CTLF Corpus de textes linguistiques fondamentaux • IMPRIMER • RETOUR ÉCRAN
CTLF - Menu général - Textes

Meillet, Antoine. Linguistique historique et linguistique générale. [Tome I] – T21

Sur le sens linguistique
de
l'unité latine 1

Il y a une unité latine, mais elle n'est pas évidente au premier
coup d'œil. Elle a besoin d'être dégagée, et il faut un petit effort
d'attention pour en saisir la nature et la portée.

L'unité latine repose sur l'unité de l'empire romain.

Mais ses limites n'atteignent pas, à beaucoup près, celles de
l'empire. Tout ce qui dans l'empire romain était de civilisation
grecque est demeuré fidèle à l'hellénisme, sauf les cités grecques
des côtes méridionales de l'Italie et des côtes de Sicile ; la séparation
de l'Empire en Empire d'Orient, de langue grecque, et
Empire d'Occident, de langue latine, répond à une réalité. L'unité
latine recouvre seulement l'Empire d'Occident ; c'est ce
qu'on peut appeler la Romania. La conquête arabe en a supprimé
toute une partie, les provinces de l'Afrique du Nord, qui avaient
reçu la langue latine. L'avance slave et albanaise dans les Balkans
en a fait disparaître d'autres fragments ; mais l'influence
romaine se manifeste encore par les nombreux emprunts que
l'albanais a faits au vocabulaire latin. Ont subsisté les territoires
actuels de l'Italie, de l'Espagne, du Portugal, de la France, une
partie de la Suisse et de la Belgique, qui forment proprement
l'unité latine. Les Roumains, ceux du royaume de Roumanie et
ceux qui peuplent la Bessarabie autrefois annexée à l'empire
russe et la Transylvanie autrefois annexée au royaume hongrois,
sont aussi de langue néo-latine ou romane (les deux expressions
sont équivalentes) ; mais ils ont pendant longtemps perdu le
310contact avec les autres populations de langue latine, et par suite
ils sont à part.

La partie occidentale de l'Empire avait une grande unité de
civilisation qui se reconnaît à l'identité des institutions, des
usages, des constructions officielles, et qui au moment de l'extension
du christianisme a déterminé l'unité de l'Église. Ce qui
reste d'unité latine vient de là.

Il ne suffit pas qu'il y ait un empire un pour déterminer une
unité de langue, si puissant qu'il ait été, si grande qu'ait été son
influence sur l'histoire du monde. L'empire achéménide n'a
étendu sa langue à aucune des satrapies qu'il comportait, il n'a
même pas étendu le parler perse aux tribus non perses du monde
iranien. Une langue ne s'étend que si elle porte une civilisation
douée de prestige. L'arabe n'a pu se répandre largement que
parce qu'il portait avec lui une civilisation brillante, héritière des
civilisations de l'Asie antérieure.

Le latin s'est répandu dans les parties de l'empire où on ne
parlait pas le grec, c'est-à-dire dans toute la partie occidentale et
au Nord des Balkans, parce qu'il portait avec lui la grande civilisation
méditerranéenne que les Grecs ont propagée, à laquelle
ils ont donné une originalité et une élévation singulières. Il est
devenu la langue commune de la moitié occidentale de l'empire
romain, parce qu'il apportait avec lui la culture romaine, et que
la culture romaine, nourrie de la culture grecque dont elle avait
pris tout ce qui était aisément accessible, mais dégagée de ce que
cette culture avait de trop spécifiquement hellénique, représentait
alors le plus haut degré de culture connu par l'humanité. Le latin
apportait à l'Espagne, à la Gaule, aux provinces voisines du
Danube, une civilisation faite pour l'humanité entière.

On sait bien que le latin a subi l'influence du grec. On ne se
doute pas, en général, du point auquel, pour tout ce qui est le
vocabulaire de la pensée et de la civilisation, les mots latins ont
purement et simplement absorbé la valeur des mots grecs, comment,
par exemple, avec une forme purement latine, un mot
comme cause n'est au point de vue sémantique rien autre que
le grec aitia, et ainsi toujours.311

Le latin a de plus pris, même ailleurs, des éléments de civilisation
plus ou moins importants. Le nom d'un vêtement long
tunica, est pris au même mot sémitique auquel le grec a
emprunté khitôn. Les Gaulois semblent avoir eu un art développé
de la construction des chars ; César a encore trouvé le
char de guerre en usage chez les Bretons de Grande-Bretagne, et
il en a été gêné au premier abord ; aussi les Romains ont-ils pris
aux gaulois des mots relatifs aux chars : carras, carpentum sont
des mots gaulois, et ce n'est pas au fait qu'ils habitent le sol de
la Gaule, mais au fait que les Romains ont adopté ces mots que
le français doit d'avoir char et charpentier. Langue de civilisation,
le latin a pris de divers côtés les mots utiles à la culture.

Bien entendu, la question de race n'intervient pas. Rome a
donné peu à peu le droit de cité romaine à tous les habitants
de l'Italie : elle a fait de tous les habitants libres de l'Empire des
citoyens romains. Nulle part elle n'a exterminé les habitants ;
elle s'est contentée de leur apporter la civilisation romaine qui,
dans la plupart des régions, après la guerre de conquête, a été
acceptée volontiers et qui, une fois introduite, s'est développée
normalement. Les habitants actuels des diverses parties de la
Romania sont donc pour la plus grande partie les descendants
des anciens occupants de ces territoires. La diversité des types
ethniques est grande dans les pays de langue néo-latine, d'un pays
à l'autre, d'une partie d'un pays à une autre partie, souvent d'un
canton à l'autre. Il n'y a donc, entre les individus parlant les
langues romanes, aucune communauté de « race ». Tout au plus
faut-il noter qu'il s'est produit entre eux des mélanges.

Il ne subsiste de l'unité latine qu'une marque nette : les
diverses langues parlées par les populations dites latines sont
toutes des transformations du latin qui se parlait dans la Romania.
Sans méconnaître l'importance de ce qui subsiste des
anciennes institutions romaines chez les peuples latins, on peut
mesurer leur unité à ce qui demeure d'unité dans l'ensemble des
langues romanes.

L'unité linguistique de la Romania est brisée depuis longtemps
en ce sens que le latin a pris en chaque région des formes différentes
312et que les sujets parlants ont cessé de pouvoir se comprendre
entre eux. Le français, l'italien, l'espagnol, le portugais
et le roumain sont devenus autant de langues distinctes, et un
Italien par exemple ne comprend pas immédiatement un Français,
ou inversement.

Mais, malgré cette diversité certaine, ces langues ont conservé
ou développé beaucoup de traits communs grâce auxquels l'ancienne
unité transparaît et se continue : ce sont ces traits qu'il
convient de mettre en évidence.

On laissera de côté le roumain, qui s'est trouvé de bonne heure
placé sous l'influence de civilisations autres que le reste des
langues de la Romania et qui par suite a divergé beaucoup d'avec
les autres langues romanes. Si évident que soit le caractère
latin du roumain, si forte que soit l'empreinte romaine en Roumanie,
les conditions ont été là trop différentes pour que les
observations présentées dans cet article s'appliquent toutes exactement
au roumain. La situation à part de la Roumanie se reconnaît
dès l'abord à ceci que les Roumains se sont rattachés non
à l'Église d'Occident, mais à l'Eglise d'Orient. L'influence française,
qui a été grande an XIXe siècle, a heureusement relatinisé
le roumain depuis quelques décades.

La ressemblance des langues romanes entre elles est encore
très sensible, et, même sans être linguiste, on aperçoit immédiatement
que l'italien, l'espagnol, le portugais et le français se
ressemblent plus entre eux qu'ils ne ressemblent à l'allemand, au
suédois ou au danois d'une part, au russe, au polonais ou au
serbe, de l'autre.

Cette ressemblance, très appréciable encore aujourd'hui, tient
d'abord à ce que la date à laquelle les langues néo-latines ont
commencé à diverger n'est pas très ancienne. Au IIIe siècle après
J.-C, quand la civilisation antique helléno-latine s'est mise à
décliner et a été près de disparaître pour la première fois, la
manière courante et familière de parler le latin sur laquelle
reposent les langues romanes était, a quelques détails près, la
313même sur toute l'étendue de l'Empire. A partir du moment où,
vers le Ve siècle, l'Empire s'est définitivement brisé, le développement
est devenu autonome dans chaque province, presque dans
chaque localité.

En un espace de quinze cents ans toute langue change, et il est
naturel que les langues romanes actuellement parlées diffèrent
beaucoup du latin. Toutefois, la rapidité du changement n'est
pas égale partout. Nulle part les changements n'ont été plus
rapides ni plus radicaux que sur le domaine roman. Le français
d'aujourd'hui diffère beaucoup plus du français du XIe siècle
que le russe actuel ne diffère du russe de la même époque. Et, bien
que la séparation ne soit pas beaucoup plus ancienne, les langues
romanes sont bien moins pareilles entre elles que ne le sont les
langues slaves par exemple. C'est que, presque partout où le
latin se parlait au moment où l'empire romain s'est fragmenté,
il y était d'importation récente, qu'il y succédait à d'autres langues
ou à d'autres dialectes et que la tradition n'avait pas la fermeté
d'une tradition linguistique établie depuis de longs siècles dans
une population stable ; si en Gaule par exemple, les classes dirigeantes,
les habitants des villes ne parlaient sans doute que latin
au IVe siècle, il semble bien que le gaulois n'avait pas disparu
partout à la campagne. C'est aussi que, au moment des invasions
barbares et à la suite de ces invasions, il y a eu de grands mouvements
de populations et de grands changements sociaux ; la
civilisation urbaine, par exemple, a fait place presque partout à
une vie essentiellement rurale. Des changements de cette sorte
ont pour conséquence nécessaire une rapidité très grande des
transformations linguistiques.

Il en est résulté que, entre le IIIe et le IXe siècle, par exemple, le
latin a entièrement changé de caractère sur toute l'étendue de la
Romania, et que, comme ces changements avaient lieu d'une
manière indépendante dans chacune des parties du domaine, ils
y différaient dans le détail. Aussi la forme particulière qu'a prise
le latin varie-t-elle beaucoup de province à province. Alors que,
sur toute l'étendue de l'empire russe, la langue est encore une
presque comme au XIe siècle et qu'un paysan russe tout à fait
314illettré comprend partout un autre paysan russe, il suffit parfois,
sur le domaine roman, de quelques dizaines de kilomètres pour
que des gens parlant leur patois local cessent de s'entendre.

Néanmoins le fait subsiste que les langues romanes divergent
depuis une date relativement peu ancienne, et ceci suffit pour,
qu'elles aient gardé un air de parenté.

La langue qui s'est brisée en langues diverses suivant les provinces
n'était pas le latin de civilisation. Quand la langue s'est
différenciée, c'est que la civilisation antique était brisée. La
langue qui a subsisté dans l'usage parlé n'est plus le latin savant,
littéraire, celui des gens cultivés ; c'est celui du peuple. Sans
doute, cette langue du peuple est pleine d'influences savantes :
partout, la langue populaire se nourrit de formes savantes ; elle
est moins arrêtée qu'on ne croit souvent ; elle prend aux formes
cultivées une grande partie des ressources qu'elle emploie. Mais
elle met sa marque sur ce qu'elle emprunte. Si plein qu'il soit de
mots et de formes dont l'origine est savante, le latin commun
dont les transformations ont fourni les langues romanes, est une
langue du peuple.

Le caractère vulgaire du vocabulaire roman se reconnaît à bien
des traits. Ainsi le nom de la « maison » n'est plus le mot courant
domus, c'est le mot casa qui désigne la petite maison populaire.

Une histoire curieuse est celle de l'adjectif bellus ; au point de
vue latin, c'est un diminutif du même mot duenos, qui est
devenu bonus ; et ce diminutif appartenait, comme la plupart des
mots de ce genre, à la langue familière ; il désignait ce qui est
gentil, agréable, et la nature du sentiment qui s'y attachait
n'avait souvent rien de favorable ; un homme trop soigné, trop
parfumé était qualifié de bellus. Or, c'est le mot qui a survécu
en français pour indiquer ce qui est le plus élevé au point
de vue esthétique et même moral. Par le fait que le parler populaire
est devenu la langue de tous et qu'il a ainsi fourni la langue
des hommes les plus cultivés, les termes qu'il comprenait ont
pris une noblesse, une élévation qu'ils n'avaient pas.315

Les noms des diverses parties du corps marquent bien le
caractère vulgaire du vocabulaire roman. Le mot bucca, qui est
resté pour désigner la « bouche », était nettement un mot
vulgaire ; le mot latin commun était ōs. Pour désigner l' « oreille »
les langues romanes n'ont pas gardé le mot latin auris, mais son
diminutif auricula, familier comme la plupart des diminutifs et
dont le caractère vulgaire se reconnaît à ce que c'est le mot
employé dans un des rares textes vraiment vulgaires, celui qu'on lit
dans les tabellae deuotionis écrites par des sorciers de bas étage.

Le nom français de la « tête » est testa, dont le sens ancien est
« tesson » ; on voit tout ce qu'il y a de vulgaire dans le procédé ;
c'est ainsi que le français populaire parle de lafiole ou de la bobine
des gens, pour désigner leur « visage ».

Pour « parler », on se sert soit de parabolare (français parler,
etc.), soit de fabulare (esp. hablar, etc.) ; c'est ce qui arrive
quand, en français populaire, on dit : « Qu'est-ce que te
racontes ? », pour « Que dis-tu ? ». Si l'on remonte en arrière,
parabola, dont le verbe parabolare est dérivé, est un mot très
savant ; c'est un terme de la rhétorique grecque, passé tel quel
en latin ; les demi-lettrés qui ont écrit l'Évangile s'en sont servis
pour nommer les enseignements donnés par Jésus sous forme de
récits, de comparaisons ; et de la langue du christianisme le mot.
a passé dans l'usage populaire.

Les formes grammaticales des langues romanes procèdent en
partie de tours populaires expressifs : c'est de la tendance populaire
à s'exprimer avec force que proviennent des tours comme
j'ai à dire (en français je dirai) au lieu de l'ancienne forme du
futur ; on a ecce iste (vieux français cest, français cet) au lieu de
iste « celui-ci ». Les exemples sont nombreux.

L'indépendance des développements n'exclut pas le parallélisme.
A beaucoup d'égards les déviations de l'usage latin
qu'offrent les langues romanes, tout en étant identiques entre
elles ou de même type, reposent non sur des innovations déjà
réalisées en latin dans l'usage courant, mais sur des tendances
316communes, sur des développements parallèles, qui ont eu lieu
indépendamment dans chacun des parlers romans.

Le français et le provençal offrent de ce grand fait un exemple
saisissant. L'innovation grammaticale la plus grave par laquelle
les langues romanes se distinguent du latin ancien est la ruine
du système de la déclinaison du nom, qui a été accompagnée
universellement d'un renouvellement complet dans la
manière de grouper les mots, de l'emploi de nombreuses particules
qui se sont substituées aux formes casuelles défaillantes et
de la fixation de l'ordre des mots, grâce à quoi l'on a rendu en
partie ce que le latin rendait par ses formes casuelles. Or, cette
ruine du système de la déclinaison n'est achevée ni en vieux français
ni en vieux provençal. Dans ces deux dialectes, il ne subsiste
plus six cas distincts comme en latin classique. Mais les masculins
distinguent, au singulier et au pluriel, un cas sujet et un cas
régime : au singulier le nominatif caballus a donné le cas sujet,
vieux français chevaus, vieux provençal cavals, et l'accusatif caballum
a donné le cas régime, vieux français cheval, vieux provençal
caval ; au pluriel le nominatif caballi a donné le cas sujet, vieux
français cheval, vieux provençal caval, et l'accusatif caballos a
donné le cas régime, vieux français chevaus, vieux provençal
cavals. Au contraire, toutes les autres langues romanes n'ont,
depuis l'époque la plus ancienne, qu'une seule forme à chaque
nombre, et, par suite, toute trace de déclinaison y a disparu. Le
développement propre du français et du provençal a abouti finalement
à la même simplification, et dès le XIVe siècle, le français
et le provençal ont perdu les derniers restes de déclinaison, ne
gardant au singulier comme au pluriel que le cas régime, ce qui
a abouti à l'opposition d'un singulier, français cheval, provençal
caval, et d'un pluriel, français chevaus (écrit chevaux), provençal
cavals. Des types exactement pareils se sont donc réalisés finalement
en français et en provençal, d'une part, dans les autres
langues romanes, de l'autre ; mais ç'a été de manière tout à fait
indépendante, et en conséquence surtout de l'identité des conditions
initiales du développement.

Du reste la parité de l'italien, de l'espagnol et du portugais,
317et aussi du roumain, dans l'abandon total de la déclinaison a été
obtenue d'une manière indépendante dans chacune de ces langues.
La forme du pluriel, — cas sujet et cas régime à la fois — reposant
en italien et en roumain sur l'ancien nominatif latin caballi,
est en italien cavalli et en roumain cai ; au contraire la forme
unique de l'espagnol et du portugais repose sur l'ancien accusatif :
espagnol caballos, portugais cavallos. Ici encore, si les résultats
sont semblables — quoique non identiques dans le détail — ,
la ressemblance ne provient pas de l'identité du point de départ
mais du parallélisme des développements.

Il ne serait sans doute pas aisé de trouver un exemple plus
frappant de ces innovations parallèles qui ont donné aux langues
romanes des structures si pareilles les unes aux autres. Mais les
faits de ce genre sont innombrables. Se développant dans des
conditions semblables, les langues romanes ont, en une large
mesure, évolué dans une même direction.

Dans les innovations des langues de peuples civilisés, les changements
spontanés dont il vient d'être question ne sont pas les
seuls, ni toujours les plus importants. La langue change aussi,
pour une large part, sous des influences savantes. Le vocabulaire
et la syntaxe sont soumis à ces influences.

Or, à l'exception du roumain, la grande influence savante
qu'ont subie les langues romanes depuis le début, et presque sans
interruption, a été celle du latin écrit, langue de la littérature,
qui est restée la langue de l'Église, et, par là, la langue de toute
la civilisation du moyen âge : on sait que, depuis l'antiquité
jusqu'au dix-septième siècle, le latin a été pour toutes les nations
de l'Europe occidentale la langue savante par excellence. Durant
cette longue période les savants de l'Europe occidentale ont eu
ainsi un moyen de communication qui était très éloigné de
l'usage courant, qui avait l'inconvénient de les tenir loin des
réalités et de les confiner dans des abstractions, de les priver ainsi
de ce sentiment délicat des nuances qui n'existe que dans une
langue vivante et familière, mais qui leur permettait de s'entendre
318directement entre eux sans traductions, sans intermédiaires et
sans apprentissage des langues de leur temps.

Le latin écrit qui, au prestige d'être la langue de toute la
science, joignait celui d'être la langue de la religion, ne pouvait
manquer d'avoir sur la langue parlée une grande influence. Cette
influence s'exerçait d'autant plus aisément sur le domaine roman
que, la langue parlée étant une transformation du latin, on saisissait
souvent la parenté entre les mots vulgaires et les mots savants
et que, si l'on venait à faire un emprunt, le mot pris au latin
savant s'harmonisait presque toujours avec ceux que la langue
courante avait conservés en les modifiant à sa manière.

Les emprunts des langues romanes au latin n'ont jamais cessé.
Dans une langue qui, comme l'italien, a conservé aux mots un
aspect phonétique assez proche de l'aspect latin, il n'est même pas
toujours possible de discerner si un mot donné a subsisté continûment
dans le langage courant depuis l'antiquité ou s'il a été
pris à la langue écrite ; en français au contraire, le départ est
généralement facile. Le mot siècle par exemple, bien que très
ancien en français, se dénonce par sa forme comme ayant été
pris par le français à la langue latine écrite dès avant les plus
anciens textes écrits en français, et il a subi une forte adaptation
au type vulgaire. On en peut dire autant de l'espagnol, siglo, du
portugais seculo. L'italien secolo, beaucoup plus près de l'original
latin saeculum, ne se dénonce pas aussi évidemment comme un
terme pris à la langue écrite et dû à l'influence de l'Église, bien
qu'il ait aussi certainement pareille origine.

Par suite de l'action qu'a exercée la langue savante universelle
qui était le latin, tout le vocabulaire abstrait du français, de l'espagnol,
du portugais et de l'italien est composé pour ainsi dire
de termes empruntés à cette langue ; et, bien qu'ils soient adaptés
à chacune des langues où ils figurent, l'identité des termes dans
les quatre langues se reconnaît au premier coup d'œil. Ainsi un
même mot latin de la langue savante, comme combinatio, a été
pris par les quatre langues, et l'on a en français combinaison, en
italien combinazione, en portugais combinação et en espagnol combinacion ;
malgré de menues différences de prononciation, l'identité
des quatre mots ne peut échapper à personne.319

Le mot du latin parlé causa s'est maintenu dans les quatre
langues ; il y a pris des formes qui en italien et en espagnol, sont
à peu près identiques ; italien et espagnol cosa, portugais cousa,
tandis que le français chose diverge fortement ; mais le mot
savant causa, pris en un sens philosophique ou juridique, se
reconnaît partout ; italien, portugais et espagnol causa, français
cause. Or, ce mot n'est pas resté confiné dans des langues savantes
plus ou moins techniques ; il est devenu un mot de la langue
courante, et rien n'est plus familier que cause en français d'aujourd'hui.

Une très grande partie, la plus frappante peut-être, de l'unité
qu'offrent actuellement les langues romanes, tient à ce qu'elles
ont pris au même latin écrit, à la langue.de la philosophie, de la
théologie, du droit au moyen âge, leur vocabulaire abstrait et
à ce que ce vocabulaire a été assimilé au vieux fonds indigène,
aussi d'origine latine, à peu près dans les mêmes conditions.
Comme la presse et l'école grandissent sans cesse l'influence de
la langue écrite sur la langue parlée, le vocabulaire abstrait,
commun à toutes les langues romanes occidentales, se répand
de plus en plus.

Dans la mesure où le vocabulaire savant n'est pas pris au
latin, il l'est au grec dans des conditions qui sont les mêmes sur
tous les domaines : on a en italien, en portugais et en espagnol
telescopio, telegrafo, et en français télescope, télégraphe, etc. Tout
comme les mots abstraits pris au latin écrit, ces termes entrent
dans le langage courant et y prennent une large place : auto- dans
le mot hybride, mi-grec, mi-latin, automobile vient de ce que cet
élément auto- est entré dans la langue courante ; et le mot automobile,
avec sa forme abrégée auto, est devenu l'un des plus usuels
de la langue, tout comme le mot, également hybride, bicyclette.
Il se trouve ainsi que, par là encore, les langues romanes occidentales
tendent actuellement à se rapprocher, au lieu d'accroître
les différences qui les séparent.

C'est à l'unité de civilisation de l'empire romain que l'unité
romane devait son existence. C'est à l'unité de culture de toute
l'Europe occidentale au moyen âge et jusqu'à l'époque moderne
320que les langues romanes doivent d'avoir sans cesse consolidé cette
unité, malgré la divergence des développements linguistiques.
Tant il est vrai que toute unité linguistique repose sur une unité
de civilisation.

Les histoires de France, d'Italie, d'Espagne, de Portugal n'ont
pas cessé de se mêler ; tantôt alliées et tantôt ennemies, les populations
des quatre pays ont eu constamment des relations. Soit
par la vie sociale, soit par les arts et la civilisation, chacun d'eux
a pris tour à tour une avance à quelque point de vue. Tous ces
rapports ont eu pour conséquence des emprunts de mots d'une
langue à l'autre. Le français, par exemple, comprend une foule
de mots italiens et espagnols.

Ainsi la banque est une institution d'origine italienne, et les
Lombards en ont fourni le modèle à toute l'Europe. Le mot
banque en français, le mot banco en espagnol sont des emprunts
à l'italien banco. Le mot crédit en français, le mot credito en espagnol
sont, de même, pris à l'italien credito. Les conquêtes coloniales
des Espagnols au seizième siècle leur ont fait connaître le
chocolat, dont ils ont appris le nom des Mexicains. Le chocolate
espagnol a donné le mot chocolat au français, et cioccolata à l'italien.

Ce sont là quelques exemples pris au hasard pour montrer à
quel point des termes de civilisation d'usage courant ont passé
d'une langue romane à l'autre et combien les mots ainsi
empruntés sont demeurés semblables entre eux.

Les emprunts de mots, pour nombreux et significatifs qu'ils
soient, ne donnent pas la mesure de l'importance des relations
linguistiques entre les langues romanes. La littérature française
a agi sur les débuts de la littérature italienne au moyen âge ; la
littérature italienne a fourni leurs modèles aux écrivains français
du seizième siècle ; et, au début du dix-septième siècle, la littérature
française subit encore une forte influence italienne, espagnole
et même portugaise tout à la fois ; puis les Français
prennent une avance et ce sont eux qui, au dix-septième et au
321dix-huitième siècle, fournissent plutôt des modèles. Au cours de
toutes ces actions successives et réciproques, les mots se sont
imprégnés de sens étrangers, les tours de phrases ont reçu des
équivalents. Les vocabulaires des langues romanes occidentales,
tout en étant composés de mots dont l'aspect extérieur varie
sensiblement, se trouvent ainsi exprimer assez exactement les
mêmes notions, de sorte que, dans une large mesure, ils se
traduisent avec précision les uns les autres. A parcourir un
journal italien, espagnol ou portugais, le lecteur français a souvent
l'impression de retrouver sa propre langue sous un vêtement
un peu différent, tant les mots s'équivalent, tant les expressions
se traduisent exactement, tant les tours de phrases sont parallèles.

L'unité latine, qui se manifeste par des faits de langue, est
réelle. Mais, on le voit, elle n'est pas chose simple, et elle résulte
de circonstances très diverses. Telle qu'elle est, elle a une grande
portée, parce qu'elle résulte de la vieille unité de leur civilisation,
qui ne s'est jamais tout à fait brisée, et parce qu'elle permet
aux gens de langues française, italienne, espagnole et portugaise
de s'entendre entre eux avec très peu d'effort, qu'elle les met
pour ainsi dire de plain pied, et d'autant plus de plain pied qu'ils
sont plus des hommes civilisés.

Toute unité linguistique traduit une unité de civilisation soit
présente, soit passée. L'abolition de l'unité traduit la rupture
de l'unité de civilisation : s'il y a aujourd'hui des langues romanes
diverses, c'est parce que la civilisation antique s'est ruinée du
IIIe au VIIIe siècle après J.-C. Et toutes les réactions contre la
différenciation des langues traduisent un effort fait pour maintenir
l'unité de civilisation ou pour y revenir : l'unité romane
actuelle tient avant tout à l'unité profonde de la civilisation
européenne occidentale.322

1. Revue des Nations latines, I (1916), p. 179 et suiv.