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Meillet, Antoine. Linguistique historique et linguistique générale. [Tome I] – T14

La catégorie du genre
et les
conceptions indo-européennes 11

I. — Définition du genre dans les langues indo-européennes

On enseigne d'ordinaire qu'il y avait en indo-européen trois
genres ; le masculin, le féminin et le neutre. Une énumération
ainsi faite donne à croire que ces trois genres seraient des catégories
comparables entre elles, Or, si les choses se présentent
ainsi à l'époque historique, et surtout en slave, par exemple, ce
n'est vrai ni pour la forme ni pour le sens en ce qui concerne
l'indo-européen commun,

Les anciens opposaient nettement le masculin et le féminin au
neutre, comme on le voit par les noms qu'ont fixés les Grecs et
que, suivant leur habitude, les Romains ont calqués : d'une
part, ἀρρενικόν (masculinum) et θηλυκόν (femininum), de l'autre,
ce qui n'est ni masculin ni féminin, οὐδέτερον (neutrum).

En tant qu'ils ont une valeur sémantique, les genres masculin
et féminin désignent des êtres animés, de sexe mâle ou femelle, et
le genre neutre désigne ce qui est inanimé. L'opposition du masculin-féminin
et du neutre est donc une opposition de animé-inanimé.

Quant à la forme, le masculin-féminin (genre animé) s'oppose
en effet au neutre (genre inanimé). En indo-européen, la flexion
211du masculin ne se distinguait en rien de celle du féminin ; ainsi
en latin, la flexion de māter ne se distingue pas de celle de pater,
ou celle du féminin fāgus de celle du masculin lupus par exemple.
Le caractère masculin ou féminin d'un substantif ne se reconnaissait
donc en indo-européen qu'à la forme masculine ou féminine
des adjectifs qui éventuellement s'y rapportaient. Ainsi, les mots
latins pater et lupus sont masculins parce qu'on leur applique des
adjectifs de la forme iste, bonus ; māter, fāgus sont féminins parce
qu'on leur applique des adjectifs de la forme ista, bona. Sans
l'accord de l'adjectif, la distinction du masculin et du féminin
n'existerait pas en indo-européen.

Ce n'est que secondairement que des substantifs désignant des
êtres mâles ou femelles ont reçu une forme féminine distincte de
la forme masculine : quand, en grec, ἵππος désigne à la fois le
« cheval » et la « jument », et admet suivant les cas un article
masculin ou féminin, on est en présence de l'état des choses
indo-européen ; les formes açvā du sanskrit, equa du latin, aszvà
du lituanien, pour désigner la « jument », résultent de développements
secondaires. Il se trouve que, en l'espèce, les trois langues
ont abouti à des formes de même type. Mais tel n'est pas toujours
le cas : en face de grec ἄρκτος « ours », masculin et féminin, le latin
a ursus, ursa, mais le sanskrit r̥kṣaḥ, r̥kṣī. Si le sanskrit n'a pas,
comme le grec, conservé l'usage de désigner par áçvaḥ le « cheval »
et la « jument », par r̥kṣaḥ l' « ours » et l' « ourse », c'est qu'il
a, d'une manière générale, perdu l'emploi des thèmes en -a- bref
au féminin, tandis que les substantifs grecs correspondants en
-a- ont gardé la possibilité d'être féminins. Mais, là où la forme
permettait de désigner par un même mot le mâle et la femelle,
le sanskrit a, comme le grec, maintenu l'usage indo-européen :
le sanskrit gaúḥ désigne le « bœuf » et la « vache », tout comme
grec βοῦς et latin bōs.

Dans les adjectifs qui étaient seuls à caractériser l'opposition
du masculin et du féminin, la distinction se marquait par une
différence, non de flexion, mais de thème : un thème masculin
*néwo-(sanskrit návaḥ, gr. νέϜος, lat. nouus, v. slave novŭ) s'oppose
à un thème féminin *néwā- (skr. návā, gr. νέϜᾱ, lat. noua, v. sl.
212nova). Le thème du masculin est le principal : il sert aussi pour
le neutre (skr. návam, gr. νέϜον, lat. nouum, sl. novo) ; c'est la
forme normale. Dans la plupart des types, la forme féminine
est dérivée de la forme masculine, au moyen d'un suffixe : ainsi,
dans les participes présents, on a au masculin (et au neutre) un
thème en -ont-/-nt- et au féminin -ntī, -ntyā- ; soit en sanskrit,
au masculin, uçán « voulant », génitif uçátaḥ, la forme féminine
correspondante est uçat-ī́ ; en grec, Ϝεκών a pour féminin Ϝέκουσα
(Ϝέκαθθα du crétois répond bien au type sanskrit). Le genre
féminin apparaît ainsi comme un sous-genre à l'intérieur du
genre animé.

Quand on veut désigner l'« homme », en général, le genre est
toujours masculin, si divers que soient les mots, ainsi homō en
latin ou ἄνθροπος en grec. Et un adjectif qui se rapporte à deux
substantifs, désignant des personnes l'un masculin, l'autre féminin,
se met au masculin, ainsi chez Homère, ο 162 :

οἱ δ'ἰύζντες ἕποντο
ἀνέρες ἠδὲ γυναῖκες

On voit par là que, en même temps qu'il désigne spécialement
le mâle, le masculin est le genre commun, et que le féminin
en est seulement une différenciation. Là où il est question d'« oies »
en général, Homère traite χῆνες comme un masculin, t 552-553,
et le féminin n'apparaît que là où il est question d'une oie (évidemment
femelle) isolée, ο 161, 174.

Si certains animaux ont des noms féminins, sans considération
de sexe, ce ne sont que de petits animaux, surtout des
insectes, ainsi la « guêpe », en latin uespa, en vieux haut allemand
wafsa, en lituanien vapsà.

Au genre animé, marqué par le masculin, avec une différenciation
éventuelle pour le cas particulier du féminin, s'oppose le
genre inanimé, le « neutre ».213

La distinction du masculin (-féminin) et du neutre se marque
au moyen de la flexion qui est nettement différente pour les
deux genres ; mais elle n'est faite qu'au nominatif, à l'accusatif
et au vocatif. Le genre animé a des formes distinctes pour ces
trois cas, comme le sens le demande en effet : le vocatif est un
cas important pour les noms de personnes et d'êtres animés en
général ; la distinction du « sujet », qui agit, et de l'« objet »,
qui subit l'action, est essentielle pour les noms d'êtres animés : il
importe de savoir si Paul bat Pierre ou si Pierre bat Paul ; les
langues où les formes du nominatif et de l'accusatif se sont confondues,
mais où subsistent des distinctions casuelles, tendent par
suite à distinguer par quelque moyen la forme du sujet et celle
du complément direct pour les noms d'êtres animés, surtout pour
les noms de personnes : le slave, où dans le type le plus courant
du masculin, le nominatif et l'accusatif singuliers se sont confondus,
a substitué à l'accusatif une autre forme casuelle, celle du
génitif, quand il s'agit d'êtres animés ; comme, en arménien
moderne, la confusion des formes du nominatif et de l'accusatif
est complète, beaucoup de parlers arméniens actuels expriment
par le datif le complément direct quand ce complément est un
nom d'être animé. Mais ainsi qu'on le voit par le slave et par les
parlers arméniens, la confusion des formes du nominatif et de
l'accusatif est facilement tolérée pour les noms d'êtres inanimés,
les noms de choses ou les abstraits. Les noms de genre inanimé
n'ont bien entendu pas besoin de vocatif.

Tous les accusatifs des noms de genre animé (masculins ou
féminins) sont caractérisés par une même désinence indo-européenne,
au singulier par une nasale finale (type latin lupum ou
grec λύκον ), au pluriel par *-ns (ainsi stans en vieux prussien, τονς
en grec crétois), cette finale étant sujette à de grandes altérations
phonétiques qu'il est inutile d'indiquer ici. De tous les cas
de la déclinaison indo-européenne, c'est celui qui est marqué de
la manière la plus claire et la plus uniforme. Le nominatif
singulier des noms du genre animé est marqué soit par une particularité
du vocalisme (en général le degré long, comme dans
grec πατήρ, ἡγεμών), soit par une désinence -s (comme dans grec
214λύκος, latin lupus, lituanien vilkas, etc.). M. Schuchardt a fait
remarquer combien cet emploi d'une désinence -s au cas sujet est
singulière : dans la plupart des langues, le cas sujet est exprimé
par la forme même du nom, sans désinence. Or, le nominatif-accusatif
neutre est précisément la forme du mot sans désinence
dans la plupart des neutres indo-européens, ainsi pour le mot qui
signifie « miel » et « hydromel », sanskrit mádhu, grec μέθυ, vieux
prussien meddo, etc,

Chose curieuse, cette forme de nominatif-accusatif neutre
semble souvent échapper à toute flexion. La flexion des cas autres
que le nominatif-accusatif est fréquemment empruntée à un
thème autre que celui qui fournit le nominatif-accusatif ; c'est ce
qui arrive notamment dans le type connu que représente par
exemple le nom du « foie » : thème en -r- au nominatif : sanskrit
yákr̥t, grec ἦπαρ, latin iecur ; thème en -n- aux autres cas ; sanskrit
yaknáḥ, grec ἥπατος, latin iecinoris, La forme qui tient la place
du nominatif-accusatif pluriel, lequel n'existe pas, était une
forme de nominatif-accusatif neutre de thème en *-ā-, dont il
n'existe aucune forme casuelle ; sanskrit yugā́ « jougs », grec
ζυγά, latin iuga. A date historique, la forme de nominatif-accusatif
pluriel neutre tend à entrer dans le type général de
la flexion ; mais en indo-européen, elle était tout à fait
aberrante.

Ces faits — et l'on ne marque ici que les principaux — montrent
que la distinction entre le genre animé (masculin-féminin)
et le genre inanimé (neutre) et la distinction entre le masculin
et le féminin sont hétérogènes.

II. — Les noms de l'« eau » et du « feu » 12

Pour désigner l'« eau » et le « feu », on observe en indo-européen
deux séries de noms, les uns de genre neutre (inanimé),
les autres de genre masculin ou féminin (animé). Ces deux
215types de noms traduisent évidemment des conceptions différentes.

Pour l'« eau », le sanskrit védique a deux dénominations
dont il est facile de déterminer la valeur. L'une est de genre
féminin, c'est le thème ā́p-, qui se retrouve en iranien et qui a
subsisté, par exemple, dans le persan āb ; ce mot s'emploie surtout
au pluriel : ā́paḥ « eaux » ; il désigne les « eaux », en tant
qu'elles sont considérées comme des êtres qui agissent et, par
suite, comme des forces naturelles de caractère religieux ; ce sont
les « eaux divines », ā́po devī́ḥ, ā́po divyā́ḥ, les « eaux mères »,
ā́po mātáraḥ ; le dieu Eeu, Agni, est leur fils en tant que « descendant
des eaux » apā́ṃ nápāt. Au contraire, le nom neutre,
udakám au nominatif-accusatif singulier, udán- aux autres cas
(génitif udnáḥ, locatif udáni), désigne l'« eau » considérée comme
une chose, c'est-à-dire comme la conçoit un moderne. Dans
le Rg-Veda, V, 45, 10, on lit :

udnā́ ná nā́vam anayanta dhā́rā
āçr̥ṇvatī́r ā́po árvāg atiṣṭhan

« comme les sages ont conduit un navire sur l'eau, les eaux
dociles se sont arrêtées ». Le navire flotte sur l'« eau », considérée
comme une chose, et nommée du nom neutre udán- ; mais
dès que les eaux sont considérées comme des êtres agissants,
qu'il s'agit de leur docilité, de leur arrêt, le poète se sert du nom
féminin,ā́paḥ, au pluriel. Cet exemple met en pleine évidence la
valeur des deux termes par lesquels les poètes védiques désignent
l'« eau ».

Donc, suivant qu'il était considéré comme une chose ou
comme un être susceptible d'action, un même corps, l'eau,
pouvait recevoir deux noms, l'un de genre neutre, l'autre de
genre animé, en l'espèce, de genre féminin. C'est dire que, à
une conception de ce corps comme un objet matériel, conception
analogue à la conception d'un civilisé actuel, se juxtaposait une
conception tout autre, suivant laquelle les objets et les phénomènes
naturels sont les manifestations de forces internes, analogues
216à celles qui meuvent les animaux et les hommes ; ces
forces étaient associées à des notions religieuses, et on leur
attribuait quelque chose de « divin ».

Du reste, l'importance des catégories de genre dans la langue
remonte évidemment à un temps — sans doute en partie antérieur
à celui où s'est fixé l'indo-européen commun — où ces
conceptions de demi-civilisés qui voient partout des forces actives,
analogues à celles des êtres animés, prévalaient encore. Le livre
fondamental de M. Lévy-Bruhl sur les Fonctions mentales dans les
sociétés inférieures
montre la place de ces conceptions dans la pensée
humaine ; et. M. de Josselin de Jong a étudié le problème
au point de vue linguistique dans son De waarderingsonderscheiding van
« levend » en « levenlos » (Leide, 1913). Il est curieux
que, en général, les noms d'arbres indo-européens soient de
genre féminin, et les noms de fruits de genre neutre : l'arbre était
considéré comme une sorte de femelle qui produit des fruits ;
cette opposition s'observe parfois en slave où le nom (j)ablŭko
de la « pomme » est généralement neutre et le nom (j)ablanĭ du
« pommier » féminin ; elle est régulière en grec et en latin ; ainsi
le latin a pirus (féminin) « poirier » et pirum (neutre) « poire ».
Cette opposition est si naturelle qu'elle se retrouve en algonquin,
comme l'a signalé M. de Josselin de Jong, l. c, p. 134 et suiv.

Le nom neutre de l'« eau », traduisant la conception toute
matérielle et non religieuse, tel qu'on le rencontre dans skr.
udakám, udnáḥ, se retrouve en grec sous la forme ὕδωρ, ὕδατος, et
en ombrien sous la forme utur, une (ablatif), en germanique sous
la forme de wato en gotique, vatn en vieil islandais et de waeter
en vieil anglais, de wazzar en vieux haut allemand. C'est un de
ces noms neutres indo-européens, de structure assez compliquée,
dont le nominatif-accusatif singulier était en -r, et les autres cas
en -n-, et dont l'élément radical offrait des alternances vocaliques
corrélatives. Par suite de la complication extrême de la flexion de
cet ancien neutre, le mot a subi partout des altérations. Le grec et
l'ombrien, qui gardent l'opposition de *-r du nominatif-accusatif
et de *-en- des autres cas, ont généralisé le vocalisme radical
zéro, type *ud-. Au contraire, le germanique, où chaque dialecte
217a généralisé soit le type en *-r- soit le type en *-en-, a généralisé
un vocalisme constant -o-, soit *wod-, germ. *wat-.

Le slave a aussi généralisé *wod-, mais en faisant passer le
mot par dérivation au genre féminin : voda. On obtient ainsi
un mot de genre animé, dont la valeur est comparable à celle de
l'indo-iranien *ā̆p-.

Le latin a aussi un mot de genre animé, et aussi féminin :
aqua, qui se retrouve en germanique, gotique ahwa, v.
islandais ŏ̢, v. haut allemand aha etc. Le caractère religieux du
mot serait bien net si l'on admettait l'hypothèse, soutenue par
M. Noreen, que le nom de dieu nordique de la mer āeger appartenait
à cette racine, et qu'il y aurait ici une alternance ē/ə.

Mettant ainsi en évidence le caractère « animé » et, par suite,
divin de l'eau, le latin est allé plus loin que le germanique ; il
n'a pas seulement aqua ; il a aussi fait passer le vieux nom neutre
au type « animé » en ajoutant le suffixe *-ā-, comme le slave.
Mais il a fait plus. Le nom skr. udakám appartient à une racine
qui fournit un verbe ; or, le présent sanskrit de cette racine est du
type à infixe nasal, soit unátti « il mouille, il jaillit », 3e plur,
undánti ; ce présent, s'il était conservé, serait en latin de la forme
*undō dont la nasale infixée a été transportée dans le substantif ;
ceci montre bien que unda désigne l'eau comme quelque chose
qui agit, comme un être animé. Du reste unda se distingue de
aqua en ce que ce mot désigne plutôt l'eau en mouvement, la
vague, l'eau jaillissante, que l'eau considérée comme un objet,
comme un élément ; aussi est-ce souvent un mot poétique ; et
le sens « actif » a persisté dans onde du français, onda de l'italien
et de l'espagnol. Ailleurs encore l'n du présent à infixe nasal a
pénétré dans le nom de l'« eau » ; on observe le fait dans les
langues baltiques : en vieux prussien, où le nom dérivé wundan
est neutre, et en lituanien, où sans doute le masculin vandů repose
sur un ancien neutre (le lituanien a perdu le genre neutre, et
les neutres y sont représentés par des masculins).

Le nom neutre, gr. ὕδωρ, etc., de l'« eau » n'est pas le seul
connu. Il y a en sanskrit un mot vā́r (forme védique ; classique
vā́ri, gén. vā́riṇaḥ), et en « tokharien A », wär ; on en rapproche
218vieil anglais waer (neutre) « mer » et éar (aussi neutre), qui a
le même sens, et grec οὗρον « urine ». Le vieux prussien wurs
qui, dans le vocabulaire d'Elbing, traduit tych (teich), est masculin ;
il en est de même du mot avestique vār- qui désigne la
« pluie » : on voit qu'un même mot indo-iranien, *wār-) est neutre
ou masculin suivant qu'il désigne l'eau en repos ou l'eau en
mouvement.

L'arménien a ǰur (génitif ǰroy), qui paraît reposer sur *yuro-,
neutre, qui rappelle lituanien júrės « mer », et qui serait à lituanien
jaura « endroit marécageux », ce que vieux prussien wurs
est à vieil anglais éar, gr. οὗρον.

Les mêmes langues où le nom de l'« eau » est de genre « animé »
et où l'« eau » est, pour ainsi dire, personnifiée et susceptible
d'être considérée comme divine, ont aussi pour le « feu » un
nom de genre animé, masculin, et le « feu » y est un être divin.
Ceci est surtout visible dans l'Inde, où le nom sanskrit du« feu »,
agníḥ, est celui d'une des principales divinités védiques. Le mot
agníḥ a des correspondants en latin (ignis), où les noms de
l'« eau » sont le nom féminin aqua et le nom féminin unda, en
slave (ognĭ, ognjĭ) où le nom de l' « eau » est le nom féminin
voda, en letto-lituanien (lituanien ugnìs, lette uguns) où le nom
de l'eau (lit. vandů) se rattache, on l'a vu, au type animé, au
moins secondairement. L'iranien, où les termes religieux sont
en partie autres que dans l'Inde, offre un mot tout différent,
mais également masculin, avestique ātarš, dont des formes arméniennes
et slaves attestent l'antiquité.

Au contraire, les langues où le nom de l' « eau » est de
genre neutre, ont des noms neutres du « feu ». Le plus clair est
celui qu'on trouve dans πῦρ du grec, pir de l'ombrien, fiur du
vieux haut allemand, hur de l'arménien. Un autre tout différent,
et moins clair, est sûrement aussi ancien : gotique fon (génitif
funins), vieux prussien panno (ancien panu).

Il résulte de là que l'indo-européen a eu pour l'« eau » et le
« feu » deux types de noms, les uns de genre animé, masculins
219pour le « feu », féminins (ou féminisés) pour l'« eau », les autres
du genre inanimé (neutre). En indo-européen, les deux types
coexistaient, et pour l'« eau », le sanskrit et le germanique ont
encore les deux côte à côte. Mais, la plupart du temps, il n'a
subsisté dans une langue donnée que l'un ou l'autre. Il est curieux
que le choix de dialectes parfois très voisins soit différent ; ainsi
le latin n'a que les formes du genre animé, aqua et unda pour
l' « eau », ignis pour le « feu », et l'ombrien (et sans doute
l'osque) que les formes du genre inanimé : utur pour l'« eau »,
pir pour le « feu ». Ceci paraît montrer que la limitation à l'un
des deux types est chose relativement récente.

Le fait de choisir soit le type « animé », soit le type « inanimé »,
caractérise les langues. Là où, comme dans l'Inde ou à
Rome, prévalent les préoccupations religieuses, les formes de
genre « animé » tendent aussi à prévaloir. Là où, au contraire,
comme en Grèce, les points de vue profanes dominent et où la
pensée est toute « laïque », les formes de genre inanimé ont
seules persisté. La prédominance de ὕδωρ et de πῦρ est une des
marques du fait que les Grecs voyaient les choses d'une manière
profane et matérielle. Leurs conceptions sont déjà modernes, et les
vieilles conceptions animistes n'existent plus chez eux qu'à l'état
de traces.

III. — De quelques noms d'astres

Le nom de genre animé et le nom de genre inanimé ne diffèrent
souvent que par la formation. Le nom de l'« eau » en a
fourni déjà un exemple : en face du neutre udakám, udnáḥ du
sanskrit, ὕδωρ, ὕδατος du grec, utur, une de l'ombrien on a les
dérivés féminins, voda du slave, unda du latin.

Le nom du « soleil » fournit un exemple analogue.

Il y en a une vieille forme neutre, offrant la flexion caractéristique
avec nominatif-accusatif appartenant à un thème autre que
celui qui fournit les autres cas. La forme est surtout claire en
iranien : l'Avesta a au nominatif-accusatif hvarə (c'est-à-dire
huvar) et au génitif singulier, dans les gāthās, xvəng (représentant
220un ancien indo-iranien *swans). Le sanskrit n'a gardé que la
forme du nominatif-accusatif, védique s(ú)var, sur laquelle il
a été refait un génitif nouveau, sū́raḥ. Une forme neutre reposant
sur le nominatif-accusatif se trouve aussi dans le gotique sauil,
et un dérivé de forme compliquée dans slŭnĭce du vieux slave,
qui repose sur une forme slave commune déjà neutre.

Mais le « soleil » peut être considéré comme un être agissant
et susceptible d'être divinisé. Aussi a-t-on, à côté des formes
neutres, des formes de genre animé, masculin ou féminin : latin
sōl (acc. sōlem) est masculin ; le vieil islandais sól est féminin,
ainsi que le dérivé gotique sunno, vieil islandais sunna, vieux,
haut allemand sunna, etc. de la forme des cas en -n-. Le sanskrit
a des dérivés masculins, l'un en -a-, sū́raḥ, l'autre en -iya-,
ū́r(i)yaḥ. Le grec a une forme pareille, mais indépendante, à en
juger par le vocalisme radical : Ϝ ελιος (crétois ἀβέλιος, homérique
ἠέλιος, attique ἥλιος). Dans les langues baltiques, le nom
est un dérivé féminin de la forme du nominatif-accusatif : lituanien
sáulė, vieux prussien saule. C'est que le « soleil » est tenu
pour un être divin. Dans l'Avesta, le nom du « soleil », quoique
neutre, est celui d'un être « divin », ce qui est assez singulier.
Plus logiques, les Grecs, qui ont conservé la conception du
« soleil » divinisé, ont donné à son nom une forme de genre
masculin.

A ce cas s'opposent ceux des « étoiles » et de la « lune » dont
le nom est toujours de genre animé.

Le nom grec ἀστήρ de l'« étoile » est masculin ; il en est de
même de star- en indo-iranien (et de tā́raḥ, nominatif pluriel
en sanskrit) ; le dérivé qu'on observe en germanique occidental,
sterno en vieux haut allemand, steorra en vieil anglais, est aussi
masculin. D'autres dérivés, stēlla (de *stēr-lā) en latin, stairno en
gotique et stiarna en vieil islandais, seren en gallois, sont féminins.
Le neutre grec ἄστρον a sans doute été fait secondairement sur le
collectif ἄστρα, qui est la forme la plus ordinaire.et la seule attestée
chez Homère. Il est curieux de voir ici comment les étoiles,
dont la répartition varie suivant les saisons, ont un nom de
genre « animé », et le neutre n'intervient que là où l'on envisage
des ensembles. 221

La. « lune », astre non seulement mobile, mais changeant, a
toujours un nom de genre « animé » ; en attique μήν, en gotique
mena, etc., toujours masculins ; ce nom ne désigne pas seulement
la lune, mais aussi la « lunaison », le « mois », Il en existe
un dérivé féminin en grec, dorien μήνᾱ, ionien-attique μήνη. Là
où la « lune » est désignée par un adjectif pris substantivement,
comme dans latin lūna, vieux slave luna, ou dans grec σελήνη—
tous mots signifiant « brillant » — , le genre est féminin (on
ne saurait rien dire de l'arménien lusin, dont les formes mêmes
sont flottantes).

IV. — Les noms du « songe »

Le nom du « sommeil », ὕπνος en grec, somnus en latin, etc.,
est masculin, parce que le « sommeil » est une force puissante
qui soumet les hommes à sa volonté.

Au contraire, l'objet qui apparaît dans le sommeil, le « songe »,
est partout du neutre ; ένύπνιον en grec, somnium en latin, sŭnǐje
en slave, svápn(i)yam en sanskrit,

Le grec a un autre mot, dont un correspondant se trouve en
arménien, et qui mérite d'être observé de près. Ce mot a des
formes neutres, qui sont celles du primitif, et des formes masculines,
manifestement dérivées.

La forme primitive du mot est de type spécifiquement neutre :
thème en -rau nominatif-accusatif singulier, en -n- aux autres
cas : ὄναρ est conservé au nominatif-accusatif singulier ; au génitif
on attend *ὄνατος (type ἦπαρ, ἥπατος en face de yákr̥t « foie »,
génitif yaknáḥ du sanskrit) ; mais le grec évite la suite de -*mṇ- ;
à côté de θέναρ on n'a que θέναρος et non le * θενατος attendu ;
à côté de ὄναρ, on a, dès l'époque homérique, ὀνείρατος, avec
είρ-emprunté au dérivé ὄνειρος, ὄνειρον. La vieille forme ὄναρ,
ὀνείρατος désigne le « songe » neutre, sans indiquer que le
« songe » soit personnifié.

La forme dérivée, de genre masculin, ὄνειρος (ὄνοιρος en éolien)
se prête au contraire à désigner le « songe » personnifié. Quand,
au chant B de l'Iliade, Zeus appelle le « Songe », l'interpelle
222l'envoie à Agamemnon, le nom est toujours ὄνειρος, jamais ὄναρ.
Quand le songe est considéré comme actif, c'est à ὄνειρος que
recourt le poète, ainsi dans l'Odyssée :

λ 206

τρὶς μὲν έφωρμήθην, ἑλέειν τέ με θυμὸς ἀνώγει,
τρὶς δέ μοι έκ χειρῶν σκιῇ (Ϝ)είκελον ἢ καί ὀνείρῳ
ἔπτατο

La valeur active de ὄνειρος n'est pas toujours sensible ; par
exemple elle l'est peu au chant τ de l'Odyssée, dans le récit du
songe de Pénélope.

Ce n'est pas à dire d'ailleurs que la forme dérivée soit toujours
masculine ; un neutre ὄνειρον se lit déjà chez Homère et se
retrouve par la suite ; et, à côté de ὄναρ, le crétois a ἄναιρον, glosé
par ὄνειρον chez Hesychius, et qui est sans doute aussi neutre.

La différence entre ὄναρ, ὄνειρον (en crétois ἄναρ, ἄναιρον) et
ὄνειρος traduit une différence de conceptions qu'on entrevoit
encore en grec, mais qui, dès le début de l'époque historique,
tend à s'effacer. Par malheur, le mot ne se retrouve, hors du
grec, qu'en arménien, où les distinctions de genre grammatical
ont disparu avant l'époque historique. On peut seulement constater
que l'arménien anurǰ est un dérivé, assez analogue sans doute
à ὄνειρος (ὄνειρον), ὄνοιρος, ἄναιρον ; le dérivé repose sur une
ancienne forme de nominatif-accusatif neutre *anōr, qui est à
crétois ἄναρ ce que, en grec, τέκμωρ est à τέκμαρ.

V. — Les noms du « jour » et de la « nuit »

De même que pour le « feu » et l'« eau », il y a, pour le
« jour », des expressions de genre « animé » et de genre « inanimé ».
Le contraste entre les unes et les autres est frappant,
bien que peu de langues les conservent à la fois.

Quoiqu'il ait perdu le genre grammatical, l'arménien a gardé
un représentant de l'ancien nom masculin, à savoir tiw « jour »
(en tant qu'opposé à la « nuit »), et un représentant d'un des
anciens neutres, awr, (« journée » espace de vingt-quatre heures),
223et aussi « jour » (distinct de la nuit). En sanskrit, le masculin
dyaúḥ n'apparaît que dans le sens de « jour » et surtout dans des
formes adverbiales, notamment dans dívā « de jour ». Le nom
ordinaire du « jour », même en tant qu'il s'oppose à la nuit, est
áhar, gén.ahnáḥ, forme de type essentiellement neutre ; ce nom
neutre se retrouve en iranien, dans des formes avestiques telles
que le locatif asni ou le génitif pluriel asnąm (le perse remplace
ce mot par un abstrait qui signifie « lumière », vieux perse
rauča, persan rōz).

L'histoire du nom masculin est remarquable. Il s'agit d'un mot
qui désigne la « lumière », en tant qu'elle est active, à la fois
le « ciel lumineux » et le « jour ». Divinisée, cette notion se
présente comme le dieu principal des Grecs, Ζεύς, Δι(Ϝ)ός, et des
Romains, Iuppiter, louis, ou des Ombriens : Iupater, Iuve. Dans
le véda, dyaúḥ (génitif diváḥ, locatif dyávi) est aussi un personnage
divin, mais qui n'est pas au premier plan, comme l'étaient
Zeus et Jupiter. La flexion de ce mot offre des particularités qui
n'avaient sans doute rien d'anomal en indo-européen, mais qui
ne se sont pas maintenues en général, tandis qu'elles subsistaient
dans ce mot important. Le védique qui a dyaúḥ (ou diyaúḥ) au
nominatif, dyā́m (ou diyā́m) à l'accusatif, diváḥ au génitif-ablatif,
dyávi au locatif, en donne une idée ; le latin a gardé deux séries
de formes, mais en tient les flexions différenciées : le type correspondant
à celui de sanskrit diváḥ, dyávi a été réservé au nom du
dieu, louis, Iouī, loue, et l'on a tiré de là un accusatif Iouem(l'addition
de pater dans la forme de nominatif-accusatif Iuppiter sert à
éviter le monosyllabisme qui a persisté dans les formes grecques
correspondantes Ζεύς, Ζεῦ) ; le type correspondant à celui de l'accusatif
védique d(i)yā́m s'est maintenu au sens de « jour », diem,
et l'on en a tiré toute une flexion sur un modèle latin existant,
diēs, etc. Originairement masculin, le mot latin diēs est devenu en
partie féminin, sous l'influence des autres noms en -iēs d'une
part, du nom de la « nuit » de l'autre. Comme pour l'« eau » et le
« feu », le latin a généralisé un nom indiquant les choses conçues
comme animées. Et c'est d'autant plus remarquable que ce nom
est, pour ainsi dire, une création du latin, partie d'une seule
forme indo-européenne.224

À côté de ce mot, le slave en présente un autre, qui a la même
racine, mais une formation différente, à savoir un thème en -n-,
représenté en vieux slave par dǐnǐ. Ce mot n'a en slave que le
sens de « jour » ; et les formes correspondantes d'autres langues
n'ont aussi que ce sens. ; on a, par exemple, en sanskrit madhyáṃdinaḥ
(masculin) « midi », latin nūn-dinae, littéralement « les
neuf jours », et surtout en baltique le mot féminin lituanien
dënà, vieux prussien deinan (à l'accusatif).

Le mot de genre neutre de i'indo-iranien, que représente áhar,
ahnáḥ du sanskrit, ne se retrouve nulle part ailleurs. Mais il y a
un autre mot, aussi neutre, en grec, c'est-à-dire dans une langue
où ont prévalu les dénominations neutres de l'« eau » et du « feu » :
homérique ἧμαρ, ἤματος ; l'arménien awr, génitif awur en est le
correspondant, avec une finale ancienne -or (cf. τέκμαρ, τέκμωρ).
Toutefois, cet ancien neutre a été remplacé par un dérivé
féminin, comme il est arrivé dans le type de slave voda « eau »,
etc. ; soit ᾱ́μέρᾱ (en attique ἡμέρᾱ, avec un esprit rude secondaire).
Si la forme ἧμαρ, ἤματος domine de beaucoup chez
Homère, c'est que ἡμέρη entrait malaisément dans l'hexamètre
au nominatif, et pas du tout aux autres cas. Dans les rares
exemples où figure ἡμέρη, on aperçoit la valeur active du mot,
notamment dans ce vers de l'Iliade, Θ 541 = N 828 :

ὡς νῦν ἡμήρη ἥδε κακὸν φέρει Ἀργείοισιν

Il est du reste possible que, l'opposition du mot « nuit » ait
contribué à faire généraliser la forme dérivée féminine.

En effet, la « nuit » dont le caractère religieux est beaucoup
plus vivement senti que ne l'est celui du « jour », parce qu'elle a
quelque chose de plus mystérieux, a partout un nom féminin :
le nom indo-européen attesté par grec νύξ, latin nox, gotique
nahts, lituanien naktìs, etc. est partout féminin ; le mot indo-iranien,
qui n'a pas de correspondant ailleurs, sanskrit kṣap-, avestique
xšap- est aussi féminin (on ne saurait faire état des neutres
xšxapar-, xšapan-, formes avestiques secondaires, manifestement
faites d'après les noms du « jour ». En sanskrit rātrī « nuit »
est également féminin, et a une forme du type féminin.225

De même que le nom « animé » de « l'eau » est souvent au
pluriel en indo-iranien, et le nom « inanimé » (neutre) au singulier,
il est curieux qu'Homère ait souvent pour « nuit et jour »
la formule νύκτας τε καὶ ἧμαρ, littéralement « les nuits (au
féminin) et le jour (au neutre) ».

VI. — Les noms de parties du corps

Les noms de parties du corps demanderaient un examen assez
long. Ils posent beaucoup de menus problèmes. Mais, sans entrer
dans ce détail, qui serait infini, on voit que les organes actifs
avaient en indo-européen des noms masculins ou féminins, et les
organes considérés comme non agissant, des noms de genre neutre.

Le vieux nom du « pied », pā́t en sanskrit, πούς en grec, pēs
en latin, fotus en gotique, est masculin.

Les noms de la « main » sont variés ; sauf le nom indo-iranien,
sanskrit hástaḥ, avestique zastō, qui est masculin, ils sont de genre
féminin ; tel est le cas de χείρ grec, de manus en latin, de handus
en gotique ; la « main » est en général nommée au féminin
évidemment parce qu'elle sert à « recevoir » des objets.

Le nom de l'« avant-bras » (d'où parfois le nom du « bras »
pour lequel il n'y a pas de mot indo-europen) et de la
« jointure du bras », bāhuḥ en sanskrit, πᾶχυς (πῆχυς) en grec, bógr
en vieil islandais, est masculin.

Le nom de la « langue » dont les formes offrent des différences
si étranges d'une langue à l'autre, est partout féminin : c'est que
la « langue » est particulièrement active.

Au contraire, les organes immobiles ont des noms de genre
neutre. C'est le cas des organes internes, notamment le « foie »,
grec ἦπαρ, ἥπατος, latin iecur, etc. ; ou, chose plus singulière, le
nom du « cœur », grec κῆρ (à côté d'un dérivé καρδία, il est
vrai ; ce passage au type « animé » est exceptionnel pour le
nom du « cœur »), latin cor, gotique hairto, etc. Le nom de
l'« os », sanskrit ásthi (génitif asthnáḥ), grec οστέον, latin os (ossis)
et ossu (ossua) est neutre ; arménien oskr repose sans doute aussi
sur une forme neutre. Parmi les noms d'organes immobiles, il en
226est un qui est de genre « animé » (masculin ; rarement féminin) ;
c'est celui de la « rate ». Mais les divergences singulières
qu'offrent les noms de cet organe, d'une langue à l'autre,
montrent que des idées religieuses y étaient attachées. Et l'on a
ainsi une confirmation du principe.

Tous les cas ne sont pas aussi clairs. On peut imaginer pourquoi
le nom du « coude » est de genre animé (masculin : sanskrit
aratníḥ vieux slave lakŭtǐ, ou féminin : grec ὠλένη, latin ulna,
vieux haut allemand elina) et le non du « genou » neutre
(sanskrit jā́nu, grec γόνυ, etc.) ; mais on n'aurait sans doute pas
prévu cette différence,

VII. — Noms d'action et abstraits

Les noms d'action en indo-européen sont les uns masculins,
les autres féminins, sans qu'on voie la raison de cette différence ;
mais tous sont de genre « animé » et non pas « neutre ». Qu'il
s'agisse du type de latin uōx, de celui de grec λόγος, de celui de
φυγή, de celui de grec δόσις ou de latin datiō, de celui du latin
ad-uentus, tous les noms de cette sorte sont de genre « animé ».

Les noms neutres indiquent des choses ou des abstractions,
non des actes ; ainsi le grec oppose le neutre ἀνά - θημα « offrande
déposée » au féminin ἀνά - θεσις « fait de déposer une offrande ».
Un neutre en -es- désigne une chose établie : le sanskrit çrávaḥ
et le grec κλέ(Ϝ)ος « réputation », l'avestique sravō et le slave
slovo (génitif slovese) « parole » :

Ce n'est pas un accident que le grec ait en général le neutre
τέρμα pour signifier « borne, limite », et le latin le masculin terminus :
on sait que, à Rome, terminus a un caractère divin, que
le grec τέρμα ne possède pas. Le grec a du reste aussi, chez les
poètes seulement, et avec une nuance de sens franchement religieuse,
le masculin τέρμων, qui est le synonyme de τέρμα, à la
nuance religieuse près. Il y a d'ailleurs trace en latin aussi du
neutre termen, qui n'a pas prévalu dans l'usage.

Les noms d'instruments, dont le suffixe offre des formes
diverses, sont neutres : on a donc, toujours au neutre, en grec
227ἄροτρον « charrue », en latin arātrum, en slave ralo (ancien
radlo). Mais le même suffixe peut fournir un nom masculin si
ce nom est celui d'une notion susceptible d'être considérée comme
animée, et comme divine, ainsi větrŭ « vent » (d'une racine
*wē- « souffler ») en slave,

VIII. — Conclusion

Ces principes une fois posés, il n'est guère de substantif indo-européen
dont le genre ou « animé » (masculin ou féminin) ou
« inanimé » (neutre), ou flottant ne se laisse aisément justifier.
Inintelligible à l'époque historique, où elle n'est qu'une survivance,
la catégorie du genre avait sa pleine valeur en indo-européen,
c'est-à-dire dans la langue d'un peuple qui opposait d'une
manière systématique et constante l'animé à l'inanimé.

La différence entre le masculin et le féminin ne laisse, au
contraire, presque jamais remonter à une signification définie,
sauf les cas, peu nombreux en somme, où elle sert à marquer
l'opposition du « mâle » et de la « femelle ». Dans la mesure où
le féminin s'oppose au masculin, il apparaît comme une différenciation :
le masculin indique d'une part, le type générique, et de
l'autre, en particulier, le sens mâle ; ceci s'exprime par le fait
morphologique que la forme du féminin est dérivée de celle du
masculin : le féminin gurv-ī́ du masculin sanskrit gurú- ḥ « lourd »
représente la forme du masculin, plus un suffixe secondaire. Et
ainsi presque toujours.

Il semble que, le plus souvent, la différence du masculin et du
féminin soit affaire de pure forme : les thèmes en -o- de genre
« animé » sont tous masculins, pour autant que le sens n'impose
pas le genre féminin, ce qui arrive notamment dans le nom de la
« bru », grec νυός, etc. ; et dans les noms d'arbres tels que gr.
φηγός ; les thèmes en -ā- sont tous féminins, pour autant qu'ils
ne désignent pas expressément des mâles, comme lat. scrība et
aurīga ;et ceci se conçoit bien puisque dans les adjectifs, un thème
en -o- caractérise le masculin, et un thème en -ā- le féminin : grec
νέ(Ϝ)ος : νέ(Ϝ)ᾱ « neuf : neuve ». De même, les thèmes en -i-. de genre
228« animé » sont en général féminins, et les thèmes en -u- de genre
« animé », masculins, ainsi que les thèmes en -n-.Les noms radicaux
sans aucun suffixe sont du féminin pour peu que le sens
n'exige pas le masculin ; ainsi latin uōx et sanskrit vā́k « voix » ;
grec στύξ, φλόξ, etc. On n'aperçoit souvent pas pourquoi tel ou
tel type de mots, tel ou tel mot en particulier, appelle un adjectif
de forme masculine ou de forme féminine. Pour autant qu'on
aperçoit les raisons, elles tiennent à des conceptions qui se relient
à celles qui conditionnent le genre animé ou inanimé des mots :
le « ciel » d'où vient la pluie fécondante est du masculin, la
« terre », qui est fécondée, est du féminin ; le « pied »est du masculin,
la « main », qui reçoit, est du féminin.

Ainsi la question du genre grammatical, où bien des détails ne
sont pas encore élucidés, se laisse déterminer clairement en ses
traits essentiels. Plus on l'examine, et mieux on voit que la différence
entre « animé » (masculin-féminin) et « inanimé » et celle
entre masculin et féminin sont hétérogènes229

11. Les idées exposées dans cet article ont servi de thème à des conférences
faites dans les universités de Hollande et à Strasbourg.

21. Une étude plus technique de ces noms se trouve dans les Mémoires de la
Société de Linguistique
, XXI, p. 249 et suiv.