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Meillet, Antoine. Linguistique historique et linguistique générale. [Tome I] – T18

A propos
d'un
récent dictionnaire étymologique
du français 1

Faire l'étymologie d'un vocabulaire donné, c'est faire
l'histoire de ce vocabulaire entre deux dates. Ici comme en
toute histoire, il dépend de l'historien de choisir les dates entre
lesquelles il juge bon de suivre le développement. Mais il faut
choisir. En matière de français, on a pratiquement le choix entre
deux dates initiales : on peut partir du latin de l'époque impériale,
ou de l'indo-européen. On s'accorde habituellement pour
partir du latin d'époque impériale, parce que les romanistes qui
s'occupent du français ne sont pas d'ordinaire assez comparatistes
pour faire l'histoire des mots entre l'indo-européen et le latin
historique et parce qu'en partant de l'indo-européen, on aurait
une histoire trop longue et trop complexe.

La question qu'on pose vulgairement aux linguistes : « Quelle
est l'origine d'un mot ? », n'a pas de sens précis.

Ce qui est essentiel dans un dictionnaire étymologique, c'est de
déterminer les voies qu'ont suivies les mots. On procède souvent
comme si les changements de sens s'expliquaient par des faits
psychiques. En réalité, les variations de sens sont déterminées
par des circonstances de fait, de caractères infiniment divers.
Pour faire l'étymologie d'un mot, il faut donc avant tout savoir
comment il a pénétré en français et dans quels milieux il a été
employé.

Ce qui importe pour expliquer escobar, escobarderie, ce n'est pas
292qu'Escobar ait été un casuiste espagnol du XVIIe siècle, c'est que
Pascal en ait fait l'une des figures des Provinciales : ce n'est pas le
traité de casuistique d'Escobar qui rend compte du sens pris par
le mot en français, c'est le parti qu'en a tiré Pascal et le succès
des Provinciales.

Dire que « cipaye et spahi sont deux formes différentes d'un
même mot persan », c'est enseigner une simple curiosité. On ne
dira quelque chose d'utile que si l'on indique par suite de quels
événements l'un vient de l'Inde comme l'anglais sepoy, et l'autre
de la Turquie et de l'Algérie.

Il est vain de montrer des dérivations sans indiquer où, quand
et comment elles se sont faites, et des changements de sens sans
en marquer les conditions historiques. A quoi bon ramener à
un primitif unique le plus de mots qu'il est possible, si l'on ne
signale pas le passé propre de chacun de ces mots ? La plupart du
temps, il s'agit de faits très divers, et l'unité d'origine mise en
évidence est de beaucoup ce qu'il y a de moins intéressant pour
expliquer la forme et le sens des mots considérés.

Soit, par exemple, l'article seul du dictionnaire. L'auteur,
après avoir signalé que fr. seul est le latin sōlum, ajoute : « Dérivés
savants : solitude, solitaire,soliloque (v. locution) ; solo, mot
italien, soliste ; désoler ;… ».

En ce qui concerne solitude et solitaire, l'expression « dérivés
savants » ne donne pas une idée claire de la réalité : ces mots
français sont les adaptations normales de mots latins, dérivés de
solūs : sōlitūdō et sōlitārius ; il s'agit d'un caractère habituel du
français littéraire, et la première chose à faire dans un dictionnaire
étymologique du français serait de noter d'une manière
constante ce procédé ordinaire qui consiste en ce que les dérivés
français sont, en très grande partie, tirés non de mots français,
mais de mots du latin écrit.

Les Latins sentaient sans doute encore le lien entre solūs et
dēsōlāre ; mais il va de soi que, en faisant l'emprunt, le français
a radicalement isolé dēsōlāre de seul, et même de solūs ; l'évolution
du sens le montre bien. On ne saurait mettre sur une
même ligne solitude, solitaire et désoler.293

L'italien solo n'est pas un dérivé ; traiter de même l'emprunt
à la langue musicale italienne solo et des emprunts au latin écrit
comme solitude et solitaire, c'est dissimuler deux faits historiques
de caractère distinct.

L'auteur du dictionnaire ajoute : « A la forme archaïque
sollum et au sens également archaïque de « tout, chaque »,
voisin du sens de « seul », se rattachent : latin solennem, d'où
solennel… ; solliciter (et les mots apparentés, v. citer) ; l'adjectif
solidum… » Le lecteur non averti conclura de là sans doute
que solūs a eu autrefois le sens de « tout, chaque », ce qui est
faux ; et il croira que le rapprochement de solūs et de sollus- est
chose sûre, universellement admise ; or, ce rapprochement n'est
ni évident, ni communément admis ; le seul mot latin dont la
parenté avec sollus « entier » (et non pas « chaque » : le fr. tout
prête à une ambiguïté de sens) soit certaine est saluos, qui se
retrouve dans fr. sauf, mais que l'auteur ne mentionne pas ici.
Une étymologie aussi douteuse — presque sûrement fausse —
que celle de solūs rapproché de sollus ne doit pas figurer dans un
livre de vulgarisation.

Au point de vue latin, les trois mots, solennis, sollicitus et
solidus n'avaient déjà plus aucun rapport entre eux ; il y a donc
grand inconvénient à les rapprocher dans un dictionnaire étymologique
du français.

L'histoire de solidus est curieuse ; mais en la présentant sous
un article solidus, subdivision d'un article sollus, rattaché lui-même
à un article solūs, on la fausse entièrement. En effet, il y a
les éléments suivants, rigoureusement indépendants les uns des
autres :

Un adjectif emprunté au XVIe siècle au latin écrit, solide,
avec ses dérivés.

Le mot solidaire pris à la langue juridique au XVIe siècle :
il est curieux que ce mot n'existe pas en latin ancien.

Le lat. soldus, doublet latin de solidus, au sens de « pièce de
monnaie ». La traduction de solidus par « monnaie en métal
solide » n'a pas de sens saisissable ; en réalité, on sait que solidus,
294appliqué à un métal, signifiait « massif », et qu'on s'est servi
de solidus à l'époque impériale pour désigner une monnaie d'or.
La déchéance de soldus qui, sous l'Empire, désignait une pièce
d'or et qui, dans les langues romanes, est devenu le nom du
billon le plus humble, le sou vaut d'être signalée ; il y a là un
développement remarquable.

A cette valeur de sol (i)dus, se rattache le sens de « solde,
prix payé pour un service » ; l'italien soldo signifie à la fois
« sou » et « solde ». Et c'est à l'italien soldo qu'est pris le mot
français solde, avec un genre différent. Mais, de ce sens de sol(i)dus,
a été tiré un verbe solidāre « donner en solde, payer entièrement »,
d'où solidáta, prov. esp. soldada, v. fr. soudée ; il y aurait
à chercher en quelle mesure le genre de fr. solde serait influencé
par de vieux mots français ; et, si l'influence est admise, le fr.
solde apparaîtrait comme une contamination d'anciens mots
français et d'un mot italien. De soudée, vient un français soudoyer,
tandis que soudard est dérivé du v. fr. soude. — Il faudrait aussi
examiner en quelle mesure solder au sens de « apurer » un
compte, et, par extension, « achever l'écoulement d'une marchandise »,
est un emprunt à une forme latine sol (i)dāre, et en
quelle mesure l'italien soldare a pu agir : on sait que les termes
français de banque sont d'origine italienne. — La pire erreur
qu'on puisse commettre en exposant des étymologies, c'est de
laisser croire au lecteur que l'histoire des mots est chose simple.
Les influences les plus diverses s'y croisent.

De soldare, l'italien a fait soldato, qui désignait le mercenaire
des armées italiennes. Le français a emprunté le mot au
XVIe siècle ; mais, comme les armées avaient en France un tout
autre caractère qu'en Italie, et que, d'ailleurs, la formation
n'était pas intelligible en français, le mot a pris immédiatement
une noblesse qu'il n'avait pas en italien. — Le mot soldatesque,
demeuré plus italien, a conservé une nuance de mépris (soldatesque
ne vient pas de fr. soldat ; il est italien).

Le lat. sol (i)dāre a abouti à it. sodare, fr. souder ; en français,
souder est devenu un terme de métier, purement technique.

Mettre dans un même article solide, solidaire, sou, solde (et
295solder), soldat, souder, c'est réunir six — et même sept — mots
distincts, et dont l'histoire est distincte. Constater que ces six
ou sept mots différents du français se rattachent à un même
original latin, c'est se borner à une curiosité d'intérêt médiocre,
de portée presque nulle. Ne rien dire de plus, ou presque, c'est
éliminer tout ce qui, dans l'étymologie, a un intérêt.

Pour faire l'histoire.des mots, il faut poser le point de départ
roman commun ; or, on ne peut le faire que par la comparaison
des langues romanes. En face des mots français, il faut donc mettre
les correspondants des autres langues néo-latines. Ce n'est pas balneum
qui rend compte du fr. bain ; c'est une forme *baneum que
supposent fr. bain, prov. banh, it. bagno, esp. baño, port banho,
et qui se retrouve dans l'emprunt slave banja (passé au féminin).
Ces rapprochements ont du reste une haute valeur pratique :
ils montrent le parallélisme des langues romanes et en
font ressortir l'unité profonde.

Seule, la comparaison des langues romanes fait comprendre
d'où est parti le français. Toutes les langues romanes autres que
le roumain ont éliminé cerebrum, et ont remplacé cerebrum par le
diminutif cerebellum ; on attribue ce mot au latin populaire ;
en réalité, cerebellum désigne la « cervelle » en tant qu'elle
se mange ; comme le nom roman du « foie », ç'a été d'abord un
terme de cuisine et de gastronomie ; le rapprochement valait
d'être fait. Quant à l'opposition de cerebellum et de la forme
réellement vulgaire *cerebella, elle n'est établie que pour le gallo-roman :
hors du français et du provençal, un représentant de
cerebella n'est signalé que dans l'Italie du Nord.

Faire un véritable dictionnaire étymologique du français est,
actuellement, impossible ; car on est loin de connaître l'histoire
des mots français depuis l'indo-européen ou simplement depuis
l'époque de l'Empire romain jusqu'à présent. Mais les faits
actuellement connus permettraient d'en tracer l'esquisse, de
faire entrevoir les questions, et, par là même, de pousser à faire les
travaux préparatoires d'une manière rapide et systématique. Il y a
là un véritable devoir pour les peuples de langue romane en
général, pour les Français en particulier.296

1. Extrait du Bulletin de la Société de linguistique, XXI, p. 81 et suiv.
(année 1918).