CTLF Corpus de textes linguistiques fondamentaux • IMPRIMER • RETOUR ÉCRAN
CTLF - Menu général - Textes

Meillet, Antoine. Linguistique historique et linguistique générale. [Tome I] – T22

La religion indo-européenne 11

Il peut sembler étrange, au premier abord, qu'un linguiste, qui
n'est rien que linguiste, se sente qualifié pour traiter de la religion
indo-européenne.

La raison est simple : c'est que les peuples de langue indo-européenne
n'ont connu l'écriture que très tard, à un moment
où elle était pratiquée à Babylone et en Egypte depuis beaucoup
de siècles ; seuls de toutes les langues indo-européennes, le
sanskrit, l'iranien, le grec et les dialectes italiques, dont le latin
est le principal, sont attestés avant l'époque chrétienne ; toutes
les autres langues, slave, baltique, germanique, celtique, arménienne,
ne sont attestées qu'après le IVe siècle après Jésus-Christ
— en partie beaucoup après — et par des textes chrétiens. Or,
plus que toute autre histoire, l'histoire des religions a besoin de
textes, et de textes conçus dans la langue même du peuple étudié.
Il est donc impossible de faire l'histoire ancienne des religions
pour les peuples de langue indo-européenne.

La linguistique n'a pas le moyen de remplacer l'histoire, et elle
n'y prétend pas ; mais, à défaut des précisions que fourniraient
des textes suivis, elle apporte au moins les seules lueurs qu'on
puisse espérer sur une période qui ne nous a laissé aucun témoignage
direct ni de ses actes ni de sa pensée. Toutefois, avant
d'interroger la linguistique, il importe de déterminer exactement
ce qu'on en peut attendre ici.

I

Il est bien connu que certaines langues de l'Asie, et presque
toutes les langues de l'Europe, appartiennent à un même groupe,
qu'on est convenu d'appeler groupe indo-européen, les Allemands
323disent indo-germanique ; le nom est arbitraire, et n'a pas d'importance.

Dire que le sanskrit, le perse, le slave, le germanique, le celtique,
le grec, l'arménien sont des langues du groupe indo-européen,
c'est affirmer que ces langues sont des transformations
diverses d'une seule et même langue. De cette langue, on n'a
aucun témoignage direct, puisqu'elle n'a pas été écrite. Mais
l'identité d'origine des langues en question se traduit par certaines
ressemblances ; et ces ressemblances ne sont pas capricieuses
et fortuites ; comme le développement des langues est
soumis à des lois, il existe des systèmes réguliers de correspondances
de chacune des langues attestées avec toutes les autres
langues du même groupe. On appelle langue indo-européenne,
ou, tout simplement, l'indo-européen, l'ensemble de ces systèmes
de correspondances.

En fait, de la langue dont les correspondances qu'étudie la
grammaire comparée supposent l'existence, on ne sait rigoureusement rien.
On ne sait par quels hommes elle était parlée :
des hommes qui parlent aujourd'hui les diverses langues indo-européennes,
les uns sont dolichocéphales et les autres brachycéphales,
les uns sont bruns et les autres blonds, les uns sont
grands et les autres petits, et, à vrai dire, la plupart sont de
races très mélangées ; par quelle race était parlée la langue indo-européenne,
on l'ignore, et l'on ignore de même si c'était par
une race pure ou non. — On ne sait où cette langue était parlée ;
on l'a localisée en Asie, puis on l'a transportée sur toutes sortes
de régions de l'Europe, des steppes de la Volga aux Carpathes,
des Carpathes à la Scandinavie et de la Scandinavie à la Lituanie ;
et les raisons décisives manquent pour s'arrêter nulle part. —
On ne sait quand cette langue a été parlée ; on voit bien dans
quelle mesure les divers dialectes divergent entre eux ; mais
comme le degré de rapidité avec lequel les langues se transforment
est très variable, on n'en saurait tirer aucune conclusion,
même approximative.

L'indo-européen est donc un système de correspondances linguistiques,
qui suppose une langue x parlée par des hommes x
en un lieu x en un temps x.324

Ce système de correspondances a une grande importance en
ce qu'il permet de déterminer quels rapports soutiennent entre
elles les langues de la famille et d'entrevoir au moins les traits
principaux du développement de ces langues dans les siècles qui
ont précédé immédiatement l'époque des plus anciens textes. On
prolonge ainsi l'histoire de chacune des langues indo-européennes,
au moins dans une certaine mesure, jusqu'à la période où toutes
ces langues n'en faisaient qu'une. Il est bien inutile d'ajouter
aujourd'hui que cette période n'est pas une période primitive, et
que la grammaire comparée ne nous rapproche pas sensiblement
de l'origine du langage : l'indo-européen n'est pas plus « primitif »
que le vieux babylonien ou le vieil égyptien, qui ne le sont
absolument pas.

Les seules correspondances à examiner ici sont celles qui nous
renseignent sur des faits de vocabulaire. Il est clair que, si une
correspondance atteste dans le système linguistique l'existence d'un
mot désignant une notion définie, on devra attribuer cette notion
au peuple qui parlait la langue supposée par le système. Mais les
conclusions de ce genre sont nécessairement très vagues : les
notions attachées aux mots changent souvent sans que les mots
changent pour cela. D'ailleurs, le nombre des faits utilisables est
petit : car on n'a de correspondances que pour les termes les
plus généraux ; tout ce qui est technique et particulier est spécial
à chacune des langues du groupe et ne comporte de correspondances
dans aucune autre. La grammaire comparée ne peut donc
fournir sur l'état de civilisation du peuple supposé par la langue
indo-européenne que des indications vagues, incomplètes et
souvent douteuses ; on s'est longtemps fait à cet égard des illusions
dont on est revenu aujourd'hui.

Si peu qu'on doive espérer, il vaut la peine d'interroger la
linguistique indo-européenne et d'examiner ce qu'elle peut
enseigner sur les idées religieuses du peuple qui a fourni les
langues employées par une partie notable de l'Asie, et par presque
toute l'Europe. En procédant avec critique, on peut obtenir des
conclusions peu nombreuses et qui ne répondent guère aux vastes
espérances qu'on a conçues autrefois : la grammaire comparée
325est devenue une science puissamment développée, tandis que la
mythologie comparée, fondée sur la linguistique, peut toujours
tenir à l'aise en un exposé de quelques pages. Mais ces quelques
pages méritent d'être écrites, parce qu'on y peut consigner des
résultats précis, et dont rien autre ne saurait fournir l'équivalent.

II

Une correspondance nette, l'une des plus claires et des plus
sûres qu'on possède dans tout le vocabulaire indo-européen,
établit l'existence d'un terme pour l'idée de « divinité » ; c'est
sanskrit devaḥ, lituanien dëvas, vieux prussien deiws (génitif
deiwas), latin deus (vocatif dïue, etc.), vieil irlandais dia, gaulois
dêvo- (dans Devognata, « née d'un dieu », nom propre), vieil
islandais tívar (pluriel).

Cette correspondance s'exprime par le symbole *deiwos, qui
donne au moins une idée de ce qu'a pu être le mot représenté
par les formes citées. On voit que le terme n'est pas limité à une
partie du domaine indo-européen ; on le rencontre aux deux
extrémités orientale et occidentale du domaine ; s'il ne figure pas
en slave, il existe dans les dialectes baltiques qui lui sont étroitement
apparentés ; et, s'il n'est pas conservé en grec, il y a du
moins un dérivé également ancien : grec δῖος identique à sanskrit
divyaḥ « céleste » et à latin dius « divin ».

Si donc on a quelque part le droit de parler d'un mot indo-européen,
c'est ici. La forme est partout celle que font attendre
les règles de correspondances phonétiques : ces règles écartent
absolument l'idée que le grec θεός (theos) aurait rien à faire avec
latin deus ; on a fait sur l'origine de θεός diverses hypothèses,
dont l'une, celle d'après laquelle θεός aurait signifié à l'origine
« souffle, esprit », n'est pas inadmissible et semble même vraisemblable ;
toute affirmation sur ce point est impossible : on ne
sait certainement qu'une chose, c'est que θεός ne répond pas au
latin deus : en matière d'étymologie, comme en toute matière
scientifique, les premières apparences sont trompeuses.

Le sens de *deiwos est « divinité » de la manière la plus générale,
326et ce sens est le même partout ; après avoir désigné d'une
manière générale les anciens dieux, le mot avait assez de souplesse
pour s'appliquer au Dieu unique judéo-chrétien, et nous l'employons
encore à la fois pour le Dieu chrétien et pour tous les
dieux. Seul l'iranien diverge, mais pas d'une manière essentielle :
les daêva de l'Avesta ne sont pas des dieux, mais ce sont des êtres
non humains, les ennemis des dieux, les démons. Pour « dieu »
il y a ici un terme dont l'extension ne va pas loin : baga du vieux
perse ne se retrouve que dans le bog slave ; l'emploi ne diffère du
reste pas de celui de *deiwos. Il est inutile de parler du mot germanique
(allemand gott), car il est isolé, et les hypothèses qu'on
peut faire sur l'étymologie peuvent être plus ou moins plausibles,
mais n'apprennent rien sur les faits indo-européens.

Si le mot *deiwos était isolé, la linguistique n'enseignerait rien
de plus que la simple existence de l'idée de « divinité », ce qui
serait peu ; mais, par bonheur, le mot fait partie d'un groupe
défini et connu, et l'on peut déterminer à quel genre de notions
l'indo-européen a fait appel pour désigner la « divinité ».

Le sanskrit védique a un mot, dyauḥ, qui signifie tout à la fois
« ciel » et « jour » ; ce mot a une déclinaison assez compliquée,
conforme d'ailleurs aux règles générales de la flexion indo-européenne ;
et à ce mot correspond un mot grec connu, fléchi de
même qui est le nom d'un dieu particulier, mais visiblement
d'un dieu du ciel, car c'est le dieu qui tonne, et qui pleut : dans
grec ὕει « il pleut », il est Ζεύς ; (Zeus) : Ζεὺς ὕει « Zeus pleut » :

Nominatif : sanskrit dyauḥ, grec Ζεὺς.

Datif : sanskrit divé, grec ΔιϜί.

Accusatif : sanskritdyām, grec Ζῆν ' (α).

En latin, on retrouve le même vocable, mais sous des formes
plus compliquées encore, car ce même mot a fourni plusieurs
termes, dont on retiendra seulement les deux principaux. L'un
tiré du nominatif, du vocatif et du locatif désigne un dieu particulier,
qui est tout pareil à Ζεύς : Juppiter, c'est Ζεῦ πάτερ « ô
Zeus père » ; Joue, c'est le locatif sanskrit dyavi ; l'osque a Diuvei
à côté de Iuvei, et le vieux latin Diouei Dioue ; mais au sanskrit
dvām répond lat. diem « jour », et cet accusatif a donné lieu à la
327formation d'un mot lat. dies « jour ». Sans entrer dans plus de
détails linguistiques, on voit qu'il existe un mot indo-européen
symbolisé par *dyēus *dyēm *diwes, etc., qui signifie « ciel » et
« jour ». Et ce mot doit évidemment être groupé avec *deiwos
« dieu » et *diwyos « divin ».

Du coup la valeur étymologique de *deiwos est précisée : le
« dieu » indo-européen est un être lumineux, céleste ; le dieu,
c'est le lumineux, le céleste. Et ce sens a dû rester longtemps
dans la conscience même des sujets parlants ; en effet le finnois a
emprunté aux dialectes baltiques le mot qui y est représenté par
vieux prussien deiws, lituanien dëvas ; or, le mot finnois taivas
ne signifie pas « dieu », mais « ciel ».

La notion du « dieu » indo-européen se laisse préciser encore
et compléter par une autre remarque. L'idée de « dieu » n'est
qu'une abstraction à laquelle on parvient en partie en extériorisant
certaines notions d'expérience humaine, et en partie en
niant d'autres notions d'expérience, de manière à créer une différence
essentielle entre homme et dieu. L'homme étant un être
terrestre et mortel, les dieux seront célestes et immortels : ces
deux notions sont souvent indiquées chez Homère, par exemple ;
on est ainsi amené à nommer l'homme par opposition, soit le
« terrestre », soit le « mortel ».

Le dieu étant céleste, l'homme est terrestre ; de là l'un des principaux
termes qui désignent l'homme dans les langues indo-européennes 12 :
latin homo, osque humuns « les hommes »,
gotique guma, vieux haut allemand gomo (qui se conserve dans
le nom allemand du « fiancé » Bräuti-gam), vieil islandais gume,
lituanien (pluriel) žmonės ; ce mot est à rapprocher du nom de
la terre : latin humus, grec χαμαί, lituanien žēmė, vieux slave
zemlja, zend zəm-, doublet de sanskrit kṣam-, grec χθών. Le mot
dieu et le mot homme survivent encore en français ; le sens originel
en est perdu ; seul le linguiste y discerne l'être céleste et
l'être terrestre ; mais ces deux mots de notre langue actuelle sont
les témoins de conceptions antiques, qui ont d'ailleurs en partie
subsisté. Dieu n'est plus le ciel, mais il est toujours aux cieux.
328Il est vrai que, dans notre conception moderne du monde, depuis
Galilée et Copernic, cela ne signifie plus rien, et qu'un homme
qui pense ne peut attribuer à « Notre père qui êtes aux cieux »
aucun sens saisissable ; mais la terre a beau tourner, on a beau
le savoir, on regarde toujours vers le ciel pour prier. Les vieux
mots ont perdu leur signification et les vieilles idées leur valeur,
mais les usages, les gestes subsistent.

Le dieu étant immortel, l'homme est mortel ; et Homère, qui
qualifie les dieux d'ἄμβροτοι. « immortels », nomme fréquemment
les hommes βροτοί « mortels » ; ou avec une autre forme, plus
claire, μορτοί ; de même l'homme se dit mard en arménien, et
le sens de ce mot est perdu dès le début de l'époque historique :
mard pour l'arménien est l'« homme », et non le « mortel » ; le
vieux perse a de même martiya, et le persan moderne mard.
Cette dénomination de l'homme par la racine mer-, qui signifie
« mourir », ne se rencontre pas dans les dialectes occidentaux.
Mais l'irlandais a une dénomination toute pareille : irlandais
duine « homme » est un dérivé d'une forme apparentée à gotique
diwans « mort », et à allemand tod. C'est toujours la même
idée, si ce n'est pas le même matériel linguistique.

Enfin, pour Homère, les dieux sont les « donneurs de biens »
et l'antiquité de cette notion est marquée par le nom iranien et
slave ; le mot sanskrit bhagaḥ signifie à la fois « bien qu'on se
partage », et « dieu qui partage » ; et c'est ce mot qu'on retrouve
dans le vieux perse baga et dans le slave bog ; en slave même ubog
et ne-bog signifient « pauvre » (celui qui n'a pas de part de
richesse).

Telle est la conception du dieu indo-européen : céleste et
lumineux, immortel, donneur de biens ; et cette conception n'est
pas très éloignée de celle de l'homme du peuple dans l'Europe
d'aujourd'hui.

III

Par sa nature et par les conditions mêmes où elle se présente,
la linguistique ne peut enseigner plus que des notions très générales.
Mais, pour compléter la théorie, il reste à relever quelques
faits négatifs qui sont importants, et peut-être significatifs.329

Tout d'abord l'absence d'un terme indiquant quoi que ce soit
qui ressemble à un lieu de culte, à un instrument servant au
culte, à un sacrifice en un mot. Il y a un mot indo-iranien qui
signifie « sacrifier », sanskrit yajati, yajate, zend yazaite « il
sacrifie » ; mais ce terme ne dépasse pas les limites de l'unique
dialecte indo-iranien ; le seul terme qu'on ait trouvé à en rapprocher
dans une autre langue, c'est le grec ἅζομαι, ἅγιος ; mais
d'abord l'étymologie n'est pas évidente ; il est simplement possible,
pour la forme, que sanskrit yaja- = grec ἅγε-, et ce n'est
pas même probable, pour des raisons techniques, dans le détail
desquelles on ne peut entrer ici ; et quant à la signification, qui
importe avant tout, si le rapprochement est valable, il ne prouve
rien, car le grec ἅζομαι ne se rapporte à aucun acte de sacrifice ;
il indique plutôt un sentiment de crainte religieuse, de vénération,
et en l'absence d'une troisième langue qui permette de décider
entre le sens indo-iranien « sacrifier » et le sens grec « avoir
une crainte religieuse », on ne peut rien dire du sens indo-européen.
Il est probable que le latin sacer, sanciō, sanctus est en réalité
le mot apparenté à ἅγιος du grec ; les sens concordent ; et la différence
entre c de latin et γ du grec se laisse expliquer.

Ce n'est pas à dire que l'idée de « sacré », qui est l'idée fondamentale
en matière religieuse, n'ait pas eu d'expression en
indo-européen ; mais on n'a qu'une correspondance pour l'attester
au point de vue linguistique, et cette correspondance ne
s'étend qu'à un domaine linguistique très étroit ; le baltique a le
lituanien szventas, le slave a le vieux slave svętŭ (russe svjat),
l'iranien a le zend spəntô ; on retrouve ici un mot limité à un petit
domaine constitué par le baltique, le slave et l'iranien ; ceci rappelle
le slave bog à côté de perse baga. On a aussi rapproché un nom
germanique du « sacrifice », gotique hunsl, mais d'autres explications
ont été proposées, et le sens diverge.

Ce n'est pas à dire non plus qu'il n'y avait pas d'hommes
investis, au moins temporairement, de fonctions religieuses, Mais
aucune correspondance linguistique bien établie n'en porte la
trace. Le brahman- védique a souvent été rapproché du flāmen
romain ; mais en admettant le rapprochement, qui n'est pas évident,
330en tout cas le mot ne se trouverait qu'en sanskrit et en latin :
il s'agirait d'une de ces concordances de termes religieux entre
l'indo-iranien et l'italo-celtique que M. Vendryes a mises en
évidence et qui sont remarquables (voir l'article des Mémoires de
la Société de linguistique
, XX, p. 265 et suiv.). Il y a bien un rapprochement
sûr, mais le mot qu'il fournit n'est celui d'aucune
fonction religieuse définie ; de plus, il ne figure que dans les
dialectes occidentaux : latin uates prophète, « devin », gaulois οὐάτεις
« devins » traduit par grec μάντεις, irlandais fāith « poète », gotique
wods « possédé, furieux », vieux haut allemand wuot « fureur »
(l'allemand Wuth), vieil islandais ōđr « poésie » (de là le dérivé
Edda) : le personnage que désigne ce mot a certainement un
caractère religieux, mais ce n'est pas proprement un prêtre, c'est
un être inspiré, un devin.

Donc pas de mots sûrs pour désigner le lieu du culte, le sacrifice,
ni le prêtre. Ceci s'explique aisément si l'on songe que de
l'indo-européen on ne possède que les termes généraux, ceux
qui étaient d'usage commun sur l'ensemble du domaine. Or, le
culte de l'homme peu civilisé est essentiellement le culte d'une
tribu : la tribu a ses lieux de culte, ses sacrifices et ses officiants
qui lui sont strictement propres. Le manque de termes communs
indique l'absence d'institutions communes ; et ce n'est pas un
résultat de peu d'importance. Rien de plus particulier que le
culte d'une population de civilisation inférieure.

Et dès lors on comprend pourquoi il n'y a pas de nom de dieu
particulier qui soit indo-européen ; chercher à retrouver en indo-européen
un nom de dieu, c'est supposer un culte commun à
l'ensemble des populations dont la langue est désignée par le
nom d'indo-européenne ; cette hypothèse n'est pas très vraisemblable
a priori, et, le fût-elle, elle ne se vérifie pas. On s'est
donné beaucoup de mal pour retrouver dans l'Inde les dieux helléniques
et, en Grèce, les dieux hindous, et l'on n'a abouti à aucun
résultat. Tous les rapprochements qu'on a proposés viennent se
heurter aux lois strictes des correspondances phonétiques, et ceux
des linguistes qui essaient de sauver les moins compromis de
ces rapprochements en sont réduits à avouer que la phonétique
331des noms de dieux n'est pas celle des autres mots, ou qu'il est
intervenu des accidents impossibles à justifier dans le détail. Indra
reste propre à l'Inde, Apollon à la Grèce, Mars à l'Italie, et ainsi
de suite.

La linguistique ne fournit à la mythologie comparée presque
aucun fait utilisable, et les illusions qu'on a pu avoir vers 1850
et que le talent de Max Müller a largement propagées ne sont
plus partagées aujourd'hui par aucun des hommes compétents :
il peut y avoir une mythologie comparée, mais elle ne sera pas
fondée sur la linguistique, parce que la grammaire comparée ne
fournit que des termes généraux, et que les cultes étaient particuliers.

IV

Il subsiste pourtant un grand fait, et où la linguistique est
intéressée. L'archéologie préhistorique de l'Europe ne révèle
guère d'idoles ; et partout où l'on a quelque témoignage sur les
peuples de date indo-européenne ou en état de civilisation peu
avancée, ces témoignages indiquent l'absence de dieux personnels.
L'onomastique indo-européenne concorde avec ces constatations ;
elle n'indique pas qu'une grande importance ait été attribuée à
des dieux personnels ; les noms propres de personnes indo-européens
sont des composés à deux termes qui indiquent certaines
qualités et non pas des dérivés de dieux personnels ; on peut
s'appeler « qui a une bonne réputation », sanskrit Suçravas-,
zend Husravah-, gr. Εὐκλέης, Εὐκλῆς, mais on ne s'appelle pas en
général « serviteur de tel ou tel dieu », comme dans les langues
sémitiques. Il y a bien des noms comme Άπολλώνιος (Apollinien)
en Grèce, ou Esugenos (descendant d'Esus) en Gaule, mais
c'est une petite minorité ; le type courant est autre.

Et ceci conduit à une remarque importante : les seuls noms
de personnages divins qui soient communs à plusieurs langues
indo-européennes sont des noms d'astres, de phénomènes naturels,
ou de choses de ce genre. Le plus bel exemple de cette série a
déjà été cité : c'est le sanskrit Dyauḥ pitâ, le grec Ζεύς, le latin
Juppiter : on a ici un nom divin commun à plusieurs langues,
332parce que l'adoration du ciel lumineux se retrouve sur tout le
domaine indo-européen, ainsi que l'atteste à lui seul le mot
*deiwos. Seulement, il a pu arriver que ce nom ait été réservé
au ciel en tant qu'être divin, et que le ciel matériel ait reçu un
autre nom ; c'est ce que l'on observe en grec et en latin ; alors
il n'est presque plus sensible que Ζεύς ou Juppiter soit le ciel, et
l'on y sent de plus en plus un simple dieu personnel ; ce sont là
des faits proprement romains ou grecs, et qui ne remontent pas
à la période indo-européenne.

Là où l'ancienne religion est encore attestée par des témoignages
un peu précis, on voit le soleil et la lune divinisés et
adorés sous leur nom ; ceci apparaît aussi bien en Lituanie au
XVIe siècle — on sait que le paganisme s'est longtemps maintenu
chez les Lituaniens — que dans l'Inde védique ou dans la Grèce
ancienne. Et c'est sous leur nom courant que ces astres sont
divinisés : tel est bien l'état indo-européen ; astres et phénomènes
naturels sont divinisés, sous leur nom ordinaire 13.

Le grand dieu slave Perunŭ est le tonnerre, la foudre, et le sens
de « tonnerre et foudre » est encore bien conservé en slave
même ; la « foudre » est encorepiorun dans le polonais d'aujourd'hui.
Le lituanien a une forme un peu différente, Perkúnas, avec
même valeur. Et ceci éclaire le nom du dieu védique de l'orage :
Parjanyaḥ ; Parjanyaḥ n'a plus en védique le sens d'« orage » ; ce
n'est plus qu'un personnage divin ; mais le slave et le lituanien
révèlent le sens du nom, qui a été d'abord un nom commun, et
n'est devenu un nom propre que par un développement secondaire.
Ce nom se rattache à une racine *per- signifiant « frapper » ;
l'alternance d'un type *per- avec un type *perk-, *perg- se retrouve,
de manière remarquable, dans le verbe arménien dont l'aoriste est
hari « j'ai frappé », et le présent, harkanem « je frappe » (le k
arménien représente un ancien g) ; la gutturale se retrouve en
celtique, dans irlandais orgim « je tue », par exemple. Il est
probable que le grec Τρίτων était anciennement la « mer », simplement ;
333or il rappelle de près triath « mer » (génitif trethan) de
l'irlandais.

Et ce ne sont pas seulement les phénomènes naturels qui sont
divinisés ainsi ; un bel exemple indo-iranien montre les faits
sociaux divinisés de la même manière. L'un des personnages
divins les plus importants de l'Inde, et de l'Iran est Mitra ; or,
encore dans l'Avesta, miθrô désigne à la fois le « contrat » et le
dieu Miθra ; dans l'Inde les choses sont un peu moins claires,
mais encore transparentes : mitraḥ est l'ami, mitram l'amitié ; le
rapprochement avec l'iranien montre assez qu'il ne s'agit pas, à
l'origine, de l'amitié sentiment, mais du contrat d'amitié, tel
que le pratiquent les hommes à un certain état de civilisation.
Mitra, c'est le contrat ; le mot est apparenté au slave mirŭ qui
signifie « paix » et à la grande famille de sanskrit mayate « il
échange », lituanien maînas « échange », latin com-mūnis « commun »,
gotique gamains (allemand ge-mein) « commun ». En
tant qu'il est le contrat divinisé, Mitra est celui qui apporte la
sanction du contrat ; il voit donc tout, et même ce qui est caché ;
il est l'œil qui voit tout ; et, comme le soleil est lui aussi l'œil
du ciel, l'œil qui voit tout (en irlandais, le nom celtique du
soleil, súil est devenu ainsi le nom commun de l'œil), Mitra est
rapproché du soleil, ce qui l'a fait prendre pour un mythe solaire,
en dépit de l'évidence de l'étymologie qui révèle un fait social
divinisé. Le sens de l'origine du dieu persiste encore dans une
formule traditionnelle hindoue : l'hôte à qui l'on présente le plat
d'hospitalité dit à ce plat : « je te regarde avec l'œil de
Mitra ». Tout le sens de Mitra est là : et le contrat d'amitié, et
le regard qui en résulte.

Il est inutile de multiplier les exemples : ceux qui ont été
donnés suffisent pour révéler le caractère du dieu indo-européen :
c'est un fait naturel ou social auquel on attache une importance
particulière ; le dieu n'a pas un nom distinct de celui du fait.
Le dieu n'est pas une personne ayant un nom propre ; c'est le
fait lui-même, c'est son essence, sa force intime. Pour autant
que la linguistique laisse entrevoir les choses, le culte indo-européen
ne s'adresse donc pas à des êtres autonomes, mais aux
forces naturelles et sociales elles-mêmes.334

11. Extrait de la Revue des idées, IV, p. 689 et suiv.

21. Voir ci-dessus, p. 272 et suiv., sur le nom de l'homme.

31. On a vu ci-dessus, p. 215 et suiv., que des noms d'éléments tels que l'eau et
le feu peuvent être de genre neutre, ou de genre « animé », suivant qu'on les
considère comme des choses ou comme des agents, et que, s'ils sont considérés
comme des agents, ils sont souvent divinisés.