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Meillet, Antoine. Linguistique historique et linguistique générale. Tome II – T06

Le vocabulaire
dans
la question des parentés de langues 1

Des langues qui représentent le développement continu d'un
même type initial ont d'ordinaire une communauté de vocabulaire.
Là où il y a communauté morphologique, le maintien
d'une communauté de vocabulaire est chose normale. Ainsi là
où il y a communauté d'anomalies ou de singularités morphologiques,
il est inévitable qu'il y ait communauté de vocabulaire.
Le maintien de certaines communautés entre l'italien et
le français a pour conséquence le maintien d'une opposition
du positif et du comparatif dans l'adjectif. Il en est résulté
par exemple le maintien d'une différence entre fr. bien, mieux ;
bon, meilleur ; ital. bene, meglio ; buono, migliore. Des oppositions
singulières se manifestent dans le vocabulaire et en établissent
la continuité dans le temps. Et la continuité du vocabulaire n'est
qu'une conséquence de la continuité de types morphologiques.
La démonstration de l'unité du vocabulaire n'a donc rien que
d'attendu. Et comme les notions en question sont normales,
la stabilité du vocabulaire ne l'est pas moins. Ainsi les noms
d'animaux se maintiennent. Mais on y trouve des possibilités
de changement plus étendues que dans la morphologie. On
peut donc toujours se demander pourquoi il existe des différences
de vocabulaire là où on observe des concordances de morphologie ;
pourquoi certaines concordances entre des mots
latins ont disparu entre les mots français et italiens correspondants ;
pourquoi par exemple fr. fermer ne concorde pas avec
44ital. chiudere et pourquoi ital. firmare a une valeur autre que fr.
fermer.

Là où il y a des concordances de vocabulaire, on attend aussi
une concordance dans la forme des noms de nombre. Ainsi
fr. un, deux, trois, quatre, cinq, répondent bien aux formes italiennes
de même sens. La valeur de ces concordances, évidentes
par elles-mêmes, est confirmée par des singularités. Le nom de
nombre un présente des oppositions de genre : un, une ; uno,
una. Les numéraux suivants, trois, quatre et cinq n'offrent rien
de pareil. Mais la marque du pluriel, dans la mesure où elle
existe en français, apparaît dans deux et trois. Elle ne figure
pas dans quatre et cinq : on prononce deuzom ( — deux hommes),
troizpm, mais katrom, cinkom. Si en apparence il y a marque de
pluriel dans six, c'est que la forme même de six comporte un
s final, prononcé z devant un mot à initiale vocalique. La situation
de dix est la même que celle de six. Pour cent il n'y a pas
non plus de marque de genre ni de nombre. Les particularités de
morphologie sont donc confirmées par des particularités aussi
probantes pour le vocabulaire en ce qui concerne les noms de
nombre.

Les noms d'animaux présentent aussi des particularités qui ne
laissent pas de doute sur les concordances étymologiques.
Ainsi chien, fém. chienne, ou bœuf, plur. bœufs. Ces faits sont
indiqués à titre de types.

Même sans tenir compte des singularités, il faut examiner
les correspondances de vocabulaire qu'on doit attendre. Par
exemple les noms des parties du corps tels que œil, oreille, bouche,
nez, peau, sang, concordent entre le français et l'italien, abstraction
faite de l'orthographe dont il n'y a pas lieu de tenir compte
ici. Les langues dont la morphologie concorde ont normalement
des vocabulaires concordants. La continuité du vocabulaire
est chose normale. Mais il peut toujours y avoir des
divergences. Ainsi l'opposition de grand, petit, n'est pas accompagnée
d'une divergence pareille dans le cas de ital. grande,
piccolo. On ne saurait s'exagérer les possibilités de divergence
de vocabulaire qui s'observent dans des langues de même
45famille. Il résulte de là que ce n'est jamais par des différences
ou des concordances de vocabulaire qu'on peut établir des
parentés de langue. Il n'y a pas de groupes de sens de mots
qui se prêtent à prouver des parentés de langues. La facilité
avec laquelle on peut montrer des concordances ou des divergences
de vocabulaire conduit les gens qui s'intéressent superficiellement
à l'étude du langage à se servir de faits de vocabulaire
dont la valeur probante est souvent petite ou nulle, et
dont les amateurs sont portés à abuser. Mais la continuité
normale du vocabulaire dans les langues ayant même point de
départ montre qu'il ne faut pas les négliger. C'est la concordance
de père, mère, frère, sœur qui a le plus suggéré l'idée de la
communauté initiale des langues indo-européennes.46

1. Article inédit (mai 1936).