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Meillet, Antoine. Linguistique historique et linguistique générale. [Tome I] – T13

Le
genre grammatical
et
l'élimination de la flexion 1

On suit le développement de l'indo-européen depuis une
époque préhistorique, où il n'y avait qu'un seul idiome indo-européen,
jusqu'à l'époque actuelle, où cet idiome s'est différencié
en un grand nombre de langues distinctes très peu semblables
entre elles. Ce développement, dont l'étendue n'est pas inférieure
à quatre millénaires et dont la variété est extrême, fournit
l'expérience linguistique la plus complète qu'on possède. Il a été
étudié en détail, souvent avec minutie. Mais on n'a pas réussi
encore à en tirer des conclusions générales aussi précises et aussi
riches que le ferait attendre la masse des faits patiemment
assemblés, discutés, critiqués et classés.

Les conditions dont dépendent les changements de formes
grammaticales sont si nombreuses et si complexes qu'il est le
plus souvent impossible de déterminer d'où procède un changement
donné. Mais le rapprochement des faits permet de dégager
certaines tendances.

Un trait est commun à toutes les langues indo-européennes :
toutes ont simplifié la flexion indo-européenne. Même celles qui
sont connues à la date la plus ancienne, comme le sanskrit
védique, le dialecte iranien des gâthâs de l'Avesta, la langue
homérique, où celles qui, à des époques postérieures, ont conservé
un aspect archaïque, comme le vieux slave des premiers
traducteurs ou le lituanien du XVIe siècle et même le lituanien
199moderne, toutes, elles ont atténué la luxuriance de la morphologie
indo-européenne. Cette tendance n'a pas cessé d'agir à
l'époque historique : car partout, entre les plus anciens états de
langue attestés et les états postérieurs, les restes subsistants de
l'ancienne morphologie indo-européenne se sont réduits progressivement.

Comme l'étendue et la nature de la réduction varient beaucoup
d'une langue indo-européenne à l'autre, on peut faire un
départ entre ce qui provient de conditions communes à tout le
groupe et ce qui provient de conditions spéciales à chaque langue.
Les changements qui se produisent partout ou presque partout
sont ceux qui sont dus à des conditions générales.

Les conditions des changements sont, les unes universelles et
constantes, les autres liées à des événements historiques. Les
unes et les autres ont conduit à simplifier la flexion indo-européenne.

Les formes grammaticales vont sans cesse se normalisant : il
est naturel d'exprimer constamment de la même manière une
même catégorie grammaticale dans une même langue. Par suite,
si des accidents divers, souvent de nature phonétique, n'intervenaient
pas, les langues arriveraient avec le temps à une régularité
parfaite, c'est-à-dire à l'unité d'expression de chaque catégorie
grammaticale. Certaines langues sont même assez près de cet
idéal, ainsi le finnois. Or, l'indo-européen commun exprimait
les mêmes catégories de façons très diverses. Par exemple, les
formes casuelles ont des caractéristiques distinctes pour chacun
des trois nombres exprimés par la langue : singulier, pluriel et
duel, et aussi en partie suivant qu'il s'agit d'un nom neutre ou
d'un nom masculin ou féminin. De plus, les caractéristiques
variaient suivant la forme du nom. Il résulte de là que la plupart
des formes casuelles ont huit ou dix caractéristiques
distinctes. Cette extrême complication qui est le caractère le plus
frappant de l'indo-européen commun, et dont les restes
dénoncent dès l'abord une langue, indo-européenne au linguiste
exercé, va contre le principe même de la morphologie.

Toutefois l'expérience montre qu'une morphologie même très
200compliquée se maintient avec une grande obstination pourvu
que le milieu linguistique soit stable et homogène. Mais les
langues indo-européennes se sont sans cesse étendues sur des
domaines nouveaux ; sans cesse, par suite, elles ont été acquises
par des populations qui antérieurement employaient d'autres
langues. Or, il va de soi qu'une population qui acquiert une
langue nouvelle a peine à s'assimiler une morphologie complexe
et délicate. Et, d'autre part, durant tout le temps où sont juxtaposées
deux populations de langue différente sur un même
domaine, il y a des individus qui parlent d'une manière imparfaite
l'une des deux langues et qui introduisent le trouble dans
les parties délicates ou peu stables de la morphologie. Toute
extension de langue a donc pour effet de simplifier le système et
d'y supprimer des distinctions plus ou moins superflues.

On s'explique par là le fait que, et dans le groupe indo-européen
et dans le groupe sémitique, les complications de la flexion
aient tendu à s'éliminer au fur et à mesure que les langues du
groupe s'étendaient à des populations nouvelles.

Un fait matériel a contribué à la réduction de la flexion : les
caractéristiques de la flexion se trouvaient surtout dans la fin du
mot indo-européen ; or, cette fin est en général prononcée faiblement
et tend à s'abréger ou même à disparaître. Les caractéristiques
s'altèrent donc, ou s'effacent, au cours du développement
des langues indo-européennes. Cette circonstance, purement
phonétique, indépendante du sens à exprimer, a agi dans le
même sens que la tendance à normaliser inhérente à toute
morphologie et que la difficulté éprouvée par des populations
nouvelles à s'assimiler une grammaire compliquée.

Le sens dans lequel se fait la simplification est déterminé par
la mentalité des sujets parlants. Le progrès de la civilisation
détermine un progrès de la pensée abstraite, et, au cours du
développement des langues indo-européennes, on voit les catégories
grammaticales concrètes disparaître peu à peu, tandis que
201les catégories qui répondent bien aux catégories abstraites de la
pensée se maintiennent ou se développent. Comme le progrès
n'a pas été partout également rapide, les effets de cette tendance
peuvent se laisser isoler des changements dus à d'autres faits.

Or, le genre grammatical est l'une des catégories grammaticales
les moins logiques et les plus inattendues.

On peut distinguer les êtres animés et les choses. C'est cette
distinction d'un genre « animé » et d'un genre « inanimé »
qu'exprime l'opposition du masculin-féminin, d'une part, du
neutre, de l'autre, dans les langues indo-européennes. Mais elle
ne s'applique que dans un nombre de cas restreint, et elle n'a
pas été poursuivie d'une manière complète et rigoureuse. Du
reste, les langues indo-européennes ne l'expriment que pour le
sujet de la phrase et pour le complément direct (nominatif et
accusatif). Dans tout le reste de la flexion, la distinction n'apparaît
pas : le neutre ne se distingue du masculin-féminin qu'à ces
deux cas.

On peut, d'autre part, distinguer les mâles et les femelles : là
où la distinction du masculin et du féminin a une valeur, c'est
la réalité qu'elle exprime. Le démonstratif sanskrit signifiait
« cet homme », par opposition à sa qui désignait « cette femme ».
Cette opposition n'a de sens que pour les hommes et pour
quelques animaux où la distinction des sexes a une importance.
Pour les noms qui désignent toutes les autres notions, elle n'a
aucune signification. Or, les adjectifs indo-européens affectent
régulièrement deux formes, ainsi en sanskrit nava- et navâ-, et
l'on emploie régulièrement l'une de ces deux formes suivant le
substantif auquel se rapporte l'adjectif sans que le sexe intervienne
directement en rien. Les substantifs avec lesquels on emploie
la flexion du type nava- sont dits masculins ou neutres, suivant la
manière dont ils se fléchissent au nominatif et à l'accusatif ;
ceux avec lesquels on emploie la flexion du type navâ- sont dits
féminins.

Cette distinction qui traverse toute la langue ne répond plus à
rien dans la grande majorité des cas : par exemple, certains
noms abstraits sont masculins, d'autres féminins et d'autres
202neutres, sans qu'on voie la raison de ces différences. Le nom de
certains objets est masculin, celui de certains autres féminin, et
celui de certains autres neutre sans raison visible. En français où
la distinction du masculin et du féminin subsiste encore, on ne
saurait dire pourquoi le siège est masculin et la chaise féminine,
pourquoi le soleil est masculin et la lune féminine. En allemand,
le nom Sonne du « soleil » est féminin et le nom Mond de la
« lune » masculin ; en russe, solnce « soleil » est neutre, et des
deux noms de la « lune », l'un, mésiac, est masculin, et l'autre,
luna, féminin, et tout cela sans raison visible. Derrière tous ces
faits, on entrevoit l'action de conceptions anciennes, dont l'article
suivant donnera un aperçu ; mais, de très bonne heure, ces
conceptions ont cessé d'être dominantes.

Presque toujours dénuée de sens, au moins à l'époque historique,
la distinction des genres grammaticaux était de plus
incohérente dans la forme dès l'époque indo-européenne.

La distinction du masculin-féminin, d'une part, du neutre, de
l'autre, n'existait, on l'a déjà noté, qu'à deux cas, au nominatif
et à l'accusatif. Mais à ces deux cas, elle s'exprimait par la flexion
même : à un nominatif-accusatif singulier neutre comme dulce
« doux » du latin s'opposent un nominatif dulcis et un accusatif
dulcem qui sont masculins-féminins. Au contraire, l'opposition
du masculin et du féminin s'exprimait, non par une différence
de la flexion, mais par une différence du mot lui-même ; en latin
la différence entre l'accusatif masculin bonum et l'accusatif
féminin bonam n'est pas dans la désinence, qui est -m dans les
deux cas ; elle est dans le fait que, au masculin, le mot fléchi est
bono- (bonum représente un ancien dwenom) et, au féminin, le mot
fléchi est bona- (ancien dwenâ-). Dans une langue comme le latin,
cette différence entre le mode d'expression du masculin et du
féminin et celui du masculin-féminin et du neutre est souvent
masquée ; mais elle était nettement tranchée en indo-européen.

De plus, la distinction du masculin et du féminin ne s'exprimait
pas dans le substantif, mais seulement dans les adjectifs qui
s'y rapportaient. Un substantif en -â- pouvait être ou masculin ou
féminin, et le latin par exemple continue à présenter des masculins
203comme scriba à côté.de féminins comme lupa « louve »
ou comme toga « toge ». Un mot grec comme hippos désigne à
la fois le « cheval » et la « jument », et les distinctions comme
celle de lupus « loup » et de lupa « louve » en latin sont sûrement
secondaires et récentes. Les procédés par lesquels on distingue
les substantifs désignant des mâles de ceux désignant des
femelles se sont constitués seulement au cours de l'histoire
propre de chacune des langues indo-européennes et ils sont
toujours restés incomplets.

En principe, on reconnaît un masculin comme scriba uniquement
à ce que l'adjectif qui s'y rapporte est de la forme bonus,
bonum, tandis que l'adjectif qui se rapporte à des féminins comme
lupa ou toga est de la forme bona, bonam. Au contraire un nominatif
neutre de la forme iugum « joug » se distingue nettement par
lui-même d'un nominatif masculin de la forme oculus « œil »
ou féminin de la forme fagus « hêtre ». A ce point de vue encore,
il y a discordance de forme dans l'expression du genre.

Dans la mesure où, pour un même mot, une forme désignant
la femelle s'oppose à une forme désignant le mâle, le nom de la
femelle apparaît comme un dérivé de celui du mâle ; par exemple,
en regard du nom qui désigne le mâle qui engendre, sanskrit
janitar-, janitr-, latin genitor-, la forme qui désigne la femelle
qui engendre est sanskrit janitr-ī-, latin genetr-īc-, avec des
suffixes de dérivation.

La catégorie du genre était donc de celles qui devaient tendre
à se réduire ou à s'éliminer au cours du développement de la
langue. Elle avait contre elle à la fois de s'exprimer d'une
manière incohérente, de n'être pas cohérente pour le sens,
d'avoir un sens purement concret là où elle en avait un, et, le
plus souvent, de n'en avoir aucun. Néanmoins elle a subsisté au
complet jusqu'à présent sur une grande partie du domaine indo-européen
et, dans d'autres langues, pourtant très avancées à
d'autres égards, elle subsiste en partie.

Au contraire, la distinction d'un nombre duel distinct du
nombre pluriel s'est éliminée partout avec le progrès de la
civilisation.204

Si les plus anciens textes indo-iraniens offrent encore le duel,
on voit que la distinction avait disparu de l'usage courant dès
avant l'époque chrétienne dans les parlers indo-iraniens sur
lesquels on a des données. En Grèce, le duel a disparu, dès avant
les plus anciens textes, dans les régions coloniales où le développement
est relativement rapide, dès le IVe siècle dans des régions
continentales comme l'Attique, où l'avancement a été plus tardif.
Chez les Slaves, atteints relativement tard par la civilisation,
le duel était encore en plein usage au IXe siècle après J.-C, et
l'emploi n'en a pas encore disparu tout à fait chez les Slovènes
par exemple. C'est que la duel avait dès l'indo-européen une
flexion moins richement différenciée que le singulier ou le pluriel,
que l'emploi en était naturellement plus restreint et que ce
nombre n'avait pas de rôle particulier dans la structure de la
phrase ; par suite il offrait peu de résistance à la tendance qui
provoque la suppression des catégories grammaticales de caractère
concret.

L'élimination de la flexion casuelle dont on observe les
progrès au cours de l'histoire de presque toutes les langues indo-européennes
va de pair avec les transformations du système de
la langue. En indo-européen commun, et encore en ancien indo-iranien,
en grec ancien, en latin ancien, en slave ancien (et
jusque en russe ou en polonais actuels par exemple), chaque mot
indiquait par les formes variées qu'il affectait le rôle qu'il jouait
dans la phrase, et il se suffisait à lui-même. Dans la plupart des
formes modernes des langues indo-européennes, au contraire, le
mot a une forme fixée, et le rôle qu'il joue est indiqué soit par
sa place vis-à-vis des autres mots de la phrase, soit par des mots
accessoires : il ne se suffit pas à lui-même. Seules ont échappé à
cette tendance les langues de caractère archaïque, le lituanien et
la plupart des dialectes slaves, ou une langue qui s'est développée
en un sens particulier, l'arménien.

L'élimination du genre ne tient pas à des tendances aussi
générales, et par suite elle n'a pas été aussi complète.205

Néanmoins celles des langues dont le développement est
poussé très avant ont ou réduit ou supprimé le genre grammatical.

Tandis que l'allemand, qui ne s'est pas encore débarrassé
entièrement de la flexion casuelle et qui continue à distinguer
inutilement un nominatif, un accusatif, un génitif et un datif,
distingue aussi le masculin, le féminin et le neutre, et que les
langues Scandinaves, ont également gardé au moins la distinction
du masculin-féminin et du neutre, l'anglais, plus avancé, a
profité de la destruction totale de la fin de mot où figurait la
marque du genre pour écarter une distinction inutile. Le seul
débris de genre qu'il ait conservé consiste dans l'emploi du
pronom he « il » en parlant d'hommes, she « elle » en parlant de
femmes, it « ceci » en parlant d'animaux et de choses ; cette
différence constante, propre au pronom, n'a plus aucun des
anciens inconvénients du genre, et l'anglais a réalisé sur ce point
un progrès décisif.

Les langues romanes, qui toutes ont conservé de quelque
manière la distinction de l'o et de l'a en fin de mot, soit expressément
comme l'italien qui oppose buono à buona, soit indirectement
comme le français qui oppose bon à bonne, ont gardé aussi
la distinction du masculin et du féminin, tandis que le neutre se
perdait dans le masculin. L'une des distinctions de genre était
ainsi maintenue. Mais l'élimination du neutre montre la
tendance à éliminer une catégorie dénuée de sens, et qui sert
seulement, par les faits d'accord, à la structure de la phrase.

Une opposition comme celle de un beau siège et une belle chaise
avait un appui trop solide dans la forme qui l'exprimait et servait
trop à marquer les groupes à l'intérieur de la phrase, à indiquer
des rapports dans des cas tels que : je le vois en parlant du « siège »
et je la vois en parlant de la « chaise », pour se laisser aisément
éliminer, en dépit de son manque absolu de signification. La
force de résistance du genre était grande, grâce surtout à
l'article le, un s'opposant à la, une  ; elle a été si grande que les
adjectifs comme grand où la distinction n'existait pas à date
ancienne (on dit encore grand mère, et même mère grand, comme
206grand père) ont reçu la distinction et que le féminin grande a été
créé en face de grand.

Si la distinction des genres a disparu de bonne heure en
iranien occidental et en arménien, c'est sans doute parce que
les langues anciennes des régions où l'indo-européen a pris la
forme de l'arménien et de l'iranien occidental ignoraient les distinctions
de genre grammatical. On aperçoit ici l'influence du
« substrat » linguistique, jointe au fait que la fin de mot qui
renfermait l'expression du genre a été fortement réduite en
arménien comme en iranien et que, par suite, une altération de
caractère phonétique a soutenu la tendance générale et l'action
des « substrats ». On doit ajouter que ces langues sont de celles
où le changement du type linguistique s'est produit, en général,
de la manière la plus radicale et la plus rapide.

Au contraire, les langues slaves où les finales se sont relativement
bien conservées, qui ont maintenu le type archaïque de la
morphologie indo-européenne tout en innovant beaucoup dans
le détail, n'ont pas seulement conservé la distinction du masculin,
du féminin et du neutre dans toute son étendue. Elles lui ont
donné une importance nouvelle et un caractère nouveau.

La flexion nominale des langues slaves est dominée par la
distinction du masculin, du féminin et du neutre. C'est l'un des
traits où l'on reconnaît non seulement l'archaïsme du slave, mais
aussi la tendance archaïsante de son développement ; ce trait
concorde avec la longue conservation de la déclinaison des noms
et avec le fait que le nombre duel a laissé dans les langues slaves
modernes des traces considérables. Ce sont également des conséquences
du retard des Slaves par rapport à la civilisation
universelle.

Le slave n'oppose plus d'une manière générale un genre
« animé », composé de masculin et de féminin, à un genre
« inanimé » (neutre), comme le faisait l'indo-européen. Il a trois
genres sur un pied d'égalité, le masculin, le féminin et le neutre.
Il n'a guère de traits communs au masculin et au féminin, et
qui opposent ces deux genres au neutre.207

Du reste, les Slaves ne se sont pas bornés à conserver les
anciennes notions de genre, à les grouper d'une manière nouvelle
et à leur donner une importance nouvelle pour les formes de la
flexion. Ils les ont étendues et développées, en créant des nuances
qui n'existaient pas.

A l'intérieur du masculin singulier, il a été constitué une
distinction entre un sous-genre « animé » et un sous-genre
« inanimé » qui se manifeste seulement quand le nom en question
est à l'accusatif, c'est-à-dire là surtout où il joue le rôle de
complément direct d'un verbe : quand un nom masculin singulier
désigne un être inanimé, son accusatif est identique au
nominatif, tout comme s'il s'agissait d'un neutre ; au contraire
quand un nom masculin de même forme désigne un être animé,
son accusatif est identique au génitif, et par suite distinct du cas
sujet, le nominatif. Le procédé qui consiste à exprimer de manière
différente le complément direct selon qu'il est un nom d'être
inanimé ou un nom d'être animé n'est pas une particularité
propre au slave. On sait que, en espagnol par exemple, on « bâtit
une maison », mais « on aime à un homme » (a un hombre).
Dans le groupe indo-européen, cette distinction résulte toujours
d'un développement nouveau, propre à telle ou telle langue.

Le développement une fois commencé s'est poursuivi. Le
russe, par exemple, a étendu au pluriel l'usage qui s'était créé au
singulier.

Le polonais, qui pousse souvent à l'extrême les tendances
slaves communes, est allé plus loin encore. A l'ancienne distinction
d'un masculin animé et d'un masculin inanimé qu'il a
héritée du slave commun pour le singulier, il a superposé au
pluriel la distinction d'un masculin « personnel » et d'un masculin
« non personnel ». Les noms masculins désignant des personnes
ont au pluriel une forme propre du nominatif (cas sujet)
et offrent pour l'accusatif (complément direct) la forme du
génitif, à l'imitation de ce qui arrive au singulier pour les noms
d'êtres animés ; au contraire les noms masculins désignant des
êtres non personnels (animaux et choses) ont au pluriel une
forme commune de nominatif et d'accusatif. A côté de la distinction
208du masculin, du neutre et du féminin qui, comme dans
l'ensemble du slave, domine la flexion nominale, le polonais
offre donc au masculin singulier la distinction des sous-genres
« animé » et « inanimé » (l'« animé » comprenant le « personnel »)
et au masculin pluriel la distinction d'un sous-genre
« personnel » et d'un sous-genre « non personnel ». Le système
parvient ainsi à un maximum de complication et d'incohérence,
puisque la distinction n'est pas la même au pluriel qu'au singulier,
et que le masculin offre des distinctions dont il n'y a trace
ni au neutre ni au féminin et puisque le cas sujet et le complément
direct qui sont toujours distingués dans les féminins singuliers
en -a, même désignant des choses, ne le sont au masculin
singulier que pour les êtres animés et que, en revanche, le cas
sujet et le complément direct, qui ne sont pas plus distingués au
féminin pluriel qu'au neutre pluriel, même désignant des personnes,
le sont dans les masculins personnels.

Ce développement du système est intervenu en polonais seulement,
et durant la période historique du polonais, donc en un
temps où l'influence de la civilisation occidentale s'exerçait
à plein. C'est que le système de la langue a par lui-même une
grande puissance et que, même si des conditions nouvelles de
civilisation tendent à le détruire, il peut néanmoins continuer
de se développer dans le sens où le développement a été engagé.
Les langues servent à exprimer la mentalité des sujets parlants,
mais chacune constitue un système fortement organisé qui s'impose
à eux, qui donne à leur pensée sa forme et qui ne subit
l'action de cette mentalité que d'une manière lente et partielle,
seulement au fur et à mesure des occasions.

Dans l'espace d'environ quatre milliers d'années, la plupart
des langues indo-européennes, organes des civilisations les plus
élevées du monde, n'ont pu se débarrasser de la catégorie du
genre grammatical, qui n'a aucun sens dans la plupart des cas.
La même distinction du masculin et du féminin, existant en
sémitique, n'y a pas non plus de sens ; et elle s'y est conservée
avec plus de ténacité encore. C'est un fait qui montre à quel
point un procédé linguistique une fois constitué se maintient par
la seule force du système linguistique.209

Néanmoins il y a une action de la mentalité des sujets parlants.
Les langues dont le développement est le plus avancé tendent
soit à perdre le genre, comme il est arrivé en anglais, et aussi
en arménien et en iranien occidental, soit à le réduire, comme
il est arrivé dans les langues romanes qui, tout en gardant la
distinction du masculin et du féminin bien vivante, ont éliminé
le neutre.

Une langue d'aspect très archaïque, le lituanien, a pourtant
éliminé le neutre, comme l'ont fait les langues romanes. Il peut
paraître surprenant que le lituanien et le lette aient ainsi une
avance sur des langues où la civilisation a agi plus vite et plus
profondément. Il est probable que l'élimination du neutre a été
entraînée par la tendance à distinguer le cas sujet et le complément
direct dans tous les cas ; le neutre, où cette distinction
n'existait pas, a disparu devant le masculin, non parce que la
notion de genre était contraire à la mentalité des sujets parlants,
mais parce que la flexion casuelle avait gardé toute sa valeur et
tendait à s'étendre, non à se restreindre. Ici encore, c'est le système
linguistique dont l'influence a été décisive. C'est sans doute
le retard général du développement qui a provoqué sur un point
particulier un progrès non réalisé dans des langues plus avancées
presque à tous égards.

Le sort du genre grammatical est ainsi l'un des faits qui
illustrent le mieux, d'une part, l'action qu'exercent sur le
développement de la langue la mentalité des sujets parlants et
leur degré de civilisation, de l'autre, les résistances qui proviennent
du système de la langue ; les résistances qui résultent
des formes fixées entravent l'action des faits de civilisation qui
agissent sur la mentalité des sujets parlants et peuvent aller
jusqu'à entraîner la langue en un sens contraire à celui où elle
irait normalement. On y voit et la réalité de cette action des
faits de civilisation et, d'autre part, la puissance du matériel linguistique
existant.210

1. Scientia (Rivista di scienza), vol. XXV (1919), n° LXXXVI, 6.