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Meillet, Antoine. Linguistique historique et linguistique générale. Tome II – T07

Sur le degré
de précision qu'admet la définition
de la parenté linguistique 1

Une difficulté des sciences sociales qu'on perd souvent de vue
consiste en ce que tout fait social observé résulte d'un procès
historique de longue durée, ou même pour mieux dire, de
durée indéfinie ; car, même dans les cas exceptionnels, où l'on a
une histoire, les premières données de cette histoire renseignent
sur des faits qui continuent un développement antérieur sur
lequel on ne sait rien, sinon qu'il a dû être long. Ce qui, par
suite, caractérise le fait historique, c'est qu'il est « singulier »,
c'est-à-dire que, en raison de sa complexité, qui est la conséquence
de la multiplicité des conditions où il se produit, il
présente toujours des particularités dont l'équivalent exact ne
se retrouve nulle part ailleurs.

Cette difficulté est très sensible en linguistique générale. Les
conditions qui déterminent l'état d'une langue ne se retrouvent
jamais exactement dans aucune autre. Par conséquent les faits
observés dans une langue n'ont jamais dans une autre leur
équivalent exact. Une définition valable ici ne l'est donc pas
ailleurs ou du moins ne l'est pas exactement, à moins qu'on ne
la fasse si vague et si lâche qu'elle perde son utilité.

La notion de « parenté de langues » a fait l'objet d'études
serrées ; et, pour ma part, au cours d'une discussion à laquelle
le grand linguiste autrichien que nous venons d'avoir le chagrin
de perdre, Hugo Schuchardt, m'a fait l'honneur de se prêter,
j'ai cherché à la préciser autant que possible, tandis que au contraire
47Schuchardt en faisait apparaître le caractère vague et souvent
mal saisissable. Ce qui a rendu la discussion parfois trouble,
c'est que, H. Schuchardt et moi, nous n'avions pas en vue les
mêmes faits, et que, envisageant des cas différents, nous ne
nous posions pas exactement les mêmes problèmes.

La définition précise de la parenté de langues que l'on possède
s'est constituée surtout dans l'étude des langues indo-européennes.
Si elle est nette, c'est que, dans tout le domaine
indo-européen, on observe un même type de faits : extension
à un domaine nouveau de la langue rigoureusement définie
d'un groupe dominant qui tenait à la pureté de sa langue
comme à un titre de noblesse et qui la maintenait jalousement.
Il résulte de là que l'extension des langues indo-européennes,
qui est chose si remarquable, a consisté en réalité dans l'adoption
d'une même langue, l'indo-européen, par des populations
de plus en plus nombreuses, occupant une aire de plus en plus
considérable. Sans doute, au cours de cette extension et en
conséquence de cette extension, la langue initiale a subi des
changements qui ont entraîné à leur tour des changements
nouveaux ; et avec le temps, l'indo-européen s'est divisé en
langues distinctes qui, s'étendant elles-mêmes, ont subi de
nouveaux changements d'où sont résultées de nouvelles différenciations.
Mais la tendance a toujours été de perpétuer une
même langue, et l'on peut, en ce sens, dire que toutes les
langues indo-européennes sont des formes différenciées d'une
seule et même langue. L'étude historique des langues indo-européennes
n'a jamais rencontré de faits qui ne concordent pas
avec la définition ainsi obtenue. Malgré une première apparence
inquiétante, il est même permis de penser que le hittite, nouvellement
déchiffré et interprété, s'en accommodera, sauf peut-être
pour une part notable du vocabulaire.

La même définition peut s'appliquer en gros à d'autres domaines
linguistiques.

Par exemple il y a une famille de langues sémitiques bien
nette. Mais, déjà ici, la situation diffère. Les langues sémitiques
sont plus semblables entre elles que ne le sont les langues
48indo-européennes ; à les observer, on a souvent l'impression de
formes diverses d'une même langue plutôt que de langues vraiment
différenciées comme sont différenciées les langues indo-européennes ;
et malgré cela, on n'arrive pas à poser un « sémitique
commun », un ursemitisch, comme on pose un « indo-européen
commun », un urindogermanisch. En particulier,
l'akkadien (babylonien) offre des traits qui diffèrent tout à fait
de ceux qu'on observe dans le groupe de l'hébréo-phénicien,
de l'araméen, de l'arabe. Pour interpréter ces faits, il faudrait
déterminer comment se sont répandues à date ancienne les
langues sémitiques. Si les faits linguistiques se présentent
autrement que sur le domaine indo-européen, ce doit être parce
que l'extension ancienne du sémitique se sera opérée un peu
autrement que celle de l'indo-européen. Néanmoins la famille
sémitique — y compris l'akkadien — est nettement définie, et
l'on a ici un ensemble qui est aisément reconnaissable, plus
même que ne l'est celui des langues indo-européennes.

Mais il suffit d'aller un peu plus loin pour rencontrer des
problèmes plus embarrassants. Avec le sémitique l'égyptien
offre plusieurs traits communs. Mais ces traits sont peu nombreux,
et, entre le sémitique et l'égyptien, les divergences sont
grandes. Il en va de même du groupe sémitique et du groupe
berbère. Les langues sémitiques sont très pareilles entre elles ;
les parlers berbères le sont plus encore ; ils se ressemblent tant
qu'on a le sentiment d'être en face de dialectes d'une même
langue. Sémitique et berbère ont certains traits en commun, à
la fois une similitude de structure générale et quelques détails
caractéristiques ; mais ceci n'empêche pas sémitique et berbère
d'être parfaitement distincts et de ne pas se laisser ramener à un
original commun qu'ils continueraient après une forte différenciation.
On est conduit à se demander s'il est légitime de
chercher en pareil cas des « parentés » pareilles à celles qu'offre
le domaine indo-européen. Ici encore, il faudrait savoir comment
se sont opérées les extensions dont témoignent les ressemblances
entre sémitique, égyptien et berbère. Le problème n'est ni
résolu, ni même, jusqu'ici, clairement posé.49

Du reste, il faut tenir compte ici non pas seulement de la
façon dont les langues se propagent, mais aussi de la structure
linguistique elle-même. Si l'on établit sans peine la parenté des
langues indo-européennes, celle des langues sémitiques, celle
des langues bantou, c'est que, dans chacun de ces trois cas,
la langue initiale commune offrait un système complet de particularités
singulières et nombreuses. Là même où le système
ne se maintient pas dans son entier, il suffit de la survivance
d'un certain nombre de ces particularités pour dénoncer le
type originel. Mais ce système pouvait être assez nouvellement
constitué à la date — souvent vague — où l'on est conduit à
supposer la langue commune initiale. Il n'est pas évident que
les particularités auxquelles se reconnaît une langue indo-européenne
remontent à un lointain passé ; de même que
l'histoire montre une ruine progressive, et assez rapide, du
système indo-européen après la période initiale d'unité, on doit
supposer que ce système lui-même n'était pas constitué depuis
longtemps quand les langues se sont mises à diverger. C'est
ainsi que la fixation de la morphologie latine n'était pas achevée
depuis plus de sept à huit siècles quand a commencé de se
produire l'évolution romane qui a, dans l'espace de trois ou
quatre siècles, abouti à des systèmes tout nouveaux.

Il suffit d'observer le système morphologique indo-européen
pour apercevoir qu'il continue un type tout autre. Le système
indo-européen est caractérisé par l'abondance des caractéristiques,
notamment par une déclinaison compliquée des noms ; et c'est
cette déclinaison à formes casuelles multiples qui détermine la
structure de la phrase, toute la « syntaxe ». Or, l'absence de
flexion casuelle dans les premiers termes des noms composés,
dans les noms de nombre de « cinq » à « dix », dans les pronoms
personnels — où la flexion casuelle a tendu de bonne
heure à s'introduire, mais cette introduction a eu lieu séparément
dans chaque dialecte, — sans doute même dans les démonstratifs
— où la flexion a commencé de s'introduire dès
l'indo-européen — tend à montrer que le type à flexion nominale
complexe a succédé à un type où les noms étaient invariables
50(voir à ce sujet une étude détaillée qui s'imprime actuellement
pour les « Mémoires de la Société de linguistique »,
XXIII). S'il en est ainsi, on ne peut faire état d'aucune partie
de la flexion casuelle des noms pour déterminer une parenté
de l'indo-européen avec d'autres groupes de langues, le sémitique
ou le finno-ougrien par exemple.

Mais alors, même si un rapport historique apparaît entre
ces langues, le sens du mot « parenté » ne sera plus ce qu'il
était quand on parle de parenté des langues indo-européennes,
de parenté des langues sémitiques, de parenté des langues bantou,
par exemple. Ces parentés sont définies techniquement par
la persistance de systèmes morphologiques compliqués où tout
se tient et qui n'admettent pas aisément l'introduction d'un
élément étranger. Le verbe qui, dans les langues indo-européennes
comme dans les langues sémitiques, a conservé sa
flexion avec beaucoup plus de ténacité que le nom, ne se
prête presque pas à l'emprunt dans ces langues. Aujourd'hui
encore, il n'y a pour ainsi dire pas d'emprunts parmi les verbes
fort
subsistants des langues germaniques ; à peu près tous
datent au moins du germanique commun, beaucoup ont une
étymologie indo-européenne évidente. Au contraire, là où il est
devenu invariable et où il n'est pas obtenu par des procédés
internes de formation, le nom se prête aisément à l'emprunt,
comme le montrent assez les langues romanes, l'anglais, etc.
Une langue où les mots ont une forme fixe et où les rapports
grammaticaux sont marqués seulement par des particules et par
l'ordre des mots est plus sujette à des influences étrangères
qu'une langue à flexion compliquée. C'est dire que la continuité
d'un système linguistique y est moins complète, que, par suite,
la notion de « famille de langue » y a moins de rigueur. Autre
chose est de dire qu'une langue est bantou, sémitique, indo-européenne
ou même finno-ougrienne, autre chose est de parler
d'un groupe chamito-sémitique ou d'un groupe ouralo-altaïque,
autre chose enfin de parler d'un groupement de l'indo-européen
avec le chamito-sémitique (si vraiment il y a un groupe chamito-sémitique,
c'est avec ce groupe tout entier, non avec le sémitique
51en particulier, qu'il faut opérer) et avec l'ouralo-altaïque
(ici encore, s'il y a groupe, c'est avec ce groupe tout entier,
non avec le finno-ougrien seul, qu'il faut chercher à établir la
parenté de l'indo-européen). Autre chose est de parler de la
parenté évidente des langues bantou entre elles, autre chose de
parler d'une parenté de l'ensemble des langues des nègres africains.
En posant chacun de ces groupements de plus en plus
compréhensifs, on ne recule pas seulement dans un passé de
plus en plus lointain, qui par son éloignement même rend les
traces d'une communauté initiale de plus en plus rares et de
plus en plus indistinctes ; on opère de plus avec des éléments
qui, de par leur nature, sont de moins en moins probants.

Comme tous les termes qu'emploie la linguistique générale,
le terme de « parenté de langues » admet donc des valeurs
sensiblement différentes suivant les cas. Transporter en linguistique
la rigueur des termes de physique ou de chimie, ce serait
commettre contre la méthode une faute plus grave que celle
qui consiste à employer les termes sans valeur définie. Le
premier devoir du savant est de déterminer avec quel degré
d'approximation sont exacts les termes dont il use. La linguistique
générale souffre gravement de n'avoir à sa disposition que
des termes élastiques ; mais si elle n'en perd pas de vue l'élasticité,
le mal restera tolérable.52

1. Festschrift C. Meinhof, 1928, p. 444 sq.