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Meillet, Antoine. Linguistique historique et linguistique générale. [Tome I] – T10

Sur la disparition
des
formes simples du prétérit 11

On observe en phonétique des tendances générales qui se
manifestent au cours du développement des langues les plus
diverses. M. Grammont a mis en évidence de pareilles tendances
dans ses travaux sur la dissimilation et sur la métathèse. Et ce
ne sont là que des exemples ; car on peut constater des « lois »
générales dans toutes les parties de la phonétique. Il est beaucoup
plus malaisé de saisir et de formuler en morphologie des
tendances générales parce que les faits morphologiques ont un
caractère singulier — au sens propre du mot — et en quelque
sorte fortuit. Conditionnés par des données anatomiques et
physiologiques invariables et qui sont sensiblement identiques
dans toutes les sociétés, les faits phonétiques se meuvent dans un
cadre étroit, et par suite on retrouve partout des situations comparables
entraînant des évolutions pareilles ou du moins très
analogues les unes aux autres. En morphologie, la liberté est
beaucoup plus grande ; la grammaire de deux langues de famille
distincte diffère du tout au tout ; et, à l'intérieur d'une même
famille, les grammaires de deux langues deviennent souvent très
différentes au bout de quelques siècles d'évolution divergente :
on sait combien diffèrent déjà les grammaires des diverses langues
romanes. Il résulte de là que les tendances générales n'apparaissent
pas au premier abord, et que, là où l'on en aperçoit,
elles se laissent très malaisément formuler. Cependant, au moins
à l'intérieur d'une même famille où certaines situations analogues
149se rencontrent, on peut apercevoir des tendances morphologiques
générales. C'est un cas de ce genre qui va être indiqué.

Dans le français courant de Paris et dans un vaste rayon
autour de Paris, le prétérit simple dit passé défini, du type il eut,
il fut, nous crûmes, il partit, est entièrement sorti de l'usage parlé.
La forme s'écrit encore, sinon dans le style courant où elle tend à
disparaître, du moins dans des textes didactiques dont la langue
est traditionnelle et artificielle ; la grammaire enseigne à l'employer
dans le récit, où la forme du passé composé serait contraire
à l'usage classique ; mais cet emploi ne répond plus au
sentiment actuel des sujets parlants. L'Atlas linguistique de
MM. Gilliéron et Edmont montre que, dans tout le français
proprement dit, le prétérit simple est une forme morte ; un
coup d'œil jeté sur les cartes 97, 338, 360, 976, 1154 suffit à
l'indiquer immédiatement. Au nord de Paris, pas trace de
« passé défini » ; au Sud, il faut aller jusqu'aux départements
de l'Allier, de la Creuse et de la Vienne pour commencer à en
trouver quelques-uns sur les cartes ; à l'Ouest, la limite est plus
proche : le prétérit simple existe encore en Normandie ; de là
vient peut-être que Guy de Maupassant a beaucoup employé
cette forme grammaticale. Mais, là même où le prétérit simple
subsiste encore, la forme composée semble dominer déjà, ou du
moins fait concurrence à la forme simple. L'Atlas linguistique
signale des traces de prétérit simple sur plusieurs points de
l'Allier ; mais à Moulins (Allier) où je suis né et où j'ai été en
partie élevé, la forme n'est pas dans l'usage courant plus qu'à
Paris ; mes grands-parents maternels, nés à Moulins en 1817, ne
l'employaient pas ; ma grand'mère maternelle que je pouvais
encore observer en 1909 (quand cet article a été écrit) n'y recourait
jamais ; et je n'ai pas eu occasion de l'entendre chez les paysans
des environs de Moulins, qui, il est vrai, ne parlent pas patois
et qui sont sous l'influence du français urbain. Pour moi, qui
ai été élevé dans les départements du Cher et de l'Allier, et
qui me suis fixé ensuite à Paris, la forme du « passé défini »
m'apparaît comme barbare ou pédante, et je ne puis l'entendre
dans la conversation ou la lire dans une lettre familière sans en
150être vivement choqué. A vrai dire on ne l'entend que chez des
personnes originaires des parties de la France où le prétérit
simple subsiste, surtout chez les méridionaux (car le passé
simple subsiste dans les parlers du Midi de la France) ou
chez des personnes qui ont subi trop fortement l'influence de la
langue écrite. Tel littérateur qui se sert du passé défini, a de
fausses formes, ainsi les frères Rosny quand ils écrivent, à la fin
de leur Daniel Valgraive, « il se dissolva dans les ténèbres 12 ». La
substitution de l'imparfait au passé défini, que M. Lanson, dans
son Art de la prose, p. 266, donne comme un effet de style des
romanciers naturalistes, provient sans doute en grande partie
d'une répugnance qu'avaient ces écrivains à user d'une forme sortie
de l'usage courant. Cette disparition doit être assez ancienne
puisque, dès le début du XIXe siècle, la forme ne figure plus dans
le parler de personnes élevées dans une ville aussi méridionale
que Moulins. Le français canadien, quoique reposant en partie
sur le parler des Normands, ne la possède pas non plus (voir
l'article de M. Meyer-Lübke dans cette revue I, p. 137). Parmi
les autres langues romanes, on cite le rhétoroman comme étant
en train de perdre le prétérit simple ; beaucoup de parlers n'en
ont plus aucun reste (voir Meyer Lübke, Grammaire des langues
romanes
, II, 268). M. Mario Roques me signale aussi que, en
roumain, le prétérit simple sort actuellement de l'usage
parlé.

Le prétérit simple indicatif tend de même à s'éliminer en
allemand ; on peut voir le détail des faits dans un récent article
de M. Jacki, Das starke Präteritum, Beiträge de Paul et Braune,
XXXIV, 425-597. La disparition est dès maintenant un fait
accompli dans tout le Sud-Ouest du domaine allemand : Suisse,
Alsace, Lorraine allemande jusqu'à la Moselle, Bade, Würtemberg ;
il ne subsiste que des traces du prétérit dans le Palatinat
bavarois et la Hesse rhénane, à savoir war ou quelque fois hatte,
ward, wollte ; jusque dans le Luxembourg, le Nassau, le Sud de
la Hesse supérieure, le prétérit simple n'est pas d'emploi courant.
151Plus à l'ouest, sauf war, le prétérit manque en Bavière et en
Autriche. Un emploi libre et normal ne se rencontre plus que
dans le Nord-Est ; Thuringe, Saxe, Silésie, etc. Même dans les
régions où le prétérit simple existe encore, la différence de sens
entre le prétérit simple et la forme composée n'est plus perçue en
général, d'après les faits cités par M. Jacki. On notera à ce propos
la curieuse remarque suivante de M. et Mme Stern, dans leur
Kindersprache, p. 223 : « das Imperfekt ist entsprechend seiner
viel grösseren Seltenheit in der Umgangssprache erst eine sehr
späte Eroberung des Kindes und bleibt auch weiterhin abgesehen
von einigen Hilfszeitwörtern, war, hatte, wollte, eine sehr spärlich
gebrauchte Form » ; or, les observations de M. et Mme Stern
ont été faites à Breslau, dans une région où le prétérit simple
n'est pas sorti de l'usage.

On a essayé d'expliquer cette élimination du prétérit simple
de l'allemand par des faits phonétiques propres aux parlers où
le phénomène s'est produit ; mais M. Wunderlich a réfuté cette
hypothèse, et M. Jacki a confirmé la valeur de sa critique
(l. c. p. 254) 13. C'est bien en tant que forme du passé que le
vieux prétérit germanique tend à sortir de l'usage et à être remplacé
par une forme composée. Cette tendance à la disparition
du prétérit simple se marque sur certains domaines allemands
dès le commencement de la période moderne (v. Wunderlich,
Der deutsche Satzbau, 2° Aufl., l. 214 et suiv.).

Le slave présente des faits exactement semblables. Le slave
152commun avait deux types de prétérits, l'un simple dit aoriste,
type něsŭ « j'ai porté », vŭxbudixŭ « j'ai éveillé » etc. ; l'autre composé,
type neslŭ jesmĭ « j'ai porté », vŭzbudilŭ jesmĭ « j'ai éveillé ».
Il y a trace des deux dans tous les principaux dialectes. Et en
vieux slave l'aoriste est beaucoup plus employé que la forme
composée. Mais de très bonne heure, on voit l'aoriste s'éliminer.
En vieux russe l'aoriste disparaît dès le moyen âge, si bien qu'il
n'en subsiste aucune forme ayant valeur de prétérit. De même
en polonais. D'autres langues ont conservé l'aoriste plus longtemps.
Mais en serbe par exemple, l'aoriste qui s'était longtemps
maintenu et qui figure encore dans la langue littéraire, sort
actuellement de l'usage dans nombre de parlers populaires ; dans
deux des grands groupes du serbe, le groupe de ča et celui de
kaj, l'aoriste est déjà perdu ; et même dans le groupe de što, il
tend presque partout à disparaître aussi (v. Rešetar, Der štohavische
Dialekt
, col. 192). En slovène, l'aoriste ne se rencontre que dans
les monuments de Freising, puis à l'état de traces dans les plus
anciens textes proprement slovènes connus à partir du XVe siècle ;
il a disparu entièrement par la suite (v. Vondrak, Vgl. slav.
Gramm.
, II, p. 154) 14.

Les formes telles que l'aoriste et le parfait, si fréquentes en
iranien ancien, ne laissent en pehlvi pas même une trace ; le
passé est exprimé en moyen iranien au moyen d'une forme qui
repose sur l'adjectif verbal en -ta ; cette forme a commencé à se
constituer de très bonne heure, comme on le voit par les inscriptions
perses du VIe siècle av. J.-C. L'iranien moderne a
entièrement perdu l'ancien aoriste, et il faut aller jusque dans le
Pamir pour trouver encore en usage l'ancien imparfait qui persiste
dans un dialecte (v. Kuhn u. Geiger, Grundriss der iranischen
philologie
, 1, 2, p. 340).

Quant à l'Inde, la substitution d'une forme nominale aux anciennes
formes simples au cours de l'histoire des langues aryennes
153se réfléchit déjà dans les textes sanskrits (v. J. Bloch, Mémoires
de la Société de linguistique
, XIV, 93 et suiv. 15).

L'aoriste, qui s'est en général conservé en arménien, a été
cependant éliminé dans les parlers arméniens des colonies
d'Autriche-Hongrie (v. Adjarian, Classification des dialectes arméniens,
p. 80). Et la forme composée du prétérit a pris une grande
extension dans tous les parlers arméniens modernes.

Dans le procès de disparition dont on vient de voir des exemples,
il y a deux moments à distinguer :

Création d'une forme composée de prétérit.

Généralisation de cette forme aux dépens du prétérit
simple.

De ces deux moments, le second n'est constaté que dans une
partie du domaine indo-européen ; le premier au contraire est
général. Presque partout on voit se créer une forme composée
du prétérit, qui existe d'abord concurremment avec le prétérit
simple, et qui exprime le résultat acquis par une action donnée,
qui ainsi tient la place de l'ancien parfait. Sauf les anciennes
langues indo-iraniennes et le grec ancien, le parfait indo-européen
ne s'est en effet maintenu nulle part à l'état de forme
distincte, pas même dans les textes les plus anciens de chaque
langue. C'est une forme composée différente dans chaque domaine,
qui en tient lieu. Le grec moderne a par exemple ἔχω δεμένω (exo
demeno) « j'ai lié », avec le verbe « avoir » et l'ancien participe
parfait ; l'aoriste ἔδεσα (edesa) est le temps historique. L'arménien
ancien a sireal em « j'ai aimé », à côté de la forme historique, sireci,
et les divers parlers arméniens modernes ont ces mêmes formes
ou des formes équivalentes. Le vieux slave a neslŭ jesmĭ « j'ai
porté » concurremment avec la forme historique něsŭ, et plusieurs
langues slaves conservent encore cette dualité de temps. A date
ancienne, les langues italiques, celtiques et germaniques n'ont
pas encore des formes composées pour le parfait, ou du moins n'en
ont qu'au passif ; ceci tient à ce que le prétérit simple résulte de
154la combinaison de l'aoriste et du parfait indo-européens, et par
suite retient quelque chose du sens du parfait. Ce n'est qu'à
l'époque romane que s'est développé le type j'ai aimé. Et, en germanique,
le gotique ignore encore ce type. Il n'y a d'ailleurs eu
là qu'un retard, au moins en ce qui concerne l'italique et le
germanique. Les dialectes celtiques qui ont recours à d'autres
procédés pour exprimer le parfait n'ont pas développé en général
de formes composées au moyen d'un participe et d'un auxiliaire.

Les deux types de prétérits, le type simple et le type à participe
et auxiliaire, peuvent se maintenir indéfiniment côte à côte,
avec leur différence de sens initiale. Mais la forme simple qui est
ancienne et qui, malgré de nombreuses innovations analogiques,
ne parvient jamais à n'avoir qu'une caractéristique unique pour
tous les verbes, qui surtout a des aspects très divers dans les
verbes forts, et qui enfin a souvent une flexion très singulière
(ainsi en français, nous aimâmes, vous aimâtes), se trouve,
au point de vue proprement morphologique, en infériorité
décisive par rapport à la forme composée qui a pour tous les
verbes une seule et même structure.

D'autre part la nuance de sens qui sépare fr. j'ai aimé de j'aimai,
all. ich habe geliebt de ich liebte, vieux slave neslŭ jesmĭ « j'ai porté »
de něsŭ « je portai » etc., est souvent négligeable ; si le sujet
parlant veut exprimer simplement le passé, il y parvient aussi
bien par l'une que par l'autre forme. Il est ainsi conduit à
recourir souvent à celle des deux formes dont la structure morphologique
est le plus commode à manier. Peu à peu, il y a
tendance à ne garder parmi les formes simples que celles qui
sont fixées dans la mémoire, mais presque toutes sont des formes
plus ou moins anomales, appartenant à des verbes forts, et que
ne défend pas l'ensemble du type. On arrive ainsi à ne plus faire
de distinction de sens entre la forme simple et la forme composée.

Dès lors, comme les langues ne gardent jamais deux formes
grammaticales exactement synonymes, la forme difficile est
éliminée au profit de la force commode. Là où la distinction
155de sens entre le parfait et le prétérit historique entre mal dans le
plan de la langue, comme en germanique ou bien là où, comme
en slave, il existe d'autres nuances de sens qui rejettent celle-ci
dans l'ombre, l'élimination de la forme simple est assez aisée.
Des circonstances de détail contribuent souvent à l'élimination.
Mais ce qui domine le fait, ce sont les principes indiqués ci-dessus.

L'utilité des observations sur la morphologie générale est précisément
qu'elles permettent d'apprécier dans une certaine mesure
le degré d'importance des causes auxquelles on doit attribuer les
innovations. On est amené à éliminer toutes les causes qui
seraient particulières à une langue, dès l'instant qu'il s'agit d'un
fait constaté sur un grand nombre de points : si une même évolution
se produit sur deux domaines distincts, ce peut être dû à
une rencontre fortuite, mais si on l'observe sur cinq ou six grands
domaines, le hasard semble exclu et il faut découvrir des causes
qui aient pu agir sur tous les domaines considérés. La généralité
même du fait est une donnée de premier ordre pour la recherche
des causes.

Remarque (du 5 mai 1920).

Je suis heureux de constater que, dans un des chapitres de sa
suggestive brochure La faillite de l'étymologie phonétique (Neuve-ville
[canton de Berne], 1919), M. J. Gilliéron est arrivé indépendamment
à la même conclusion.

En son style imagé, M. Gilliéron écrit : « Avec elle (la
disparition du passé défini), commence pour les verbes une nouvelle
ère, c'est un acheminement vers l'état du verbe où il n'y
aura plus comme voiles que des auxiliaires faisant manœuvrer
une coque qui porte l'idée. »

M. Gilliéron insiste peu. Mais l'idée est capitale. Il s'agit d'une
révolution dans la langue. Par l'élimination du prétérit simple,
le français commence pour les verbes une évolution pareille à
celle qui est à peu près achevée pour le substantif.

Le trait essentiel de la structure morphologique de l'indo-européen,
et encore du latin, c'est que le mot n'existe pas indépendamment
156de la forme grammaticale : il n'y a pas un mot
signifiant « cheval », il y a un nominatif singulier equus, un
génitif singulier equī, un accusatif pluriel equōs, etc., et l'on ne
saurait isoler aucun élément signifiant « cheval » indépendamment
des finales. Au contraire, dans le type moderne représenté
par l'anglais, et, un peu moins bien par le français, le mot tend à
exister indépendamment de tout « morphème » : quel que soit le
rôle joué dans la phrase, on dit en anglais dog et en français
chien, là où le latin avait une série de formes suivant les cas.

En ce qui concerne le substantif, le développement est achevé
en français comme en anglais : une opposition comme celle entre
šəval et šəvo (cheval et chevaux) n'est, dans le français actuel,
qu'une survivance contre laquelle proteste le sentiment intime des
sujets parlants, que les parlers locaux et le langage enfantin
tendent à éliminer, et que, seul, maintient le conservatisme
rigide du français normal : cheval tend à être aussi fixe que l'anglais
horse.

Au contraire, en français, à la différence de l'anglais, le verbe
est encore un mot-forme. Il n'y a pas en français un mot signifiant
finir, mais un jeu de je finis, nous finissons, je finirai, j'ai fini, etc.
Il n'y a surtout pas un mot signifiant vouloir, mais un jeu, très
compliqué, de je veux, nous voulons, je voudrai, j'ai voulu, etc. Le
français est encore bien loin de la simplicité de l'anglais, où un
verbe end — identique au substantif end — se retrouve identique
dans toutes les situations, pourvu seulement de quelques affixes,
les mêmes qui figurent dans tous les verbes normaux, et déterminé
par quelques pronoms et auxiliaires, ce mot presque invariable
suffit à toutes les fonctions.

Mais le français tend à se rapprocher du type où l'anglais est
déjà parvenu. La conjugaison du type chanter a déjà au présent
quatre de ses formes sur six qui sont identiques šąt (je chante, tu
chantes
, il chante, ils chantent), et cette forme sert aussi pour le
subjonctif et pour l'impératif singulier. Il suffit d'y ajouter
quelque affixes, très réguliers, pour en tirer toutes les autres
formes : chantez, chantais, chanté, chanterai, etc.

L'élimination du prétérit simple n'a pas seulement fait disparaître
157des formes tout à fait aberrantes dans les verbes forts : je fis
à côté de je fais, faire ; je sus, à côté de je sais, savoir ; je dois, à
côté de je dois, devoir ; etc. Elle a aussi supprimé l'une des flexions
le plus compliquées du verbe français, et celle qui présentait les
formes les plus éloignées de toutes les autres : je chantai, tu chantas,
et il chanta, nous chantâmes, vous chantâtes, ils chantèrent.
Sans doute le futur, je chanterai, et vous chanterez, tu chanteras et
il chantera, nous chanterons, et ils chanteront, a aussi trois formes
différentes (abstraction faite de l'orthographe) ; mais ces formes
concordent pour la plupart avec celles du verbe auxiliaire
très usuel, j'ai, et elles concordent aussi pour la plupart avec des
formes qu'on retrouve au présent ; nous chantons, vous chantez.

Située dans l'ensemble dont elle fait partie, l'élimination du
prétérit simple est un moment du grand développement qui
entraîne les langues indo-européennes à passer du mot-forme
variable au mot fixé une fois pour toutes. J'ai aimé, tu as aimé,
etc. sont plus près du terme de cette évolution que ne l'étaient
j'aimai, tu aimas, etc.

Avec son sens si juste de la réalité linguistique, M. Gilliéron
a indiqué d'un mot la portée de ce grand fait auquel les historiens
du français n'ont pas jusqu'ici prêté l'attention qu'il mérite.158

11. Germanisch-Romanische Monatsschrift, I (1909), p. 521 et suiv.

21. J'ai lu récemment dans un journal, qui n'est en général pas mal écrit :
il extraya (juillet 1920).

31. Répondant à cette observation, dans la Germanisch-Romanische
Monatschrift
, II, p. 383 et suiv., M. H. Reis a insisté sur le fait que les domaines
er spielte s'est confondu phonétiquement avec er spielt sont aussi, en gros,
ceux où le prétérit du type er spielle a disparu. Il est donc probable que la
confusion des formes a réellement aidé à la ruine du prétérit simple. En français
aussi, on a invoqué l'ambiguïté des formes telles que je finis ou je dis pour
expliquer la disparition du prétérit simple. Mais, en ce qui concerne le français,
cette ambiguïté n'existe que dans une petite partie des formes : les types
j'aimai ; je rendis, je reçus, je fus ne sont pas ambigus ; et, même pour le germanique,
les formes des verbes forts et toutes celles du pluriel n'étaient pas ambiguës.
Du reste les faits observés dans d'autres langues montrent que ce facteur
n'est ni le seul, ni sans doute le principal.

41. Le fait que, à l'aoriste slave, la 2e et la 3e personne du singulier n'avaient
qu'une seule forme causait une ambiguïté choquante et constituait une anomalie ;
ceci a pu contribuer à faire éliminer cet aoriste.

51. Voir maintenant aussi J. Bloch, La formation de la langue marathe,
p. 249 et suiv.