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Meillet, Antoine. Linguistique historique et linguistique générale. Tome II – T09

Le développement des langues 11

De par sa structure, le langage est à la fois continu et discontinu.
Tout discours se compose de phrases, qui sont des unités.
Toute phrase est faite de mots, qui sont autant d'éléments distincts.
Les éléments de la phrase sont en partie des groupes de
mots, ayant chacun leur unité, mais faits avec des mots distincts.
Une phrase comme : Vous avez vu la grande maison du propriétaire
de la scierie
est une unité. Mais on y reconnaît aisément
les éléments composants, parce que l'on peut les faire varier tous
indépendamment, en exprimant par chaque variation un sens
distinct ou une nuance de sens distincte. On peut par exemple
remplacer vous avez vu par vous avez aperçu ; grande par petite ;
maison par bâtisse ; propriétaire par patron ; scierie par fabrique ; le
nombre de substitutions de ce genre n'a d'autre limite que celui
des mots que leur sens permet de rapprocher les uns des autres.
De même, les mots accessoires peuvent varier suivant le sens à
exprimer ou suivant certains usages : si l'on remplace la par
une ou par cette, on évoque des conceptions différentes : par la,
on indique que la maison est une, qu'il n'y en a pas d'autre, que
celui qui parle le sait et veut le faire savoir à son interlocuteur
si celui-ci l'ignore ; une supposerait que le propriétaire a, ou du
moins est considéré comme pouvant avoir, d'autres maisons ;
ainsi le changement d'un seul petit mot, dénué de sens propre,
suffit à transformer la valeur de toute la phrase. La variation70

d'un mot accessoire peut n'avoir aucun sens : si, au lieu de
scierie, il y avait moulin, on dirait : du propriétaire du moulin ; la
différence entre « de la scierie » et « du moulin » n'est liée à
aucune différence de sens autre que celle de scierie et de moulin,
et tient seulement à la tradition qui exige le dans le moulin, la
dans la scierie, sans fondement rationnel dans la langue actuelle.
Autre trait tout formel et qui marque l'autonomie de chaque
élément : devant voyelle, on a de l', et devant consonne, du ou
de la, suivant les mots : du moulin, de la scierie, de l'usine ; du propriétaire,
mais de l'entrepreneur ; etc. Enfin, dans beaucoup de
langues, les mots sont susceptibles de varier suivant certaines
catégories de sens : j'ai vu (la maison), tu as vu (la maison),
il a vu (la maison), ou je vois (la maison), je verrai (la maison),
etc. Ces variations sont ce qui caractérise les formes grammaticales 12.

Ainsi la phrase, qui est une unité, est faite d'éléments autonomes,
qui s'appellent mots. Et c'est grâce à la possibilité qu'ont
les sujets parlants de substituer les uns aux autres ces éléments
variables : mots principaux, mots accessoires, formes grammaticales,
que le langage peut exprimer tout ce qu'on veut communiquer.
— Premier type de continu : la phrase ; et de. discontinu :
les éléments dont la phrase est faite.

Ces mots et ces éléments grammaticaux, qui sont ainsi substituables
les uns aux autres pour constituer des phrases, sont,
pour la plupart, indépendants les uns des autres. Toutefois beaucoup
d'entre eux sont en rapports mutuels et se groupent en
familles. Soit, par exemple, chanter. Outre que le verbe chanter
se compose d'un grand nombre de formes différentes suivant le
sens : chante, chantez, je chante, tu chantais, nous chanterons, ils
ont chanté
, etc., on peut, de chanter, dériver des noms comme
chanteur, chantable. Et, à côté de ce groupe défini par ces types
de formation réguliers et productifs en français actuel, il y a un
nom chant, qui, en l'état actuel de la langue, ne saurait être
71formé, mais dont l'appartenance au groupe de chanter est nettement
sentie ; et il y a des noms dont la formation ne se comprend
pas en l'état actuel de la langue, mais qui s'associent
cependant au groupe de chanter, chant, à savoir chantre et chanson.
De chanson on tire librement chansonner, chansonnier, chansonnette,
etc. Si discontinu que soit par nature le vocabulaire, il comporte
donc des groupes liés. Ces groupes ne sont pas à envisager historiquement,
ce qui est l'objet de l'étymologie telle que l'entendent
les historiens de la langue, mais suivant le sentiment des
sujets parlants à chaque moment de la langue. Le paysan qui
enlève la balle de blé avec un van dit qu'il le vente (au lieu de la
forme française, mais trop savante, il vanne), parce que le « vent »
intervient dans l'opération et que le mot vanest lié par là à vent,
venter, venteux, etc. Les « étymologies » de Platon, notamment
dans le Cratyle, sont de ce genre. — Second type de continu :
les « familles » de mots plus ou moins exactement liés entre
eux ; et de discontinu : les mots sans rapport quelconque les uns
avec les autres.

Le langage 13 ne se transmet d'individu à individu que par des
phrases particulières, soit émises oralement, soit, là où l'écriture
joue un rôle, fixées par écrit. Mais la parole, qui est toujours
chose particulière, n'est comprise que parce que le groupe des
sujets parlants où elle est employée prononce sensiblement d'une
même manière, se sert sensiblement des mêmes mots, forme
ses phrases sensiblement d'une même manière, suivant les mêmes
usages grammaticaux, parce qu'ils ont, comme on dit, une même
langue. Une langue est un système rigoureusement lié de moyens
d'expression communs à un ensemble de sujets parlants ; il n'a
pas d'existence hors des individus qui parlent (ou qui écrivent)
la langue ; néanmoins il a une existence indépendante de chacun
d'eux ; car il s'impose à eux ; sa réalité est celle d'une institution
sociale, immanente aux individus, mais en même temps indépendante
de chacun d'eux, ce qui répond exactement à la définition
72donnée par Durkheim du fait social. — Troisième type de
discontinu : la langue ne se manifeste et ne se transmet que par
des émissions ou des « scriptions » particulières ; et de continu :
la parole n'est possible que parce qu'il existe une institution générale,
la langue 14.

De ce que tout continu linguistique est fait d'éléments discontinus,
il résulte que les langues sont sujettes à des changements
rapides et profonds. Les êtres vivants se reproduisent presque
exactement semblables à leurs ascendants et semblables entre
eux, de sorte que, au cours de l'expérience humaine, les espèces
végétales et animales ne subissent guère de changements appréciables
susceptibles d'amener ces espèces à se différencier en
espèces distinctes. Au contraire, l'état linguistique du monde
ne cesse de se modifier. En l'espace de peu de siècles, on voit
souvent une langue changer au point que les descendants ne
comprennent plus le parler de leurs ancêtres ni ne se comprennent
entre eux. Sans avoir cessé de se considérer comme
parlant latin, les descendants des hommes qui, au IIIe siècle
après J.-C, employaient la même langue et se comprenaient
parfaitement entre eux, se sont trouvés au Xe siècle employer des
parlers divers, de type italien, hispanique, gallo-roman, etc., et
ne s'entendre plus. Il a suffi de cinq siècles d'événements historiques,
à la vérité multiples et considérables, pour que les parlers
deviennent tout autres qu'ils n'étaient. Les changements étaient
réalisés d'ailleurs longtemps avant le IXe siècle, où l'on en
observe déjà les traits principaux, fixés. La façon dont le latin
s'écrivait à l'époque mérovingienne suffit à montrer que, pour
l'essentiel, la substitution de l'état roman à l'état latin ancien
a marché de pair avec la dislocation de l'empire romain.
C'est un des caractères qui donnent à la linguistique son
attrait que de permettre de constater des changements, sinon
73de les observer : car même en linguistique, on ne réussit guère
à suivre le procès du changement ; on ne peut, presque toujours,
qu'en marquer l'aboutissement ou les aboutissements ; le linguiste
détermine des états de langue successifs, d'ordinaire assez
éloignés les uns des autres, mais que, dans quelques cas favorables,
on peut saisir assez voisins les uns des autres pour pouvoir
dessiner, en quelque sorte, la courbe du développement.
Ici encore, on le notera, cette courbe du développement n'est
obtenue qu'en joignant par hypothèse des états successifs distincts
les uns des autres.

La condition principale qui permet à la fois la rapidité et l'intensité
du changement linguistique est que la tradition du langage
est discontinue.

Là où la population ne change pas de langue et où les enfants
apprennent purement et simplement la langue de leurs aînés,
chaque enfant doit acquérir par lui-même la capacité de comprendre
le parler des gens de son groupe social et de l'employer.
La langue ne lui est pas livrée en bloc, tout d'une pièce. Il n'entend
jamais autre chose que des phrases particulières, et ce n'est
qu'en comparant ces phrases entre elles qu'il arrive à saisir le sens
des paroles qu'il entend et à parler à son tour. Pour chaque
individu, le langage est ainsi une recréation totale faite sous
l'influence du milieu qui l'entoure. Il ne saurait y avoir discontinuité
plus absolue.

Là où il y a changement de langue, les choses se passent d'une
manière analogue, à ceci près que, pendant un temps, des adultes
reproduisent une langue étrangère, ce qui se fait par des moyens
pareils à ceux qu'emploie l'enfant qui apprend à parler. Il y a
dès lors, pendant un temps, une population bilingue. On peut,
dans une étude générale comme celle-ci, négliger les cas modernes
où l'apprentissage d'une langue nouvelle est facilité par des
grammaires et des dictionnaires ; du reste, ces instruments, toujours
grossiers, ne permettent jamais à eux seuls l'apprentissage
satisfaisant d'une langue ; ce ne sont que des outils qui facilitent
et accélèrent le travail, sans rien changer au fond des choses.

La discontinuité est naturellement plus grande en cas de changement
74de langue qu'en cas de transmission régulière de la langue
des aînés aux plus jeunes.

Sans doute, à chaque fois qu'un enfant est obligé, pour s'assimiler
la langue, de la reconstituer tout entière à son usage, il y
a une discontinuité qui entraîne des particularités individuelles.
Mais, à chaque moment, cet apprentissage ne concerne qu'une
minorité d'individus, et une minorité qui, grâce à la capacité
d'apprendre du jeune enfant, est en général susceptible de s'adapter
d'une manière quasi parfaite à l'état linguistique de la communauté
dont elle fait partie. Il résulte de là que, si la langue
d'une communauté est parvenue à un état d'équilibre, si elle
n'offre pas trop d'anomalies et de singularités, si le système en
est bien harmonieux, elle peut se conserver avec peu de changements.
Le vocabulaire risque de varier largement, en vertu d'interdictions
sociales, de tabous, ou de modes ; mais la structure
phonique et morphologique peut subsister longtemps presque
sans innovation ou du moins sans innovation qui risque de la
transformer. On constate ainsi, sur certains domaines, des persistances
d'un même état linguistique durant de longs siècles.
Par exemple, les parlers des îles de la Polynésie, séparées par de
vastes étendues d'océan, sont demeurés tout pareils les uns aux
autres. Depuis un millier d'années qu'ils sont connus, les parlers
turcs ont gardé un même aspect, une même structure, bien qu'ils
se soient étalés sur des espaces immenses, de la Sibérie à la
Méditerranée, de la région de Kazan jusqu'au plateau iranien.
Dans une population homogène, la stabilité linguistique peut
donc être grande. Malgré beaucoup de changements de détail,
un type grammatical peut persister ainsi à travers les siècles ;
les langues sémitiques ont reçu des formes assez diverses ; elles
ont pris parfois une grande extension ; mais, en dépit des distances
qui en séparent les domaines, de la Syrie au Maroc, les
parlers arabes d'aujourd'hui sont demeurés fidèles au type que
l'on connaît par les plus anciennement attestées des langues de la
famille. La stabilité n'est donc pas chose exceptionnelle pour les
langues ; on peut même penser que c'est le cas normal.

Mais l'histoire des hommes est traversée par beaucoup d'événements,
75et les situations des peuples sont sujettes à des changements
qui ôtent aux langues une part de leur stabilité, parfois
même toute stabilité. La discontinuité qui en résulte pour la
transmission entraîne des modifications de la langue elle-même.

Ce n'est pas à dire que le changement de langue se traduise
de manière immédiate et nécessaire par des changements de
structure linguistique. Quand les hommes qui changent de
langue appartiennent à un groupe dont le niveau intellectuel et
social est tel qu'il ait la possibilité et la volonté d'être de plain pied
avec ceux dont ils prennent la langue, ils peuvent reproduire
avec une grande exactitude la langue ainsi acquise. Le Bruxellois
d'origine flamande qui parle français peut présenter quelques
menues singularités ; mais son français est correct dans l'ensemble
et offre exactement la même structure que celui de la région parisienne.
Des Flamands d'origine comme Verhaeren et Maeterlinck
ont fait de brillants écrivains français.

Il en va autrement lorsque les hommes qui changent de langue
appartiennent à une catégorie sociale inférieure. Les esclaves
nègres qui ont appris le portugais, l'espagnol, le français, le hollandais,
ne se sont pas assimilé la structure des langues qu'ils
adoptaient. Leur prononciation n'a pas été celle de leurs
maîtres. Ils n'ont pas reproduit la structure grammaticale du
français, du portugais, etc. Ainsi se réalisent les langues dites
« créoles », qui sont du portugais, de l'espagnol, du français, du
hollandais articulés par des nègres qui n'ont pas abandonné leurs
anciennes manières de prononcer et qui n'ont acquis ces langues
que presque dénuées de formes grammaticales.

Entre les deux termes extrêmes qui viennent d'être décrits, il
y a des degrés divers. Ainsi, en adoptant le français de type parisien,
beaucoup de méridionaux appartenant à des familles cultivées
l'emploient d'une manière correcte et qui ne trahit que d'une
manière discrète le fait que le français a été, pour leurs ascendants,
une langue apprise. Mais la masse de la population garde
un phonétisme méridional, emploie des formes qui, comme le
prétérit simple (il fut, il vint, il joua), n'existent plus dans l'usage
parlé du français de la région parisienne ; bref, elle se sert d'un
76français provincial, distinct du français de la région parisienne
qui est le modèle de tout le français parlé maintenant dans
l'ensemble de la France.

Le changement de langue a pour effet, là où il a lieu, que la
population qui adopte ainsi un parler étranger est bilingue durant
un temps plus ou moins long. Alors l'ancienne langue tend à
se dégrader, et la langue adoptée, qui est le moyen général de
communication, tend à devenir universelle. Le détail des faits
diffère considérablement d'un cas à l'autre. A partir du moment
où les jeunes n'apprennent plus que la langue nouvelle, la langue
ancienne disparaît au fur et à mesure que meurent les derniers
vieillards qui la connaissent encore. Et l'on rentre dans le cas
normal de la transmission du langage des aînés aux jeunes.

Mais il y a une différence : les jeunes sujets qui apprennent à
parler n'ont pas le même atavisme que ceux qui apprennent le
parler de leurs ascendants proches ou lointains. Le problème de
savoir en quelle mesure des différences d'hérédité interviennent
dans la façon dont les jeunes s'assimilent le parler des aînés est
maintenant posé d'une manière exacte ; il ne l'est que depuis peu,
et l'on a peu de faits pour le résoudre. Il suffit de le signaler ici.

Que la discontinuité soit la plus petite possible, dans le cas
de transmission de la langue des aînés aux jeunes, ou relativement
grande, à des degrés divers, dans le cas de changement de
langue, il faut que les hommes chez qui se produisent ces transmissions
continuent de se comprendre entre eux, il faut qu'ils
aient la volonté de continuer telle ou telle langue. En ce sens, il
y a continuité de la langue.

Ces principes étant posés, on constate que, là où, à un moment
donné, il a existé une langue sentie comme une par les sujets
parlants se comprenant entre eux, cette langue est souvent représentée
à un moment ultérieur par des langues différentes de la
langue de ce moment antérieur, senties comme différentes entre
elles ; et les sujets qui, en des régions diverses, emploient ces
langues ne se comprennent plus entre eux. Les discontinuités
signalées ci-dessus ont abouti à créer une diversité là où existait
antérieurement une unité.77

Les cas de ce genre sont nombreux. Mais on n'en connaît
qu'un qui se passe dans une période pleinement historique et où
l'on puisse presque suivre le développement du fait. C'est celui
du latin et des langues romanes. Au IIIe siècle après J.-C, la
langue commune de la partie occidentale de l'Empire romain
était le latin, qui se parlait et s'écrivait d'une manière sensiblement
uniforme en Italie, en Espagne, en Gaule, en Dalmatie et
dans le Nord de l'Afrique ; sans doute il subsistait encore des
parlers locaux, débris des langues parlées par les populations que
Rome avait soumises. Mais le latin était la seule langue de tous
les gens cultivés ; les parlers anciens n'étaient plus employés que
par des gens sans culture ; ils ont disparu entièrement, ainsi le
celtique en Gaule (on sait que le breton armoricain n'est pas un
reste du gaulois). Seul, le basque a subsisté dans une région
éloignée du centre de l'Empire. Dans l'Afrique du Nord, les parlers
berbères ont aussi survécu dans les campagnes, et, quand
l'invasion islamique a fait disparaître le latin employé par les
gens cultivés, le berbère est demeuré. A ceci près, le latin est
resté la seule langue de toute la partie occidentale de l'ancien
Empire romain. Mais, comme la culture a baissé fortement et
que les rapports entre les populations sont devenus difficiles et
relativement rares, la langue a changé sans rencontrer de résistance
dans le conservatisme des éléments cultivés et dans la
nécessité de maintenir l'unité de langue sur tout le domaine. Le
changement a été rapide et différent suivant les régions. Au
IXe siècle, on constate que la langue parlée dans les divers pays
est autre que n'était le latin ancien, et ceci d'une manière non
concordante dans les divers pays. Le témoignage décisif est celui
des Serments de Strasbourg prononcés en 842 : de même que les
hommes de langue allemande prêtent alors serment en allemand,
les hommes de langue romane prêtent serment en roman, et le
chroniqueur qui rapporte le texte roman des serments le cite
sous une forme gallo-romane, déjà française, qui fait éclater
dans le texte latin de la chronique la langue nouvelle, romane et
non plus latine, de la population.

Au IXe siècle, on avait donc pris conscience du fait que la
78langue parlée usuellement en pays gallo-roman n'était plus le
latin. Or, à aucun moment les sujets parlants n'avaient senti
qu'ils parlaient autrement que les gens dont ils s'efforçaient de
reproduire la langue. Après des siècles où l'on n'avait jamais
cessé de sentir une continuité de la langue, il se trouvait qu'une
langue nouvelle était née.

La façon dont le latin a été écrit entre le IIIe siècle et le IXe
montre comment le changement s'est accompli. Les hommes
qui écrivaient en ce temps étaient plus ou moins des lettrés, et
ils faisaient de leur mieux pour écrire correctement. Mais, tant
écrivains composant des ouvrages d'édification religieuse ou des
chroniques que notaires écrivant des chartes, s'ils tâchaient
d'écrire le latin traditionnel et de se conformer à des modèles,
le malheur des temps ne leur avait pas permis d'apprendre à bien
écrire, et dans leurs textes transparaît, en une plus ou moins
large mesure, l'état de la langue parlée, qui n'était plus celui du
latin ancien. La transformation a dû être rapide ; car, dès le
VIe siècle, les « fautes » du latin écrit dévoilent que, dans la
langue parlée, l'état de langue roman était atteint pour l'essentiel.

Quoi qu'il en soit du détail, les faits montrent donc que, sans
cesser d'être parlé par les hommes qui n'ont jamais rompu avec
leurs aînés, le latin est devenu d'autres langues, telles que l'italien,
l'espagnol, le portugais, le provençal, le français, le roumain.
Plus exactement, il est devenu des parlers infiniment divers de
type italien, hispanique, provençal, français, etc. Parmi ces parlers,
certains, employés par des hommes de culture supérieure
et doués de prestige, ont été imités, et il s'est constitué des
langues centrales, italien, espagnol, provençal, français, qui, servant
de modèles, ont influencé les parlers locaux, et qui ont
fourni des instruments à des littératures nouvelles. Au point de
vue littéraire, l'italien, l'espagnol, le provençal, le français sont,
dès le moyen âge, des langues dont des écrivains se servent en
vue du grand public, qui prêtent à des effets nouveaux, qui sont
pour le poète, pour l'écrivain, des instruments tout différents de
l'instrument latin.79

Sans rupture consciente, ni surtout volontaire, avec le passé,
des espèces linguistiques nouvelles étaient venues à l'existence,
qui étaient qualitativement autre chose que le latin. Ce n'est pas
seulement parce qu'elles expriment des idées et des sentiments
nouveaux que, dès le début, les littératures italienne, espagnole,
provençale et française diffèrent profondément de la littérature
latine, c'est aussi parce qu'elles se servent de moyens nouveaux.

Au point de vue linguistique, les langues romanes, tout en
conservant beaucoup de traits latins, comme l'importance de la
catégorie du temps dans le verbe, ont des structures essentiellement
différentes de la structure du latin. La ruine totale
de la flexion casuelle qui a pour condition et pour conséquence
tout à la fois une fixité relative de l'ordre des mots, la disparition
du genre neutre, la création de l'article, la refonte totale
de la conjugaison des verbes où, notamment, la personne est
désormais indiquée par des pronoms préposés plus que par la
forme verbale, tout cela a fait entrer les idiomes néo-latins dans
un type de structure bien éloigné du type de structure que
représente le latin ancien. Avec ses noms quasi invariables, son
ordre de mots rigide servant à marquer les relations grammaticales,
sa phrase composée de groupes de mots étroitement liés,
ses formes verbales faites d'éléments accessoires permettant de
grandes intercalations, le français est, à bien des égards, plus
loin de l'ancien type indo-européen dont le latin a encore beaucoup
de traits que de certaines langues africaines ou américaines.
Rien n'est plus éloigné du type latin, et surtout du type indo-européen,
qu'une phrase française comme : je ne l'avais encore
jamais si bien vu
, où j'avais vu est en réalité une forme une, équivalant
à peu près à videram du latin. Mais, tandis que videram
est impénétrable, ne le s'insère entre la marque je de la première
personne et avais, et encore jamais si bien entre avais et vu, type
de structure linguistique connu, notamment par certaines langues
américaines, mais tout opposé à l'ancien type indo-européen.

Le cas des langues romanes où le passage du latin à des langues
nouvelles s'opère en un temps historique est unique. Le grec,
l'indo-aryen, l'arabe, l'égyptien, par exemple, se sont fortement
80modifiés au cours des périodes historiques ; mais, ou bien, comme
pour le grec et l'arabe, il n'y a pas eu aboutissement à des
espèces vraiment neuves, ou bien, comme dans l'Inde, on n'a pas
un point de départ identique, la langue védique ne pouvant
passer pour la langue commune dont tous les idiomes indo-aryens
seraient les formes ultérieures. Pas plus en matière de langues
qu'en matière d'institutions politiques, les procès historiques ne
sont exactement semblables les uns aux autres ; ils sont toujours
singuliers.

Mais toute famille de langues suppose, d'une manière schématique,
les deux moments essentiels constatés en fait sur le
domaine latin : existence d'une langue commune à un moment
donné, et, ultérieurement, développements indépendants de cette,
langue commune aboutissant à des langues différentes. Il y a
eu ainsi une communauté germanique, aboutissant aujourd'hui
à l'allemand, au flamand-hollandais, à l'anglais, au danois, au
suédois, etc. ; une communauté slave, aboutissant aujourd'hui
au russe, au polonais, au tchèque, au serbe, etc. En un temps
plus ancien, il y a eu une communauté indo-européenne, aboutissant
à l'indo-iranien, à l'arménien, au grec, au latin, au celtique,
au germanique, au slave, etc. Et ainsi dans des cas nombreux et
variés ; par exemple le finnois et le magyar remontent à une
communauté finno-ougrienne.

C'est un trait caractéristique du développement des langues
que la différenciation d'une langue commune en langues différentes
les unes des autres, donc la création d'espèces linguistiques
nouvelles par des changements d'une même langue réalisés
sur des domaines différents.

Autrement dit, une accumulation d'innovation partielles, au
cours des transmissions d'une langue par quelque procédé que ce
soit, innovations dont aucune ne saurait en principe compromettre
à aucun moment l'unité de cette langue pour les sujets
intéressés en chaque point, aboutit à constituer, en un temps
qui peut ne pas excéder deux ou trois siècles, des langues nouvelles,
qui se distinguent profondément de la langue initiale et
aussi les unes des autres. C'est-à-dire qu'un développement continu
81par sa nature même aboutit à créer des discontinuités.

Même quand elles ont lieu en des temps historiques, ces différenciations
ne se laissent guère observer. Car elles ne se réalisent
aisément que dans les périodes troubles, comme l'a été celle des
grandes invasions où l'unité latine a abouti à la diversité romane.
Et la plupart ont lieu dans des temps non historiques. Néanmoins,
on en entrevoit certaines conditions qui ont été déjà
indiquées ci-dessus. La première est que les sujets parlants chez
qui une langue se différencie soient nettement isolés les uns des
autres, et que les communications entre eux, sans être totalement
interrompues, deviennent rares et inefficaces. Une autre
est qu'ils perdent le sentiment d'avoir une civilisation unique :
l'arabe a eu beau s'étendre sur des domaines divers, le monde
arabe se briser politiquement, et des populations parlant d'autres
langues passer à l'arabe, comme il est arrivé en Syrie, en Égypte,
dans l'Afrique mineure, etc., et l'arabe a eu beau subir, de ce
fait, des différenciations appréciables, il a subsisté jusqu'à présent
une unité linguistique arabe, parce que la civilisation islamique
est partout du même type, et, si différents qu'ils soient, les parlers
arabes se groupent en dialectes, ils n'ont pas abouti à des
langues senties comme distinctes. Une troisième condition de la
segmentation d'une langue en langues distinctes est d'ordre linguistique :
certaines structures linguistiques — et celle du sémitique
est du nombre — sont si fermement articulées et d'une
manière si raide qu'on ne peut les changer sans briser tout le
système ; au contraire, les langues indo-européennes ont des
structures souples et aboutissent plus aisément à des langues
différentes les unes des autres.

Quoi qu'il en soit de ces conditions qui n'ont pas encore été
étudiées à fond, un fait est sûr : la constitution de langues spécifiquement
différentes en partant d'une communauté initiale.

En matière de langues, continu et discontinu ne proviennent
pas seulement de manières différentes d'envisager la réalité, ils
sont fondés dans la réalité même. Mais la méthode de la linguistique
historique, qui est la méthode comparative, oblige à envisager
des données discontinues pour aboutir à constituer l'histoire
82d'un fait qui est continu par nature. Il serait trop long de
décrire ici la méthode comparative : j'ai tenté de le faire dans un
petit livre : La méthode comparative. (Oslo, 1925) auquel je suis
obligé de renvoyer. L'essentiel de cette méthode consiste à confronter
des états de langue distincts remontant tous par un développement
continu à un état de langue plus ancien, où il n'existait
qu'un type : la grammaire comparée des langues romanes
confronte entre eux les parlers romans pour remonter à une
source commune ; en l'espèce, la connaissance qu'on a du latin
ancien facilite la recherche ; mais c'est un cas exceptionnel, et
une donnée positive de ce genre, si elle est commode, n'est pas
nécessaire. Le principe à retenir ici, c'est que, là même où la
langue initiale est presque complètement attestée, comme c'est
le cas du latin pour les langues romanes, la méthode suppose toujours
la comparaison de parlers devenus distincts, afin de constituer
une histoire suivie à partir d'une communauté initiale.

On voit la démarche par laquelle l'historien des langues étudie
du continu toujours en examinant du discontinu. Car le continu
lui-même ne se laisse pas directement observer.83

11. Extrait du volume Continu et Discontinu rédigé par plusieurs savants
(Paris, Bloud et Gay, 1929, p. 119 sq.).

21. On traite ici les formes du type j'ai vu comme des formes grammaticales
équivalentes à je vois ou je verrai, au sens près.

31. Ainsi qu'il est exposé dans mon Introduction à l'étude comparative des
langues indo-européennes
, 6e édit., p. 5 et suiv.

41. On oppose ici langue et parole à la manière de F. de Saussure, dans son
Cours de linguistique générale, p. 112. « La langue est l'ensemble des habitudes
linguistiques qui permettent à un sujet de comprendre et de se faire comprendre.
La parole est l'exécution de la langue par l'individu » (F. de Saussure, Cours,
p. 30).