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Meillet, Antoine. Linguistique historique et linguistique générale. Tome II – T04

Sur la terminologie
de la morphologie générale 1

Après tout un siècle où la science des langues a été surtout
une histoire des langues, on s'est remis depuis une trentaine
d'années à la linguistique générale, et, par les publications
récentes, on voit que les problèmes généraux intéressent de
plus en plus les générations nouvelles. Mais, tandis que la linguistique
historique a des méthodes précises, éprouvées par un
long usage, la linguistique générale est encore mal assurée dans
sa démarche ; elle tient toujours un peu de la philosophie :
chaque auteur procède à sa manière et il y a, semble-t-il, autant
de linguistiques générales que de linguistes. Pour que la linguistique
générale progresse, il faut qu'elle devienne plus objective
et qu'on en fixe la technique.

Pour se bien entendre, on a besoin tout d'abord d'une terminologie
où les termes aient pour tout le monde le même sens.
Or, il apparaît du premier coup une difficulté fondamentale qui
tient à la nature du fait linguistique.

Depuis le livre posthume de F. de Saussure où est posée avec
rigueur la distinction de la « parole » et de la « langue », il
est aisé de comprendre comment, à travers la parole, fait transitoire,
momentané, on atteint la « langue » qui est une « institution
sociale », c'est-à-dire qu'elle est commune à un certain
nombre d'individus et que la plupart de ses éléments ne peuvent
se modifier que d'une manière collective, de sorte qu'elle comporte
29dans une large mesure une stabilité. Néanmoins, une
langue est en même temps un fait singulier, produit de conditions
historiques diverses et qui, avec le temps et avec l'apparition
de conditions nouvelles, se transforme, au point de devenir
méconnaissable en l'espace de peu de siècles. Le problème qui
se pose est de savoir en quelle mesure on peut dégager des procédés
constants communs a toutes les langues et examiner des
langues diverses indépendamment de l'histoire de ces langues.

Il serait trop long de traiter ici à la fois de phonétique générale
et de morphologie générale ; les deux ordres de recherches
présentent du reste de grandes différences entre eux. Il ne sera
question ici que de quelques catégories de la morphologie générale.
Résultant dans chaque langue de circonstances historiques
propres à cette langue, les catégories grammaticales diffèrent
essentiellement d'une langue à l'autre, et, quand on en élimine
tout ce qui est spécial à une langue, le reste est petit, peu saisissable,
et si vague qu'il offre peu d'intérêt. Le linguiste qui,
à l'aide de faits qu'il rencontre dans des langues diverses, essaie
de constituer une morphologie générale, voit la matière fuir
entre ses doigts.

Cette difficulté m'est apparue avec netteté quand j'examinais
avec M. Marcel Cohen, qui préparait sa belle étude sur Le système
verbal sémitique et l'expression du temps
(Paris, 1924), la
valeur du « parfait » et de l' « imparfait » en sémitique commun
et dans les diverses langues sémitiques. Que les valeurs de ces
formes ne concordent pas avec celles du « parfait » et de l' « imparfait »
indo-européens, c'est évident, et c'est un bon exemple
de la pauvreté du vocabulaire linguistique que l'emploi des
mêmes termes pour désigner des choses si différentes. Il serait
tout aussi vain de vouloir rapprocher le « parfait » et l' « imparfait »
sémitiques du « perfectif » et de l' « imperfectif » slaves ;
il n'y a qu'à regarder les exemples cités par M. Marcel Cohen,
loc. cit., p. 14-16, pour voir que les sens ne concordent pas. Du
reste, même à l'intérieur du groupe indo-européen, on n'arrive
pas à trouver des langues où les faits qu'on classe dans la catégorie
de l'aspect aient exactement le même caractère : les deux
30catégories qui se ressemblent le plus sont, d'une part, celles du
perfectif et de l'imperfectif slaves, de l'autre, celles du « présent »
et de l'« aoriste » grecs ; or, elles diffèrent à la fois par
la structure de la forme et par l'emploi : au perfectif, le slave a
un « présent » qui sert principalement en vieux slave, en russe,
etc. à indiquer un procès futur, alors que le grec n'a qu'un prétérit.

Étant traditionnels, les termes qu'on emploie dans la grammaire
des anciennes langues indo-européennes sont, pour la
plupart, peu satisfaisants et plus propres à induire en erreur
qu'à suggérer des idées justes. Ainsi, en grec, l'une des oppositions
les plus importantes du système verbal est celle qui existe
entre le « présent » et l'« aoriste ». Or, le système du « présent »
grec comprend, à côté d'une forme indiquant en effet un
procès actuel, soit φέρω, φέρεις, une autre forme indiquant un
procès passé, soit ἔφερον, et ni le subjonctif φέρω, φέρῃς, ni l'optatif
φέροιμι, φέροις, ne se rapportent proprement à un procès
actuel, pas plus que les formes correspondantes de l'aoriste
ένέγκω, ένέγκῃς, et ένέγκοιμι, ένέγκοις, ne se rapportent au passé.
Sans doute, les termes de « présent » et d' « aoriste » sont ici
particulièrement malheureux ; mais il n'est guère de terme
employé en morphologie qui n'offre de graves inconvénients :
les meilleurs sont ceux qui ne suggèrent aucun sens, aucun
emploi défini, qui sont des noms arbitraires.

Toutefois un terme qui suggère une idée fausse perd son
venin dès qu'on l'a défini d'une manière exacte. Il n'y a pas de
nom plus absurde que celui de « gutturales » pour désigner des
occlusives comme k, g ou une spirante comme le ch allemand ;
mais il y a quelque prétention à changer un terme reçu qu'il
est aisé de bien définir.

Il n'existe un véritable danger que dans les cas ou l'on ne
peut parvenir à une définition exacte ; or, tel est presque toujours
le cas quand on veut définir une « catégorie grammaticale ».
On peut poser des catégories logiques ; mais l'expérience
montre que ces catégories ne concordent pas avec les catégories
linguistiques, pas même dans les cas les plus favorables.31

Pour le montrer, on se ferait la tâche trop facile en envisageant,
parmi les formes verbales, soit la catégorie du « mode »,
soit celle de l' « aspect » : les discussions qui renaissent sans cesse,
les propositions toujours renouvelées marquent assez qu'on ne
peut donner des définitions précises des « modes » ou des
« aspects ».

La notion du « temps » fournit un exemple plus clair et meilleur,
parce que la catégorie du temps est logiquement de toutes
la plus simple : catégorie linéaire où tout s'exprime par des différences
de position le long d'un axe unique. Mais, dès qu'on
passe à l'expression linguistique du temps, les faits se compliquent
à l'infini.

C'est chose exceptionnelle qu'une langue comme le germanique
commun où une catégorie du prétérit s'oppose, sans
nuances, à une catégorie du présent, c'est-à-dire où, sans aucune
indication accessoire, la langue oppose un procès antérieur à un
procès postérieur, celui-ci étant ou actuel ou futur. Le plus souvent
la notion du prétérit est emmêlée avec d'autres notions :
en français, j'aimais, j'ai aimé, j'avais aimé et, dans certaines conditions,
j'aimerais (il savait que je l'aimerais) sont autant de prétérits,
mais chacun ayant une valeur particulière, et l'on peut se
demander si un « futur dans le passé » tel que j'aimerais peut
vraiment être tenu pour un prétérit. Or, dans aucun groupe,
hors celui des langues romanes, on ne trouverait une série
pareille de formes indiquant un procès passé. En somme, quand
on parle de l'opposition du « présent » et du « passé », on fait
de la logique, non de la grammaire.

Le cas du « futur » est plus saisissant encore. Si les formes
verbales exprimaient vraiment le « temps » dans toutes les
langues, on s'attendrait à trouver partout au moins un présent,
un prétérit et un futur. Or, il suffit de jeter un coup d'œil sur
quelques grammaires pour voir que beaucoup de langues n'ont
pour le futur aucune forme grammaticale propre. Dans les
langues indo-européennes, où le « temps » a souvent pris une
grande place, une notable partie des langues n'a pas de véritable
« futur ».32

Le germanique commun n'avait pas de futur, et, aujourd'hui
même, en allemand, le futur est nettement une forme gauche,
plus « littéraire » que vivante. L'arménien ancien exprimait le
procès à venir par le subjonctif de l' « aoriste ». Le slave commun
exprimait le procès à venir par le présent du perfectif, donc
par une forme particulière d'« aspect ». Ces exemples pris au
groupe indo-européen où l'expression du temps a pris une
grande place sont saisissants : ils suffisent à établir que, malgré
ce qu'elle a de simple et de logiquement nécessaire, la catégorie
du « futur » peut n'avoir pas d'expression propre.

L'histoire du « futur » enseigne que, dans les langues, cette
catégorie grammaticale relève de la sensibilité autant et plus que
de la logique. La catégorie du « futur » est chose si nette que
dans les langues où le verbe exprime d'une manière distincte le
temps, le « futur » a souvent une forme propre : le grec a φιλήσω
tout comme le latin a amābo. Bien que moins ordinaire que les
formes du prétérit, la forme du futur n'a rien d'exceptionnel.
Mais elle est sujette à s'éliminer : les langues romanes n'ont pas
gardé le futur et l'ont remplacé par des formes neuves ; le grec
moderne a perdu le futur ancien, et il exprime le futur par une
combinaison relativement récente. Dans les deux cas, ce qui est
arrivé, c'est qu'une forme qui avait pris un caractère strictement
intellectuel et qui indiquait le « temps » sans aucune
nuance affective n'a pas satisfait les sujets parlants et a été remplacée
par des formes qui indiquent ce que l'on « veut », ce
que l'on « doit » faire, plutôt que ce que l'on « fera ».

Sous la pression de la notion claire du temps et par l'usure de
l'élément affectif qui est chose normale, les formes nouvelles
perdent leur action sur la sensibilité et prennent des valeurs
purement intellectuelles. Mais alors naissent de nouvelles combinaisons
où domine le caractère affectif. C'est ainsi que le français,
qui garde une série complète de futurs exprimant des
nuances intellectuelles : je ferai, j'aurai fait, j'aurai eu fait, avec
les formes de passé correspondantes : je ferais (ainsi : il savait
que je le ferais
), j'aurais fait, j'aurais eu fait, a développé à côté
une série presque illimitée de tours par où s'expriment les procès
33à venir, mais avec mise en évidence de nuances accessoires :
je vais faire, pour indiquer l'intention de réaliser sans délai le
procès (le sens propre d' « aller » n'existant plus ici) ; je dois
faire
, pour indiquer ce que l'on prévoit qu'on réalisera (le sens
propre de « devoir » s'y efface presque entièrement), je veux
faire
pour indiquer ce que l'on a l'intention de faire (le sens de
« vouloir » étant encore manifeste dans le français normal, mais
souvent atténué ou effacé dans le parler populaire ou dans certains
parlers provinciaux), je compte faire pour indiquer ce que
l'on se propose de faire (le sens propre de compter est presque
disparu ici), j'ai à faire pour indiquer ce qui doit (au sens propre)
être fait, etc. Si telle ou telle forme entre pleinement dans la
catégorie du « futur », ainsi je vais faire, telle autre n'y entre
qu'à demi, ainsi je dois faire ou je veux faire. Qualifier d'expressions
du « futur » ces divers procédés, c'est introduire dans la
linguistique une théorie des moyens d'expression, théorie utile
et intéressante, mais qui ne relève pas proprement de la « morphologie ».
Autre chose est d'étudier les organes et le fonctionnement
des organes chez un animal, autre chose d'étudier la
façon dont l'animal use de ses organes pour se comporter au
cours de sa vie de relations.

Dès lors on voit que toute définition précise en morphologie
générale est extérieure à la linguistique. Il y a une catégorie
mentale de l'avenir. Et, dans chaque langue, il y a des moyens
différents suivant les langues, par lesquels on indique ce qui est
à venir, et intellectuellement et d'une manière affective. Mais
il serait vain de chercher à établir une catégorie linguistique du
« futur ».

Les termes qu'emploie la morphologie ont des valeurs profondément
diverses suivant les langues. Le futur simple et purement
intellectuel du français, qui s'oppose à l'expression affective
nuancée par des auxiliaires variés, est autre chose que les futurs
composés de l'anglais, autre chose que le futur composé de l'allemand
qui ne concorde pas avec celui de l'anglais, autre chose
que l'expression du futur en russe par le présent du perfectif ou
par budu avec un infinitif. D'une langue à l'autre, l'extension de
34l'emploi, les nuances de l'emploi diffèrent profondément. Dès
qu'on emploie le terme de « futur » dans la grammaire d'une
langue, on risque donc d'y introduire un élément d'illusion et
d'erreur ; car cet élément ne peut, comme celui que suggère le
terme de « gutturale » cité ci-dessus, être éliminé par une bonne
définition, puisque la définitition universelle du « futur » ne
laisserait subsister qu'une catégorie intellectuelle trop générale
pour toucher proprement la linguistique.

En tout cas, le procédé qui consiste à désigner une catégorie
générale de ce genre par le même terme qui désigne les formes
particulières d'une langue est dangereux, et il serait sage de
l'éviter. Différente d'une langue à l'autre par les moyens d'expression,
par le détail des sens, par la valeur plus ou moins affective,
par les oppositions qu'elle comporte, la catégorie du « procès
à venir » ne saurait sans un grave risque de confusion, être
désignée par le terme de « futur » qui suggère des notions sensiblement
différentes à des sujets parlant français, anglais, allemand
ou russe, pour n'envisager que des langues indo-européennes
actuellement parlées.

Ce qui vient d'être dit de la catégorie du procès à venir vaut
pour toutes les catégories que peut envisager la morphologie
générale ; le premier point est toujours d'éliminer toutes les particularités
d'emploi propres à telle ou telle langue.

A la morphologie générale, il faudrait une terminologie
propre qui en ferait apparaître le caractère tout abstrait.35

1. Revue des études hongroises, 1928, p. 9 sq.