas
examiné, permet de décider d'un fait historique. La chose est du
reste confirmée en espagnol même : tandis que en gascon, le passage
de f à h est général et qu'il ne subsiste d'f en aucun cas,
l'espagnol maintient/ en certaines situations, notamment devant
ue et représente le latin focum par fuego ; l'espagnol fuego répond
46donc à italien fuoco, portugais fogo, français feu, roumain foc, etc.,
alors que le gascon a huck.

Quoi qu'il en soit des faits particuliers, le linguiste n'envisage
dans tous ces cas que des correspondances ; ce sont les seuls faits
positifs qui lui soient donnés ; le reste n'est que théorie et
construction hypothétique. Ces correspondances supposent des
changements réels qui ont eu lieu à certaines dates en certains
lieux ; mais elles n'indiquent rien sur les faits réels dont elles
résultent ; on ne peut sur ces faits faire que des suppositions plus
ou moins plausibles, et ceci même pour des développements voisins
de l'époque actuelle et pour les idiomes les mieux connus.

On a envisagé ici le cas des langues romanes où l'on dispose
de la forme ancienne qui a évolué de manières diverses : le latin.
Là où l'on ne possède pas la forme ancienne, on n'a, à plus forte
raison, affaire qu'à des systèmes de correspondances. Soit par
exemple le démonstratif sanskrit , gotique , grec (dorien) ,
(ionien-attique) « celle-ci » ; on y observe une correspondance :
sanskrit et gotique s-, grec et iranien h- ; c'est le seul fait
positif dont on dispose, et il résulte de la simple confrontation
des quatre systèmes considérés. Si l'on possédait la langue dont
le sanskrit, le grec, le gotique et l'iranien sont les représentants
historiquement attestés, on constaterait à coup sûr que la forme
représentée par sanskrit , etc. avait s et non pas h : car s est
sujet à se transformer en h, mais l'inverse n'est pas vrai ; cette
conclusion ne repose que sur une doctrine de linguistique
générale.

Ce qui vient d'être dit des correspondances phonétiques
s'applique aussi aux correspondances de formes grammaticales.
Le procédé par lequel les formes grammaticales se transforment
ne diffère de celui par lequel elles se reproduisent que
dans l'application : il s'agit toujours de l'analogie. L'analogie qui
fait faire la forme régulière vous téléphonez sur téléphoner, nous
téléphonons
, etc., d'après le modèle de laisser, nous laissons, vous
laissez
, ne diffère pas de celle qui conduit à une forme contraire
à l'usage ancien dans vous disez (au lieu de vous dites), sur dire,
nous disons, d'après le modèle de lire, nous lisons, vous lisez, et des
verbes pareils.47

Il n'y a ainsi au fond, en ce qui concerne l'étude positive des
langues particulières, qu'une seule discipline grammaticale, à la
fois descriptive et historique, et qui met seulement en évidence
le côté descriptif ou le côté historique suivant le but spécial de
la recherche entreprise. Et qu'elle soit plutôt descriptive ou
plutôt historique, l'étude n'a pour objet que des faits particuliers.
Car, soit qu'on la considère en un temps et un lieu donnés,
soit qu'on en suive le développement en des lieux et en des
temps divers, une langue n'est qu'un fait particulier. Ainsi
conçue, l'étude n'aboutit donc, comme toute autre étude historique,
qu'à des conclusions particulières.

Mais les personnes qui ont poussé un peu avant leurs études
linguistiques ont acquis bien vite le sentiment que, dominant
ces faits particuliers propres à chaque langue, il existe des principes
qu'il faudrait dégager pour diriger et assurer les recherches.
Et l'on n'envisage pas ici les sciences dont relève indirectement
la linguistique, parce que les faits dont elle s'occupe sont soumis
à leurs lois ; il va de soi que la linguistique est dominée par les
principes de l'acoustique, de l'anatomie et de la physiologie en
tant qu'il s'agit de l'émission et de l'audition des sons, de la
psychologie, en tant qu'il s'agit de la perception de la parole,
de la sociologie, en tant qu'il s'agit de l'action des parlers individuels
les uns sur les autres et de l'adaptation des langues à la
communication entre les hommes. Il a été fait un grand effort
(notamment depuis l'apparition de la Sprache de M. Wundt),
pour faire ainsi profiter la linguistique des acquisitions des
sciences voisines, et il est résulté de là un progrès considérable
dont les effets se font et se feront sentir de plus en plus. Ce
n'est pas ce progrès qu'on se propose d'examiner dans le présent
article, uniquement consacré à la linguistique au sens étroit du
mot.

Sans sortir de la discipline grammaticale proprement dite, il
semble qu'il soit possible de dégager des principes. Sans doute
ces principes devront s'expliquer en dernière analyse par les conditions
physiques, anatomiques, physiologiques, psychiques,
sociales dans lesquelles se trouvent les sujets parlants. Mais ils
48ont un caractère purement grammatical et sont par là même de
nature à diriger les recherches grammaticales. Pour les dégager, il
faudrait un livre qui n'est pas encore fait et qui n'est sans doute
pas encore assez préparé par des recherches de détail pour être
écrit dès maintenant. Mais il a déjà été assez publié sur la question
(M. Grammont est le savant qui en a le premier pris une
conscience claire et qui a le mieux et le plus nettement posé ce
genre de problèmes) pour qu'on puisse marquer au moins le
caractère des résultats qu'on doit attendre sur ce domaine.

Les principes linguistiques dont il s'agit ici ne sauraient
naturellement avoir un caractère de nécessité. En effet la seule
nécessité qui se rencontre en linguistique est celle qui s'impose
aux sujets parlants d'un même groupe de conserver un même
système linguistique afin de se comprendre aisément entre eux.
Cette obligation assure le maintien du système, ou quand il
intervient des changements, l'identité de ces changements à l'intérieur
d'un même groupe linguistique. Chaque système linguistique
est d'ailleurs si cohérent que, à l'intérieur d'un groupe
donné où les conditions sont à peu près semblables, les changements
ne sauraient différer beaucoup. Dans la mesure où il se
produit des changements purement individuels, ils s'éliminent
sans difficulté, au plus tard à la mort de l'individu qui a innové.
Mais cette nécessité, qui résulte du besoin qu'ont les hommes
de s'entendre entre eux, ne porte que sur les moyens d'expression
particuliers à chaque langue, et ne s'étend précisément pas
aux principes.

Ces principes exprimeront donc simplement les possibilités
que peuvent utiliser les langues particulières ; certaines possibilités
sont réalisées d'une manière nécessaire dans chaque langue,
mais sans qu'on puisse jamais prévoir a priori lesquelles. On
s'est déjà servi ci-dessus de deux principes élémentaires de ce
genre, à savoir que f peut devenir h, et s devenir h, mais que
les transformations inverses n'ont pas lieu spontanément ; là où
l'on observe le passage de h à f dans les parlers arméniens par
exemple il y a eu influence de phonèmes voisins, et le passage
de h à s n'est sans doute attesté nulle part. La linguistique
49historique est dominée par des principes de cette sorte, et les
linguistes s'en servent constamment, mais presque toujours
sans les formuler d'une manière explicite, et souvent sans en
avoir nettement conscience. Dans la mesure où ils valent, ces
principes sont d'ailleurs précis, comme le montrent les exemples
cités, et ils déterminent les limites entre lesquelles peut se mouvoir
le changement linguistique. Il importe de les formuler, ne
fût-ce que pour en examiner la portée et pour savoir dans quelle
mesure on peut faire fond sur eux. C'est un travail qui est
entamé, mais dont une petite partie seulement est accomplie.
On voudrait essayer de marquer par quelques exemples les résultats
qu'on a le droit d'en attendre. Pour simplifier, les exemples
seront tous empruntés à la phonétique ; mais il existe des principes
dominants en morphologie aussi bien qu'en phonétique.

La structure phonétique du langage articulé est partout la
même dans ses traits essentiels. Partout le discours se compose
de sons tenus qu'on appelle voyelles séparés par des phonèmes
qui en général se rapprochent plus du type des bruits et qui sont
d'ordinaire caractérisés par un mouvement plus ou moins prononcé
de fermeture de l'un des organes articulatoires suivi d'un
mouvement d'ouverture ; ce sont ces articulations qu'on nomme
consonnes. L'ensemble d'une tenue avec le mouvement d'ouverture
qui la commence et le mouvement de fermeture qui la termine
constitue la syllabe. Définir exactement la syllabe est chose
difficile, et qui a donné lieu à beaucoup de discussions. La structure
de la syllabe varie d'ailleurs sensiblement d'une langue à
l'autre. Mais dans toutes les langues le discours se répartit ainsi
en groupes élémentaires assez brefs consistant en tenues de sons
séparées par des mouvements articulatoires plus ou moins
étendus.

On montrerait de même que toutes les voyelles se classent
entre la plus ouverte a et les plus fermées, i et u, ces dernières
pouvant jouer le rôle de consonnes si elles se trouvent près de
tenues ; on montrerait aussi que les consonnes se répartissent
entre les occlusives, qui comportent un arrêt total du passage de
l'air suivi d'explosion, et les diverses sortes de continues, qui
50comportent seulement un resserrement plus ou moins prononcé
du passage de l'air en un point quelconque des organes articulatoires.

Les occlusives ne sont jamais que de trois sortes : les gutturales,
dans lesquelles l'occlusion est réalisée par le dos de la langue
appuyé contre le palais (le terme de gutturale est donc absurde) ;
les dentales, dans lesquelles l'occlusion est réalisée par le bord
externe de la langue appuyé contre le palais ; les labiales, où
l'occlusion résulte du rapprochement des lèvres. Il est rare
qu'aucun de ces trois types d'occlusives manque totalement dans
une langue. Pareille classification ne signifie pas qu'une langue
ne puisse avoir que trois sortes d'occlusives, car il existe bien
des sortes de gutturales, et bien des sortes de dentales ; le sanskrit
par exemple a deux séries dentales qui sont encore conservées
dans les langues modernes de l'Inde : les dentales proprement
dites, pour lesquelles le bord externe de la langue est appuyé à
la hauteur des alvéoles, et les cérébrales pour lesquelles le bord
de la langue est appuyé plus haut, contre le palais, sensiblement
au-dessus des alvéoles. Parmi les langues modernes, le français,
l'italien et l'allemand par exemple ont des dentales du type sanskrit,
et l'anglais des cérébrales, ce qui fait que les Hindous actuels
transcrivent par la notation de leurs cérébrales le t et le d de
l'anglais.

On peut donc établir une phonologie générale, c'est-à-dire
déterminer quels sont les types articulatoires existant dans le
langage. Il va de soi que cette doctrine générale ne permettra
jamais de prévoir ce que sera une articulation de l'un des types
dans une langue donnée. D'une part, en effet, plusieurs des types
comportent des variétés distinctes, et dont les différences peuvent
être très grandes ; on vient de voir ainsi qu'il y a plusieurs
sortes de dentales suivant la place où le bord de la langue vient
s'appliquer. D'autre part, un même phonème comporte plusieurs
mouvements articulatoires dont chacun a ses limites de jeu
propres. Ainsi les occlusives peuvent être ou non accompagnées
du resserrement de la glotte qui produit les vibrations glottales,
et elles peuvent être prononcées avec une application plus ou
51moins ferme de l'organe d'occlusion ; enfin elles peuvent être à
peu près fixes quelle que soit la voyelle suivante, ou elles
peuvent être très diverses suivant la nature de cette voyelle : des
occlusives dont l'occlusion caractéristique a lieu en un même
point peuvent donc différer profondément. Ainsi le t français et
le t russe sont assez pareils en ce qui concerne le début des
vibrations glottales, le degré de force et le point d'occlusion ;
mais ils diffèrent beaucoup en ce qui concerne l'influence de la
voyelle suivante. C'est au contraire par le degré de force de
l'occlusion et par le moment où commencent les vibrations glottales
que le t allemand faible et « aspiré », se distingue du t français
fort et non aspiré. Le t italien se distingue du t français par
la netteté de son occlusion et par le silence bien perceptible qui
suit cette occlusion. La connaissance du type général ne dispense
donc jamais d'une description précise de chaque fait particulier ;
mais elle donne le moyen de situer chaque particularité dans un
ensemble.

Le degré de stabilité d'un phonème fait partie de sa description.
Il y a des phonèmes qui sont bien adaptés à nos organes,
qui se retrouvent par suite dans un grand nombre de langues,
et qui, une fois établis, ne disparaissent que difficilement. C'est
ainsi que la sifflante s est un phonème largement répandu et
que possèdent beaucoup d'idiomes. Il y a au contraire des phonèmes
rares, qui n'existent que dans peu de langues et qui ne
survivent guère à certaines conditions spéciales ; ainsi l'ensemble
du slave a eu à date ancienne une voyelle nommée jery, qui
existe encore en russe et en polonais, mais qui est devenue i dans
les autres idiomes slaves, parce que les circonstances qui conditionnent
le maintien de la prononciation du jery n'ont subsisté
qu'en russe et en polonais.

Cette remarque générale éclaire des faits particuliers qui
apparaissent dans l'histoire de certaines langues et qui ont longtemps
paru mystérieux. En voici un exemple.

Quand un type articulatoire est atteint par un changement à
un certain point de vue, tous les phonèmes du même type
doivent être touchés par le même changement, sinon en même
52temps, du moins dans des périodes de temps rapprochées ; et si
l'on envisage deux termes suffisamment éloignés, les correspondances
doivent être parallèles. Ainsi à toutes les occlusives
sourdes de la plupart des autres langues indo-européennes : p,
t, k du latin, du grec, du slave, du sanskrit, etc., le germanique
commun répond par les spirantes f, th (th anglais), x (ch allemand).
Or, on observe des cas où, isolément, indépendamment
des autres occlusives, une spirante f répond à une occlusive p.
Dans les mêmes langues, l'occlusive sonore b, l'occlusive nasale
m se maintiennent souvent, attestant clairement que l'articulation
labiale n'est pas devenue impossible. Ainsi en éthiopien et en
arabe, c'est f qui répond au p des autres langues sémitiques,
alors que l'éthiopien et l'arabe ont t et k comme toutes les autres
langues de la famille ; les mêmes langues ont b et m comme le
reste du sémitique. Cette correspondance fait au premier abord
l'effet d'un étrange caprice. Elle cesse d'apparaître comme un
hasard si l'on constate que des langues très diverses, sur les
points les plus éloignés du monde, en offrent de pareilles. En
ossète (dialecte iranien parlé dans quelques vallées du Caucase),
le p iranien commun est représenté par f, qui est bien conservé
à l'initiale du mot ; le fait semble très ancien dans le groupe
dialectal iranien dont l'ossète est le dernier survivant ; les noms
iraniens conservés dans les inscriptions grecques des rivages septentrionaux
de la mer Noire présentent en effet un φ (f) grec en
regard du p des autres dialectes iraniens, par exemple furto- en
regard de puθra- « fils » du reste de l'iranien (voir V. Miller,
Sprache der Osseten, p. 6 et 33). Le nicobar répond par f à un p
des autres dialectes du groupe, mon-khmer (et, d'une manière
plus générale du groupe malayo-polynésien qui appartient à la
même famille) ; le nicobar a par exemple fōan « quatre » en
regard de mon pan, khmer puon, mais kōan « enfant » tout
comme mon kon, khmer kūn (voir P. W. Schmidt, Die Mon-Khmer
Völker
, p. 85 et suiv.). M. Carlos Everett Conant, dans
une note (f and v in Philippine languages, p. 3 et suiv.), signale
des parlers des Philippines qui répondent par fau p malais. Le
p finno-ougrien est représente en magyar par f, ainsi magyar
53fa « arbre » en face de finnois puu, votyak et ziriane pu, etc.
(v. Szinnyei, Finnisch-ugrische Sprachvissenschaft, p. 24). Si le
japonais n'a pas de p simple dans ses mots indigènes, c'est que,
comme l'indiquent divers indices, le p y a passé à f, et celle-ci
à h : le h japonais se trouve ainsi alterner en certaines conditions
soit avec la sonore b, soit avec la géminée pp ; et h occupe dans
l'alphabet japonais la place du p (voir Kanazawà, Ueber den Einfluss
des Sanskrits auf das japanische Schriftsystem
, Tokio, 1907,
p. 18). En arménien, où le t et le k de l'indo-européen oriental
sont rendus régulièrement par th et kh, le p initial de mot donne,
non pas le ph qu'on attend, mais h (issu évidemment d'une f
plus ancienne ; car, à l'intérieur du mot, entre voyelles, p est
représenté par w, v) ; ainsi l'on a hayr « père » en face du latin
pater. Ces faits permettent d'interpréter le celtique où l'évolution
est plus avancée : au p indo-européen le celtique répond par
l'absence de toute consonne ; l'irlandais a par exemple athir
« père » en regard du latin pater ; on voit sans peine que p est
devenu f, celle-ci h, et qu'enfin h a cessé d'être prononcé ; la
spirante f a laissé une trace devant t, parce qu'alors elle a passé
à la spirante gutturale ch : « sept » se dit en irlandais secht, ce
qui répond au latin septem 12. On sait donc maintenant que p est
sujet à passer à f dans des conditions pareilles à celles où k et t
se maintiennent. Le changement a lieu régulièrement dans un certain
nombre de langues, où tous les p sont alors atteints ; on
peut donc toujours s'attendre à ce que ce changement se réalise ;
mais ce n'est qu'une possibilité ; et, en fait, la grande majorité des
langues où t et k subsistent conservent aussi p inaltéré. Même sans
connaître la raison pour laquelle p est plus sujet à devenir une
spirante que ne le sont t et k, on a ainsi une donnée précieuse.
Cette raison se laisse d'ailleurs entrevoir : l'occlusive p n'a pas
pour se réaliser un point d'appui solide tel qu'est le palais contre
lequel la masse musculaire de la langue vient s'appuyer ; la lèvre
d'en bas vient s'appuyer à la masse musculaire de la lèvre d'en
54haut. Ce qui montre que là est la difficulté, c'est que p est altéré
sans que b et m le soient : l'occlusion difficile à réaliser est
l'occlusion relativement forte de la sourde p ; les occlusions
moins fermes de b et de m ne font pas autant de difficulté.

C'est pour la même raison que la spirante bilabiale f, réalisée
par le rapprochement des lèvres, est instable. Ou bien elle passe
à h comme on l'a vu dans les exemples qui viennent d'être cités
du japonais, de l'arménien, du celtique (car c'est à f bilabiale
que passe le p qui devient spirant) ; ou bien elle devient labio-dentale,
et dès lors elle est stable. Le passage de f bilabiale à f
labio-dentale et de w bilabial à v labio-dental est un fait que l'on
observe fréquemment et dont on peut citer un nombre illimité
d'exemples (latin, allemand, etc.). Et, du jour où la prononciation
labio-dentale, avec la lèvre d'en bas appuyée contre les
dents d'en haut, est le type normal, on n'a presque plus de
changements à attendre ; car ce type de phonèmes est aisé à
prononcer et est trop distinct de tous les autres pour être exposé
à beaucoup de changements.

Les faits précédents ont montré quelles différences de stabilité
on peut observer entre les phonèmes. Il est plus important encore
de rechercher comment un même mouvement articulatoire est
traité suivant les conditions où il doit être exécuté. L'écriture
nous a en effet habitués à considérer comme identiques des articulations
qui ont un trait dominant commun mais qui diffèrent
à beaucoup d'égards. Ainsi le p de père et celui de repère s'écrivent
par la même lettre p, et l'effet acoustique est à peu près le même
en effet dans les deux mots. Néanmoins il y a entre les deux une
grave différence de conditions. Dans père commençant une phrase
(dans une interpellation par exemple), le mouvement de fermeture
des lèvres est exécuté sans que rien précède, sans qu'aucun
autre son soit interrompu par là. Au contraire, dans repère, le
mouvement de rapprochement des lèvres succède aux mouvements
articulatoires d'où résulte le e et les interrompt. Les mouvements
sont sensiblement différents dans les deux cas. Le p intervocalique
est autre chose que le p initial de mot devant voyelle. On
conçoit donc que le traitement des consonnes intervocaliques
55puisse différer de celui des consonnes initiales devant voyelle.
Et c'est en effet ce que l'on observe d'une manière plus ou
moins étendue dans un grand nombre de langues, sinon dans
toutes.

Les langues celtiques fournissent des exemples clairs et instructifs,
que M. Pedersen a bien mis en évidence dans ses recherches
sur l'aspiration en irlandais. On fera ici abstraction du gaulois
qui a de bonne heure cessé d'être parlé et sur lequel on n'a que
des données partielles et insuffisantes, et où néanmoins il n'est
pas impossible de mettre en évidence la tendance à l'altération
des consonnes intervocaliques. Restent deux groupes : le groupe
gaélique (en Irlande, en Ecosse et dans quelques îles) et le groupe
brittonique (dans le Pays de Galles, la Cornouaille anglaise et
l'Armorique française). Dans les deux, les occlusives intervocaliques
du celtique commun subissent une altération que ne
connaissent pas les mêmes occlusives au commencement d'une
phrase ou d'un groupe de mots autonome. Mais le résultat de
l'altération n'est pas le même dans les deux groupes. En gaélique
les occlusives intervocaliques sont devenues des spirantes, par
exemple, t est devenu th (le th dur anglais), d est devenu dh (le
th doux anglais), etc. ; ainsi c'est athir « père » qui, en vieil
irlandais, répond au latin pater, brāthir qui répond au latin frāter,
etc. En brittonique au contraire, les occlusives sourdes sont
remplacées par les occlusives sonores correspondantes, ainsi t par
d ; c'est donc d qui répond au th irlandais, et « frère » se dit en
gallois brawd (pluriel brodyr), en cornique broder, en moyen
breton breuzr (pluriel breudeur) ; les occlusives sonores deviennent
spirantes, comme en gaélique ; par exemple à l'irlandais bodar
« sourd » (dont le d note ici une spirante sonore) le gallois
répond par byddar, le cornique par bodhar, le breton armoricain
par bouzar. Ce contraste entre le brittonique et le gaélique n'a
rien de fortuit ; on constate en effet que le brittonique maintient
fidèlement des sonores anciennes que le gaélique assourdit, c'est-à-dire
prive de leurs vibrations glottales : le y et le w celtiques
communs sont conservés en brittonique, l'un sous la forme
ancienne y, l'autre sous la forme gw ; en revanche, l'irlandais
56ayant assourdi y et w, le premier a disparu entièrement, et le
second s'est maintenu sous la forme de la spirante labio-dentale f ;
ainsi au latin uērus, le gallois répond par gwir et le breton
armoricain par guir, tandis que l'irlandais a fir ; le y initial du
latin iuuenis, de l'allemand jung, etc. n'est représenté par rien
dans l'irlandais ōac « jeune », mais est conservé dans gallois
ieuanc, breton iaouanc.

Les occlusives ne sont naturellement pas les seules articulations
qui aient un traitement particulier en position intervocalique.
Toutes les consonnes sont exposées à des altérations analogues en
cette position. On peut signaler telle langue où dj (le j notant
ici et dans toute la suite j français) initial se maintient, mais où dj
intervocalique devient j, ainsi la langue de l'Avesta (ancien
iranien), où l'on a djainti « il frappe », mais ajayō « les serpents »,
représentant un plus ancien adjayō. Il y a de même telle langue
s initiale subsiste en principe, mais où s intervocalique passe
à h ; ainsi l'irlandais, où l'on a par exemple sen « vieux »,
comme on a latin senex, mais aue « de l'oreille » représentant
ausesos ; l'intermédiaire a été auhehos, d'où aweos, auios, aue.

La formule générale de l'altération des intervocaliques est
malaisée à donner. Un très grand nombre des faits se laissent
ramener à une diminution du degré de fermeture de la consonne ;
c'est ce qui arrive quand t devenant spirant perd son occlusion,
quand dj devenant j perd son très bref élément occlusif, quand s
devenant h se réduit à un simple souffle. Cette tendance à
l'ouverture des consonnes intervocaliques se conçoit aisément :
les voyelles sont, par définition, des éléments ouverts ; on tend
à réduire le plus possible le mouvement de fermeture entre deux
phonèmes naturellement ouverts ; c'est un phénomène d'inertie.
Quant à la sonorisation (passage de t à d, etc.), elle se conçoit
également bien : d'une part, elle se rapproche du phénomène
précédent en ceci que les sonores telles que d étant prononcées
avec une occlusion moins ferme que les sourdes telles que t, le
passage de t à d équivaut en quelque mesure à une diminution
de fermeture ; d'autre part, les voyelles étant essentiellement
sonores, c'est-à-dire pourvues de vibrations glottales, on tend a
57maintenir la fermeture de la glotte d'où résultent les vibrations,
même durant la prononciation de la consonne qui sépare les deux
voyelles ; ici encore il s'agit d'un phénomène d'inertie.

Ce principe fait comprendre combien les langues peuvent
différer au point de vue du traitement des intervocaliques. Dans
une langue où les consonnes qui séparent les voyelles ont leur
mouvement de fermeture bien marqué et suivi d'un silence
appréciable, comme l'italien par exemple, le traitement des
consonnes intervocaliques diffère peu de celui des initiales, et en
effet, au moins après voyelle accentuée, les occlusives latines
sont demeurées inchangées en italien ; au contraire, dans une
langue où le mouvement de fermeture est peu appréciable, les
consonnes intervocaliques tendent à subir un maximum de
changements. Parmi les langues romanes, le français offre ainsi
l'état inverse de celui de l'italien. Soit un latin sapōne(m), on a
en italien sapone, avec le p conservé, et le même p se retrouve
dans le roumain sapun ; le provençal sabo et le portugais sabāo ont
b ; le français savon et l'engadin savun ont un degré d'altération
de plus, la spirante v.

Mais la tendance à l'altération des intervocaliques est néanmoins
très générale. Ainsi l'italien garde l'occlusive sourde après l'accent,
mais il la transforme en occlusive sonore après une
voyelle inaccentuée, fōcum y donne fuoco, mais pacáre y donne
pagar. Parmi les anciennes langues indo-européennes, le grec,
le slave et le lituanien se distinguent par une conservation
fidèle des consonnes intervocaliques en tant que telles. Néanmoins,
là où interviennent certaines circonstances favorables, la
débilité des intervocaliques se manifeste. En grec, il existe une
sorte de w qu'on nomme digamma et qui est en voie d'élimination
dans la plupart des dialectes dès une époque préhistorique ;
or, partout où l'on peut se rendre compte du développement
des faits, on voit que la disparition du digamma intervocalique à
précédé de beaucoup celle du digamma initial, ainsi à Delphes,
en Crète, etc. Le slave doit à sa remarquable conservation des
intervocaliques son aspect singulièrement archaïque : si le mot
russe nebesa « les cieux » ne le cède pas en archaïsme au mot
58sanskrit védique nabhasā c'est que le b et le s intervocaliques y
sont intacts. Néanmoins le yod intervocalique est atteint en
slave dès les plus anciens textes : -ajego tend à se contracter en
-aago, -ago. La tendance à l'altération des intervocaliques est donc
l'une des plus générales de toute la phonétique. Il n'entre pas
dans le plan de cet article de rechercher les conditions physiologiques
ou psychiques du fait ; M. Jac. van Ginneken a du reste
dit l'essentiel à cet égard dans ses Principes de linguistique psychologique,
p. 448 et suiv. Mais les effets de cette tendance sont très
inégaux suivant les langues.

Les exemples précédents, choisis parmi les plus clairs, montrent
qu'il existe une phonétique générale. Les lois de la phonétique
générale permettent d'interpréter les faits particuliers à chaque
langue ; et il importe de les formuler explicitement, quand ce ne
serait que pour éviter de faire appel inconsciemment à des principes
de ce genre dont on n'aurait pas éprouvé la valeur par un
examen approfondi. Beaucoup de linguistes, accoutumés par
leur éducation de philologues aux précisions rigoureuses et aux
règles presque toujours nécessaires de la grammaire descriptive et
historique, ne voient pas sans inquiétude une discipline qui ne
détermine que des possibilités et qui, ne pouvant jamais épuiser
les faits de toutes les langues à tous les moments, doit procéder
par induction en s'appuyant d'une part sur certains faits particulièrement
nets et caractéristiques, de l'autre sur les conditions
générales où ces faits se produisent. La linguistique générale est
dans une large mesure une science a priori, comme l'a bien vu
M. Séchehaye par exemple. Mais quelles que soient les difficultés
de la linguistique générale ainsi comprise et quels qu'en
soient les dangers, on n'a pas le droit de refuser de la faire. Car
ne pas la faire explicitement, c'est se résigner à la faire implicitement,
sans garanties et sans contrôle.

La linguistique générale ainsi comprise ne se suffit pas à elle-même.
Elle repose sur la grammaire descriptive et historique à
laquelle elle doit les faits qu'elle utilise. L'anatomie, la physiologie
et la psychologie peuvent seules expliquer ses lois, on l'a
vu par les exemples cités, et les considérations tirées de ces
59sciences sont souvent utiles ou nécessaires pour donner une
valeur probante à un bon nombre de ses lois. Enfin ce n'est que
dans des conditions spéciales à un état social déterminé et en
vertu de ces conditions que se réalise telle ou telle des possibilités
déterminées par la linguistique générale. On voit ainsi quelle
est la place de la linguistique générale, entre les grammaires
descriptives et historiques d'une part, qui sont des sciences de
faits particuliers, et l'anatomie, la physiologie, la psychologie et
la sociologie, qui sont des sciences plus vastes dominant et
expliquant entre autres choses les phénomènes du langage
articulé.60

11. Scientia (Rivista di scienza), vol. IV (1918), n° VIII.

21. Pour un fait analogue dans une langue américaine, voir Sapir, Journal
de la Société des Américanistes
, XI (1919), p. 453.