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Meillet, Antoine. Linguistique historique et linguistique générale. [Tome I] – T15

Comment
les mots changent de sens 11

I

Le langage a pour première condition l'existence des sociétés
humaines dont il est de son côté l'instrument indispensable et
constamment employé ; sauf accident historique, les limites des
diverses langues tendent à coïncider avec celles des groupes
sociaux qu'on nomme des nations ; l'absence d'unité de langue
est le signe d'un État récent, comme en Belgique, ou artificiellement-
constitué, comme en Autriche ; le langage est donc éminemment
un fait social. En effet, il entre exactement dans la
définition qu'a proposée Durkheim ; une langue existe indépendamment
de chacun des individus qui la parlent, et, bien qu'elle
n'ait aucune réalité en dehors de la somme de ces individus, elle
est cependant, de par sa généralité, extérieure à chacun d'eux ;
ce qui le montre, c'est qu'il ne dépend d'aucun d'entre eux de
la changer et que toute déviation individuelle de l'usage
provoque une réaction ; cette réaction n'a le plus souvent
d'autre sanction que le ridicule auquel elle expose l'homme qui
ne parle pas comme tout le monde ; mais, dans les États civilisés
modernes, elle va jusqu'à exclure des emplois publics, par
des examens, ceux qui ne savent pas se conformer au bon usage
admis par un groupe social donné. Les caractères d'extériorité à
l'individu et de coercition par lesquels Durkheim définit le
fait social apparaissent donc dans le langage avec la dernière
évidence.230

Néanmoins la linguistique est demeurée jusqu'à présent à
l'écart de l'ensemble des études sociologiques qui se constituent
si activement, et, ce qui est plus grave, étrangère presque à
toute considération systématique du milieu social où se développent
les langues. Cet état de choses, au premier abord
surprenant et paradoxal, s'explique quand on se rend compte de
la manière dont s'est créée la linguistique ; les langues ne sont
pas étudiées d'ordinaire pour elles-mêmes ; toutes les fois qu'on
les a étudiées, ç'a a été en vue de la récitation correcte d'un rituel
religieux, ou de l'intelligence de vieux textes religieux ou juridiques,
ou pour entendre des langues étrangères, ou enfin pour
parler ou écrire correctement la langue d'un grand groupe social,
devenue différente de la langue de tous les jours et surtout de
celle des diverses parties du groupe ; on n'étudie que les langues
qu'on ne parle pas naturellement, et pour arriver à les pratiquer.
L'objet premier de l'étude linguistique a été partout une pratique,
et l'on a été conduit ainsi à envisager, non pas les procès par
lesquels se maintiennent et développent les langues, mais des
faits concrets. ; la prononciation, les mots, les formes grammaticales
et les agencements de phrases.

La linguistique a gagné à cela d'être une étude strictement
objective et méthodiquement poursuivie, en un temps où la
plupart des autres sciences sociales n'existaient pas ou bien
n'étaient encore que de vagues idéologies ; mais tout ce que l'on
peut obtenir si l'on ne sort pas de cette considération étroite des
faits de langue, c'est de constater des rapports plus ou moins
définis de simultanéité ou de succession entre ces faits sans jamais
arriver à déterminer quelles sont les conditions générales qui en
règlent l'apparition et le devenir, c'est-à-dire sans en jamais
déterminer les causes.

Un grand pas a été fait, et la linguistique a déjà échappé aux
limites de l'ancienne grammaire, quand on s'est attaché à définir,
d'une part, les conditions anatomiques et physiologiques de l'articulation,
de l'autre, les phénomènes psychiques qui interviennent
dans le langage humain. Par là on parvient à se rendre compte
de la raison d'être d'un grand nombre de faits linguistiques qui
231relèvent immédiatement ou de la physiologie ou de la psychologie.
Mais dès l'abord il apparaît qu'on ne saurait expliquer les
faits uniquement à l'aide de considérations physiologiques et
psychologiques ; les procédés par lesquels se réalisent les faits de
langue sont devenus en partie plus clairs, mais les causes qui les
déterminent sont toujours également obscures ; on voit mieux
comment les langues se développent ; mais on continue d'ignorer
quelles actions déterminent les innovations et les conservations
dont l'ensemble constitue l'histoire du langage. Et il n'y a là
rien que de naturel ; si le milieu dans lequel évolue le langage
est un milieu social, si l'objet du langage est de permettre les
relations sociales, si le langage n'est maintenu et conservé que
par ces relations, si enfin les limites des langues tendent à coïncider
avec celles des groupes sociaux, il est évident que les causes
dont dépendent les faits linguistiques doivent être de nature
sociale, et que seule, la considération des faits sociaux permettra
de substituer en linguistique à l'examen des faits bruts la détermination
des procès, c'est-à-dire à l'examen des choses, l'examen
des actions, à la pure constatation de rapports entre phénomènes
complexes, l'analyse de faits relativement simples considérés
chacun dans leur développement particulier.

Une fois le problème ainsi posé, on s'aperçoit immédiatement
que des faits qui semblent identiques tant que l'on se place au
point de vue purement linguistique, sont en réalité hétérogènes.
Par exemple le passage du groupe français (écrit oi, suivant
une graphie ancienne qui avait déjà cessé d'être exacte au
XIIIe siècle) à wa dans des cas tels que moi, roi, boire, etc., est à
Paris le résultat d'un procès phonétique spontané, et qui a dû
se réaliser d'une manière indépendante et nécessaire en chacun
des sujets qui y ont appris à parler à une certaine date ; ailleurs
cette même substitution s'est réalisée par imitation de la langue
parisienne et est un fait d'emprunt ; elle peut alors parvenir à la
même extension qu'à Paris ; mais le phénomène est d'ordre
différent ; le linguiste pur sera sujet à confondre les deux types
de faits, et il est même inévitable qu'il lui arrive de les confondre
là où il n'est pas renseigné sur la façon dont le résultat identique
232a été obtenu sur les deux domaines considérés ; mais,
s'il essaie de déterminer les causes, il ne le pourra qu'en séparant
rigoureusement les deux procès, et que là où il a le moyen de
les isoler ; car, d'un côté, il est en présence du type des innovations
phonétiques spontanées dont le mode physiologique de
développement est déjà connu avec une grande précision dans
un grand nombre de cas et dont on peut même déterminer les
modalités générales comme l'a fait pour certaines transformations
M. Grammont, mais dont les causes efficientes n'en sont pour
cela ni moins obscures ni moins énigmatiques ; et de l'autre côté,
il est en présence de la substitution du français aux parlers
locaux, fait historique dont les raisons immédiates sont claires
et qui rentre dans le type général de la substitution des grandes
langues communes de civilisation aux langues particulières de
petits groupements locaux.

Le second phénomène manifeste la tendance qui entraîne les
membres d'un même ensemble social à se conformer les uns aux
autres en tout ce qui est utile à l'exercice de leurs fonctions
communes. Le premier phénomène seul, la transformation spontanée,
est à expliquer par une action identique qui a dû s'exercer
d'une même manière chez tous les enfants nés à Paris durant un
certain laps de temps. La distinction des deux procès est essentielle
ici ; il est clair en effet qu'on n'a chance d'arriver à déterminer
la nature de cette action directe que si l'on a d'abord réussi
à la localiser d'une manière précise.

II

Le groupe de faits linguistiques où l'action de causes sociales
est dès maintenant reconnue de la manière la plus certaine et le
plus exactement déterminée est celui des innovations apportées
au sens des mots 12. Mais, conformément au principe qui vient
d'être posé, celui de la distinction des procès, il convient de ne
233pas envisager tous les changements de sens d'une manière
globale.

La première classification des changements de sens a été
naturellement une classification logique ; on s'est demandé
comment avaient varié l'extension et la compréhension des
mots ; et l'on a présenté les changements de sens comme s'ils
étaient l'effet des diverses sortes de métaphores. Le petit livre
d'Arsène Darmesteter sur la Vie des mots est encore tout dominé
par ces conceptions a priori.

Mais Michel Bréal, dans un compte rendu, a fait dès l'abord
remarquer ce qu'il y a de scolastique dans ce procédé et a mis
en évidence les réalités psychiques et sociales qui se cachent
sous ces abstractions (voir l'article sur l'Histoire des mots, reproduit
dans l'Essai de sémantique, 3e édition, p, 279 et suiv.).
Depuis, ces observations ont été reprises par Bréal dans son
Essai de sémantique et développées avec la finesse et le sens de la
réalité qui caractérisaient l'auteur, mais sans recherche d'un
système complet et fermé.

D'autre part, et plus récemment, Wundt, dans sa Sprache,
consacrait aux changements de sens un long chapitre et montrait
par quel jeu complexe d'associations et d'aperceptions les mots
changent de sens, substituant d'une manière définitive aux
subdivisions a priori des logiciens l'examen détaillé de la réalité
psychique, et rendant impossible de parler désormais des métaphores
du langage d'une manière vague, comme on le fait encore
trop souvent. Mais Wundt, lui-même, ne conteste pas que
l'association est loin de tout expliquer, et il serait aisé de
montrer que, si elle est toujours l'élément fondamental des
faits psychiques qui interviennent dans les changements de
sens, elle n'est nulle part la cause efficiente qui les détermine ;
ce qui fait que les études sur le développement du sens des
mots, malgré de nombreuses tentatives, n'ont pas encore abouti
à une théorie complète, c'est qu'on a voulu deviner les faits et
qu'on ne s'astreint pas à suivre l'histoire des mots, et à tirer de
l'examen de cette histoire des principes fixes ; or, nulle part
moins qu'en sémantique, on ne peut déterminer a priori les
234conditions de production des phénomènes ; car en aucune partie
de la linguistique les conditions ne sont plus complexes, plus
multiples et plus variées suivant les cas.

Néanmoins, il est permis de dire que, si, faute de renseignements
suffisants, il est souvent — et peut-être même le plus souvent
— impossible de déterminer les conditions d'un changement
de sens particulier, les causes générales de ces changements sont
maintenant connues pour l'ensemble, et il suffit de classer systématiquement
les faits observés et les explications certaines
qu'on en a trouvées, pour reconnaître que, sous le nom de
changements de sens, on réunit des faits de natures bien
distinctes, relevant de procès entièrement différents les uns des
autres, et dont l'étude ne saurait par suite former un chapitre
unique de la linguistique.

Avant d'énumérer les procès qui aboutissent aux changements
de sens, il importe d'ailleurs de rappeler que les phénomènes
linguistiques ont une spécificité caractéristique et que les causes
efficientes qui vont être examinées n'agissent pas seules, qu'elles
interviennent seulement au milieu de groupes de faits d'une
nature spéciale qui sont les faits linguistiques.

Il faut tenir compte tout d'abord du caractère essentiellement
discontinu de la transmission du langage : l'enfant qui apprend
à parler ne reçoit pas la langue toute faite : il doit la recréer
tout entière à son usage d'après ce qu'il entend autour de lui,
et c'est un fait d'expérience courante que les petits enfants
commencent par donner aux mots des sens très différents de ceux
qu'ont ces mêmes mots chez les adultes dont ils les ont appris 13.
Dès lors, si l'une des causes qui vont être envisagées vient à agir
d'une manière permanente, et si, par suite, un mot est souvent
employé d'une manière particulière dans la langue des adultes,
c'est ce sens usuel qui s'impose à l'attention de l'enfant, et le
vieux sens du mot, lequel domine encore dans l'esprit des
235adultes, s'efface dans la génération nouvelle ; soit, par exemple,
le mot saoul dont le sens ancien est « rassasié » ; on en est venu
à appliquer ce mot aux gens ivres, qui sont « rassasiés de boisson » ;
les premiers qui ont ainsi employé le mot saoul s'exprimaient
avec une sorte d'indulgence ironique et évitaient la
brutalité du nom propre ivre, mais l'enfant qui les entendait
associait simplement l'idée de l'homme ivre à celle du mot saoul,
et c'est ainsi que saoul est devenu le synonyme du mot ivre
qu'il a même remplacé dans l'usage familier ; par là même le
mot saoul est celui qui maintenant exprime la chose avec le plus
de crudité. Cette discontinuité de la transmission du langage ne
suffirait à elle seule à rien expliquer, mais, sans elle, toutes les
causes de changement auraient sans doute été impuissantes à
transformer le sens des mots aussi radicalement qu'il l'a été dans
un grand nombre de cas : d'une manière générale d'ailleurs, la
discontinuité de la transmission est la condition première qui
détermine la possibilité et les modalités de tous les changements
linguistiques ; un théoricien est même allé jusqu'à vouloir expliquer
par la discontinuité tous les changements linguistiques
(voy. E. Herzog, Streitfragen der romanischen Philologie, I).

En ce qui concerne spécialement le changement de sens, une
circonstance importante est que le mot, soit prononcé, soit
entendu, n'éveille presque jamais l'image de l'objet ou de l'acte
dont il est le signe ; comme l'a si justement dit M. Paulhan
cité par M. Leroy, Le langage, p. 97 : « comprendre un mot,
une phrase, ce n'est pas avoir l'image des objets réels que
représente ce mot ou cette phrase, mais bien sentir en soi un
faible réveil des tendances de toute nature qu'éveillerait la perception
des objets représentés par le mot ». Une image aussi
peu évoquée, et aussi peu précisément, est par là même sujette
à se modifier sans grande résistance.

Tous les changements de forme ou d'emploi que subissent
les mots contribuent indirectement aux changements du sens.
Aussi longtemps qu'un mot reste associé à un groupe défini de
formations, il est tenu par la valeur générale du type, et sa
signification garde par suite une certaine fixité ; mais, si pour
236quelque raison que ce soit, le groupe se disloque, les divers
éléments qui le constituent, n'étant plus soutenus les uns par
les autres, sont exposés à subir l'action des influences diverses
qui tendent à modifier le sens.

Soit par exemple l'adjectif latin uiuus : il est en latin inséparable
du verbe uiuere « vivre », du substantif uita « vie », etc.,
et, par suite, ne saurait d'aucune manière perdre le sens de
« vivant ». Mais du jour où la prononciation a, comme en français,
séparé l'adjectif vif du verbe vivre et où la communauté
radicale avec le mot vie a. cessé d'être perceptible, une nuance de
sens qui existait déjà en latin, celle de « mobile, animé », a pu
prendre le dessus.

Un mot tel que tegmen, qui relève d'un type de formation
clair et productif en latin, est par là même inséparable du verbe
tegere « couvrir » et garde le sens général de « couverture ». Au
contraire un substantif tel que tectum, dont le type de formation
n'est plus productif en latin, peut recevoir un sens spécialisé,
celui de « toit » ; un autre substantif, appartenant à un type de
formation également improductif dans la même langue, tegula,
a pris un sens plus étroitement spécialisé encore, celui de
« tuile » ; enfin toga, qui est une formation très ancienne et
presque unique en son genre en latin, a le sens le plus éloigné
de celui du groupe principal constitué par tegere, tegmen, et désigne
une sorte de vêtement.

En latin, le mot captiuus « prisonnier » était étroitement
associé à capere « prendre », captus « pris », etc., et le sens de
« captif » ne pouvait par suite être perdu de vue ; mais capere a
en partie disparu, en partie subsisté avec des significations particulières,
et ce sont les représentants de prehendere qui expriment
l'idée de « prendre » dans les langues romanes ; dès lors captiuus
était à la merci des actions extérieures, et le mot prend le sens
de « misérable, mauvais » dans l'italien cattivo, le français chétif
(provincial cheti, signifiant « mauvais » dans une grande partie
de la France).

En allemand le mot schlecht dont le sens était « uni, simple »
a eu, sous l'influence de schlichten « unir, aplanir, débrouiller »,
237un doublet schlicht ; schlicht étant associé à schlichten, a gardé le sens
ancien ; mais schlecht, devenu un adjectif isolé, a subi un fort
changement ; ein schlechter mann « un simple homme du
commun », par opposition aux gens qui occupent un rang plus
ou moins élevé ; dans une société aristocratique comme celle du
XVIIIe siècle, où les rangs étaient bien marqués, celui qui était un
schlechter mann était peu considéré, c'était un homme de peu, un
homme sans valeur, et le mot schlecht a ainsi suivi la voie qu'avait
suivie captivus en roman ; il a fini par signifier « mauvais » tout
simplement, et ce sens est entièrement fixé dès le début du
XIXe siècle.

Le mot français dialectal maraud « matou » a fourni un verbe
marauder « faire le matou » ; en Berry, où le mot maraud tend
à disparaître, le verbe dérivé marauder qui signifiait d'abord
« miauler bruyamment », a été appliqué à l'acte de « pleurer avec
bruit et d'une manière désagréable » (employé. avec une intention
plutôt méprisante) ; le français littéraire, où maraud n'a
jamais existé, a emprunté marauder au sens de « voler » avec une
nuance particulière ; ni l'un ni l'autre de ces développements de
sens n'aurait sans doute abouti aussi complètement dans des
parlers où maraud « matou » aurait existé (sur les faits voir Sainean,
La création métaphorique en français et en roman, I, [Halle,
1905] p- 73 et 84).

Les exemples de ce genre sont innombrables.

Mais qu'il s'agisse de la discontinuité de la transmission du
langage ou de l'isolement de certains mots, les conditions linguistiques
considérées ne sont jamais que des conditions en quelque
sorte négatives ; elles créent la possibilité linguistique du changement
de sens, mais elles ne suffisent pas à le déterminer ; elles
sont des conditions nécessaires, mais non pas des conditions
suffisantes, et il reste à mettre en évidence les causes efficientes
des innovations.

Les causes générales qui peuvent servir à expliquer les changements
de sens semblent pouvoir être ramenées à trois grands
types irréductibles les uns aux autres, et qui constituent trois
sortes d'actions différentes ; le résultat est, dans les trois cas, un
238changement de sens, et pour cette raison, le linguiste est disposé
à les grouper ; mais les trois procès sont spécifiquement distincts
et n'ont en réalité rien de commun que le résultat, si bien que,
dans une étude réellement scientifique, il y a lieu de les traiter
séparément.

Quelques changements, en nombre assez restreint du reste,
procèdent de conditions proprement linguistiques : ils proviennent
de la structure de certaines phrases, où tel mot paraît jouer un
rôle spécial. Ainsi, dans les phrases négatives, interrogatives ou
conditionnelles, un mot vague comme homme, chose se trouve
souvent avoir une valeur tout à fait indéfinie ; ainsi qu'on l'a
déjà noté, les mots n'éveillent en général pas expressément
l'image des objets auxquels ils sont associés ; et dans des tours
de ce genre, très vagues par eux-mêmes et rendus plus inexpressifs
encore par la fréquente répétition, aucune image n'est
évoquée, ni chez celui qui parle, ni chez celui qui écoute ; le
mot arménien moderne marth « l'homme », dans une phrase
telle que marth tch ga « nul homme n'est ici (il n'y a personne) »
ou marth egaw « un homme est venu ? » (quelqu'un est-il venu ?),
a déjà la valeur d'un indéfini pur et simple ; le mot manna
« homme » s'emploie de la même manière dans les textes
gotiques, les plus anciens textes germaniques suivis qu'on
possède ; le mot « homme » est susceptible d'acquérir ainsi la
valeur d'un indéfini, et c'est par ce procédé que le français on
(continuation du latin homo), l'allemand et l'anglais man
(correspondant au gotique manna) ont pris leur sens caractéristique.
Le mot latin alter signifiait « autre », quand il s'agit
de deux objets, par conséquent « second, l'un des deux » ;
mais dans une phrase négative, alter ne se distingue pas essentiellement
pour le sens de alius « autre par rapport à plus de
deux » ; la phrase d'Ovide : neque enim spes altera restat peut se
traduire à volonté : « il n'y a pas un second espoir », ou « il
n'y a pas d'autre espoir », sans que le sens soit au fond changé ;
le mot alter a pris dans ce type de phrases la valeur de alius ;
cette valeur a été transportée dans des phrases quelconques, et
239les langues romanes, laissant tomber alius, n'ont conservé que
alter, pour exprimer le sens de « autre » ;la disparition du comparatif
et du superlatif avait du reste fait perdre l'habitude d'opposer
la comparaison entre deux objets (type ualidior manuum « la plus
forte des deux mains ») à la comparaison entre plusieurs (ualidissimus
uirorum
« le plus fort des hommes »). De même, sous
l'influence de ne, les mots français pas, rien, personne ont pris,
dans les phrases négatives, une valeur négative, si bien que la
négation ne est devenue inutile dans le français actuel et que pas,
rien, personne sont négatifs par eux-mêmes dans la langue
familière et courante. Le mot latin magis « plus, de plus, bien
plus », placé en tête de la phrase, comme il arrive déjà en latin,
fait l'effet d'une liaison entre deux phrases et devient le français
mais. On le voit, tous ces procès purement linguistiques aboutissent
moins à créer un changement de sens qu'à transformer
des mots à sens concret en simples outils grammaticaux, en
éléments de construction de la phrase. C'est une conséquence
immédiate de la nature même du procès en question.

Inversement, les catégories grammaticales servent parfois à
transformer le sens d'un mot : le latin homo servait à indiquer
l' « homme » en tant qu'être humain, sans acception de sexe ;
mais le genre grammatical de homo était le masculin qui, là où
il a une valeur définie, a celle de désigner le sexe mâle ; le représentant
roman de homo a été amené ainsi à joindre au sens de
« être humain » celui de « homme de sexe masculin », et le
mot uir, qui avait ce sens en latin ancien, a été éliminé. — Une
même racine fournit en grec un aoriste signifiant « voir », ἰδεῖν,
et un parfait signifiant « je sais », οἶδα ; ces deux sens sont
anciens, car ils se retrouvent l'un dans latin uidere, etc., l'autre
dans sanskrit veda « je sais », gotique wait (allemand weiss), etc.,
et le slave oppose également vidêti « voir » à vêdêti « savoir » ;
ils tiennent à ce que l'aoriste indiquant l'action pure et simple
se prête à noter une simple sensation : « voir », tandis que le
parfait, qui indique le résultat acquis d'un acte antérieur, convient
pour signifier « savoir ».

Ces cas où l'agent essentiel du changement est la forme
240grammaticale sont d'une espèce assez rare, car les catégories
grammaticales qui répondent à quelque réalité objective sont en
petit nombre, et par suite, les conditions de réalisation de ces
procès ne se rencontrent pas très souvent ; mais la forme grammaticale
du mot est partout l'un des éléments dont dépend le
changement ou le maintien du sens.

Un second type de changements de sens est celui où les
choses exprimées par les mots viennent à changer. Les mots
français père et mère sont la continuation exacte des mots indo-européens
qui indiquaient le père et la mère, et pourtant les
mots français ne sont pas associés aux mêmes représentations que
les mots indo-européens correspondants ; ces mots indo-européens
désignaient des relations sociales définies bien plutôt
qu'ils ne visaient la relation de paternité et de maternité physiologiques,
cette dernière étant exprimée par des mots qui sont
en latin genitor et genetrix ; mais la structure sociale ayant
changé, la famille patriarcale indo-européenne ayant disparu,
les mots père et mère expriment avant tout la paternité et la
maternité physiques ; et dès lors on est conduit à appliquer les
mots de père et mère aux animaux ; en français populaire, un père
est un « mâle », et une mère une « femelle », et ce sens est si
complètement développé qu'il y a des patois français où les
formes locales de père et mère signifient simplement « mâle » et
« femelle » d'animaux, et où l'on recourt aux formes françaises
communes — qui semblent plus élégantes et conformes à la
dignité des parents — pour désigner proprement le « père » et
la « mère » ; dans les anciennes langues indo-européennes, les
mots qui correspondent au latin pater et mater n'admettent pas
cet emploi ; ils indiquent une situation sociale, une dignité, et
ils ont une valeur religieuse, qui apparaît clairement dans le t.
Juppiter (ancien dyeu-pater « Père-Ciel »).

Un autre exemple montre à quels changements étranges peut
entraîner la variation des choses. La peine infligée aux criminels
français à un certain moment a été de les envoyer ramer sur
les galères du roi ; la locution envoyer aux galères était donc une
241manière d'exprimer la condamnation à une peine grave ; on a
cessé ensuite d'employer les rames sur les vaisseaux, les criminels
ont été envoyés dans des bagnes de terre ferme ; mais
l'expression envoyer aux galères a subsisté, et un galérien a été un
forçat qui subissait sa peine dans une sorte de prison ; le terme
est maintenant en voie de disparition, mais dans la mesure où
l'on s'en sert encore, il n'a plus d'autre valeur que celle de
« forçat ».

Les changements de ce genre atteignent constamment presque
tous les mots ; mais on ne les remarque que lorsqu'ils présentent
quelque chose de singulier et d'étrange ; on dit du papier (latin
papyrum) de chiffons ; la plume de fer s'est substituée à la plume
d'oie sans que le nom ait varié ; et ainsi de suite ; les changements
des choses ne se traduisent que d'une manière restreinte
par des changements des mots : car les mots étant associés à des
représentations toujours très complexes s'associent facilement à
des représentations qui ont avec celles d'une génération précédente
quelques traits communs. Et c'est ainsi que la variation de
sens de beaucoup de mots, c'est-à-dire au fond la variation des
notions auxquelles est associé le nom donné, traduit des changements
sociaux plus profonds : toute l'histoire de la société grecque
se réfléchit indirectement dans le contraste entre le compagnon
de guerre et d'expédition maritime de l'époque homérique, -,
l'ἑταῖρος, et la courtisane athénienne ou alexandrine, l'ἑταίρα.

De cette catégorie il faut, rapprocher les changements qui
ont lieu quand un mot en doit remplacer un autre frappé de
quelque « tabou », ou, ce qui est un fait d'espèce voisine, éliminé
pour quelque raison de convenance : si les noms propres de la
prostituée sont évités par convenance, on est conduit à associer
à la prostituée le nom de la femme mariée ; et c'est ainsi que
garce, puis fille ont été appelés successivement à fournir le nom
de la fille publique ; il y a ici une application d'un nom à un
objet dont il n'était pas le nom propre, mais qui a été attribué à
cet objet par un acte exactement comparable à celui qui a fait
nommer plume la pointe de fer substituée à la plume d'oie taillée
qu'on employait antérieurement ; la cause initiale est ici de
242nature sociale, mais cette cause sociale agit à peu près de la
même manière qu'agit le changement de la réalité désignée par
le nom.

Un même mot change de sens suivant les lieux ; ainsi un
mot indo-européen *prtu-, qui désigne un « endroit par où on
peut passer », signifie, suivant le cas, un pont, une porte, un
gué (ces trois sens sont attestés en ancien iranien, dans la langue
de l'Avesta) ; c'est le hasard des circonstances locales qui fait
que le latin ne garde portus qu'au sens de « port » (tandis que
le mot voisin porta prend celui de « porte »), et que le gaulois
ritu- dans Ritu-magus « champ du gué », le vieux gallois rit et
l'anglo-saxon ford, lé vieux haut allemand furt (qui sont le même
mot) conservent seulement la valeur de « gué ».

Les développements de sens reflètent l'organisation sociale,
l'organisation domestique. Il est intéressant par exemple de voir
comment le mot qui signifie « dehors » provient du nom de la
porte, ainsi en latin foras et foris, en grec : θύραζε, θύρασι, θύρηφι,
en arménien : durs, en persan : dar ; et ceci coïncide avec le fait que
simultanément « dehors », se dit « aux champs », c'est-à-dire
« hors de la maison » dans irlandais immag « foras » et immaig
« foris », à côté de mag « champ », dans breton erméaz, gallois
i maes à côté de méaz, maes « champ », dans lituanien laukan,
lauke, à côté de laukas « champ » et dans arménien artakhs à
côté de art « champ » ; ce sont les expressions qui avaient cours
dans chacune des grandes familles qui étaient l'unité sociale
par excellence ; on y opposait l'enclos familial, le dvor slave, à
tout ce qui était en dehors, notamment aux champs. — Un
mot tel que le latin sponsa « promise » prend le sens de
« fiancée », d'où dans certaines langues romanes celui d'« épouse »,
parce que le verbe latin spondeo « je promets » est le terme rituel
prononcé par le père pour répondre « oui » à un prétendant à
la main de sa fille.

Et ceci amène naturellement à envisager l'ordre des causes
qui forme l'objet principal de la présente étude, la répartition
des hommes de même langue en groupes distincts : c'est de cette
hétérogénéité des hommes de même langue que procèdent le
243plus grand nombre des changements de sens, et sans doute
tous ceux qui ne s'expliquent pas par les causes précitées.

III

L'action de la division des hommes en classes distinctes sur le
sens des mots a déjà été souvent signalée par les auteurs qui ont
écrit sur la sémantique ; et Bréal en particulier l'a exprimée
avec une grande précision : « A mesure qu'une civilisation
gagne en variété et en richesse, les occupations, les actes, les
intérêts dont se compose la vie de la société se partagent entre
différents groupes d'hommes ; ni l'état d'esprit, ni la direction de
l'activité ne sont les mêmes chez le prêtre, le soldat, l'homme politique,
l'agriculteur. Bien qu'ils aient hérité de la même
langue, les mots se colorent chez eux d'une nuance distincte,
laquelle s'y fixe et finit par y adhérer… Au mot d'opération, s'il
est prononcé par un chirurgien, nous voyons un patient, une
plaie, des instruments pour couper et tailler ; supposez un militaire
qui parle, nous pensons à des armées en campagne ; que ce
soit un financier, nous comprenons qu'il s'agit de capitaux en
mouvement ; un maître de calcul, il est question d'additions et
de soustractions 14. Chaque science, chaque art, chaque métier,
en composant sa terminologie marque de son empreinte les
mots de la langue commune » (Essai de sémantique, 3e édit.,
p. 285 et suiv. ; voir surtout les chapitres de la Polysémie, p. 143
et suiv., et D'un cas particulier de polysémie, p. 151 et suiv.).
On trouvera des observations analogues de L. Duvau, Mémoires
de la Société de linguistique
, XIII, 234 et suiv., de M. Meringer,
Indogermanische Forschungen, XVII, de M. Schuchardt, dans son
travail sur trouver, Sitsungsberichte de l'Académie de Vienne,
phil. hist. cl., vol. CXLI (année 1899) ; on consultera aussi
Roques, Méthodes étymologiques, Journal des savants, août 1905).
244Dans sa publication dédiée à Adolf Mussafia (Graz, 1905),
M. Schuchardt écrit : « Bien que l'origine de tous (les mots
signifiant « devoir » [all. müssen] en italien dialectal) ne soit
pas éclaircie, il semble qu'il s'y réfléchisse surtout des différences
sociales. Le devoir de l'esclave n'est pas celui du maître, l'esclave
aura aussi facilement un mihi ministerium est aux lèvres que le
maître un mihi calet. »

Le fait fondamental est donc qu'un mot qui, dans la langue
commune d'une société, a un sens étendu s'applique, dans un des
groupes restreints qui existent à l'intérieur de cette société, à
des objets plus étroitement déterminés, et inversement ;
M. Meringer dit très bien, dans Indogermanische Forschungen,
XVIII, 232 : « un mot élargit sa signification quand il passe
d'un cercle étroit à un cercle plus étendu ; il la rétrécit quand il
passe d'un cercle étendu à un cercle plus étroit ». L'exemple du
mot opération définit assez le principe pour qu'il soit inutile d'en
ajouter d'autres ; aussi bien le fait est-il d'expérience courante.
Chaque groupe d'hommes utilise d'une manière particulière les
ressources générales de la langue.

Les groupes où le sens des mots se précise ainsi ne sont pas
seulement des groupes professionnels ; tout ensemble d'individus,
qui a, à quelque point de vue que ce soit, des relations spéciales
à l'intérieur d'une société a, par là même, des notions spéciales
et obéit à des convenances spéciales au petit groupe qu'il constitue,
soit transitoirement, soit d'une manière permanente ; or,
la signification d'un mot est définie par l'ensemble des notions
auxquelles est associé le mot, et les associations diffèrent évidemment
suivant le groupe où le mot est employé. Le vocabulaire
des femmes n'est pas identique à celui des hommes : le mot
habiller a, en français, une tout autre valeur chez les femmes
que chez les hommes, parce qu'il s'applique a un acte dont le
caractère et l'importance sont entièrement différents. Ailleurs
c'est par convenance que les femmes s'expriment autrement que
les hommes : il y a par exemple un dialecte serbe où les
femmes évitent le nom propre du bœuf, kurjak, employé par
les hommes, parce que ce mot a en même temps le sens de
245« pénis », et recourent à d'autres mots. On emploie partiellement
une terminologie spéciale à la caserne, dans un groupe d'étudiants,
dans un groupe sportif ; et, il importe de le noter, les
mêmes individus appartiennent simultanément ou successivement
à plusieurs des groupes en question, si bien qu'ils subissent à la
fois ou à divers moments de leur vie des influences diverses.

Les hommes qui exercent une même profession ont à désigner
un grand nombre d'objets et de notions pour lesquels la langue
commune n'a pas de noms parce que le commun des hommes ne
s'en occupe pas. Beaucoup de ces désignations sont obtenues en
attribuant à des objets le nom d'autres objets avec lesquels ceux-ci
ont une ressemblance plus ou moins lointaine ; on désigne
ainsi sous le nom de chèvre telle machine servant à porter ; en
anglais, cat « chat » est aussi un crampon qui sert à saisir l'ancre
(d'après les griffes du chat, etc.). On n'entend marquer par là
que des analogies vagues, et très souvent, au lieu de recourir au
mot lui-même, on se sert d'un dérivé ; le chevalet est autre chose
que le cheval, la manette autre chose que la main ; ce procédé de
dérivation est de règle en russe, où le « bec » d'une cafetière est
un nosik et non un nos « nez » (voir Boyer et Spéranski, Manuel
de russe
, p. 113, n. 4).

Quelle que soit la nature du groupe considéré, le sens des
mots est sujet à y varier non seulement en raison des circonstances
spéciales qui le déterminent, comme il arrive par exemple
pour le mot opération, mais aussi en raison de ce qu'il s'agit
d'un groupe plus ou moins isolé du reste de la société, plus ou
moins fermé, plus ou moins autonome ; car la variation du
vocabulaire ne se limite pas à ce qu'exige la nature même du
groupe ; elle est grossie intentionnellement par suite de la tendance
qu'a chaque groupe à marquer extérieurement son indépendance
et son originalité ; tandis que l'action de la société
générale tend à uniformiser la langue, l'action des groupements
particuliers tend à différencier, sinon la prononciation et la
grammaire, qui restent sensiblement unes, du moins, le vocabulaire,
des individus qui y prennent part. Il y a là deux
tendances antagonistes qui résultent immédiatement et du
246caractère de la langue générale et du rôle spécial des langues
particulières.

Les langues de groupes particuliers deviennent ainsi les
« argots », et ces argots eux-mêmes se constituent parfois en
langues artificielles, par des altérations systématiques, ainsi en
France le jargon des bouchers, le loucherbème : ce qui montre
bien que le fait est naturel, c'est qu'il se retrouve dans des
langues tout à fait différentes. M. Chéron décrit ainsi les argots
des marchands de porcs, des marchands de grain, des sampaniers,
des chanteuses, etc., du Tonkin, qui sont autant de déformations
de l'annamite (voir Bulletin de l'École française d'Extrême-Orient,
V, 47 et suiv.).

L'action de la tendance aux innovations de sens dans les
langues particulières est d'ailleurs facilitée par plusieurs circonstances.
Dans un groupe limité, il est souvent question des
mêmes choses ; les associations d'idées sont les mêmes chez les
divers individus, et l'on s'y entend sans avoir besoin de préciser ;
d'autre part, ce qui, pour une personne étrangère au groupe,
serait obscur est clair pour les membres du groupe dès l'instant
que certains procédés d'expression ont commencé d'y avoir
cours, qu'une manière s'y est créée.

Ainsi s'explique le trait caractéristique des changements de
sens argotiques que M. Schwob et G. Guieysse ont mis en évidence
(Mémoires de la Société de linguistique, VII, 33 et suiv.) :
la dérivation synonymique 15. Si un mot A a simultanément deux
significations, l'une x dans la langue générale, l'autre y en argot,
tous les synonymes approximatifs du mot A de la langue générale
au sens x seront admis en argot à avoir la signification y de
l'argot ; par exemple, si polir est employé en argot au sens de
« voler », qui se rencontre déjà chez Villon, on pourra employer
de même fourbir, brunir, sorniller, nettoyer ; si battre signifie une
fois « tromper » en argot, on pourra donner le même sens à
taper, estamper, etc. Le souci de demeurer inintelligible au vulgaire
247est pour beaucoup dans le développement considérable
qu'a reçu le procédé en argot ; mais le principe même n'est pas
propre à l'argot entendu au sens étroit, et le procédé se retrouve,
en une mesure plus ou moins étendue, dans toutes les langues
de groupes particuliers ; par exemple, dans un groupe où l'on
s'est mis à employer des adverbes tels que terriblement pour
exprimer ce que la langue commune indique par très, on est
conduit à employer à l'occasion tous les synonymes approximatifs
tels que effroyablement, redoutablement, ou des adverbes de
même sorte ; c'est sans doute à quelque synonymie de ce genre
que les formes négatives, pas, point, mie du français, doivent leur
origine ; du jour où l'un de ces mots a pris une valeur proprement
négative, il a éliminé les autres ; mie est sorti de tout
l'usage français, point de l'usage dans la langue parlée, et il n'est
resté que pas, lequel a cessé d'être une détermination de la
négation pour devenir par lui-même la négation usuelle en
français parlé. De pareilles modifications du sens des mots par
synonymie ne s'expliquent que dans des groupes fermés ; la
résistance à l'innovation linguistique, qui est chose normale
dans l'ensemble du groupe social, est anéantie sur un point particulier
dans le petit groupe en question où, en se singularisant
à l'égard de l'ensemble, l'individu ne fait que mieux marquer sa
solidarité avec le groupe étroit dont il fait partie.

L'une des causes qui font que les groupes particuliers sont
éminemment propres a modifier leur vocabulaire, c'est que les
éléments qui constituent chaque groupe ne sont souvent pas
homogènes au point de vue linguistique et que, de plus, ils sont
soumis à des influences étrangères. En effet les groupements qui
se forment à l'intérieur d'une société, et notamment les groupements
professionnels, sont composés de gens qui ne sont pas
nécessairement issus d'une même localité, ni même d'une même
région, et dont, par suite, la langue n'est pas identique : par
elle-même, et sans qu'on fasse intervenir l'action de l'une quelconque
des langues locales en question, cette absence d'homogénéité
est évidemment une cause d'instabilité et d'incertitude,
et — on ne l'a pas assez remarqué — c'est l'une des principales
248causes, la principale peut-être, de tous les changements linguistiques,
de ceux de la prononciation et de la grammaire comme
de ceux du vocabulaire, des changements spontanés comme des
emprunts.

De plus, les éléments étrangers tendent à introduire dans la
langue du groupe des formes de leur propre langue : c'est
ainsi que la langue des étudiants allemands renferme des mots
d'origines dialectales très diverses ; dans sa Studentensprache, 65,
M. Kluge en fournit des exemples, notamment le bas allemand
gnote au lieu du haut allemand genosse « compagnon ». M. Horn
fait la même remarque pour la langue des soldats allemands,
dans sa Soldatensprache, 9 et suiv. Cette influence d'éléments
étrangers se manifeste souvent par des traductions ; ainsi, dans
la langue spéciale des premiers chrétiens, l' « ancien » qui était
le « prêtre » était désigné par le mot πρεσβύτερος en grec ; dans
le groupe des chrétiens de langue latine, où se trouvaient mêlés
de nombreux éléments helléniques ou hellénisés, le mot a été
gardé tel quel ; on a dit presbiter, qui a subsisté en français sous
les formes prêtre et aussi prouvoire en vieux français.

On conçoit enfin qu'on puisse recourir à un autre procédé et
que, au lieu d'employer le mot étranger, on le traduise, c'est ce
qui a été fait en Orient : en Arménie le mot erêc̣ « ancien » a
aussi reçu le sens de « prêtre », et le géorgien fait exactement
de même avec son mot signifiant « ancien ». Ou bien encore on
peut, ce qui revient à peu près au même, charger un mot national
d'un sens étranger ; ainsi l'anglo-saxon eorl « homme libre
(qui va à la guerre), noble » a reçu sous Knut le sens du mot
norrois jarl « vice-roi, gouverneur de province » qui était
reconnu par le sujet parlant pour identique au mot anglais ; sous
la domination normande, le même eorl a servi d'équivalent au
français comte, et c'est cette valeur que earl a encore en anglais
moderne.

De ce double procédé d'emprunt et de traduction de termes
étrangers il résulte que les vocabulaires des groupes particuliers
qui sont en relation avec des groupes pareils dans des pays
parlant d'autres langues présentent d'ordinaire un grand nombre
249de ressemblances. Le vocabulaire militaire par exemple est à peu
près le même d'un bout de l'Europe à l'autre.

Le fait est particulièrement sensible dans les groupes composés
de savants, ou bien où l'élément scientifique tient une place
importante. Les savants, opérant sur des idées qui ne sauraient
recevoir une existence sensible que par le langage, sont très sujets
à créer des vocabulaires spéciaux dont l'usage se répand rapidement
dans les pays intéressés. Et comme la science est éminemment
internationale, les termes particuliers inventés par les
savants sont ou reproduits ou traduits dans des groupes qui
parlent les langues communes les plus diverses. L'un des meilleurs
exemples de ce fait est fourni par la scolastique dont la langue
a eu un caractère éminemment européen, et à laquelle l'Europe
doit la plus grande partie de ce que, dans la bigarrure de ses
langues, elle a d'unité de vocabulaire et d'unité de sens des mots.
Un mot comme le latin conscientia a pris dans la langue de l'école
un sens bien défini, et les groupes savants ont employé ce mot
même en français ; les nécessités de la traduction des textes étrangers
et le désir d'exprimer exactement la même idée ont fait
rendre la même idée par les savants germaniques au moyen de
mith-wissei en, gotique, de gi-wizzanî en vieux haut-allemand
(allemand moderne gewissen). Souvent les mots techniques de ce
genre sont traduits littéralement et n'ont guère de sens dans la
langue où ils sont transférés ; ainsi le nom de l'homme qui a de
la pitié, latin misericors, a été traduit littéralement en gotique
arma-hairts (allemand b-arm-herzig) et a passé du germanique en
slave, par exemple russe milo-serdyj. Ce sont là de pures transcriptions
cléricales de mots latins.

Quand, comme il est arrivé assez souvent au cours de l'histoire,
les éléments dominants d'une nation ont parlé une langue
différente de celle des autres groupes, les parties de la nation qui
approchent immédiatement la caste dominante et qui nécessairement
apprennent plus pu moins la langue de cette caste se
constituent un vocabulaire où figurent un grand nombre de
termes étrangers au moins pour les notions qui importent à la
caste. Le nom vieil anglais de l'armée here a été éliminé dans le
250langage des gens qui entouraient l'aristocratie normande au profit
des mots d'origine française army et host.

A l'intérieur d'une langue donnée, définie par une prononciation
une et surtout par l'identité des formes grammaticales, il y
a en réalité autant de vocabulaires particuliers qu'il y a de
groupes sociaux ayant une autonomie dans la société qui parle
cette langue, et tout groupe d'hommes a ses désignations
spéciales, non seulement de ce qui lui est particulier, mais aussi
de nombreuses choses qui lui sont communes avec les autres
membres des groupes plus étendus dont ces hommes font partie ;
les exemples pourraient aisément être multipliés ; les types indiqués
suffisent à fixer les idées.

Les changements de sens qui viennent d'être sommairement
décrits ne restent pas confinés dans les cercles où ils se produisent.
Une fois sortis des groupements particuliers où ils ne figurent
que d'une façon transitoire ou périodique, les individus
n'échappent pas aux habitudes qu'ils y ont contractées, et même
quand ils ont affaire à des personnes étrangères aux divers
groupes dont ils font eux-mêmes partie, ils restent sujets à
employer les mots avec le sens que ceux-ci ont pris dans un
groupe. D'autre part, s'il s'agit de groupes qui ont un prestige,
notamment de groupes aristocratiques ou de groupes savants,
les individus qui n'y ont pas accès se plaisent à en reproduire les
usages, et notamment le vocabulaire ; ainsi des mots germaniques
qui désignaient anciennement le « chef », le « seigneur », à
savoir frô et truhtîn, le premier n'apparaît plus en vieux haut
allemand qu'en fonction de vocatif, pour interpeller, et le
second sert presque uniquement à désigner « Dieu » (le seigneur
céleste) ; le chef terrestre, le seigneur est désigné par un mot
calqué sur le latin senior, le mot hérro et ce mot nouveau,
emprunté par l'aristocratie germanique à la nomenclature latine,
a si bien remplacé dans tout l'ensemble de l'allemand les vieux
mots que, dès le XIe siècle, le vieux haut allemand tend à
employer hérro même pour Dieu et qu'aujourd'hui seul subsiste
le mot Herr (voir Ehrismann, Zeitschrift fur deutsche
Wortforschung
, VII, p. 173 et suiv.). Cette extension est
251d'ailleurs nécessaire dans beaucoup de cas ; car c'est seulement
dans les vocabulaires spéciaux que nombre de notions nouvelles
ont trouvé d'abord une expression propre et exacte.

Les sens particuliers qui se sont produits dans des groupements
étroits ont donc de nombreuses occasions de passer à la langue
commune, soit par mode, soit par nécessité ; il y a là de véritables
emprunts à l'intérieur d'une même langue.

Il importe de définir ici ce que l'on entend en linguistique par
l'emprunt.

Soit une langue considérée à deux moments successifs de son
développement ; le vocabulaire de la seconde époque considérée
se compose de deux parties, l'une qui continue le vocabulaire de
la première ou qui a été constituée sur place dans l'intervalle à
l'aide d'éléments compris dans ce vocabulaire, l'autre qui provient
de langues étrangères (de même famille ou de familles
différentes) ; s'il arrive que quelque mot soit créé de toutes
pièces, ce n'est, semble-t-il, que d'une manière exceptionnelle,
et les faits de ce genre entrent à peine en ligne de compte. Soit
par exemple le latin à l'époque de la conquête de la Gaule par
les Romains et le français (c'est-à-dire la langue de Paris) au
commencement du XXe siècle ; il y a des mots comme père, chien,
lait, etc., qui continuent simplement des mots latins ; il y en a
comme noyade ou pendaison qui ont été faits sur sol français avec
des éléments d'origine latine, et il y en a d'autres qui sont entrés
à des dates diverses : prêtre est un mot qui est entré par le
groupe chrétien à l'époque impériale romaine, sous la forme
presbyter ; guerre, un mot germanique, apporté par les invasions
germaniques, et entré dans la langue par le groupe des conquérants
qui ont été maîtres du pays, à la suite de ces invasions ;
camp est un mot italien venu au XVe siècle par les éléments militaires
qui ont fait les campagnes d'Italie ; siècle est un mot pris
dès avant le Xe siècle au latin écrit par les clercs et qui avait
disparu de la langue commune ; équiper est un terme de la langue
des marins normands ou picards ; foot-ball est un terme de sport
venu de l'anglais il y a peu d'années ; mais, par rapport au latin
252de l'époque de César, tous les mots en question sont également
empruntés, car aucun n'est la continuation ininterrompue de mots
latins de cette date, ni ne s'explique par des formes qui se soient
perpétuées dans la langue sans interruption entre l'époque de
César et le commencement du XXe siècle. Il n'importe pas que le
mot soit emprunté à une langue non indo-européenne, comme
il arrive pour orange, ou à une langue indo-européenne autre
que le latin, comme prêtre, guerre, ou au latin écrit comme siècle,
cause, ou à un dialecte roman comme camp, camarade, ou même
à des parlers français plus ou moins proches du parisien, comme
le mot foin, pris à des parlers ruraux, et que sa phonétique
dénonce comme n'étant pas parisien ; en aucun cas il n'y a eu
continuation directe et ininterrompue du mot latin à Paris
depuis l'époque de César jusqu'au début du XXe siècle, et ceci
suffit à définir l' emprunt pour la période considérée de l'histoire
du français parisien. Donc la notion d' emprunt ne saurait être
définie qu'à l'intérieur d'une période strictement délimitée, et
pour une population strictement délimitée.

Mais d'après ce qui a été exposé ci-dessus, un mot peut porter
toutes les marques phonétiques et morphologiques auxquelles on
reconnaît un mot non emprunté ; il peut même avoir subsisté
sans interruption dans la langue, et être néanmoins au fond un
mot emprunté, si, pendant un temps plus ou moins long, il n'a
plus fait partie de la langue commune et s'il a été employé seulement
dans des groupes sociaux particuliers. Sans parler des
autres causes qui ont pu intervenir, c'est sans doute pour n'avoir
subsisté que dans le langage rural que des mots latins comme
ponere « placer », cubare « être couché », trahere « tirer », mutare
« changer » ont pris des sens tout particuliers et techniques et
ont fourni au français actuel pondre, couver, traire, muer ; c'est
ainsi que, dans le patois français de Charmey (canton suisse de
Fribourg), le mot χlâ « fleur », qui répond au français fleur,
disparaît en ce sens, mais se maintient au sens de « crème »,
technique dans le parler de ce pays de laitage (voir Gauchat,
L'unité phonétique, dans Aus romanischen Sprachen, Festschrift-Morf,
p. 191). Au sens de « couper le blé », Furetière (cité
253dans le Dictionnaire général de Hatzfeld, Darmesteter et Thomas,
sous « scier ») indique que quelques personnes disent soyer ou
seier au sens de « scier » (couper) du blé ; c'est un mot rural que
l'on avait transporté à Paris, mais qui aurait tout aussi bien pu
prendre cette forme à Paris. A prendre le terme dans un sens
strict et rigoureux conforme à l'esprit même de la définition, les
mots français pondre, etc., sont encore des mots empruntés, bien
qu'ils n'aient peut-être jamais cessé d'exister à Paris et qu'ils
aient tous les caractères phonétiques et morphologiques de mots
français. MM. Gilliéron et Mongin ont, dans leur étude de
géographie linguistique, Scier dans la Gaule romane, posé ce
principe capital que beaucoup de mots qui ne se dénoncent pas
par leur forme phonétique comme des emprunts sont néanmoins
empruntés à des parlers voisins et peuvent être reconnus pour
tels à certains indices ; le mot scier, qui continue le latin secare
« couper », ne représente, d'après ces auteurs, qu'un emploi tout
particulier et spécialement rural de secare, à savoir « couper le
blé (avec la faucille dentelée.) » ; c'est un exemple à joindre à
pondre, couver, etc.

Inversement, les mots empruntés ne le sont pas en principe
par la langue générale ; c'est dans les groupements particuliers
qu'on emprunte des mots, et, presque pour chacun des exemples
cités ci-dessus, on aperçoit aisément quel est le groupe qui a fait
l'emprunt. C'est par les milieux militaires, par les commerçants
et par les prêtres que le germanique a emprunté au latin la
grande masse des mots qu'il s'est assimilés à date ancienne ; c'est
aussi par les milieux militaires et par les prêtres que le slave a, à
date ancienne, reçu des mots du latin et du germanique ;
aujourd'hui c'est surtout le monde du sport qui emprunte des
mots à l'anglais, c'est le monde militaire qui en emprunte à
l'allemand, etc.

L'emprunt qui est, de tous les faits linguistiques intéressant
le vocabulaire, le plus important sans doute a donc avant tout
des causes sociales, et comme les causes sociales sont ici évidentes
et que leur action y est immédiate tandis que pour d'autres faits
linguistiques elle est plus obscure et moins directe, on est allé
254jusqu'à proposer de qualifier les emprunts morphologiques de
faits de linguistique sociale, par opposition aux développements
spontanés qui seraient individuels (Wrede, Archiv für das Studium
der neueren Sprachen
, CXI, p. 33) ; il n'y a pas lieu de discuter
ici cette proposition dont il serait du reste aisé de démontrer
l'inexactitude.

La nature et la portée de l'emprunt étant ainsi définies, on
peut poser en principe que la langue commune emprunte beaucoup
aux langues particulières. Le vocabulaire d'une langue telle
que le français se compose pour la plus grande partie de mots
empruntés. Seuls font exception les termes généraux de la langue
commune, et c'est pour cette raison que les linguistes font
reposer sur ce petit nombre de mots leurs théories relatives à
l'histoire des langues.

Si les mots sont empruntés par la langue générale seulement
pour exprimer les notions auxquelles les a associés la langue
particulière par laquelle ils ont passé, il n'y a rien de plus à en
dire ; ils demeurent à l'état de corps plus ou moins étrangers,
de termes techniques et ne sont dans la langue commune que
des éléments accessoires ; c'est le cas qui a le premier attiré
l'attention, mais dont l'importance est au fond le moindre.

S'ils pénètrent vraiment dans la langue commune et y sont
employés couramment, les mots empruntés ne le font qu'en
subissant un changement de sens. La valeur précise et rigoureuse
d'un terme tient à l'étroitesse d'un milieu où dominent les
mêmes intérêts et où l'on n'a pas besoin de tout exprimer ;
sorti de ce milieu étroit auquel il devait sa valeur spéciale, le
mot perd immédiatement de sa précision et tend à devenir de
plus en plus vague. Pour un marchand des rues, camelote signifie
la marchandise quelconque qu'il a entre les mains (et de
même pour le chiffonnier) ; en entrant dans la langue commune,
le mot a pris le sens vague de « marchandise de peu de valeur,
mauvaise marchandise ». Soit encore, par exemple, le mot latin
caussa (causa) ; dans la langue du barreau romain, il désignait
« une affaire judiciaire, un procès » ; passant de là dans la
255langue commune, il n'a plus signifié qu'une « affaire », et enfin
une « chose » si bien qu'il a pu s'appliquer non seulement à une
affaire, mais à un « objet » et que chose est devenu l'un des mots
les plus vagues de toute la langue française. Le même mot,
emprunté, sous forme savante, à la langue spéciale de la scolastique
avec le sens de « cause », qui était le sens général du mot
en latin, a passé aussi dans la langue commune, mais avec une
valeur de plus en plus imprécise et sert à désigner non plus la
cause efficiente ou la cause finale, mais tout motif d'action :
à cause ? équivaut à « pourquoi ? » dans la langue populaire. Et
ceci n'empêche pas que, au barreau, il n'existe un mot cause,
emprunté au latin par les juristes, auquel les avocats gardent
son sens premier latin « d'affaire judiciaire » ; toutefois comme
le terme appartient surtout aux avocats et ne désigne souvent
une affaire en tant qu'elle est confiée à un avocat, un mot cause
signifiant « affaire à plaider » a passé en français commun,
et toute personne qui défend un parti s'attache à la bonne ou à
la mauvaise cause ; de nouveau on se trouve très loin du point
de départ du sens du mot.

De même que l'emploi dans une langue particulière détermine
un changement de sens, l'emprunt fait par les langues
générales à une langue particulière en détermine donc un autre
dans un sens tout différent. Et ce n'est qu'une conséquence de
la manière dont s'établit le sens des mots. Wundt, Sprache,
2e édit., vol. II, p. 484 et suiv., montre bien comment un mot ne
désigne pas nécessairement une idée générale : pour chaque
individu, le mot ne désigne même le plus souvent que certains
objets particuliers, qui font partie de son expérience. Mais le
mot sert en même temps à d'autres membres de la communauté
pour lesquels il désigne d'autres objets plus ou moins semblables ;
il se dépouille par là de tout ce qu'il a de particulier, pour ne
garder d'autre rôle que celui d'indiquer les seuls caractères
communs à tous les objets désignés par le mot dans un groupe
social donné ; l'enfant qui apprend le mot chien est naturellement
porté à ne l'appliquer qu'au chien de la maison, et c'est seulement
au fur et à mesure qu'il entend ce même mot appliqué à
256d'autres animaux qu'il lui ôte son caractère concret et lui attribue
une valeur générale. On voit par là que la valeur générale des
mots est, dans une très large mesure, un fait social, et que la
généralité du sens d'un mot a souvent chance d'être proportionnée
à l'étendue du groupe : dans le patois d'un village de
pasteurs, le chien est par excellence le chien de berger ; mais
dans une langue telle que le français, le mot chien exclut toute
association spéciale à un type déterminé et désigne d'une manière
abstraite une espèce animale dont les variétés sont nombreuses
et diverses.

Il apparaît ainsi que le principe essentiel du changement de
sens est dans l'existence de groupements sociaux à l'intérieur du
milieu où une langue est parlée, c'est-à-dire dans un fait de
structure sociale. Il serait assurément chimérique de prétendre
expliquer dès maintenant toutes les transformations de sens par
ce principe : un grand nombre de faits résisteraient et ne se
laisseraient interpréter qu'à l'aide de suppositions arbitraires et
souvent forcées ; l'histoire des mots n'est pas assez faite pour
qu'on puisse, sur aucun domaine, tenter d'épuiser tous les cas
et démontrer qu'ils se ramènent sans aucun reste au principe
invoqué, ce qui serait le seul procédé de preuve théoriquement
possible ; le plus souvent même ce n'est que par hypothèse qu'on
peut tracer la courbe qu'a suivie le sens d'un mot en se transformant.
Mais, s'il est vrai qu'un changement de sens ne puisse
pas avoir lieu sans être provoqué par une action définie — et
c'est le postulat nécessaire de toute théorie solide en sémantique
— , le principe invoqué ici est le seul principe connu et imaginable
dont l'intervention soit assez puissante pour rendre compte
de la plupart des faits observés ; et d'autre part l'hypothèse se
vérifie là où les circonstances permettent de suivre les faits de
près.

Quelques exemples montreront comment se font les changements
de sens et quelle est l'application du principe.

Soit le mot latin nidus « nid » ; l'étymologie indo-européenne
en est transparente ; c'est le résultat de la combinaison d'un
préverbe *ni- qui marque mouvement de haut en bas et d'un
257nom radical *zdo- appartenant à la racine du verbe latin sedere,
« être établi, être assis » ; ces deux éléments sont de date indo-européenne ;
le mot a eu anciennement un sens très vaste,
encore conservé dans les langues indo-européennes orientales :
en sanskrit et en arménien ; ainsi l'arménien nist signifie « lieu
où on est établi, résidence, séant » ; mais dans les langues plus
occidentales, depuis le slave jusqu'au celtique et au latin, le mot
a été limité à un emploi tout particulier — connu même du
sanskrit, mais ignoré de l'arménien — celui de lieu où est établi
un oiseau « nid » ; les conditions, linguistiques du fait sont bien
connues : le préverbe *ni- a cessé d'être employé comme préverbe
et ne subsiste plus que dans quelques mots isolés où sa valeur
propre n'est plus sensible ; d'autre part, la racine *sed- n'était
plus reconnaissable non plus dans *nizdo-, et moins encore dans
les formes que *nizdo- a prises dans les diverses langues considérées ;
mais on ignore quelles conditions de fait ont pu déterminer
la limitation que l'isolement linguistique du mot rendait
facile ; comme la limitation est de date indo-européenne, on ne
peut faire là-dessus que des hypothèses inconsistantes, et il n'y
a lieu que de la constater ici, en attendant que la découverte de
quelque fait ou de quelque observation générale permette de
déterminer en quel groupe spécial le mot *nizdo- a pris son sens
particulier ; il est permis de conjecturer cependant que ce doit
être un terme de chasseur. Du mot latin nidus ainsi obtenu, le
roman a tiré un dérivé *nidiace(m) [à l'accusatif], d'où italien
nidiace, français niais ; ce dérivé désigne naturellement « (l'oiseau)
au nid » ; il a été employé dans la langue de la fauconnerie,
pour désigner l'oiseau pris au nid ; mais pour le fauconnier,
l'oiseau au nid est celui qui n'est pas encore dressé et qui est
sans habileté : c'est cette dernière notion qui est pour lui la
notion dominante. Passant de là dans la langue commune, le
mot nidiace, niais désignera donc un être gauche, maladroit,
emprunté, incapable de se tirer d'affaire et ne comprenant rien.
Avec la disparition de la fauconnerie, niais a perdu toute trace de
sens technique, d'autant plus que le rapport linguistique entre
nid et niais n'est plus senti par le sujet parlant français ; niaiserie
258n'a plus rien de commun avec le sens étroit du mot niais,
lequel était déjà singulièrement éloigné de celui de la racine *séd« être
assis ».

Au surplus, la fauconnerie et, d'une manière générale, la
chasse, ont fourni beaucoup de termes à la langue commune,
on le sait (voir A. Darmesteter, Vie des mots, p. 97 et suiv.). Ces
divertissements de cercles aristocratiques ayant un prestige particulier,
on s'est plu à employer les mots des langues spéciales de
ces sports, comme de tous les sports, et on n'a pas tardé à en
oublier la valeur exacte ; leurre (et déluré sont aussi des termes
de fauconnerie qui ont reçu une signification étendue. Le mot
chasser lui-même est un exemple remarquable, puisque le mot
latin vulgaire captiare, dont il est la continuation, se rattache à
capere « prendre » et n'a pu recevoir sa signification particulière
que dans la langue des chasseurs. Passé de la langue des chasseurs
dans la langue commune, il signifie « pousser devant soi pour
prendre » ; en perdant sa précision technique, il passe au sens
de « pousser devant soi », et par suite « mettre dehors », si bien
qu'un mot dont le sens était « tenter de prendre » aboutit au
sens d' « éloigner ». Ici encore, les deux moments, celui de la
langue particulière, et celui de la langue commune, se laissent
bien distinguer.

On a souvent dit que les langues étaient pleines de métaphores
usées. Wundt a déjà montré ce que cette manière de
voir a de peu précis et même d'inexact au point de vue proprement
psychologique. On voit maintenant, d'un autre point
de vue, combien peu on a ainsi une idée des procès réels auxquels
sont dus les changements de sens. Arriver signifie étymologiquement
« aborder », c'est ad-ripare, et ce sens s'est bien maintenu
par exemple dans le portugais arribar ; mais pour un marin,
aborder c'est être au terme du voyage : si, de la langue des
marins, le terme passe à la langue commune, il signifie simplement
ce que signifie le français arriver. Le mot arracher représente
un ancien ex-radicare « tirer la racine » ; dans le langage
des cultivateurs, ce terme est d'usage fréquent et employé en
quantité de circonstances ; s'il passe à la langue commune, la
259notion de racine disparaît, et il ne reste que l'idée de tirer un
objet engagé dans quelque chose. Le mot équiper, emprunté à
la langue des marins de la côte normande ou picarde, signifie
« pourvoir un bateau de ce qui est nécessaire », et, comme dans
la langue technique, l'idée de bateau va de soi, « pourvoir de
ce qui est nécessaire » ; que le mot passe dans la langue
commune, et équiper n'aura que ce dernier sens : on dit dès lors
équipage (être en piteux équipage), équipement (équipement militaire),
sans qu'il reste trace du fait que le centre étymologique
du terme est un mot germanique signifiant « bateau », le nom
qui subsiste dans anglais ship, allemand schiff. Dans ces cas et
dans les cas innombrables de ce genre, il n'est pas légitime de
parler de figures, de métaphores, car tant que les mots sont
restés dans la langue particulière, il n'y a pas eu figure à proprement
parler, mais emploi d'une manière de s'exprimer où
l'idée étymologique n'arrivait pas à la pleine conscience : pour
un marin qui aborde, l'idée de rive va de soi, l'essentiel est
qu'il arrive au but ; et quand les mots passent de la langue
spéciale à la langue commune, ils y passent non avec une valeur
étymologique qu'ils ont perdue, mais avec la valeur secondaire
qu'ils ont acquise : l'idée d'arriver au rivage qui, pour un marin,
subsiste obscurément dans arriver est alors éliminée sans même
qu'on y prenne garde, car elle n'était plus aperçue.

Ce n'est pas à dire que l'emploi de ces termes empruntés à des
langues particulières n'ait pas pour objet de donner à l'expression
plus de force et de vivacité : la satisfaction qu'éprouve un marin
à parvenir au rivage donnait au mot arriver une force de sens
qui manquait naturellement au mot de la langue commune ;
même sans qu'on se représente d'une manière quelconque le
détail d'un échouement de bateau, échouer, pris aussi à la langue
des marins, exprime l'idée qu'on n'aboutit pas avec plus d'énergie
que « ne pas réussir ». Le long usage affaiblit la valeur des
mots, et l'emprunt aux langues particulières permet de substituer
à des termes inexpressifs des termes auxquels sont associés des
sentiments plus vifs. Mais ceci ne fournit qu'un motif pour
faire emprunter les mots des langues spéciales, et l'on n'a pas à y
chercher un procès indépendant de changement de sens.260

Les faits de ce type sont si naturels qu'on les voit se reproduire
d'une façon indépendante dans des langues diverses et à
des époques diverses. En germanique, une expression composée
signifiant « qui (mange) le pain avec un autre » a pris, évidemment
dans des groupements militaires, le sens de « compagnon »,
gotique ga-hlaiba, vieux haut-allemand galeipo ; sous l'influence
germanique, cette expression a été exactement traduite en
roman ; de là en français compain (cas sujet, aujourd'hui inusité,
sauf la forme familière abrégée copain) et compagnon (cas régime),
italien compagno, etc. ; nulle part l'idée de « compagnon » n'a
un sens plus saisissable que dans un corps de troupes, et l'on
conçoit que la langue commune ait trouvé ainsi dans la langue
militaire, une manière d'exprimer très fortement cette idée ; mais
du fait même du passage dans la langue commune, la notion de
partage du pain, qui avait assurément cessé de dominer déjà dans
la langue militaire, disparaissait entièrement, et en effet compagnon
indique simplement en français celui qui est en société intime
avec quelqu'un ; de là le mot a de nouveau passé dans une
langue particulière, celle des artisans, où il désigne l'ouvrier qui
n'est pas patron et qui travaille pour un patron. Un composé
tout à fait analogue au gotique gahlaiba a été formé, peut-être
indépendamment, en arménien ancien où ənker, littéralement
« qui mange avec », signifie simplement « compagnon » ; les
rapports des Gots avec les Arméniens n'ont pas été assez intimes
pour qu'on soit autorisé à voir dans l'expression arménienne un
calque de l'expression germanique ; cependant, la chose est
possible à la rigueur. — Au fond, ces expressions remontent à
la pratique des repas communiels, pratique religieuse, où se
manifestait l'unité du groupe social.

D'autre part, on voit, beaucoup plus tard, la langue militaire
fournir un nouveau terme ayant ce même sens, camarade ; camarade
est l'espagnol camarada « chambrée » ; ma chambrée a désigné
« un compagnon de chambrée » ; et, la notion de compagnon
dominant, le mot a passé au sens de « compagnon » dans
la langue française commune, et non seulement en français,
mais aussi dans les langues voisines, notamment en allemand.
261Le mot camarade ne signifie pas autre chose que ce que signifie
compagnon ; mais, surtout au moment de l'emprunt à la langue
militaire, il avait une force et une fraîcheur de sens que l'emploi
dans la langue commune a fait promptement disparaître.

Parfois le point de départ de tout un développement est un
simple nom propre qui prend une valeur déterminée dans un
groupe particulier. Ainsi en 1880, un propriétaire d'Irlande
nommé Boycott, a été, au cours du mouvement nationaliste
irlandais, mis à l'index par les irlandais voisins qui ont refusé
d'avoir aucun rapport avec lui ; le procédé a été d'après lui
appelé to boycott dans le parti nationaliste irlandais ; ce mot a été
emprunté par la langue anglaise commune à laquelle l'ont
emprunté ensuite les autres langues d'Europe ; quand on emploie
l'anglais to boycott et, à plus forte raison l'allemand boycotten, le
français boycotter, personne ne pense plus au personnage qui a
fourni son nom à ce procédé de lutte sociale et politique, et il
va sans dire que le mot désigne quelque chose de beaucoup plus
vague et plus général que ce qu'il désignait dans le milieu rural
où il a été créé.

Le fait que le mot est pris à une langue particulière n'est pas
moins clair en ce qui concerne l'allemand philister au sens de
« personne fermée aux choses de l'esprit » (et le français philistin
qui a reçu le même sens sur le modèle de l'allemand, au
cours du XIXe siècle). C'est seulement dans des corps d'étudiants,
et particulièrement d'étudiants en théologie, que le
nom de l'ennemi national du peuple élu, celui des Philistins, a
pu, par une association naturelle, devenir celui de tout le vulgaire,
par opposition à un petit groupe d'élus, ce qui est arrivé au
XVIIIe siècle ; aussitôt que le mot s'est étendu aux étudiants des
autres facultés, il a pris une valeur plus vague et plus générale,
et le sens propre de « peuple des Philistins » s'est effacé de plus en
plus ; enfin, en passant dans la langue commune, philistin s'est
dépouillé presque de toute association avec le nom biblique et,
quand Schumann a écrit pour son Carnaval une marche des
alliés de David contre les Philistins, il réveillait par plaisanterie
un vieux souvenir effacé bien plus qu'il ne faisait allusion à une
chose courante.262

On reconnaît souvent la trace des groupes particuliers où les
mots ont séjourné aux nuances de sens qu'ils ont prises. Un
mot comme maréchal, par exemple, a des sens divers suivant le
groupe social auquel la langue générale l'a pris. C'est un mot
germanique, venu dans le monde romain par le groupe des
conquérants militaires ; le germanique marahskalk est un mot
composé qui signifiait « garçon de cheval, garçon d'écurie » ;
suivant que le mot était employé dans le langage de la cour à
désigner un personnage de la suite royale chargé de la surveillance
des chevaux ou dans la langue des garçons d'écurie
proprement dits, il a pris deux sens bien distincts ; le maréchal
est un haut fonctionnaire du roi, ou bien il est chargé du soin
matériel des chevaux ; et c'est ainsi qu'on a d'un côté le maréchal
de France, de l'autre le maréchal ferrant, ou le maréchal des logis,
simple sous-officier. — Le comes stabuli n'existait qu'à la cour ;
c'est le connétable ; et en effet le mot latin comes n'a persisté que
dans le monde de la cour royale perdant ainsi le sens de « compagnon »
pour prendre le sens particulier de compagnon du roi,
dans le vieux français cuens (cas sujet), comte (cas régime) ; l'idée
de « compagnon » était exprimée par un mot nouveau comme
on l'a vu ci-dessus, p. 261.

D'une manière plus générale, le caractère des groupes spéciaux
qui ont parlé à un certain moment la langue commune détermine
le caractère des innovations sémantiques ; les développements
de sens qui se produisent dans les couches inférieures
d'une population divisée en classes distinctes ne sont pas les
mêmes que ceux qui se produisent dans les couches supérieures.
Ainsi l'expression de « voler » ou de « pleurer bruyamment »
par marauder (agir en matou) qui a été signalée ci-dessus, p. 238,
est essentiellement populaire. Le français est la continuation, non
du latin classique et littéraire qui a disparu dans la ruine de la
civilisation romaine, ni non plus de la langue des chefs germaniques
qui ont dominé la Gaule à l'époque mérovingienne et à
l'époque carolingienne, et qui était un parler germanique, mais
du latin des couches inférieures de la population ; il résulte de là
que des éléments de vocabulaire appartenant à la langue du bas
263peuple ont remplacé des mots latins communs : « Caballus (la
rosse) remplace equus, minare (mener des troupeaux à force de
cris) se substitue à ducere. Dans la seule désignation du corps
humain abondent des exemples de ce genre : bucca (la joue
gonflée) remplace os, pellis (peau d'animal) remplace cutis ; perna
(le jambon) ou camba (l'articulation entre le sabot et la patte du
cheval) remplacent crus » (Brunot, Histoire de la langue française,
I, 131). C'est pour cela que toute la partie un peu relevée du
vocabulaire des langues romanes est empruntée, et presque
tout entière à la langue écrite.

L'étroitesse du point de départ de certains mots qui sont
devenus courants dans la langue commune est parfois surprenante.
Ainsi le vieux nom indo-européen du « foie », fidèlement
conservé par le latin iecur, a disparu de toutes les langues
romanes au profit d'un mot de la langue des cuisiniers, mot
formé lui-même sur un modèle grec qui a subi en roman même
des influences diverses de ce mot grec, à savoir ficatum « (foie)
garni de figues » ; le nom d'un mets tout particulier est devenu
le nom d'un organe (voir Grammont, Revue des langues romanes,
année 1901, p. 186, avec l'article de G. Paris, auquel il renvoie).
De même on a souvent supposé que la « truie farcie »
sus troianus, ou simplement troia (par allusion au cheval de
Troie) est devenu le nom de la femelle du porc ; l'hypothèse de
l'emprunt à une langue technique est le seul moyen de sauver
cette étymologie contestée. Ce sont là des exemples extrêmes,
mais qui, par leur caractère excessif même, mettent en pleine
évidence quels changements de sens subissent des mots en
passant d'un milieu social dans un autre.

Les dictionnaires étymologiques qu'on possède actuellement
laissent presque tout à désirer dans l'indication de ces causes de
changement. On sait depuis longtemps que le verbe italique qui
signifie « dire », latin dicere, osque deicum, dont une trace se
retrouve sans doute en irlandais, est apparenté à une grande
famille de mots 16 dont le sens général est « montrer, indiquer »,
264celle de grec δείκνυμι de sanskrit diçati, de vieux haut-allemand
zeigôn (all. mod. zeigen). Mais on ne marque pas par quel rapport
historique dicere se rattache au sens de « montrer, indiquer ».
Ce n'est naturellement pas par un rétrécissement abstrait du
sens général de « montrer » au sens spécial de « dire », qui n'en
est en effet, au point de vue logique, qu'un cas particulier. Le
changement s'est produit sans doute de la manière suivante. La
racine *deik- « montrer, indiquer » s'employait en indo-européen
avec une valeur juridique définie : à côté de δείκνυμι qui a un
sens général, le grec a δίκη, qui désigne « l'accusation, le jugement »,
à côté de zeigón, le vieux haut-allemand a zîhan « accuser »,
in-zicht « accusation » ; et le latin même a index « celui qui dit
le droit », uin-dex, caussi-dicus, etc., les mots dicio, condicio sont des
termes juridiques, , dicare indique une proclamation faite dans des
formes juridiques ou religieuses définies, et le sens est encore plus
net dans de-dicare ; l'ombrien tikamne (c'est-à-dire dikamne) signifie
« par consécration ». C'est dans la langue de la procédure, dans ius
dicere
« indiquer le droit » par exemple, que dicere a paru avoir le
sens de « dire » ; mais ce n'est qu'en passant de la langue juridique
à la langue commune que dicere a fixé le sens général de « dire » ;
du reste ce verbe est resté affecté à tout ce qui se dit dans des
formes fixes, et, notamment à la parole publique, et, ainsi que le
marquent Bréal et Bailly dans leur Dictionnaire étymologique
latin
, où les emplois juridiques du groupe de dicere sont d'ailleurs
soigneusement notés, dicere est resté le terme solennel qui
s'oppose à la causerie désignée par loqui. Cet emprunt fait par la
langue commune à la langue juridique et religieuse n'est pas un
fait isolé ; car la racine *kens-, celle qui a fourni au latin censere,
et qui, d'après le témoignage concordant de l'indo-iranien et du
latin, avait le sens de « prononcer une formule religieuse ou
juridique » a donné au slave et à l'albanais des mots qui signifient
265purement et simplement « dire ». Il est curieux que la
famille du mot slave qui tient exactement la place de la racine
*deik- pour le sens, celle de kazati « montrer », ait fourni aussi
au russe un verbe dont le sens le plus anciennement attesté est
« prêcher », mais qui aujourd'hui signifie « dire », à savoir s-kazat'.
On n'a pas toujours le moyen de déterminer avec quelque probabilité
la série successive des emprunts par lesquels le sens des
mots s'est progressivement transformé, mais des exemples tels
que celui-ci indiquent au moins en quelle direction on a chance
d'apercevoir l'explication des changements qu'on constate d'une
période linguistique à une autre.

Toutefois on ne saurait démêler les actions et réactions
complexes auxquelles sont dus les changements de sens, là où
l'histoire des faits n'est pas exactement connue. Sans des témoignages
historiques détaillés on n'aurait sans doute pu arriver à
reconnaître comment, c'est-à-dire dans quels groupes sociaux,
un mot qui signifiait en latin « tambour » a pu prendre en français
le sens de « timbre-poste » (voir A. Darmesteter, Vie des
mots
, p. 81 et suiv., sur le mot timbre). Par le fait même qu'ils
dépendent immédiatement de causes extérieures à la langue, les
changements sémantiques ne se laissent pas restituer par des
hypothèses proprement linguistiques.

Il est dès lors impossible, on l'a vu, de donner une démonstration
en règle de la théorie proposée ici ; cette démonstration
ne pourrait résulter que de l'examen de tous les changements de
sens constatés dans une langue donnée entre deux périodes
données et de la constatation que tout ce qui ne s'explique pas
par des causes proprement linguistiques ou par des changements
des choses désignées provient du passage des mots de langues
particulières à la langue commune ou du passage inverse de la
langue commune à une langue particulière ; pareille constatation
est irréalisable en l'état actuel des connaissances ; car on n'a,
sur aucun domaine linguistique, le moyen de procéder à un
examen complet de cette sorte. Mais là même où aucune indication
de fait ne permet de marquer par quelle série d'emprunts
intérieurs un mot a changé de sens, la possibilité de ces passages
266demeure vraisemblable la plupart du temps, et on est obligé de
les supposer si l'on ne veut pas admettre que les générations
successives ont, par pur caprice, associé des notions différentes à
un seul et même mot. Les conditions psychiques de la sémantique
sont constantes ; elles sont les mêmes dans les diverses
langues et aux diverses périodes d'une même langue ; si donc on
veut expliquer la variation, il faut introduire la considération
d'un élément variable lui-même, et, étant données les conditions
du langage, cet élément ne peut être que la structure de la
société où est parlée la langue considérée.

IV

Ces principes une fois posés, la méthode qu'il convient
d'appliquer dans l'étude de la sémantique ressort, semble-t-il,
assez nettement. En présence d'un mot donné il convient d'examiner
tout d'abord la forme du mot et son degré d'isolement
dans la langue ; un mot isolé se comporte autrement qu'un mot
qui fait partie d'un groupe ; il faut d'autre part se rendre compte
de l'influence possible de la forme, du rôle dans la phrase des
associations phoniques qu'il éveille (voir Grammont, Onomatopées
et mots expressifs
, Revue des langues romanes, XLIV, 97 et suiv.).
En second lieu, on doit suivre l'histoire des choses signifiées,
qui réagit sur le mot et sur ses connexions avec le reste du
vocabulaire. Enfin, et surtout, il faut marquer par quels groupes
sociaux le mot a été transmis, passant d'une langue particulière
à une autre langue particulière. Ce sont là autant de procès
distincts, que l'analyse doit isoler, car ils sont d'espèces différentes :
mais dans la réalité ces diverses actions ne se séparent
pas les unes des autres ; elles s'appliquent à un même mot
tantôt simultanément et tantôt successivement ; elles se
combinent de telle sorte qu'il devient souvent malaisé de
marquer ce qui revient à chacune d'elles. De plus les passages
de la langue commune aux langues particulières sont en grande
partie insaisissables ; car il n'y a nulle part de limite précise
entre les langues particulières et la langue commune, et dans la
267mesure où la différence se laisse préciser, il y a réaction constante
du vocabulaire commun sur les vocabulaires particuliers et
des vocabulaires particuliers sur le vocabulaire commun : ce
n'est que par abstraction qu'on a pu ci-dessus isoler le passage
du mot de la langue commune dans un vocabulaire particulier
ou inversement ; dans la plupart des cas, le passage est incessant,
et il y a va et vient du mot entre les deux vocabulaires. Les
complications qui résultent du croisement de tous ces faits
d'espèces variées sont inextricables d'autant plus que chaque
procès comporte un nombre illimité d'actions autonomes de
chacune des trois espèces définies au début de cet article. Et de
plus ce n'est que par hypothèse qu'on peut apprécier le degré
d'influence de chacune des actions qu'on envisage. Enfin il est
toujours impossible de faire un dénombrement complet des
actions qui interviennent pour un mot donné, car les renseignements
que l'on possède ne suffisent jamais pour cela.
L'examen d'une question de sémantique se réduit dans la pratique,
la plupart du temps, à un examen de possibilités et de
probabilités, et il n'est pas licite d'ordinaire d'aboutir à des
conclusions trop résolument affirmées ni trop absolues.

Le mot haut-allemand rappe signifiait à l'origine « corbeau » :
c'est la forme du haut-allemand qui répond exactement à
l'allemand classique rabe ; cette forme a été employée au moyen
âge pour désigner une monnaie où figurait la tête de corbeau
qui se trouve dans les armes de la ville de Fribourg-en-Brisgau ;
plus tard on a employé la même forme pour désigner un
« cheval noir » ; si la forme était demeurée confinée en haut-allemand,
elle aurait eu peine à se fixer en ce sens, mais elle a
été empruntée vers le XVIIe siècle par les autres dialectes
allemands, sans doute dans les armées de mercenaires qui étaient
composées d'hommes de provenances diverses ; rappe n'avait pas
dans ces groupes son sens de « corbeau » et signifiait seulement
« cheval noir ». C'est en ce sens que l'allemand moderne a
adopté ce terme, et il en est résulté que dès lors les dialectes
même du haut-allemand ont tendu à ôter ce sens de « corbeau »
à rappe et à n'employer pour désigner l'oiseau que le mot
commun rabe.268

Le latin augur désigne le citoyen qui était officiellement
chargé d'examiner le vol des oiseaux et de tirer de là des conséquences
sur l'issue des affaires publiques en discussion. Au point
de vue étymologique, c'est un nom composé dont le premier
terme est le thème de auis « oiseau », mutilé par une altération
phonétique ; le second terme n'était pas reconnaissable en latin
même, si bien que, aujourd'hui encore, on n'en saurait déterminer
la nature et le sens d'une manière certaine ; au point de vue
latin le mot n'est donc pas clair pour la forme, et a l'aspect d'un
mot isolé. Les dérivés augurium « prévision de l'avenir par
l'auguration » et auguror « je prévois l'avenir par l'auguration »
ont pris dans la langue spéciale des magistrats romains, le sens
de « prévision de l'avenir » qui était la représentation dominante
à leur point de vue, l'auguration n'étant qu'un moyen.
Dès lors la langue commune a été amenée à employer ce mot
pour toute prévision de l'avenir, au moins quand on voulait
s'exprimer d'une manière noble ; déjà dans la tragédie latine
auguror est employé pour signifier « je m'attends à » ; plus
l'auguration devenait un simple rite auquel on attribuait moins
de foi, et plus ces mots se limitaient au sens de prévision de
l'avenir que le triomphe du christianisme rendait enfin le
seul possible : c'est celui que présentent les mots romans issus
de auguror (prononcé aguror en latin vulgaire), par exemple
espagnol agorar signifie « prévoir, s'attendre à », les mots bonum
agurium
, malum agurium ont abouti de leur côté à français
boneür, maleür, d'où bonheur, malheur, qui, entrant tout à fait
dans la langue commune, n'ont pas gardé trace même du sens
ancien de « prévision », « attente de l'avenir » : le mot (h)eur, issu
d'agurium, a pris à lui seul le sens de bonheur par opposition à
malum agurium, d'où le dérivé heureux, qu'on applique à tout
événement agréable, à toute personne favorisée du sort, et
même à tout ce qui est réussi. Entièrement séparé de son sens
étymologique par des circonstances linguistiques, puis historiques,
augurium a abouti aussi en français à un sens très vague
par suite du passage du mot de la langue des magistrats romains
dans celle de cercles de plus en plus étendus.269

Le mot hospitale « lieu où l'on reçoit des hôtes » s'est trouvé
séparé du mot hospes dont il est dérivé en latin ; en effet le
suffixe -ale a cessé d'être productif ; il n'y a donc presque plus
rien eu de commun en français ancien entre oste et ostel ; le
mot ostel a été appliqué dans certains groupes d'individus à désigner
la grande maison où ils recevaient l'hospitalité, où ils
étaient hébergés ; cette grande maison peut être suivant les cas
un hôtel-dieu, où l'on reçoit des malades et des infirmes (c'est
aussi le sens de l'italien ospedale, spedale), une maison de ville ou
hôtel de ville, un hôtel de voyageurs, ou une grande maison particulière.
De ces sens particuliers, deux ont survécu et ont passé
dans la langue commune en s'isolant de plus en plus l'un de
l'autre, celui d'hôtel de voyageurs, qui a fourni les dérivés
hôtelier, hôtellerie, etc., et celui d'hôtel particulier ; en ce dernier
cas, ce mot a pris dans la bourgeoisie parisienne du XIXe siècle
un sens tout particulier : celui de maison séparée consacrée à
une seule famille, par opposition aux maisons de rapport,
divisées en appartements séparés, et louées à des locataires différents ;
et dès lors, on a pu habiter un petit hôtel, c'est-à-dire
une petite maison séparée. Sauf la forme isolée hôtel-dieu, hôtel
ne sert plus à désigner l' « endroit où l'on reçoit des malades,
des infirmes » pour une raison historique : les maisons de cette
sorte étaient essentiellement des fondations pieuses, et le nom
qui a prévalu est la forme latine savante provenant de la langue
du clergé, hospital, d'où hôpital ; pour la même raison, le mot
hospitium a été aussi employé à un usage analogue sous la forme
légèrement francisée hospice ; et il y a eu répartition du sens en
français de Paris entre l'hôpital, qui reçoit les malades, et l'hospice,
lieu de refuge pour les infirmes et les vieillards. Ces mots, et
surtout le mot hôpital, sont à leur tour entrés dans la langue
commune avec l'importance prise par cette forme d'assistance
dans la vie parisienne ; rien n'y indique plus la notion de
réception d'un hôte, et la représentation qui domine est celle de
soins à donner à des malades.

Le mot grec ἐκκλησία, de la famille de ἐκκαλέω « j'appelle, je
convoque » signifiait « assemblée » en grec ; dans les milieux
270chrétiens, il a désigné spécialement l'assemblée des fidèles : il a
passé en ce sens dans la langue spéciale des chrétiens de Rome ;
là il a désigné l'assemblée des chrétiens (voir Kretschmer dans
Zeitschrift für vergleichende Sprachforschung, XXXIX, 539 et suiv.) ;
d'autre part le mot ἐκκλησία signifiait « lieu de réunion des
fidèles », exactement comme marché signifie « lieu où on tient
le marché » ; le développement de sens se produit tout naturellement
dans des phrases comme « je vais au marché », « je
vais à la réunion » : le latin a pris aussi le mot grec en ce sens ;
comme, en latin, le sens de réunion, convocation, n'étaient pas
attachés au mot, isolé de toutes ses connexions linguistiques par
l'emprunt, et que ecclesia était un pur terme de langue particulière,
sans usage dans la langue commune, ces deux sens de
« groupe des fidèles » et de « lieu de réunion des fidèles » se
sont fixés sans aucun mélange, et ils se sont transmis aux
langues romanes ou du moins au groupe occidental des langues
romanes. Sur le sol français, le mot église est entré dans la langue
commune, avec le christianisme qui est devenu la religion de
tous les habitants du pays ; les fidèles ont cessé de former une
« assemblée » pour devenir un vaste groupe uni par une foi
commune et par des institutions communes, et l'ecclesia, devenue
en français l'église, a été le nom de ce vaste groupe en même
temps que des bâtiments où se réunissaient les fidèles ; dans la
langue populaire, qui envisage surtout des choses, il ne désigne
même guère que les bâtiments.

Ces exemples, où l'on a remarqué seulement les plus gros
faits et les plus généraux, permettent de se faire une idée de la
manière dont les faits linguistiques, les faits historiques et les
faits sociaux s'unissent, agissent et réagissent pour transformer
le sens des mots ; on voit que, partout, le moment essentiel
est le passage d'un mot de la langue générale à une langue
particulière, ou le fait inverse, ou tous les deux, et que, par
suite, les changements de sens doivent être considérés comme
ayant pour condition principale la différenciation des éléments
qui constituent les sociétés.271

11. Extrait de l'Année sociologique (1903-1906).

21. On trouvera l'essentiel de la bibliographie et un bref historique de la
sémantique dans un article de M. Jaberg, Zeitschrift für romanische Philologie,
vol. XXV, p. 561 et suiv.

31. Sur ce sujet, on peut renvoyer notamment au très intéressant chapitre
du livre de M. Pavlovitch, Le langage enfantin, en particulier, p. 110 et suiv.
et 116 et suiv.

41. Bréal aurait pu ajouter, entre autres exemples, qu'aux entrepôts de vin de
Bercy, opération désigne un mélange de vins, et que tout le monde y entend
par vin d'opérations un vin qui sert à des coupages.

51. Dans Le poilu, tel qu'il se parle (Paris, 1919), M. G. Esnault a donné
beaucoup d'exemples, bien analysés, de ce procédé, et d'autres faits de sémantique,
d'origine sociale,

61. Les mots rapprochés ici et dans la suite de ce paragraphe pourront sembler
assez distants les uns des autres aux personnes qui ne sont pas familières
avec la grammaire comparée des langues indo-européennes. En réalité tous
ces rapprochements sont rigoureusement justifiés par les règles générales de la
phonétique et de la formation des mots, tant en indo-européen commun que
dans les langues considérées.