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Meillet, Antoine. Linguistique historique et linguistique générale. [Tome I] – T20

J. Gilliéron
et
l'influence de l'étude des parlers locaux
sur le développement du romanisme.

M. J. Gilliéron, qui depuis plus de trente ans dirige à l'École
des Hautes Études les travaux sur les parlers gallo-romans, n'a
rien fait pour se faire connaître du grand public. Son dernier
livre, la Généalogie des noms qui ont désigné l'abeille, n'est destiné
qu'aux spécialistes, et, même pour les gens du métier, si la lecture
en est étrangement savoureuse, elle n'est pas facile. Mais
il n'y a pas d'homme qui, depuis qu'il enseigne, ait eu plus d'action
sur tous ceux qui ont étudié l'histoire des parlers gallo-romans,
l'histoire des langues romanes, et, finalement, toute la
linguistique historique en général.

Depuis que s'est brisée, à partir du IIIe siècle après Jésus-Christ,
l'unité linguistique latine, chaque province de la France
actuelle, chaque localité même a eu son développement linguistique
propre. A n'envisager que le parler local, il y a dans la
France d'aujourd'hui autant d'objets d'observation distincts qu'il
y a de villages. Actuellement, ces parlers locaux, autrefois bien
distincts, tendent à s'éliminer très vite. Tandis que, dans la
France méridionale, où les parlers diffèrent entièrement du français,
ils se maintiennent encore, ils subissent de plus en
plus dans toute la France centrale l'action du français commun,
dans un rayon de deux à trois cents kilomètres autour de Paris.
Mais partout il subsiste des restes notables de l'ancien parler
local qui, il n'y a pas plus d'un siècle, était encore employé par
presque tout le monde dans chaque village et même dans chaque
petite ville.

Il y a d'autant plus d'intérêt à observer ces parlers locaux que,
305entre l'ancienne unité latine, qui s'est constituée du temps de
l'Empire romain, et l'unité française, qui se constitue maintenant
grâce à l'extension du français commun, il n'y a eu en
France aucune période d'unité linguistique. En une certaine
mesure — qu'il ne faut naturellement pas exagérer — chaque
village de France a eu, depuis l'époque latine, son développement
linguistique propre. L'évolution du latin dans les divers
villages du domaine roman offre assurément le plus bel ensemble
qui s'offre à qui veut étudier comment les langues se développent
au cours du temps.

Chargé de diriger, à l'École des Hautes Études, les travaux
relatifs aux parlers gallo-romans, M. Gilliéron a compris que
l'on n'arriverait à rien de définitif en examinant, çà et là, au
hasard, tel ou tel parler et en essayant de voir comment il se
comporte par rapport au latin : la distance du latin à chaque
parler est trop grande, les influences subies ont été trop diverses.
On est obligé de remplir par des hypothèses invérifiables un
développement trop complexe ; la part faite à l' « interpolation »
est trop grande. Et il y a trop de faits communs qui ne ressortent
pas dans une étude portant sur une seule localité ou sur une
seule région.

M. Gilliéron a donc organisé une enquête systématique portant
sur la France entière. Les sommes mises à sa disposition à
la fois par une modeste subvention d'État, par un petit prélèvement
sur la modique somme que la Ville de Paris met à la disposition
de l'École des Hautes Études et par la maison d'édition
Champion étaient trop exiguës pour permettre une enquête
complète qui, de plus, aurait demandé un temps immense et
dont l'examen aurait beaucoup dépassé les forces de l'homme le
plus laborieux. M. Gilliéron a choisi un certain nombre de
points répartis sur la France entière de manière à donner une
idée de chaque district ; un enquêteur, doué d'une très bonne
oreille, M. Edmont, a sur chacun des points, fait traduire dans
le parler local toutes les phrases d'un questionnaire établi pour
permettre de résoudre la plupart des problèmes que l'on envisageait
au moment où a été fait ce questionnaire. Une fois toutes
306les réponses obtenues, elles ont été reportées sur des cartes, dont
chacune indique la forme d'un mot donné sur le millier de points
qui ont été enquêtés. Ces cartes sont maintenant publiées, par les
soins de la librairie Champion, dont elles sont l'honneur ; elles
constituent l'Atlas linguistique de la France, qui est un monument
unique. C'est la première fois qu'un grand domaine linguistique
est décrit dans toute son étendue, et qu'on peut, d'un
coup d'œil, apercevoir la façon dont un élément linguistique
ancien a été traité, indépendamment, sur des centaines de points
différents. Grâce à l'Atlas, toutes les données recueillies soit
auparavant soit depuis viennent prendre place dans un ensemble.

Plusieurs des jeunes romanistes qui ont reçu à l'École des
Hautes Etudes l'enseignement de M. Gilliéron ou qui ont subi
l'influence de ses publications, libres de tous dogmes, inspirées
seulement de l'observation des faits, ont poussé plus avant : ils
ont étudié de plus près des domaines restreints : M. Millardet,
dans les Landes, M. Bruneau, dans les Ardennes, M. Terracher,
dans la Charente, M. Oscar Bloch, dans les Vosges, ont décrit
plus ou moins complètement de petites régions, village par village.
Les atlas linguistiques de M. Millardet et de M. Oscar Bloch
ont montré ce que peut être une étude géographique de parlers
poussée jusqu'au bout.

Ainsi a été réalisé un progrès décisif pour la linguistique.
Toute linguistique historique est comparative, et seule la comparaison
des divers parlers issus d'une même langue commune
peut servir à déterminer cette langue commune. Sans doute les
langues romanes continuent le latin ; mais la forme du latin
qu'elles continuent n'est pas celle que fournissent les textes :
qui chercherait à expliquer le nom roman du « foie » par le nom
latin iecur ou le nom de l'oreille par le nom latin auris demeurerait
bien embarrassé. Des textes latins fournissent auricula ;
mais rien, à considérer ces textes, ne permet de prévoir que la
forme sporadique auricula devait triompher de auris et aboutir
aux formes telle qu'en français oreille., en italien orecchia. Pour
les linguistes qui étudient l'histoire des langues romanes, c'est
une grande commodité que d'avoir l'ancien latin ; les linguistes
307qui étudient l'histoire des langues germaniques ou celle des
langues indo-européennes en général, ont bien des raisons de
la leur envier. Mais pour les romanistes comme pour tous les
autres, le seul instrument de preuve valable est la comparaison
des langues constituant le groupe étudié.

Dès lors, si, au lieu de comparer quinze ou vingt dialectes
fortement distincts les uns des autres, mal localisés et dont les
rapports mutuels sont mal connus ou inconnus, on peut comparer
des centaines de parlers très voisins, ayant conservé d'une
manière certaine leur ancienne répartition géographique, on
dispose d'un moyen de recherches bien supérieur, et l'on a
chance de déterminer avec une précision toute nouvelle l'histoire
de l'ensemble des parlers étudiés.

Le livre de M. Gilliéron sur le nom de l'Abeille montre combien
sont complexes les développements linguistiques. Le linguiste
qui se contente de constater que abeille remonte à un
latin apicula et que la forme est empruntée à des parlers de la
France méridionale n'a aucune idée de la complication des faits
qui ont déterminé la répartition actuelle des noms de l'abeille en
France. C'est de constatations de ce genre qu'on est obligé de
se contenter sur la plupart des domaines linguistiques. Le mérite
de M. Gilliéron est de laisser entrevoir que, là même où l'on
ignore trop de faits pour apercevoir le développement réel, il ne
faut pas s'imaginer que, avec des correspondances simples, on
touche la réalité des choses.

Précieux par les conclusions définitives qu'il apporte, le livre
de M. Gilliéron l'est bien plus encore par la méthode qu'il
enseigne. Jusqu'ici, on a fait la grammaire comparée des langues
romanes avec la méthode qu'imposent les conditions de fait,
assez fâcheuses, où se trouve la grammaire comparée des langues
indo-européennes : aucune donnée sur la langue initiale ; un petit
nombre de groupes de langues très différentes entre elles ; ces
quelques données permettent surtout de saisir certaines grandes
lignes, le détail n'étant perceptible que dans quelques rares cas spécialement
favorables. Cette situation a eu, il est vrai, quelques
avantages : elle a obligé à pratiquer la méthode comparative dans
308sa pureté et à embrasser d'un coup de larges développements poursuivis
durant de longs siècles. Mais elle a eu ses inconvénients :
on a observé des correspondances plus ou moins régulières entre
des langues ; mais ces correspondances résultent de successions
complexes de changements dont le détail reste inconnu ; ce n'est
qu'en observant des cas où le grand nombre des développements
distincts permet de restituer le détail de ces successions qu'on
arrive à comprendre comment se sont réalisées les correspondances
observées.

Si l'on avait fait il y a cent ans le relevé des parlers locaux
qu'on fait aujourd'hui, on aurait trouvé bien des faits curieux
que l'extension du français commun a effacés déjà. Il faut se hâter
de relever tout ce qui subsiste encore ; la disparition est plus
rapide d'année en année.

Du reste, on est tout surpris de voir à quel point l'histoire
de la langue française a été peu étudiée jusqu'ici et quelles lacunes
apparaissent à qui veut, comme l'a fait M. Brunot avec tant
d'autorité, en retenir l'ensemble. Faute de posséder des études
assez poussées sur les divers groupes romans, la grammaire comparée
générale des langues romanes n'est faite que sommairement.
On est loin d'avoir tiré tout le parti possible des anciens
textes latins qui reflètent à quelques égards l'usage vulgaire. Les
textes d'époque mérovingienne n'ont pas été complètement
exploités. Le seul dictionnaire de l'ancienne langue française
qu'on possède, celui de Godefroy, est notoirement insuffisant 1.
Depuis du Cange, le vocabulaire des textes latins médiévaux qui
offre si souvent des faits qui éclairent les langues vulgaires, n'a
plus été systématiquement dépouillé. Faute d'utiliser les données
qu'on possède, on a trop souvent étudié et exposé l'histoire du
français, pour laquelle on a tant de faits, comme on fait de celle
du latin ancien, pour laquelle on n'en a presque aucun. Les résultats
obtenus par M. Gilliéron, grâce à une enquête systématique,
montrent ce que l'on réalisera lorsque tout l'ensemble du travail
sera organisé. Mais l'œuvre dépasse infiniment la force et
les ressources de chacun des travailleurs isolés.309

1. Je n'ai pu voir encore les fascicules parus du dictionnaire de M. Tobler.