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Meillet, Antoine. Linguistique historique et linguistique générale. [Tome I] – T08

Différenciation et unification
dans les langues 11

On enseigne que le français et le bulgare, par exemple, sont
des langues indo-européennes, le babylonien et l'arabe du Maroc
des langues sémitiques, le souahéli et le douala des langues bantoues,
le lapon et le magyar des langues finno-ougriennes, et ainsi
de suite. On entend par là que, abstraction faite des différences
que ces langues présentent maintenant entre elles, le français et le
bulgare continuent une seule et même langue, dite langue indo-européenne ;
et de même pour les autres cas. Cette formule a
un sens précis si l'on considère les langues, abstraction faite des
hommes qui les parlent et des lieux où on les parle. Entre le
français moderne et l'indo-européen, il y a une tradition continue,
et du moment le plus ancien au moment actuel, des groupes
d'hommes se sont trouvés qui employaient, autant qu'il leur
était possible, le même système phonique et le même système
morphologique, la même prononciation et la même grammaire.
Le point de vue auquel on se place pour faire une classification
généalogique des langues est donc légitime, et l'on ne saurait
contester la correction du procédé. Mais la transmission des systèmes
considérés se fait de manières distinctes suivant les cas.
Et, constamment, deux tendances antagonistes sont en jeu, l'une
vers la différenciation, l'autre vers l'unification.

Par le fait qu'elle est employée, toute langue tend à se différencier
de plusieurs manières.

Au moment où il apprend à parler, l'enfant ne reçoit pas le
110langage tout fait, on le sait ; il doit, à l'imitation des personnes
qu'il a occasion d'observer, se créer un système d'articulations,
un système grammatical et un vocabulaire parallèles à ceux de
son entourage. Sauf le cas — du reste fréquent — des enfants
anormaux, cette imitation réussit d'une façon sensiblement
exacte ; mais elle ne saurait être parfaite. Entre le langage que
s'est fixé l'enfant, une fois achevée la période de l'apprentissage
de la langue, et celui des personnes qu'il a imitées, il y a des différences
appréciables. On constate en fait que, pour une part, ces
différences sont les mêmes chez les enfants nés vers le même
temps, en une même localité, dans un même milieu social. Il
n'y a pas lieu de chercher ici en quelle mesure les innovations
communes à toute une génération résultent de l'état de la langue
au moment où elles ont lieu, et en quelle mesure elles peuvent
être dues à des tendances héréditaires existant dans une population.
Il suffit de noter que, par le fait même qu'elles sont communes,
ces innovations subsistent, qu'elles sont reproduites par
les générations ultérieures et peuvent éventuellement servir de
points de départ à d'autres innovations. D'autre part, l'emploi
qui est fait du langage amène les adultes à transformer leur
usage : les mots souvent rapprochés tendent à se souder les uns
aux autres, les formes souvent employées perdent leur valeur
expressive et se prononcent d'une manière plus rapide et plus
sommaire ; le détail des faits de ce genre varie d'une localité à
l'autre. A moins que des réactions provenant du parler d'autres
localités n'interviennent, le parler de chaque localité tend donc
à prendre progressivement des caractères propres.

Sans doute ces innovations locales, procédant de conditions inhérentes
à la langue ou à un ensemble de populations, peuvent
être et sont, en effet, généralement communes à tout un groupe
de localités. Mais, de ce que une ou plusieurs innovations identiques
ont lieu indépendamment dons certaines localités, il ne
résulte pas que telle autre innovation réalisée dans l'une de ces
localités ou dans quelques-unes d'entre elles doive se retrouver
dans toutes les autres. Chaque innovation a ses limites géographiques
propres. Ceci se traduit de la manière suivante : si l'on
111examine à une date donnée tous les parlers d'une région où a
dû être parlée à une date antérieure une même langue et où,
dans la mesure du possible, chaque localité a eu un développement
linguistique autonome (notion toute relative, bien entendu),
on observe qu'à une forme de la première époque répondent des
formes diverses suivant les localités, et que chacune des particularités
divergentes a son extension propre. Soit par exemple la
région du département français des Landes étudiée par M. Millardet,
dans son Petit atlas linguistique des Landes ; soit le mot latin
vulgaire yugu « joug » ; la région étudiée se divise en quatre parties,
disposées de la manière suivante (réduite à un pur schéma),
en tenant compte des formes prises par le mot :

image jiw | yiw | ju | yu

La ligne qui marque les limites des traitements j et y du y initial
de yugu coupe celle qui marque la limite des traitements iw
et u de la suite du mot (p. 245 du livre cité). Les exemples de
ce genre abondent, et le livre de M. Millardet en fournit à lui
seul un bon nombre. Il résulte de là que même des localités qui
présentent en commun plusieurs innovations linguistiques ont
cependant, après quelques siècles de développement indépendant,
des parlers distincts.

Ce type de différenciation linguistique atteint surtout la prononciation
et la grammaire ; il touche relativement peu le vocabulaire.
Il résulte de la suite naturelle des générations et se réalise
par le fait que la transmission du langage est discontinue : la continuité
des langues n'est en effet assurée que par une suite de
créations successives, dont chacune apporte inévitablement
quelques différences avec l'état antérieur.

Un tout autre type de différenciation a pour cause l'existence
112de distinctions à l'intérieur d'un groupe social étendu. Aucune
population n'est tout à fait homogène ; chaque différenciation
sociale a chance de se traduire par une différenciation linguistique.
D'une part, il y a des groupes durables. Ainsi les femmes
et les hommes forment, surtout dans les sociétés de civilisation
inférieure, deux groupements fortement distincts, et qui ont parfois
des langues différentes, cas observé surtout dans certaines
régions de l'Amérique du Sud ; sans aller à cette extrémité, les
hommes et les femmes ont des différences de parler qui sont
parfois sensibles, même chez les peuples européens. Toute société
tend aussi à constituer des classes distinctes, et au fur et à mesure
que les membres de chacune de ces classes tendent à vivre entre
eux, en se séparant des autres classes, ils se donnent des parlers
différents ; les diverses classes sociales d'une grande ville moderne
tendent à occuper des quartiers différents ; de plus en plus, elles
n'ont entre elles que des rapports extérieurs ; il y a souvent assez
loin de la langue de la bourgeoisie dans une grande ville moderne
à la langue des ouvriers ; et ni la bourgeoisie, ni les ouvriers ne
forment des unités ; il y a des classes et des sous-classes, chacune
avec ses particularités linguistiques. On a observé de même des
particularités de langue dans les castes hindoues ; les anciens dramaturges
de l'Inde prêtaient des parlers différents aux gens des
diverses castes, depuis les brahmanes et les rois, qui parlent sanskrit,
jusqu'aux gens de castes inférieures, qui se servent de prâkrits
fortement dégradés. Là où existe une division du travail,
chaque profession a nécessairement ses termes propres qui ne
sont pas courants, ou même sont inconnus, en dehors de la profession ;
cette différence se combine avec celle du sexe ; car, chez
les peuples peu civilisés, les hommes et les femmes remplissent
d'ordinaire des fonctions distinctes, les hommes chassant et s'occupant
du bétail par exemple, et les femmes recueillant ou cultivant
des végétaux. Plus la société se complique, plus les métiers
deviennent nombreux et distincts les uns des autres, plus ils
absorbent entièrement l'activité des individus qui les pratiquent,
et plus par suite se spécialisent aussi les langues techniques
correspondantes. On a peine à imaginer seulement la variété
113des langues spéciales employées chez un grand peuple moderne,
et la lecture des manuels techniques laisse deviner l'existence de
vocabulaires très distincts dont personne ne possède ni la totalité
ni même une partie notable. Les malfaiteurs, les vagabonds, les
mendiants ont partout des argots, caractérisés par des dénominations
spéciales des objets qui les intéressent particulièrement.

Il n'y a pas à tenir compte seulement des professions qui
prennent la part principale de l'activité de chaque homme. Il y a
quantité d'occupations et d'activités transitoires qui suffisent à
déterminer des parlers spéciaux. Les cérémonies religieuses
appellent presque toujours une langue différente de celle que
l'on emploie dans l'usage ordinaire de la vie : destinées à faire
pénétrer l'homme dans un monde séparé, celui du sacré, elles
exigent une langue aussi séparée, une langue sacrée ; et, un peu
partout, on constate que, lorsqu'ils accomplissent des rites, les
hommes recourent à des manières de parler spéciales. Ceci n'est
pas seulement le fait des non civilisés, et la civilisation tend même
a exagérer cette tendance ; les églises chrétiennes ont chacune une
langue religieuse, qui est au fond la même pour tous les chrétiens
appartenant à une même confession et qui n'a rien de commun
avec le langage courant des fidèles : l'église romaine
célèbre partout ses offices en latin (sauf dans quelques groupes
orientaux où est concédé l'usage de langues liturgiques, dont
aucune du reste n'est identique à celles que parlent aujourd'hui
les fidèles) ; l'église grecque a gardé le grec ancien ; les églises
slaves se servent non du russe, du serbe, etc., mais du slavon
ecclésiastique ; etc. L'arabe littéral est partout la langue de
religion de l'Islam ; le pâli, la langue du bouddhisme méridional.
C'est l'état normal là où existe un clergé spécialisé dont la seule
fonction est la fonction religieuse et qui tend à augmenter de
plus en plus tout ce qui le distingue du commun du peuple.
Mais, chez les non civilisés, la religion est mêlée à la vie entière ;
la langue religieuse n'est pas aussi entièrement spécialisée ; toutefois,
elle tend à être distincte, et, comme la religion intervient
constamment, la langue religieuse est souvent employée. Du
reste, ce ne sont pas seulement les cérémonies religieuses qui
114appellent une langue spéciale ; d'autres actes collectifs comportent
aussi une manière particulière de parler ; ainsi pour la chasse,
pour certaines récoltes, on recourt à des vocabulaires spéciaux ;
ou bien des événements qui exigent des pratiques compliquées
de purification entraînent en même temps des interdictions de
vocabulaire temporaires ou durables qui s'étendent à une famille,
à un village, à une tribu ; il suffit d'un mot interdit à certains
individus pour occasionner la formation de mots nouveaux et
des changements de sens. Chez les civilisés, des groupements
transitoires produisent des effets analogues ; les jeunes gens
groupés à l'école, au régiment, etc. se créent peu à peu des
manières de parler qui leur sont propres. Les associations, les
groupes sportifs s'expriment aussi d'une façon spéciale, au moins
dans tous les moments où le groupe est réuni en totalité ou en
partie.

On aura une idée de l'importance des langues spéciales si l'on
note qu'une population du Sud de l'Inde, celle des Todas qui
ne compte qu'environ 800 individus, a trois langues religieuses
spéciales, un argot et une division dialectale d'origine sociale 12.

Sauf les cas où il s'agit de langues entièrement distinctes,
c'est-à-dire sauf le cas de certaines langues religieuses, ces différenciations
d'origine sociale atteignent avant tout le vocabulaire ;
elles intéressent beaucoup moins la prononciation et la grammaire.
Les langues spéciales, celles des métiers, celles des groupements
transitoires, celles même de la religion, ne se distinguent
le plus souvent que par des vocables particuliers ; le système
général de la langue, caractérisé par la prononciation et par
les formes grammaticales, reste un. Ce type de différenciation
s'oppose donc à celui qui résulte de l'emploi qui est fait du langage
et de la suite des générations ; il se présente souvent à l'intérieur
d'une même localité, et il atteint des éléments linguistiques
tout autres.

Quelles qu'elles soient, les différenciations tendent à rendre la
115langue intelligible seulement à des groupes sociaux de plus en plus
étroits. Elles vont ainsi contre l'objet du langage qui est de faciliter
les relations entre les hommes. Quand il ne se produit pas
de réactions, la différenciation aboutit à des résultats tels que
l'utilité du langage en est singulièrement diminuée.

Les populations qui vivent isolées, divisées en petits groupes
ayant peu de rapports entre eux, peuvent arriver à posséder des
parlers qui ne sont pas compris hors de tribus parfois très peu
nombreuses. Ainsi les indigènes de l'Amérique présentent une
variété infinie de langues dont beaucoup ont quelques traits communs,
mais qui diffèrent assez dans le détail, non seulement
pour qu'on ne se comprenne pas de tribu à tribu, mais même
pour que, au moins à première vue, les linguistes soient hors
d'état d'établir un classement. Il y a en Amérique des centaines
de langues diverses, qui forment un grand nombre de groupes
non encore rapprochés les uns des autres, simplement parce que
la population indigène semble toujours avoir été peu dense dans
la plus grande partie du continent américain, que les tribus qui
parlent ces langues sont demeurées isolées les unes des autres et
que toutes les forces de différenciation ont agi sans se heurter à une
résistance efficace.

En Europe, la dissolution de l'empire romain a permis la différenciation
du latin parlé dans l'Ouest de l'Empire en un grand
nombre de parlers distincts ; au IVe siècle ap. J.-C, il n'y avait
encore qu'un latin, les différences locales étant minimes et ne
gênant nulle part la compréhension ; au Xe siècle, les langues
romanes avaient déjà reçu leurs traits essentiels, et le parler d'un
Parisien était devenu inintelligible à un Romain. Les parlers
locaux ont depuis continué d'évoluer d'une manière autonome,
et la différenciation est parvenue à ce point qu'il existe aujourd'hui
en France une multitude de parlers locaux qui tous sont
du latin transformé et qui néanmoins sont trop distincts pour
permettre à ceux qui les parlent de s'entendre entre eux. Ceci
tient à ce que, durant longtemps, les rapports entre les hommes
qui employaient ces parlers ont été peu fréquents et peu importants,
et à ce que, de bonne heure, il s'est formé des langues
116communes : latin médiéval et français commun, qui ont servi
de moyens de communication à tous les individus qui avaient
entre eux des rapports suivis. Réservés à l'usage local, les parlers
locaux ont pris de plus en plus un caractère particulier, et l'importance
même du rôle pris par la langue commune a eu pour
conséquence une résistance moindre du parler local à l'isolement.
On tend vers une situation où chaque petit groupe humain,
composé souvent de quelques individus seulement, aurait un
idiome qui lui serait entièrement propre.

Pareille situation est instable, et il y est mis fin de deux
manières : par extension d'une langue nouvelle et par substitution
d'une langue commune à des parlers de même famille.

D'une part, des populations fragmentées en petits groupes distincts
et parlant des langues distinctes sont hors d'état de résister
à l'attaque de groupes unis et comprenant des individus nombreux
bien organisés ; ces populations sont donc conquises, et elles
sont ou détruites ou assimilées : les indigènes de l'Amérique ont
été refoulés par les Européens ; les uns ont été tués, d'autres
dépouillés de leurs moyens d'existence, d'autres assimilés ; plusieurs
de leurs langues sont déjà disparues ; d'autres ne sont plus
parlées que par quelques individus ; et trois langues, l'anglais,
l'espagnol et le portugais (pour ne rien dire du français canadien,
trop peu important et qui ne saurait se maintenir définitivement),
se partagent l'Amérique entière ; les anciennes langues
n'y ont plus qu'une place insignifiante à tous égards. Des faits
pareils se sont produits à toutes les périodes de l'histoire : l'Italie
avait, au Xe siècle av. J.-C, quantité de langues distinctes : le
latin n'y occupait qu'une place restreinte autour de Rome, et
encore le latin de Préneste, par exemple, différait-il beaucoup de
celui de Rome : ce qui était à Rome lûna « lune » se prononçait
lôsna à Préneste. D'autres langues encore plus différentes du latin,
mais cependant apparentées, se parlaient au Nord-Est et au Sud :
l'ombrien et l'osque forment un groupe où l'on distingue du reste
plusieurs parlers différents, bien qu'on n'ait de renseignements que
sur un petit nombre de localités. En outre, on employait au Sud
117des parlers grecs les uns du type dorien, les autres du type de la
koiné ionienne-attique. L'étrusque existait encore au nord de
Rome, et plus au Nord le gaulois. D'autres langues plus obscures,
notamment le messapien et le vénète, étaient en usage au Sud-Est
et au Nord-Est ; le ligure subsistait aussi le long du golfe de
Gênes ; enfin on a trouvé tout au Nord quelques inscriptions en
une langue mal déterminée qui n'est peut-être aucune de celles
qui viennent d'être nommées. La généralisation de l'emploi du
latin a mis fin à ce morcellement linguistique.

La conquête arabe, en substituant l'arabe à l'araméen en Syrie,
au copte en Egypte, au berbère dans l'Afrique mineure et à
nombre de petits idiomes, a créé une vaste unité ; le copte est
sorti de l'usage parlé ; l'araméen et le berbère n'existent plus
qu'à l'état de parlers locaux et s'éliminent peu à peu. ; déjà il ne
subsiste presque plus rien de l'araméen. Or, l'araméen s'était lui-même
substitué antérieurement à une série d'autres langues,
notamment à l'hébréo-phénicien et à l'assyro-babylonien.

Pour que des généralisations de ce genre aient lieu, il n'est ni
nécessaire ni suffisant qu'il y ait conquête. L'araméen s'est étendu
sans conquête, sans domination politique, simplement parce qu'il
était l'idiome de l'administration et des affaires. En revanche, si
le latin est devenu la langue de tout l'Occident de l'empire
romain, il n'a pu se répandre dans les parties orientales de l'empire,
bien que la puissance romaine n'y ait pas été moindre qu'en
Occident. Pour qu'une langue se généralise, il faut et il suffit
qu'elle serve de support à une civilisation. Le latin a pu se
répandre partout où il servait à porter la civilisation gréco-romaine ;
il n'a guère pénétré là où cette civilisation existait déjà,
sous la forme hellénique. L'arabe a été généralisé par la conquête ;
mais cette conquête comportait une forme spéciale de civilisation,
fondée sur les civilisations araméenne, iranienne et byzantine ;
et c'est cette civilisation qui a donné à la langue arabe sa
puissance d'expansion ; on le voit aujourd'hui encore, maintenant
que l'arabe, malgré la déchéance politique, refoule peu à
peu le berbère en Algérie, dans une colonie française, où le français
est la langue de l'administration, des chemins de fer et de
118toutes les affaires importantes. Le russe 13 a une force d'expansion
considérable au Caucase, où il est le porteur de la civilisation
occidentale ; il n'en a presque aucune dans un vieux pays de civilisation
occidentale comme la Pologne. Il est permis de se demander
en quelle mesure, malgré l'unification politique et malgré
l'école, le turc pourra devenir la langue commune de l'empire
turc et déplacer l'arabe, l'albanais, le grec, l'arménien, le judéo-espagnol
et les autres idiomes parlés dans l'empire ; le turc n'a
pas sur ces langues l'avantage d'apporter une forme supérieure
de civilisation ; et pourtant la situation linguistique de l'empire
turc est intolérable, et ne saurait persister, maintenant que les
communications deviennent courantes et les affaires communes
nombreuses.

Les conditions politiques, économiques, religieuses qui déterminent
la généralisation d'une langue sont complexes et diverses ;
on n'a jamais eu occasion de les examiner en détail, car, pour
les expansions qui ont eu lieu dans le passé, on n'a que des données
insuffisantes sur le procès de l'extension ; et, pour celles qui
ont lieu actuellement, on ne les a pas étudiées en détail. L'un
des pays où il serait le plus facile de les observer est la Russie ;
car le russe est sans doute l'une des langues qui gagnent le plus
à l'époque moderne ; il élimine peu à peu les parlers finnois dans
toute la partie de la Russie où ils subsistent encore (abstraction
faite, bien entendu, du finnois proprement dit au Nord, dans la
Finlande, qui est demeurée un pays autonome jusqu'à présent) ;
il devient au Caucase la langue commune ; il progresse dans
l'Asie centrale et surtout en Sibérie. Mais personne n'a étudié de
près la marche de ces phénomènes. Les faits sont du reste différents
suivant les régions : en Sibérie, il s'agit surtout de colonisation,
et le russe est porté par des paysans. Au Caucase, au contraire,
il s'agit de civilisation ; c'est par l'école, par le gymnase,
par l'Université, et aussi par l'armée, par l'administration, par
les chemins de fer, par les exigences des affaires, qui se font en
russe, que le russe est porté ; la bourgeoisie arménienne ne parle
119plus que russe, alors que la population rurale arménienne ne
parle encore que l'arménien ; dans une grande ville géorgienne,
à Tiflis chez les Arméniens (qui forment une colonie très nombreuse
et jouant un grand rôle), la population ouvrière et les
petits boutiquiers de langue arménienne s'opposent à la bourgeoisie
de langue russe, , et dont beaucoup de membres ne comprennent
même pas l'arménien.

Dans tous les cas, il y a un trait commun : la puissance d'une
organisation politique et la valeur d'une civilisation peuvent en
être les causes prochaines ; mais la cause profonde qui détermine
le phénomène est l'utilité singulière que présente une langue
employée sur un vaste domaine. Plus vaste est ce domaine, plus
importantes sont les relations soutenues par les hommes qui l'habitent,
et plus le besoin d'une langue commune se fait sentir, plus
l'expansion de la langue du pouvoir ou de la civilisation dominante
est facile et rapide.

La puissance des mouvements de ce genre n'est pas liée, comme
on pourrait le croire, à l'emploi fréquent de l'écriture ou à l'existence
d'écoles. C'est sans écriture, et par suite sans écoles, que l'indo-européen,
sous les formes diverses qu'il a prises, a couvert
l'Europe entière ; que le bantou a conquis presque toute l'Afrique
méridionale, que le berbère s'est étendu sur toute la largeur de
l'Afrique du Nord. Partout où l'on observe une même langue peu
différenciée sur un domaine étendu, il y a lieu de supposer que
l'expansion est de date relativement récente ; car la différenciation
procède en général assez vite, et là où l'on peut suivre les
faits de près, il suffit de quelques siècles pour transformer profondément
une langue, au moins dans les pays où il y a eu mélange
de populations autrefois différentes, c'est-à-dire presque partout.
Les groupes où l'on observe des dialectes très pareils les uns aux
autres résultent donc pour la plupart d'extensions peu anciennes,
et dont on n'ignore la date que parce que l'histoire commence
très tard pour la plupart des peuples et des langues.

L'extension d'une langue entièrement nouvelle n'est que l'un
des moyens par lesquels se réalise l'unité de langue sur un domaine
étendu. Pour se produire, la réaction contre la différenciation
120n'attend souvent pas que les parlers soient devenus bien distincts
et que les sujets parlants cessent tout à fait de s'entendre
entre eux ; cette réaction est, dans bien des cas, constante tout
comme la tendance à la différenciation. Une fois une unification
réalisée, les effets ont chance de persister aussi longtemps que
persistent les causes de l'unification. Le latin est demeuré, avec
des changements minimes et pour la plupart communs à tout le
domaine, la langue de l'empire romain occidental du Ier siècle
av. J.-C. au Ve siècle après. Le français, fixé du XIVe au XVIIe
siècle, ne se modifie que lentement, et les modifications s'étendent
en général à tous les individus qui l'emploient. Dans de grandes
langues communes de civilisation, la résistance à l'innovation est
forte, parce que l'innovation doit s'étendre à un grand nombre
de sujets répandus sur une aire géographique très vaste. Et c'est
un grand bien. Il est permis de souhaiter que l'anglais ne vienne
pas à se différencier trop fortement en Amérique ou en Australie,
et que les divergences déjà sensibles que l'indépendance politique,
la différence de situation et les origines variées des sujets
parlants ont introduites entre le castillan et la langue du Chili ou
de la République Argentine ne s'accentuent pas de manière à
produire des idiomes nouveaux. C'est le rôle de l'école et de la
littérature de maintenir les unités linguistiques une fois créées.

Dans les domaines où les parlers locaux appartiennent à une
même langue ancienne, l'unité brisée se laisse assez aisément
rétablir. Soit une région où s'emploient des parlers. qui sont des
formes distinctes qu'a prises une même langue par le fait d'évolutions
indépendantes, la France du Nord par exemple ; si l'on
considère les extrémités du domaine, on rencontre des parlers
très différents, et un Franc-Comtois ou un Lorrain ne comprend
pas un Picard qui ne comprend pas un Berrichon ; mais il y a
d'un groupe à l'autre une série de transitions ; on ne peut tracer
nulle part de limites précises entre dialectes, et les habitants d'un
village comprennent toujours ceux d'un village voisin, chacun
employant son propre parler. Il y a alors des règles de correspondance
dont les sujets parlants ont conscience, et qui leur donnent
le moyen de transposer en gros un parler dans l'autre. Il peut
121se constituer une langue commune en opposition avec tous les
parlers locaux : ce n'est pas un idiome nouveau, puisque l'on
passe de cette langue commune au parler local, et inversement, au
moyen de règles de transposition. Ce phénomène a pris dans
l'Europe actuelle une importance décisive ; il en domine présentement
tout le développement linguistique ; mais, à des degrés
variés, il est de tous les temps. Dès l'instant que des hommes
appartenant à des groupes divers emploient des parlers déjà différenciés,
ils ont le sentiment de ces règles de correspondance : un
Ionien savait qu'à ses ê correspondent, dans des cas définis, des â
doriens ou éoliéns. Et il est inévitable que, parmi les parlers en
usage, il y en ait qui appartiennent à des groupes plus puissants
ou supérieurs en civilisation, doués d'un prestige supérieur
pour quelque raison que ce soit. Ces parlers servent de modèle
aux autres ; on vise à s'en rapprocher, sinon à les parler exactement,
dans les relations entre groupes. C'est le commencement
de l'évolution qui conduit à créer une langue commune sur la
base de l'un des parlers du groupe et à éliminer tout ou partie
des innovations étroitement locales.

L'histoire de ces créations de langues communes est diverse et
souvent très compliquée.

Le type le plus simple est celui du français : le parler d'une
région centrale, qui est celui des chefs du pays et où la civilisation
a son centre, devient intégralement la langue commune ;
Paris, résidence principale du roi de France, centre naturel de la
France du Nord, siège d'une Université puissante qui a eu au
moyen âge une forte influence, a donné son parler à la royauté
française ; dès le moyen âge, le français commun est la langue
de Paris ; les textes écrits en d'autres dialectes n'ont qu'une
importance secondaire et, de bonne heure, le français écrit n'est
rien que la langue de Paris, telle qu'elle se fixe sous toutes sortes
d'influences savantes et littéraires et telle que l'adopte l'administration
royale. Les parlers du Midi de la France appartenant à
des types tout autres, inintelligibles aux Français du Nord, n'ont
exercé aucune action : dans toute la France méridionale, le français
est une langue étrangère qui s'impose aux villes, mais qui n'a
pas encore déplacé les parlers locaux à la campagne.122

La situation de l'anglais est un peu différente ; l'anglais commun
est en somme le parler de Londres, comme le français est
le parler de Paris ; mais, à la différence de Paris, Londres se
trouve au point de rencontre de plusieurs dialectes, si bien que
l'anglais présente des traits qui appartiennent originairement à
des dialectes distincts.

Le cas de l'allemand est tout autre : il n'existait en Allemagne
aucun centre, comparable à Paris ou à Londres ; aucun ne s'imposait
naturellement. Mais le besoin était le même. La langue
commune est sortie du grand mouvement de colonisation qui a
permis aux Allemands de conquérir progressivement toute l'Allemagne
orientale et qui est le fait fondamental de l'histoire de
l'Allemagne ; c'est en réalisant cette œuvre que les Allemands formaient
une unité ; et c'est par suite dans les pays de colonisation
que l'allemand littéraire s'est formé, surtout parmi la bourgeoisie
des villes établies dans les régions colonisées au moyen âge ; c'est
donc en Bohême et surtout dans les villes de Saxe que l'allemand
actuel s'est constitué au cours du moyen Age. Les chancelleries
des princes et des villes l'ont fixé peu à peu. La Réforme, en le
prenant pour langue littéraire, lui a donné sa forme définitive.
Mais l'allemand commun est demeuré, plus que le français et
l'anglais, une simple langue écrite ; les choses qui se fixent par
l'écriture, à savoir le vocabulaire et la grammaire, sont à peu
près identiques partout ; mais la prononciation varie beaucoup
de région à région, sans qu'on puisse nettement, comme en
français ou en anglais, déclarer vicieuse telle ou telle manière
de prononcer : tout le monde sait combien le système articulatoire
est différent à Cologne, à Berlin, à Leipzig, à Francfort, à
Munich et à Vienne.

Les voies par lesquelles se réalise une langue commune superposée
aux parlers locaux sont multiples et embrouillées. L'un des
cas les mieux étudiés et les plus curieux est celui du grec ancien.
A la date où apparaissent les premiers textes grecs, vers le
VIIe siècle av. J.-C, la Grèce est divisée en cités qui constituent
autant de petits États autonomes, dont quelques-uns seulement
tendent à se réunir en confédérations. A en juger par les textes
123du Ve siècle av. J.-C, il y avait à ce moment autant de parlers que
de cités, surtout chez les populations doriennes. Toutefois, là où
la civilisation avait commencé à se développer largement, en
Asie Mineure, il s'était constitué des langues communes : toute
l'île de Lesbos paraît n'avoir eu qu'une seule langue écrite, celle
que l'on connaît par les poètes Alcée et Sapho ; l'épopée et la
poésie didactique se servent d'une langue spéciale, mélange singulier
d'éolien et d'ionien, langue artificielle, mais qui sert à
tous les Grecs, même hors d'Asie Mineure, comme on le voit
par Hésiode ; les cités ioniennes d'Asie emploient toutes, dans
leurs inscriptions-, un même ionien commun, et c'est cette langue
qui, à quelques détails près, sert aussi à la prose d'Hérodote et
du dorien Hippocrate, à la poésie d'Archiloque et d'Anacréon.
Les Doriens, relativement barbares, ont encore autant de langues
officielles distinctes que de cités. La fondation de l'empire athénien
et le puissant développement de la civilisation d'Athènes
amènent ensuite la création de la prose attique, qui se substitue
dans l'usage à la prose ionienne ; la ruine de l'indépendance de
l'Ionie et l'arrêt du développement de sa civilisation ôtaient à
l'ionien tout prestige ; quand la Macédoine se civilise, la cour
prend pour langue l'attique, si bien qu'on ne possède pas une
ligne de texte en macédonien et qu'on ne sait même pas à quel
groupe de langues indo-européennes appartenait l'idiome propre
des Macédoniens. Athènes pouvait dès lors perdre son influence
politique ; les conquêtes d'Alexandre et la fondation de royaumes
coloniaux ont eu pour conséquence l'extension lointaine de l'attique
un peu mêlé d'ionien qu'on connaît sous le nom de langue
commune hellénique, de koiné. Incidemment il s'était développé,
dans les régions où dominait le dialecte dorien ou les parlers
très pareils du Nord-Ouest, une autre langue commune, de type
différent ; en Sicile et dans les pays où ont dominé aux IIIe et
IIe siècles av. J.-C. les confédérations étolienne et achéenne, il y
a donc eu des langues communes différentes de la koinê ionienne-attique.
Mais ces langues n'ont eu que très peu accès à la littérature.
En ruinant les confédérations, la conquête romaine a provoqué
l'anéantissement de leurs langues. Et il n'a subsisté que
124la grande langue de civilisation, la koiné proprement dite, qui
perdait de plus en plus ses traits proprement athéniens et devenait
l'idiome commun à toute la partie orientale de l'empire
romain. Les cités, qui avaient cessé d'être des Etats indépendants,
acceptent progressivement la langue commune qui se répand
même à la campagne, et les parlers grecs locaux disparaissent
définitivement dans les premiers siècles de l'ère chrétienne. L'existence
d'un grec commun ne devait pas du reste être de longue
durée ; car la dissolution progressive de l'empire, en rompant
peu à peu les relations entre les provinces, recréait des conditions
favorables à une différenciation ; et ainsi se sont développés,
dès le VIIIe-IXe siècle ap. J.-C. au moins, et sans doute avant,
les parlers grecs modernes, de nouveau distincts les uns des
autres, mais auxquels on s'efforce de superposer maintenant une
nouvelle langue commune, fondée en grande partie sur la tradition
littéraire 14.

L'action d'une langue commune ainsi superposée aux parlers
locaux tend à supprimer les différences locales, et elle y arrive
souvent d'une manière complète, comme dans le cas du grec
ancien qui vient d'être cité. Mais cette suppression n'a lieu que
d'une manière progressive ; les mots, les prononciations, les
formes grammaticales de la langue commune remplacent peu à
peu dans chaque localité les formes indigènes. Les textes grecs
du Ve siècle av. J.-C. sont vraiment locaux ; mais, à partir du
moment où l'alphabet ionien se généralise et où l'on abandonne
les alphabets locaux, où se marque ainsi la tendance vers une
civilisation hellénique commune, on voit les formes ioniennes-attiques
pénétrer partout peu à peu, et les traits propres de chaque
parler s'effacent les uns après les autres. Là même où les patois
ont, dans la France du Nord, l'air de subsister, ils sont en réalité
tout pénétrés de français commun. Quand un patois existe
concurremment avec une langue commune qui gagne progressivement,
tout le prestige est pour la langue commune dont les
125mots entrent dans le parler local. Parler patois, c'est alors souvent
patoiser la langue commune, et il arrive qu'on la patoise à
faux. On a nombre de cas où des Grecs non ioniens ont, pour
parler dialecte, mis à faux des â au lieu de l'ê ionien parce qu'ils
savaient que l'ionien a ê au lieu de la plupart des â dialectaux.
Avant de disparaître, les patois se dépouillent ainsi peu à peu de
leur individualité. On se rend compte de plus en plus, par la
comparaison des aires géographiques qu'occupe chaque mot, que
le vocabulaire des patois français se compose en grande partie de
mots qui se sont répandus à des dates diverses bien postérieures
au Ve siècle ap. J.-C- et que le nombre des vocables d'un patois
qui remontent directement au latin, sans aucun emprunt, est
petit. On a, pu dire qu'on n'est sûr, presque pour aucun mot
d'un parler local français, qu'il résulte de la transmission ininterrompue
de génération en génération depuis le latin vulgaire jusqu'à
la forme patoise actuelle.

En effet, ce n'est pas seulement la langue commune qui agit
sur le parler local. C'est souvent d'abord la langue d'un parler
local plus important- Il y a ainsi des croisements presque inextricables
d'influences successives ou simultanées. L'hypothèse du
développement autonome qu'on a envisagée ci-dessus est presque
toujours une simple fiction, commode pour l'étude, et qui fournit
une première approximation des faits, mais à laquelle on
doit renoncer quand on veut serrer les données de près.

Par suite des groupements partiels qui résultent de ces actions
de centres secondaires, ou de l'absence d'un groupe principal et
de l'existence d'un certain nombre de centres indépendants-, les
parlers appartenant à une population où les rapports sont courants,
et qui forme en quelque mesure une unité, tendent à présenter
des traits communs ; ils forment un dialecte. Les limites
des développements autonomes envisagés plus haut sont indépendantes
pour chacun des faits particuliers, on l'a vu ; au contraire
les limites de faits qui résultent des unifications considérées
ici tendent à coïncider les unes avec les autres. Et il se constitue
des dialectes bien définis, d'autant plus définis que la vie provinciale
a plus de réalité. Le centre de la France, où Paris est la
126seule ville dominante, n'a pas de dialectes ; le Midi, où il y a
des provinces caractérisées, a au contraire des dialectes bien caractérisés
aussi : provençal, gascon, dont les limites se laissent tracer
avec une certaine netteté. Et l'on retrouve de véritables dialectes
en Normandie, en Picardie, en Lorraine, en Franche-Comté.

Totale ou partielle, l'unité linguistique qui se constitue par
ces actions diverses n'exprime pas une unité d'origine des populations
qui parlent la langue désormais unifiée ; elle traduit l'existence
de rapports sociaux importants ayant existé à un certain
moment, le sentiment d'une unité de civilisation. Les unités
linguistiques ne perdent rien de leur intérêt à être considérées
de cette manière ; elles servent à indiquer des mouvements de
civilisation, souvent très complexes, plutôt que des communautés
d'origine.

La tendance à l'unité de langue là où il y a unité de civilisation
est si forte qu'une certaine espèce d'unité tend à se réaliser,
même à travers des idiomes profondément distincts et qui restent
distincts. Les grandes langues communes de l'Europe actuelle
forment à tous égards des systèmes absolument différents ; elles
ont des prononciations et des grammaires strictement autonomes.
Mais ces langues reposent toutes sur un même fonds de civilisation,
et il est aisé de constater qu'elles présentent en grande quantité
des éléments communs. D'abord, par emprunt des unes aux
autres, ou par suite de leur unité d'origine indo-européenne,
elles ont en commun beaucoup de mots ; quand, pour constituer
des langues artificielles, on a dressé le bilan des mots communs
à l'italien, à l'espagnol, au français, à l'anglais, à l'allemand
et au russe, on a trouvé assez de termes communs à quatre
ou cinq de ces langues pour constituer un vocabulaire où, par
suite des emprunts innombrables de l'anglais et des emprunts
assez nombreux de l'allemand au latin et aux langues néo-latines,
le latin est l'élément essentiel, et où le russe, demeuré longtemps
en dehors du grand courant de la civilisation européenne, ne
fournit rien. En second lieu, les manières de parler ont été traduites
d'une langue dans l'autre ; le grec syneidêsis, le latin conscientia
127(français conscience), l'allemand gewissen, le polonais sumienie,
le russe sovêstʼ sont autant de mots distincts au premier
abord ; mais il suffit de les analyser pour apercevoir qu'ils se
superposent exactement et présentent un même mode de formation,
résultant de ce qu'ils ont été calqués les uns sur les autres.
Des mots allemands comme Ausdruck et Eindruck calquent les
mots expressio et impressio courants en latin savant, et il est
curieux de voir comment depuis le XVIIIe siècle, les sens de
Ausdruck reproduisent toutes les nuances de sens du fr. expression.
On peut donc dire qu'il s'est produit par-là, en un certain sens,
une unification des langues européennes ; cette unification a commencé
lorsque s'est fondée la civilisation méditerranéenne, avant
même l'arrivée des Hellènes en Grèce ; elle s'est continuée par
l'hellénisation du latin et n'a jamais cessé depuis.

Ce sont ces divers faits d'unification qui rendent possible la
linguistique historique. Sans les unifications successives qui ont
maintenu ou établi constamment l'unité de langue sur de vastes
domaines, les linguistes se trouveraient devant une poussière de
parlers avec laquelle il serait impossible d'opérer. L'extension de
l'indo-européen à une partie de l'Asie et à presque toute l'Europe
fournit la base de la grammaire comparée des langues indo-européennes :
une première différenciation a créé des parlers qui
se sont à leur tour unifiés en groupes nouveaux : indo-iranien,
slave, germanique, hellénique, italique, celtique, etc. ; chacune
des langues communes qui se sont constituées on ne sait comment
s'est à son tour imposée à un domaine étendu, puis s'est
différenciée à son tour. Entre l'indo-européen et le français
moderne, on entrevoit ainsi toute une série d'unifications et de
différenciations successives : une unité italo-celtique, qui se brise
et aboutit à la création d'une unité italique et d'une unité celtique ;
une unité latine provenant d'une différenciation de l'unité
italique ; une unité latine, brisée en parlers infiniment divers ; de
là est issu, entre autres langues, le français dont l'unification se
poursuit encore.

On voit comment, si le français est une forme prise par l'indo-européen,
les hommes qui parlent français aujourd'hui n'ont pas
128reçu leur langue de leurs ancêtres par une transmission ininterrompue.
Il y a eu constamment emprunt de langues communes.
Le progrès de la linguistique tend à mettre de plus en plus en
évidence ce fait dominant de l'histoire des langues : la création
et l'extension de ces langues communes, qui sont le produit de
l'unité de civilisation, sur des domaines plus ou moins vastes.
Ainsi apparaît le caractère éminemment social du développement
des langues. Les innovations linguistiques procèdent, en partie,
de faits anatomo-physiologiques et psychiques ; mais ce qui fixe
les formes et détermine le développement, ce sont les conditions
sociales où se trouvent les sujets parlants.

Après avoir longtemps cherché de tous côtés le développement
naturel du langage, les linguistes ont fini par reconnaître
qu'on ne l'observe exactement nulle part et que toutes les langues
connues, populaires ou savantes, trahissent la préoccupation d'un
mieux dire qui partout a conduit les sujets parlants à emprunter
le langage de ceux qui sont censés parler mieux. Chaque différenciation
est tôt ou tard, et parfois immédiatement, suivie d'une
réaction qui tend à rétablir ou à instaurer l'unité de langue là
où il y a unité de civilisation.129

11. Scientia (Rivista di scienza), vol. IX, V (1911), XVIII, 2.

21. D'après Rivers, The Todas.

31. Cet article a été écrit eu 1911.

41. Sur tous ces faits, voir A. Meillet, Aperçu d'une histoire de la langue
grecque
, 2e édition, 1920.