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Meillet, Antoine. Linguistique historique et linguistique générale. Tome II – T01

Remarques
sur la théorie de la phrase 11

Beaucoup d'animaux émettent des sons variés, et en vue de fins
variées. Les chats miaulent de façons très différentes suivant qu'ils
appellent, qu'ils se plaignent, qu'ils manifestent de la colère, du
désir, etc. ; j'ai même eu une chatte qui miaulait d'une façon toute
particulière pour appeler son petit lorsqu'elle lui apportait une
souris avec laquelle il pourrait jouer ; on arrive à interpréter avec
précision les miaulements d'un chat que l'on connaît. Mais, quelles
qu'en soient la précision et la variété, ces types de miaulements
n'expriment jamais qu'un désir ou un appel. Ils paraissent ne
jamais servir à communiquer un fait.

Le langage humain — qui utilise un nombre de sons nettement
différenciés les uns des autres beaucoup plus grand que
n'importe quel langage animal — se distingue des langages
animaux par un trait essentiel : les groupements phonétiques qu'il
emploie ne servent pas directement à communiquer un état
affectif ou un appel ; là où ils servent à cet usage — et c'est très
fréquent — , ils le font en utilisant des mots. A chaque notion est
attaché un ensemble phonique, appelé mot, donnant corps à cette
notion dans la pensée du sujet et qui éveille la même notion ou
une notion semblable chez son interlocuteur. Si grand donc que
soit dans le langage humain le rôle des éléments affectifs et des
éléments actifs, l'essentiel y est l'élément intellectuel, et c'est à
l'aide d'éléments intellectuels que s'expriment les sentiments, les
appels, les commandements.1

Du fait que chacune des notions clairement isolées par l'esprit
a son signe linguistique propre (les autres n'existent qu'à l'état
diffus), il résulte la possibilité de combiner ces signes, et ces
combinaisons permettent une diversité très grande de l'expression.
Par là, l'effet utile de ces signes, bien plus nombreux déjà que ne
le sont les types divers de tout langage animal, est multiplié dans
une proportion pratiquement illimitée.

Ce n'est pas à dire que la phrase comporte nécessairement
deux termes.

Sous l'influence de la logique formelle qui, jusqu'au début du
XIXe siècle, a dominé toutes les théories grammaticales, par suite
aussi de l'habitude de fonder les théories linguistiques sur des
formes de la langue écrite, on s'est longtemps imaginé que toute
phrase comporte naturellement un « sujet » et un « prédicat ».
La phrase à terme unique apparaissait dès lors comme incomplète :
dans une phrase composée du prédicat seul, il y aurait « ellipse »
du sujet.

Pour qu'il y ait phrase, il faut et il suffit que quelque chose
soit énoncé ; ce peut être un fait particulier ou une vérité générale
que l'on indique, un sentiment qu'on exprime, un ordre qu'on
formule. On peut convenir d'appeler « prédicat » ce qui est ainsi
énoncé. Mais il faut retenir que la phrase ainsi définie diffère des
« propositions » de la logique formelle, et, par suite, le terme de
« prédicat » n'est pas ambigu.

Les conditions où se trouvent les interlocuteurs suffisent souvent
à indiquer à quoi s'applique le « prédicat ». La phrase à
terme unique est chose normale, et c'est sans doute de là qu'est
parti le langage. Les linguistes qui ont réfléchi sur la théorie de
la phrase s'en sont aperçus dès longtemps. Le fait a été mis en
grande évidence dans les derniers temps, surtout dans une série
de quatre articles brefs, mais fondamentaux, du grand linguiste
H. Schuchardt, intitulés Sprachursprung et qui ont paru dans les
Sitzungsberichte de l'Académie de Berlin, 1919 et 1920. D'un
2linguiste qui a rendu de grands services à la linguistique générale.
Wegener, il a paru un article posthume (dans les Indogermanische
Forschungen
, XXXIX, [1920], p. 1 et suiv.), où la phrase à
terme unique est exactement décrite et discutée 12.

C'est par phrases à terme unique que les enfants commencent
à parler. Du « huitième au treizième mois, l'enfant ne « parle »
que par mots isolés ou répétés. Pendant toute cette période, toutes
les expressions linguistiques ne sont que des « mots-phrases »,
exclamations, constatations et demandes, tout à la fois », dit
M. Pavlovitch (Le langage enfantin, p. 143).

Un trait essentiel de la phrase à terme unique, trait par lequel
elle se rapproche du langage animal, c'est l'importance du ton
sur lequel elle est prononcée. Soit l'expression française : le feu.
La valeur en est variable suivant l'expression avec laquelle on
l'émet. Dit-on : Le feu ! avec terreur, ce sera par exemple un
incendie que l'on aperçoit. Dit-on : Le feu ! sur un ton de
reproche ou de commandement, on indique par là à quelqu'un
qui doit s'occuper d'entretenir le feu, que le bois ne brûle pas
dans la cheminée ou que le feu n'a pas été allumé. Dit-on : Le
feu ?
sur un ton interrogateur, cela signifie qu'on demande s'il
faut allumer le feu, ou si l'agitation qu'on observe est causée par
un incendie.

La phrase à terme unique est normale pour appeler quelqu'un :
Pierre ! maman ! etc.

Elle est courante pour donner un ordre, et surtout un ordre
péremptoire dont l'exécution est tenue pour certaine par celui qui
la donne, ainsi dans les commandements militaires : feu ! halte !
en avant ! demi-tour ! etc. On dit brutalement : silence ! pour
imposer le silence, etc.

La phrase à terme unique est aussi commode pour indiquer une
appréciation : bien ! dommage ! fâcheux ! mille regrets, etc. On
répond volontiers : certes, sans doute, peut-être, etc. Des mots
3comme oui, non représentent le plus haut degré d'abstraction que
puisse atteindre ainsi une réponse consistant en un seul mot. Ici
encore, l'intonation joue un grand rôle : la valeur de oui ou de
non varie beaucoup suivant l'expression qu'on donne à ces mots.

Il y a deux espèces de mots essentiellement différentes : le
verbe, qui sert à énoncer des procès : il mange, il vient, il repose,
il verdit, il existe, etc., et le nom, qui sert à énoncer des notions :
homme, roi, Pierre, chien, maison, nourriture, venue, repos, vert,
tout, existence, etc.

La distinction du nom et du verbe est plus ou moins nettement
marquée suivant les langues. Elle l'est aussi peu que possible
dans les langues telles que le chinois et l'annamite où tous les
mots sont invariables. Elle l'est le plus possible dans les
langues qui ont la flexion la plus compliquée, et surtout dans
les anciennes langues indo-européennes ; jusqu'à l'époque
moderne, les langues indo-européennes ont conservé une flexion
verbale tout à fait particulière, et, là même où les mots tendent
à perdre toute variabilité comme en anglais, les mots accessoires
qui déterminent les mots principaux diffèrent assez fort pour
que l'on sache de suite si un mot donné est nom ou verbe : I
love
, you love est verbe, tandis que the love, a love est nom.

Suivant que le prédicat est nom ou verbe, la phrase est nominale
ou verbale, c'est-à-dire qu'elle sert à énoncer une notion ou un
procès.

Le feu ! silence ! fâcheux ! sont des phrases nominales. Je viens,
tu dors, il reste sont des phrases verbales. Dans les deux, il s'agit
de phrases à terme unique, composées uniquement d'un « prédicat ».
On enseigne, il est vrai, que dans je viens, tu dors, il
reste
, les éléments je, tu, il seraient des « pronoms », servant
de sujets ; mais ces éléments, je, tu, il n'ont pas d'existence
autonome, ni de sens par eux-mêmes ; à ceci près qu'ils peuvent
être matériellement séparés des verbes proprement dits, qu'on
peut dire, j'en viens, tu ne dors pas, il lui reste — ce qui est un
4simple accident grammatical, sans portée sémantique — ce ne
sont pas plus des mots, que , -s, -t, dans latin uenio, uenis, uenit.
En latin, ces formes uenio, uenis, uenit s'emploient normalement
sans aucun pronom qui indique la personne, de même en italien
des formes comme vengo. L'impératif, qui est le type même de
la phrase verbale à terme unique, est caractérisé en français par
l'absence des éléments je, tu, il : viens, dors, reste.

Que la phrase soit nominale ou verbale, il arrive souvent dans
la langue parlée, bien plus souvent encore dans la langue écrite,
que ce sur quoi porte le prédicat ne soit pas assez indiqué par les
circonstances ou par le contexte. Alors il est utile ou nécessaire
d'énoncer ce à quoi s'applique le prédicat ; c'est ce que l'on nomme
le « sujet ». Le « sujet » n'est pas un élément constant de la
phrase ; mais il en est un élément fréquent. Par sa nature même, le
« sujet » est nécessairement un nom. On obtient ainsi la phrase à
deux termes : en russe, il y a phrase nominale dans dom nov, « la
maison (est) neuve », phrase verbale dans Pētr spit « Pierre dort »,
par exemple. Dans beaucoup de langues, la phrase nominale ne
comprend aucun élément verbal, comme on le voit par l'exemple
russe cité. Mais il arrive aussi — et notamment dans beaucoup
de langues indo-européennes — que, pour relier le sujet et le
prédicat de la phrase nominale, on ajoute un verbe « être » qui
n'a aucun sens par lui-même et qui sert seulement à la construction
de la phrase, comme dans le type Petrus bonus est du latin,
Pierre est bon du français.

L'énonciation du sujet donne au nom une importance nouvelle :
le prédicat peut être nom ou verbe ; mais le sujet ne pouvant être
que nominal, on voit que le nom est plus fréquent dans la phrase
que le verbe.

L'importance du nom ne se borne pas au prédicat de la phrase
nominale et au sujet. Le nom fournit aussi les « compléments »
de toute sorte.

En effet c'est l'avantage de l'existence des mots propres pour
5chaque notion que de rendre possible une détermination de
chacun des autres mots composant la phrase.

Ce n'est pas toujours assez de dire : Pierre frappe ; on peut
avoir besoin de savoir si Pierre frappe Paul ou s'il frappe Louis,
Ce n'est pas toujours assez de dire : la maison est neuve ; on peut
avoir besoin de savoir si c'est la maison de Pierre ou la maison de
Paul
qui est neuve. Il faut pouvoir dire : j'ai habité la maison
neuve
ou j'ai habité la vieille maison ; il est arrivé hier ou. il arrivera
demain
, etc. Il y a ainsi des sortes diverses de noms : substantifs,
adjectifs, adverbes, qui servent à déterminer soit le prédicat, soit
le sujet, soit un complément du prédicat ou du sujet. Il résulte
de là une possibilité illimitée de varier la valeur des mots par
l'addition de compléments.

La seule distinction d'un démonstratif de l'objet proche et d'un
démonstratif de l'objet éloigné suffit à doubler la valeur du mot
maison : cette maison-ci et cette maison-là. Le latin avait trois démonstratifs
indiquant respectivement « ce qui est près du sujet », « ce
qui est près de la personne à qui l'on parle », « ce qui est éloigné » :
haec domus « cette maison » (à moi, près de moi, etc.), ista domus
« cette maison » (à toi, près de toi, etc.), illa domus « cette
maison » (à lui, près de lui, etc.). La valeur de domus est ainsi
triplée. L'addition de possessifs, comme ma maison, ta maison, sa
maison
, notre maison, votre maison, leur maison, ajoute un autre
élément de variété. On peut ainsi varier à l'infini la valeur du
mot maison, avec toute sorte d'adjectifs et de compléments : la
maison de Paul
, la maison là-bas, la maison basse, la maison rouge,
la maison de pierre, etc.

Dans un mode d'expression relativement simple, on voit par là
que l'importance du verbe par rapport au nom est relativement
plus grande que dans un mode d'expression compliqué.

Dans l'article cité ci-dessus, M. Schuchardt a ainsi été amené
à conclure à l'antériorité du verbe sur le nom. Il est sans doute
excessif de rien affirmer d'absolu à ce sujet. Il y a des notions
qui ne se présentent pas normalement sous forme de procès,
6notamment les noms d'objets, comme pierre, cheveu, frère, pour
ne citer que trois exemples de types différents. Mais on conçoit
que bien des notions se présentent plutôt sous forme verbale —
ou semi-verbale — que sous forme nominale.

En fait, les anciennes langues indo-européennes ont un aspect
beaucoup plus verbal qu'une langue comme le français. La chose
est très sensible en grec. Ménandre écrit : Ouk etekes autē touto ?
(littéralement : n'as-tu pas enfanté toi-même cet [enfant] ?), là
où le français aurait : « Est-ce toi la mère de cet (enfant) ? »

L'indo-européen et le sémitique de la période la plus ancienne
à laquelle on puisse remonter fondent sur des « racines » le principal
de la formation des mots. Or, ce n'est pas un hasard que
ces racines soient en général qualifiées de « racines verbales ». Le
latin donne une idée de ce procédé avec une « racine » telle que
da- « donner », qui fournit, d'une part, le verbe dat « il donne »,
dedit « il a donné », de l'autre, des noms tels que datus « donné »,
dator « donateur », datio « action de donner ». Sans doute, datus,
dator, datio sont des noms, mais des noms où l'on sent transparaître
le « procès », et même datus et le supin datum (accusatif d'un
nom d'action) ont été incorporés à la conjugaison du verbe. Si le
nom de la « dot », dōs, et le nom du « présent », dōnum, apparaissent
comme de purs noms, c'est que la racine y figure sous
une forme ancienne qui autrefois figurait largement dans le verbe,
mais qui y est devenue étrangère, et que par suite dos et donum
se laissent mal analyser.

L'importance du nom dans la phrase, et surtout dans la phrase
complexe d'une langue parvenue à un degré avancé de développement,
se marque par le rapport qui existe entre la forme du
nom et la structure de la phrase.

Les anciennes langues indo-européennes ne présentent les
noms que sous la forme d'un cas particulier : il n'y a pas, en
latin, un mot loup ; il y a un nominatif singulier lupus, un vocatif
singulier lupe, un accusatif singulier lupum, un génitif singulier
7et nominatif pluriel lupi, un datif-ablatif lupo, un accusatif pluriel
lupos, un génitif pluriel luporum, un datif-ablatif pluriel lupis. Dans
une langue ainsi faite, le principal de l'emploi des noms dans la
phrase est indiqué par la forme usuelle. Il n'y a pas besoin de
recourir à un ordre de mots défini ou à des mots accessoires pour
indiquer le rôle des noms. Dès lors la place des mots est déterminée
uniquement par les besoins de l'expression, on peut dire
Petrus Paulum caedit ou Paulum Petrus caedit suivant la personne
sur laquelle on veut attirer l'attention ; la grammaire n'y est pas
intéressée. Dans une langue ainsi faite, le verbe est nettement
distingué du nom par la forme, et par suite les deux catégories
de mots sont aussi distinctes que possible à tous égards.

Une langue comme le français moderne, au contraire, offre
une seule et même forme du nom, quelque rôle qu'il joue ; il
faut donc marquer le rôle du nom par la place qu'il occupe et par
des mots accessoires : Pierre bat Paul, Paul bat Pierre, il donne
quelque chose à Pierre
, la maison de Pierre, là où le latin dirait :
Petrus Paulum caedit (avec un ordre de mots variant surtout suivant
qu'on veut mettre en évidence Petrus, Paulum ou caedit). Dans
une langue ainsi faite, un mot peut souvent servir de nom ou de
verbe, suivant les mots accessoires qui l'entourent : en anglais,
les types courants the love et I love, the fire et I fire montrent
comment un mot indiquant une notion déterminée peut être
affecté à noter soit une chose soit un procès.

Le second type linguistique est le plus courant. On le rencontre
aussi bien chez des hommes de civilisation basse, comme nombre
de populations soudanaises, que chez un peuple parvenu à une
civilisation élevée et qui a fixé de bonne heure par écrit une
langue exprimant une mentalité encore concrète, le peuple chinois,
ou enfin chez un peuple pourvu de la plus haute civilisation
moderne, le peuple anglais. L'histoire des langues indo-européennes
montre le passage progressif du type ancien pourvu d'une
flexion compliquée, type offert par le sanskrit védique ou le grec
homérique, à un type moderne presque dépourvu de toute flexion,
dont le français et l'anglais offrent les types les plus achevés. On
assiste ainsi à une transformation de la structure de la phrase.8

11. Journal de Psychologie, 1921, p. 609 sq.

21. Cet article était à l'impression lorsque j'ai eu connaissance d'un travail
pénétrant de M. Sechehaye sur la même question, paru dans les Mélanges...
B. Bouvier
, Genève, 1920.