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Meillet, Antoine. Linguistique historique et linguistique générale. [Tome I] – T17

Quelques hypothèses
sur des
interdictions de vocabulaire
dans les langues indo-européennes 11

En des points du monde très divers, et dans des langues très
variées, on observe des « tabous » de vocabulaire, dont on trouvera
un aperçu chez Frazer, The Golden Bough, Part II, Tabou
and the Perils of the Soul
, p. 318 et suiv. ; Rameau d'or, trad.
franc., I, p. 331 et suiv. ; dans l'Afrique du Sud, dans le domaine
des langues malayo-polynésiennes(y compris Madagascar, v. van
Gennep, Tabou et totémisme à Madagascar, p. 104 et suiv.), en
Extrême-Orient et aussi en Europe, notamment dans le Nord
de l'Europe, il apparaît que certains mots sont interdits par
l'usage, soit à un groupe d'hommes, soit à des individus déterminés,
soit durant certaines périodes, en certaines occasions ; on
« taboue » par exemple le nom d'un mort, celui d'un chef, celui
des membres de la famille où l'on prend femme, etc. ; et le tabou
ne touche pas seulement les noms propres en question, mais il
s'étend aux noms communs, identiques ou non à ces noms, qui
sonnent d'une manière identique ou analogue, ou même partiellement
analogue.

On a souvent répété que les langues des peuples peu civilisés
changeraient avec une grande rapidité et deviendraient méconnaissables
au cours d'une seule génération : dans la mesure où
elle est exacte, l'observation ne saurait guère se justifier que par
des faits de ce genre ; car ces langues ne sont pas sujettes à des
changements particulièrement rapides ; elles semblent même
281avoir une remarquable stabilité dans beaucoup de cas, en Polynésie
par exemple ; mais il peut arriver qu'un voyageur, à un
second passage, trouve supprimés par des tabous beaucoup de
mots qu'il s'était fait enseigner quelques années auparavant.

A date historique, cet usage est assez peu attesté chez les
peuples de langue indo-européenne, ou du moins il affecte des
formes nouvelles ; dans la langue polie on évite depuis longtemps
les termes qui expriment proprement et précisément un certain
nombre de fonctions naturelles ; l'influence de cet usage sur le
vocabulaire est bien connue ; on sait par exemple comment le
féminin de gars a disparu du français ordinaire parce qu'il était
devenu le nom propre de la prostituée, et comment fille étant
venu à être affecté à ce sens, on doit dire jeune fille là où l'on
disait autrefois fille. On sait aussi comment les jurons ont été
modifiés pour éviter les blasphèmes interdits et comment le
français a morbleu, etc., etc., au lieu de mort Dieu, etc., et l'anglais
gog, coche, etc., au lieu de god.

Il est permis de supposer que, sous sa forme commune, l'usage
du « tabou » a dû exister à date ancienne dans les populations
de langue indo-européenne, et ce serait un moyen d'expliquer
la perte de certains mots dont on ne s'explique pas aisément la
disparition sur une partie du domaine. Le nom de l' « ours » en
fournit sans doute un bon exemple.

L'ours était commun sur toute l'aire occupée au début de l'époque
historique par les langues indo-européennes (v. O. Keller,
Thiere des classischen Alterthums, p. 106 et suiv.). Et il en existe
une désignation dont le caractère indo-européen est certain :

skr. ŗkṣaḥ, zd aršō (ἅπαξ obtenu par une correction sûre, v.
Bartholomae, Altiran. Wört., s. v.), persan xirs, afgh. yaž, signī
yūršˈ, sariqolī yürx, yidghah yerš, māzandarānï , ossète ars
(v. W. Miller, Spr.d. Osseten, p. 32).

gr. ἄρκτος ; ce mot sert à la fois pour le mâle et pour la femelle ;
et tel était l'usage indo-européen ; le féminin sanskrit classique
r̥kṣī est une nouvelle formation nécessitée par le fait que le sanskrit
n'a pas conservé de thèmes en -ă- féminins ; le lat. ursa,
dont la formation est différente, est aussi nouveau et remplace
282un *ursus féminin, de même que lupa remplace un lupus féminin
attesté chez Ennius et chez Varron (v. Wölfflin, Arch. f. lat.
Lexicogr., III, 562 et VII, 280 ; Delbrück, Vergl. Synt., I, p. 114 ;
Neue-Wagener, Lat. Formenlehre, I3, p. 925 ; Niedermann, Coutribut,
à la crit. et à l'explicat. des gloses lat., p. 35 ; Wackernagel,
Altind. gramm., II, p. 17 ; A. Meillet, Études sur l'étym. et le
vocab, du v. sl.
, p. 246).

lat. ursus ;

irl. art, gall. arth ; la dédicace deae artioni « à la déesse à l'ourse »,
inscrite sur une statue trouvée dans la région bernoise, garantit
aussi l'existence du mot en gaulois (S. Reinach, Rev. Celt., XXl,
p. 288 et suiv. ; Zupitza, K. Z., XXXVII, p. 393 n. ; Dottin,
Manuel p. s. à l'ét. de l'ant. celtique, p. 240) ; sur le t du mot
celtique, v. Mémoires Soc. Linguistique, XI, p. 316 et suiv. (et
cf. Pedersen, K.Z., XXXVIII, 208 n.) ;

alb. arì ;

arm. arǰ (thème en -o-, gén. arǰoy) ; le ǰ fait difficulté (v.
M. S. L., X, 281 n., et Pedersen, K.Z., XXXVIII, 208 et 213 ;
XXXIX, 432), mais il n'y a pas de raison valable d'écarter le
mot arménien, comme le fait M. Scheftelowitz, BB., XXVIII,
293 ; dans la traduction arménienne de son travail, M. Pedersen
maintient le rapprochement de arm. arǰ, et ne juge pas utile de
mentionner les objections de M. Scheftelowitz (revue arménienne
Hantes, mai 1906).

Il existe un doublet à consonne intérieure simple du même
mot :

gr. ἄρκος, ἀρκίλος, et sans doute le nom propre de peuple
Άρκάδες ;

Le doublet gr. κτ : κ est d'un type indo-européen (cf. gr.
χθον- : χαμ-, skr. kṣam- : zend zəm- « terre ») et confirme
par suite l'antiquité du nom de l'« ours », confirmation que
l'ensemble des rapprochements cités rend du reste superflue.

Or, ce mot indo-européen manque complètement en slave,
en baltique et en germanique, et il y est remplacé par des périphrases
et des qualificatifs :

v. sl. medvĕdĭ, serbe mèdvjed, slov. médvẹd, r. medvêˈď , v. pol.
283miedzʼwiedzʼ (Losʼ, Složnyja slova, p. 117 ; pol. mod. niedzʼwiedzʼ),
v. tch. medvied (tch. mod. nedvěd ; v. Gebauer, Hist. mluv., I,
p. 444) ; le mot signifie étymologiquement « mangeur de miel »
et répond pour la forme à véd. madh (u)v-ád- ; il sert en slave à
nommer l'ours mâle. C'est un des très rares composés qui soient
vraiment slaves communs, et la composition n'y est plus qu'à
peine sensible en slave ; on notera les formations altérées par
étymologie populaire, r. dial. vedmédʼ, pet. r. vedmídʼ.

v. sl. mečika, bulg. méčka, s. mėčka, r. méčka ; ce mot, étranger
aux dialectes slaves occidentaux, désigne la femelle, qu'on nomme
aussi medvědica sur tout le domaine slave ; le serbe lui a donné
un neutre mėče « ourson » et le bulgare un masculin. Le lit.
meszkà « ours (en général) » doit être un emprunt au russe,
avec un léger changement de sens ; il est inutile de recourir,
avec M. Brückner (Lituslav. stud., I, 108), à un polonais mieszek,
qui serait plutôt un emprunt du polonais au lituanien.

lit. lokys (accus, lõki ; fém.lókė), lette lācis. Il y faut sans doute
voir le « lécheur », cf. lit. lakù « je lèche », comme le suggère
R. Gauthiot ; le vocalisme long de la voyelle radicale est le
même que celui de lit. žõdis « parole » en face de žadù « je parle »,
ou de lette nēsis « joug » en face de nest « porter » ; pour la
valeur de la formation, on compare naturellement lit. gaidys
« coq » (littéralement « chanteur »), etc., v. Leskien, Bildung der
Nomina
, 295 et suiv ;

v. pruss. clokis Voc. ; le c initial n'est pas une faute, car l'article
immédiatement suivant du Vocabulaire est : czidelber
« caltestisklokis », avec cette même gutturale. L'o du Vocabulaire
répond à lit. o (ancien ō ou ā). Le mot est donc à rapprocher
du type lit. krõkti « grogner », klegėti « rire bruyamment », etc.,
et signifie « grogneur » ; c'est un des mots de la grande famille
des termes à kr- ou kl- initial, désignant des bruits divers.

v. h. a. bero, v. angl. bera ont été depuis longtemps rapprochés de
lit. bėras « brun », etc. ; car on sait que, dans le roman de Renart,
l'ours porte en français le nom de Brun, en allemand celui de
Braun, en anglais celui de Bruin ; en norrois, le mot ne paraît
être représenté que par v. isl. berserkr, nom d'une sorte de vêtement
284de guerrier (litt. « vêtement d'ours ») ; le nom norrois de
l'ours est v. isl. bjǫrn, suéd. björn, qui est d'une formation différente ;
quant à v. angl. beorn, voir Uhlenbeck, P. B. S. B., XXIX,
332 ; Falk et Torp, Etymolog. ordbok, p. 58.

Ces dénominations rappellent celles qu'on rencontre chez des
populations du Nord de l'Europe, telles que les Estoniens, les
Finlandais, les Lapons, qui évitent d'appeler l'ours par son nom
et qui le qualifient de « la gloire de la forêt », « le vieux », « la
superbe patte de miel », « le poilu », « le pied large », « le mangeur
de fourmis blanches », etc. On sait d'ailleurs que, d'une
manière générale, l'un des tabous de vocabulaire les plus fréquents
porte, durant la saison de chasse, sur le nom de la bête qu'on
chasse. Chez les Celtes où le nom de l'« ours » n'a pas disparu
comme on vient de le voir, on retrouve des périphrases analogues ;
le moyen gallois a melfochyn, plur. melfoch « ours », litt. « porc
à miel », terme qui se retrouve jusque dans un dictionnaire
moderne ; l'irlandais a mathgamain et simplement math, gén. matho
« ours », à côté de maith « bon », gaél. écoss. math « bon »,
comme le montre M. J. Rhys, Celtae and Galli (Proceed. of the
Brit. Academy
, II), p. 4.

La glose κυνοῦπες (l. κυνουπεύς ?) ἄρκτος, Μακεδόνες Hes .indique
aussi qu'on évitait en Macédoine le nom propre de l'« ours ».
M. O. Hoffmann, Die Makedonen, p. 43, y a reconnu un mot
apparenté à gr. κνωπ- « animal sauvage ». Les témoignages ne permettent
pas de déterminer si cette dénomination a provoqué en
Macédoine l'élimination du vieux terme indo-européen, ou si
les deux coexistaient comme en celtique.

On est donc conduit à supposer que c'est un « tabou » qui a
entraîné la disparition du nom indo-européen de l'ours en slave,
en baltique et en germanique ; M. Schrader a déjà émis, sous
une forme un peu vague, une idée analogue en s'appuyant sur
des faits cités par M. O. Keller (voir son Reallexikon, Ire édition,
sous le mot Bär).

Et en effet on ne voit pas quelle autre cause aurait pu entraîner
la disparition du mot.

Il n'y avait pas de cause linguistique : le mot indo-européen
285est un thème en -o-, donc d'un type courant en indo-européen
et conservé partout ; c'est un thème dissyllabique et qui,
par suite, n'était ni trop bref ni trop long pour se maintenir.

Il n'y avait pas non plus de cause extérieure : l'animal se
rencontrait partout, et sur le domaine des Slaves, des Baltes et
des Germains plus que partout ailleurs ; il n'affecte pas de formes
très diverses appelant des noms très diversifiés ; et, au surplus,
les noms nouveaux ne font pas allusion à des variétés différentes
les unes des autres.

On est donc bien en présence d'un « tabou » ; et ce qui achève
de le démontrer, c'est le fait, surprenant au premier abord, qu'un
autre groupe de langues, le groupe finno-ougrien, n'a aucun mot
commun pour désigner l'ours, et que les dénominations de cet
animal bien connu de tous les peuples qui parlent ces langues y
sont ou empruntées ou périphrastiques et analogues à celles du
slave, du baltique et du germanique (d'après une communication
de R. Gauthiot à la Société de linguistique de Paris, 24
mars 1906 ; communication suscitée par l'exposé des faits indo-européens
qu'on vient de passer en revue) ;

Etant donné que l'étude du nom de l'« ours » a révélé le rôle
des tabous de vocabulaire dans l'histoire des mots indo-européens,
il est permis de rechercher si certaines autres particularités
ne s'expliqueraient pas de la même manière.

Le serpent est l'un des animaux dont le nom est le plus
souvent « taboué ». Or, on constate d'abord que les noms indo-européens
du « serpent » n'ont chacun qu'une médiocre extension
dialectale et ne se rencontrent que dans un petit nombre
de langues géographiquement voisines :

skr. áhiḥ, zd ažiš, arm. , gr. ὄφις (ou ἔχις ?), terme oriental
et hellénique ;

sl. * ǫžĭ (r. , pol. wąẓ), lit. angìs, lat. anguis, terme de la
région centrale, inconnu à l'indo-iranien et au grec ;

got. nadrs, irl. nathir, lat. natrix, terme purement occidental.

Et, de plus, le serpent est souvent désigné par des épithètes :

« rampant » : skr. sarpáḥ, lat. serpens, gr. ἑρπετόν, alb. gʼarpɛr ;
286ces mots ne se recouvrent pas les uns les autres et n'ont de
commun que la racine ; la racine même est différente dans arm.
zeṙun à côté de zeṙal « ramper » et dans v. h. a. slango à côté de
slingan « ramper ». Il faut évidemment quelque raison particulière
pour qu'on désigne le serpent par le « rampant », là où il
existe un mot pour dire « serpent ».

« terrestre » : v. sl. zmĭjĭ et zmĭja (Cf. zemlja « terre » ; le mot
zmĭjĭ est dérivé du thème à suffixe zéro *gt hem- d'où zemlja lui-même
est tiré) ; cette étymologie, due à M. Hirt et reprise par
M. Lidén (Archiv f. slav. Phil., XXVIII, 38), serait difficile à
justifier si une interdiction d'employer le nom propre du « serpent »
n'avait obligé à recourir à une périphrase obscure en elle-même,
mais qui devenait claire par le fait qu'elle était le substitut
d'un terme notoirement interdit, au moins dans certaines
conditions. Le skr. uřagaḥ litt. « qui va sur le ventre » se justifie
peut-être de même.

« vert » : lit. žaltys.

« répugnant » : v. sl. gadǔ ἑρπετόν (ce mot désigne tout
animal nuisible dans Euch. 59 a) ; cf. pol. žadny, etc. ; v.Zubaty,
Archiv. f. slav. Phil., XVI, 422, et Brugmann, I.F., V, 375.

On peut même se demander si le skr. nāgáḥ « serpent » ne
serait pas plutôt l'équivalent phonétique de v. sl. nagǔ, lit. nůgas
« nu » qu'un mot apparenté au groupe germanique de v. isl.
snákr ; si skr. nāgáḥ appartient à ce dernier groupe, comme on l'a
supposé, il signifierait « rampant » à en juger par v. h. a. snahhan
« ramper ». Mais, comme skr. nāgáḥ désigne aussi un autre
animal non velu, l'« éléphant », il ne paraît pas douteux que le
sens premier de nāgáḥ ne soit « nu », et que nāgáḥ ne réponde
exactement à sl. nagǔ.

Le nom indo-européen de la « souris » est établi par le rapprochement
bien connu : skr. mils-, pers. mils, v. si. mysï, alb. mi, gr.
[aOç, v. h. a. mūṣ-, v. isl. mūš, lat. mūs. Il ne manque que dans
deux langues où il est remplacé par des mots se rapportant à la
couleur de l'animal ; en baltique on a lit. pelė̄, lette pele(et v.
pruss. peles « muskel » Voc, qui atteste indirectement l'existence
de pelē et montre que ce mot a hérité de tous les emplois de
287mūs-, aussi bien du sens de « muscle » que de celui de « souris »),
cf. lit. pelėti « moisir », plìlkas « gris », gr. πολιός, πελιδνός, etc. ;
en celtique, on a irl. luch (gén. lochat), gall. llyg et llygoden, corn.
logoden, bret. lôgôden, en face de irl. luch « noir », gall. llwg
« pâle » (V. Henry, Lexique du breton moderne, sous lôgôden,
signale en même temps que celle-ci une autre étymologie qui
semble moins vraisemblable, surtout si l'on tient compte de lit.
pelė̄). Or, là où l'on évite de nommer la souris, en Suède par
exemple, on l'appelle « la petite grise ».

L'existence des « tabous » pourrait peut-être servir aussi à
expliquer les discordances que présentent les noms du « renard »
dans les diverses langues indo-européennes (v. Schrader, Reallexikon,
sous Fuchs).

Dans le recueil Kulturgeschichtliches aus der Tierwelt, p. 30,
M. O. Keller montre comment les noms du « crapaud » varient
d'une langue à l'autre, par ex. gr. φρῦνος, φρύνη « brun », lat.
būfō (mot dialectal, mais sans doute ancien, v. Niedermann, BB.,
XXV, 83 et suiv.) et rubēta (d'après la couleur), etc.

Il peut arriver que l'interdiction de vocabulaire s'applique à
un animal répugnant ; mais il est au moins autant, sinon plus ordinaire,
qu'elle s'applique à la bête de chasse ; c'est ainsi que le vieux
nom *elen- du « cerf » (v. sl. jelenǐ, etc.) est souvent remplacé
par l'épithète « cornu » : lat. ceruus et v. isl. hiǫrtr, v. angl. heorot,
v. h. a. hiruz rappellent gr. κέρας et ἔλαφος κεραός, « cerf cornu ».
Du nom ragis de la « corne », le vieux prussien a tiré de même
ragingis « cerf » à quoi il oppose glumbe « biche » (cf. lit.
glumas « sans cornes »).

Les exemples précédents sont tous tirés de noms d'animaux,
parce que ce sont à peu près les seuls où l'action du « tabou » se
laisse encore entrevoir. Mais il a dû y avoir beaucoup d'interdictions
se rapportant à d'autres notions. Et, à titre de pure
hypothèse, on citera encore un cas assez différent de ceux qui
ont été mentionnés.

On a observé que, dans une île malaise, près de Sumatra, il
est interdit de parler des yeux durant la saison de la chasse. Il est
impossible de ne pas songer à cette particularité — aussi à la
288superstition du mauvais œil — quand on voit de quelle manière
bizarre le vieux nom de l'œil — dont la forme était, il est vrai,
très anomale — a été remplacé en irlandais. Au lieu du nom indo-européen
de l'« œil », l'irlandais emploie le nom du « soleil »,
évidemment parce que le soleil était considéré comme l'œil qui
voit tout (Avesta, Yasna, I, II ; Homère, Γ, 277) : en regard de
gall. heul, corn, heuul, bret. héol « soleil » (cf.gr. ἥλιος, got. sauil,
lit. sáulė, etc.), l'irlandais a súil « œil » ; une pareille déviation
de sens ne devient naturelle et explicable que si l'on admet que
le nom propre de l'« œil » a été éliminé, et en effet ce nom ne
se retrouve pas plus en brittonique qu'en gaélique.

La forme germanique (got. augo, etc.) est trop semblable à lit.
akis, v. sl. oko, lat. oculus, hom. ὄσσε, etc., pour en être séparée,
trop différente pour y être ramenée par aucun procédé connu ; n'y
aurait-il pas ici une forme voisine de l'ancien nom à laquelle on
aurait recouru parce que ce nom lui-même aurait été « taboué » ?
alors toute recherche directe de l'étymologie de got. augo serait
inutile et vaine ; peut-être a-t-on affaire à quelque déformation
ou à quelque adaptation d'un mot de sens plus ou moins éloigné.
On remarquera d'ailleurs que, tout en appartenant pour la plupart
à une même racine, les noms de « l'œil » diffèrent d'une
langue indo-européenne à l'autre.

Il est curieux que le duel zend aši, qui répond exactement à
skr. akṣí, ait été attribué au vocabulaire ahrimanien, sans doute
dès les gâthâs (Yasna, XXXII, 10) ; pour les êtres bons, on lit
dans l'Avesta čašma, qui s'est conservé jusqu'à l'époque actuelle
(pers. čašm), ou dõiθrəm, formation nouvelle et peut-être artificielle,
qu'ignorent les dialectes modernes ; à qui douterait que
čašm désigne le « bon œil » par opposition au mauvais œil, il y
a un fait décisif à opposer : en vieux perse, le nom de l'« œil »
est (h)učašma, c'est-à-dire, comme l'a bien vu M. Weisbach, le
« bon œil ». De même le vieux mot zend uši « les (deux)oreilles »
(cf. v. sl. uši) est ahrimanien, ainsi que karəna- = skr. kárṇa« oreille »,
le mot employé pour les êtres bons est le terme
exclusivement propre à l'iranien zd gaošō, v. pers. gauša, qui se
retrouve encore aujourd'hui dans persan gōš. Par ailleurs, au
289contraire, c'est le terme indo-iranien qui sert pour les êtres bons,
ainsi zd zastō « main » = skr. hástaḥ, ou zd pad- - — skr. pad« pied »,
et ces mots survivent encore maintenant, ainsi persan
dast (v. perse dasta) et pāi ; les termes ahrimaniens sont alors
empruntés à un mot ancien, mais accessoire, comme zd gava- « main »
(v. Lidén, Arm. stud., p. 120), ou artificiellement
fabriqués pour les besoins d'un passage particulier, comme les ἅπαξ
zd dvarəθra- et zbaraθa- « pied » ; le vocabulaire ahrimanien de
l'Avesta, n'a, comme on le voit, aucune unité ; si on l'étudiait
en détail, il faudrait ajouter aux types cités ici celui des cas où
le terme propre est employé seulement pour les êtres ahrimaniens,
et est remplacé pour les êtres bons par un euphémisme :
les êtres ahrimaniens « meurent » (racine mar-), les êtres bons
« passent ».

Il est donc nécessaire de supposer que certaines interdictions
ont porté sur le nom de l'œil et aussi sur celui de l'oreille *aus-,
*us-, qui se trouve n'être pas représenté en sanskrit, qui est
ahrimanien dans l'Avesta et qui a disparu de bonne heure dans les
dialectes iraniens.

L'expression de l'idée de « droit » se fait dans presque tous
les dialectes indo-européens au moyen de diverses formations
d'un même élément radical *deks- qui se rencontre depuis l'indo-iranien
jusqu'à l'italo-celtique, en passant par le baltique, le slave,
l'albanais, le germanique et le grec ; l'arm. « droit » diverge
seul (v. Lidén, Arm. stud., p. 75 et suiv.). Au contraire, pour
l'idée de « gauche », il y a plusieurs expressions distinctes, dont
chacune n'a qu'une faible extension :

skr. savyáḥ, zd haoya-, v. sl. šujĭ ;

v. sl. lěvǔ, gr. λαιός, lat. laeuos ;

gr. σκαιός, lat. scaeuos ; cf. peut-être lit. kairè̃.

Et non seulement on a ainsi trois termes indo-européens distincts
au lieu d'un qu'on a pour l'idée de« droit », mais surtout
chaque langue recourt à des artifices pour exprimer cette notion
qu'on préférait ne pas nommer directement ; le grec a ἐυώνιμος
et ἀριστερός, l'Avesta vairyāstara- (v. Bartholomae, Aîtiran. Vört.,
sous ce mot), etc. ; on trouvera les principaux moyens dont on
s'est servi chez Schrader, Reallexikon, sous Rechts und Links.290

Si les noms de maladies et d'infirmités, même des plus fréquentes
et des plus connues, comme la boiterie, la cécité, la surdité,
diffèrent d'une langue à l'autre et ne sont réductibles que
rarement à des formes indo-européennes, c'est évidemment qu'on
évitait ces noms.

D'une manière générale, l'absence d'un nom indo-européen
commun dans des conditions où a priori on s'attendrait à en
trouver un appelle toujours une explication, et ce n'est pas forcer
l'importance du principe des interdictions linguistiques que
d'attribuer à des sortes de « tabous » l'inexistence d'un terme indo-européen
pour une notion qui en devrait normalement avoir un.
Mais, comme ces interdictions ne sont pas directement attestées,
on doit aussi se garder d'exagérer le rôle de pareilles explications
et même de rien affirmer à cet égard d'une manière absolue 12.291

11. Brochure, dédiée à M. J. Vendryes, 3 juillet 1906 (per nozze) ; non
mise dans le commerce.

21. Il importe de compléter cet article par celui que Gauthiot a consacré aux
noms de l'abeille et de la ruche, Mémoires de la Société de linguistique, XVI,
p. 264 et suiv., et par celui que M. Vendryes a consacre à latin mundus, ibid.,
XVIII, p. 305 et suiv.