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Meillet, Antoine. Linguistique historique et linguistique générale. [Tome I] – T07

Les parentés de langues 11

M. Schuchardt a précisé ses vues sur les parentés de langues
dans deux mémoires, l'un daté de juillet 1914, dans Nordisk
Tidsskrift for Filologie
, IV, 6, p. 145-151, l'autre dans Sitzungsberichte
de l'Académie de Berlin, XXXVII (1917), p. 518-529.
Ces mémoires se réfèrent à celui que j'ai publié dans
Scientia, XV (1914), p. 403 et suiv. (voir ci-dessus, p. 76 et
suiv.), et où il y avait un renvoi aux articles publiés sur la
question par M. Schuchardt, dans la Revue basque.

Il est inutile de le dire, les vues de M. Schuchardt sur la parenté
des langues sont d'un vif intérêt. M. Schuchardt n'est pas seulement
l'un des plus grands romanistes de ce temps, il est aussi
l'un des défricheurs les plus hardis de domaines linguistiques
nouveaux : caucasique, basque, hamitique. Parmi les linguistes
d'aujourd'hui, il n'en est pas de plus personnel.

Je souscrirais d'ailleurs à beaucoup des affirmations de
M. Schuchardt.

Comme toutes les expressions figurées employées en linguistique,
l'expression parenté de langues est trompeuse : la parenté
de langues est autre chose que ce que l'on appelle d'ordinaire
parenté ; une langue « fille » est une transformation d'une langue
« mère », et non un rejeton. L'expression est trop établie pour
qu'on y renonce ; il suffit de la définir pour n'en être pas dupe.

Dans la grammaire comparée actuelle, les langues communes
tiennent une grande place : à l'indo-européen commun, on
superpose un italo-celtique, à l'italo-celtique, un italique et un celtique,
au celtique et à l'italique, un gaélique et un brittonique
d'une part, un latin et un osco-ombrien de l'autre, etc. Et, dès
que deux faits paraissent concorder dans des langues ainsi groupées,
on est disposé à en reporter l'origine à la période de communauté,
pour peu qu'on n'ait pas la preuve d'une date plus
102récente. M. Schuchardt, qui a été le premier à reconnaître la
continuité des aires linguistiques et à écarter la notion vulgaire
de dialectes ayant des limites arrêtées, critique cette grave faute
de méthode. Une langue commune, une Ursprache comme on
dit en allemand, ne se constitue que dans certaines conditions, et
pour en prouver l'existence, il faut avoir des concordances d'un
type tout particulier. Il ne faut surtout pas attribuer à une
ancienne communauté ce qui provient de développements parallèles,
mais indépendants.

Une entité comme le « latin vulgaire » est chose fallacieuse. Les
langues romanes continuent le latin, et toutes présentent, par
rapport au latin classique, des innovations communes. Il y a donc
un « roman commun » dont la définition résulte de la comparaison
des langues romanes et dont, du reste, beaucoup de traits se
trouvent attestés par des témoignages remontant à l'époque de
l'empire romain. Mais c'est chimère que de réaliser les innovations
du « roman commun » dans un « latin vulgaire » qui aurait
été parlé on ne sait quand, et on ne sait par qui. Les traits linguistiques
par lesquels le « roman commun » se distingue du
latin classique, résultent de faits complexes et dont l'analyse est
malaisée.

Ceci dit, il faut examiner l'idée fondamentale de M. Schuchardt.

Voici le fait à interpréter : toute langue comprend, en proportions
variées, des éléments qui proviennent de plusieurs langues
différentes.

On admet d'ordinaire que ces éléments doivent être considérés
de deux manières. Les uns proviendraient de la langue dont
la langue considérée est la continuation, et les autres de langues
étrangères : les premiers sont les éléments indigènes ; aux seconds,
on donne le nom d'emprunts. Si donc on envisage l'histoire
d'une langue entre deux dates données, les éléments indigènes
sont ceux qui se sont transmis sans interruption, entre les deux
dates considérées ou qui ont été faits avec des éléments indigènes ;
les emprunts sont les éléments, pris à des parlers quelconques,
et qui ne reposent pas sur une tradition continue.103

Cette doctrine suppose que les sujets qui ont transmis les éléments
indigènes ont eu constamment, d'une manière plus ou
moins nette, le sentiment et la volonté de parler leur langue traditionnelle.
Quel que soit le nombre, quelle que soit l'importance
des « emprunts », il y a des éléments indigènes là où les
sujets ont toujours cru et voulu parler une langue définie. Par
exemple, quelle que soit en anglais la part de l'élément français,
les sujets anglais ont toujours eu le sentiment et la volonté de
parler leur langue nationale, et non celle des barons franco-normands.
Ce qui importe, ce n'est pas de déterminer la proportion
de tel ou tel élément, mais de savoir quelle langue ont cru et
voulu parler ceux qui ont fait la transmission continue entre les
deux dates considérées. M. Schuchardt ne paraît pas attribuer
une importance décisive à cette considération que j'ai introduite,
et sans laquelle la doctrine classique me paraît, comme à lui,
théoriquement insoutenable.

M. Schuchardt ne se place pas au point de vue des sujets parlants,
mais au point de vue de la langue. Il constate qu'il y a
mélange (Mischung) : « Le mélange pénètre tout le développement
linguistique ; il intervient entre langues distinctes, entre
parlers proches, entre langues parentes et entre langues non
parentes. Qu'il s'agisse de mélange ou d'emprunt, d'imitation,
d'influence étrangère, nous sommes toujours en présence de phénomènes
essentiellement semblables. »

Ce qui, en effet, pour M. Schuchardt, est essentiel, ce n'est
pas le sentiment et la volonté de continuer telle ou telle langue ;
c'est purement le souci d'être compris de ceux à qui l'on parle.

Qu'arrive-t-il en fait dans les groupes de langues bien observées ?

Dans le domaine occupé par les langues indo-européennes, la
question, de savoir si une langue est ou non indo-européenne ne
se pose jamais : la réponse est toujours évidente 12. La question
104de savoir si une langue appartient à tel ou tel des grands groupes
de l'indo-européen, l'indo-iranien, le slave, le germanique, le
latin, etc., ne se pose pas davantage : la réponse n'est pas moins
évidente. C'est que les membres de la nation qui parlait l'indo-européen
ont fait prévaloir une langue bien définie sur un vaste
domaine. C'est que les membres de chacune des nations qui se
sont constituées par la suite ont de même fait prévaloir sur des
domaines étendus les formes nouvelles, également bien définies,
prises parmi eux par l'indo-européen. Sans doute on a signalé çà
et là des populations mixtes qui sont dans un état linguistique
trouble. Mais ce ne sont pas ces populations qui l'emportent.
Dans tous les cas clairs qu'on connaît, un groupe de langues
indo-européennes résulte de l'extension d'une langue ayant une
force d'expansion, et qui, par suite, appartient à une population
ayant un sentiment national et la conscience de son individualité.

Chacun des groupes indo-européens représente une déviation
spécifique de l'indo-européen commun, parce qu'il provient
d'une nation à part qui avait donné à l'indo-européen un aspect
nouveau, distinct de tout autre.

Donc, dans le groupe linguistique de tous le mieux étudié, le
groupe indo-européen, le départ entre ce qui est indigène et ce
qui est emprunté se fait nettement. On peut, pour tel ou tel
détail de l'arménien, par exemple, se demander s'il est indigène
ou emprunté au parthe ; mais la masse indigène et la masse
parthe de l'arménien s'opposent l'une à l'autre ; on ne saurait les
mettre sur un même plan : il s'agit de deux ordres de faits différents ;
et, même pour le vocabulaire, la décision n'est presque
jamais incertaine : on peut, un instant, se demander si le nom
arménien du« bras », bazuk, est indigène ou emprunté ; mais on
se rend aisément compte, par le suffixe -k-, qu'il doit être
emprunté ; du reste, il n'y avait pas de nom indo-européen du
« bras ». Les cas douteux sont négligeables, et du reste peu
105intéressants au fond. La morphologie, le traitement phonétique
des éléments traditionnels sont indigènes ; ce sont seulement certaines
catégories du vocabulaire — très étendues à la vérité — ,
certaines manières de s'exprimer qui sont empruntées au parthe.

Le groupe sémitique, le groupe finno-ougrien, le groupe bantou
se prêteraient à la même observation.

Ce que présente l'histoire des langues dans les cas bien observés
et bien décrits, ce sont des extensions de langues définies
parlées par des nations ayant conscience d'elles-mêmes. En fait,
la distinction d'un élément indigène et d'un élément emprunté
y est nettement tranchée.

Les parlers qui sont des mélanges informes de deux langues
différentes comme le slavo-italien et l'italo-slave qu'a décrits
M. Schuchardt sont ceux de populations inférieures ; ils ne survivent
généralement pas. Au cas où ils survivraient, il est permis
de se demander si l'on en pourrait faire la théorie : les faits
seraient beaucoup trop compliqués. On se trouverait sans doute
devant des parentés indéterminables.

Ce n'est pas à dire que, si l'on envisage le résultat final d'un
développement, la langue indigène y soit pour plus ou même
pour autant que les « emprunts ». Mais, dès l'instant que l'on
définit une famille de langues par un sentiment et une volonté
continus de parler une même langue, — ce qui répond à la
réalité observée dans tous les cas connus — , ceci n'a aucun
inconvénient pour la définition.

Entre deux moments éloignés du développement d'une seule
et même langue, le type linguistique peut changer du tout au
tout. La structure profonde de la langue, ce que M. Schuchardt
appelle die innere Form, est autre en français ou en anglais qu'elle
n'était en indo-européen. Je l'ai si peu méconnu que je l'ai dit
expressément, mais en indiquant que cela n'a aucune importance
pour la définition qui est donnée des familles de langues, puisque
la parenté de langues, expression d'un fait historique, n'implique
aucune communauté actuelle, si petite soit-elle, entre les langues
considérées.

Le changement de structure peut tenir à des influences étrangères.
106Une population qui apprend une langue nouvelle tend
souvent à introduire dans cette langue des changements plus
graves qu'une population qui continue son usage ancien. Si, par
exemple, l'arménien et l'iranien occidental (notamment le persan)
ont perdu toute distinction de genre grammatical, cela peut
tenir à ce que l'arménien et l'iranien occidental ont été adoptés
par des populations parlant autrefois des langues — telles que les
langues caucasiques du Sud ou l'élamite — auxquelles le genre
grammatical était inconnu. Les tendances au changement peuvent
ainsi procéder d'influences étrangères. Mais ceci ne change rien
au fait fondamental que les sujets parlants ont voulu parler
et ont parlé telle ou telle langue.

Faire une classification généalogique des langues n'aboutit pas
à traiter en quantité négligeable les éléments non indigènes et
les influences étrangères, mais à traiter les éléments indigènes et
les éléments empruntés comme résultant de procès historiques
spécifiquement distincts.

La différence tient au sentiment des sujets parlants. Mais elle
se traduit par un fait linguistique. En pratique, on n' « emprunte »
ni une forme grammaticale, ni un phonème : l'anglais
qui a tant pris au franco-normand, l'arménien qui a tant pris au
parthe, ne doivent, l'un au franco-normand, l'autre au parthe,
ni une forme grammaticale, ni un phonème. Hors le cas de
bilinguisme, l'« emprunt » porte, à peu près exclusivement,
sur la partie de la langue qui, à la différence de la morphologie
et de la prononciation, ne constitue pas un système fermé. C'est
une conséquence de la définition. Et, ici encore, on n'est pas en
présence d'une théorie, mais de faits positifs.

M. Schuchardt dit, avec raison, que la distinction entre le vocabulaire
et la morphologie n'est pas absolue. Le fait que le pronom
singulier de 2e personne est en latin est un fait de vocabulaire ;
en français actuel, tu n'est plus un mot autonome ; ce
n'est que la caractéristique de la 2e personne du singulier des
verbes. Du latin , qui était un mot autonome, au français tu,
qui est un pur élément grammatical, il y a eu glissement, et l'on
ne peut marquer le moment où tu a cessé d'être un mot pour
107devenir une caractéristique grammaticale ; il y a eu transition
insensible d'une valeur à l'autre. Tel élément qui est morphologique
peut donc être issu d'un mot emprunté ; il ne résulte pas
de là qu'une forme grammaticale proprement dite soit empruntée.

Quand on n'a, pour rapprocher deux langues, que quelques
ressemblances de mots, il est impossible de dire si ces ressemblances
sont fortuites comme celles entre fr. feu et all. feuer, fr.
faillir et all. fallen, fr. gros et all. gross, etc., si elles résultent
d'emprunts, ou enfin si elles sont dues à une parenté proprement
dite, du type défini ci-dessus.

Plus nettement les éléments avec lesquels on opère sont de
caractère grammatical, et plus ils sont propres à prouver une
parenté de langues. Plus nettement ils sont de purs faits de vocabulaire,
et moins ils sont aptes à établir , dans une mesure quelconque,
une parenté, au sens précis attribué à ce mot par la définition
adoptée ci-dessus.

Il reste d'ailleurs vrai que, dans la plupart des cas, les mots
courants du vocabulaire demeurent en notable partie les vieux
mots traditionnels. Dans une langue aussi profondément altérée
à tous égards que l'est l'anglais, l'examen des pronoms me, we, us,
you, des noms de nombre one, two, three, ten, des noms de parenté
father, mother, brother, sister, son, daughter, des verbes be (is,
was), come, eat, love, bear, etc., suffirait à dénoncer le caractère
indo-européen de l'anglais.

Toutes les langues n'ont pas, comme l'indo-européen, le
sémitique, le finno-ougrien, le bantou, des systèmes morphologiques
nets et dont les continuations diverses sont aisément
reconnaissables grâce au maintien de certaines parties de ce
système. Dans des langues où il n'existe pas de système morphologique
comportant des formes pourvues de caractéristiques
singulières, la preuve d'une parenté peut être très difficile à
administrer.108

D'autre part, s'il s'agit de langues qui ont beaucoup divergé,
soit par suite du long temps depuis lequel elles se sont séparées,
soit par suite de la rapidité avec laquelle elles se sont transformées,
une parenté réelle peut être devenue indémontrable parce
que tous les faits morphologiques communs sont effacés.

La difficulté qu'on éprouve à démontrer une parenté de
langues en bien des cas ne suppose donc pas qu'il s'agisse de
langues mixtes. On ne saurait fonder une théorie linguistique
générale sur des langues où le premier travail de défrichement
commence seulement à se faire. Avant de conclure que la théorie
classique des familles de langues ne s'applique pas aux cas obscurs,
il faudra établir des grammaires comparées qui ne sont pas faites
jusqu'ici : pour les domaines basque, hamitique et caucasique
auxquels s'intéresse M. Schuchardt, l'étude comparative est à
peine amorcée. La grammaire comparée du sémitique est moins
précisément faite que celle de l'indo-européen ; celle du berbère
existe à peine ; la grammaire historique de l'égyptien commence
à se constituer ; les rapports des langues caucasiques entre elles
ne sont pas établis, sans parler de ce que l'on pourra tirer des
découvertes sur les anciennes langues d'Asie Mineure ; la grammaire
comparée des parlers basques est tout au plus esquissée. Le
caractère plus ou moins aberrant des vocabulaires n'a rien de
décisif. Tant qu'on n'aura pas tiré de la comparaison des parlers
de chacun des groupes et de l'examen des anciens textes tout ce
que l'on en peut obtenir, les essais de rapprochement de vocabulaire
entre ces divers groupes de langues, ont peu de chance
d'aboutir à des conclusions solides. Si intéressants qu'ils soient,
et propres à fournir une première orientation, ils ne sauraient
servir à fonder aucune théorie.109

11. Extrait du Bulletin de la Société de linguistique, XXI (n° 66), p. 9 et suiv.

21. Si en certains cas on émet des doutes, ainsi pour le hittite (voir par
exemple C. D. Buck, Classical Philology, XV [1920], p. 84 et suiv., et 203 et
suiv.), ce n'est que pour des langues mal connues, et dont les textes ne sont pas
interprétés d'une manière sûre.