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Meillet, Antoine. Linguistique historique et linguistique générale. Tome II – T12

Sur le bilinguisme 1

Quand une langue s'étend sur des domaines nouveaux, il peut
arriver qu'elle occupe un territoire vide ou vidé d'habitants ;
c'est ce qui s'est produit pour l'anglais dans l'Amérique du
Nord ; là, les populations indigènes peu denses ont été, soit
refoulées sur des territoires relativement restreints, soit anéanties
par le fait que la venue d'hommes ayant un type de vie différent
du leur faisait disparaître les conditions de leur existence ;
l'anglais n'a donc pas eu à compter avec les anciennes langues
indigènes. Ce qui arrive d'ordinaire, c'est que les hommes qui
apportent une langue nouvelle laissent subsister l'ancienne population
dont ils tirent parti ; la langue nouvelle n'est pas imposée ;
les anciens habitants du pays l'adoptent plus ou moins vite
parce qu'ils trouvent avantage à le faire. Cette adoption n'est pas
instantanée ; elle peut demander un assez long temps durant
lequel deux idiomes coexistent sur un même territoire et les
relations des deux populations obligent au moins une partie des
sujets à pratiquer deux langues. Les conditions qui déterminent
le bilinguisme diffèrent d'un cas à l'autre, et le .phénomène se
présente par suite sous des formes diverses ; mais le bilinguisme
est chose fréquente ; il a été fréquent dans le passé, et il importerait
de déterminer quel en a pu être le rôle dans le développement
des langues. Mais jusqu'à présent on ne dispose que de peu
d'observations systématiques. La plus complète est celle qu'a
faite un savant russe, M. Schtcherba, du cas des Sorabes de
99Lusace. On trouvera l'indication des travaux de ce savant dans
la Revue des études slaves, tome XII, p. 35 et 36. L'exemple est en
effet typique : les quelques dizaines de milliers de sujets qui ont
conservé l'usage des parlers slaves connus sous le nom de sorabe
occupent en Lusace de petits domaines tout entourés de sujets
parlant seulement allemand. Le sorabe est pour eux un parler
traditionnel qui leur est propre et qui n'est employé que dans
la famille et pour l'usage local. La langue de civilisation est
l'allemand qui est familier à tous. Ces sujets ont donc pour
s'exprimer deux langues qui leur sont également présentes ; ils
pensent à la fois avec deux signes linguistiques qui pour eux
sont équivalents. Mais celle de leurs deux langues, l'allemand et
le sorabe, qui leur est particulière subit fortement l'influence
de la grande langue de civilisation qui est fixée par l'usage général
des Allemands, et le parler sorabe n'est souvent, avec des
formes slaves, qu'un calque de l'allemand. M. Schtcherba a
cherché à caractériser l'état des Sorabes observés par lui en
disant qu'ils ont une « langue mixte à deux termes » : sorabe
et allemand.

En effet le signe linguistique est arbitraire. Par exemple, c'est
uniquement en vertu d'une tradition que la place du sujet après
le verbe en allemand caractérise l'interrogation dans une langue
où normalement le sujet précède le verbe. Dès lors, un individu
qui dispose de deux systèmes arbitraires de signes (une
langue est un ensemble de signes arbitraires) peut employer,
dans une langue où il n'est pas traditionnel, un procédé propre
à l'autre langue dont il se sert ; on verra ci-dessous que pareil
fait a du se produire autrefois sur le domaine français.

En général, les deux langues dont dispose un individu ne sont
pas sur un même niveau ; l'une des deux est une langue familière ;
l'autre est la langue de civilisation ; tel est le cas pour
le sorabe à côté de l'allemand, comme on vient de le voir. Quand
le français général est devenu à partir du XVIe siècle, pour toute
la France, la seule langue officielle et qu'il s'est trouvé en même
temps être, en France, la langue de toutes les personnes cultivées,
il a subsisté chez un grand nombre de sujets un bilinguisme,
100les anciens parlers locaux subsistant plus ou moins
longtemps dans l'usage familier et en tout cas pour les relations
avec les gens peu cultivés. Cet état se manifeste souvent par la
manière dont le français commun est parlé dans diverses provinces.
Ainsi les Provençaux qui se sont mis à parler français
ont été exposés à transporter dans leur français des usages provençaux.
Par exemple, le provençal n'a pas deux adjectifs possessifs
différents, l'un se référant à un objet unique, l'autre à
plusieurs objets, comme le français oppose leur à son ; par suite,
dans le français de Marseille, on entend couramment des phrases
comme : ils viennent de marier son enfant ; je les ai rencontrés
devant sa maison
(là où le français normal aurait devant leur maison) ;
ce n'est pas à dire que les gens qui parlent ainsi aujourd'hui
soient eux-mêmes bilingues ; ils peuvent même ne pas
pratiquer du tout le provençal, mais ils continuent un usage
qui, avant eux, s'est fixé chez des bilingues, et la tradition en
est demeurée à Marseille.

Quand on fait l'histoire des langues, il convient de tenir
compte des périodes où il y a eu ainsi bilinguisme ; on l'a trop
peu fait, et l'on a trop souvent agi comme si l'on perdait de
vue que toute extension de la langue comporte une période plus
ou moins prolongée de bilinguisme. Les événements historiques
peuvent aussi entraîner un bilinguisme plus ou moins durable.
Ainsi la France du Nord a été gouvernée durant plusieurs siècles
par des rois et des chefs francs qui, pendant toute l'époque mérovingienne
et, en grande partie au moins, pendant la période
carolingienne, ont conservé leur parler germanique. Devenus
chrétiens et acceptant pour toutes les choses de l'esprit la culture
latine, ces Francs étaient amenés à apprendre à parler le
latin qui, depuis la conquête romaine, était devenu la langue
commune de tout le pays. D'autre part, les Francs recouraient
pour l'administration à des personnages de culture latine, qui
naturellement devaient acquérir l'usage courant de la langue des
chefs francs. Les éléments dirigeants ont donc été bilingues dans
la France du Nord de l'époque mérovingienne jusqu'au cours
de la période carolingienne. Ce bilinguisme se traduit par des
101traits germaniques qui sont demeurés. Quand une population
emprunte à une langue qui n'est pas la sienne des mots isolés,
elle n'acquiert pas pour cela la pratique de phonèmes étrangers.
L'emploi concurrent de deux langues a au contraire aisément
pour conséquence l'emploi de phonèmes nouveaux. Le gallo-romain
n'avait pas la consonne h ; mais les sujets bilingues qui
prononçaient h dans les mots francs ont gardé h quand ils ont
introduit ces mots dans leur parler latin ; prononçant avec h initiale
le verbe hatjan (comp. anglais to hate), ils gardaient cet h
quand ils employaient ce même verbe en latinisant, d'où le
français haïr. Mieux encore, des sujets qui pour rendre la notion
de « haut » disposaient à la fois d'un mot latin commençant par
une voyelle altus et d'un mot franc commençant par h (comp.
allemand hoch, anglais high), ont prononcé avec h initiale le mot
latin, d'où français haut, en regard de l'italien alto ; on voit ici
comment des hommes qui avaient présentes à l'esprit à la fois deux
manières de s'exprimer ont combiné des éléments de l'une et de
l'autre. Cet exemple de haut n'est pas isolé. Dans la façon dont
s'est développé le latin des Français du Nord, il ne manque pas
de traits germaniques provenant de cette période de bilinguisme.
Si, en français, l'interrogation s'exprime par la place de
il dans vient-il ? en face de il vient, c'est parce que, en parlant
latin, les bilingues avaient présent à l'esprit le procédé germanique.
Ce français est bien du latin transformé, mais la transformation
est, en partie au moins, l'œuvre de gens qui, en
même temps que le latin qu'ils avaient conscience de continuer
à parler, possédaient pleinement un parler germanique. On a
souvent employé pour de pareils cas le terme de « croisement
de langues » ou de « langues mixtes » ; mais ce ne sont là que
des métaphores ; l'essentiel est le fait, remarquable au point de
vue psychique, que des individus disposant pleinement de deux
manières de s'exprimer ont, sans troubler d'une manière profonde
le système de l'une des langues, ajouté à ce système des
procédés de l'autre.

Les cas de populations bilingues ne sont pas rares. Partout
où, à côté d'un vieil idiome local, s'introduit une grande langue
102de civilisation, il y a pendant plus ou moins longtemps des
sujets bilingues. L'observation de ces sujets n'exige pas de
grandes connaissances linguistiques. Mais, outre l'intérêt qu'offriraient
ces observations pour l'étude du développement des
langues, on voit combien il importerait de considérer du point
de vue psychique la coexistence de deux moyens d'expression se
présentant simultanément chez un même sujet. Les faits sont
souvent masqués par l'état normalisé de la langue de civilisation
au profit de laquelle s'éliminent les anciens idiomes locaux ;
c'est surtout dans ces idiomes que le bilinguisme entraîne des
altérations ; le fait est en général sans conséquence pour l'avenir,
précisément parce que ces idiomes tendent à disparaître ;
quand, dans le résultat final d'un développement, on reconnaît
des traces d'une période de bilinguisme, c'est que chacune des
deux langues qui ont coexisté a eu son prestige propre ; ainsi,
pour les Gallo-Romans du Nord, le latin, qui était la grande
langue écrite, et le franc, qui était la langue des chefs. Néanmoins,
le champ des observations possibles est vaste, et il convient
de le signaler à l'attention des psychologues.103

1. Journal de psychologie, 1933, p. 167 sq.