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Meillet, Antoine. Linguistique historique et linguistique générale. Tome II – T10

Linguistique et anthropologie 1

L'Homme use d'outils et il possède un langage articulé ; ces
deux traits par lesquels il s'oppose à tous les animaux, même
les plus élevés, résultent d'une même supériorité intellectuelle.
Il semblerait donc naturel d'établir un contact entre l'anthropologie
au sens strict, telle qu'elle est envisagée ici, et la linguistique.
Mais les faits de langue ne trouvent en général aucune
place dans la présente revue, et les linguistes ne tirent de l'archéologie
préhistorique aucun parti. Là même où, comme dans le
Reallexikon d'Ebert, des faits de langue sont parfois examinés
avec un certain détail, il n'y a pas de rapport entre les articles de
caractère linguistique et les articles, beaucoup plus nombreux,
de caractère archéologique ; c'est que, pour les périodes lointaines
et, en une large mesure, très lointaines, qu'envisage
l'archéologie préhistorique, les linguistes ne disposent d'aucune
donnée.

Sur des états de langue anciens, on n'a que deux manières de
s'informer : le recours à des documents écrits et la méthode
comparative. Mais, naturellement, il n'existe de documents écrits
que pour des périodes où la civilisation avait atteint un niveau
élevé. Et ces documents sont la plupart du temps peu anciens :
ce n'est que dans la région babylonienne d'une part, en Égypte
de l'autre, qu'on trouve des textes remontant au troisième millénaire
avant l'ère chrétienne. Quant à la méthode comparative,
elle ne permet pas de remonter très avant dans le passé. En
84effet, les langues changent vite. Il n'en est pas des langues
comme des espèces animales ou végétales qui sont stables durant
de longs siècles et où cette stabilité rend difficile la tâche du
biologiste désireux d'étudier l'évolution. Le linguiste rencontre
une difficulté inverse : les langues se transforment si rapidement
que la comparaison de plusieurs idiomes séparés par trop de
dizaines de siècles ne permet presque pas de conclusion sur une
période de communauté de ces idiomes.

Le groupe de langues pour lequel un système de grammaire
comparée est le mieux et le plus complètement édifié, est le
groupe indo-européen. Or, pour ce groupe, d'une part on dispose
de données relativement anciennes : le grec et l'indo-iranien
sont représentés par des textes dont les plus anciens remontent à
la première moitié du premier millénaire avant l'ère chrétienne ;
d'autre part, la langue indo-européenne commune, dont les
anciennes langues indo-iraniennes, le grec, le latin, etc., sont
des transformations, reporte à une date qui n'est pas lointaine
puisqu'elle possédait des mots impliquant la connaissance du
cuivre, de l'or et de l'argent. Par suite de cette heureuse circonstance,
les ressemblances des langues indo-européennes entre
elles sont demeurées manifestes ; mais cette évidence n'est claire
que si l'on se sert des formes les plus anciennes de chacun des
groupes indo-européens ; si l'on rapprochait le français, l'anglais
actuels des parlers modernes de l'Inde, au lieu d'opérer avec le
latin, les anciennes langues germaniques et le sanskrit, on pourrait
tout au plus entrevoir la parenté de ces langues entre elles,
et on n'arriverait pas à bâtir une véritable grammaire comparée.
Du reste, la rapidité avec laquelle les langues changent diffère
beaucoup d'un cas à l'autre. Les parlers slaves actuels ont à plusieurs
égards un aspect plus archaïque que les parlers romans. Le
hittite, que des fouilles faites en Cappadoce et un brillant
déchiffrement ont révélé il y a peu d'années, est connu par des
textes qui, remontant à la première moitié du second millénaire
avant le Christ, fournissent une langue indo-européenne antérieure
d'un millier d'années à ce qu'on avait jusqu'alors de plus
ancien ; or, si l'on observe dans le hittite de cette époque des
85archaïsmes remarquables, l'état général de la langue résulte, à
plusieurs points de vue, de transformations très avancées et
apparaît ainsi en partie moins archaïque que le grec ancien ou le
sanskrit ; les innovations sont si importantes que certains linguistes
ont d'abord hésité à reconnaître le hittite pour une
langue complètement indo-européenne, comme, par exemple,
le grec, le sanskrit et le latin. En aucun cas, et à beaucoup près,
on n'est arrivé à poser une grammaire comparée pour des langues
dont la date de séparation remonte à un grand nombre de millénaires.
Même si des langues parlées par des hommes de l'époque
paléolithique étaient représentées aujourd'hui par des langues
observables, la comparaison de ces langues ne fournirait pas le
moyen d'entrevoir quoi que ce soit de l'aspect des langues de
l'époque paléolithique.

Si l'on doit admettre que les hommes de l'époque paléolithique
parlaient, c'est que les dons intellectuels qui leur ont
permis d'avoir un outillage sont en gros les mêmes qui permettent
un langage et que l'emploi et la transmission de cet outillage
ne s'expliqueraient guère sans des communications verbales.

Même pour des périodes relativement récentes, il est difficile
de rejoindre les observations des archéologues à celles des linguistes,
quand on ne dispose pas d'une suite de textes historiques.
Qu'on lise, par exemple, le livre du regretté Hubert sur
l'ancienne histoire des Celtes (Les Celtes et l'expansion celtique) :
l'auteur considérait des périodes voisines de l'époque historique,
où le fer était largement utilisé ; faute de données historiques
positives, il n'aboutit cependant qu'à des hypothèses fragiles.

En somme, faute de renseignements utilisables, la linguistique
ne rejoint pas les résultats de l'archéologie préhistorique. Pour
ce qui est de relier la linguistique à l'étude des races actuelles et
à l'ethnologie, les perspectives sont plus ouvertes, bien qu'encore
étroitement limitées.

Les traits par où se distinguent les races humaines actuelles
n'ont rien à faire avec la linguistique. Du reste, même des détails
anatomiques dont on pourrait imaginer qu'ils auraient de
l'importance pour la prononciation paraissent ne jouer aucun
86rôle. Ainsi, alors que la position de la langue par rapport au
palais est un élément essentiel de l'articulation, la forme du
palais est, en français, sans influence sur la façon dont on articule ;
d'un Français à l'autre, la forme du palais diffère beaucoup ;
mais avec ces formes si diverses, on réalise exactement les
mêmes phonèmes.

L'aire occupée par des langues d'un même type ne dépend
pas, autant qu'on puisse s'en rendre compte, de faits de race,
mais seulement de circonstances historiques. Si le français est
une langue néo-latine, cela ne tient pas à ce que la Gaule ait
reçu une forte immigration venue d'Italie ; il ne semble même
pas qu'elle ait reçu beaucoup de colons romains ; pour des raisons
de politique et de civilisation, les habitants de la Gaule ont
abandonné peu à peu leurs anciens parlers, et, notamment,
l'aristocratie gauloise a renoncé à l'usage du gaulois ; il y a eu
changement de langue et non changement de population. Le
mouvement islamique a répandu en Égypte, en Tripolitaine, en
Tunisie, dans une grande partie de l'Algérie, l'usage de l'arabe ;
mais les anciennes populations n'en ont pas moins subsisté ; les
Égyptiens d'aujourd'hui ont gardé le type de ceux d'autrefois ;
il y a eu simplement préférence accordée à une langue nouvelle
sur l'ancienne langue du pays. Le fait que la grande majorité
des Européens d'aujourd'hui emploient des langues de la famille
dite indo-européenne ne provient pas d'une communauté de
race ; il résulte de ce que toute la région européenne a été organisée,
au point de vue politique, par des aristocraties de langue
indo-européenne.

En somme, s'il arrive souvent que les langues de type semblable
soient employées par des hommes d'aspect physique également
semblable, il n'y a là rien d'essentiel, c'est la conséquence
de faits historiques.

Autrefois Fr. Müller, dans son grand ouvrage maintenant
vieilli sur les langues du monde, a rangé ces langues d'après le
type des cheveux des gens qui les parlent ; assurément, il n'attachait
à ce classement aucune valeur profonde ; ce n'était qu'un
expédient.87

Comme les extensions de langues traduisent des extensions
de civilisation, on ne serait pas surpris d'observer, entre l'aire de
certains types de civilisation et celle de certains types de langues,
une concordance appréciable. Toutefois l'essai systématique
récemment tenté en ce sens par le Père Schmidt, dans son livre
sur les langues du monde, n'a pas abouti à des résultats qui
emportent la conviction. Ceci tient sans doute à ce qu'une extension
de langue provient de l'extension d'un type d'organisation
et de conceptions, et non pas d'un type de civilisation matérielle.
Les chefs de langue indo-européenne qui ont répandu
cette famille de langues ont adopté en général les avantages que
leur offrait la civilisation des peuples soumis par eux. — Ainsi
qu'on l'a noté déjà ci-dessus, l'extension de l'arabe est due tout
entière à l'extension de conceptions islamiques.

De l'ethnologie, ce qui est le plus propre à expliquer des faits
linguistiques, c'est ce que l'on commence à savoir maintenant
de la mentalité des demi-civilisés. Les ouvrages où M. L. Lévy-Bruhl
a décrit cette mentalité sont précieux pour le linguiste ;
ici, du reste, les faits linguistiques se prêtent à éclairer les faits
psychiques, et M. Lévy-Bruhl ne manque pas d'y recourir à
l'occasion.

Néanmoins, le lien entre les conceptions et les formes linguistiques
n'est pas toujours évident, tant s'en faut. Les langues
ont une inertie qui leur permet de conserver des catégories et
des formes dont le sens n'est plus perceptible. Le cas des noms
abstraits dans les langues indo-européennes est ici intéressant à
observer. Dans les langues connues à date historique, comme le
grec et le latin, on constate que beaucoup des noms qui désignent
un acte sont masculins ou féminins, c'est-à-dire appartiennent à
des catégories qui n'ont de sens que chez des êtres animés. Ce
fait s'explique par ceci que, sans doute, à l'époque où s'employait
la langue commune indo-européenne, on se représentait l'action
comme une puissance de caractère divin. En latin, l'acte de fuir
est indiqué par le mot fuga qui est féminin. Or, il suffit de se
reporter aux poèmes homériques pour y apercevoir que la
« fuite » est considérée comme une puissance surnaturelle qui
88met en fuite les combattants ; en grec existe un mot originairement
identique au latin fuga : ce mot féminin désigne une
sorte de divinité femelle. Dans le grec de l'époque homérique,
le genre féminin du nom de la « fuite » se laisse donc encore
comprendre en une certaine mesure ; en latin, on n'a plus aucun
texte qui permette de comprendre pourquoi fuga est un nom féminin.
Ici, la catégorie du féminin a survécu à la ruine des anciennes
conceptions ; il ne reste plus qu'un nom abstrait là où il y avait eu
auparavant le nom d'une puissance active. De ce qui précède, il
résulte que des données linguistiques ne donnent pas à elles
seules le droit de conclure à l'existence, chez les sujets qui
parlent une langue, de telles ou telles conceptions : les faits de
langue peuvent toujours être des survivances.

Dans l'ensemble, si la linguistique et l'anthropologie sont des
sciences connexes, si même la linguistique est une partie de
l'anthropologie au sens large, il est matériellement impossible
d'établir un lien entre les faits de langue et les principales questions
qu'étudient les anthropologues ; et là même-où l'on aperçoit
la possibilité d'établir une liaison et où cette liaison commence
de s'établir, il ne s'agit encore que des premiers essais ;
il faut espérer que les efforts faits en ce sens seront poursuivis ;
la linguistique et l'anthropologie y trouveront profit, mais ce
travail exigera une critique serrée, et il serait vain de s'attendre
à ce que la recherche soit aisée.89

1. L'Anthropologie, t. XLIII, 1933, p. 41 sq.