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Meillet, Antoine. Linguistique historique et linguistique générale. [Tome I] – T19

A propos
des
noms du vin et de l'huile 1

Entre la morphologie et le vocabulaire il y a une grande différence :
la morphologie est un système qui n'admet que très
malaisément l'introduction d'éléments étrangers, non livrés par
la tradition de la langue même ; le vocabulaire se compose de
mots dont sans doute la valeur ne se laisse définir précisément
que par rapport à d'autres mots, mais qui néanmoins sont indépendants
les uns des autres, et, par suite, il peut accueillir en
quantité illimitée des éléments ne provenant pas de la tradition
propre de la langue. Dans toute langue, la morphologie est la
part traditionnelle ; le vocabulaire réfléchit les diverses influences
de civilisation. L'histoire du français en fournit un exemple
saisissant.

Toute la grammaire du français se compose de procédés dont
les uns continuent simplement des procédés latins — c'est la
moindre part — et dont les autres — les plus nombreux — sont
obtenus à l'aide d'éléments latins, ou, du moins, développés en
français même et par l'effet de conditions existant dans la langue.
L'opposition entre chante et chantez réfléchit celle entre canta et
cantate ; l'opposition entre neuf et neuve celle entre nouum et
nouam. Des formes nouvelles telles que je chanterai ou j'ai chanté
se ramènent à des groupes tels que ego cantare habeo ou ego habeo
297cantatum qui n'avaient pas en latin le caractère de procédés grammaticaux,
niais où l'on trouve l'amorce de procédés devenus
grammaticaux en français. Le rôle de la préposition de en français
est chose nouvelle ; mais de est une préposition latine. La
signification grammaticale de l'ordre des mots ne remonte pas au
latin ; c'est au cours du développement que s'est créée cette
signification, sans qu'une influence extérieure soit intervenue.

Il en est autrement du vocabulaire. Il y a, pour les notions
les plus usuelles, un fonds principal qui continue le fonds latin :
des mots accessoires tels que les pronoms, les noms de nombre,
les noms d'animaux les plus répandus, les noms de parenté, les
verbes indiquant les actes ordinaires comme boire ou dormir,
beaucoup d'adjectifs, etc… Mais, à côté, il y a les mots qui proviennent
d'origines diverses. Il a subsisté quelques mots gaulois
comme benne. Il s'est introduit beaucoup de mots germaniques
comme guerre, choisir, garder, des mots arabes ou américains,
venus pour la plupart par l'intermédiaire de l'espagnol,
comme alcôve, chocolat, etc… Chacune des civilisations avec lesquelles
les Français se sont trouvés en contact, médiat ou immédiat,
a ainsi laissé dans le vocabulaire français quelques traces de
son influence.

Pas plus dans le langage que dans la technique, les civilisations
abolies ne meurent tout entières. La civilisation, relativement
avancée, des Gaulois a laissé chez ses voisins bien des traces.
La grande métallurgie du fer qui caractérise l'époque gauloise
a fourni aux langues germaniques le nom du « fer » *īsarnan
qui est manifestement celtique. Les Gaulois avaient largement
développé l'usage des chars, hérité de l'époque indo-européenne ;
les Romains qui les ont refoulés, puis conquis, et qui leur ont
transmis l'ensemble de leur civilisation, ont accepté la terminologie
gauloise relative aux chars : le gaulois carrus est devenu
un mot latin courant, qu'ont conservé les langues romanes et
que les légions romaines ont porté au loin, jusqu'en Arménie où
on le retrouve intact.298

Avant l'arrivée des tribus de langue indo-européenne qui ont
apporté en Grèce les parlers appelés à devenir la langue grecque,
il y avait dans le bassin de la mer Egée une civilisation brillante
dont de récentes trouvailles faites surtout en Crète et qui ont
rendu célèbre le nom de M. Evans, ont révélé des restes nombreux
et caractéristiques. Au milieu de cette civilisation élégante
et riche, les « Hellènes » — pour leur donner le nom sous
lequel on connaît leurs descendants — sont apparus comme des
barbares venus du Nord ; leur arrivée a été suivie d'une sorte de
« moyen âge » relativement rude. Mais de même que les Germains
ont beaucoup pris à la civilisation gréco-romaine que leur
venue a contribué à disloquer, les Hellènes n'ont pas manqué de
beaucoup emprunter à la langue — - ou aux langues — par
laquelle s'exprimait la civilisation « égéenne » au second millénaire
avant l'ère chrétienne.

Ces langues sont inconnues. Il est permis de supposer qu'elles
appartenaient au groupe d'Asie Mineure : lydien, lycien, carien,
dont on n'a que peu de monuments, — et ce peu n'est interprété
que d'une manière partielle, incertaine, — si bien qu'on ne
saurait faire aucune théorie des anciennes langues de l'Asie antérieure.
Les fouilles de Crète ont apporté de vieilles inscriptions
qui sans doute sont rédigées dans la langue des Crétois préhelléniques,
de ces gens qu'Homère qualifie de vrais Crétois Eteokrêtes) ;
mais elles ne sont pas déchiffrées ; si elles l'étaient, on
ne les comprendrait sans doute pas mieux qu'on ne comprend
les inscriptions en caractères grecs, mais en une langue inconnue,
qu'on a trouvées en Crète ou que les textes non grecs écrits
en alphabet cypriote.

En somme, on ne sait rien ou presque rien des langues qui
ont servi d'organe à la civilisation égéenne du second millénaire
avant l'ère chrétienne.

Une seule chose est sûre : les tribus de langue indo-européenne
qui ont envahi l'extrémité de la péninsule balkanique et tout le
299bassin de la mer Egée ont beaucoup pris à la vieille culture
égéenne. Avec les choses, ils ont dû prendre beaucoup de mots.

Et, en effet, si l'on examine le vocabulaire grec, on constate
que beaucoup des mots, et en particulier des substantifs, qu'il
comprend ne s'expliquent pas au moyen de ce que l'on sait du
vocabulaire indo-européen, ou même ont un aspect qui les
dénonce comme n'étant sans doute pas indo-européens.

Un mot comme labyrinthos, dont il n'est question qu'à propos
de l'ancienne Crète ou de l'Egypte, n'a rien d'indo-européen.
L'élément -intho-, qui paraît avoir servi à la formation, se retrouve
dans des noms propres tels que Korinthos. Or, les noms propres
grecs de lieux ne s'expliquent en général pas par le grec, c'est-à-dire
qu'ils appartiennent à des langues parlées en Grèce avant
l'arrivée des nouveaux conquérants.

Ceci fait apparaître qu'un substantif comme le nom asaminthos
de la « baignoire » qu'on lit déjà chez Homère, et qui ne s'explique
pas par l'indo-européen, est d'origine « égéenne ». Dès
lors il est permis de se demander si le nom balaneion du « bain »
que la forme ne dénonce pas pour étranger, mais pour lequel on
n'a pas trouvé d'étymologie indo-européenne satisfaisante, ne
serait pas aussi « égéen ». Comme ce mot a passé en latin, balineum,
balneum, et de là aux langues romanes (français bain,
etc.) et avec sa forme latine vulgaire, au slave (banja), le mot
« égéen » est devenu un mot presque européen.

Le « cyprès » est un arbre de la région méditerranéenne. Son
nom grec kyparissos n'a rien d'indo-européen, ni par la racine,
ni par l'élément de formation -isso- qui, au contraire, est courant
dans le monde égéen. Le grec doit donc le mot à une langue
« égéenne » antérieure. Et la forme cupressus du mot latin correspondant,
qui s'explique mal en partant de la forme grecque,
provient sans doute d'un emprunt fait par le latin, non au grec,
mais, directement ou indirectement, à la langue à laquelle a
puisé le grec lui-même.

Le nom grec thriambos désigne un cortège bachique et le nom
latin triumphus (que les Grecs ont rendu par thriambos) ont de
même été reconnus pour probablement « égéens » et ceci conduit
300à envisager la possibilité d'une origine « égéenne » pour des
mots savants tels que ceux de l'ïambe et du dithyrambe. Il est aisé
de trouver des exemples plausibles, et même probables, de mots
grecs importants ayant une origine égéenne. La démonstration
complète échappe le plus souvent.

La nation qui parlait l'indo-européen habitait sans doute une
région assez septentrionale, où prospéraient le hêtre et le bouleau,
mais où l'on ne cultivait pas la vigne. La seule boisson fermentée
dont les restes conservés de la langue indiquent l'existence
est l'hydromel, dont l'anglais meat et l'allemand met ont gardé
jusqu'à présent le nom ancien, comme aussi les langues slaves
(russe mëd, etc.). Ceux des peuples de langue indo-européenne
qui ont appris à connaître le vin se sont parfois servis du vieux
nom de l'hydromel pour désigner le vin ; c'est ainsi que le grec
méthy désigne le « vin », et que les mots qui indiquent l'ivresse
s'y rattachent : methé « ivresse », methyô « je suis ivre », methyskomai
« je m'enivre » ; ceux-ci n'ont pas eu à changer de sens,
avec le produit qui donnait l'ivresse.

Mais, à côté de ce mot qu'il adaptait pour le sens, le grec en a
emprunté un autre, presque évidemment « égéen », à savoir woinos
(la forme oînos de l'ionien-attique s'explique par la chute de w
initial qui est de règle dans ce dialecte). Ce mot n'est pas isolé :
on en retrouve une forme apparentée dans les langues italiques :
uīnum en latin, vinu en ombrien : le genre neutre du mot et l'î
de la première syllabe indiquent assez que le mot italique n'est
pas emprunté au grec, comme on l'a trop souvent répété. L'arménien,
qui n'a emprunté directement des mots grecs que depuis
l'époque chrétienne, a un mot gini, qui repose sur une ancienne
forme analogue à woinos du grec et qui doit, par quelque intermédiaire
inconnu, se rattacher au même original égéen ; de l'arménien,
ce mot a passé au géorgien, à une date antérieure à la
période historique de l'arménien. Le même nom du vin se
retrouve enfin dans tout l'ensemble du groupe sémitique (arabe
301waynun, etc), sans qu'il y ait lieu d'examiner ici si l' « égéen » a
emprunté le mot au sémitique, ou inversement. Ainsi un nom
méditerranéen du « vin » figure dans la plupart des langues qui
touchent par quelque côté à la Méditerranée ; et, sous la forme
latine, ce mot s'est imposé à l'Europe entière, c'est-à-dire aux
langues celtiques, germaniques et slaves. Si l'on ne posait pas un
original égéen, on n'arriverait pas à comprendre d'où le nom
de « vin » a pu rayonner ainsi sur l'Europe et l'Asie.

La grande fortune du mot uīnum en latin se marque au nombre
des mots que le français en a tirés. Le français n'a pas seulement
vin qui continue uīnum. Il a aussi vigne qui continue le dérivé uīnea
de uīnum, vendange, qui continue un composé uīndēmia, dont le
premier terme est uīnum, et enfin un ancien juxtaposé vinaigre,
qui s'explique immédiatement en français, bien que, actuellement,
les sujets parlants n'y sentent plus le mot vin, et que,
d'ailleurs, le « vinaigre » employé ne soit le plus souvent pas
du « vin » ayant subi la fermentation acétique. Il y a donc en
français quatre mots, actuellement indépendants les uns des
autres, qui se rattachent à uīnum.

Il est frappant que les noms grecs de la « vigne », ampelos, et
du « raisin », botrys, n'aient pas d'étymologie indo-européenne
connue. Ceci vient confirmer l'hypothèse de l'origine « égéenne »
du grec woinos, et, par suite, du latin uīnum.

Plus évidemment encore que la vigne, l'olivier est une plante
méditerranéenne. Les graisses dont l'indo-européen a le nom
sont des graisses animales. Les Grecs n'ont appris à connaître les
graisses végétales qu'en entrant en contact avec le monde égéen,
où la culture de l'olivier et l'emploi de l'huile d'olive avaient
une grande importance.

Le nom que le grec a emprunté a été adapté à des usages grecs :
on a fait une forme féminine elaiwâ (en attique elaa) pour désigner
l'arbre, « l'olivier », et son fruit « l'olive », une forme
neutre elaiwon (en attique elaion) pour désigner le produit,
302l'« huile ». Mais le mot est d'origine étrangère. Du reste, on en
retrouve l'élément essentiel el- en arménien (ewi en arménien classique),
et dans les parlers populaires qui ont fourni l'arménien
moderne, sous une forme qui ne peut être d'origine grecque, et
qui, comme le nom arménien du « vin » remonte, directement
ou indirectement, à la civilisation « égéenne ». M. Marcel Cohen
me signale même que l'on retrouve en sémitique et en hamitique
des formes assez semblables pour désigner des arbres non cultivés.
Il y a là toute une recherche curieuse à poursuivre.

L'opposition entre le nom oliua de l' « olivier » et de l' « olive »
et le nom oleum de l' « huile » montre que ces mots latins sont
empruntés au grec à la différence de ce que l'on a observé pour
le nom du « vin ». La différence de forme entre les mots latins,
oliua, oleum, et les mots grecs dont ils sont issus et les différences
entre l'aspect de oliua et celui de oleum s'expliquent par des particularités
connues de la phonétique latine et ne font aucune difficulté.
Mais cet accident phonétique a séparé oliua de oleum
pour le sentiment linguistique d'un Romain. Dans une langue
comme le français, où les noms de l' « olivier » et de l' « olive »
ne figurent que par emprunt à des parlers des régions possédant
l'olivier, et où l'huile indigène se fabrique avec d'autres produits
végétaux que l'olive, le nom de l'huile a perdu toute attache
avec l'olivier. Il en est naturellement de même du mot anglais
oil, qui est d'origine française, ou de l'allemand öl. Et quand,
comme il arrive souvent maintenant, on se sert du mot huile (ou
de l'anglais oil) pour désigner des huiles minérales, on est bien
loin du monde égéen, d'où vient le mot.

L'histoire du nom de l'huile dans les langues romanes est
d'ailleurs compliquée. Nulle part, le mot n'a la forme qu'on
attendrait s'il s'agissait d'un mot traditionnel. Des influences
savantes sont intervenues partout.

Il y a sans doute bien d'autres noms encore que ceux de
« vin » et de « l'huile » que la civilisation moderne doit à la
vieille civilisation égéenne.303

Par exemple, il est probable que le nom de la « rosé » qui se
trouve et en grec et en iranien, et qui, de l'iranien, paraît avoir
passé à l'arménien, est « égéen ». En grec, le mot n'a pas été emprunté
à la date la plus ancienne : il est curieux que la forme qu'il
présente ait un caractère dialectal particulier, celui de l'éolien, et
que, par suite, il doive passer pour emprunté à l'éolien dans les
autres dialectes. La forme latine rosa présente à l'explication de
grandes difficultés qui ne se laissent pas résoudre en supposant
un point de départ grec du mot latin.

Les langues indo-européennes de l'ancien groupe du Nord-Ouest,
du slave et du baltique au celtique et même à l'italique,
ont eu un nom de la « pomme » dont l'anglais apple par exemple
est encore un représentant. Mais les populations qui sont arrivées
au contact de la culture égéenne ont sans doute trouvé une
pomme plus perfectionnée, dont le nom, mâlon (en ionien-attique
mêlon), apparaît en grec ; le latin l'a emprunté au grec,
d'abord sous la forme de quelque parler dorien où ā subsistait,
mālum, puis sous la forme empruntée à l'attique mēlum, qui a
survécu notamment dans l'italien melo. Parmi les parlers italiques,
le vieux nom de la « pomme » ne subsiste que dans un
nom propre, celui de la ville d'Abella, célèbre par ses pommes,
malifera Abella, comme dit Virgile, rapprochant ainsi de manière
curieuse les deux noms de la « pomme », l'ancien, indo-européen
du Nord-Ouest, et le nouveau, emprunté au monde « égéen ».

On a trop peu de données pour déterminer, même approximativement,
ce que le grec et le latin, et par là les langues
modernes, doivent à l'ancienne culture « égéenne » du second
millénaire av. J.-C. Mais le peu que l'on entrevoit montre que
cet apport est important.

Ainsi se maintiennent dans les langues les restes de civilisations
depuis longtemps abolies et oubliées.304

1. Extrait de The French Quarterly, II (1920), p. 1 et suiv. Le fond des
idées exposées ici a fait déjà l'objet d'une note de caractère technique dans les
Mémoires de la Société de Linguistique, XV, p. 161 et suiv. Depuis, des hypothèses
analogues ont été proposées par divers savants, notamment par MM. Cuny
et Theander.