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Meillet, Antoine. Linguistique historique et linguistique générale. [Tome I] – T11

Le
renouvellement des conjonctions 1

Toutes les conditions qui déterminent la stabilité des mots
semblent réunies pour assurer la persistance des conjonctions
au cours du développement des langues.

La fréquence d'emploi fixe les mots dans la mémoire des
sujets parlants. Les mots les plus employés sont du reste ceux
que connaissent et dont font usage tous les membres de la
communauté linguistique ; ce sont par suite ceux qui ne
peuvent changer que par un consentement commun de tous les
sujets, en quelque sorte, et qu'il est le plus malaisé de modifier.
Or, certaines conjonctions sont d'un emploi constant. Et même
les conjonctions moins usuelles reviennent dans des phrases
multiples.

Les mots sont sujets à varier quand les choses exprimées
viennent à changer ; or, les conjonctions expriment des notions
permanentes dont rien ne provoque la variation. De plus, les
mots sont souvent remplacés quand des usages sociaux, des
croyances, des modes en provoquent l'élimination partielle ou
totale, transitoire ou durable ; à toutes ces causes de changements,
les conjonctions échappent naturellement : il n'y a pas
d'interdiction de vocabulaire qui puisse les atteindre.

Souvent le vocabulaire se modifie quand des mots sont
empruntés à des langues étrangères et qu'on vient à substituer
des termes étrangers, qui semblent plus élégants, à des termes
de la langue indigène. Les conjonctions sont peu sujettes à
159l'emprunt ; elles n'y échappent pas tout à fait, il est vrai, et
le turc osmanli littéraire, par exemple, a emprunté au persan
sa conjonction ki « que » ; mais c'est chose tout à fait exceptionnelle.

Enfin les conjonctions sont des particules dont le rôle est
quasi grammatical : les grammaires leur font régulièrement une
place. Or, on sait que la morphologie est ce qu'il y a de plus
durable dans les langues. M. Terracher a montré, très justement,
que des parlers locaux français dont le vocabulaire est
tout pénétré d'éléments non locaux ont gardé dans leur grammaire
beaucoup de traits anciens. Et c'est par la morphologie à
peu près uniquement qu'on peut faire la classification généalogique
des langues.

Les conjonctions sembleraient donc devoir se perpétuer d'une
manière presque indéfinie, et les langues d'une même famille
devraient présenter les mêmes conjonctions sans autre
changement que ceux que nécessitent les variations de la prononciation.

Or, on observe en fait une situation exactement inverse de celle
qui est attendue. Les diverses langues indo-européennes offrent
des conjonctions très différentes les unes des autres ; quelques
conjonctions, comme gr. ἵνα, sont d'origine complètement
obscure, l'étymologie de beaucoup est mal connue. Les langues
romanes ont aussi, dans une large mesure, des conjonctions
différentes, et dont beaucoup ne continuent pas une conjonction
latine : la plus importante des conjonctions françaises de subordination,
que, ne représente pas exactement une conjonction du
latin ancien ; le roumain, en particulier, a des conjonctions très
différentes de celles de la plupart des autres langues romanes.
De même, l'allemand et l'anglais sont loin de concorder : und et
and ne sont pas identiques ; wenn et if sont tout à fait distincts.
Même d'une langue slave à l'autre, les différences sont notables,
et, dès qu'il s'agit de conjonctions, l'étroite ressemblance des
langues slaves entre elles n'apparaît plus.

On connaît très peu de conjonctions qui soient sûrement de
date indo-européenne. Et les deux seules conjonctions indo-européennes
160dont l'existence est bien établie ont disparu au
cours de l'histoire des langues où on les observe.

La conjonction signifiant « et » était l'enclitique qui est représentée
par skr. ca, zend ča, v.-perse čā, gr. τε, lat. que, c'est-à-dire
un indo-européen *kwe. Courante à date ancienne, cette particule
n'a survécu ni dans les langues de l'Inde, ni en iranien, ni en
grec moderne, ni dans les langues romanes. Le gotique a encore
un reste de i.-e. *kwe dans le -h de nih « et ne pas » ; mais, à la
longue, cette particule enclitique ne s'est pas maintenue en
germanique, pas plus qu'en indo-iranien, en grec ou en latin ;
et, en gotique même, -h n'existe déjà plus à l'état isolé.

La conjonction signifiant « ou » était aussi un petit mot enclitique,
représenté par skr. , v.-perse , lat. ue. Ce petit mot se
retrouve, élargi, dans le koutchéen (tokharien B) wat. Le grec
ne l'a déjà plus à l'état isolé, et ne le connaît que groupé avec
ἤ, dans ἤ(Ϝ)ε qui se trouve chez Homère, et qui a abouti à ἤ
de l'attique. Cette particule indo-européenne *wē̆ s'est éliminée
au cours de l'histoire des langues, tout comme *kwe. Déjà même
le grec ancien ne l'offre plus à l'état isolé.

Si l'on ne possédait pas d'anciennes formes des langues indo-européennes,
attestées avant l'époque chrétienne, on n'aurait
aucune idée précise de ces deux particules qui ont tenu une si
grande place en indo-européen. L'élimination assez précoce de
i.-e. *kwe et de i.-e. *wē̆ peut tenir, et tient assurément, en grande
partie à ce que ces particules enclitiques sont d'un caractère particulier
à l'indo-européen, et ne pouvaient se maintenir après que le
type indo-européen avait commencé à s'altérer profondément : les
mots accessoires de la phrase postposés aux mots principaux sont
quelque chose de spécifiquement indo-européen. Une cause
spéciale, de caractère syntaxique, a donc pu contribuer ici à
l'élimination des deux conjonctions indo-européennes les plus
importantes.

Mais ce qui montre que la tendance universelle à éliminer les
outils qui servent au groupement des phrases est intervenue dans
la disparition de *kwe et de *wē̆►, c'est que le relatif indo-européen
a eu le même sort. L'existence d'un relatif indo-européen est
161établie par la concordance de skr. yáh, avestique , gr. ὅς, v.-sl. ji-že
(le neutre je existe encore sans la particule že) ; le lituanien a
connu ja-, qui subsiste largement dans des conjonctions (voir
Hermann, Ueber die Entwicklung der lit. Konjunktionalsätze), et le
gotique a aussi jabai « si », qu'on n'a pas de raison de séparer.
L'extension considérable de ce relatif exclut l'idée qu'il aurait eu,
en indo-européen, une existence seulement dialectale. Or, le latin,
bien qu'assez anciennement attesté, ignore tout à fait le relatif
*yo-, aussi bien que le dialecte voisin, le celtique. Et, dans les,
diverses langues où il est connu, ce relatif s'est éliminé de bonne
heure ; le slave ne le connaît que dans les plus anciens textes ;
le grec moderne ne l'a plus. En iranien, l'avestique l'a encore,
mais le vieux-perse n'en possède que des traces dans des conjonctions
fixées (voir A. Meillet, Grammaire du vieux-perse, p. 174
et suiv.). Ce n'est que par hypothèse qu'on croit encore l'entrevoir
en celtique (voir Pedersen, Vergl. Gramm. der kelt. Sprachen,
II, § 545, 3, p. 234 et suiv.). Le vieux relatif s'est donc
éliminé partout, sauf dans l'Inde, et sans raison particulière.
Malgré toutes les raisons de persister qu'avait ce mot, il a fini
par ne survivre presque nulle part, et c'est à peine si, dans
quelques langues de type très archaïque, il en subsiste encore
actuellement, hors des langues modernes de l'Inde, des restes
méconnaissables.

Si l'on connaît très peu de conjonctions indo-européennes,
ce n'est donc pas nécessairement parce que l'indo-européen ne
liait pas les phrases, parce qu'il usait, comme l'on dit, de la
« parataxe ». Sans doute, comme toutes les langues non écrites -
l'indo-européen juxtaposait souvent les phrases, et la subordination
n'y avait pas — à beaucoup près — l'importance qu'elle a
prise dans les langues littéraires ; la langue parlée, qui dispose
de toutes les variations de durée, de hauteur et d'intensité, de la
suspension de la voix et, de plus, du geste, n'a pas besoin d'exprimer
par des mots spéciaux les liens entre les idées autant que
le fait la langue écrite. Mais l'absence totale de conjonctions de
subordination ne se concilie pas avec l'existence d'un relatif tel
que celui qui est attesté, et qui avait entièrement le caractère
162d'un relatif proprement dit. La manière dont le relatif et des
conjonctions, conservés d'abord, se sont éliminés au cours de
l'histoire de certaines langues montre qu'il serait illégitime de
conclure de l'absence de toute conjonction de subordination
parmi les mots indo-européens établis à l'absence de tout élément
de ce genre en indo-européen. Les conclusions ex silentio
sont toujours dangereuses en grammaire comparée ; ici, elles
conduiraient à une grossière erreur. Le fait que lat. sed, nam, et
surtout cum et ut, ne sont pas représentés dans les langues
romanes n'empêche pas ces mots d'avoir été très employés en
latin, et dans le parler le plus courant, le plus familier. Nulle
part plus qu'en matière de conjonctions, il ne faut se méfier de
la conclusion que le comparatiste est toujours porté inconsciemment
à tirer : puisqu'aucune comparaison ne permet de restituer
un élément ancien, c'est qu'il n'y avait rien. Là où l'on peut
suivre l'histoire des langues en fait, cette conclusion apparaît
ruineuse, on vient de le voir.

Il reste à rechercher pourquoi, en dépit des circonstances qui
paraissent de nature à en assurer la stabilité, les conjonctions et
le relatif sont si sujets à disparaître et à se renouveler. Si l'on
arrive à déterminer les causes de ces disparitions et de ce renouvellement,
l'histoire du vocabulaire en sera sans doute éclairée
d'une manière générale, et l'on pourra ainsi se rendre compte de
la direction dans laquelle on a chance de trouver l'explication des
conjonctions. On comprendra aussi pourquoi, dans les langues
dont on ne possède pas toute l'histoire et où, seule, la comparaison
permet d'expliquer l'origine des faits, l'étymologie de bien
des conjonctions demeure nécessairement obscure.

La première et la plus importante de ces causes consiste dans
le besoin qu'éprouve le sujet parlant d'être expressif, de bien
faire sentir sa pensée et d'agir sur son interlocuteur.

Le fréquent emploi d'un mot, par le fait même qu'il l'imprime
dans la mémoire et en rend l'usage pour ainsi dire automatique,
lui enlève toute valeur expressive. Or, cette perte de la
valeur expressive, si elle fournit des outils abstraits commodes
163pour la langue écrite, a le plus grand inconvénient pour
la langue parlée, qui ne peut exister sans un appel constant à
l'attention et à la sensibilité de l'interlocuteur. Des conjonctions
françaises comme et, ou, que, si, etc., sont d'usage courant.
Mais elles n'ont aucune valeur sentimentale ; ce sont
de simples accessoires de phrases, et leur sens est très abstrait. Il
en est de même des conjonctions de même sens dans les diverses
langues littéraires de l'Europe moderne : fr. si, all. wenn, angl.
if, russe если , etc. ne sont que les signes de la phrase conditionnelle
et n'ont pas plus de valeur expressive que n'en a une forme
grammaticale.

Quand on parle, on est naturellement conduit à réagir contre
cette absence totale d'expression à quoi viennent aboutir de
manière nécessaire les conjonctions. Ceci se manifeste bien en
français où, par exemple, dans la langue parlée, et tend à être
remplacé par et puis, et après, et alors, et de plus, ou même, à
Paris, dans le parler populaire, par et puis alors (et puis étant
déjà très affaibli), dans la jonction de deux phrases, tandis que et
suffit encore bien à relier deux mots à l'intérieur d'une phrase.
De même fr. ou reliant deux phrases tend à s'élargir en ou bien :
ou seul manque de force ; l'italien a ossia, etc.

L'affaiblissement de la valeur expressive des conjonctions ne
tient pas seulement à l'usure qui résulte de la fréquence de leur
emploi. Il s'y joint une diminution de ce que l'on pourrait appeler
leur « volume phonétique ». Les événements phonétiques de
l'histoire des langues ne tendent presque jamais qu'à une diminution
de l'effort, et, par suite, à une réduction des mots existants.
Un mot qui se perpétue dans une langue en subissant seulement
tous les changements de prononciation successifs, sans
aucune autre altération, se réduit peu à peu ; ainsi une troisième
personne telle que *legeti se réduit à lat. legit et à fr. lit (prononcé
li simplement). Ceci entraîne souvent des élargissements
par réaction ; ainsi un mot comme l'indo-européen *owis « mouton »,
encore exactement conservé en latin sous la formeouis,
aurait donné en français un monosyllabe, réduit à une seule
voyelle ; ce mot a été élargi dès le latin « vulgaire » par un
164suffixe assez lourd, et l'on a en français ouaille ( — oveille en vieux
français) ; le mot ouis a même disparu dans la plupart des
langues romanes, comme οἶς en grec.

La conjonction et du. français, dont le t n'est que graphique et
ne se prononce jamais même devant voyelle, illustre bien ce fait :
en latin, c'était et, avec un t constamment prononcé, et l'italien a
encore ed devant voyelle. La forme it. e, fr. é (suivant la prononciation)
est donc réduite de moitié par rapport à la forme latine,
et cette réduction de « volume phonétique » contribue largement
à la diminution de « valeur expressive ». En latin même, et
représente un plus ancien *eti, mot qui, originairement, ne signifiait
pas « et », mais « de plus, encore », et qui correspondait à
gr. ἔτι « encore », à skr. áti « en outre ». La réduction progressive
dont fr. et (prononcé é), lat. et, i.-e. *éti donnent une idée
si nette n'est pas exceptionnelle : en arménien, par exemple, on
voit comment l'indo-européen *épi « de plus, aussi », attesté par
skr. ápi « en outre, aussi », gr. ἔπι « dessus », donne la forme
arménienne ancienne ew, où tout est conforme au développement
phonétique normal : chute de la voyelle de syllabe finale et
passage de p intervocalique à w. L'arménien ancien ew a aboutit
à la simple voyelle u dès le haut moyen âge, si bien que l'i.-e.
*epi est actuellement représenté en arménien par la seule
voyelle u.

Ce fait arménien fait apparaître une autre circonstance qui a
souvent contribué à diminuer le « volume phonétique » des
conjonctions. Les conjonctions ne sont pas dans les phrases des
mots principaux ; ce sont des mots accessoires. Or, les mots accessoires
tendent à se prononcer plus vite que les mots principaux,
et leurs éléments constituants, plus réduits par là même, sont
plus sujets à s'altérer. C'est ce qui est arrivé quand l'ancien
arménien ew a passé à u.

Ainsi, tantôt par voie sémantique, tantôt par voie phonétique,
et tantôt par une combinaison des deux ordres de conditions, les
conjonctions tendent constamment à s'affaiblir et à se réduire.

C'est avant tout le besoin de renouveler l'expression pour en
165raviver la force qui a conduit à remplacer l'ancien relatif indo-européen
par les formes de l'interrogatif.

Le besoin de renforcer le vieux relatif indo-européen est déjà
très sensible en grec ancien, où le relatif est élargi par la particule
περ dans bien des cas, et où l'on trouve ὅσπερ ; en slave,
la chose est plus manifeste encore, puisque le relatif je- ne s'emploie
en tant que relatif qu'avec la particule že, et qu'on a toujours
v.-sl. jiže (ancien ji-že) au nominatif masculin singulier.
Mais ce rafraîchissement du relatif par l'addition d'une particule
n'a suffi nulle part à la longue. On a été amené à recourir à des
mots nouveaux.

Le procédé le plus simple de renouvellement a consisté à
utiliser le démonstratif : le démonstratif *to- servait en indo-européen
à rappeler un mot d'une phrase précédente ; on a tiré
parti de cette propriété en allemand où der a pris, par sa situation
à la limite de deux phrases, la valeur relative ; le même phénomène
s'était produit beaucoup plus tôt en perse, où, déjà dans les
inscriptions achéménides, au VIe siècle av. J.-C, la seule forme
connue du relatif est le démonstratif hya, tya-, et où il ne subsiste
de souvenir de l'ancien relatif indo-iranien ya- que dans
des conjonctions comme yaθā « comme ». Le gotique a de
même utilisé un démonstratif anaphorique dans son type izei.
Ce procédé fournissait très commodément un relatif nouveau,
mais le relatif ainsi obtenu n'avait rien de particulièrement
expressif. Aussi n'est-il pas le plus ordinaire.

Le procédé le plus fréquent dans les langues indo-européennes,
à savoir le passage de l'interrogatif à la valeur relative, se laisse
bien illustrer au moyen de phrases de l'évangile en grec. La valeur
interrogative de τις est encore très nette dans la phrase, Luc, VI,
II, διελάλουν πρὸς ἀλλήλους τί ἂν ποιήσαιεν τῷ Ἰησοῦ. Mais le second
membre de cette phrase est une subordonnée, comme on le
voit par l'optatif qui y figure (et qui, dans le Nouveau Testament,
n'est du reste qu'une survivance : la langue de Luc est relativement
littéraire, on le sait) ; la traduction en vieux-slave glagolaaxǫ
drugŭ kŭ drugu čĭto ubo bišę sŭtvorili Isusovi
(d'après le
Zographensis), avec le « conditionnel » slave, présente les mêmes
166caractères que le texte grec ; de même la traduction arménienne
xawsein ənd mimeans the zinč̣ arnic̣en Yisusi ; de même la traduction
gotique rodidedun du sis misso hwa tawidedeina (tawidideina
ms.) þamma lesua. Cette phrase peut se traduire par « ils s'entretenaient
de ce qu'ils pourraient faire à Jésus », traduction qui
fait ressortir la valeur presque relative de τί et de ses équivalents
slave, arménien et gotique.

Les phrases de cette sorte ont pu servir de modèles pour
d'autres où la valeur interrogative n'est plus qu'à peine appréciable ;
ainsi : Luc, VIII, 36, ἀπήγγειλαν αὐτοῖς οἱ ἰδοντες πῶς
ἐσώθε ὁ δαιμονισθείς. La langue du Nouveau Testament n'est pas
allée plus loin ; l'ancien interrogatif n'y sert encore de relatif que
dans la mesure où des phrases à τίς ayant valeur interrogative
pouvaient servir de modèles. En dehors de ces cas, le relatif est
toujours ὅς. Mais, avec le temps, l'emploi de l'interrogatif avec
valeur relative s'est étendu, et c'est la particule invariable που
qui, en grec moderne, est l'unique mot relatif. On observe des
faits analogues ailleurs ; car la traduction slave de la phrase citée
est : vûzvěstišę imŭ viděvŭšei i kako sŭpase sę běsŭnovavy (d'après le
Zographensis et le Marianus) ; la traduction arménienne, patmec̣in noc̣a
oroc̣ tesealn ēr the ziard phrkec̣aw diwaharn
 ; la traduction
gotique : gataihun þan im jah þai gasailhwandans hwaiwa ganas
sa daimonareis
.

Le procès qui vient d'être décrit n'est peut-être pas le seul par
lequel l'interrogatif ait pris la valeur relative ; on en a imaginé
d'autres (voir Delbrück, Vergleichende Syntax, III, p. 389 et
suiv.) ; c'est presque évidemment le principal ; et c'est le seul
qu'on puisse suivre en fait dans la période historique de certaines
langues.

Tous les procès imaginables reviennent à ceci que la langue a
remplacé un tour abstrait et inexpressif par un tour qui, au
moment où a eu lieu la substitution, était expressif. On peut
dire que l'interrogatif reçoit la valeur relative au moment où,
d'après le modèle de phrases ambiguës comme celles citées ici
dans lesquelles l'interrogatif pouvait être conçu comme relatif, ce
même interrogatif vient à être employé dans des phrases où il
n'y a aucun sens interrogatif.167

Or, la substitution de l'interrogatif au relatif n'est pas chose
rare : elle a eu lieu dans tous les dialectes slaves, postérieurement
à l'époque slave commune, puisque jiže. est encore le seul
relatif du vieux-slave ; on l'observe en lituanien, dans les dialectes
germaniques, en latin et dans les autres dialectes italiques, en
« tokharien », en albanais, en arménien (où le relatif or est identique
à l'adjectif interrogatif or), en perse ; le fait perse est particulièrement
remarquable parce que, après la période du vieux perse,
où le relatif ya- a été remplacé par un démonstratif, est
venue la période pehlvie, où ce démonstratif devenu relatif a été
remplacé par l'ancien interrogatif (Mémoires de la Société de linguistique,
XVIII, p. 242 et suiv.). Le fait italique est très ancien et
paraît remonter à la période italique commune (au contraire, le
celtique suit ses voies propres) ; car la différenciation de l'interrogatif
lat. quis, osq. pis, ombr. pis et du relatif lat. quī (de *quoi),
osq. pui, ornbr. poi est italique commune ; dans d'autres langues
la répartition de *kwo- et de *kwi- est tout autre ; ainsi en slave
où l'un de ces thèmes sert pour les personnes : v.-sl. kŭto « qui »,
et l'autre pour les choses : v.-sl. čĭto « quoi » ; et de même en
arménien. Un développement qui s'est produit indépendamment,
à des dates différentes, dans tant de langues si diverses répondait
évidemment à une tendance naturelle. Dans le passage du latin au
français, l'interrogatif quare, dont l'explication est évidente en
latin et qui n'était qu'un juxtaposé, a encore donné la conjonction
de coordination car, qui, après une période de vitalité, est
devenue la plus abstraite des conjonctions et qui tend par suite à
sortir de l'usage dans la langue parlée ; le latin quare n'est du
reste pas représenté dans les langues romanes en dehors du
groupe français et provençal.

Un point important, qu'il ne faut jamais perdre de vue, c'est
que, dans toutes les langues où l'on observe le passage de mots
au rôle de conjonction ou de relatif, il existait déjà des conjonctions
et un relatif et que, par suite, ces mots n'ont eu qu'à se
conformer à des modèles existants. On se représente trop souvent
ce passage comme une véritable création à expliquer de toutes
pièces ; en réalité, il ne s'agit jamais que de renouvellements ;
168Brugmann a, très justement, insisté sur ce point Indogermanische
Forschungen
, IV, p. 229 et suiv., en ce qui concerne le
relatif. Même si relatif et conjonctions sont d'un usage peu
fréquent, il suffit que la catégorie grammaticale du relatif et des
conjonctions existe pour que le développement d'un relatif nouveau
et de conjonctions nouvelles en soit facilité d'une manière
essentielle.

Les origines des conjonctions sont d'une diversité infinie, on
le sait. Il n'y a pas d'espèce de mot qui ne puisse livrer des conjonctions.
Le verbe même en fournit, comme lat. uel, igitur ou
licet.

Quel que soit le point de départ, le trait commun à tous ces
développements consiste en ce que, par l'effet de la répétition qui
en a atténué progressivement la valeur expressive et en a fait
oublier la signification propre, l'élément qui figure à la jonction
de deux phrases tend à devenir un simple outil grammatical : il
se « grammaticalise » pour ainsi dire. Le sens initial de l'élément
devient chose à peu près négligeable et sans conséquence pour le
développement ultérieur. L'exemple typique de ces « grammaticalisations »
résultant de l'emploi de certains mots dans la phrase
est le cas bien connu des mots français adjoints aux phrases négatives,
pas, point, rien, personne, jamais, mots dont aucun n'avait
par lui-même le caractère négatif, mais qui, par suite de la façon
dont ils ont été employés dans la phrase, sont devenus des particules
à valeur négative pleine, suffisant entièrement par elles-mêmes
à indiquer la négation, et qui, dans la langue parlée,
tendent à éliminer tout à fait l'ancienne négation ne, devenue
désormais superflue. Cet exemple montre assez à lui seul que,
dans l'étymologie des particules et mots accessoires de phrases, le
sens initial des mots considérés est ce qui importe le moins : il
n'y a rien de commun entre les sens initiaux — du reste très
différents — de pas, point, rien, personne, jamais et la négation.
Tous ces mots n'en sont pas moins pleinement négatifs aujourd'hui.
Entre pas négatif et le substantif pas, il n'y a plus rien de
commun ; personne négatif est maintenant un autre mot que le
169substantif personne ; la valeur non négative de jamais ne subsiste
guère que dans une langue artificiellement archaïsante ; elle
n'est plus de l'usage parlé actuel.

On voit à quel point il serait vain de chercher dans le sens
initial du mot qui a fourni une conjonction le principe du développement
de sens de cette conjonction ; c'est le rôle dans la
phrase qui décide de tout. On a essayé de classer les divers procédés
par lesquels un adverbe devient ainsi conjonction (voir par
exemple Morris, On principles and methods of latin syntax, p. 171
et suiv.). En réalité, il y a autant de procès distincts que de mots,
et chaque cas est à étudier séparément.

Soit un mot comme le slave da. Cette particule est propre au
slave et n'a de correspondant exact dans aucune autre langue
indo-européenne. Mais le seul examen des faits slaves suffit à
montrer que, entre les emplois principaux qu'on observe à
l'époque historique et le sens originaire de da, il n'y a plus de
lien actuellement visible. Le sens premier était sans doute
« ainsi », et c'est par là que s'explique le sens de « oui » qui est
celui de la particule à l'état isolé en russe, en bulgare, en serbo-croate
— mais qui n'est pas attesté en vieux-slave, car gr. ναί y
est traduit par ei et non par da. Un mot signifiant « ainsi », mis
devant un verbe qui exprime une exhortation, un ordre, tend à
prendre la valeur d'une particule d'exhortation ; et c'est en effet
une valeur courante de da en vieux-slave. Mais si l'on juxtapose
deux phrases dont l'une comporte le da exhortatif, et qu'on relie
ces deux phrases par la prononciation, da fait l'effet d'un mot
qui exprime le but de l'action ; da est ainsi arrivé à introduire
une phrase finale et à prendre la valeur de « pour que, afin que »,
qui est la plus fréquente en vieux-slave. Un mot signifiant
« ainsi » est tout aussi propre à introduire une phrase qui
indique une condition et à prendre, par ce procédé, le sens de
« si » : c'est ce que l'on observe notamment en bulgare, en
vieux-serbe, en vieux-russe. Il se trouve ainsi qu'un même mot
a pu exprimer la notion de « oui » et celle de « si » : le même
fait se rencontre dans le domaine latin, où est un mot ayant
signifié « ainsi » et où sīc « ainsi », qui est plus une particule
170c(e), a pris le sens de « oui » (ital. ). Quant au fait qu'un
même mot sert à indiquer « pour que » et « si », il n'a rien non
plus de surprenant en lui-même ; l'arménien the « que » et « si »
en fournit du reste l'équivalent ; le sens initial de arm. the
comme de sl. da est « ainsi ».

Les conjonctions peuvent ainsi se renouveler très aisément,
puisque toute particule, ou même tout mot employé comme accessoire
de phrase, tend à perdre son sens propre pour prendre une
valeur due simplement à son rôle dans certaines phrases. Au
moment où a lieu le renouvellement, on obtient une expression
relativement fraîche et intense ; dès que le procès est terminé, il
ne reste plus rien de cette force qui est chose toute transitoire.
L'histoire des conjonctions se ramène presque tout entière à un
effort toujours répété et, par nature, perpétuellement inutile
pour obtenir des tours de phrase expressifs.

La conjonction finale du latin était ut, que le sens initial
« comme » ne désignait pas particulièrement pour cet emploi.
Devenu trop faible pour ce sens qui exige une expression assez
forte, ut a disparu dans toutes les langues romanes. Le fr. que,
qui en a pris la place, n'existe plus avec cette valeur que dans le
tour : Ote-toi que je m'y mette, et la conjonction finale du français
est pour que (ou, surtout dans la langue écrite, afin que). Le fr.
pour que est trop faible actuellement et paraît insuffisant.

Il va sans dire que tous les types d'expression auxquels servent
les conjonctions ne tendent pas également à se renouveler. La
simple liaison, à laquelle sert la conjonction et, n'a pas besoin en
général d'être exprimée d'une manière bien intense, et la conjonction
qui sert pour « et » peut se maintenir longtemps sans
être remplacée. L'expression de « ou » est déjà plus sujette à
varier : outre ue qu'il conserve, le latin s'est donné aut, uel,
sīue (seu) ; les langues romanes n'ont gardé que l'une, à savoir,
aut presque partout, sīue en roumain ; le français emploie soit
soit. D'une manière générale, les conjonctions indispensables à
l'usage le plus courant de la langue et qui ont presque le caractère
de particules grammaticales, comme fr. et, ou, que, si, participent
assez largement à la stabilité qui caractérise les éléments
171grammaticaux du langage ; elles sont très anciennes en français ;
elles remontent à la forme du latin sur laquelle reposent les
langues romanes et ont leurs correspondants dans la plupart des
autres langues de ce groupe. Au contraire les conjonctions à sens
plus spécial et qui ont plus d'autonomie dans la phrase sont plus
instables.

L'opposition, par exemple, doit être signalée à l'attention :
si l'on indique un contraste entre deux phrases, c'est d'ordinaire
pour y insister, et les conjonctions qui ont la valeur de « mais »,
d'une part, sont souvent variées, d'autre part, sont sujettes à
être remplacées par d'autres. Les conjonctions qui signifient
« mais » sont multiples en latin ancien : at, ast, sed, uērum, uērō,
autem expriment ainsi des degrés divers et des nuances variées de
l'opposition. Aucune de ces conjonctions n'a survécu dans les
langues romanes, où presque partout l'idée de « mais » est
rendue par un mot nouveau, dont le sens ancien était « plus »,
lat. magis (it. ma, fr. mais, esp. mas), procédé qui se retrouve,
par exemple, dans le serbe već (ancien veće., littéralement « plus
grandement ») ; après une phrase négative, il y a une autre
conjonction, également nouvelle, issue d'un mot signifiant
« plus tôt » : it. anzi, v.-fr. ainz, esp. antes. Ces expressions de
l'opposition n'ont pas suffi, et l'on a créé, par exemple, l'expression :
it. tuttavia, v.-fr. toutes voies, esp. todavia ; le français a de
nouveau rafraîchi ttoutes voies en toutefois, qui actuellement sort
de l'usage parlé, comme ainz en est déjà sorti. Le fr. mais, qui
est maintenant la seule conjonction adversative employée dans
la langue courante, est devenu très débile et ne suffit plus. On
est amené à dire mais bien, mais plutôt, mais au contraire, mais
assurément
(mais bien sûr en langage familier), etc.

Le latin a de même toute une variété de mots pour rendre la
notion de « quoique » : cum et si, qui ont des valeurs plus générales,
y servent souvent ; et, en outre, avec une valeur spéciale,
etsi, ou, avec plus de force encore, etiam si, tamen etsi (tametsi),
ou encore quanquam et quamuis. Tout cela n'a pas encore suffi,
et, a l'époque impériale, la langue littéraire admet licet, ce qui
montre que l'emploi de licet comme conjonction s'était déjà
172imposé dans l'usage courant. De ces diverses conjonctions du
latin ancien, les langues romanes n'ont rien gardé. La concession
peut s'exprimer par la simple juxtaposition de deux phrases ; un
ton de voix approprié indique assez l'opposition. Quand la
concession est exprimée, c'est par des tours nouveaux : it. ancor
chè
, ben chè, giacchè, v.-fr. encore que, bien que, ja soit que, etc. Le
français moderne, qui a conservé bien que, recourt à une autre
expression, que n'avait pas le vieux-français : quoique. La langue
familière ne se contente pas de ce tour abstrait : elle a quand
même
, quand bien même (en langage populaire, quand même que)
et surtout malgré que. La création est donc constante ici, par
suite du besoin qu'on a d'exprimer la concession avec une force
toujours renouvelée.

Les mots nouveaux qui rendent une même notion, tout en
étant absolument divers, ont souvent au fond le même sens originel :
latin et, arménien ew, slave i, grec καί n'ont rien à faire
étymologiquement les uns avec les autres ; mais le sens de
« aussi » y transparaît encore d'une manière évidente dans les
formes anciennes de chacune de ces langues et n'a tout à fait
disparu qu'avec le temps ; ce sens est encore très visible en latin
classique, en arménien classique, en vieux-slave, en grec ancien.

Mais il arrive aussi que des conjonctions de même valeur
aient des sens originels tout à fait divers. Ainsi pour « si », l'indo-iranien
a encore une conjonction de la famille du relatif, skr.
yádi, v.-perse yadiy (sens initial « quand ») ; le grec a une
ancienne particule servant à l'exhortation, ion.-att. εἰ, dor. αἰ (cf.
εἴ-θε, αἴ-θε) ; le latin et l'osco-ombrien des particules (du reste de
formes distinctes en latin, d'une part, en osco-ombrien, de l'autre)
signifiant « ainsi », lat. et osq. suaí, suae, ombr. sve ; etc.
Dans la langue parlée, la condition s'exprime souvent par une
simple juxtaposition ; on connaît, par exemple, le tour français
populaire : une supposition, il vient, je le chasse.

Un détail est important à noter, qu'on a déjà signalé en passant :
dans la conversation courante, dans la langue familière,
où les inflexions de la voix et les pauses indiquent assez les
173rapports entre les idées exprimées, on a relativement peu besoin
de conjonctions ; on parle d'ordinaire par phrases simples,
qui ne sont pas liées grammaticalement les unes aux autres.

Les conjonctions sont surtout utiles dans le discours solennel
ou rituel, où l'on dispose beaucoup moins librement des
inflexions de la voix et des pauses ; elles sont indispensables dans
la langue écrite qui, sans conjonctions, devient aisément inintelligible.
De plus, le langage solennel et la langue écrite recourent
volontiers à des phrases composées de plusieurs membres pour
exprimer une pensée complexe et nuancée. Tout en se développant
le plus souvent dans le parler courant et expressif, les conjonctions
se fixent donc surtout dans le parler solennel, et en
particulier dans la langue écrite. Mais du parler familier, où elles
servent dans leurs débuts, quand elles sont encore à peine des
conjonctions, à insister sur les intentions du sujet parlant, elles
passent à la langue savante, qui en développe l'usage et qui les
conserve souvent assez longtemps, alors même qu'elles ont disparu
de la langue parlée.

C'est cet usage savant des conjonctions qui fait que quelquefois
on les emprunte à une langue étrangère : le turc a emprunté
le ki persan. L'histoire des langues indo-européennes offre peu
d'équivalents de ce fait. Toutefois le roumain a aussi emprunté
des conjonctions. Il ne faut pas oublier que la langue savante, où
les conjonctions sont le plus nécessaires, est particulièrement
sujette à emprunter des mots de toutes sortes.

Si les éléments de liaison des phrases, et en particulier les
conjonctions de subordination, différent pour la plupart d'une
langue indo-européenne à l'autre, cela ne tient pas nécessairement,
on le voit, à ce que l'indo-européen aurait été une langue
peu civilisée, pratiquant seulement la juxtaposition des phrases.
De l'indo-européen on ne connaît guère que ce qui a subsisté des
formes de l'ancienne langue courante dans plusieurs idiomes à
la fois. Or, dans la langue courante, l'expérience montre que,
d'une part, sauf quelques particules indispensables comme et, ou,
que, si, les conjonctions sont relativement peu employées, et
que, d'autre part, elles sont sujettes à se renouveler sans cesse.174

1. Annuaire de l'École pratique des Hautes Études, section historique et
philologique, 1915-1916.